Tension : Le Parlement français face à la guerre

par Charles Herrbach – ASSDN – publié le 30 mai 2025

https://aassdn.org/amicale/tension-le-parlement-francais-face-a-la-guerre/


Dans une démocratie confrontée à la guerre, le Parlement français doit conjuguer principes démocratiques et efficacité militaire. Mais quelle place occupe-t-il vraiment face à l’urgence stratégique et présidentielle ?

Le retour de la guerre en Ukraine a favorisé, depuis trois ans, les postures et discours polémologiques au cœur de nos institutions. Voici désormais nos systèmes démocratiques confrontés à des enjeux militaires et stratégiques avec, comme point névralgique, un défi de taille : celui d’assurer la continuité de la vie démocratique dans un contexte dominé par la violence, le tragique et le brouillard stratégique.

En cas de guerre, il revient aux dirigeants d’opérer la difficile conciliation entre état de droit et état de guerre, entre principes démocratiques et efficacité opérationnelle. Ce dilemme trouve une acuité particulière dans le régime de la Ve République, dominé par le Président, garant de la continuité des institutions et donc de la vie démocratique, et par le Parlement, expression de la souveraineté nationale et populaire, et à qui revient de contrôler l’action de l’exécutif.

Or, par définition, la guerre et, accessoirement, l’ennemi (sûrement peu soucieux du respect de l’état de droit) imposent un rythme auquel la vie politique et parlementaire est peu coutumière, davantage façonnée par les lenteurs inhérentes au processus législatif et par les querelles partisanes. Quel est alors le rôle des députés et sénateurs en cas d’engagement de la France dans un conflit majeur ?

Le Parlement est responsable du budget

La Constitution du 4 octobre 1958 confère un rôle central au Président de la République : chef des armées (article 15), titulaire des pouvoirs exceptionnels en cas de crise (article 16), il incarne la clé de voûte de la politique de Défense. À lui reviennent l’orientation stratégique, les nominations militaires, la décision d’engagement de troupes à l’étranger, ou encore la mise en œuvre d’une économie de guerre mobilisant citoyens et appareil industriel.

Dans les faits, le Parlement exerce avant tout une fonction budgétaire : il vote les lois de programmation militaire (LPM), qui déterminent, sur six ans, le niveau et l’affectation des crédits alloués à la défense (413 milliards d’euros pour 2024-2030). La LPM traduit donc dans le budget dans la loi les ambitions, et parfois les sacrifices ou renoncements, du pays dans sa politique de Défense : de la fermeture de casernes à la commande du porte-avions de Nouvelle Génération, de la commande de nouveaux canons Caesar aux investissements dans le spatial militaire.

Le Parlement a donc une responsabilité de premier plan dans le dimensionnement ou la réduction de nos armées et de leurs moyens afin de répondre aux objectifs opérationnels.

Un contrôle théoriquement étendu…

Toutefois, lorsque survient la guerre, la Constitution prévoit l’activation de l’article 35, révisé en 2008 sous la présidence de Nicolas Sarkozy (2007 – 2012). Il prévoit que :

  • le Parlement autorise toute déclaration de guerre ;
  • il est informé dans les trois jours de toute intervention extérieure, pour un débat sans vote ;
  • au-delà de quatre mois, l’autorisation parlementaire est requise pour prolonger l’opération, avec un pouvoir de décision ultime confié à l’Assemblée nationale.

Il est notable que la notion même de « guerre » a quasiment disparu au profit du concept d’interventions militaires extérieures ou à l’étranger, appelées communément OPEX. La raison principale en est que le Préambule de la Constitution (à valeur constitutionnelle depuis 1971) prohibe toute « guerre dans des vues de conquête » et tout emploi des forces « contre la liberté d’aucun peuple ».

Ce mécanisme de l’article 35 vise à corriger l’ancienne doctrine, fruit d’une interprétation extensive des prérogatives présidentielles en matière de défense (confortée par la jurisprudence du Conseil constitutionnel et la pratique politique), qui laissait à l’exécutif une liberté quasi absolue dans ce domaine « réservé », sans obligation d’information ni de contrôle du Parlement.

En pratique, cette révision de 2008 marque un tournant : depuis lors, les interventions en Afghanistan (2008), Libye (2011), Mali (2013), Centrafrique (2013), Irak (2014) et Syrie (2018) ont toutes donné lieu à des informations au Parlement, parfois suivies de votes qui, en période de fait majoritaire, ont toujours donné lieu à un large consensus, suscitant des critiques évidentes de la part des oppositions.

…mais en réalité limité et critiqué !

Les accusations sont en effet récurrentes à l’encontre des votes de prolongation, régulièrement interprétés comme un blanc-seing sans limites de durée, d’espace ni d’objectifs. Sont ainsi pointés du doigt des débats perçus comme formels et minimalistes, la pauvreté des informations délivrées au Parlement, le difficile accès aux éléments classifiés, tout comme l’invocation du secret-défense qui permet d’éviter le contrôle institutionnel.

Par ailleurs, certaines opérations, ponctuelles et limitées (Kolwezi en 1978, Hamilton en 2018), échappent à toute procédure parlementaire, tout comme celles menées sous mandat onusien (guerre du Golfe, Bosnie, Libye) qui relèvent du cadre multilatéral, marginalisant le débat national. Même les opérations de défense des territoires ultramarins (comme la guerre des Malouines/Falklands en 1982) pourraient, en cas de crise dans les Outre-mer (Nouvelle-Calédonie, par exemple), échapper à la qualification d’OPEX et relever exclusivement du pouvoir exécutif sans pouvoir de contrôle relevant de l’article 35.

Enfin, dans l’hypothèse la plus dramatique — une agression extérieure directe — le recours à l’article 16 réduirait le Parlement à un rôle minimal, sous l’effet des pouvoirs exceptionnels du Président (article appliqué une seule fois par le général de Gaulle du 23 avril au 29 septembre 1961, après la tentative de putsch des généraux en pendant la guerre d’Algérie).

Certains modèles, allemand ou anglo-saxons, prévoient les mêmes mécanismes avec parfois des pouvoirs étendus au bénéfice des commissions permanentes : celles-ci disposent alors de véritables pouvoirs d’enquête, d’accès à l’information classifiée, et peuvent évaluer les objectifs, les coûts, et les issues politiques des opérations, faisant régulièrement rêver les oppositions en hémicycle…

Conclusion

Ainsi, la guerre impose son rythme, ses urgences et parfois ses opacités, et le Parlement en est parfois relégué au rang de spectateur, bien qu’une responsabilité colossale pèse sur ses épaules dans la trajectoire financière de nos Armées, car c’est bien celle-ci qui inscrit dans la durée la vision que la Nation porte sur sa propre sécurité.

Au-delà de ces pouvoirs prévus par la constitution, les parlementaires assument parfois autrement leur responsabilité : c’est ce que nous rappellent les monuments aux morts de la salle des Quatre Colonnes de l’Assemblée nationale, avec le nom des 28 députés morts pour la France au cours des deux guerres mondiales.

Charles Herrbach
Revue Conflits
21 mai 2025

Source photo : Revue Conflits

Le char Leopard 2 face au feu : quand la réalité rattrape la légende

Le char Leopard 2 face au feu : quand la réalité rattrape la légende

par Elie Avot – armees.com – Publié le

leopard-2 | Armees.com

Depuis plus de quatre décennies, le char de combat principal Leopard 2 incarne l’excellence blindée allemande sur les théâtres d’opérations internationaux. Pourtant, la réalité de la guerre moderne, notamment en Ukraine, bouleverse les certitudes. Analyse stratégique d’un géant mécanique devenu symbole autant que sujet de controverse.

Un blindé né de la Guerre froide : naissance et développement du Leopard 2

Le Leopard 2 est le fruit d’un développement amorcé en 1965 par la firme Krauss-Maffei Wegmann (KMW) pour succéder au Leopard 1, jugé trop léger face aux chars soviétiques. Le premier prototype opérationnel voit le jour en 1976, et l’entrée en service s’effectue en 1979 dans la Bundeswehr.

Conçu pour l’engagement rapide, la puissance de feu et la survivabilité, le Leopard 2 s’impose rapidement comme une référence en matière de char de bataille principal (MBT – Main Battle Tank). Il est équipé d’un canon Rheinmetall de 120 mm lisse, de deux mitrailleuses de 7,62 mm, d’un blindage composite modulaire et d’un moteur V12 turbodiesel MTU capable de lui assurer une vitesse de 72 km/h sur route (Strategic Bureau).

Modèles et évolutions : une famille en constante mutation

Depuis sa version initiale Leopard 2A0, le char a connu de multiples modernisations : 2A1 à 2A8. Chacune a apporté des améliorations sur l’électronique de bord, la conduite de tir, la protection balistique ou la mobilité.

Le Leopard 2A4, largement exporté, demeure l’un des plus répandus. Le modèle 2A6 intègre un canon allongé L/55, tandis que le récent 2A7+ vise les conflits asymétriques, avec un renforcement de la protection contre les mines et les engins explosifs improvisés (IED). Un projet Leopard 2A8, plus furtif, axé sur les capteurs actifs et la guerre en réseau, est actuellement en développement (The Canadian Encyclopedia).

Un char de projection : utilisations et déploiements

Le Leopard 2 n’est pas resté cantonné aux casernes. Il a été engagé dans des missions de l’OTAN, notamment :

  • En Kosovo, dans le cadre de la KFOR (Forces pour le Kosovo),
  • En Afghanistan, par les forces canadiennes à partir de 2007, où il a démontré sa puissance mais aussi les limites de son poids et de sa consommation logistique,
  • Dans des exercices conjoints en Pologne, en Lituanie ou en Norvège dans le cadre de la dissuasion sur le flanc Est de l’Alliance atlantique.

Plus de 18 pays ont intégré ce char à leur arsenal, dont le Canada, la Suède, la Finlande, la Norvège, les Pays-Bas, la Pologne, la Grèce ou encore le Qatar.

