Tensions autour de Taïwan : « Tant que la Chine ne rencontre pas de résistance, elle peut faire un pas de plus »

Tensions autour de Taïwan : « Tant que la Chine ne rencontre pas de résistance, elle peut faire un pas de plus« 

par Marc Julienne, interviewé par Tanguy Sanlaville – IFRI pour Marianne

Les « séparatistes » de Taïwan finiront « dans le sang », a averti Pékin après avoir lancé des exercices militaires de grande ampleur autour de l’île, ce 23 mai. Une démonstration de force qui intervient trois jours après le discours d’investiture du nouveau président taïwanais William Lai. Une sortie de crise est-elle possible ? « Marianne » en a discuté avec Marc Julienne, directeur du centre Asie de l’Institut français des relations internationales (IFRI).marianne_m.jpg

Depuis jeudi 23 mai au matin, la Chine a lancé des exercices militaires de grande ampleur autour de Taïwan. Le but selon Pékin, envoyer un « sérieux avertissement » aux « séparatistes », trois jours après l’investiture de William Lai à la présidence de l’île. Décrit comme « un grave danger » par Pékin , le nouveau président a livré un discours remarqué lundi 20 mai et a notamment appelé à la Chine à « cesser ses intimidations politiques et militaires ».

La réaction chinoise ne s’est pas fait attendre. Percevant le discours comme une provocation d’un « dangereux séparatiste », Pékin a menacé Taïwan de « représailles » et indiqué son intention de « punir » le PDP, le Parti démocrate progressiste dont est issu William Lai. Une nouvelle montée de tensions dans les relations entre la République populaire de Chine et Taïwan, que Pékin considère comme faisant partie du territoire chinois. Si les États-Unis ont appelé Pékin à la « retenue » ce jeudi, la situation semble particulièrement instable dans la région. Pour y voir plus clair, Marianne s’est entretenu avec Marc Julienne, directeur du centre Asie de l’Institut français des relations internationales (IFRI).

Marianne : A-t-on déjà connu un tel épisode de tensions entre la Chine et Taïwan ?

Marc Julienne : Il y a eu de multiples crises dans le détroit depuis 1949 et la proclamation de la République populaire de Chine. Un épisode récent a fait suite à la visite de Nancy Pelosi, l’ancienne présidente de la Chambre des représentants américaine, en août 2022, avec un déploiement militaire de trois jours. Cela avait donné lieu à un exercice de plus grande ampleur encore, certainement la démonstration militaire la plus importante dans l’histoire des relations entre les deux rives du détroit. Toutefois, le déploiement récent est qualitativement plus menaçant pour Taïwan. Toutes les forces chinoises sont mobilisées, mais également les garde-côtes, ce qui est quelque chose d’inédit. C’est un exercice qui encercle l’île de Taïwan, plus proche encore des côtes que celui d’août 2022, et qui donne aussi lieu à des manœuvres des garde-côtes autour des archipels administrés par Taïwan le long du littoral chinois. Cela montre une montée en puissance qualitative de la coercition chinoise.

En quoi le discours de William Lai a-t-il accru les tensions ?

On peut déceler une évolution dans le discours officiel taïwanais par rapport à sa prédécesseure, Tsai Ing-wen. Elle avait un discours plus nuancé, elle maintenait une zone de flou dans le statut des entités politiques de part et d’autre du détroit. Le président Lai a été plus direct dans la qualification de « la Chine » et de « Taïwan », et d’un État chinois et un État taïwanais.

Cela a probablement été noté à Pékin, mais ces exercices étaient de toute façon attendus par les observateurs, même si on ne connaissait pas précisément la date. Symboliquement, la Chine marque son opposition au nouveau gouvernement taïwanais et particulièrement au PDP, le Parti démocrate progressiste, reconduit au pouvoir pour la troisième fois d’affilée, qui est la bête noire de Pékin.

C’est ce signal que veut envoyer la Chine : à la fois de la réprobation et de l’intimidation ?

Exactement, la Chine ne peut pas ne pas manifester sa réprobation. Elle tente d’intimider le gouvernement et les forces armées de Taïwan, et essaie de dissuader le peuple taïwanais dans son ensemble de soutenir ce gouvernement. Force est de constater que cela n’a pas fonctionné jusqu’alors, puisque le PDP a été reconduit pour un troisième mandat d’affilée.

Peut-on y voir également la volonté d’envoyer un signal plus global ?

Oui, la Chine veut montrer au monde, et particulièrement aux Américains, qu’elle a les capacités et la préparation nécessaires pour mener une offensive contre Taïwan – et c’est tout le discours qui est diffusé par la propagande chinoise. Toutefois, on sait que l’armée chinoise accuse encore des lacunes capacitaires et de préparation au combat pour entreprendre une telle attaque.

À quelles lacunes capacitaires faites-vous référence ?

Taïwan est une île de 23 millions d’habitants, montagneuse, et il faut traverser un détroit de 180 kilomètres au plus large. Il y a besoin de beaucoup de capacités de transports amphibies, pour transporter les soldats et les blindés de part et d’autre de détroit, et Pékin en manque aujourd’hui. Pour envisager cette invasion, il faudrait aussi mettre en place une zone d’exclusion aérienne et la Chine n’en a pas les capacités, car elle manque de ravitailleurs en vol.

En matière de lutte anti sous-marine, la Chine accuse également un certain retard, et ses navires pourraient se trouver vulnérables si d’autres pays intervenaient dans le conflit. Ce qui fait donc penser que pour l’instant, c’est trop tôt, et que, quand la propagande chinoise dit « nous sommes prêts », c’est sans doute une évaluation surestimée à but d’intimidation. A priori, la Chine ne veut pas envahir Taïwan, son objectif prioritaire reste une unification pacifique. Toutefois, cet objectif s’éloigne et l’option militaire est plus que jamais présente dans les discours, dans les esprits et dans les déploiements de forces toujours plus nombreux.

Au-delà de la dimension symbolique, ces exercices visent aussi un objectif tout à fait tangible : l’entraînement des militaires. L’invasion de Taïwan serait une opération extrêmement complexe et nécessitant des troupes expérimentées, qui savent travailler ensemble. L’arrivée au pouvoir du nouveau président taïwanais représente une opportunité, ou un prétexte, pour lancer des manœuvres de grande envergure et entraîner les troupes.

Sur le plan des relations sino-américaines, est-ce que ces manœuvres peuvent aggraver encore davantage les tensions ?

Elles sont déjà très élevées, donc on n’espère que cela ne va pas les accentuer encore. Il faut cependant remettre cet exercice, certes de grande ampleur, dans le contexte plus général de ces derniers mois, dans lequel la Chine et les forces armées chinoises ont été relativement modérées par rapport à la normale de ces quatre dernières années.

Depuis 2020, il y a une montée en force de la coercition chinoise envers Taïwan par différents moyens, mais pendant la campagne électorale taïwanaise et au moment de l’élection en janvier 2024, il n’y a pas eu de manœuvres militaires particulièrement appuyées. À l’approche des élections, il y a pourtant souvent eu par le passé un renforcement de cette coercition militaire pour tenter d’orienter le vote de la population en faisant planer la menace de la guerre.

Ça n’a pas été le cas cette année. Ce qui peut l’expliquer, c’est justement le facteur américain. Aux États-Unis, on est également en campagne électorale et il y a un large consensus sur la Chine entre les démocrates et les républicains. Il y a une sorte de surenchère entre les deux partis pour savoir qui sera le plus dur à l’encontre de la Chine. Ce n’est donc pas le moment opportun pour Pékin de se montrer trop menaçant ou de déstabiliser excessivement son environnement régional. Cela donnerait l’occasion aux républicains d’accuser les démocrates d’être trop faibles et forcerait ces derniers à se montrer encore plus durs.

Est-ce qu’on peut espérer une désescalade des tensions ?

L’exercice dure deux jours, donc il va se terminer et les forces chinoises vont se retirer. On peut anticiper un retour à la « normale », mais cette normalité est très évolutive depuis quatre ans. Depuis 2020, c’est une courbe ascendante en termes d’activités militaires et de montée des tensions, donc on est depuis plusieurs années dans un niveau de tensions élevé qui continue de croître.

Ainsi, oui, la pression peut redescendre dans les semaines à venir. Mais si on élargit la focale sur les quatre dernières années, la Chine vient de franchir un nouveau palier. Les zones d’exercice annoncées par les autorités chinoises, par exemple, sont plus proches du territoire taïwanais que lors de l’exercice de 2022, et deux d’entre elles se trouvent de l’autre côté de la ligne médiane de démarcation du détroit. Par ce type d’exercice, Pékin va toujours plus loin dans la négation du statu quo et met en péril la paix et la stabilité.

[…]

>>> Retrouvez l’interview complète de Marc Julienne sur le site de Marianne.

Comment l’Europe du Sud a préparé sa propre submersion

Comment l’Europe du Sud a préparé sa propre submersion

par Tawfik Bourgou* – CF2R – publié le 16 mai 2024

https://cf2r.org/tribune/comment-leurope-du-sud-a-prepare-sa-propre-submersion/


*Politologue. Maître de Conférences habilité à diriger des recherches, Université Jean Moulin Lyon 3. Membre du Conseil Scientifique du CF2R

 

 

La création d’un « Hot Spot » en Tunisie et la labellisation de pays « sûrs » mises en œuvre par les pays européens, ou ceux de l’Union européenne, ne sont qu’un indicateur des impacts négatifs et dévastateurs des politiques occidentales dans sa proche périphérie au cours des treize dernières années. En agissant à la remorque des États-Unis, les Européens ont créé les conditions de leur propre submersion. Car en effet, s’il n’y avait pas eu ingérences destructrices dans la proche périphérie de l’Europe, les « Hot spots » n’auraient jamais été nécessaires.

Ce tragique aboutissement s’explique par une suite de fautes stratégiques commises par les occidentaux en dépit du bon sens, qui ont produit un effet boomerang auquel ne croyait pas les auteurs des ingénieries dévastatrices. Cet aboutissent augure d’un épisode encore plus dangereux pour l’Europe du Sud.

Immigrations massives déjà à l’œuvre, terrorismes, arrivée au pouvoir dans les pays de la périphérie des islamistes proches des Frères musulmans notoirement anti-occidentaux… tous ces évènements sont, au moins partiellement, les contrecoups de mauvaises politiques occidentales, principalement américaines, dans la proche périphérie de l’Europe, spécialement sur son flanc sud et sur sa frontière orientale – au Moyen-Orient, du Liban au le croissant fertile, jusqu’à la frontière de l’Iran.

Tout au long d’une dorsale qui va du Golfe arabo-persique jusqu’à la Mauritanie, on assiste à une suite de déflagrations dues à des ingérences souvent volontaires, mal calculées, et mal maitrisées. Certaines répondaient à une stratégie d’homogénéisation d’espaces que les « grands » stratèges occidentaux ne connaissaient même pas, ou à peine à travers de simples lectures de vulgarisation. Ce fut le cas au lendemain des évènements de 2010-2011, lorsque, sous influence des Frères musulmans, les États-Unis entreprirent de créer une zone contrôlée par la confrérie de l’Égypte à la Tunisie, supposé faire jonction symboliquement avec la Turquie de l’AKP.

A l’arrière de ce corridor qui n’a jamais pu se concrétiser, on observe un espace se caractérisant par des guerres, de destructions d’États, l’affaiblissement de sociétés et de remparts politiques annonçant une possible submersion de l’Europe du Sud à brève échéance.

Des fautes stratégiques certes, mais aussi certains agissements calculés ont produit ces effets dévastateurs et ont conduit à affaiblir durablement des alliés et à faire disparaitre d’anciens supplétifs et vassaux.

Pendant que les regards sont dirigés vers l’Ukraine et le Moyen-Orient, une montée des troubles subsahariens est en train d’avaler l’Afrique du Nord et le Maghreb, en particulier deux pays situés à quelques encablures de l’Europe : la Libye et la Tunisie. Les ingérences calculées, entre 2010 et 2024, sont l’action la plus immorale de l’histoire diplomatique et militaire de ces vingt-cinq dernières années. Elles sont à la source d’un dangereux processus qui va impacter l’Europe du Sud.

