La Désinformation dans la Guerre en Ukraine

La Désinformation dans la Guerre en Ukraine

par le Lieutenant-colonel OLRAT (H) Michel KLEN1 © ANOLiR – mars 2024

http://www.anolir.org/pages/publications-et-articles/articles-et-recensions/2024-03-lcl-michel-klen-la-desinformation-dans-la-guerre-en-ukraine.html

www.anolir.org – anolir@free.fr


La désinformation occupe toujours une place essentielle dans les guerres. Dans la crise en Ukraine, ce grand jeu de la propagande et de la duperie a pris un caractère singulier qui va bien au-delà du champ opérationnel sur le terrain. Pour convaincre de la justesse de son intervention militaire, le Kremlin a introduit une dimension beaucoup plus large qui met en relief une réécriture de l’Histoire et un argumentaire mobilisateur assimilant le conflit en cours à un affrontement des civilisations.

Le révisionnisme historique

Pour justifier l’invasion de l’Ukraine, Vladimir Poutine revisite l’Histoire de la Russie. Dans un article publié à l’été 2021 (« de l’unité historique des Russes et des Ukrainiens »), il affirme que « les Russes et les Ukrainiens constituent un seul peuple qui appartient au même espace historique et spirituel », niant de ce fait l’existence de la nation ukrainienne. Cette assertion inexacte a été démentie par un sondage effectué peu après par l’ONG Rating Group Ukraine sur l’ensemble de la population ukrainienne : seulement 41% des personnes interrogées approuvaient cette prise de position.

Les opinions étaient cependant tranchées entre la partie orientale du pays (60% en accord) et la partie occidentale (70% en désaccord, tout comme les partis politiques opposés au Kremlin qui réfutent à 80% cette position)2. Pour accréditer ces chiffres, il faut bien avoir à l’esprit que l’ONG qui a réalisé l’enquête est spécialisée dans tous types de recherches sociologiques conformément aux normes internationales approuvées par l’association européenne pour les études d’opinion. Après la chute du mur de Berlin, les faits ont donné tort à Vladimir Poutine. Le désir de souveraineté de l’Ukraine s’est d’abord pleinement manifesté par l’acte de proclamation d’indépendance du pays par le Soviet suprême d’Ukraine le 24 août 1991.

L’événement sera confirmé par un référendum le 1er décembre suivant : le « oui, je confirme la déclaration d’indépendance de l’Ukraine du 24 août » obtenait 90,32% des suffrages exprimés (95,52% à Kiev), et le « non » 7,58%. Les résultats étaient toutefois moins probants en Crimée où le « oui » obtenait 54,19% des voix3. Au vu de ces résultats, force est de constater que la volonté d’indépendance de l’Ukraine est indiscutable. L’autre raison invoquée pour motiver « l’opération militaire spéciale » en Ukraine lancée par Moscou a trait à la supposée promesse de l’Otan de ne pas intégrer des voisins de la Russie.

Dans cette affaire, le chef du Kremlin n’a de cesse de mentionner la rencontre informelle entre James Baker et Mikhaïl Gorbatchev le 9 février 1990 au cours de laquelle le secrétaire d’État américain avait assuré au dirigeant soviétique que l’organisation atlantique n’accepterait pas d’anciens satellites de l’URSS (Plus un pouce vers l’Est). Or il s’avère que ces garanties orales n’ont jamais été confirmées par un accord écrit et ratifié par des nations occidentales. Vladimir Poutine a continué de prétendre que son pays était menacé et qu’il devait prendre toutes les dispositions pour se défendre d’une agression sur son territoire !


1 Article reproduit avec l’aimable autorisation de la Revue Défense Nationale.

2 Bruno Tertrais, Le viol de l’Ukraine dans Le Grand Continent, 22-2-2022.

3 Hugues Pernet, Journal du premier ambassadeur de France à Kiev, Flammarion, 2023.

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Dossier géopolitique : La désinformation

Dossier géopolitique : La désinformation

Par Pierre Verluise – Diploweb – publié le 4 février 2024 

https://www.diploweb.com/Dossier-geopolitique-La-desinformation.html


Docteur en géopolitique de l’Université Paris IV – Sorbonne. Fondateur associé de Diploweb. Chercheur associé à la FRS. Il enseigne la Géopolitique de l’Europe en Master 2 à l’Université catholique de Lille. Auteur, co-auteur ou directeur d’une trentaine d’ouvrages. Producteur de trois Masterclass sur Udemy : “Les fondamentaux de la puissance” ; “Pourquoi les données numériques sont-elles géopolitiques ?” par Kévin Limonier ; “C’était quoi l’URSS ?” par Jean-Robert Raviot.

La désinformation est peut-être vieille comme le monde, mais elle ne cesse de se réinventer, notamment avec Internet et l’Intelligence Artificielle. L’usage de relais lui permet de gagner en furtivité, voire en efficacité. Pour cliver, rendre hystériques et fragiliser les institutions démocratiques.

Depuis sa création, en l’an 2000, le Diploweb a consacré nombre de publications à la désinformation. En voici une sélection. Aujourd’hui, le contexte rend plus que jamais nécessaire de contextualiser et d’apprendre à se préoccuper de la source pour comprendre comment cette information est arrivée sous nos yeux.

Ce dossier géopolitique du Diploweb conçu par Pierre Verluise rassemble des éclairages féconds à travers des liens vers des documents de référence de nombreux auteurs : articles, entretiens, cartes, vidéos. La page de chaque document en lien porte en haut et en bas sa date de publication, afin de vous permettre contextualiser.

. David Colon, Pierre Verluise, La guerre de l’information cherche à accélérer la décomposition des sociétés démocratiques. Entretien avec D. Colon

Comment définir la guerre de l’information ? Comment les adversaires des Etats-Unis, notamment l’Iran, la Chine, la Russie ont-ils réagi à la guerre de l’information conduite par les Etats-Unis ? Quelles sont les fonctions des agences de presse et des médias sociaux dans la guerre de l’information contemporaine ? Que font les Etats-Unis mais aussi les États membres de l’UE pour se prémunir de la guerre de l’information conduite par la Russie mais aussi la Chine ?

Voici un entretien majeur avec l’auteur d’un des meilleurs ouvrages publiés depuis trente ans sur la désinformation, enjeu majeur des temps présents et futurs. Vous allez connaitre les grands moments et les principaux acteurs d’une guerre à laquelle nous n’étions pas préparés, devenue menace mortelle pour nos démocraties.

. Estelle Hoorickx, Les menaces hybrides : quels enjeux pour nos démocraties ?

Les menaces hybrides : de quoi parle-t-on ? Quels sont les outils hybrides de plus en plus nombreux et diversifiés qui nous menacent ? Quels sont les principaux acteurs des attaques hybrides ? Estelle Hoorickx fait œuvre utile en précisant les concepts, les stratégies et les moyens utilisés pour nuire aux démocraties en les polarisant à outrance. Les défis sont considérables. Seul un effort durable et conjugué de l’UE et des autres démocraties, impliquant l’ensemble des sociétés civiles, peut produire des effets bénéfiques sur le long terme.

