Cinéma et propagande : la guerre froide

Cinéma et propagande : la guerre froide

Mandatory Credit: Photo by James Veysey/REX (10218306y)

par Alain Bogé – Revue Conflits – publié le 2 août 2024

https://www.revueconflits.com/cinema-et-propagande-la-guerre-froide/


Entre l’URSS et les États-Unis, la guerre culturelle s’est aussi conduite via le cinéma. Figures des méchants et des héros, thèmes abordés, le cinéma de la Guerre froide révèle les tendances de cette époque.

La Conférence de Yalta se tient du 4 au 11 février 1945, dans les environs de Yalta en Crimée, au palais de Livadia, et réunit les vainqueurs de la 2e guerre mondiale à savoir l’Union soviétique (Joseph Staline), le Royaume-Uni (Winston Churchill) et les États-Unis d’Amérique (Franklin D.Roosevelt). Le général de Gaulle n’a pas été convié. L’objet de cette réunion est, en fait, de se partager l’Europe entre les 3 puissances. Le 5 mars 1946, Winston Churchill prononce un discours à Fulton (Missouri) en présence du Président américain Harry Truman en appelant la nécessité d’une alliance entre Britanniques et Américains pour prévenir la poursuite de l’expansionnisme soviétique en Europe et parle à ce sujet de rideau de fer ou Iron curtain. On va alors parler alors de guerre froide ou cold war qui va s’installer progressivement de 1947 jusqu’à la chute des régimes communistes en 1989, suite à la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989.

Cette guerre froide, qui n’aura pas vraiment d’épisodes guerriers stricto sensu, va aussi devenir une guerre d’influence et une « guerre d’images » dans laquelle le cinéma va prendre toute sa place et au cours de laquelle les réalisateurs vont créer des films à forte propagande, c’est-à-dire que lesdits films vont être des vecteurs de démonstration de culture et d’idéologie : pour les Américains, l’« american way of life » et pour les Russes, le « réalisme socialiste ». Les 2 protagonistes vont également magnifier leurs valeurs militaires, leur culte des héros et leur fidélité à la nation en danger.

Les États-Unis

Après la Seconde Guerre mondiale, les Américains intensifient leur propagande à travers le cinéma. L’efficacité incontestable de ce type de propagande va encourager les autorités américaines à poursuivre dans cette voie. La propagande se retrouve dans beaucoup de genres cinématographiques comme l’espionnage, la science-fiction, le fantastique et, bien sûr, les films de guerre. La lutte anticommuniste s’amplifie, surtout sous le maccarthysme (encadré 1), et la propagande se met au service de cette lutte par le cinéma. Le cinéma hollywoodien s’engage dans la Guerre froide. Les historiens du cinéma dénombrent une trentaine de films qu’on peut qualifier d’anticommunistes pour toute la période, alors que la moyenne annuelle est proche de 360 longs-métrages. Les sociétés de production sont toutes mises à contribution. La Metro Goldwyn Mayer produit Guet-apens de Victor Saville ( 1949 ), la Warner, I was a communist for the FBI de Gordon Douglas ( 1951 ), la Paramount, My son John de Leo Mac Carey ( 1952 ).Outre les réalisateurs cités, ainsi que quelques cinéastes chevronnés qui s’engagent dans la lutte anticommuniste : William Wellman, Sam Fuller, Henry Hattaway. Nous sommes dans un monde bipolaire et le cinéma américain a un grand impact sur l’ensemble de la population, quels que soient les classes sociales et les âges. Il y a forcément un genre de film qui correspond aux goûts de chacun. Prenons 2 exemples : les films d’espionnage et les films de science-fiction.

Les films d’espionnage traitent des sujets concrets qui se sont déroulés pendant la période où ils ont été tournés et utilisent des institutions nouvelles comme la Central Intelligence Agency mise en place en 1947, reconnue pour ses actions d’espionnage des communistes pendant la guerre froide.