Dans ce processus, actions volontaires, faiblesses et vulnérabilités se sont combinées et se sont renforcés. Certaines sont dues à d’anciennes situations locales, mais le détonateur a été les désastreuses actions américaines menées entre 2003 et 2024 dans la proche périphérie de l’Europe du Sud. Ces ingérences, menées au nom de la « démocratisation », entre 2010 et 2024, ont abouti à des désastres économiques, politiques, sociaux et menacent de faire disparaitre plusieurs pays. « State Building » et « Democracy Building » ont engendré des zones grises, l’apparition de mafias, le développement des trafics de drogues et d’êtres humains, une dégradation des conditions de vie des populations et l’apparition de dictatures ouvertement anti-occidentales. Un désastre régional passé sous silence.  

Ces actions ont également entrainé une fragilisation de l’Europe Sud. L’Italie, la France, l’Espagne, feignent de ne pas voir les signes avant-coureurs d’un effondrement possible de la Tunisie, affaiblie par le jeu des États-Unis, du Qatar, de la Turquie, de l’Algérie et des milices libyennes. Son affaiblissement est surtout dû à la montée vers le nord des troubles subsahariens. La Tunisie est aujourd’hui confrontée à une invasion venant du sud qui remonte vers la côte méditerranéenne, en forçant tous les passages vers la Tunisie, via ses frontières avec l’Algérie et la Libye.

Nous assistons de facto à la submersion de l’Afrique du Nord par les migrants subsahariens fuyant les troubles politiques et ethnoreligieux de leurs pays d’origine. Le phénomène s’est accéléré en Tunisie ces dernières semaines, ce qui montre un délitement de tout le système frontalier. Plus rien ne peut bloquer la montée vers le nord des populations provenant d’un bassin démographique subsaharien de quelques centaines de millions. Si la Tunisie cède, cette masse humaine se déversera sur les côtes de la Méditerranée du Sud, face à la Sicile.

C’est désormais une question de temps. On observe que rien n’arrête désormais le passage des migrants remontant du Niger, du Soudan, de la Côte d’Ivoire, de Cameroun.

A l’est, l’Algérie, n’entrave pas leur passage à travers son territoire vers la Tunisie, et les milices libyennes le facilitent même, à l’Ouest, en lien avec les mafias tunisiennes.

Pour avoir affaibli la Tunisie et la Libye, pour avoir indirectement participé à la destruction de leurs économies, les États-Unis, mais surtout les pays d’Europe du Sud, se trouvent désormais face à une digue qui menace de lâcher, à un flux humain qui peut les impacter immédiatement et durablement. Un mouvement migratoire de même niveau, sinon plus important, que celui qui menace les Etats-Unis à partir du Mexique.

Six fautes stratégiques occidentales expliquent le naufrage actuel et annoncent une prochaine déflagration de dimension mondiale.

 

  1. Un pacte faustien avec l’islam politique

Le premier acte de cette longue suite de fautes stratégiques a certainement été le pacte signé avec les moudjahidines afghans il y a environ quarante-cinq ans, par l’intermédiaire des Saoudiens et des Pakistanais. Les États-Unis croyaient naïvement, rééditer ce qu’ils avaient déjà fait dans les guerres asiatiques qui consistait à se rapprocher de groupes armés luttant contre le même adversaire, et à leur fournir les moyens d’augmenter l’efficacité de leur action contre leur ennemi commun. On se rappellera longtemps de la tirade de Brzezinski s’adressant aux rebelles afghans leur affirmant qu’ils se battaient pour Dieu. A l’époque il n’avait pas précisé de quel Dieu il s’agissait.

Le résultat a été un pacte faustien avec tous les islamismes et surtout une appétence particulière pour les montages d’actions de guerres hybrides à la périphérie de l’URSS. C’est à la faveur de cet épisode qu’on découvre un modèle d’intervention qui sera par la suite dupliqué sur d’autres théâtres : une troupe combattante hétéroclite, un pays qui finance la guerre et un pays frontalier de la zone de conflit par lequel transite la logistique et qui, via ses élites au pouvoir, est autorisé à prélever sa dime. Une corruption s’installe ainsi, profitant de la zone grise toute proche. L’armée pakistanaise a été un des acteurs qui a le plus profité matériellement de la proximité de la guerre soviéto-afghane (1979-1989). A parti des années 2010, le parti tunisien Ennahdha a profité lui aussi de la manne qui passait par le sud de la Tunisie en direction de rebelles libyen de l’islamiste terroriste Abdelhakim Bel Haj, ancien pensionnaire de Guantanamo, grimé en démocrate pour les besoins de l’accommodement washingtonien avec l’islam politique. Ces bases-arrières de logistique et de renseignement se muent toujours en zones mafieuses et finissent toujours par gangrener tout un pays. La Tunisie est un exemple de plus.

L’implantation de mafias sur la frontière tunisienne est due à l’afflux de fonds et de matériels payés par le Qatar sur demande américaine et avec l’aide de pays européens. La fin de la guerre directe en Libye a laissé place à un système criminel qui a démoli l’économie du sud de la Tunisie, qui l’a intégrée dans les réseaux de l’immigration clandestine, dans l’économie du terrorisme et, plus récemment, dans celles du trafic des drogues dures qui submergent le pays depuis le golfe de Guinée.

L’Arabie saoudite et le Pakistan furent les premiers acteurs de ce modèle que les États-Unis vont dupliquer ensuite en Afghanistan avec l’État taliban. Ce sont les mouvements armés par Washington à l’occasion de ces guerres hybrides, qui sont au moins partiellement, derrière les attaques d’Al-Khobar (1996) de l’USS Cole (2000) et du 11 septembre 2001. Pourtant, cette méthode sera réutilisée en Syrie pour démolir le régime de Bachar Al Assad. La Jordanie et la Turquie ont en cette occasion servi de bases-arrières, les riches régimes du Golfe ont financé l’opération et la Tunisie a fourni la chair à canon. Ce pays a ainsi été offert aux islamistes par l’administration Obama. Mais ce mode d’action a échappé à ses créateurs et s’est reproduit à l’infini, notamment au Sahel où il vient de se reconstituer après les départs de la France et des États-Unis et commence à avancer dans le sillage des vagues migratoires subsahariennes vers l’Afrique du Nord et spécialement la Tunisie.

Sans le pacte faustien avec l’islam politique djihadiste, il n’y aurait pas eu le 11 septembre 2001, ni les attaques de Paris et de Nice. Ce modèle s’est retourné contre ses initiateurs, ainsi que l’illustre le chaos régnant au Yémen, au Soudan, en Libye, dans le Sahel et au Mali. Son prolongement vers l’espace occidental ne saurait tarder et contribuer à son effondrement

 

  1. Une destruction des États et leur confessionnalisation

La seconde faute stratégique a été la destruction de l’Irak par l’administration Bush junior. Cette guerre d’invasion a eu un double effet dévastateur de dimension planétaire. D’abord elle a rompu l’équilibre sunnites-chiites au Moyen-Orient, rendant possible ce qui n’était pas envisageable par les naïfs stratèges de la Maison Blanche : une jonction entre acteurs chiites et sunnites dans le combat contre l’Occident.

Depuis le 7 octobre 2024, le monde occidental découvre que le Hamas se coordonnait avec les Houthis et l’Iran chiite. Or, il était connu depuis 1979, que les Frères musulmans étaient une référence, au moins institutionnelle, pour la République Islamique et que depuis lors, leur coopération n’a jamais cessé.

Ainsi, quand Morsi prend le pouvoir en Égypte avec l’assentiment du couple Obama-Clinton, il entreprend de se rapprocher de l’Iran. En rompant cet équilibre Bush et ses stratèges ont créé une situation inédite au Moyen-Orient : la disparition d’un État arabe assurant un équilibre régional. En octroyant le rôle de puissance tutélaire à la Turquie, l’administration Obama va accentuer la mainmise de la confrérie sur les rouages du monde arabe, amenant d’ailleurs certains pays arabes du Golfe à chercher d’autres alliances et éviter ainsi le huis clos avec Washington. Sous influence des Frères musulmans depuis 2003 au moins, les administrations américaines successives se sont lourdement trompées de supplétif local.

La guerre en Irak a ainsi provoqué une onde de choc planétaire et symbolique : une guerre d’ingérence déclenchée au nom de loufoques motifs aboutissant à la multiplication de conflits régionaux. Ce conflit a créé un précédent, car il a vu une puissance majeure, les États-Unis, piétiner le droit international. Les analystes de la guerre en Ukraine soulignent que, délibérément oublieux de leur histoire, les États-Unis reprochent la même chose aux Russes. Surtout, la quasi-disparition de l’Irak a ouvert la porte à l’Iran, à la destruction de la Syrie et, par ricochet à celle du Liban. L’actuelle guerre secrète d’ingérence au Soudan va ouvrir un nouveau chapitre dangereux : la montée vers le nord de plus de 2,2 millions de personnes que l’Égypte ne pourra pas endiguer.

 

  1. Détruire un État et l’offrir en prébende à l’ennemi d’hier

C’est là un autre aspect des fautes stratégiques majeures des Occidentaux. Au départ l’impact devait être symbolique, mais il a finalement provoqué des bouleversements de dimension géopolitique. L’Occident, les États-Unis, feignent de l’ignorer. Cependant les effets de la déstabilisation de l’Afrique du Nord seront dévastateurs à très court terme pour les pays de l’Europe du Sud, principalement pour l’Italie. Historiquement, c’est vers 2003-2004 que les stratèges de la Maison-Blanche entreprennent de transformer la Tunisie – contre l’avis de son peuple d’ailleurs – dans une nouvelle action de pompier-pyromane.

A l’époque, se basant sur des indicateurs (taux d’alphabétisation, participation des femmes à la vie économiques, IDH, etc.), certains milieux washingtoniens décident de faire de la Tunisie le laboratoire central de leur stratégie transformationnelle de démocratisation. Ils initient alors des contacts avec les « opposants » au régime par l’entremise de Londres.

Les Britanniques englués dans leur Londonistan, voulant se débarrasser de leurs encombrants islamistes dans le sillage des attentats de Londres (2005), entreprennent alors de jeter des ponts entre les Frères musulmans tunisiens, qu’ils accueillent et protègent sur leur sol, et les services américains.

Après sa prise de fonction Obama, réactive cette action mais pas dans le même objectif que l’administration Bush. Les Sémocrates n’apprécient que modérément les États issus de la décolonisation, notamment l’État tunisien bourguibiste construit sur le modèle français. A la recherche d’un nouveau pacte avec les islamistes pour sortir d’Irak et d’Afghanistan, le couple Obama/Clinton, profite des troubles sociaux en Tunisie pour pousser plus en avant le projet d’un laboratoire nord-africain d’accommodement de la démocratie et de l’islam des frères musulmans.

C’est ainsi que lors de la réunion de Paris, en février 2011, en raison des troubles en Égypte, qu’il fut convenu de livrer la Tunisie à la nébuleuse islamiste qui n’a jamais eu pour intention d’appliquer les idées démocratiques.

Le projet de la « Democracy Building » dans sa version obamienne va avoir pour premier effet le démantèlement du système sécuritaire et du renseignement tunisien, ce qui aura pour conséquence l’afflux de djihadistes en Tunisie, les débuts d’une immigration clandestine – de plus en plus massive – vers l’Europe, et l’enracinement d’une mafia aux frontières du pays en lien avec la zone sahélo-saharienne.

La Tunisie connait alors des vagues d’attentats terroristes, parfois perpétrés par des Algériens ; puis l’Europe connaitra des attaques venant de Tunisie. En détruisant l’État tunisien et son système sécuritaire – parfois avec le consentement d’officines et de services de renseignement -, l’Occident rompt un premier rempart entre ses côtes et l’espace subsaharien où se joue aujourd’hui son propre avenir. Plus aucun État tampon ou rempart ne sépare l’Europe du Sud du plus grand bassin migratoire au monde.

Les tentatives de l’Italie de Georgia Melloni sont vouées à l’échec. Ses accords ont été conclus avec un régime faible à l’économie effondrée qui n’a aucune stratégie de protection de ses frontières, largement vassalisé par l’Algérie dont l’objectif est désormais de faire pression sur l’Europe via la Tunisie, quitte à la démolir. L’Algérie agit avec la Tunisie comme agissait jadis Hafez El-Assad contre l’Occident, via le Liban.

Quant à la Libye, sous la férule des turco-qataris, elle pousse, bénéficiant de la mansuétude américaine, des milliers de subsahariens vers la Tunisie pour faire chuter le régime de Saied et rétablir le régime les Frères musulmans, quitte à submerger l’Europe du Sud.