Front de l’Est : la rude épreuve de la guerre en Ukraine

En 2023, face à l’escalade de la guerre en Ukraine, l’Allemagne décide de livrer 18 Leopard 2 à Kiev, en parallèle des chars Abrams américains et Challenger 2 britanniques. Un geste politique fort, mais une efficacité opérationnelle rapidement mise en question.

Sur le terrain, les retours sont amers. Dans une réunion confidentielle rapportée par The Telegraph, un diplomate allemand révèle les difficultés rencontrées : « les Ukrainiens peinent à utiliser ces armes lourdes », du fait de leur complexité mécanique et de l’absence de chaînes de maintenance de proximité (L’Indépendant).

Les Leopard 2 sont jugés « vulnérables aux drones », « difficiles à réparer », et surtout « inadaptés au terrain sans appui aérien », selon l’analyste Sergej Sumlenny. Il évoque un design trop complexe, issu de bureaux d’études « n’ayant jamais connu le champ de bataille ».

Le coût logistique est tel que certaines unités doivent être renvoyées jusqu’en Pologne pour réparation. L’expression qui revient sur le front : « un fardeau trop lourd à porter ».

Un futur à redéfinir : entre modernisation et redimensionnement

Face aux limites exposées en Ukraine, les concepteurs de Rheinmetall et KMW s’attèlent à repenser les capacités du Leopard 2. Plusieurs pistes sont évoquées :

  • Allègement de la structure et renforcement des systèmes anti-drones.
  • Intégration de technologies issues de la robotique militaire et de l’IA.
  • Mutualisation des chaînes logistiques avec d’autres plateformes de l’OTAN.

Par ailleurs, l’Eurotank, projet franco-allemand, envisage une fusion technologique entre le Leopard 2 et le futur char MGCS (Main Ground Combat System). Cette alliance stratégique pourrait redéfinir la prochaine génération de blindés européens d’ici 2035 (NATO Review, 14 avril 2025).

Le Leopard 2, longtemps vu comme un standard du char de bataille moderne, traverse une zone de turbulence. Si ses performances en terrain ouvert restent redoutables, son adaptation aux conflits asymétriques et aux nouvelles menaces technologiques est remise en cause. L’avenir du Leopard passera soit par une réinvention profonde, soit par sa fusion dans un programme européen de rupture.

Lockheed Martin envisage une version « sans pilote » de son chasseur-bombardier F-35

Lockheed Martin envisage une version « sans pilote » de son chasseur-bombardier F-35


Le 15 mai, un mois après avoir confirmé que le F-47, c’est-à-dire l’avion de combat de 6e génération issu du programme NGAD [Next Generation Air Dominance] de l’US Air Force, allait être conçu par Boeing, le président américain, Donald Trump, a annoncé que le développement d’un autre chasseur-bombardier, appelé F-55, était envisagé.

« Nous allons lancer le F-55 et – je pense que, si nous obtenons le bon prix, il faut obtenir le bon prix – ce sera un bimoteur et une super mise à niveau du F-35 [qui est monomoteur, ndlr] », a en effet affirmé le chef de la Maison Blanche, lors d’une visite officielle au Qatar.

Cette annonce a surpris beaucoup de monde, à commencer par Frank Kendall, secrétaire de l’US Air Force durant le mandat du président Joe Biden [2021-25]. « Une version bimoteur du F-35 nécessiterait une refonte quasi complète. C’est une option qui n’a jamais été présentée et que nous n’avons jamais envisagée, à ma connaissance », a-t-il confié au site spécialisé Breaking Defense.

Pour le moment, Lockheed Martin développe la version Block 4 du F-35. Et comme cette dernière vise à ajouter une soixantaine de fonctionnalités supplémentaires, elle suppose une motorisation plus puissante. D’où le programme « Engine Core Upgrade », confié à Pratt & Whitney pour mettre à niveau le moteur F-135.

Reste à voir si cette modernisation du F-135 sera suffisante pour le « F-35+ », que James Taiclet, le PDG de Lockheed Martin, a évoqué lors d’une conférence téléphonique avec la presse, le 22 avril dernier. « Nous allons prendre le châssis du F-35 et le transformer en Ferrari », a-t-il dit. Et d’ajouter : « Le défi est d’atteindre 80 % des capacités de la sixième génération à moitié prix. Et c’est quelque chose que les ingénieurs […] n’auraient pas accepté s’ils n’avaient pas pensé qu’il y avait une voie pour y parvenir. »

L’idée consiste à intégrer au F-35 des technologies développées par Lockheed Martin dans le cadre du programme NGAD. Lors de sa conférence téléphonique, M. Taiclet avait refusé d’en dire davantage. Cependant, l’une d’elles pourrait être la capacité du F-35 à contrôler les futurs drones de combat de type CCA [Collaborative Combat Aircraft], le groupe américain ayant communiqué à ce sujet en octobre 2024.

Ce « F-35+ » correspond-il au F-55 annoncé par M. Trump ? Le PDG de Lockheed Martin s’est gardé de le dire, alors qu’il s’exprimait à l’occasion de l’édition 2025 de la Conférence annuelle des décisions stratégiques de Bernstein, le 29 mai. En revanche, il a donné plus de détails sur les capacités envisagées pour une éventuelle future version du F-35.

Ainsi, a détaillé M. Taiclet, ce « F-35+ » pourrait recevoir de nouveaux revêtements pour accroître sa furtivité face aux capteurs infrarouges et aux radars et il est question de redessiner sa cellule, notamment au niveau des entrées d’air et des tuyères de son moteur.

En outre, le PDG de Lockheed Martin a précisé que ce F-35+ pourrait avoir de « meilleures capacités de guerre électronique » ainsi que des fonctionnalités de combat en réseau accrues. Mais il a également évoqué la possibilité de « droniser » ce chasseur-bombardier, c’est-à-dire de faire en sorte qu’il soit télépiloté ou autonome.

« Nous pourrions rendre le pilote du F-35 optionnel dans un délai relativement court, grâce à une grande partie du développement que nous avons réalisé » pour les appels d’offres sur les chasseurs de sixième génération, a fait valoir M. Taiclet.

En effet, selon lui, certaines de ces nouvelles fonctionnalités pourraient être prêtes « pour un premier vol et une intégration dans le F-35 d’ici deux ou trois ans ». Mais l’ajout de l’ensemble de ces nouvelles capacités ne pourra se faire que par étapes », a-t-il dit « On ne peut pas introduire trop de nouveaux équipements ou trop de nouveaux logiciels à la fois sans interrompre le flux de production », a-t-il expliqué.

Les effets contradictoires des sanctions occidentales sur les relations économiques russo-africaines

Les effets contradictoires des sanctions occidentales sur les relations économiques russo-africaines


Comment la Russie maintient-elle des liens économiques avec l’Afrique malgré les sanctions occidentales ? Une analyse des investissements, du commerce et des stratégies de contournement déployées par Moscou.

Premier sommet Russie-Afrique, à Sotchi, en Russie, en octobre 2019
Premier sommet Russie-Afrique, à Sotchi, en Russie, en octobre 2019 – GCIS/Flickr.com

Points clés
1/La relance du partenariat économique russo-africain

À partir des années 2010-2012, les rapports économiques entre la Russie et l’Afrique subsaharienne ont connu un nouvel élan caractérisé par des échanges commerciaux modestes, structurellement excédentaires en faveur de la Russie, et à des investissements dans les secteurs extractifs des mines et des hydrocarbures.

2/Des sanctions contournées par la Russie

Si les sanctions économiques occidentales ont entravé l’expansion des investissements russes en Afrique et impacté le commerce, le dialogue russo-africain sur la coopération économique se poursuit en se focalisant sur le secteur énergétique.

3/Le non-alignement des États africains

Ce paradoxe s’explique par des raisons politiques, la plus importante d’entre elles étant la volonté africaine de ne pas s’aligner sur la politique d’isolement de la Russie promue par les Occidentaux.

4/Le manque d’offensive diplomatique occidentale

Les sanctions économiques doivent être accompagnées d’un discours politique à l’intention des pays tiers, ce qui semble faire défaut.

Ce paradoxe s’explique par des raisons politiques, la plus importante d’entre elles étant la volonté africaine de ne pas s’aligner sur la politique d’isolement de la Russie promue par les Occidentaux.


Les sanctions économiques doivent être accompagnées d’un discours politique à l’intention des pays tiers, ce qui semble faire défaut.

La formation de la « RussAfrique » économique

Si l’Afrique est récemment passée de la dernière à la sixième place dans le classement des dix priorités du Concept de politique étrangère russe, la relance des échanges économiques russo-africains date en fait des années 2010-2012, après deux décennies d’échanges limités consécutifs à la dispartion de l’Union soviétique (URSS). En 2021, les échanges commerciaux atteignaient 22 milliards de dollars et comprenaient des ventes d’armes, des produits pétroliers raffinés, des engrais et des biens manufacturés. Ces échanges restreints avaient l’avantage d’être excédentaires pour le commerce russe, ce qui s’expliquait en partie par le fait que les ventes d’armes représentaient l’essentiel des échanges russo-africains (la Russie détenant à l’époque 40 à 50 % du marché africain).

En outre, les entreprises extractives russes s’intéressaient au continent et commençaient à y investir. Les grandes sociétés d’hydrocarbures russes étaient présentes dans la principale région de production africaine, le golfe de Guinée, et signalaient leur intérêt pour un nouvel eldorado gazier, le Mozambique. Des sociétés minières russes investissaient en particulier en Afrique australe. Le projet le plus coûteux fut signé en 2014 au Zimbabwe. Le Great Dyke Investment était un partenariat entre un consortium russe (Vi Holdings, Rostec et Vnesheconombank) et une société zimbabwéenne (Landela Mining Venture) pour le développement d’un des plus grands gisements de platine du monde, pour un coût estimé à trois milliards de dollars. Par ailleurs, le premier producteur mondial de diamants, la compagnie russe Alrosa, était devenue en 2018 le second actionnaire de la mine de diamants de Catoca en Angola.