La propagande de ces films est importante, car l’adversaire, en l’occurrence l’URSS, est toujours décrite de manière négative avec, à l’origine, un plan machiavélique qui vise les États-Unis, mais aussi le reste du monde. Les scénarios sont toujours très manichéens avec la supériorité américaine vs la défaillance russe. Un parfait exemple de ce genre est le film américain réalisé par Alfred Hitchcock en 1966 Torn curtain (Le rideau déchiré) dont l’action se passe en République Démocratique Allemande (RDA) et dont le titre est une allusion au rideau de fer (Iron curtain) érigé en 1961 par les Soviétiques et, entre autres, à Berlin.

Dans ces mêmes années 1950, les films de science-fiction connaissent un essor remarquable. C’est le règne de la métaphore. De nombreux films évoquent la lutte entre la Terre (c’est-à-dire les  États-Unis et le camp occidental ) et des mondes menaçants , comme la planète rouge Mars (tout un symbole !). Il va s’agir d’expéditions dans ces endroits inconnus comme Red Planet Mars de Harry Horner (1952), ou bien de la défense contre des envahisseurs venus d’ailleurs comme Invaders from Mars de William Menzies (1953), The war of the worlds de Byron Haskin (1953), facilitant le transfert d’image desdits envahisseurs aux ennemis soviétiques.

Quand l’URSS lance avant les États-Unis ses premiers satellites à partir de 1957, l’image des soucoupes volantes semble à beaucoup d’Américains l’anticipation d’une réalité à venir.

Tout au long de la Guerre froide, les États-Unis et l’URSS ont fait vivre le monde dans l’inquiétude d’une destruction nucléaire totale et irréversible. Ils l’ont fait à travers des déclarations et des pourparlers médiatisés par la presse, la radio et la télévision, mais aussi par une importante production cinématographique. Cette instabilité rendait la tension encore plus perceptible et exacerbait les peurs dès le moindre incident. On peut citer 2 exemples : la destruction d’un U2 américain en 1960, qui voit cet avion-espion américain, abattu par les Russes pour violation du Point limite (Fail Safe) en survolant le territoire soviétique, ou la Crise des missiles de Cuba en 1962, qui fut un moment de tension extrême y compris chez les acteurs eux-mêmes et dont les films Dr. Strangelove et Fail Safe sont directement et simultanément inspirés. (25). Et il faut, bien sûr, mentionner les films de James Bond surtout ceux de 1964 à 1980 où la «paranoïa atomique» va dominer ces premiers films de Dr. No à Opération Tonnerre en passant par Goldfinger (voir encadré 2).

L’URSS

Le cinéma de propagande soviétique s’est déjà développé dès le début du XXe siècle sous le pouvoir tsariste. En 1919, le cinéma se nationalise et le cinéma devient « le premier vecteur de communication, d’éducation et de propagande». Joseph Staline est le Pendant cette période, le cinéma soviétique se fonde essentiellement sur le culte du Secrétaire général du Parti communiste Joseph Staline jusqu’à sa mort en 1953. (34).

L’été 1946 marque, en Union soviétique, le déclenchement d’une vigoureuse campagne dont l’objectif est de renforcer le contrôle du parti communiste sur l’ensemble de la production intellectuelle. Cette campagne atteint le théâtre le 26 août, puis le cinéma le 4 septembre. La direction idéologique de cette opération fut assurée par Andreï Jdanov, d’où le nom de « Jdanovschina » qui lui a été donné et qui se poursuivra jusqu’en 1953.

Alors que les films américains sont dans l’action et la célébration de l’ « american way of life », même en temps de guerre froide, les films soviétiques se rapprochent plus des films d’auteur avec ce réalisme soviétique qui est la marque de fabrique du cinéma stalinien et également la doctrine officielle de l’art, d’une manière générale, en présentant la réaliste selon une perspective historique. Les hommes et les femmes sont sur un pied d’égalité, les valeurs du travail et de la communauté sont mises en scène, communisme et bonheur vont ensemble. Un film comme La moisson (1953) Vlesodov Poudovovkine, est un exemple de ces valeurs et est complètement dédié à la gloire du système communiste.

La fin des années 1950 voit un dégel politique et culturel dans les relations des deux super puissances, et bien que la censure dans le cinéma soviétique soit moins visible qu’à l’époque de Staline, elle sera plus subtile sous Khrouchtchev. Le cinéma soviétique continue de mettre en avant et de diffuser largement l’idéologie socialiste en exagérant les principes et les valeurs, mais il n’y a pas vraiment de méchants Américains, mais plutôt la présence de bons Soviétiques.