 

  1. Faire des guerres par convenance sans intérêt politique et sans solutions institutionnelles

La guerre de Libye fût certainement la guerre la plus bête et la plus dévastatrice. C’est celle qui a permis la naissance d’États-milices et de proto-États dans un espace qui va de la Mauritanie à la Somalie. Ce conflit, financé par le Qatar, est la principale cause de l’effondrement de l’ensemble du système sahélo-saharien. Œuvre des lubies de quelques aventuriers se rêvant en Lawrence du XXIe siècle, cette guerre a été plus dévastatrice que ne laissent entrevoir ses stigmates sur le théâtre libyen.

En intervenant en Libye, pour y installer les Frères musulmans sous la férule du Qatar et de la Turquie, l’administration Obama, mais aussi la France de Sarkozy ou le Royaume-Uni de Cameron ont fait preuve d’une méconnaissance totale de la défiance locale vis-à-vis des Frères musulmans et du rôle néfaste de la Turquie. Celle-ci a directement utilisé l’espace tuniso-libyen pour réduire la présence des pays européens dans le bassin occidental de la Méditerranée et pour créer une continuité avec sa partie orientale, s’ouvrant ainsi l’accès vers l’espace sahélien et l’Afrique subsaharienne qui les intéressaient économiquement.

Cependant, la guerre en Libye a provoqué l’effondrement de tout le système frontalier et l’effacement de la limite entre les espaces arabe, maghrébin, berbère et subsaharien. En intervenant en Libye, les États-Unis, la France et le Royaume-Uni ont cassé une limite historique. Une sorte de réédition en Libye, de la faute américaine commise en Irak qui a cassé la frontière historique et symbolique entre Perses et Arabes. C’est là une des explications de l’effondrement maghrébin en cours et de la prochaine submersion de l’Europe du Sud.

Le contrôle des frontières va passer des mains des États à celles des mafias et des ONG au financement parfois douteux et qui profitent de l’immigration massive se dirigeant vers l’Europe. L’intervention occidentale en Libye a permis la fusion des problématiques des mafias africaines et de l’immigration, de la traite des personnes humaines, de la drogue et de la prostitution, et des ONG occidentales agissant dans le domaine des secours en mer ou à terre. Ces dernières, comme les institutions onusiennes – notamment le HCR – sont devenues des supplétifs des réseaux criminels, politiques – et à terme terroristes – agissant à travers « l’industrie de l’immigration massive ».

Quatorze après cette intervention, la Libye est une zone grise où se prépare en partie la prochaine vague en direction de l’Europe du Sud, malgré les accords italo-libyens. En détruisant la Libye, le trio interventionniste a contribué à casser durablement la Tunisie. La frontière sud du pays, celle avec la Libye, est historiquement celle d’où sont venues certaines des invasions les plus destructrices qu’a connu la Tunisie et qui restent dans les mémoires collectives, notamment l’invasion hilalienne. C’est en partie par cette frontière contrôlée par les milices sous influence du Qatar et de la Turquie que remontent les vagues subsahariennes actuelles – notamment soudanaises – et qui menacent à brève échéance de faire imploser le pays. La mauvaise lecture française de l’intervention en Libye est un des facteurs explicatifs de son réengagement dans l’espace sahélien, de son échec politique et de son retrait massif. Mais là aussi, comme en Afrique du Nord, le rôle des États-Unis vis-à-vis de la France n’a jamais été neutre.

 

  1. Éliminer ses propres amis et alliés des espaces périphériques et des jeux régionaux

Depuis 2001, pour des raisons multiples, dans le cadre de la guerre contre le terrorisme (GWOT), les États-Unis se sont estimés plus légitimes pour intervenir dans certaines zones en raison de la nature de l’environnement qu’ils croyaient maitriser intellectuellement, dans le domaine de la guerre contre le terrorisme. En réalité, leur lecture des situations locales était partiellement fausses, notamment celles des lieux où seraient nées certaines des tentatives d’attaque contre les États-Unis, dont celle qui aboutit au 11 septembre 2001.

Alors que ces attaques ont été planifiées depuis l’espace afghano-pakistanais et menées par des Moyen-orientaux, durant des années l’administration Bush s’est obstinée à en situer l’origine entre l’Irak, le Maghreb et la Libye. Les États-Unis voulaient éviter – de se fâcher avec le Pakistan en raison de son importance dans l’acheminement des moyens nécessaires à leur présence en Afghanistan. Bien avant la guerre en Irak, l’administration Bush avait maladroitement tenté d’intégrer le Niger dans une sombre affaire, fabriquée de toutes pièces, pour prouver l’existence d’un trafic d’uranium entre le ce pays et l’Irak. Ce mensonge faisait fi des dénégations françaises, toutes fondées sur des renseignements fiables.

En incluant la zone MENA (Middle-East and North Africa) et l’espace sahélo-saharien dans le champ de leur guerre contre le terrorisme, les États-Unis y ont renforcé leur présence et leur rôle. De Djibouti au Burkina-Faso, ils ont alors commencé à réactiver un modèle de relations avec la France, typique de ce que fut l’alliance limitée, intéressée et piégeuse, durant la guerre d’Indochine. 2010 crée l’opportunité d’une implication plus forte des Etats-Unis dans pays et dans des espaces jusqu’alors en lien avec l’Europe et principalement avec la France. Dès lors, l’idée n’est pas l’intervention directe, mais un renversement des élites en s’appuyant sur des segments anti-européens, anti-français – essentiellement islamistes et nationalistes arabes – ou ethnicistes africanistes.

Négligeant la proximité géographique avec l’Europe, ainsi que la présence d’importantes diasporas de ces pays dans l’espace européen, les États-Unis, aidés dans certains cas par des think tanks, des « intellectuels » proches de la mouvance Frères musulmans et les mouvances ethnicistes africanistes, vont pousser, volontairement ou involontairement, le départ de la France et la fin de l’influence européenne dans cette vaste zone. Plusieurs pays européens, notamment l’Allemagne à travers certaines de ses fondations, ont participé à cet agenda américain. L’intermède de la guerre au Mali et la présence militaire française n’ont pas ralenti cette mise à l’écart et le remplacement des élites. Paradoxalement, bien que promues par Washington, elles seront les plus promptes à inviter la Chine et la Russie. Cela a été le cas en Afrique subsaharienne comme en Tunisie. Les Frères musulmans, dès leur arrivée au pouvoir, en allégeance totale vis-à-vis de l’axe Doha-Ankara-Washington, ont entrepris de démanteler l’influence de l’Europe et de la France, et sont mis à l’heure turque, tout en tissant des liens avec Pékin. De fait, la fin de la présence militaire française, facilitée indirectement par Washington, a créé un vide que les Américains se sont montrés incapables de remplir malgré le recours à la société de mercenaires Bancroft.

La présence économique européenne et française n’a pas été et ne pourra jamais être compensée par les États-Unis, la Chine ou la Russie, car Paris et Bruxelles y conduisaient une forme d’intervention étrangère aux génotypes de ces trois puissances.

L’échec d’une solution politique en Libye, l’implosion totale du Soudan, le départ des Français du Mali, du Niger et bientôt du Tchad plongent cette zone dans une situation chaotique : une combinaison djihadisme, de trafics de drogue et d’ immigration massive est déjà à l’œuvre. La jonction possible avec la guerre en Ukraine ou avec les troubles du Moyen-Orient, aujourd’hui hypothèse théorique, pourrait prendre forme à l’approche de l’été 2024.

 

  1. Faire des plus faibles les gardiens des verrous continentaux

L’ampleur de la déflagration qui se prépare amènera fatalement les Occidentaux, spécialement les pays de l’Europe du Sud, à intervenir, à brève échéance dans les pays de la rive sud de la Méditerranée. Où l’on observe, d’ouest en est, la montée d’une vague migratoire qui devient un outil entre les mains de ceux qui de près ou de loin veulent provoquer l’effondrement des États pour exercer une pression sur l’Europe du Sud. Ce qui se joue dans l’espace sahélo-saharien, en Libye et à aux frontières de la Tunisie, c’est simplement la paix civile dans la péninsule italienne et en France.

L’état d’Afrique du Nord le plus ciblé en raison de son affaiblissement, mais aussi en raison de l’enracinement des mafias de l’immigration clandestine sur son territoire et leur infiltration dans son administration, c’est la Tunisie. Le pays est aussi une cible des islamistes qui tentent de déstabiliser le régime Saeid depuis les frontières sud du pays. En 2021, le chef des islamistes tunisiens avait menacé l’Europe de vagues migratoires majeures, si elle venait à reconnaitre le coup d’État du 25 juillet 2021. Cette menace a déjà commencé à prendre forme en partie par l’entremise des milices de l’ouest libyen sous influence turco-qatarie. La perte du pouvoir en Tunisie a en effet privé les Frères musulmans du seul pays arabe qu’ils se targuaient de diriger. Elle prive également Washington du seul laboratoire d’accommodement de l’islam et de la démocratie, pourtant totalement et irrémédiablement incompatibles.

Afin de faire face à cette situation, entérinant le fait qu’ils ont perdu tout levier contre les pouvoirs africains pourvoyeurs de vagues migratoires, les pays d’Europe du Sud, spécialement l’Italie, se sont lancés dans une série d’accords pour créer des centres de rétention en hors d’Europe. Leur choix s’est porté sur la Tunisie largement détruite par l’interventionnisme américain et par une administration corrompue, elle-même relais des mafias subsahariennes de l’immigration clandestine. Ainsi, l’accord italo-libyen s’est mué en une pression migratoire contre la Tunisie. Les milices libyennes, dans le cadre de l’accord avec l’Italie, redirigent les flux de migrants vers la Tunisie pour la déstabiliser et provoquer son effondrement. Un aspect qui semble avoir échappé aux stratèges européens. D’autres proviennent d’Algérie, pays qui, dans une volonté de vassaliser la Tunisie, pousse chaque jour vers son territoire de nouvelles vagues de migrants.

L’Italie feint aussi de ne pas voir que depuis 2011, l’État tunisien a perdu le contrôle de la gestion des flux migratoires sur son sol. Le HCR est devenu de facto le gestionnaire de l’immigration transitant par ce pays. C’est là le résultat des conseils prodigués par l’Union européenne, l’Autriche et l’Allemagne. Cela n’empêche pas l’UE de reprocher à la Tunis sa perte de contrôle sur son sol… à laquelle elle a directement contribué !

De plus, le HCR, contre tous les usages et la coutume internationale, en total contradiction avec son statut et en violation de la souveraineté de l’État tunisien qui l’accueille, sous-traite son action à une ONG dirigée par un de ses ex-employés, le CTR, organisme à la gestion opaque, qui vit de la manne européenne. Un criant conflit d’intérêt, une corruption à peine dissimulée doublée d’un pillage des fonds versés par les contribuables européens.

*

Nous touchons là aux deux limites du plan européen qui sera à brève échéance un échec et qui va se traduire par le début d’une submersion massive.

La première limite c’est de rendre un pays, la Tunisie, responsable de la croissance démographique exponentielle de l’Afrique et de l’incurie des régimes subsahariens. Faire pression sur un pays en effondrement économique pour tenir une digue quand l’activité la plus lucrative de l’économie locale est la fraude et le contournement des actions de l’État, c’est tout simplement agir en amenant les réseaux criminels à créer de nouveaux marchés de contournement du « Hot Spot ». C’est aussi hâter l’émergence d’un système où vont se combiner toutes les fraudes possibles au détriment de l’État local et de l’Europe elle-même.

La seconde limite, c’est la volonté occidentale de préserver les États subsahariens quitte à démolir la Tunisie et à en faire une Somalie. Les pays africains bénéficient d’une mansuétude à laquelle le wokisme et l’afrocentrisme ne sont pas étrangers. L’Europe fait payer à la Tunisie ses fautes du passé en fermant les yeux sur les agissements des États subsahariens qui poussent leurs populations à partir vers l’Europe ou tout simplement à aller s’implanter de force en Tunisie, créant ainsi une situation de de quasi colonisation. En créant un « Hot Spot » en Tunisie, l’UE fait semblant de ne pas voir cette réalité, laquelle a déjà abouti à une explosion des tensions interethniques et à une dangereuse détestation de l’Europe et de l’Occident.