La relance des échanges économiques russo-africains date en fait des années 2010-2012

Depuis une dizaine d’années, les compagnies russes Lukoil et Rosneft ont fait leur entrée dans la production d’hydrocarbures (upstream) en partenariat avec des compagnies occidentales jouant le rôle d’opérateur. Parmi les compagnies russes d’hydrocarbures, Lukoil est celle qui s’est le plus engagée en Afrique, pour un montant compris entre un et deux milliards de dollars. Elle a pris des participations dans le développement de plusieurs projets dans le golfe de Guinée. Sa plus coûteuse acquisition fut une participation à hauteur de 800 millions de dollars dans le développement de la concession Marine XII, au large des côtes congolaises. ENI est l’opérateur de ce gisement dont Lukoil est partenaire à 25 %. De même, Lukoil est entrée dans des consortiums au Ghana (gisement de Pecan), au Cameroun (gisement d’Etinde) et au Nigeria. En 2019, Rosneft a, en outre, signé un mémorandum avec la Société nationale des hydrocarbures du Mozambique afin de développer des gisements de gaz naturel dans ce pays où elle avait remporté un appel d’offres en 2015. La Russie s’était aussi positionnée sur le marché des infrastructures pétrolières (raffineries, pipelines, etc.), notamment au Nigeria, au Soudan du Sud et en Ouganda.

Mais l’expansion des compagnies russes en Afrique subsaharienne a aussi subi des déconvenues. Le président de Rosneft, l’ancien vice-premier ministre russe Igor Setchine et intime de Poutine, a tenté — sans succès — de prendre des participations en Angola et au Gabon. Gazprom n’est pas parvenu à entrer dans l’offshore gazier mozambicain et Lukoil a vu ses ambitions contrariées dans cette nouvelle zone de production qu’est l’offshore sénégalais. En 2020, la compagnie australienne Woodside Energy a réussi à éviter l’arrivée de Lukoil dans le consortium qui exploite le gisement offshore de Sangomar. Au Mozambique, la banque publique russe VTB Capital avait été impliquée dans le grand scandale des dettes cachées, qui avait éclaté en 2016 et avait provoqué des tensions entre le Fonds monétaire international (FMI) et le régime mozambicain, ainsi que l’arrestation du ministre des Finances. Au bilan, le regain des échanges économiques n’avait pas permis à la Russie de rattraper son retard sur la Chine et l’Union européenne (UE) en Afrique subsaharienne, où elle restait un partenaire commercial et un investisseur négligeables.

Les investissements africains de Lukoil avant 2022
Les investissements africains de Lukoil avant 2022 – Légende Source : LUKOIL — International Projects.

Les investissements miniers et pétrogaziers des entreprises russes constituaient aussi un outil stratégique qui mettait en relation les oligarques et les dirigeants africains. Par exemple, Viktor Vekselberg, le patron du Renova Group (une compagnie multisectorielle fondée en 1990), a investi avec une société financière de l’African National Congress (ANC) dans la seconde plus grande mine de manganèse d’Afrique du Sud et comptait parmi les donateurs de l’ANC, pour un montant de 826 000 dollars. Les relations financières dissimulées entre le parti qui dirige l’Afrique du Sud et cet oligarque ont alors déclenché une vive polémique politique.

Dans le paysage des relations économiques russo-africaines, Yango, le « Uber russe », représente une exception à double titre. D’une part, cette société, qui a commencé à s’implanter en Afrique en 2018 et est aujourd’hui présente dans treize pays africains, fait partie du secteur tertiaire et non du secteur industriel. Elle offre un service de transport de passagers et de livraison en Afrique, en Europe et en Asie. D’autre part, contrairement à de nombreuses entreprises du secteur extractif russe, son président directeur-général, Arkadi Voloj, qui vit en Israël depuis 2014, n’était pas affilié au régime russe. Après avoir été frappé par des sanctions européennes en 2022, Arkadi Voloj a été réhabilité en 2024.

L’impact des sanctions occidentales

Si, avant le déclenchement de la guerre en Ukraine en 2022, la Russie disposait d’un portefeuille de projets dans les secteurs extractifs africains et d’un commerce modeste mais structurellement excédentaire avec l’Afrique subsaharienne, les sanctions économiques occidentales ont modifié les équilibres. Faire des affaires avec des entreprises russes est devenu à la fois plus compliqué et plus coûteux, notamment dans le secteur des hydrocarbures.

Les sanctions ont entravé l’expansion des investissements russes. Privées des financements nécessaires à leur expansion, les compagnies extractives russes ont dû adopter des stratégies de repli qui varient selon les investisseurs. Ils ont été contraints de se retirer officiellement, de geler leurs partenariats ou de conserver leurs actifs en fonctionnant au ralenti. Enfin, certains de leurs partenaires occidentaux et africains ont directement mis un terme à leurs partenariats avec les entreprises russes.

Dès 2022, Vi Holdings, un groupe d’investissement international russe, a annoncé qu’il abandonnait le Great Dyke Investment. De même, deux entreprises russes ont renoncé à leurs projets en Afrique du Sud. À la fin de l’année 2023, Nornickel a vendu sa participation dans la mine de Nkomati en Afrique du Sud à son partenaire African Rainbow Minerals. Au début de l’année 2025, le gouvernement sud-africain a confirmé rechercher un financeur de substitution à Gazprombank, qui avait été choisie en 2023 pour financer la relance de la raffinerie de gaz de Mossel Bay. En Angola, c’est le gouvernement qui a annoncé la fin d’un partenariat pourtant ancien avec Alrosa, notamment dans le développement de la mine de diamants de Catoca.

Les grandes compagnies russes contraintes de se retirer de projets africains du fait des sanctions économiques occidentales
Les grandes compagnies russes contraintes de se retirer de projets africains du fait des sanctions économiques occidentales – Légende – Sources : Mining.com et Africa Intelligence.

À l’instar du secteur minier, les investissements russes dans le secteur des hydrocarbures ont été contrariés, voire bloqués. Au Cameroun, le projet d’exploitation est en quête d’un nouveau partenaire. La compagnie franco-britannique Perenco, qui avait envisagé de racheter les parts de New Age et d’en devenir l’opérateur, est revenue sur sa décision en 2023, jugeant un partenariat avec Lukoil trop risqué. Au Ghana, après des rumeurs de revente des parts de Lukoil, l’opérateur norvégien Aker s’est retiré récemment du projet et a revendu ses parts à une compagnie nigériane. Seul le projet de production de gaz naturel liquéfié (GNL) mené en partenariat avec ENI au Congo-Brazzaville avance correctement.

Tandis qu’il est aisé de savoir si les projets d’exploitation gazière ou pétrolière se matérialisent ou non, il est plus compliqué d’évaluer l’évolution des relations commerciales entre la Russie et l’Afrique subsaharienne. Comme dans le cas d’autres pays (Iran, Corée du Nord, etc.), les sanctions économiques contre la Russie ont conduit les autorités à opter pour la « clandestinité économique ». Les statistiques ne sont plus publiées et les activités économiques sont dissimulées. Cependant, il semble que les ventes d’armes aient décliné et que l’exportation de produits pétroliers raffinés ait augmenté.

La Russie a gagné des parts de marché dans le secteur des produits pétroliers raffinés

Sur les échanges pétroliers entre l’Afrique subsaharienne et la Russie, les sanctions occidentales ont eu un résultat paradoxal. Grâce au plafonnement du prix du pétrole russe, la Russie a gagné des parts de marché dans le secteur des produits pétroliers raffinés. De nombreux tankers de la flotte fantôme approvisionnent des ports en Afrique de l’Ouest et de l’Est pour le compte de nouvelles sociétés de trading apparues à Dubaï, depuis 2022. Le pétrole russe à bas prix ne profite pas seulement au marché asiatique mais aussi au marché africain. En revanche, comme indiqué précédemment, les sociétés d’hydrocarbures russes ont vu leurs investissements dans le développement de la production africaine sérieusement entravés.

À l’inverse du pétrole russe, la politique russe de « prix cassé » sur le marché du blé n’a eu qu’un effet limité en Afrique subsaharienne, où la Russie exportait surtout des engrais jusqu’en 2022. Lors du dernier sommet russo-africain en 2023, Vladimir Poutine avait annoncé des livraisons gratuites de blé et d’engrais à des régimes amis, qui furent effectuées en 2024. Si les livraisons de blé étaient destinées à six pays (Somalie, Mali, Burkina Faso, Centrafrique, Érythrée et Zimbabwe), celles d’engrais ont principalement concerné des pays d’Afrique australe (Malawi, Mozambique, Tanzanie et Zimbabwe).

L’Afrique est probablement le premier fournisseur d’or de la Russie

La grande inconnue du commerce russo-africain demeure l’or, qui joue un rôle important dans la stratégie monétaire russe. Bien qu’il soit difficile d’en estimer les volumes, l’Afrique est probablement le premier fournisseur d’or de la Russie. Les réseaux russes d’importation d’or sont constitués de sociétés officielles, telles que NordGold et Emiral Resources, et d’organisations paramilitaires mafieuses, comme le Groupe Wagner qui exploite plusieurs mines d’or en Centrafrique. Avant le déclenchement de la guerre au Soudan, ces deux types d’acteurs russes extrayaient de l’or en même temps dans le pays : Emiral Resources via la mine de Kush et le Groupe Wagner, grâce à son alliance avec les forces rebelles du général Hemeti qui contrôlent des zones aurifères. Au Soudan et au Burkina Faso, les conflits en cours ont contrarié l’exploitation aurifère d’Emiral Resources et de NordGold. Cette dernière a dû fermer sa mine de Taparko pour des raisons de sécurité en 2022 tandis que les sanctions internationales ont contraint NordGold à changer de raffineur et à dissimuler ses exportations grâce à des intermédiaires.