Pierre Verluise
Docteur en géopolitique, fondateur du Diploweb.com
Verluise

. Arthur Robin, David Colon, Marie-Caroline Reynier, Pierre Verluise, Vidéo. Comment les États mettent-ils en œuvre la guerre de l’information ? D. Colon

Comment la guerre de l’information structure-t-elle les relations internationales depuis les années 1990 ? Pourquoi l’avènement de l’ère numérique et de médias internationaux permet-il aux États d’interférer plus directement ? À partir d’un vaste panorama très documenté, David Colon présente clairement les cas des grands acteurs de la guerre de l’information. Des clés pour comprendre. Avec une synthèse rédigée par M-C Reynier, validée par D. Colon.

. Estelle Ménard, Jean-Robert Raviot, Kevin Limonier, Louis Petiniaud, Marlène Laruelle, Selma Mihoubi, Radio Diploweb. Russie : la reconstruction du « hard power » et du « soft power »

Émission sur la Russie réalisée par Selma Mihoubi et Estelle Ménard. Le Diploweb.com croise les regards sur le « soft power », l’idéologie, le « hard power » et le cyberespace pour comprendre la reconstruction du pouvoir en Russie. Cette émission a été réalisée en collaboration avec quatre des auteurs du numéro double de la revue “Hérodote” (N° 166-167) : “Géopolitique de la Russie”. Il s’agit de Marlène Laruelle, Jean-Robert Raviot, Louis Pétiniaud et Kévin Limonier.

. Eléonore Lebon Schindler, Quelle désinformation russe ? EUvsdisinfo.eu la réponse d’East Stratcom pour la Commission européenne

EUvsdisinfo.eu déconstruit la propagande pro-russe diffusée au sein de l’UE et des pays du Partenariat oriental, dément la désinformation du Kremlin sur la scène internationale et sensibilise au danger de la désinformation en général. Une ressource à connaître.

. Ukraine Crisis Media Center (UCMC), Vidéo. Comment les télévisions russes présentent-elles l’Union européenne ?

Passez de l’autre côté du miroir : on a peu l’occasion de se faire une idée par soi-même de l’image que donne la télévision russe de l’Union européenne. L’équipe de l’Ukraine Crisis Media Center (UCMC) a analysé pour vous 8 émissions des 3 chaînes principales sur une durée de 3 ans. Cette vidéo sous-titrée en français vous permet de voir les télévisions russes comme si vous étiez en Russie. La vidéo est accompagnée d’une présentation de l’étude et de ses enseignements.

. Laurent Chamontin, La guerre de l’information à la russe, et comment s’en défendre

À l’occasion de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation du Donbass, la Russie a donné l’impression d’avoir passé un cap en matière de guerre de l’information. L’art de la désinformation ne date pas d’hier, néanmoins le développement sans précédent d’Internet et des réseaux sociaux a mis en lumière une tradition de la manipulation spécifiquement russe, liée à l’irresponsabilité traditionnelle de l’État et à l’omniprésence des services secrets. L’Internet russe étant de plus lourdement contrôlé, il s’agit d’une forme de conflit asymétrique, contre laquelle les démocraties doivent apprendre à mieux se défendre.

. Anna Monti, James Lebreton, Marie-Caroline Reynier, Pierre Verluise, Vidéo. P. Verluise. La « Glasnost » de M. Gorbatchev (1985-1991) : transparence ou désinformation ?

La désinformation est vieille comme le monde et elle ne cesse de se réinventer, notamment via de nouvelles technologies, mais il existe des fondamentaux, des régularités. Que nous apprend M. Gorbatchev, Secrétaire général du Parti Communiste d’Union soviétique à propos de la désinformation ? Tout en présentant l’histoire des dernières années de la Guerre froide, P. Verluise apporte une réponse stimulante. Avec en bonus une synthèse rédigée par A. Monti.

. Colin Gérard, « Sputnik » : un instrument d’influence russe en France ?

Plus de vingt-cinq ans après la fin de la Guerre froide, peut-on vraiment inscrire Sputnik, financé à 100% par le Kremlin, dans la continuité d’une stratégie d’influence issue de l’héritage soviétique ? Colin Gérard répond en présentant les origines de la création de Sputnik et sa stratégie de développement axée sur les réseaux sociaux. Deux ans après la mise en service de la version française de Sputnik, le Diploweb publie un document de référence pour un bilan d’étape.

. Laurent Chamontin, Les opinions européenne et française dans la guerre hybride

L’opinion européenne a été prise à froid par la crise russo-ukrainienne : soumise à un feu roulant de propagande et au travail de sape des groupes de pression du Kremlin, au sujet de pays qu’elle connaît mal, elle peine encore aujourd’hui à admettre la réalité et l’importance du conflit. Dans le cas français, se surimposent à tout ceci une tradition anti-américaine parfois très excessive, et une russophilie qui n’a rien de répréhensible en soi mais qui ne facilite pas la compréhension de la singularité russe, ni d’ailleurs celle des causes de la chute de l’URSS. Il s’agit ici d’un ensemble de facteurs pesants, même si au total l’opinion n’a pas trop mal résisté au choc.

. Manon-Nour Tannous, Que vaut l’idée reçue : « La guerre en Syrie est un complot » ?

L’auteure démontre à travers des exemples que les théories du complot prônent une vision déterministe des événements, dans laquelle le postulat de départ (il existe un plan caché) prime sur l’analyse des faits. Elles reposent sur une surévaluation des calculs politiques pratiqués en coulisse et de leurs succès. Cette stratégie discursive a une fonction claire : établir qu’il n’y a pas eu de révolution en Syrie.

. Anne Deysine, Antonin Dacos, Vidéo. E-festival de géopolitique, GEM. La révolution numérique à l’assaut de la démocratie américaine ?

Durant cette visioconférence, Anne Deysine souligne les bouleversements qu’entraîne le « big data » dans la vie démocratique américaine. Alors que se déroule la campagne présidentielle, le sujet est important. A. Deysine présente successivement Le « big data », un nouvel outil aux services des candidats ; La révolution numérique, responsable d’une bipolarisation du champ politique aux Etats-Unis ; La politique américaine, victime de la polarisation de ses citoyens ? Avec en bonus un résumé par Antonin Dacos pour Diploweb.com.

. Raphaël Mineau Quels sont les effets boomerang du « sharp power » chinois en Australie ?

L’objectif du sharp power chinois est de neutraliser toutes les remises en cause de la représentation que le régime chinois se fait de lui-même. Il s’agit d’obtenir une cooptation d’étrangers pour façonner les processus décisionnels et soutenir les objectifs stratégiques de Pékin. Ce faisant, le régime chinois manipule le paysage politique des Etats démocratiques afin de légitimer son comportement, dicter des conditions favorables, et façonner l’ordre international à son image. Suite à ces manœuvres notamment appuyées sur les médias en langue chinoise et les associations de Chinois d’outre-mer Pékin représente aujourd’hui aux yeux des autorités australiennes une menace pour la démocratie et la souveraineté nationale de l’Australie. Dans un contexte de rapprochement avec les Etats-Unis, l’île-continent est ainsi passée d’une coopération à une compétition stratégique avec la Chine. Avec deux cartes et une frise chronologique.