Le six fautes stratégiques que nous venons de décrire, au moins partiellement, viennent clore le chapitre des ingérences occidentales via des projets de démocratisation ou des actions militaires menées par pure convenance, sans aucun bénéfice pour les populations locales. Le chapitre « démocratisation » est définitivement fermé dans le monde arabe. C’est un échec total des États-Unis. Mais y croyaient-ils eux-mêmes ? Il est permis d’en douter profondément. En agissant avec autant de légèreté, les Américains et certains de leurs alliés, ont ouvert la boite de Pandore qui risque de provoquer à terme la déstabilisation de l’Europe du Sud.

Rafah, une opération pour rien ? par Michel Goya

Rafah, une opération pour rien ?

An Israeli soldier operates in the Gaza Strip amid the ongoing conflict between Israel and the Palestinian Islamist group Hamas, in this handout picture released on December 21, 2023. Israel Defense Forces/Handout via REUTERS THIS IMAGE HAS BEEN SUPPLIED BY A THIRD PARTY

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 18 mai 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Dans une note rédigée au début de 2023 sur la guerre d’Israël contre le Hamas et les autres organisations armées à Gaza depuis 2006, je concluais que ces séquences de quelques jours ou semaines de combats entrecoupées de mois ou d’années de calme continueraient probablement encore longtemps. Après un temps de préparation, le Hamas et autres – le Jihad islamique en premier lieu – pouvaient toujours montrer qu’ils luttaient contre Israël en tentant de percer la barrière de sécurité aéroterrestre par des tirs de projectiles divers au-dessus et des raids d’infanterie à travers, en dessous ou par la mer. De son côté, Tsahal pouvait toujours parer la majorité de ces coups et en limiter considérablement les dégâts humains pour ensuite frapper puissamment à son tour par les airs et parfois par des raids terrestres afin de tuer beaucoup plus de combattants ennemis que ses propres pertes. Malgré les précautions prises, ces raids et ces frappes tuaient aussi des centaines de civils palestiniens, ce qui ne manquait jamais de susciter une indignation internationale. On arguait cependant du côté israélien qu’il ne pouvait malheureusement en être autrement et on portait la responsabilité sur le Hamas. Au bout de quelques jours ou de quelques semaines, un accord intervenait par l’intermédiaire de l’Égypte, on revenait au point de départ et Gaza retombait dans l’oubli général jusqu’au round suivant.

A long terme, à force de « tondre le gazon » Israël espérait obtenir le renoncement d’un ennemi condamné à toujours échouer dans ses attaques et à subir des coups violents en riposte. Cette « dissuasion cumulative » pouvait même être accélérée par le rejet du Hamas par une population gazaouie lassée de souffrir à cause de lui. Le problème est que le Hamas ne voyait pas forcément les choses de la même façon. La préférence israélienne pour le contrôle à distance plutôt que par une épuisante occupation a permis à l’organisation de sortir de la clandestinité et de constituer en proto-État à Gaza. Avec l’aide de l’Iran et du « triangle Frères musulmans » (Qatar, Turquie et un temps Égypte) et en recrutant au sein de la population gazaouie, le Hamas s’est beaucoup plus renforcé qu’il ne s’est épuisé avec le temps. Ses offensives ont certes toutes échoué contre la barrière, mais sa capacité à se défendre contre celles des Israéliens n’a pas cessé non plus de croître. Les coups reçus restaient de toute façon insuffisants pour être décisifs mais suffisants pour apprendre à s’en protéger par une infrastructure adaptée et la création d’une solide et nombreuse infanterie légère. Et puis, si les tentatives de percer avaient toutes échoué, il n’était pas dit qu’elles échoueraient toujours. Sur la longue durée, le très peu probable finit fatalement par survenir. Il aura fallu pour cela la conjonction d’une attaque très bien planifiée d’un côté, avec quelques surprises tactiques comme l’aveuglement des capteurs et des armes de la barrière par des drones, et d’incroyables faiblesses conjoncturelles de l’autre. 

Après la catastrophe du 7 octobre, il y avait deux visions possibles pour Israël : considérer qu’il s’agissait d’un concours malheureux de circonstances et ne rien changer à un modèle sécuritaire jugé « normalement » efficace ou considérer au contraire que le problème était structurel et qu’il fallait changer de stratégie.

Dans le premier cas, on se contenterait de refaire en plus grand Plomb durci, Pilier de défense ou Bordure protectrice, avec ses deux variantes de pur siège aérien ou de siège aérien + raids terrestres. À la fin de la séquence, que l’on pouvait estimer empiriquement comme étant quatre fois celle de Bordure protectrice en 2014, soit six mois et 250 soldats israéliens tués, Gaza serait en plein chaos, mais le Hamas et ses alliés seraient très meurtris et ils auraient peut-être accepté de libérer les otages en échange d’une réduction de la pression.

Dans le second cas, la seule stratégie alternative consistait à reconquérir le territoire de Gaza, en ménageant autant que possible le terrain et la population, par principe mais aussi pour préserver son image et mieux préparer l’avenir, y démanteler le Hamas et le ramener à la clandestinité tandis qu’une nouvelle administration, logiquement de l’Autorité palestinienne, serait mise en place avec l’aide internationale. Le Hamas ne serait toujours pas éradiqué, mais il ne constituerait plus un proto-État. Les otages seraient libérés par négociations (et donc des concessions) et/ou par la recherche au sein d’un espace quadrillé.

Le choix qui a finalement été fait entre ces deux possibilités n’était pas forcément très clair au départ. Il n’y a pas en effet de grandes différences initiales entre une opération de conquête-contrôle de territoire et un grand raid, aller-retour de nettoyage de zone. Cela partait cependant plutôt mal avec l’instauration du blocus, du black-out médiatique et surtout la phase de préparation du mois d’octobre. Une phase de préparation par le feu de l’artillerie mais surtout de la force aérienne avant une offensive terrestre, n’est pas forcément indispensable mais n’est pas scandaleuse non plus. Tout dépend de l’indice de dommages collatéraux considéré, en clair le nombre de civils que l’on accepte de tuer pour avoir des résultats. Très clairement, malgré toutes les dénégations et les réelles précautions prises, cet indice a été choisi à niveau très élevé dès le départ. La campagne aérienne du mois d’octobre a été d’une violence inédite pour la population, même en convoquant tous les exemples internationaux similaires depuis 1991. Au bilan de cette campagne, le Hamas bien protégé, y compris derrière les gens, a subi quelques pertes mais beaucoup moins que la population meurtrie et ballottée ainsi que le capital de sympathie pour Israël qui s’est très vite dégradé. Les frappes n’ont jamais cessé par la suite, mais le premier rôle a été donné à partir du 27 octobre aux opérations terrestres visant à conquérir successivement les trois grands centres urbains de Gaza : Gaza-Ville, Khan Yunes et Rafah. A la fin du mois de décembre, les forces israéliennes avaient conquis la presque totalité du nord et combattaient autour de Khan Yunes. On ne pouvait alors encore totalement préjuger de la stratégie choisie, même si l’absence totale de projet de futur politique de Gaza du la part du gouvernement israélien donnait quelques indices. Avec la réduction des forces puis leur retrait dans le nord à partir de janvier, puis le retrait de la 98e division du sud en avril, il n’y avait plus de doute. Les Israéliens coupaient le territoire en deux en conservant le contrôle du corridor central avec plusieurs brigades de réserve mais revenaient pour le reste à leur politique de contrôle à distance par des frappes et des raids, sans même avoir terminé l’opération de nettoyage avec le raid sur Rafah. Bien entendu et malgré le contrôle central ou la destruction d’un certain nombre de tunnels, le Hamas reprenait comme d’habitude le contrôle des espaces abandonnés.

Retour donc à la case départ avec le chaos en plus à Gaza. Le seul bilan que peut désormais présenter le gouvernement est d’avoir tué 13 000 combattants ennemis (Institute for National Security Strategy), preuve que le kill ratio était sans doute le seul objectif. Dans les faits, ce nombre comprend aussi les pertes palestiniennes en Israël les 7 et 8 octobre 2023, soit environ 1 500 hommes, et il est sans doute pour le reste, et comme d’habitude dans ce genre de situation, un peu exagéré à la hausse. Toujours est-il que la mort d’environ 10 000 combattants ennemis est effectivement à mettre à l’actif de Tsahal. C’est bien plus que tous les combats précédents contre le Hamas depuis 1987 réunis. En comptant les blessés graves et les prisonniers, c’est peut-être la moitié du potentiel initial ennemi, Hamas, Jihad islamique, FPLP, Tanzim, etc. qui a été éliminé.

Le premier problème est que ce résultat, légitime, a été payé très cher. Tsahal déplore la mort de 279 soldats et un millier de blessés plus ou moins graves à l’intérieur de Gaza. C’est beaucoup en valeur absolue pour Israël mais c’est peu en valeur relative par rapport à l’ennemi, de l’ordre de 1 pour 35. Mais pour atteindre ce ratio Tsahal a beaucoup plus usé de la puissance de feu massive que du combat rapproché de précision. De ce fait, le risque s’est aussi largement déplacé vers la population environnante. Pour rappel, l’armée de l’Air israélienne se vantait d’avoir lancé 6 000 projectiles dans la seule première semaine. On imagine ce que cela peut donner au bout de six mois et le nombre de bombes qu’il a fallu pour tuer un seul combattant ennemi. Le 12 mai, Benjamin Netanyahu lui-même évoquait un totale de 30 000 morts palestiniens à Gaza, un chiffre pas très éloigné du très contesté Ministère de la santé palestinien qui parle lui de 34 000. Netanyahu utilisait même ce chiffre et celui des pertes ennemies revendiquées pour dire que cela faisait du 1 pour 1 entre civils et combattants palestiniens. Dans les faits on est sans doute plus proche du 2 pour 1 – comme l’indiquait d’ailleurs en décembre 2023 le porte-parole de Tsahal – mais il faut bien comprendre qu’il n’y a pas du tout de quoi se vanter d’un 1 pour 1. Si l’accusation de génocide est absurde, celle de crimes de guerre par mépris des principes de précautions et de discrimination est plus solide, et ce n’est évidemment pas à la gloire de ce gouvernement, quelles que soient les excuses qu’il puisse évoquer. L’image d’Israël est aussi très endommagée, ce qui était considéré par le gouvernement comme inévitable – personne ne nous aime de toute façon – et sans importance, double erreur. 

Le pire est que cela n’a peut-être pas servi à grand-chose. Comme le terrain n’est pas contrôlé en surface, rien n’empêche le Hamas et les autres groupes armés de s’y implanter à nouveau, et « de se refaire » en recrutant parmi tous ceux qui ont quelques raisons nouvelles de détester Israël et de vouloir se venger. Bref, on a bien assisté au retour de la « tonte de gazon » puissance dix, avec certes une sécurité assurée à court terme pour Israël sur son territoire face à Gaza et une dose de satisfaction dangereuse, mais au prix d’une menace accrue à long terme. À cet égard, lancer maintenant l’opération de nettoyage sur Rafah n’apportera pas grand-chose de plus – au mieux quelques milliers d’ennemis éliminés en plus – mais à un prix encore plus élevé qu’ailleurs alors que la population y est très dense et qu’on s’y trouve à la frontière égyptienne. 

On peut l’affirmer maintenant : le gouvernement Netanyahu n’a pas eu le courage de se désavouer et de changer de stratégie, or celle-ci est probablement destinée à échouer. Pour obtenir la libération des otages et extirper définitivement le Hamas de Gaza, il faut trouver autre chose que la seule destruction à distance.

Vidéo. Proche-Orient : la paix a-t-elle encore un avenir ? E. Danon

Vidéo. Proche-Orient : la paix a-t-elle encore un avenir ? E. Danon

Par Eric DANON, Hugo LECLERC, Marie-Caroline REYNIER, Pierre VERLUISE – Diploweb – publié le 11 mai 2024   

https://www.diploweb.com/Video-Proche-Orient-la-paix-a-t-elle-encore-un-avenir-E-Danon.html


Intervenant : Éric Danon, ambassadeur de France en Israël d’août 2019 à juillet 2023 et actuellement consultant international. Il s’exprime à titre personnel.
Synthèse de la conférence par Marie-Caroline Reynier, diplômée d’un M2 de Sciences Po. Co-organisation de la conférence Pierre Verluise, fondateur du Diploweb, avec l’ADEA MRIAE de l’Université Paris I et le Centre géopolitique. Images et son : Hugo Leclerc. Photos : P. Verluise. Montage : Hugo Leclerc et Pierre Verluise.