Qu’il s’agisse de pétrole ou d’or, un pays joue un rôle central dans ce commerce russo-africain : les Émirats arabes unis (EAU). Ce pays accueille de nombreuses sociétés-écrans russes et est l’une des principales places de négoce pour l’or. Les équipes de Litasco, la compagnie de trading de Lukoil, se sont rapidement, dès 2022, délocalisées de la Suisse aux EAU, tandis que la plupart des nouvelles sociétés de trading soupçonnées de vendre du pétrole russe sont basées à Dubaï. Bien qu’ils s’en défendent, les EAU ont ainsi joué et continuent de jouer un rôle important dans le contournement des sanctions économiques instaurées contre la Russie. En réponse aux pressions exercées sur les autorités émiraties, les comptes de plusieurs sociétés-écrans ont certes été fermés, mais d’autres continuent d’opérer. Ainsi, le raffinage de l’or de NordGold, qui avait été délocalisé de la Suisse à Dubaï, se fait désormais via une filiale d’une banque émiratie en Turquie. S’ils s’efforcent d’être plus discrets, les EAU n’ont, par conséquent, pas renoncé à leur rôle de courtier du commerce russe.

Maintenir l’illusion du partenariat économique

En Afrique subsaharienne, les effets des sanctions économiques prises à l’encontre de la Russie sont mitigés. Si la politique d’investissement des entreprises russes sur le continent a été entravée, le commerce russo-africain continue et des discussions sur la coopération économique entre Moscou et les gouvernements africains sont toujours en cours. Le commerce russo-africain pâtit surtout de la baisse des exportations d’armes russes, d’abord et avant tout due au conflit avec l’Ukraine. Paradoxalement, alors que le portefeuille d’investissements russes en Afrique s’est contracté depuis 2022, le dialogue russo-africain sur des projets économiques se poursuit. Ainsi, un forum d’affaires Tanzanie-Russie a eu lieu à Dar-es-Salaam en octobre 2024. De même, les gouvernements du Nigeria et du Kenya ont évoqué des projets d’implantation d’usines d’engrais par Uralchem.

En 2024, un accord pour la construction d’un pipeline au Congo-Brazzaville ainsi qu’un accord pour construire une raffinerie au Soudan du Sud ont été conclus avec Moscou. Des présidents africains continuent d’adresser des demandes d’aide économique à Moscou (Centrafrique, Guinée-Bissau, Guinée équatoriale, etc.), tandis que Rusal envisage un projet de construction d’un port et d’un chemin de fer pour connecter à l’Atlantique (via la Guinée-Bissau) les régimes amis de l’Alliance des États du Sahel.

Parallèlement, Alrosa envisage d’ouvrir des mines au Zimbabwe alors que NordGold vient d’obtenir une nouvelle concession aurifère au Burkina Faso et que Rosatom prévoit de construire de petites centrales nucléaires dans plusieurs pays africains. La plupart des grands projets de coopération économique mis en avant par Moscou en Afrique concernent le secteur énergétique, point de convergence de la demande africaine et de l’expertise russe. Mais cette coopération économique pour de grands projets d’infrastructures énergétiques est plus apparente que réelle, faute de capacités financières suffisantes.

La Russie veut projeter l’image d’une grande puissance économique

La permanence du dialogue sur le partenariat économique reflète une convergence davantage politique qu’économique. Pour le pouvoir russe, il s’agit de projeter l’image d’une grande puissance économique capable d’exporter son savoir-faire, d’en faire profiter les nations pauvres qui subissent le joug de « l’Occident collectif » et de démontrer l’échec de la politique d’isolement politico-économique de ce dernier. Moscou entretient donc un « dialogue publicitaire » avec les gouvernements africains pour promouvoir son image économique, et ce, grâce à divers organismes créés spécialement à cet effet. En juillet 2024, a ainsi été inaugurée à Dakar la Chambre de commerce et d’investissement pour l’Afrique, Russie & Eurasie en présence de Mikhaïl Bogdanov, représentant spécial du président russe pour le Moyen-Orient et l’Afrique, et de Yassine Fall, ministre de l’Intégration africaine et des Affaires étrangères du Sénégal. D’après la diplomatie sénégalaise, cet organisme vise à renforcer « le partenariat stratégique entre la Russie et l’Afrique […] sur un large éventail de secteurs clés tels que l’économie, le commerce, la sécurité, l’agriculture, l’énergie, l’industrie et les transports ». De leur côté, les gouvernements africains ont au moins quatre raisons de continuer d’échanger avec Moscou sur une illusoire coopération économique : une russophilie historique, l’absence d’alternatives, la réussite de la propagande russe ou encore la volonté de ne pas s’aligner sur la politique d’isolement de la Russie promue par les Européens.

Si certains dirigeants africains sont dupés par les prétentions de Moscou, d’autres sont en manque de bailleurs et n’ont pas d’alternatives (Érythrée, Guinée-Bissau, Soudan du Sud, Guinée équatoriale, etc.). Enfin, une grande partie des gouvernements ne veulent pas participer à la stratégie d’isolement de la Russie promue par les Européens et, jusqu’à l’avènement de Donald Trump, par Washington. Cette volonté de ne pas suivre la diplomatie européenne renvoie à plusieurs logiques. La montée des tensions entre grandes puissances et la multi-dépendance dans laquelle se trouvent de nombreux pays africains incitent, en effet, à la neutralité. Mais il peut aussi s’agir d’affirmer par une posture diplomatique différente une plus grande distance vis-à-vis de l’Europe. Les quatre motivations ne sont pas exclusives les unes des autres. Ainsi le gouvernement du Congo-Brazzaville dialogue et signe des accords avec Moscou, probablement pour ces quatre raisons à la fois. À l’inverse, le nouveau gouvernement sénégalais, qui fait actuellement l’objet des attentions du Kremlin, est surtout soucieux de se démarquer de la diplomatie européenne.

Conclusion

La relance des rapports économiques entre la Russie et l’Afrique subsaharienne à partir des années 2010-2012 avait abouti à un commerce modeste, bien que structurellement excédentaire pour Moscou, ainsi qu’à des investissements russes dans les secteurs extractifs miniers et pétrogaziers africains. Quoique faibles, ces échanges avaient une dimension stratégique, dans la mesure où ils concernaient des secteurs comme l’armement ou l’énergie, et impliquaient des acteurs clés des régimes russe et africain.

Les sanctions économiques occidentales contre la Russie ont impacté les relations économiques russo-africaines de manière contradictoire. Elles ont réduit les investissements des grandes entreprises extractives russes sur le continent et ont contraint le commerce russo-africain à la clandestinité économique. Dans le même temps, elles ont permis à Moscou d’accroître ses ventes de produits pétroliers raffinés et, surtout, n’ont pas conduit à une rupture du dialogue sur la coopération économique. Le maintien du dialogue est certes abusivement présenté par Moscou comme une preuve de l’inefficacité des sanctions économiques, mais il est riche d’enseignements sur le comportement des pays tiers, qui permettent au Kremlin de faire illusion. Les sanctions économiques contre un pays comme la Russie ne suffisent pas ; elles doivent être accompagnées d’un discours politique auprès des pays tiers, discours qui fait gravement défaut.

Edito image
Annexe : les compagnies russes en Afrique
Annexe : les compagnies russes en Afrique – Légende Source : © Aurélie Boissière/AbCarto, 2025.

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Les effets contradictoires des sanctions occidentales sur les relations économiques russo-africaines

L’Arctique : un espace hautement stratégique

L’Arctique : un espace hautement stratégique

Par Institut FMES, Pascal ORCIER – Diploweb – publié le 28 mai 2025

https://www.diploweb.com/Carte-commentee-L-Arctique-un-espace-hautement-strategique.html


L’institut Fondation méditerranéenne d’études stratégiques (FMES) est un centre de recherches qui décrypte les questions géopolitiques et stratégiques de la zone couvrant le bassin méditerranéen et le Moyen-Orient, de même que les recompositions entre acteurs globaux.
Pascal Orcier, professeur agrégé de géographie, docteur, cartographe, auteur et co-auteur de plusieurs ouvrages.

Pourquoi Donald Trump, qui n’hésite pas à sidérer ses partenaires comme ses rivaux pour imposer des accords avantageux pour les États-Unis, a-t-il volontairement déstabilisé le Danemark (UE) et le Canada, tout en cherchant à s’entendre avec la Russie ? Une réponse par une carte commentée par l’équipe de direction de la FMES.

LES déclarations de Donald Trump relatives à son souhait d’annexer le Canada et le Groenland, au-delà de la provocation assumée, illustrent le caractère hautement stratégique de l’Arctique sur trois plans illustrés par cette carte.

Carte commentée. L'Arctique : un espace hautement stratégique
Carte. L’Arctique : un espace hautement stratégique
Réalisation P. Orcier. Copyright février 2025-Orcier/FMES
Orcier/FMES

Tout d’abord sur un plan stratégique dans le cadre de la dissuasion nucléaire, car l’espace arctique demeure la voie la plus courte et donc la plus efficace permettant aux missiles intercontinentaux d’atteindre le cœur du territoire adverse (Russie-Chine d’un côté, Etats-Unis de l’autre), qu’ils soient basés à terre ou à bord de sous-marins lanceurs d’engins navigant en Atlantique Nord ou en Arctique. Cette représentation « polaire » le montre clairement, à l’inverse des représentations Mercator classiques. S’approprier des îles ou des terres permettant de repérer, de suivre et d’intercepter le plus tôt possible de tels missiles balistiques revêt donc une importance cruciale. Tout comme construire des voies ferrées qui permettent d’accéder au cercle arctique.

Donald Trump et le Pentagone ne cherchent pas l’affrontement avec la Russie, mais ils souhaitent étendre le plus possible le bouclier antimissile des Etats-Unis en direction de la Russie et de la Chine, tout en inscrivant dans le temps long la présence en Arctique de bases américaines liées à ce même bouclier.