. François Géré, Pierre Verluise, Communication et désinformation à l’heure d’Internet, des réseaux sociaux et des théories du complot. Entretien avec F. Géré

L’information à l’heure d’Internet ouvre de nouvelles possibilités, y compris de manipulation. Il importe de saisir comment les progrès techniques ont renforcé la place de l’information dans notre quotidien et ses enjeux, désinformation comprise. Dans le contexte des élections à venir, tous les citoyens attachés à la démocratie y trouveront matière à réflexion.

ECFR, Charlotte Bezamat-Mantes, Carte. La désinformation sur Facebook. Comment les États transforment les réseaux sociaux en armes

L’ECFR a publié en anglais une somme considérable “The Power Atlas. Seven battlegrounds of a networked world”, sur ecfr.eu. Un membre du Conseil scientifique du Diploweb a attiré notre attention sur cette publication. Nous avons demandé à l’ECFR l’autorisation de traduire quelques cartes en français afin de contribuer au débat. Traduite et réalisée en français par C. Bezamat-Mantes, la carte grand format se trouve en pied de page.

. Pierre-Antoine Donnet, Pierre Verluise, Chine, le grand prédateur. Un défi pour la planète. Pourquoi ? Entretien avec P-A Donnet

Pourquoi la RPC est-elle sur le banc des accusés en matière d’espionnage industriel ? Comment la Chine construit-elle ses relations avec les pays partenaires des Nouvelles routes de la soie ? Que penser du rapport de l’IRSEM qui fait grand bruit « Les opérations d’influence chinoises, un moment machiavélien » ?
Voici quelques-unes des questions posées à Pierre-Antoine Donnet par Pierre Verluise pour Diploweb.com.

. Anastasia Kryvetska, Comment l’écosystème cyber ukrainien s’est-il adapté à la guerre ?

Depuis 2014, le moteur du développement du cyberespace ukrainien est la guerre avec la Russie. Même si les autorités ne sont pas parvenues à agir efficacement dans le cyberespace dès le début du conflit, ce dernier a fait émerger un écosystème cyber qui a su s’adapter au contexte de guerre. Cet écosystème a contribué à la défense du pays à toutes les échelles, tant au niveau des citoyens que des acteurs étatiques et privés. Bien que de très nombreux objectifs doivent encore être atteints, l’invasion de l’Ukraine est un catalyseur pour le développement du cyber, qui est devenu un acteur essentiel du ministère de la Défense. Illustré de trois graphes.

. Catherine Durandin, Guy Hoedts, Roumanie, vingt ans après : la “révolution revisitée”

Voici un livre au format pdf, téléchargeable gratuitement. Ce recueil rassemble des communications présentées au colloque 1989 en Europe médiane : vingt ans après organisé à Paris, en l’Hôtel National des Invalides.

. Galia Ackerman, Laurent Chamontin, Les manipulations historiques dans la Russie de V. Poutine, un sujet géopolitique

Après avoir été alliée de l’Allemagne nazie d’août 1939 à juin 1941, l’Union soviétique est attaquée par Hitler. Contrainte et forcée, l’URSS change alors de camp. Quelle relation le pouvoir russe entretient-il avec la Seconde Guerre mondiale et ses zones d’ombres ? Comment expliquer la résurgence actuelle du culte de la “Grande Guerre Patriotique” (1941-1945) et de ses héros ? Galia Ackerman, auteur de « Le régiment immortel. La guerre sacrée de Poutine », éd. Premier Parallèle (2019), répond aux questions de Laurent Chamontin pour Diploweb.com

. Dans les archives du Diploweb, en 2002 Alexandra Viatteau, Bibliographie pour l’étude de l’information et la désinformation


Toujours plus sur Diploweb

Ce dossier présente une sélection non exhaustive des ressources du Diploweb disponibles sur la désinformation. Plusieurs dizaines de documents s’y rapportent. Aussi nous vous invitons à poursuivre et affiner votre exploration de deux façons :
. par l’utilisation du moteur de recherche interne (en haut à gauche), par exemple avec le mot “désinformation” ;
. par l’usage des rubriques géographiques du menu, en fonction de votre zone d’intérêt.

Publication initiale de ce dossier février 2024.

Communication et désinformation à l’heure d’Internet, des réseaux sociaux et des théories du complot

Communication et désinformation à l’heure d’Internet, des réseaux sociaux et des théories du complot

 

Par François GERE, Pierre VERLUISE,-Diploweb – publié le 9 août 2023

https://www.diploweb.com/Communication-et-desinformation-a-l-heure-d-Internet-des-reseaux-sociaux-et-des-theories-du-complot.html


Professeur agrégé, docteur habilité en Histoire des relations internationales et stratégiques contemporaine, président de l’Institut français d’analyse stratégique (IFAS), François Géré étudie depuis 1985 les opérations psychologiques (propagande, désinformation). Il a publié une vingtaine d’ouvrages, notamment aux éditions Economica La guerre psychologique (1995), La guerre totale (2001), La pensée stratégique française contemporaine (2017). Membre du Conseil scientifique qui soutient le Diploweb.com

L’information à l’heure d’Internet ouvre de nouvelles possibilités, y compris de manipulation. Il importe de saisir comment les progrès techniques ont renforcé la place de l’information dans notre quotidien et ses enjeux, désinformation comprise. Dans le contexte des élections à venir, tous les citoyens attachés à la démocratie y trouveront matière à réflexion. Porter un regard critique sur les sources et mode de communication est probablement le thème le plus exigeant du programme de spécialité HGGSP de la classe de Première. C’est pourquoi le Diploweb.com donne la parole à un expert à même d’éclairer les enseignants… et leurs élèves.
François Géré a signé « Sous l’empire de la désinformation. La parole masquée », Paris, Economica. Propos recueillis par Pierre Verluise, Fondateur du Diploweb.com.

P. Verluise (P. V) : Comment évaluer le rôle d’Internet dans la mondialisation et l’individualisation de l’information ?

François Géré (F. G) : Toute mutation profonde de civilisation affecte le mode de vie et les comportements de l’être humain. Dans quelle mesure, jusqu’à quel point l’âge informationnel transforme-t-il l’homme d’aujourd’hui et des générations à venir ? Immergé dans l’information, entouré de vecteurs nouveaux, récepteurs de messages de toutes natures, l’homme du XXIème siècle voit-il son pouvoir s’accroître, ou au contraire ses vulnérabilités s’aggravent-elles ? Le trouvons nous plus libre, ou subit-il de nouvelles dépendances, tombant sous le coup d’une forme plus insidieuse d’aliénation ?

En plein développement, l’âge informationnel se caractérise par une double transformation simultanée et étroitement interactive : l’une, la panmédiatisation, est d’ordre psycho-biologique, l’autre, le multimédia, relève de la technique et de l’économie.