Quelle est la situation fin avril 2024 dans la guerre opposant Israël et le Hamas ? Pourquoi les pays arabes, et tout particulièrement ceux de la Méditerranée, n’ont-ils rien fait pour favoriser l’émergence d’un Etat palestinien ? Pourquoi l’Arabie Saoudite peut-elle jouer le rôle de médiateur dans le conflit israélo-palestinien ? Que faut-il faire concrètement ? Eric Danon s’exprime à titre personnel. Ambassadeur de France en Israël d’août 2019 à juillet 2023, il apporte des éléments de réponse lors d’une conférence publique en Sorbonne.

Conférence organisée par Diploweb.com, le 25 avril 2024, en partenariat avec l’ADEA MRIAE de l’Université Paris I.

Cette vidéo peut être diffusée en amphi pour nourrir un cours et un débat. Voir sur youtube/Diploweb

Synthèse de la conférence par Marie-Caroline Reynier, validée par E. Danon

Quelle est la situation au 25 avril 2024 dans la guerre opposant Israël et le Hamas ?

SE M. Éric Danon explique que cette guerre va durer. De fait, les deux protagonistes souhaitent qu’elle continue car ils n’ont pas atteint leurs objectifs respectifs.

En effet, Israël poursuit trois objectifs officiels : détruire le Hamas le plus possible, récupérer les otages et faire de Gaza une zone ne représentant pas de menace. Ceux-ci ont été atteints à moitié. À cela, s’ajoutent trois objectifs officieux. Premièrement, Israël souhaite rebâtir une dissuasion afin qu’aucun groupe n’ambitionne de faire pareil que le Hamas. Deuxièmement, Israël veut pouvoir surmonter le très fort traumatisme du 7 octobre 2023. Enfin, au vu de ses relations tendues avec le président J. Biden, B. Netanyahou cherche à faire durer la guerre au moins jusqu’au 5 novembre 2024, date de l’élection présidentielle américaine, car il ne souhaite pas faire le cadeau de la paix au président actuel.

De son côté, le Hamas a trois objectifs officiels : rentrer en Israël et tuer le maximum de personnes, capturer le plus d’otages possibles pour les échanger avec des prisonniers et préempter l’objet « résistance palestinienne » en montrant qu’il est le plus crédible pour porter ce combat. Enfin, il a également comme objectif officieux d’être présent à la table des négociations du jour d’après.

Eric Danon
Centre Panthéon de l’Université Paris 1 Sorbonne, 25 avril 2024. Crédit photographique : Pierre Verluise pour Diploweb.com
Verluise/Diploweb.com

Dans l’atmosphère actuelle, SE M. Éric Danon sent deux peuples en souffrance. Du côté israélien, cette souffrance est liée aux actes des terroristes du Hamas. À cet égard, il souligne un paradoxe : les Israéliens considèrent que le gouvernement actuel porte une responsabilité dans l’attaque menée par le Hamas mais, dans le même temps, ils ne veulent pas lâcher ce gouvernement.

Quant à eux, les Palestiniens vivent le désastre de ce qui produit à Gaza mais prennent aussi conscience que les pays arabes, notamment méditerranéens, ne sont pas intéressés par la fin du conflit. La jeunesse palestinienne réalise ainsi qu’ils ont toujours été empêchés, depuis 1949, d’avoir un État par leurs dirigeants ou par ces pays arabes.

Pourquoi les pays arabes, et tout particulièrement ceux de la Méditerranée, n’ont-ils rien fait pour favoriser l’émergence d’un Etat palestinien ?

Premièrement, SE. M. Danon note que la cause palestinienne constitue un puissant levier de politique intérieure pour les pays arabes. En effet, elle permet d’entraîner la population en faveur des gouvernements au pouvoir.

Deuxièmement, si les populations des pays arabes s’entendent très bien, leurs gouvernements ne s’apprécient pas, comme le souligne la rivalité entre le Maroc et l’Algérie ou celle entre la Tunisie et l’Égypte. De fait, le rejet d’Israël contribue à rassembler ces pays lorsqu’ils se réunissent, par exemple lors des sommets de la Ligue arabe. Pour que cette entente dure, ils ont donc tout intérêt à ce que le conflit perdure.

Troisièmement, si le conflit israélo-palestinien prend fin, Israël pourrait devenir encore plus puissant. Israël est déjà une puissance déterminante du Proche-Orient dont le PIB (525 milliards de dollars) est supérieur à l’addition du PIB de tous les pays qui l’entourent. Ce conflit, et notamment la dégradation d’image engendrée ainsi que les pertes économiques représentées par les appels au boycott, demeure un frein qui empêche Israël de devenir une superpuissance.

Quatrièmement, SE. M. Danon évoque une raison psychologique, liée au concept de dhimmitude (le « dhimmi » étant celui qui a un statut dégradé dans le monde musulman). Il apparaît pénible pour les pays arabes que des non-musulmans puissent faire mieux qu’eux en termes de gouvernance, d’économie et de sécurité.

Enfin, le statut de Jérusalem demeure une des réticences essentielles à la création d’un État palestinien. Le fait que la Palestine récupère ce lieu saint (la mosquée Al-Aqsa) pourrait ne pas convenir à l’Arabie Saoudite ou à l’Iran.

Eric Danon
Centre Panthéon de l’Université Paris 1 Sorbonne, 25 avril 2024. Crédit photographique : Pierre Verluise pour Diploweb.com
Verluise/Diploweb.com

Quel est l’état du rapport de force concernant la paix au Proche-Orient ? Quels diagnostics peut-on formuler ?

Parmi les forces opposées à la paix, SE. M. Danon insiste sur le manque d’enthousiasme des pays arabes de la Méditerranée. Il souligne également que des individus sont profondément contre l’idée de la paix aussi bien du côté palestinien qu’israélien.

Ainsi, du côté palestinien, l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023 a d’abord été revendiquée comme une non-acceptation d’Israël, au sens d’un refus du partage de l’ancienne Palestine mandataire (1923-1948). En ce sens, la difficulté originelle, renforcée par l’échec des nombreuses négociations, tient à la non-acceptation de ce partage.

Du côté israélien, le sionisme messianique, qui a pris une importance grandissante pour des raisons démographiques et politiques, refuse l’existence d’un État palestinien. Ainsi, le massacre du caveau des Patriarches commis par un colon juif fanatique en 1994 puis l’assassinat du Premier ministre israélien Yitzhak Rabin par un juif religieux d’extrême-droite en 1995 ont eu pour but de tuer le processus d’Oslo (1993). La part de ces Israéliens qui n’acceptent pas d’abandonner leurs idéaux pour la paix a augmenté, passant de 25% en 1993 à plus de 40% en 2024. Enfin, dans les territoires occupés de Cisjordanie, les gens s’installant ne le font plus exclusivement pour des raisons religieuses (comme les Juifs messianiques) mais également pour des motifs économiques. Ce faisant, quasiment 700 000 personnes vivent dans ces territoires occupés, ce qui rend compliquée toute évolution de la situation.

Pour autant, la majorité des Palestiniens et des Israéliens de la société civile veulent la paix. Mais, les extrémistes des deux camps parviennent à bloquer les processus de paix.

Dès lors, étant donné les fortes incertitudes, SE. M. Danon propose trois diagnostics pour avancer.

Premièrement, il récuse l’utilisation du terme « solution »(l’expression « solution à deux États » étant très présente dans le débat public) pour parler du conflit israélo-palestinien, et lui préfère l’expression de « tectonique des puissances ». Selon lui, il ne faut pas penser les dynamiques politiques en termes de « solution » mais plutôt d’évolution.

Deuxièmement, il soutient que la paix est aussi une question de personnes capables de la faire advenir. Or, sortir de ce conflit requiert des gens à la hauteur, ce qui n’est pas le cas au premier trimestre 2024.

Troisièmement, au vu du rapport de forces déséquilibré entre Israël et la Palestine, il n’est pas possible de les laisser négocier face-à-face. Il faut donc une médiation. Or, celle-ci ne peut pas s’articuler exclusivement autour des Etats-Unis, médiateur traditionnel, car sa proximité vis-à-vis des Israéliens tend à les disqualifier. SE. M. Danon défend donc une double médiation menée par l’Arabie Saoudite avec les Etats-Unis.

 
Eric Danon
Centre Panthéon de l’Université Paris 1 Sorbonne, 25 avril 2024. Crédit photographique : Pierre Verluise pour Diploweb.com
Verluise/Diploweb.com

Pourquoi l’Arabie Saoudite peut-elle jouer le rôle de médiateur dans le conflit israélo-palestinien ?

SE. M. Danon considère que le seul État arabe véritablement intéressé par l’arrêt du conflit est l’Arabie Saoudite. En effet, le prince héritier Mohammed ben Salmane (MBS) souhaite normaliser les relations de son pays avec Israël car il a besoin de stabilité au Proche-Orient.

Sur le plan de la normalisation politique, l’Arabie Saoudite a observé la mise en œuvre des Accords d’Abraham (2020), entre Israël et les Émirats Arabes Unis (EAU) ainsi qu’entre Israël et Bahreïn, avant de chercher possiblement à les rejoindre. Or, ces accords sont un vrai succès. Ainsi, en 5 ans, le commerce bilatéral entre les EAU et Israël a dépassé celui entre la France et Israël. Le volet politique fonctionne donc, et ces accords n’ont pas été remis en cause par les EAU ou par le Bahreïn depuis le 7 octobre 2023.

En outre, MBS souhaite prolonger cette normalisation politique classique par une « normalisation religieuse » entre La Mecque et Jérusalem. En effet, MBS, qui contrôle déjà les lieux saints de Médine et La Mecque, cherche à devenir le chef spirituel total du monde sunnite. En ce sens, il pourrait souhaiter à terme récupérer la gestion de la Mosquée al-Aqsa, actuellement sous l’administration du Waqf, c’est-à-dire un bien public durablement confié aux Jordaniens.

MBS souhaite également être celui qui va régler la question israélo-palestinienne pour rentrer dans l’histoire. Pour ce faire, il s’appuie, en termes de méthode, sur ce qu’il s’est passé dans les pays du Golfe. En effet, ceux-ci ont envoyé les étudiants des EAU, de Bahreïn etc. dans les meilleures universités mondiales pour apprendre à construire et à gérer leur pays. MBS veut reproduire ce schéma pour assurer à terme le développement d’un Etat palestinien. Et ils semblent prêt à mettre les moyens pour que cela se concrétise.

Enfin, les négociations entre l’Arabie Saoudite et Israël n’ont jamais cessé, d’autant plus que les Etats-Unis sont à la manœuvre. En effet, les Etats-Unis ont tendance à apprécier les alliances de bloc à bloc. Dans la situation présente, l’Ouest fait face à la Russie, la Chine, la Corée du Nord et l’Iran. Cependant, de nombreux pays, et notamment les pays arabes du Golfe, ne veulent pas rentrer dans cette logique.

De son côté, MBS a initialement posé deux conditions pour normaliser politiquement avec Israël : une liste de matériel militaire pour se protéger de l’Iran et une stabilisation du conflit israélo-palestinien. Ne les ayant pas obtenus, l’Arabie Saoudite a annoncé qu’elle allait baisser le niveau de conflictualité avec son ennemi potentiel, l’Iran. Ainsi, le 10 mars 2023, cassant la logique bloc à bloc des États-Unis, l’Arabie Saoudite et l’Iran ont annoncé avoir signé un accord pour reprendre leurs relations diplomatiques. Finalement, les États-Unis ont cédé sur les deux conditions posées par MBS, auxquelles a été ajoutée ensuite la livraison d’une centrale nucléaire civile.

Quelle est l’incidence de l’Iran sur le conflit israélo-palestinien ?

En raison de ses proxys (le Hezbollah au Liban, le Hamas dans la bande de Gaza et les Houthis au Yémen), l’Iran est un facteur clé dans le conflit israélo-palestinien. L’Iran a désigné Israël comme un ennemi absolu qu’il souhaite détruire. En ce sens, l’Iran représente une « menace existentielle » pour Israël, même si le risque de mise à exécution de cette menace est très faible . Pour autant, l’Iran cherche à développer un axe chiite dans la zone et se focalise sur la destruction d’Israël.