Ensuite sur un plan économique lié aux enjeux de souveraineté, car l’espace arctique est riche en ressources hydrocarbures offshore, mais aussi en terres rares et minerais stratégiques. Si la Russie et la Norvège se sont entendues sur leur délimitation maritime et le partage des hydrocarbures, et si le Canada et le Danemark ont conclu un accord sur la délimitation maritime et l’accès aux ressources de certaines îles voisines du Groënland, des différends subsistent entre le Canada et les Etats-Unis au niveau du passage du Nord-Ouest. Les Etats riverains (Russie, Norvège, Danemark, Canada et Etats-Unis) poussent leurs revendications en direction du pôle Nord. La Russie considère l’océan Arctique comme un immense « lac russe » ; elle a planté son drapeau sous le pôle par 4 267 mètres de profondeur, mis en place des infrastructures militaires permanentes sur certaines îles, et installé des bases temporaires sur la banquise. Elle s’apprête à déployer un câble sous-marins de communication (Polar Express) reliant Vladivostok à Mourmansk.

La France a obtenu en 2000 le statut d’observateur au Conseil de l’Arctique et a adopté une stratégie pour l’Arctique.

Enfin sur un plan maritime, deux routes concurrentes traversent l’espace arctique pour relier l’Europe et la côte Est américaine à l’Asie du Nord par la voie maritime la plus courte. La route maritime du Nord longe les côtes de Norvège et de Russie, alors que le passage du Nord-Ouest longe le littoral du Groënland, du Canada et de l’Alaska. A terme, avec le réchauffement climatique, la fonte de la banquise pourrait permettre d’emprunter en été une route maritime directe encore plus courte passant par le pôle Nord. Ces trois routes convergent au niveau du détroit de Béring qui pourrait devenir à terme un détroit aussi convoité que celui d’Ormuz, tant pour les Etats-Unis et la Russie qui en contrôlent l’accès, que pour la Chine qui ambitionne de le sécuriser à des fins commerciales et stratégiques.

Si les compagnies maritimes russes et chinoises utilisent de plus en plus ces routes maritimes, les grandes compagnies occidentales ont annoncé qu’elles renonçaient à court-moyen terme à la voie arctique, arguant des difficultés de navigation : nuit de six mois, absence de ports et d’infrastructures permettant de réparer des avaries graves ou de soigner des membres d’équipages en cas d’urgence.

On comprend dès lors mieux pourquoi Donald Trump, qui n’hésite pas à sidérer ses partenaires comme ses rivaux pour imposer des accords avantageux pour les États-Unis, a volontairement déstabilisé le Danemark (UE) et le Canada, tout en cherchant à s’entendre avec la Russie.

L’équipe de direction de l’Institut FMES
Manuscrit clos en février 2025.
Copyright Février 2025-institut FMES-Orcier.


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Carte. L’Arctique : un espace hautement stratégique
Réalisation P. Orcier. Copyright février 2025-Orcier/FMESDocument ajouté le 29 mai 2025
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Pourquoi Donald Trump a-t-il volontairement déstabilisé le Danemark (UE) et le Canada, tout en cherchant à s’entendre avec la Russie ? Une réponse par une carte commentée par l’équipe de direction de la FMES.

Les difficultés de l’industrie navale américaine

Les difficultés de l’industrie navale américaine

 

par Gil Mihaely – Revue Conflits – publié le 29 ami 2025


L’industrie navale militaire américaine traverse une période difficile, marquée par d’importantes contraintes capacitaires et technologiques. La production de sous-marins nucléaires connaît des retards chroniques, liés à la complexité technique, au manque de main-d’œuvre qualifiée et à l’essoufflement de la chaîne logistique.

L’industrie navale militaire américaine traverse actuellement une période difficile, marquée par d’importantes contraintes capacitaires et technologiques. La production de sous-marins nucléaires, pierre angulaire de la dissuasion stratégique, connaît des retards chroniques, liés à la complexité technique, au manque de main-d’œuvre qualifiée et à l’essoufflement d’une chaîne logistique trop peu résiliente. Parallèlement, les grands chantiers navals capables de construire ou de moderniser des bâtiments de surface sont en nombre limité et peinent à suivre le rythme des besoins de la marine. Cette faiblesse de la base industrielle navale américaine,  identifiée comme un problème critique dans plusieurs rapports du Congrès et du Pentagone,  limite la capacité des États-Unis à renouveler leur flotte, à renforcer leur présence dans les zones de tension et à répondre aux avancées rapides de leur rival stratégique, la Chine.

Ce constat rappelle, en miroir inversé, le dynamisme industriel du projet des Liberty Ships pendant la Seconde Guerre mondiale, qui permit aux États-Unis de surmonter un goulet d’étranglement logistique grâce à la production en série de navires simples, robustes et rapidement assemblés. Une ambition similaire est aujourd’hui nécessaire, mais adaptée aux technologies du XXIe siècle.

Projet Port Alpha

C’est précisément cette ambition que cherche à incarner le projet Port Alpha, développé par l’entreprise Saronic Technologies. Fondée en septembre 2022 à Austin, au Texas, Saronic Technologies est l’un des fleurons émergents de l’innovation militaire américaine dans le domaine de l’autonomie navale. L’entreprise a été créée par un trio aux profils complémentaires : Dino Mavrookas, ancien opérateur des Navy SEALs, Rob Lehman, officier vétéran du Corps des Marines et Vibhav Altekar, ingénieur spécialiste des systèmes autonomes. Cette combinaison d’expérience militaire de terrain et de compétence technologique a permis à Saronic de s’imposer rapidement comme un acteur stratégique. Dès ses débuts, la société a signé plusieurs contrats de recherche et développement avec la marine américaine. Grâce à des levées de fonds spectaculaires (55 millions de dollars en série A, 175 millions en série B, et 600 millions en série C en février 2025), avec le soutien de fonds prestigieux comme Andreessen Horowitz, General Catalyst et Elad Gil, Saronic atteint aujourd’hui une valorisation estimée à 4 milliards de dollars. L’acquisition en avril 2025 du chantier naval Gulf Craft en Louisiane témoigne de son ambition industrielle : produire rapidement, sur le sol américain, des drones marins à grande échelle. Ce dynamisme place Saronic au cœur du projet Port Alpha, dont elle est à la fois l’initiatrice et le principal moteur.

Produire des drones navals

Il ne s’agit pas ici de construire des destroyers ou des sous-marins, mais bien de créer un chantier naval entièrement dédié à la production de drones marins, autrement dit de navires de surface autonomes (Uncrewed Surface Vessels, USV). En réponse à l’évolution des menaces et à la pression croissante sur les ressources humaines et matérielles, ces systèmes sans équipage sont appelés à jouer un rôle stratégique de plus en plus central dans les opérations navales modernes : missions de surveillance à longue portée, guerre électronique, frappes précises en environnement contesté, ou encore leurre pour saturer les défenses ennemies.

Le cœur du projet repose sur l’idée d’industrialiser la construction de ces drones marins en s’appuyant sur des méthodes de production inspirées du secteur technologique, notamment des processus modulaires, automatisés et rapides. Le chantier naval Port Alpha doit permettre la fabrication en masse de plusieurs types de drones de surface, dont le Corsair (24 pieds, 1 000 livres de charge utile) et le Marauder (150 pieds, 40 tonnes de charge utile), deux plateformes destinées à des missions variées et complémentaires. Leur capacité à opérer sans équipage, à basse signature radar, et avec une autonomie prolongée, en fait des outils idéaux pour des engagements asymétriques et des opérations en zones contestées.

L’enjeu stratégique de Port Alpha est de combler rapidement les lacunes structurelles de la marine américaine en proposant une flotte de drones marins capable d’intervenir en soutien ou en remplacement des unités classiques. Là où un destroyer nécessite des années de construction et un équipage pléthorique, un USV peut être assemblé en quelques mois, mobiliser peu de ressources humaines, et opérer en essaim ou en binôme avec des navires habités. En intégrant ces systèmes dans une flotte hybride, la marine américaine renforce sa flexibilité, sa résilience et sa capacité de dissuasion, notamment face à la Chine, qui investit massivement dans des technologies navales similaires.

Connexion avec le Golfe

Les fonds levés cette année doivent permettre de construire le chantier Port Alpha et de le rendre opérationnel dans un délai de cinq ans. Bien que son implantation n’ait pas encore été arrêtée, les régions du Texas ou de la côte du Golfe, historiquement ancrées dans l’industrie maritime, sont les plus sérieusement envisagées.

À terme, Port Alpha pourrait jouer un rôle transformateur non seulement pour la marine américaine, mais pour l’ensemble de l’industrie de défense navale, en inaugurant un modèle de production souple, agile et adapté aux nouveaux paradigmes technologiques. Il s’agirait là d’un tournant doctrinal autant qu’industriel : faire de la mer un espace où les drones de surface formeraient la première ligne d’une nouvelle stratégie navale. En somme, Port Alpha n’est pas seulement un chantier naval. C’est un manifeste technologique et stratégique qui marque la transition vers une marine du futur, où la domination des mers passera aussi par la supériorité algorithmique et la robotisation de la force.

À Cherbourg, le quatrième sous-marin nucléaire d’attaque de type Suffren a rejoint le dispositif de mise à l’eau

À Cherbourg, le quatrième sous-marin nucléaire d’attaque de type Suffren a rejoint le dispositif de mise à l’eau


À Cherbourg, moins de deux ans après le sous-marin nucléaire d’attaque [SNA] Tourville, actuellement en arrêt technique après son déploiement de longue durée [DLD], prélude à son admission au service actif, le SNA De Grasse, quatrième de la série « Barracuda », vient de quitter son chantier de construction pour être transféré vers le dispositif de mise à l’eau [DME]. C’est en effet ce qu’ont annoncé Naval Group et le ministère des Armées, le 27 mai.

« Cette opération de transfert sur le dispositif de mise à l’eau constitue une étape majeure du programme Barracuda, piloté par la Direction générale de l’armement [DGA], dont l’objectif est de renouveler les six SNA de classe Rubis de la Marine nationale par six SNA de classe Suffren », a rappelé le ministère des Armées, via un communiqué.