L’arrivée de Khrouchtchev va favoriser un changement de ton dans le cinéma soviétique où les réalisateurs vont revenir sur le courage et l’abnégation des soldats soviétiques lors de la Grande Guerre patriotique contre les nazis, représentative de l’ennemi dans le roman national russe, comme on le voit encore aujourd’hui. Les autorités vont favoriser les fresques monumentales, en partie pour rivaliser avec Hollywood.

On peut citer comme exemples Les soldats (1956) d’Alexandre Ivanov, Raphsodie ukrainienne (1961) de Serguei Paradjanov ou La bataille de Stalingrad (1949) de Vladimir Petrov. La plupart de ces films font la part belle au culte de la personnalité alors à son apogée (Le chevalier à l’étoile d’or (1950) de Youli Raizman en est un exemple) mais restent relativement discrets sur le combat idéologique, ceci pouvant s’expliquer par la stratégie des dirigeants soviétiques basée sur coexistence pacifique, qui veut présenter le camp occidental comme l’agresseur. C’est l’époque ou le Conseil Mondial pour la Paix (World Peace Coucil) et ses membres ont adopté la ligne établie par le Kominform selon laquelle le monde est divisé entre l’Union soviétique éprise de paix et les États-Unis bellicistes.

D’autre part, dans la production soviétique, les allusions à la Guerre froide et à l’espionnage sont peu fréquentes pour autant que l’on puisse connaître les films de cette période. Déjà, leur nombre total est faible (19 en 1946, 61 en 1956). Néanmoins, il existe l’équivalent de James Bond dans le cinéma soviétique : il s’agit de Max Otto von Sterlitz, qui est le principal personnage d’une série de livres écrits dans les années 1960 par Julian Semenov et qui sera repris dans une série télévisée Dix-sept moments de printemps 1973) de Zinovi Genzer avec, dans le rôle de Stierlitz, le célèbre acteur Viatcheslav Tikhonov.

Et maintenant ?

Dans la Revue internationale et stratégique citée en rubrique, Charlotte Lepri peut avancer que « le recours à la propagande pendant la Guerre froide n’est plus à prouver. Qui dit Guerre froide pense course aux armements, rideau de fer, dissuasion nucléaire. Mais la lutte que se menèrent les deux blocs fut surtout idéologique et psychologique : la Guerre froide était aussi et peut-être avant tout une guerre d’images, d’idées, de propagande, de désinformation et de pression diplomatique ». Aujourd’hui encore, la culture, en particulier le cinéma, est un vecteur d’influence et de propagande et reste un outil privilégié du soft power d’un pays. Les films de propagande ont continué à être proposés après la guerre froide et, plus particulièrement aux États-Unis. On peut citer comme exemple The hunt for Red October  (1990) de John Mc Tiernan et Bridge of spies (2015) de Steven Spielberg.

Mais, aujourd’hui, nous sommes passés d’un monde bipolaire au moment de la guerre froide à un monde multipolaire. Aux industries cinématographiques américaines, russes et de leurs alliés viennent s’ajouter aujourd’hui principalement les films chinois et indiens. En Chine, l’autorité cinématographique chinoise a ordonné à toutes les salles de projeter, au moins deux fois par semaine, des créations vantant «la patrie, son peuple, ses héros» ainsi que le Parti communiste à l’occasion du centenaire du PCC.

L’Inde, qui n’a pas participé directement à la guerre froide, se sert de l’énergie et de féérie visuelle de ses films (Bollywoodisation) pour se forger une image et une identité, relayée par les politiques, surtout avec le principe de nationalisme hindou développé par le gouvernement. La puissance émotionnelle du cinéma peut ainsi faire passer de la notion de soft power au principe de nation building.

Encadré 1 : Le Maccarthysme (1946-1954).