La panmédiatisation

Elle questionne les mutations induites par l’avènement de l’âge informationnel sur l’esprit et le corps humain. En quoi, comment et jusqu’à quel point changeons nous ? En effet, la multiplicité des médias disponibles crée un environnement nouveau qui affecte le sujet humain : le rapport au réel ainsi qu’à son apparence, le rapport au temps et enfin, le rapport à soi et à l’autre. Jusqu’à quel point l’attraction grandissante du monde virtuel influe-t-elle sur la psychè, les comportements l’éducation et l’acquisition du savoir ?

La fabrication d’une nouvelle temporalité permet de disposer d’une chronologie décalée et flexible. Entre l’enregistrement et la consultation d’une information s’intercale un temps différé. Grâce à la « retransmission », au podcast par exemple, l’homme peut croire ou espérer maîtriser la gestion de son temps. En est-il modifié et dans quelle mesure ?

Simultanément, des prothèses s’accolent à son corps, se branchent sur ses sens et vont même jusqu’à le pénétrer. Elle comporte des incidences psychologiques sur la nature de l’ego. Faut-il parler de narcissisme exacerbé par un nouvel avatar, le « blog » ? S’il sort de la massification médiatique, l’être humain est-il rendu à sa liberté intellectuelle ? N’est-ce pas, à l’inverse, l’occasion de s’insérer dans des réseaux nouveaux, tout aussi aliénants ? On constate le renforcement de l’appartenance et parfois de la dépendance à l’égard d’un groupe, fondé sur des croyances, des superstitions, des particularismes, régionalismes et autres communautarismes.

L’essor d’un bien de consommation mondial : le multi-média

Une telle transformation ne pourrait s’incarner et développer ses effets sans le concours d’outils techniques, de vecteurs, toujours plus nombreux, divers, séduisants et performants.

L’emploi de ce terme « médias » tend à devenir obsolète en raison de l’extrême hétérogénéité technique et géographique de ce qu’il recouvre. Presse écrite, radio, télévision, cassette audio, cassette-vidéo, photos numériques, caméra embarquée, fichier MP3, Internet produisent chacun des effets propres et font l’objet d’utilisations très différentes selon les pays, les cultures, les classes sociales et les buts poursuivis par les organisations politico-idéologiques.

Ce double phénomène est créateur d’un homme différent non pas au sens génétique du terme mais au niveau sensoriel de son appareil perceptif. Quelles en sont exactement les composantes ? Et les incidences prévisibles dans chacun des moments de l’existence des individus et des sociétés, notamment en ce qui touche à l’affrontement, au rapport entre la paix et la guerre ? Un individu mieux informé, plus confiant en soi, serait-il moins agressif ? Ou bien largement désinformé, plus facilement manipulable, devient-il potentiellement plus incertain, imprévisible et dangereux ? Le développement à grande vitesse des plates-formes et des vecteurs de communication loin d’apporter des réponses satisfaisantes relance le questionnement en créant des problèmes supplémentaires.

 
François Géré
Professeur agrégé, docteur habilité en Histoire des relations internationales et stratégiques contemporaine, président de l’Institut français d’analyse stratégique (IFAS). Crédit photo : Diploweb.com
Herbert/Diploweb.com

P. V. : Quel est le rôle spécifique d’Internet dans l’accompagnement de ces mutations ?

F. G. : Voici déjà longtemps, dans les années 1970, les grands laboratoires de recherche scientifique comme le MIT de Boston, la DARPA du Pentagone ainsi que le CERN de Genève ont recherché des moyens de communication nouveaux correspondant aux possibilités offertes par le développement rapide de l’électro-informatique. La création d’Internet a mis à disposition d’un nombre croissant d’utilisateurs un nouveau vecteur qui, depuis ses origines, s’est voulu une avancée de la libre parole et de la transmission de la connaissance à travers le monde. Ainsi en revient-on à un principe fondamental : un vecteur n’est ni bon ni méchant, tout dépend des finalités qui président à son usage. Néanmoins dans l’âge de l’information Internet, de par ses propriétés remarquables, constitue une « révolution dans la révolution ». La souplesse et la facilité d’emploi, la rapidité de la communication, la formation d’une toile de dimension mondiale (world wide web) en font un outil exceptionnel de propagande et de possible désinformation. Qui pouvait rêver d’un aussi puissant moyen de propagation de rumeurs et de critiques fondées ou non ?

P. V. : En quoi la communication est-elle affectée par Internet ?

F. G : L’irruption rapide d’Internet, son ampleur, sa diversité créent, au regard de l’information une tendance de fond : la « réindividualisation » (réappropriation individuelle) et la « démassification ». Elle va dans le sens du « panmédiatisme » mais aussi de la possible réappropriation par l’individu de l’information par le biais d’une sélection critique, celle de ses goûts (on peut les conditionner) mais aussi celle de ses intérêts, plus difficiles à cerner de l’extérieur. Internet parachève le phénomène déjà perceptible de sortie des médias de masse vers l’information individualisée, ciblée, productrice de rassemblements d’informés ou d’informés qui se fédèrent librement.

Cela affecte notre vie quotidienne à savoir la manière dont nous travaillons, dont nous consommons, dont nous interagissons. Cela touche également les producteurs et les contrôleurs traditionnels de l’information tels que l’Etat, les grands groupes financiers, mais aussi les nouveaux producteurs d’information à savoir les organisations non gouvernementales humanitaires mais parfois radicales et violentes. Reste à savoir qui, de tous ces acteurs, tire le meilleur parti de cette décentralisation portée par une mutation du rapport au temps et à l’espace.

Internet est devenu un outil économique et financier à travers lequel circulent des milliards de dollars. C’est donc un moyen de spéculation et bien évidemment de manœuvres de désinformation économique. C’est aussi une forme de dépendance considérable des individus dans leur vie privée, dans leur existence professionnelle. Internet n’est pas encore à la disposition de tout le monde : de fortes disparités géographiques et sociales persistent. Les plus défavorisés pourraient se trouver écartés de cette chance et retomber dans la misère particulière des laissés pour compte de l’âge de l’information.

Mais c’est aussi un théâtre d’affrontement : un espace où l’on espère gagner et risque de perdre et pas seulement de l’argent. Est mise en jeu l’influence sur l’état des cœurs et des esprits qui affecteront les comportements et induiront des pressions sur l’autorité politique, donc sur la décision finale.

On comprend le désarroi des appareils d’Etat, des organisations lourdes et des bureaucraties ankylosées face à ce déferlement d’inconvénients pour leur discours officiel mais aussi d’opportunités qu’ils savent encore mal exploiter. Ce n’est certes pas un hasard si Internet a été immédiatement utilisé par les organisations non gouvernementales, humanitaires ou violentes, afin de diffuser leurs messages. L’utilisation d’Internet est presqu’immédiatement familière aux organisations militantes –indépendamment de leurs objectifs- car elle correspond aux techniques de la guérilla : concentration soudaine, surprise, action, disparition, réapparition, changement de terrain (de thèmes). Internet permet de créer des forums temporaires qui font leur œuvre dans les esprits avant même qu’il soit possible de vérifier la véracité de l’information. Les journalistes sont également pris de vitesse et doivent suivre, n’arrivant que trop tard pour attester de l’existence du fait ou constater son caractère fictif.