« Je salue l’investissement et les compétences mis en œuvre par nos équipes, celles de TechnicAtome, de la DGA, du CEA, de la Marine nationale, ainsi que de tous nos partenaires. Le franchissement de cette nouvelle étape est une démonstration du savoir-faire de la filière industrielle navale française qui œuvre avec fierté au service de nos forces armées », a commenté Pierre Éric Pommellet, le PDG de Naval Group.

Une cérémonie a été organisée à cette occasion, en présence de représentants de la DGA, du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives [CEA], de Naval Group, de TechnicAtome et de la Marine nationale.

À noter que l’équipage « bleu » du SNA De Grasse a déjà été constitué. Commandé par le capitaine de frégate Owen, il sera chargé d’assurer la première phase des essais en mer du sous-marin, jusqu’à sa livraison à la Marine nationale.

La mise en l’eau de ce quatrième SNA de type Barracuda [ou classe Suffren] est prévue en 2026. Cette phase sera suivie par la première divergence de sa chaufferie nucléaire K-15, cette opération consistant à déclencher une réaction en chaîne de fission de l’uranium dans le cœur du réacteur. Puis, il effectuera ses premiers essais en mer, avant d’être livré à la Marine nationale. Son admission au service actif devrait être prononcée en 2027.

D’ici-là, un cinquième SNA de la classe Rubis, à savoir l’Améthyste, aura entamé son processus de désarmement. Le dernier de cette série, la Perle, suivra la même voie après que les cinquième et sixième SNA de type Barracuda – le Rubis et le Casabianca – auront été remis à la Marine nationale.

Pour rappel, affichant un déplacement de 5 300 tonnes en plongée pour une longueur de 99 mètres et un diamètre de 8,8 mètres, un SNA de type Barracuda est équipé de capteurs dix à quinze fois plus performants que ceux de ses prédécesseurs de la classe Rubis. Encore plus discret que ces derniers, il est armé de missiles antinavires Exocet SM39 modernisés, de torpilles lourdes filoguidées F-21, de mines et de missiles de croisière navals [MdCN]. Enfin, il peut être doté d’un hangar de pont [« Dry Deck Shelter »], abritant un sous-marin de troisième génération [PSM3G] utilisé par les commandos marine.

Le chef d’état-major de la Marine nationale [CEMM], l’amiral Nicolas Vaujour, ne tarit pas d’éloges à l’égard de ce nouveau type de sous-marin.

« Le Suffren est une ‘bête de guerre’, dont nous sommes très satisfaits. […] Il est particulièrement adapté à la lutte contre les sous-marins et il embarque un certain nombre de technologies [intelligence artificielle, mât optronique, etc.]. Il est notamment équipé d’une barre en X, qui le rend plus manœuvrable. Le MdCN ajoute une capacité militaire redoutable : il permet au sous-marin de s’approcher d’une côte sans être vu et de porter la frappe souhaitée », avait-il ainsi détaillé, lors d’une audition parlementaire.

Photo : Naval Group

Guerre en Ukraine : La Russie mène le jeu

AASDN – 28/05/2025

https://aassdn.org/amicale/guerre-en-ukraine-la-russie-mene-le-jeu/


La Russie mène le jeu.
L’équilibre des puissances dans la guerre russo-ukrainienne

Excellent article du commandant (à la retraite) Steven Jermy, Royal Navy, récemment publié sur NATO watch.
Steven a commandé 4 navires de guerre, le 5e escadron de destroyers et l’Armée de l’air de la Flotte. Il a servi dans la guerre des Malouines, déployé dans les campagnes de Bosnie et du Kosovo, et sa dernière tournée opérationnelle était en Afghanistan en tant que Directeur de la stratégie à l’Ambassade britannique.
Il est l’auteur de
« Strategy for Action: Using Force Wisely in the 21st Century » et travaille maintenant dans le secteur de l’énergie offshore.

Theodore Roosevelt a déclaré « Parlez avec douceur tout en portant un gros bâton« . Les dirigeants européens font le contraire et sont offensés lorsqu’ils ne sont pas invités aux négociations russo-ukrainiennes. Au lieu de cela, et depuis la ligne de touche, les Européens insistent pour que la Russie accepte des conditions de cessez-le-feu que ni eux ni les Américains n’ont les moyens politiques ou militaires d’imposer. Il n’est donc pas surprenant que les Russes continuent patiemment d’insister sur leurs propres conditions, ni que les Américains se rallient lentement à la position de la Russie. Pourtant, les dirigeants européens se sentent offensés. Pourquoi donc ?

Au niveau le plus fondamental, je crains qu’ils n’aient pas la capacité de calculer l’équilibre des puissances, une compétence pourtant essentielle en temps de guerre. Si nous, Européens, voulons jouer un rôle intelligent dans la conclusion de la guerre en Ukraine, nous devons revenir aux bases de la stratégie et calculer les rapports de force relatifs. Cela nous permettrait de comprendre le véritable levier – ou manque de levier – qu’à l’Occident sur la Russie.

Un excellent point de départ est le travail du professeur John Mearsheimer, en particulier compte tenu de son étonnante prescience sur ce sujet, qui contraste fortement avec les prévisions des commentateurs occidentaux conventionnels. Mearsheimer souligne que la richesse économique et la taille de la population sont des déterminants fondamentaux de la puissance nationale. Toutes choses égales par ailleurs, les grandes populations sont plus puissantes que les petites populations, les plus riches plus puissantes que les plus pauvres.

Mais la richesse économique est régulièrement, et paresseusement, évaluée à l’aide des chiffres du PIB, un moyen particulièrement médiocre de calculer la puissance militaire nationale. L’économie des services compte peu sur le champ de bataille ; dans les affaires militaires, c’est la capacité industrielle qui compte.

Il y a un autre facteur tout aussi fondamental à ajouter à la liste de Mearsheimer, l’énergie. La capacité industrielle, tout comme les opérations militaires, dépend de manière critique d’un approvisionnement fiable en énergie bon marché, de haute qualité et abondante, comme les Européens le constatent à leurs propres frais. En effet, dans la guerre et les opérations militaires, le combat et la logistique sont tous deux extrêmement énergivores.

Ces facteurs fondamentaux étaient visibles pendant la Seconde Guerre mondiale. Les États-Unis, la Russie et la Grande-Bretagne avaient de grands secteurs industriels ; mais aussi des approvisionnements énergétiques fiables, provenant de sources locales et des colonies britanniques pour ce dernier pays. L’échec de l’armée allemande à capturer le pétrole russe et les succès des sous-marins de la marine américaine à gêner les approvisionnements en pétrole indonésien du Japon ont été des facteurs clés de la défaite finale des deux nations de l’Axe.

Nerveusement, l’amiral Isoroku Yamamoto, avant la Seconde Guerre mondiale face aux États-Unis, reconnaissait cette logique : “Quiconque a vu les usines automobiles de Detroit et les champs pétrolifères du Texas sait que le Japon n’a pas la puissance nationale pour une course navale contre l’Amérique.”

La capacité industrielle et l’énergie sont peut-être les fondements de la puissance nationale, mais l’utilité de la puissance militaire est aussi conditionnée géopolitiquement. Dans mon livre « Strategy for action », je fais la distinction entre l’équilibre des puissances nationales et l’équilibre des passions politiques. Cette distinction, rarement faite, explique les défaites au Vietnam et en Afghanistan : les Vietcongs et les Talibans, même plus faibles, se ralliaient beaucoup plus autour de leurs causes et étaient prêts à payer un prix du sang plus élevé que les populations occidentales. La géographie joue également un rôle dans les calculs politiques : les gens se soucient généralement moins des problèmes se passant loin de chez eux.

La distance compte aussi pour des raisons militaires. Plus une campagne est éloignée, plus le défi logistique et les dépenses y afférant sont importants. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Américains, dans un exploit industriel historiquement inégalé, ont construit 2 751 navires de style liberty de 10 000 tonnes pour former l’épine dorsale d’une énorme chaine d’approvisionnement logistique militaire mondial. L’autre facteur géographique important est la nature maritime ou terrestre d’une campagne. Les marines des puissances maritimes ont moins d’utilité dans les campagnes terrestres, et vice versa pour les armées des puissances terrestres. Ce n’est pas une distinction manichéenne, elle est plus nuancée que cela, mais elle est néanmoins importante pour juger de l’utilité de la puissance maritime ou terrestre.

Armés de ce cadre, nous sommes en terrain plus solide pour examiner la guerre en Ukraine avec une rigueur militaro-stratégique plutôt qu’avec la superficialité politique. Évaluons les participants à la guerre par ordre croissant de puissance.

Fondamentalement, l’Ukraine a commencé la guerre en position de faiblesse. Avec le soutien soutenu de l’OTAN depuis 2014, elle avait formé une grande armée, mais sa capacité industrielle était limitée et elle dépendait d’approvisionnements énergétiques externes, y compris du pétrole russe. Sa position fondamentale est maintenant bien pire, après le ciblage délibéré par la Russie de ses infrastructures industrielles et énergétiques.

L’unité géopolitique de la puissance ukrainienne se dissipe également. La passion politique pour la cause, déjà faible dans les régions ethniquement russes, semble maintenant s’éroder parmi les fatigués de la guerre et les victimes des gangs de rabatteurs de l’armée ukrainienne. Les ultranationalistes resteront sans doute fidèles à leur cause, peut-être jusqu’à une fin apocalyptique, mais mis à part eux, il est facile d’envisager un consensus populaire en chute libre quand l’armée russe roulera vers l’ouest.

Certains disent qu’il est évident que les fondements et l’utilité de la puissance sont calculés de cette manière. Mais ce n’est clairement pas le cas pour les dirigeants américains et européens engagés dans la guerre en Ukraine, qui démontrent, par leurs paroles et leurs actes, qu’ils n’ont pas le moindre soupçon d’une telle compréhension.