De plus, l’Iran a inscrit le nucléaire dans son récit national. Il met en place des installations capables d’enrichir l’uranium à des degrés militaires, et se rapproche donc d’un pays du seuil. L’accord de Vienne sur le nucléaire iranien (Joint Comprehensive Plan of Action, JCPoA), signé en 2015 après 16 ans de négociation, prévoyait de limiter l’enrichissement iranien. Mais, en 2018, D. Trump, poussé par B. Netanyahou, a cassé cet accord, ce que SE. M. Danon considère comme la plus grosse erreur stratégique des Etats-Unis depuis l’invasion de l’Irak en 2003. Dès lors, les pays occidentaux n’ayant pas de plan B, il est probable que ce soit la Russie qui s’occupe de cette question, avec l’appui de la Chine. Dans cette perspective, l’Iran va devenir un pays du seuil, ce qui va renforcer l’Iran dans sa posture. Surtout, ce ratage occidental va avoir des conséquences pour Israël, qui va se trouver sous la menace d’un pays du seuil.

Cependant, SE. M. Danon estime que cette situation ne va pas entraîner une guerre entre l’Iran et Israël. En effet, l’Iran est affaibli sur le plan intérieur car la population n’apprécie pas le gouvernement des mollahs et le pays est durement touché par les sanctions économiques. Pour autant, ce n’est pas le moment opportun pour attaquer l’Iran car cela pourrait susciter un fort sursaut nationaliste iranien. En outre, Israël ne peut pas tenir longtemps seule une guerre contre l’Iran. Si l’on s’en réfère à Clausewitz, il apparaît compliqué de faire rivaliser 9 millions d’habitants (Israël) contre 88 millions (Iran). Dès lors, afin d’anticiper au mieux une potentielle frappe en retour de l’Iran, Israël cherche à monter à l’avance une coalition suffisamment dissuasive. Récemment, une pré-coalition s’est formée entre les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, la Jordanie et l’Arabie Saoudite.
Au vu des liens entre le Hamas qui a préempté la résistance palestinienne et l’Iran, se profile donc une bataille géopolitique des chiites, emmené par l’Iran, face au monde sunnite, mené par l’Arabie Saoudite avec l’appui des Occidentaux.

Que faut-il faire concrètement ?

Outre le fait de changer les responsables à la manœuvre dans les deux camps, SE. M. Danon préconise une médiation équilibrée qui tient compte de la réalité des Palestiniens. Celle-ci doit prendre son temps car envisager un Etat palestinien à court terme serait prématuré. En effet, il est nécessaire de construire une gouvernance solide pour que les Israéliens puissent accepter un État palestinien.

Si le conflit israélo-palestinien est de nature géopolitique, il comporte une autre composante déterminante, la dimension religieuse. En effet, les Messianiques juifs refusent de lâcher les territoires pour des raisons religieuses. Une difficulté structurelle à gérer le Mont du Temple persiste. Enfin, les politiques et diplomates souhaitant le compromis se heurtent à la radicalité religieuse. L’attentat du 7 octobre 2023 en est le symbole. Par conséquent, cette montée du religieux déplace les frontières du conflit israélo-palestinien. En effet, le Palestinien est devenu un symbole du refus de l’histoire et des valeurs de l’Occident.

Enfin, au-delà de l’action politique, SE. M. Danon incite ceux qui choisissent leur camp à garder au fond d’eux de la compassion et de l’empathie pour ce qu’il se passe de l’autre côté.

Copyright pour la synthèse 7 mai 2024-Danon-Reynier/Diploweb.com

Guerre en Ukraine : face à l’offensive surprise de l’armée russe, Kharkiv évacue des habitants

Guerre en Ukraine : face à l’offensive surprise de l’armée russe, Kharkiv évacue des habitants

Le président ukrainien a rapporté vendredi soir des « combats intenses » sur toute la ligne de front de cette région frontalière à la Russie. Environ 1700 personnes ont dû être évacuées. Pour aider l’Ukraine à contrer cette nouvelle attaque féroce de l’armée russe, Washington a débloqué hier soir une nouvelle aide militaire en urgence.

« Au total, 1.775 personnes ont été évacuées », a écrit le gouverneur de la région de Kharkiv sur les réseaux sociaux.
« Au total, 1.775 personnes ont été évacuées », a écrit le gouverneur de la région de Kharkiv sur les réseaux sociaux. (Crédits : Stringer)

 

Depuis vendredi, Kharkiv, ville et région ukrainienne frontalière de la Russie, est de nouveau le théâtre d’affrontements violents. Conséquence immédiate : des centaines de personnes ont été évacuées de cette zone, a déclaré le gouverneur régional ce samedi, au lendemain du lancement par la Russie d’une offensive terrestre transfrontalière surprise.

« Au total, 1.775 personnes ont été évacuées », a écrit le gouverneur Oleg Synegubov sur les réseaux sociaux, ajoutant que la Russie avait procédé à des tirs d’artillerie et de mortier sur 30 localités de la région, dans le nord-est ukrainien, au cours des dernières 24 heures.

Pour rappel, cette zone frontalière n’avait pas été la cible de telles attaques depuis le retrait des troupes du Kremlin de la quasi-totalité de la région de Kharkiv face une contre-offensive ukrainienne à l’automne 2022. Jusqu’à aujourd’hui, la région de Kharkiv est en grande partie sous contrôle ukrainien depuis septembre 2022.

« Combats intenses »

Vendredi soir, l’Etat-major ukrainien a indiqué que la Russie avait mené dans la région de Kharkiv cinq attaques terrestres près des localités de Krasné, Morokhovets et Oliinykové, frontalières de la Russie, ainsi qu’un peu plus à l’est près de celle de Gatychtché. Selon cette source, plusieurs attaques aériennes russes ont visé des cibles dans le secteur, notamment la ville plus importante de Vovtchansk, également frontalière et peuplée de 3.000 habitants.

Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a rapporté vendredi soir des « combats intenses » sur toute la ligne de front. Une source militaire ukrainienne de haut rang a déclaré que les forces russes avaient avancé d’un kilomètre en Ukraine et tentaient de « créer une zone tampon » dans la région de Kharkiv et celle voisine de Sumy, pour empêcher Kiev de frapper celle de Belgorod, en Russie, très régulièrement ciblée.

Les autorités de Kiev ont prévenu depuis des semaines que Moscou pourrait tenter d’attaquer les régions frontalières du nord-est, en poussant son avantage, alors que l’Ukraine est confrontée à des retards dans l’aide occidentale et à des pénuries de combattants.

L’armée ukrainienne a déclaré avoir déployé davantage de troupes dans la région où, selon Volodymyr Zelensky, les forces ukrainiennes utilisent l’artillerie et des drones pour contrecarrer l’avancée russe. « Des unités de réserve ont été déployées pour renforcer la défense dans cette zone du front », a déclaré l’armée.

Aide militaire américaine d’urgence

Inquiet de cette nouvelle offensive, la Maison Blanche a annoncé vendredi une aide militaire à l’Ukraine de 400 millions de dollars, prélevée sur les réserves du ministère de la Défense et donc immédiatement disponible ou presque. Le chef de cabinet du président ukrainien, Andriy Yermak, a affirmé que cette enveloppe sera notamment composée de missiles antiaériens pour les systèmes Patriot et NASAMS, ainsi que de munitions pour l’artillerie et les lance-roquettes Himars.

Pour mémoire,  Washington a validé, fin avril, une enveloppe de 61 milliards de dollars d’aide, au grand soulagement de Kiev, mais il faudra attendre quelque temps pour que cette assistance se matérialise.

Gains tactiques pour la Russie

L’offensive russe va « s’intensifier » ces « prochaines semaines », a par ailleurs averti Washington, estimant toutefois qu’elle ne produirait pas « d’avancées majeures » des troupes russes. Un point de vue que partage l’Institut américain pour l’étude de la guerre (Institute for the Study of War), qui a estimé vendredi que la Russie avait réalisé des « gains tactiques significatifs ».

Mais selon l’ISW que l’objectif principal de l’opération était « d’attirer les capacités humaines et le matériel ukrainiens d’autres secteurs critiques du front ». L’ISW a déclaré qu’il ne semblait pas s’agir d’une « opération offensive de grande envergure visant à envelopper, encercler et s’emparer de Kharkiv », la deuxième ville d’Ukraine.

De manière plus générale, l’armée ukrainienne est à la peine sur le front, affaiblie par un manque de recrues et les retards de livraison d’aide occidentale, qui ont notamment vidé ses stocks de munitions. Et face à cette phase difficile pour les forces ukrainiennes, la Russie, qui bénéficie de plus d’hommes, d’armements et d’une industrie de défense plus puissante, a repris l’initiative après l’échec de l’offensive ukrainienne de l’été 2023.

Talibans : luttes d’influences au Pakistan

Talibans : luttes d’influences au Pakistan

Taliban fighters take control of Afghan presidential palace after the Afghan President Ashraf Ghani fled the country, in Kabul, Afghanistan, Sunday, Aug. 15, 2021. (AP Photo/Zabi Karimi)/XRG156/21227743068873//2108152243

 

par Revue Conflits – publié le 11 mai 2024

https://www.revueconflits.com/talibans-luttes-dinfluences-au-pakistan/


En novembre 2023, le Pakistan annonçait l’expulsion de réfugiés afghans après les avoir accusés de laisser agir les terroristes qui frappent régulièrement le pays. Depuis 2007, les attentats du Tehrik-e-Taliban Pakistan (TTP), groupe taliban pakistanais (islamiste), ont tué plus d’un millier de personnes. Les tensions entre Islamabad et Kaboul sont de plus en plus fortes, alors que les talibans avaient été formidablement soutenus par le Pakistan pendant plus de vingt ans.

Après le retour au pouvoir des talibans à Kaboul en 2021, le Pakistan comptait sur ses alliés talibans pour qu’ils contrôlent le Tehrik-e-Taliban Pakistan (TTP), groupe taliban pakistanais, qui commet de nombreux attentats au Pakistan pour instaurer un régime islamique. Mais Kaboul n’empêche pas sérieusement le TTP de frapper. Une trahison pour le Pakistan qui s’explique par une solidarité ethnique et des intérêts géopolitiques.

Des combattants talibans montent la garde alors que des réfugiés afghans font la queue pour s’enregistrer dans un camp près de la frontière pakistano-afghane de Torkham, en Afghanistan, le samedi 4 novembre 2023. Un grand nombre de réfugiés afghans ont franchi la frontière de Torkham pour rentrer chez eux quelques heures avant l’expiration d’un délai fixé par le gouvernement pakistanais pour que les personnes en situation irrégulière quittent le pays sous peine d’être expulsées. c : Ebrahim Noroozi/AP/SIPA

La ligne Durand

En 1893, le Foreign Office veut dessiner une frontière pour délimiter la séparation entre l’émirat d’Afghanistan et le Raj britannique. Sir Mortimer Durand propose un trait qui traverse le territoire pachtoune, séparant les tribus entre les deux États. La ligne Durand, acceptée par un accord en novembre 1893, est encore aujourd’hui la frontière entre le Pakistan et l’Afghanistan. Les deux pays sont ainsi liés par un même peuple.

Lorsque les Soviétiques arrivent en Afghanistan en 1979, Islamabad craint d’être satellisé à son tour. Il décide alors de soutenir les islamistes pour mettre l’empire rouge sous pression permanente, en fournissant des armes et en servant de base arrière aux opposants. Les Pachtounes sont très actifs. Lorsque l’URSS se retire, l’Afghanistan plonge dans une guerre civile. Les talibans, qui naissent à ce moment-là et composés en grande partie par des Pachtounes, parviennent à prendre le pouvoir en 1996 et seront reconnus par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Leur règne est de courte durée.

Combattants moudjahidines dans la province afghane de Kounar en 1987.

Un mois après le 11 septembre 2001, les États-Unis attaquent l’Afghanistan où est implanté al-Qaïda, lié aux talibans. Leur pouvoir s’effondre, et la lutte armée s’organise depuis les montagnes de l’est, où les galeries creusées pendant la période d’insurrection contre les Soviétiques reprennent du service. Là encore, le Pakistan accepte que son territoire pachtoune serve de base arrière et fournit à nouveau des armes à la résistance talibane, tout en concluant des accords avec les États-Unis. Islamabad y trouvait deux intérêts : le premier était de sécuriser sa frontière occidentale, le deuxième était de contrer l’influence grandissante de l’Inde en Afghanistan.