Sur les forums, à travers les « chats », dans les commentaires sur les « blogs » se livre une étrange bataille, nouvelle en ses formes bien que traditionnelle en sa nature. La nouveauté profonde tient à ce que le traditionnel s’insère dans un environnement différent qui valorise et amplifie cette intervention. Hier, propagande et contre propagande se développaient en « contre » mais en parallèle, s’interpellant sans se rencontrer directement. Caricaturons : s’il y avait rencontre entre distributeurs de tracts ou colleurs d’affiches, les adversaires passaient directement au pugilat. Aujourd’hui, Internet forme un théâtre d’affrontement virtuel dont l’issue immatérielle détermine le moral des combattants dans les espaces de guerre directe de plus en plus rares et dans les zones grises de violence recourant aux modes d’action dégradés mais bien réels et très opératoires que constituent le terrorisme et la guérilla.

On peut sur de nombreux terrains et dans bien des circonstances très différentes multiplier les exemples qui permettent de constater combien le préjugé de départ pèse sur la capacité à accepter ou refuser l’information et la désinformation. En 2007, durant deux jours, l’économie estonienne fut paralysée par une attaque massive sur Internet qui satura l’ensemble du réseau, rendant impossible toute transaction. Suivit une campagne d’information désinformation pour établir d’où provenait l’agression, le gouvernement estonien accusant la Russie qui bien évidemment répliqua en retournant ces accusations comme un regain de provocation de la part de Tallin dans un contexte diplomatique fort tendu.

MM. Ben Laden et Zawahiri diffusent leurs messages via Internet, même s’ils ne négligent pas le transfert de la bonne vieille bande vidéo (voici encore une vérification de l’axiome : un medium n’en supprime jamais un autre).

Depuis 2008 l’Afghanistan voit se développer sur Internet une guerre de l’information-communication. Les Talibans sont capables de déverser un flot d’informations tantôt exactes, tantôt absolument fausses, essentiellement dirigées vers les pays de l’OTAN mieux dotés en Internet que les guerriers du Waziristan. Il suffit d’implanter le germe de la discorde auprès d’internautes de pays où l’on doute sérieusement de la nécessité de cette intervention militaire.

Mais il existe aussi d’innombrables rumeurs sur l’espionnage de la « toile » par le Pentagone, par le réseau Echelon, par tous les services secrets. En 1998, Bill Gates fut accusé de collusion avec la National Security Agency (NSA), responsable de toutes les écoutes électroniques, tout simplement parce que les logiciels édités par Microsoft sont vendus à des utilisateurs qui ignorent les conditions de fabrication du produit alors que les services américains en auraient été informés. Un monopole s’est constitué grâce au contrôle des noms de domaines (DNS) par une sorte d’annuaire qui enregistre les identités des accédants.

Finalement les seuls à avoir osé défier le monopole américain sur l’Internet sont les Chinois en s’affranchissant du DNS américain. Pékin a créé à grands frais un système à deux étages qui permet l’accès dans la représentation par idéogrammes mais qui contrôle l’accès et institue de ce fait une remarquable censure selon que l’internaute est privé des informations qui circulent en dehors du système de reconnaissance des identités. C’est aussi une forme de repérage des tentatives pour tourner le système. Cet ensemble de dispositions porte le nom de « bouclier doré ».

P. V. : Quel rôle jouent les réseaux sociaux ?

F. G : Désormais incontournables, ils ont démultiplié la quantité de communication au détriment de la qualité de l’information. La quantité de messages s’en est trouvée augmentée à l’échelle de l’humanité en fonction de la vitesse de l’émission-réception. Or, quels que soient les immenses bienfaits économiques et culturels de ce saut quantitatif, les effets négatifs sont apparus, qui contribuent à tempérer sérieusement l’optimisme.

En pensant pouvoir s’affranchir des médias de masse, notamment de la télévision, qui imposaient l‘information, on a voulu et espéré créer, chacun pour soi, et avec son réseau particulier de correspondants familiers, une information autonome, fiable et satisfaisante. Or les réseaux sociaux ont démultiplié la quantité de communication au détriment de la qualité de l’information. Tout en créant l’illusion de la liberté individuelle, en flattant l’ego (à cet égard, le selfie constitue un avatar caricatural de cette involution), ils ont provoqué une grégarisation aliénante favorisée par l’appât du gain. De fait, Facebook, par le filtrage, regroupe les personnes qui partagent les mêmes opinions. Ils communiquent entre eux sans égard pour ceux qui pensent différemment. Il n’y a donc aucun dialogue, aucune confrontation d’idées mais une juxtaposition temporaire de groupes d’opinion parallèles et de bulles de croyances enfermées sur elles-mêmes. On ne partage pas l’information ; on se conforte dans ses croyances en construisant un communautarisme informationnel. Ces nouvelles sectes, ne recevant que les informations qui les satisfont, abandonnent tout esprit critique et toute velléité de vérification de l’authenticité. Elles sont particulièrement réceptives à la propagande et réceptives à la désinformation.

P. V. : Quel est le rôle actuel de la propagande et de la désinformation ?

F. G : Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la propagande a mauvaise réputation. L’usage qui en a été fait par le fascisme et le nazisme explique le rejet d’une activité très ancienne, longtemps considérée comme légitime. La propagation de la foi constitue pour de nombreuses religions une mission pour les prédicateurs. L’histoire du christianisme sous l’empire romain s’apparente à une formidable entreprise de propagande étonnamment réussie. La raison de la péjoration contemporaine de la propagande tient au fait que les régimes totalitaires ont délibérément confondu information et propagande tandis qu’ils contrôlaient étroitement les sources d’information et interdisaient la diffusion d’informations contradictoires et l’expression d’opinions divergentes.

La propagande accompagne toutes les situations d’affrontement. Elle a joué un rôle éminent durant les deux guerres mondiales. C’est en 1914-1918 qu’apparut l’expression « bourrage de crâne » pour qualifier l’énormité des exagérations de la propagande française en faveur de la guerre. Durant la Guerre froide Voice Of America, Radio Free Europe ou la BBC avaient pour tâche de fournir une information exacte et de promouvoir les valeurs démocratiques du monde libre qui s’opposaient, par nature, à l’idéologie communiste. On peut considérer qu’une des raisons de l’échec des Etats-Unis dans la guerre du Vietnam tient à l’impact de la propagande pacifiste qui rendit le conflit impopulaire notamment parmi les jeunes qui, soumis à la conscription, devaient risquer leur vie dans un conflit dont les buts, mal identifiés, paraissaient illégitimes.

La propagande se divise en trois catégories.

La propagande ouverte dite blanche, dont la source est déclarée, diffuse une information fondée sur les faits et l’analyse créée par des émetteurs identifiables. En ce sens elle ne diffère pas de la presse d’opinion qui affiche clairement sinon son affiliation à un parti politique (ce qui est de plus en plus mal vu) du moins son soutien à un corpus de valeurs (une « ligne » éditoriale) plus ou moins nettement défini. Même si elle présente les faits avec des inflexions analytiques conformes à un point de vue, elle ne se cache pas. Elle ne cherche pas à tromper mais à influencer l’état d’esprit et les modes de pensée d’une audience déterminée dans un but d’adhésion ou de bienveillance à l’égard de la thèse que l’émetteur cherche à défendre.