Mis à part son bellicisme, l’Europe est fondamentalement faible. Pour se rapprocher des niveaux de capacité industrielle de la Guerre froide, les Européens devront doubler leurs dépenses de défense et dépasser 5% du PIB. En 1986, au point culminant de la guerre froide, la Grande-Bretagne dépensait 6% pour sa défense.

De plus, en tant que premier importateur d’hydrocarbures au monde, avec 12,8 millions de barils par jour de pétrole, la situation de l’Europe est caractérisée par une vulnérabilité énergétique aiguë. La cohésion géopolitique limitée de l’Europe est également en jeu. La Hongrie, la Slovaquie, la Bulgarie et la Serbie ont toujours été sceptiques, la position neutre de l’Autriche est restée nuancée, et le soutien politique d’autres pays, comme l’Italie et l’Espagne, s’affaiblit. Alors que les ressources nationales sont redirigées, loin des dépenses en capital constructif ou en biens de société vers une course aux armements impossible à gagner pour soutenir une guerre perdue, il est difficile d’imaginer comment les choses pourraient s’améliorer.

Fondamentalement, les États-Unis sont plus puissants que l’Europe ou l’Ukraine, mais ce n’est pas si important. Industriellement, le monde entier sait qu’ils ont un problème ; la preuve en est que la logique primaire des taxes douanières est la réindustrialisation du pays. Au niveau de l’énergie, c’est un peu mieux mais loin d’être parfait. Bien qu’exportateurs d’hydrocarbures raffinés, les États-Unis restent importateurs nets de pétrole, à hauteur de près de 3 millions de barils par jour.

Plus pertinent, l’Ukraine est loin de la patrie américaine, la base électorale de Trump est généralement contre la guerre et les perspectives de financement du Congrès au-delà de juin sont incertaines. La politique intérieure joue également son rôle. La responsabilité principale du soutien initial des États-Unis à la guerre incombe à l’administration Biden. Mais plus longtemps les Etats-Unis resteront coincés dans la mangrove ukrainienne, plus l’administration Trump risque d’en assumer le blâme.

La Russie, quant à elle, démontre sur le champ de bataille la valeur analytique du calcul de l’équilibre des puissances. Mobilisée industriellement pour son « opération militaire spéciale« , la production russe d’obus de 155 mm est supérieure à celle des États-Unis, des Européens et des Ukrainiens réunis. Le pays est aussi une superpuissance en hydrocarbures, totalement indépendante énergétiquement et qui regarde avec perplexité les Européens accélérant leur suicide industriel en appliquant des sanctions contre l’énergie russe leur revenant comme un boomerang. La cohésion géopolitique de la Russie est également claire. Puissance terrestre majeure, elle opère sur des lignes logistiques intérieures qui sont ses atouts. Politiquement, les Russes pensent mener une guerre existentielle contre un Occident expansionniste. Dès 2008, le télégramme diplomatique « Nyet means Nyet » [Non veut dire non] de Bill Burns expliquait que l’expansion de l’OTAN était considérée comme un problème « névralgique » par tous les Russes et pas seulement par Poutine. Ils défendent donc l’existence de la Russie et les chiffres d’approbation politique de 85% de Poutine reflètent l’engagement de son peuple à la victoire.

Implications : La Russie mène le jeu. Et alors ?

Selon cette analyse, l’équilibre des puissances – sur le champ de bataille et à la table des négociations – favorise largement la Russie. Malgré cela, les dirigeants européens – avec le soutien réduit des Américains – semblent croire que c’est aux perdants de dicter les conditions du cessez-le-feu ou de la reddition. Puis protestent bruyamment quand ni la situation ni Poutine ne veulent les suivre. En temps de guerre, ce sont les vainqueurs qui dictent les conditions, et cette guerre se terminera en grande partie aux conditions de la Russie. Bien que les propagandistes essaieront sans aucun doute de présenter cela comme autre chose qu’une défaite de l’OTAN, cela ne servira à rien, car telle sera la situation sur le terrain.

Mieux vaut reconnaître et accepter cette inévitabilité stratégique, faire preuve d’une certaine humilité politique européenne et commencer, enfin, à travailler de manière constructive avec les Américains et les Russes. Afin que nous puissions, à notre tour, aborder la question immédiate la plus importante pour nous tous. La guerre se terminera-t-elle plus lentement, brutalement et coûteusement, sur le champ de bataille ? Ou plus rapidement, humainement et à moindre coût à la table des négociations ?

Si nous reconnaissons le manque relatif de puissance de l’Occident et acceptons les réalités géopolitiques sur le terrain, nous, Européens, pouvons commencer à faire une différence positive, plutôt que de chercher à nous accrocher à notre récit politique raté et à retarder l’inévitable.

Nos appels continus à la Russie à accepter des conditions que l’Occident est incapable d’imposer devraient cesser. Nous devrions modifier notre position sur les principes fondamentaux de la négociation. La Russie aussi a des intérêts légitimes en matière de sécurité. Pousser l’OTAN aux frontières de la Russie tout en ignorant volontairement leurs intérêts était forcément susceptible de conduire à un conflit. La diplomatie met fin aux guerres ; ce qui signifie que les dirigeants européens commencent à parler personnellement à Poutine et aux ministres des Affaires étrangères Lavrov, et essaient de mieux comprendre de première main ce qu’eux et tous les Russes veulent.

Cette dernière question ne devrait pas être trop difficile car les Russes nous disent ce qu’ils veulent depuis au moins trois ans. Fondamentalement, ils recherchent une solution sécuritaire qui élimine la cause première de la guerre et conduit à une paix à long terme sur le continent européen. Lorsqu’il y aura un large accord sur la manière d’y parvenir, alors – et seulement alors – ils seront prêts à parler d’un cessez-le-feu. Et commencer à mettre fin à la destruction catastrophique des infrastructures ukrainiennes, à la perte de vies russes et ukrainiennes supplémentaires et à la gabegie de fonds européens, alors que beaucoup déjà ont été gaspillés.

En 1965, le général Andres Beaufre déclarait « À la guerre, le perdant mérite de perdre car sa défaite est due à des échecs de réflexion avant ou pendant la campagne. » Je suis d’accord. Cela peut aller à l’encontre de la pensée européenne conventionnelle, mais l’histoire montrera bientôt qu’avec les Américains, nous, Européens, portons une responsabilité substantielle dans cette guerre et dans la défaite de l’OTAN.

Avec une réflexion stratégique compétente, nous aurions pu éviter cette guerre en premier lieu.
Avec une réflexion compétente sur l’équilibre des puissances, nous pourrions – et devrions – maintenant aider à y mettre fin plus rapidement et de manière humaine.


Steven JERMY
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.
Publié le mai 21, 2025 par Wayan
Et par Ian Proud – Le 15 mai 2025 – Source The Peace Monger

Après avoir acheté des dizaines de Rafale français, l’Inde lance le programme de son propre avion de combat

Après avoir acheté des dizaines de Rafale français, l’Inde lance le programme de son propre avion de combat

L’Inde a approuvé mardi un programme visant à développer un prototype d’avion de chasse.HAL

L’Inde qui a représenté à elle seule 28% des exportations d’armement de la France est prête à avancer dans son autonomie en matière de défense. Le pays a fait de la modernisation de son armée une priorité absolue notamment en raison des tensions avec la Chine et le Pakistan.

L’Inde a approuvé mardi un programme visant à développer un prototype d’avion de chasse, un projet destiné à accroître son autonomie en matière de défense, près de trois semaines après la confrontation militaire avec le Pakistan, a annoncé le ministère de la Défense.

Le ministre de la Défense, Rajnath Singh, a approuvé le prototype d’un avion de combat avancé de 5e génération (AMCA), selon un communiqué de son ministère.

L’Agence de développement aéronautique (ADA) de l’Inde, qui dépend du ministère de la Défense, “est sur le point d’exécuter ce programme via un partenariat industriel”, a-t-elle ajouté, affirmant que “ce sera une avancée majeure vers l’autosuffisance dans le secteur aérospatial”.

L’entreprise d’état indienne HAL (Hindustan Aeronautics Ltd) avait annoncé en mars la fabrication du premier bord d’attaque du prototype de cet avion de combat.

Cet AMCA, d’une masse de 25 tonnes, aura une charge utile interne de 1,5 tonne et une charge utile externe de 5,5 tonnes en addition de 6,5 tonnes de carburant, indique le Gifas sur son site. Il sera disponible en version furtive et non furtive.

10% des importations indiennes

L’Inde a fait de la modernisation de son armée une priorité absolue notamment en raison des tensions avec la Chine et le Pakistan, deux pays voisins dotés de l’arme nucléaire.

Le pays est l’un des plus grands importateurs d’armes au monde.

En moyenne, les achats d’armement ont représenté près de 10% de ses importations en 2019-2023, a affirmé l’an dernier l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI).

L’Inde s’affirme également de plus en plus au sein d’alliances multilatérales comme le “Quad”, comprenant le Japon, l’Australie et les États-Unis, de plus en plus préoccupés par l’influence militaire et économique de la Chine.

Dans le même temps, elle se détourne lentement de la Russie, son allié traditionnel et principal fournisseur d’armement depuis des décennies, pour privilégier des contrats avec des pays occidentaux.

Fin mars, New Delhi a annoncé la signature d’un accord en vue d’acheter 156 hélicoptères de combat légers fabriqués localement. L’Inde est aussi un client de Dassault Aviation. Fin avril, New Dehli a acté la commande de 26 Rafale français pour sa marine. Le pays avait déjà acheté 36 Rafale en 2016, pour équiper ses forces aériennes. Un potentiel contrat de 40 appareils supplémentaires serait par ailleurs en cours de discussion entre l’Inde et la France.

L’intérêt de l’Inde pour les avions français n’est d’ailleurs pas nouveau: le pays est client de Dassault Aviation depuis plus de 70 ans. Le premier achat remontant à 1953. Sur la période 2020-2024, l’Inde a représenté 28% des exportations d’armement de la France, selon les données du Stockholm International Peace Research Institute.