Mais pendant ce temps-là, en 2007, les talibans pakistanais s’organisent et créent le Tehrik-e-Taliban Pakistan. Et lorsque les talibans afghans reprennent le pouvoir en 2021 avec l’appui d’Islamabad, ils ne font rien pour maîtriser le TTP comme l’espérait le Pakistan. Solidarité pachtoune, mais aussi une volonté de maintenir le Pakistan dans la difficulté. Les talibans redoutent l’influence d’Islamabad et l’accusent même de duplicité avec les États-Unis pour le décrédibiliser. Ils se cherchent de nouveaux alliés, comme l’Iran et la Chine, mais les partenaires éventuels restent pour l’instant très méfiants.

Opérations militaires contre le TTP dans le Waziristan du Nord, en 2015. c : Inter Services Public Relations Directorate (Pakistan) Web site

Que vaut la dissuasion française face à la menace russe en 2024 ?

Que vaut la dissuasion française face à la menace russe en 2024 ?


Cela n’aura guère trainé. Après l’évocation, par le président français Emmanuel Macron, de la possibilité d’envoyer des troupes européennes en Ukraine, les réactions, souvent peu favorables, se sont multipliées, en Europe, aux États-Unis, mais aussi au sein de la classe politique française. Les seconds couteaux de la communication russe, pour leur part, tentèrent de tourner en dérision la menace.

Ce n’est pas le cas de Vladimir Poutine. Loin de considérer l’hypothèse, ou la France, comme quantité négligeable, celui-ci a vigoureusement brandi la menace nucléaire, contre la France, et surtout l’ensemble de l’Europe, si jamais les européens venaient s’immiscer sur « le territoire russe », sans que l’on sache, vraiment, si l’Ukraine faisait, ou pas, parti de sa conception de ce qu’est le territoire russe, d’ailleurs.

De toute évidence, le président russe est prêt à user de l’ensemble de son arsenal, y compris nucléaire, pour convaincre les occidentaux de se ternir à distance de ce qu’il considère comme la sphère d’influence de Moscou, une notion par ailleurs fort dynamique dans les propos du chef d’État russe depuis 20 ans.

Dans ce contexte, et alors que le soutien et la protection américaine sont frappés d’incertitudes après les déclarations de Donald Trump, la dissuasion française apparait comme le rempart ultime contre les ambitions de Vladimir Poutine en Europe. La question est : est-elle capable de le faire ?

Sommaire

Des menaces de plus en plus appuyées de la part du kremlin contre la France et l’Europe

Les menaces proférées contre l’Europe par Vladimir Poutine ce 29 février, alors qu’il s’exprimait face aux parlementaires russes, constituent, certes, une réponse particulièrement musclée aux hypothèses évoquées par le président Macron en début de semaine. Pour autant, elles sont loin de représenter une rupture dans la position récente russe, et encore moins une surprise.

Iskander systeme Forces de Dissuasion | Alliances militaires | Armes nucléaires

La menace nucléaire russe agitée depuis 2014 et la prise de la Crimée

Déjà, lors de l’intervention des armées russes en Crimée, en 2014, pour se saisir, par surprise, de la péninsule ukrainienne, Vladimir Poutine avait élevé le niveau d’alerte de ses forces nucléaires, et déployé des batteries de missiles Iskander-M, pour prévenir toute interférence de l’Occident.

Il fit exactement de même en février 2022, lorsqu’il ordonna l’offensive contre l’Ukraine, et le début de la désormais célèbre « opération militaire spéciale », ou специальной военной операции en russe (CBO), en annonçant, là encore, la mise en alerte renforcée des forces stratégiques aériennes et des forces des fusées.

Une réponse ferme de la dissuasion occidentale en février et mars 2022

L’efficacité de cette mesure fut toutefois moindre que lors de la prise de la Crimée, lorsque européens comme américains demeurèrent figés, se demandant qui pouvaient bien être « ces petits hommes verts », qui avaient fait main basse sur ce territoire ukrainien, à partir des bases et des navires de débarquement russes.

En 2022, sous l’impulsion des États-Unis, de la Grande-Bretagne, et surtout des pays d’Europe de l’Est, comme la Pologne et les Pays baltes, l’aide militaire occidentale s’est organisée en soutien à l’Ukraine, avec le transfert d’équipements de plus en plus performants, d’abord des missiles antichars et antiaériens d’infanterie (février 2022), puis des blindés de l’époque soviétique (mars 2022), suivis par les premiers blindés et systèmes d’artillerie occidentaux (avril-mai 2022).

Dans le même temps, les trois nations dotées occidentales, les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France, répondirent à la mise en alerte des forces nucléaires russes, par le renforcement de leurs propres moyens de dissuasion, dans un bras de fer que le monde n’avait plus connu depuis 1985 et la fin de la crise des euromissiles.

Dissuasion française SNLE classe le Triomphant
Les quatre SNLE français de la classe Triomphant, permettent de maintenir, en permanence, en temps de paix, un sous-marin armé de 16 missiles M51, en patrouille, et de deux, ou trois, SNLE à la mer, en temps de crise, comme en mars 2022.

Ainsi, en mars 2022, quatre semaines après le début du conflit, la France annonçait qu’elle disposait de trois sous-marins nucléaires lanceurs d’engin à la mer, dans une réponse tout à fait unique et exceptionnelle depuis la fin de la guerre de froide.

Des menaces qui ont porté leurs fruits pour contenir la livraison d’armes à l’Ukraine

En dépit de la fermeté de la réponse stratégique occidentale, la menace russe porta ses fruits. Il fallut, ainsi, plus d’une année pour que les occidentaux acceptent de livrer à l’Ukraine des blindés lourds modernes, comme des véhicules de combat d’infanterie (Bradley, Marder, CV90), ou des chars de combat (Leopard 2, Abrams, Challenger 2).

Un an et demi furent nécessaires pour qu’ils livrent des munitions à longue portée (Storm Shadow et Scalp-Er..), et plus de deux ans, pour que les premiers avions de combat F-16, n’arrivent en Ukraine (ce qui n’est pas encore le cas). C’est certainement la raison qui a convaincu Moscou de persévérer en ce sens.

Ainsi, en mars 2023, le chef de l’US Strategic Command, l’Amiral Charles Richard, estimait qu’il fallait s’attendre, dans les mois et années à venir, à ce que Moscou, comme Pékin, multiplient les tentatives de chantage nucléaire, en particulier contre les pays non dotés, bien plus sensibles à ce type de menace.

Leopard 2 Ukraine
Le chantage à la dissuasion russe permit de convaincre les occidentaux de reporter de plus d’un an la liraison de chars de combat modernes à l’Ukraine.

Le fait est, celle-ci a été très brandie par la Russie, de manière très régulière, et peu convaincante, par les séides du Kremlin, comme Medvedev, Peskov ou Lavrov, et de manière moins fréquente, mais beaucoup plus appuyée, par Vladimir Poutine et Nikolai Patrushev, dont la parole a beaucoup plus de poids.

La puissance des forces nucléaires russes est stupéfiante

Il faut dire que la puissance des forces de dissuasion nucléaire russes est pour le moins impressionnante, faisant aisément jeu égal avec celle des États-Unis, un pays pourtant 12 fois plus riche, et trois fois plus peuplé.

5 977 têtes nucléaires dont 4 477 sont opérationnelles

Elle s’appuie sur 5 977 têtes nucléaires en inventaire (2022), dont 4 477 seraient opérationnelles. Parmi elles, 2 567 arment les systèmes stratégiques russes, alors que 1 910 têtes nucléaires sont employées à bord de systèmes dits non stratégiques, auxquels appartiennent les missiles balistiques à courte portée Iskander-M ou le missile aéroporté Kinzhal.

50+ Tu-95MS et une vingtaine de bombardiers supersoniques Tu-160M

À l’instar des États-Unis et de la Chine, les forces stratégiques russes s’appuient sur une triade de vecteurs, navals, aériens et terrestres. Dans le domaine aérien, Moscou dispose d’un peu moins d’une centaine de bombardiers stratégiques à très long rayon d’action, dont une cinquantaine de Tu-95MS modernisés lors de la précédente décennie, ainsi qu’une vingtaine de Tu-160M supersoniques.

Tu-160M
Les forces aériennes stratégiques russes alignent aujourd’hui une vingtaine de bombardier Tu-160 M, et prevoient de disposer d’une cinquantaine d’unité di’ci à la fin de le decennie.

Ces appareils mettent en œuvre des missiles de croisière, comme le Kh-102 ou le Kh-65, transportant une unique charge nucléaire de faible à moyenne intensité. D’autres appareils, comme le bombardier à long rayon d’action Tu-22M3M, ou le Su-34, peuvent, eux aussi, transporter des missiles ou des bombes armés d’une tête nucléaire, alors qu’une dizaine de Mig-31K a été transformée pour transporter le missile balistique aéroporté Kinzhal, pouvant être armé d’une charge nucléaire.

11 sous-marins nucléaires SSBN armés de missiles balistiques stratégiques

Dans le domaine naval, la Marine russe dispose d’une flotte de 11 sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, ou SSBN selon l’acronyme anglais, en l’occurrence, 4 Boreï-A, 3 Boreï et 4 Delta-IV. Ces derniers seront remplacés, d’ici à 2031, par 5 nouveaux Boreï-A, pour atteindre une flotte de 12 SSBN modernes au début de la prochaine décennie, identique à celle de l’US Navy.

Chaque Boreï-A transporte 16 missiles balistiques intercontinentaux à changement de milieux SLBM R30 Bulava d’une portée supérieure à 8 000 km, eux-mêmes armés de 6 véhicules indépendants de rentrée atmosphérique MIRV, armés chacun d’une tête nucléaire de 100 à 150 kt.

Outre la flotte de SSBN, la Marine russe met également en œuvre le sous-marin Belgorod, conçu pour déployer la torpille nucléaire Poseidon, alors que ses sous-marins nucléaires lance-missiles SSGN Anteï et Iassen, peuvent mettre en œuvre des missiles de croisière Kalibr, ou des missiles antinavires hypersoniques Tzirkon, pouvant, eux aussi, accueillir une tête nucléaire (bien que rien ne l’indique à ce jour). C’est aussi le cas des nouvelles frégates russes Admiral Gorshkov qui mettent en œuvre ces mêmes missiles avec leurs systèmes VLS UKSK.

700 missiles balistiques intercontinentaux ICBM mobiles et en silo

Les forces des fusées russes, enfin, alignent près de 700 missiles balistiques intercontinentaux, mobiles ou en silo, de type Topol, Topol-M, Iars et, semble-t-il, depuis cette année, Sarmat. Chaque missile a une portée de plus de 10 000 km, et peut transporter de 6 à 10 MIRV semblables à ceux mis en œuvre par le RS-30 Bulava.

RS-28 SArmat
le missile ICBM SARMAT est annoncé desormais comme en service par Moscou, même si l’essentiel de la composante terrestre de la triade nucléaire russe, repose encore sur des missiles Topol datant de l’époque soviétique.

À ces missiles stratégiques s’ajoutent les missiles Iskander-M, dont le nombre en service est incertain, car largement employés en Ukraine. Ce missile à trajectoire semi-balistique, d’une portée de 500 km, peut emporter une tête nucléaire de faible à moyenne intensité.

La dissuasion française et la stricte suffisance

En comparaison, les moyens dont dispose la dissuasion française, peuvent apparaitre bien faibles. En effet, celle-ci a été conçue sur le principe de la stricte suffisance, c’est-à-dire qu’elle doit suffire à dissuader n’importe quel adversaire de franchir ce seuil face à la France, faute de quoi, les bénéfices qu’il entend en retirer, seront très inférieurs aux destructions engendrées par les frappes nucléaires françaises.

290 à 350 têtes nucléaires, dont 50 pour les missiles ASMPA

N’ayant jamais été soumise aux mêmes contraintes de vérifications que la Russie et les États-Unis, engagés, jusqu’il y a peu, par plusieurs accords de limitation des armes nucléaires, la France a toujours maintenu un certain flou, concernant le nombre de têtes nucléaires détenues.

Les évaluations, dans ce domaine, se situent, le plus souvent, entre 290 et 360 têtes nucléaires, dont une cinquantaine employée par les missiles supersoniques aéroportés ASMPA-rénovés, et de 250 à 300 têtes TNO pour les missiles balistiques à changement de milieux, qui arment les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins.

Deux escadrons de bombardement stratégique équipés de Rafale B et de missiles ASMPA rénovés

Contrairement à la Russie, la France n’a que deux composantes pour sa dissuasion, une composante sous-marine et une composante aérienne. Cette dernière se compose de deux escadrons de chasse stratégiques, le 1/4 Gascogne et le 3/4 La Fayette, armés de Rafale B, appartenant à la 4ᵉ escadre de chasse stationnée sur la base aérienne BA 113 de Saint-Dizier.