Au lendemain de la 2e guerre mondiale et après les accords de Yalta et Potsdam, l’URSS gagne du terrain en Europe « vassalisant » les pays qui vont faire partie du « bloc soviétique » et menacent le modèle démocratique occidental. De facto, une paranoïa anticommuniste se développe aux États-Unis et, en 1947, s’ouvre à Hollywood une période de chasse aux sorcières initiée par le sénateur républicain du Wisconsin Joseph McCarthy (1908-1957). Toute critique contre l’American way of life est vite assimilée à une attitude communiste. C’est la période des affaires d’espionnage soviétique : Klaus Fuchs (1950) et les époux Rosenberg (1953) et des films films relatent des affaires d’espionnage « atomique » sur le territoire américain, dans lesquelles les agents du FBI ont le beau rôle : Le rideau de fer de William Wellmann (1948), I was a communist for the FBI de Gordon Douglas (1951). À Hollywood, est établie une liste noire d’environ 300 artistes à qui les studios hollywoodiens refusent tout emploi, parce qu’ils sont soupçonnés de sympathie avec le parti communiste américain. : Charlie Chaplin, Jules Dassin, Sterling Hayden, Joseph Losey et certains choisiront l’exil. Le processus est bien expliqué dans le film The way we were (1973) de Sydney Pollack. Le cinéma est une entreprise privée aux États-Unis, mais le gouvernement exerce toujours une influence, voire un droit de véto, sur les productions cinématographiques. McCarthy se verra désavoué par le Président Eisenhower à la suite d’un vote de censure.

Encadré 2

Lorsque Klaus Dodds étudie les cinq premiers films des aventures de James Bond sortis entre 1962 et 1967, il souligne  que ce choix de lieux où se pesse l’action propose une représentation des espaces de la Guerre froide, avec le Bloc de l’Est comme principale origine des complots menaçant l’ordre mondial, selon la logique d’un affrontement manichéen entre le Bien et le Mal soulignant combien le succès des James Bond repose sur le choix de lieux exotiques, ainsi que les « James Bond girls » et les scènes mouvementées d’action, l’objectif étant de toucher un large public.  L’adversaire, dans ces premiers films, est un service russe, le SMERSH, qui est un acronyme de l’expression «smiert spionam» («mort aux espions»). Le héros est anglais, même so british, mais son « complice », au moins au début, est Félix Leiter de la CIA. Dans ses films, James Bond est le représentant des « bloc de l’Ouest » et des valeurs occidentales, le tout sous forme de divertissement qui fait d’autant mieux passer les messages de l’«occidental way of life ».


Pour aller plus loin :

Lepri, C. (2010). De l’usage des médias à des fins de propagande pendant la guerre froide. Revue internationale et stratégique, 78, 111-118. https://doi.org/10.3917/ris.078.0111

Nardone R. (2021). Hollywood, Atome et Guerre froide. Entre détente et terreur.

Funnell L.  Dodds.K (2017) Geographies, Genders and Geopolitics of James Bond. Ed.Palgrave Macmillan.

Site Cinema et Guerre froide https://cinema-guerre-froide.weebly.com

Filmographie (non limitative).

USA

The third man (1949), de Carol Reed.

On the Beach (1959) de Stanley Kramer.

The Day after (1983) de Nicholas Meyer.

From Russia with Love (1963) de Terence Young.

Dr. Strangelove (1964) de Stanley Kubrick.

Fail Safe (1964) de Sidney Lumet.

The spy who came in from the cold (1965), de Martin Ritt.

Torn curtain (1966) d’Alfred Hitchcock.

You Only Live Twice (1967) de Lewis Gilbert.

Telefon (1977) de Don Siegel.

The Spy Who Loved Me (1977) de Lewis Gilbert.

Firefox (1982) de Clint Eastwood.

Rocky IV (1985) de Sylvester Stallone.

URSS

La Chute de Berlin (1949) de Mikhail Tchiaoureli.

Quand Passent les Cigogne (1957) de Mikhail Kalatozov.

La Balade du Soldat (1959) de Grigori Tchoukhraï.

Le Bastion d’Ilitch (1961) de Marlen Khoutsiev.

Le Nôtre parmi les autres (1974) de Nikita Mikhalkov.


Alain Bogé

Enseignant en Géopolitique et Relations Internationales. HEIP Hautes Etudes Internationales et Politiques – Lyon. Czech University of Life Sciences-Dpt Economy – Prag (Czech Republic). Burgundy School of Business-BSB – Dijon-Lyon. European Business School-EBS – Paris

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