Au cours de la dernière décennie, l’Inde s’est dotée de son premier porte-avions fabriqué localement, de navires de guerre et de sous-marins.

L’Inde est également devenue l’un des six pays ayant des capacités de frappe nucléaire sur terre, mer et air après avoir testé un missile balistique depuis son premier sous-marin nucléaire produit localement.

Un Rafale perdu au combat

L’Inde et le Pakistan se sont affrontés quatre jours ce mois-ci, leur pire confrontation depuis des décennies, jusqu’au cessez-le feu annoncé le 10 mai.

Cette opération militaire a été lancée par l’Inde en représailles à l’attaque qui a fait 26 morts, tous des civils, le 22 avril dans une ville touristique du Cachemire indien.

Islamabad a affirmé que ses avions de chasse, construits par la Chine, avaient abattu six appareils indiens – dont trois Rafale de fabrication française. L’Inde n’a pas confirmé officiellement la perte d’avions.

Un haut responsable de la sécurité a indiqué à l’AFP que trois appareils se sont écrasés sur le territoire indien sans préciser leur modèle ou la cause.

Selon un haut gradé français, les Indiens ont perdu “non pas trois, mais un Rafale” au cours du conflit, dans des circonstances qu’il reste à établir. “Toutes les hypothèses sont sur la table”, selon cette source.

Frédéric Bianchi (avec AFP)

Les capacités anti-drones de l’armée française : état des lieux et perspectives

Les capacités anti-drones de l’armée française : état des lieux et perspectives

Alors que les drones s’imposent comme des armes majeures dans les conflits modernes, l’armée française renforce discrètement mais résolument ses capacités de lutte anti-drones.

par Adélaïde Motte – armees.com – Publié le
parade, drone
Les capacités anti-drones de l’armée française : état des lieux et perspectives | Armees.com

Alors que les drones s’imposent comme des armes majeures dans les conflits modernes, l’armée française renforce discrètement mais résolument ses capacités de lutte anti-drones. De la guerre en Ukraine aux tensions en zone sahélienne, les microdrones armés ou kamikazes redéfinissent les menaces. Où en est la France ? Quels moyens déploie-t-elle pour y faire face ? Et quelles sont les pistes explorées pour rester dans la course technologique ?
drones

Avec les drones, la menace change d’échelle

L’ère du drone est bel et bien entrée dans sa phase de généralisation. Longtemps cantonnés à des missions de surveillance stratégique ou à des frappes ponctuelles dans des zones à haut risque, les drones sont devenus des armes omniprésentes sur le champ de bataille. Leur utilisation massive dans la guerre russo-ukrainienne a bouleversé les doctrines militaires. Qu’ils soient de simples quadricoptères commerciaux équipés de grenades ou des munitions rôdeuses complexes, les drones représentent une menace à bas coût et à fort impact.

Cette prolifération de drones, notamment dans les conflits asymétriques, oblige les armées modernes à repenser en profondeur leur défense. L’armée française n’échappe pas à cette exigence. Des unités conventionnelles aux postes avancés dans la bande sahélo-saharienne, les forces françaises sont confrontées à des incursions de drones bon marché mais redoutables, capables de perturber des opérations, de désorganiser des convois ou de cibler des personnels. La maîtrise de l’espace aérien à basse altitude est devenue un enjeu vital.

Parade : le programme central du ministère des Armées

Face à cette évolution, la France a lancé dès 2021 le programme PARADE (Protection déployAble modulaiRe Anti-DronEs), piloté par la Direction générale de l’armement (DGA). Il s’agit du premier programme anti-drones industriel et modulaire à grande échelle adopté par les armées françaises.
Attribué au tandem Thales–CS Group, PARADE vise à équiper les bases militaires, les emprises sensibles et les événements majeurs (Jeux Olympiques 2024, notamment) d’une solution complète de lutte anti-drones. Il combine plusieurs briques technologiques :

  • Détection : radar, capteurs acoustiques, optroniques et radiofréquences pour identifier des objets volants de petite taille dans un rayon d’environ 3 à 5 km.
  • Identification : capacité à discriminer le type de drone, son comportement, sa trajectoire, sa charge éventuelle.
  • Neutralisation : utilisation de brouilleurs (jamming), de leurrage GNSS, et à terme, de lasers ou d’intercepteurs physiques (drones chasseurs ou projectiles dédiés).

PARADE est conçu pour être déployable en moins de 15 minutes, transportable par véhicule léger, et interopérable avec les systèmes de commandement existants. L’objectif est clair : sécuriser les forces et les installations dans un environnement saturé de menaces aériennes de très basse altitude.

Des solutions portatives pour les forces déployées

En complément des dispositifs fixes comme PARADE, les forces françaises disposent aussi d’équipements portatifs ou tactiques, adaptés aux opérations de terrain.

Parmi eux, le Brouilleur NEROD-F5 (développé par MC2 Technologies) s’impose comme une référence. Cet appareil, ressemblant à un fusil, permet de brouiller à distance les liaisons entre un drone et son opérateur, ou de bloquer son GPS. Il est déjà utilisé dans des unités comme le GIGN, certaines forces spéciales, ou des groupes en mission Sentinelle.

Plusieurs unités conventionnelles, y compris en régiments d’infanterie, sont désormais dotées de versions allégées de ce type de brouilleur, faciles à transporter et à déployer rapidement. L’efficacité de ces armes électroniques dépend toutefois fortement du type de drone et de son niveau d’autonomie : les drones préprogrammés ou fonctionnant en mode GPS-free sont plus difficiles à neutraliser. La quantité de matériels reste cependant très limitée et l’entrainement à la lutte anti-drone reste embryonnaire hors unités spécialisées.

Des menaces asymétriques en constante mutation

La principale difficulté pour les armées réside dans l’imprévisibilité de la menace. Les adversaires non étatiques — groupes armés terroristes ou insurgés — n’ont ni doctrine, ni modèle fixe. Ils adaptent en permanence leur usage des drones :

  • Commercialisation de masse : des quadricoptères DJI achetés en ligne peuvent être modifiés pour larguer des charges ou se transformer en projectiles.
  • Munitions artisanales : en Ukraine ou en Syrie, on a vu des drones porter des obus de mortier, des grenades thermobariques, voire des charges creuses.
  • Approches suicides : de plus en plus de groupes utilisent des drones kamikazes, agissant comme des missiles de croisière low-cost.

Ces évolutions posent de redoutables défis techniques. Un drone de 250 g en fibre plastique, volant à 50 km/h, à 15 m d’altitude, est difficile à détecter au radar. Le risque ne concerne plus seulement les installations stratégiques, mais chaque patrouille, chaque checkpoint, chaque base avancée.

Vers une panoplie technologique complète : laser, IA, drones intercepteurs

Le ministère des Armées prépare déjà l’étape suivante. L’objectif est de disposer à l’horizon 2025-2030 d’un système multi-couches intégrant plusieurs technologies complémentaires.

Le laser, arme silencieuse du futur ?

Le programme HELMA-P (High Energy Laser for Multiple Applications – Prototype), développé par Cilas (groupe Ariane), vise à doter l’armée d’un laser de puissance capable de détruire en vol des mini-drones. Testé avec succès sur des cibles mobiles, il a été déployé en expérimentation pendant les JO 2024. Ses avantages :

  • Neutralisation rapide (moins d’une seconde sur un petit drone),
  • Aucune munition à transporter,
  • Faible coût à l’usage.
    Ses limites restent la portée (quelques centaines de mètres) et la dépendance aux conditions météo. Cependant, son efficacité a conduit la DGA (Direction Générale de l’Armement) à commander des systèmes supplémentaires pour équiper les 3 armées françaises.

L’intelligence artificielle, aide à la détection

La DGA mise également sur des solutions d’intelligence artificielle embarquée, capables de reconnaître automatiquement un comportement suspect (trajectoire d’approche, survol anormal, etc.) et de signaler une alerte en moins d’une seconde. Plusieurs start-ups françaises travaillent sur ces algorithmes, avec un effort particulier sur le traitement d’images en temps réel.

Drones contre drones

Enfin, les intercepteurs autonomes suscitent un intérêt croissant. Ces « drones chasseurs » sont conçus pour localiser, poursuivre, puis neutraliser un drone hostile, soit par collision, soit par filet. Plusieurs prototypes sont en cours d’évaluation en France. Ils permettraient une riposte dynamique, mobile, et réutilisable.

Une coopération européenne et OTAN essentielle

La lutte anti-drones dépasse les capacités nationales. En 2023, la France a intégré le programme européen JEY-CUAS (Joint European sYstem for Countering Unmanned Aerial Systems), aux côtés de l’Allemagne, de l’Italie et de l’Espagne. Objectif : développer une doctrine commune, tester des briques technologiques, et mutualiser les retours d’expérience.

Au sein de l’OTAN, la France participe aussi à la définition des standards de détection, de brouillage, de couverture radar basse altitude, et à l’intégration des moyens anti-drones dans les réseaux C2 interalliés.

L’enjeu : ne pas rater la “prochaine guerre”

Comme l’a récemment rappelé le chef d’état-major des armées, le général Thierry Burkhard, lors d’une audition au Sénat : « Celui qui dominera l’espace aérien à basse altitude dominera le champ tactique. »

La guerre en Ukraine en est la preuve vivante : les drones ont inversé des rapports de force, détecté des unités d’élite, précipité des pertes massives. Une guerre de haute intensité demain, avec des essaims de drones en première vague, exigerait une défense très en amont. Ne pas posséder cette capacité reviendrait à exposer ses troupes et à renoncer à l’initiative.

La France, avec ses choix industriels (PARADE, HELMA-P, drones intercepteurs), avance vite — mais ses adversaires aussi. La compétition est permanente, agile, low cost. La lutte anti-drones est donc bien plus qu’un sujet technique : c’est une question stratégique, de souveraineté, et de survie tactique.