La propagande grise dont la source de l’information est indéterminée n’est revendiquée par aucun organisme. Elle est diffusée de manière neutre. C’est une retransmission sans point de vue, sans objection. Elle se rapproche de l’information simple mais aussi de la rumeur.

Enfin la propagande noire qui dissimule sa source ou fabrique une fausse origine. On peut l’assimiler à la désinformation car elle est secrètement préparée, organisée, planifiée et exécutée en vue de produire un effet de déstabilisation psychologique sur une cible considérée comme l’ennemi.

Il existe trois catégories de « cibles » ou de « destinataires »-récepteurs :

. son propre camp dont on veut renforcer les convictions et protéger contre la propagande adverse ;
. l’ennemi dont on cherche à saper le moral ;
. les « tiers » : neutres, alliés, communauté internationale……que l’on cherche à gagner à sa cause.
Le message propagandiste varie en fonction des spécificités de chacune de ces cibles.

Quant à la désinformation, elle s’entend comme l’élaboration et la communication délibérées d’une fausse information soigneusement travestie afin de présenter les apparences de l’authenticité. Elle vise à égarer le jugement du récepteur-cible, à l’inciter à prendre des décisions inappropriées et à l’engager dans des actions contraires à son intérêt. La désinformation, ainsi entendue, a existé de tous temps. Mais elle joue un rôle de plus en plus important à la mesure du développement de l’information et de la multiplication des vecteurs de communication. Le phénomène des informations falsifiées (fake news) a rapidement pris une ampleur considérable en investissant les réseaux sociaux. Il correspond à la dissémination d’une information fausse par les canaux médiatiques (presse, radio, web). Il peut s’agir d’une entreprise délibérée (désinformation) mais aussi d’une honnête erreur ou d’une négligence (mésinformation).

L’essor du phénomène s’explique par la multiplication en très peu de temps des réseaux sociaux (Linkedin, Facebook, You Tube, Twitter et Instagram ont vu le jour entre 2003 et 2010), et la puissance des moteurs de recherche (Google). En intensifiant la circulation de l’information, ils ont favorisé la diffusion de la propagande et de la désinformation. Ils présentent quatre propriétés majeures d’un grand intérêt pour le désinformateur :

. l’anonymat de la source ;
. l’accès à une audience illimitée (1 milliard d’utilisateurs de Facebook en une journée) ;
. un faible coût technologique ;
. la possibilité d’une dénégation plausible.
Une page facebook est perçue comme un divertissement par les utilisateurs et une source de revenus pour les annonceurs des nombreuses publicités. Malheureusement, ces pages sont truffées de fausses informations. Une enquête du Monde a montré que sur une centaine de pages on relevait 233 messages renvoyant à une fausse information.

L’invasion des réseaux sociaux par les informations falsifiées, aggravée par l’appropriation illégale des données de la vie privée prend la forme de véritables campagnes visant à tromper l’opinion et à fausser le fonctionnement normal des élections. Certains Etats utilisent ces vecteurs à des fins d’ingérence dans la vie politique. En 2016, le referendum britannique sur le Brexit et les élections présidentielles américaines ont été gravement polluées par l’injection de rumeurs mensongères et de calomnies distillées par des officines masquées pour fausser l’esprit des électeurs.

Ainsi, confronté à la prolifération croissante de messages truqués, incertains, invérifiables, le citoyen est frappé de désarroi et parfois sombre dans la mécréance. Il finit par douter de la vérité, de l’objectivité et, même, de la réalité. Afin d’éviter cette corruption des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques, mais aussi la corrosion de toute connaissance scientifique, il importe d’éduquer le citoyen en sorte qu’il prenne en main avec un esprit critique et quelques outils adaptés, -notamment les systèmes comme Désintox ou Décodex récemment créés par les médias-, son destin au sein de la société de l’information. Il faut désapprendre l’usage étourdi, grégaire et purement ludique des réseaux sociaux pour construire sérieusement, de manière responsable, son information et sa communication : savoir comparer, recouper, vérifier, prendre le temps de la réflexion en s’interrogeant sur la valeur des messages.

P. V. : Assiste-t-on à un essor des théories du complot ?

F. G : Ce terme possède de nombreux synonymes tels que la « conjuration » de Catilina, au premier siècle avant JC, exposée par Salluste… ou la « conspiration » des Egaux de Gracchus Babeuf, en 1798. Le suffixe « com »suggère une entreprise concertée réunissant secrètement plusieurs personnes afin d’agir contre un ennemi et de servir leurs propres intérêts. Souvent ils se lient symboliquement par un serment solennel. Toute entreprise de subversion par un coup d’Etat, par des actions terroristes implique un complot. C’est pourquoi dans sa forme moderne, la loi française entend punir une « association de malfaiteurs liée à une entreprise terroriste ».

Durant les périodes révolutionnaires ou à l’occasion de profonds changements institutionnels, le complot constitue à la fois une réalité et une obsession ainsi qu’une forme de manipulation des opinions et un outil de provocation au service d’une stratégie de prise de pouvoir. Loin d’avoir été épargnés par les tumultes révolutionnaires idéologiques, tant politiques que religieux, les Anglais durant le XVIIème siècle vécurent dans une ambiance de complots. A ce point même qu’une « culture » s’est durablement établie à travers la célébration festive de guy fawk (responsable de la conspiration des poudres ourdie par les Catholiques) par les enfants qui en font une cérémonie de réjouissance, réminiscence légère d’un bûcher.

Toutes les périodes d’incertitude engendrent cette psychose du complot de l’intérieur soutenu par l’étranger hostile. Le révolutionnaire parvenu au pouvoir sans légalité voit l’ennemi partout : complot des aristocrates contre la République française, menées de la CIA… en Iran, au Chili etc.

Des personnalités éminentes ont privilégié le complot comme mode d’action politique. Louis Napoléon Bonaparte passa le plus clair de la première partie de son existence à comploter jusqu’à la réussite du 2 décembre 1851 qui allait faire de lui l’empereur Napoléon III. Le retour au pouvoir du général de Gaulle et le passage de la IVème à la Vème République se sont effectués dans une ambiance de complots entrecroisés.

Quasi éternelles, les théories du complot ont pris une importance croissante dans l’ère informationnelle. Le principe repose sur une explication d’événements exceptionnels et donc mystérieux par le complot soi-disant révélateur de leur vérité cachée. Il s’agit d’une propension persistante du jugement humain, systématiquement entretenue par ces médias grand public surnommés « tabloïds ». Il fournit un déterminisme simpliste, une logique démonstrative à ce qu’il est difficile de comprendre. L’explication par le complot bénéficie d’une vertu d’évidence, rassurante en ce qu’elle désigne un bouc émissaire responsable de tous les maux. De ce fait la recherche pénible de responsabilités partagées et dérangeantes n’a plus lieu d’être. C’est aussi la porte ouverte pour tous les négationnismes. La désinformation en fait donc un de ses procédés ordinaires de prédilection.

Le catalogue des thèses complotistes expose des dizaines de milliers d’ouvrages et des millions de messages électroniques qui se propagent et s’enflent par contagion et rumeur associative. En voici quelques exemples [1] :
« Les Juifs et les Franc-maçons se sont acharnés à diviser et affaiblir la France, ce qui explique le désastre de juin 1940.
Les Etats-Unis ont poussé Saddam à envahir le Koweit en 1990 pour se débarrasser de lui.
Le complot sioniste relayé par ses lobbies et la ploutocratie juive investirait le monde entier conformément au Protocole des Sages de Sion, document datant de 1903, reconnu factice et cependant toujours diffusé.
Lady Diana a été assassinée.
L’administration Bush a organisé le 11 septembre 2001.
Hillary Clinton appartient à la secte des Illuminati qui cherche à dominer le monde…
 » et ainsi de suite.

La difficulté consiste à établir une ligne de partage rigoureuse et fondée entre la réalité d’actions clandestines hostiles et la rumeur qui court sur de telles entreprises. La désinformation procède à de telles manipulations afin de mettre en difficulté la diplomatie des pays adverses voire à déstabiliser des gouvernements ou des hommes politiques. Etre simplement soupçonné de travailler pour la CIA ou d’entretenir des contacts avec le FSB (ex KGB) pèse lourd dans la réputation d’une personnalité.

Le recours systématique à l’accusation de complot caractérise les régimes despotiques ou totalitaires. L’invention de complots de toutes pièces constitue un système de gouvernement afin d’éliminer des personnes ou des factions ayant acquis trop de pouvoir. Ce peut être aussi une façon de manipuler l’opinion notamment en suggérant « la main de l’étranger » comme cause toutes les difficultés en réalité imputables au régime lui-même. La manipulation de l’opinion populaire pour en détourner le mécontentement sur des « boucs émissaires » constitue une manière remarquable de gouvernement par la désinformation permanente. Les services de police fabriquent des preuves, ou obtiennent des aveux par le chantage, la corruption ou la torture. Le NKVD de L. Béria, peu avant la mort de J. Staline (1953) avait fabriqué un « complot des blouses blanches » supposé attenter à la vie des dirigeants soviétiques. Les Juifs et, en général, toutes les petites communautés culturellement allogènes, ont souvent été les cibles de cette désinformation provocatrice de déchaînements de fureur de masse (pogroms). Ce phénomène se retrouve en Asie où, fréquemment, les minorités chinoises se sont vues accuser de comploter afin de s’emparer du pouvoir.

Plus la liberté d’information est bridée, plus l’investigation critique est difficile, plus les théories du complot se développent. Cela dit dans les sociétés où l’information circule à flot, il y a aussi place pour toutes les explications fantaisistes ou délirantes par le complot. On relèvera deux variantes : le canular et le négationnisme.

Le canular est une forme de désinformation en version aimable et humoristique. Le principe est identique qui consiste à faire croire à la réalité d’une fiction, à la vérité d’un mensonge élaboré avec soin de manière à présenter toutes les apparences de ce qu’il n’est pas. On parle de « poisson d’avril », de « hoax ». Le procédé exploite la crédulité mais aussi les préjugés, les superstitions qui créent un milieu favorable à la réussite du canular. La loi du genre veut que le faux soit rapidement avoué à ceux que l’on a abusé. Ce n’était qu’une bonne plaisanterie et la personne trompée s’amuse de sa propre crédulité, bien que parfois elle puisse rire « jaune ». Mais on constate à quel point la frontière est ténue. Orson Welles l’avait expérimenté, dans une émission radiophonique présentant en direct l’invasion des Etats-Unis par les Martiens. L’annonce du canular arriva trop tard pour enrayer la panique. Certains théories complotistes voisinent avec le canular tant l’affirmation est énorme. « Personne n’est jamais allé sur la lune » apparaît comme l’envers de l’invasion des Martiens.

Le négationnisme constitue un travail de réécriture et de réinterprétation d’un passé –qui n’a pas encore précipité en Histoire parce qu’il reste des témoins, des survivants, parce que les archives n’ont pas encore été intégralement ouvertes…. Ou, à l’inverse, à la mort de tous ceux qui pouvaient avoir vécu les faits commence une entreprise de négation dès lors que plus personne ne peut objecter. La démarche consiste, en principe, à rétablir la vérité sur des faits antérieurement présentés de manière erronée involontairement ou non, ou incomplète partielle ou partiale en démontrant que ce qui était tenu pour avéré ne correspond pas à la réalité des faits. Somme toute cette entreprise critique n’a en soi rien de répréhensible, bien au contraire. Toutefois, dans sa version extrême, caricaturale, le négationnisme finit par prétendre que tel ou tel événement n’a pas eu lieu : « les chambres à gaz n’ont pas existé ; personne n’a jamais marché sur la lune, aucun avion n’a touché le Pentagone le 11 septembre 2001 ».

Copyright Mars 2019-Géré-Verluise/Diploweb.com

Publication initiale 24 mars 2019


Plus
François Géré, « Sous l’empire de la désinformation. La parole masquée », Paris, éd. Economica.

François Géré, « Sous l’empire de la désinformation. La parole masquée », Paris, Economica
Economica

4e de couverture

Différente de la propagande, la désinformation se définit comme une entreprise secrète de conception, de fabrication et de diffusion d’un message falsifié dont le but est de tromper le récepteur-cible afin de l’induire en erreur et de le faire agir contre son intérêt. Toutes les époques et tous les régimes en ont fait usage. La guerre froide en a fait un instrument privilégié. Pratiquée par des spécialistes discrets, la désinformation est restée une arme de guerre psychologique originale dont les effets étaient difficilement mesurables. Le succès de la désinformation se mesure à notre ignorance de son action mystérieuse.
Nul ne parlait encore de « réalité alternative » ni de fake news.
Or en l’espace de quelques années, profitant de l’Internet, de réseaux sociaux prédateurs comme Facebook et des nouvelles plates-formes, la désinformation s’est introduite dans la vie quotidienne des citoyens et dans les relations entre les États. Elle s’insinue dans l’esprit de chacun à coup de tweets en cascade. Elle devient un instrument d’ingérence majeure pour fausser le choix des électeurs. Elle corrompt la démocratie, déstabilise l’équilibre des pouvoirs et mine la crédibilité de l’information. Les notions de réalité, de vérité et de fait authentique sont bousculées. Le soupçon et le doute nourrissent un scepticisme malsain où se dissout le libre arbitre de l’individu responsable.
L’empire de la désinformation connaîtra donc des phases d’expansion et de rétraction mais la lutte entre vérité et mensonge, entre lucidité et aveuglement ne cessera jamais. C’est de ce nouveau combat, essentiel pour l’avenir de chacun de nous, que ce livre cherche à rendre compte.

Professeur agrégé, docteur habilité en Histoire des relations internationales et stratégiques contemporaine, président de l’Institut français d’analyse stratégique (IFAS), François Géré étudie depuis 1985 les opérations psychologiques (propagande, désinformation). Il a publié une vingtaine d’ouvrages, notamment aux éditions Economica La guerre psychologique (1995), La guerre totale (2001), La pensée stratégique française contemporaine (2017).

Se procurer le livre de François Géré, « Sous l’empire de la désinformation. La parole masquée », Paris, éd. Economica, sur Amazon


Ces images ne montrent pas un bombardement impliquant l’armée française au Niger

Ces images ne montrent pas un bombardement impliquant l’armée française au Niger


Des photos publiées sur Facebook sont censées montrer un récent bombardement de l’armée française sur un convoi militaire nigérien. Les internautes qui partagent ces images affirment que l’attaque présumée aurait fait 71 soldats brûlés, 26 soldats portés disparus et 16 soldats gravement blessés. Le lieu exact de cet incident n’est pas précisé mais il se serait produit à proximité du village d’Adab-Dab, dans le sud-ouest du Niger. Attention, ces images n’ont aucun lien avec une attaque impliquant l’armée française. Elles ont été prises lors du violent incendie qui a ravagé le marché de la ville de Tahoua, en février.

Les images font apparaître des hommes en uniforme qui tentent d’éteindre un incendie en dirigeant un jet d’eau vers des flammes. A côté de cette photo, les portraits des présidents français Emmanuel Macron et nigérien Mohamed Bazoum. Dans une publication distincte reprenant les mêmes affirmations, une photo montre des personnes debout au milieu de débris calciné et une autre un village en proie aux flammes.

Capture d’écran Facebook réalisée le 14 mars 2023
Capture d’écran Facebook réalisée le 14 mars 2023

Le texte qui accompagne ces images relayées par plusieurs pages Facebook (1, 2, 3) depuis la mi-février est exactement le même à chaque fois. Il a pour titre : “AU NIGER SA TUE EN MASSE”. L’auteur indique que selon sa source, “les militaires nigériens auraient attrapé des djihadistes en complicité avec des soldats français et ils ont décidé de les ramener à Niamey pour montrer sa à la population. Ce que le chef d’état major français du BARKHANE a refusé et a demandé à ce que les militaires français attrapés avec les djihadistes soient libérés sur le champ“.

Selon ce texte, les militaires nigériens auraient refusé d’obéir “à leurs maîtres impérialistes et ont pris la route pour la capitale du pays. Juste après leurs départs, le chef d’état major français aurait ordonné et les forces spéciales français présentes dans le pays ont pris leur avion et ont ensuite bombardé le convoi militaire transportant les djihadistes avec les français arrêtés“.

Les militaires français “ont décidé de bombarder le convoi pour camoufler l’identité des français attrapés qui sont en collaboration avec les djihadistes“, affirme encore l’auteur de la publication.

Capture d’écran Facebook réalisée le 14 mars 2023
Capture d’écran Facebook réalisée le 14 mars 2023

 

Ce message a commencé à circuler une semaine après une attaque contre des éléments de l’opération Almahaou aux alentours de la localité d’Intagamey, dans la région de Tillabéri, en février. Cette région d’une superficie de 100.000 km² se situe dans la zone dite “des trois frontières” aux confins du Niger, du Burkina Faso et du Mali.

L’embuscade tendue le 10 février par un “groupe d’hommes armés terroristes” a fait au moins “dix-sept morts, treize blessés, douze portés disparus“, selon un bilan actualisé du ministère nigérien de la Défense daté du 17 février.

L’opération Almahaou qui vise notamment à sécuriser la frontière avec le Mali bénéficie du soutien de la France. Quelque 250 soldats français appuient Niamey dans un “partenariat de combat“.

Au même moment, le président Bazoum était en visite officielle en France, où il a rencontré son homologue français pour une “séance de travail en tête-à-tête”, a indiqué le compte Twitter de la Présidence du Niger le 16 février.

L’incendie d’un marché

Une recherche par image inversée nous a permis de confirmer que les images partagées sur Facebook n’ont aucun lien avec une quelconque attaque jihadiste ou un bombardement impliquant l’armée française. La photo des hommes en uniforme qui tentent d’éteindre un incendie et celle montrant des personnes au milieu de débris calcinés renvoient toutes deux à l’incendie du marché de Tahoua, dans le centre du Niger, le 15 février. Les informations relatives à cet incendie, accompagnées de ces mêmes photos, ont été largement relayées par plusieurs médias en ligne (1, 2, 3).

Capture d’écran Google réalisée le 14 mars 2023

L’incendie dont l’origine reste inconnue s’est déclaré dans le principal marché de la ville de Tahoua, logé dans le stade régional. Il n’a causé aucune perte humaine mais d’importants dégâts matériels. Plusieurs centaines de boutiques sont parties en fumée.

Au-delà des images décontextualisées, les publications accusent “le chef d’état-major français du BARKHANE” d’avoir ordonné le bombardement de la colonne de l’armée nigérienne. Or, il n’y a pas d’état-major de Barkhane au Niger.

Entre 2013 et 2022, les forces armées françaises étaient engagées au Sahel dans le cadre des opérations Serval (2013-2014) et Barkhane (2014-2022). L’opération Barkhane a pris fin en novembre 2022. Environ 3.000 militaires français restent toutefois déployés dans la région, notamment au Niger et au Tchad.

Contrairement au Mali et au Burkina Faso qui ont demandé le départ des forces françaises, qui s’est concrétisé ces derniers mois, le Niger maintient sa coopération sécuritaire avec la France.

Cette proximité entre Niamey et Paris a suscité récemment une avalanche de rumeurs et de critiques sur les réseaux sociaux visant le Niger. De nombreuses publications ont aussi relayé l’annonce d’un faux coup d’Etat à Niamey et l’exagération du bilan de l’attaque d’Intagamey, dans ce qui s’apparente, selon des sources françaises, à des attaques informationnelles coordonnées.

Les mêmes recettes qu’au Mali et au Burkina sont employées au Niger. On assiste à une bascule d’effort pour déstabiliser le gouvernement, qui héberge des troupes françaises“, fait-on valoir à Paris. “Il s’agit peut-être d’une vaste stratégie informationnelle qui vise à investir les uns après les autres les pays d’Afrique de l’Ouest pour évincer les Occidentaux dans le champ des perceptions“.

Les relations entre Paris et les juntes parvenues au pouvoir à Bamako et à Ouagadougou à la suite de coups d’Etat se sont largement détériorées depuis quelques années. Celles-ci ont privilégié d’autres partenaires, notamment la Russie, sur le plan économique ou de la lutte contre les jihadistes qui sévissent dans la région.

Au Mali, ce rapprochement se matérialise entre autres par la présence du groupe paramilitaire privé Wagner – bien que la junte démente et parle d'”instructeurs russes” – alors que la France, ancienne puissance coloniale, est de plus en plus critiquée. Moscou est de son côté accusée – notamment par Paris – de mener une guerre d’influence via les médias et les réseaux sociaux pour faire valoir ses intérêts.

C’est dans ce contexte que le chef de l’État français Emmanuel Macron a annoncé récemment une refonte du dispositif militaire français en Afrique, pour tendre vers une diminution des effectifs. Cette volonté s’inscrit dans une dynamique visant à bâtir une “relation nouvelle” avec l’Afrique, a-t-il insisté lors de sa dernière tournée sur le continent début mars.