Rafale B et missile ASMPA rénové
Les forces aériennes stratégiques, notamment la 4ème escadre de chasse de l’Armée de l’Air et de l’Esapce, et la flotille 12F de la Marine Nationale, disposent d’une cinquantaine de missile de croiisère supersonique nucléaires ASMPA rénovés.

Ces escadrons de chasse sont épaulés par les avions de ravitaillement en vol de la 31ᵉ escadre basée à Istres, en particulier les escadrons 1/31 Bretagne, 2/31 Estérel et 4/31 Sologne, équipés d’A330 MRTT Phoenix.

À ces forces mises en œuvre par l’Armée de l’Air et de l’Espace, s’ajoute la flottille 12 F de la Marine nationale, basée à Landivisiau, montée sur Rafale M, et capable de mettre en œuvre, elle aussi, le missile ASMPA rénové, à partir du porte-avions nucléaire Charles de Gaulle.

4 sous-marins nucléaires lanceurs d’engins classe Le Triomphant

La composante sous-marine porte l’essentielle de la puissance de feu de la dissuasion française. Celle-ci s’appuie sur 4 SNLE de la classe Le Triomphant, entrés en service entre 1997 et 2010, et qui seront remplacés, à partir du milieu de la prochaine décennie, par les sous-marins nucléaires de 3ᵉ génération.

3 sous-marins, le Triomphant, le Téméraire et le Terrible, mettent aujourd’hui en œuvre 16 missiles SLBM M51.2, d’une portée estimée autour de 10 000 km, pouvant emporter de 6 à 10 têtes nucléaires TNO de 100 kt, ayant des caractéristiques évoluées de ciblage et de résistance aux contre-mesures. Le quatrième SNLE, le Vigilant, est actuellement en IPER de modernisation, pour recevoir ces mêmes nouveaux missiles, et rejoindra le service en 2025.

Le format à 4 SNLE permet de maintenir, en temps de paix, un navire à la mer, alors qu’un second sous-marin tient une alerte à 24 heures. Le troisième bâtiment est à l’entrainement, mais doit pouvoir être déployé sous 30 jours (comme ce fut le cas en mars 2022). Le quatrième est en entretien.

SNLE3G
La conception du SNLE3G, qui remplacera les SNLE de la classe le Triomphant, a été confié à Naval Group. Avec la concetpion d’un porte-avions nucléaire, celle d’un SNLE est souvent presentée comme l’entreprise technologique et indsutrielle la plus complexe du moment.

Cette doctrine permet de disposer, en temps de crise, de deux, voire trois sous-marins dilués, c’est-à-dire ayant suivi une procédure de plongée, protégée par des sous-marins, des frégates et des avions de patrouille maritime, pour garantir qu’il n’a pas été détecté, pour conférer à la France une capacité de seconde frappe suffisante, pour détruire entièrement n’importe quel agresseur, le cas échéant, même après des frappes nucléaires préventives contre elle.

Une équation stratégique bien plus équilibrée qu’il n’y parait

Du point de vue de la comparaison stricte des moyens, la Russie disposerait d’une dissuasion plusieurs fois supérieure à celle de la France, ceci expliquant, parfois, le sentiment de faiblesse stratégique de Paris face à Moscou.

Toutefois, si ce type de comparaison, peut avoir du sens lorsqu’il s’agit de forces armées conventionnelles, pour lesquelles la masse constitue un enjeu critique de performance et de résilience comparées, elle n’est guère pertinente, lorsqu’il s’agit de comparer des forces de discussion.

Il est vrai que Moscou dispose d’une puissance de feu suffisante pour détruire plusieurs fois la planète, et à fortiori, la France. La France, quant à elle, est en mesure de détruire, de manière certaine, toutes les villes de 100 000 habitants et plus de Russie, ainsi que l’ensemble des infrastructures économiques et industrielles significatives du pays, avec seulement un seul de ses SNLE en patrouille.

Atlantique 2 Patmar
la dillution d’un SNLE en départ de patrouille, représente une étape d’une importance cruciale pour garantir l’efficacité de la dissuasion. Ces sous-marins sont à ce point discrets lorsqu’ils patrouillent, que le bruit rayonné, de l’ordre de 30 dB, est inférieur au bruit de font des océans.

On entre, ici, dans le concept de destruction mutuelle assurée, qui a été au cœur du dialogue stratégique lors de la guerre froide. De fait, disposer d’une telle puissance de feu, pour la Russie, n’a aucune incidence sur la réalité finale du rapport de force stratégique entre Paris et Moscou, qui se neutralisent mutuellement dans ce domaine.

Contrairement à la Grande-Bretagne, la France dispose, par ailleurs, d’une capacité de riposte intermédiaire, avec sa composante aérienne, adaptée pour répondre, au besoin, à la tentative d’utiliser une arme nucléaire de faible intensité par Moscou, par exemple, pour obtenir un cadre de déconfliction, comme le prévoit d’ailleurs la doctrine russe.

La dissuasion française peut-elle protéger toute l’Europe ?

Par transitivité, si la dissuasion française est capable de contenir la menace stratégique russe contre la France, elle l’est, aussi, pour contenir cette même menace, pour tout ou partie de l’ensemble de l’Europe.

En effet, c’est par sa capacité à infliger des dégâts inévitables et insoutenables, à l’adversaire, que la dissuasion fonctionne, quel que soit le périmètre qu’elle est censée protéger. Notons qu’à ce jour, la France ne s’est nullement engagée en ce sens de manière officielle, et laisse planer, comme il est d’usage, un important flou stratégique autour de ces sujets.

Toutefois, l’efficacité de la dissuasion, repose sur la certitude qu’aurait la Russie, quant à une réponse nucléaire de la France, si elle venait à frapper, ou à attaquer, un territoire donné.

Emmanuel macron
Si l’annonce faite par E.Macron, concernant l’envoi potentiel de troupes européennes en Ukraine, n’a obtenu que peu de soutien e, Europe, elle a vertement fait réagir Vladimir Poutine, qui a immédiatement brandi la menace nucléaire. Le président français aurait-il visé juste ?

Si Moscou a, aujourd’hui, la certitude que tel sera le cas, s’il s’en prenait à la France directement, il faudra, cependant, faire preuve de beaucoup plus de fermetés dans le discours, et d’unité à l’échelle européenne, pour qu’il en soit de même à l’échelle de l’Union européenne, ou de l’Europe en général.

Conclusion

On le voit, en dépit de ce que peuvent laisser penser, la comparaison stricte des moyens dont disposent les dissuasions russes et françaises, l’équation stratégique entre Paris et Moscou, est beaucoup plus équilibrée qu’il n’y parait.

Cet équilibre est tel, que la France pourrait, au besoin, protéger de son parapluie nucléaire, tout ou partie de l’Europe, d’autant que dans une telle hypothèse, elle pourrait certainement s’appuyer sur la dissuasion britannique, et ses 4 SSBN de la classe Vanguard (si tant est qu’elle parvienne à lancer ses missiles, mais c’est un autre sujet).

De fait, en dépit des menaces de Vladimir Poutine de ce 29 février, la France, et les français, n’ont pas de raison de trembler aujourd’hui, la situation étant strictement la même qu’elle l’était hier, il y a une semaine ou dix ans.

Vladimir Poutine
La France est aujourd’hui le seul pays de l’Union Européenne capable de s’opposer aux menaces nucléaires russes, si le parapluie nucléaire américaine venait à être affaibli. Nul doute que Vladimir Poutine multipliera les menaces de ce type dans les mois à venir, pour tenter de créer la discorde et la défiance entre européens.

Reste, désormais, à convaincre le Kremlin de la détermination de Paris à défendre l’Europe, au même titre que son propre territoire, mais aussi de convaincre les européens eux-mêmes, d’une telle nécessité face à l’évolution du contexte international.

Car, pour être efficace, la dissuasion doit se draper, tout à la fois, dans un flou stratégique indispensable, et s’appuyer sur un socle de certitudes ne souffrant d’aucune dissension. Dans le chaos politique européen actuel, construire cette unité représente un défi considérable.

Article du 29 février en version intégrale jusqu’au 12 Mai.

Un premier navire chargé d’aide en route vers Gaza et son port flottant

Un premier navire chargé d’aide en route vers Gaza et son port flottant

par Philippe Chapleau – Lignes de défense – publié le 10 ami 2024

https://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/


Selon le Pentagone, la construction des deux parties du JLOTS (Joint Logistics Over-the-Shore): le quai flottant et la jetée Trident (qui rejoint la côte), est désormais terminée. Le déplacement final et l’installation à partir de la côté de Gaza sont attendus dès que l’état de la mer permettra le positionnement deux composantes du port flottant.

En effet, la mauvaise météo de ces derniers jours a obligé les militaires américains a transféré l’assemblage des éléments dans le port israélien d’Ashdod. Selon la porte-parole du Pentagone, « des vents violents et de fortes houles sont toujours prévus, ce qui rend le déplacement des composants du JLOTS dangereux, de sorte que les sections de la jetée et les navires militaires impliqués dans sa construction sont toujours positionnés dans le port d’Ashdod ».

PorteConteneurs.jpg

Toutefois, un porte-conteneurs américain chargé d’aides a quitté Chypre jeudi en direction de Gaza. Le MV Sagamore, battant pavillon américain, a quitté le port de Larnaca après avoir été chargé d’aide venant de Grande-Bretagne, de Chypre, des EAU et des Etats-Unis. Ce porte-conteneurs sera le premier navire à décharger sa cargaison sur le JLOTS qui, si la météo s’améliore, devrait être enfin positionné au large de Gaza (photos Reuters).

UAE aid.jpg

« Le MV Sagamore effectuera des navettes entre Chypre et la jetée flottante offshore où sera déchargée l’aide humanitaire destinée à Gaza. Des navires de soutien logistique américains transporteront ces conteneurs jusqu’à la jetée modulaire Trident où ils seront chargés sur des camions qui emprunteront la chaussée flottante qui mènera à la côte« , a précisé la porte-parole. 

Carte. 1/3 Tectonique de la plaque géopolitique européenne. Ouverture du projet communautaire à de nouveaux Etats après la dislocation du Bloc de l’Est (1991-2023)

Carte. 1/3 Tectonique de la plaque géopolitique européenne. Ouverture du projet communautaire à de nouveaux Etats après la dislocation du Bloc de l’Est (1991-2023)

Par AB PICTORIS, Pierre Verluise – Diploweb – publié le 9 mai 2024

https://www.diploweb.com/Carte-1-3-Tectonique-de-la-plaque-geopolitique-europeenne.html


Conception de la carte : Blanche Lambert et Pierre Verluise.
Réalisation de la carte : AB Pictoris. AB Pictoris est une jeune entreprise française fondée par Blanche Lambert, cartographe indépendante. Passionnée de cartographie et de géopolitique, elle a obtenu un Master en Géopolitique (parcours cyber, IFG, Paris VIII) et en Géostratégie (Sciences Po Aix) après une licence de Géographie et Aménagement du Territoire (Paris I).
Commentaire de la carte : Pierre Verluise, Docteur en Géopolitique, fondateur du Diploweb.com, enseignant dans plusieurs Master 2. Auteur, co-auteur ou directeur d’une trentaine d’ouvrages. Producteur de trois Masterclass sur Udemy : « Les fondamentaux de la puissance » ; « Pourquoi les données numériques sont-elles géopolitiques ? » par Kévin Limonier ; « C’était quoi l’URSS ? » par Jean-Robert Raviot.

L’Europe géographique post-Guerre froide voit sa tectonique géopolitique profondément renouvelée sous la pression de forces qui étendent ou réduisent les regroupements – plaques – politiques. Preuves d’attractivité plus que d’un « complot », l’OTAN et l’UE marquent des points, s’étendent. Ce qui n’empêche pas des contradictions et tensions, aussi bien internes qu’externes. Il n’y a aucune raison de s’en étonner puisque le rapport de forces est au cœur même de l’action politique.
Carte grand format en pied de page. Deux formats disponibles : JPG et PDF haute qualité d’impression.

A TRAVERS la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) et la Communauté économique européenne (CEE), la construction de l’Europe communautaire engagée dans les années 1950 se fait dans le contexte de la Guerre froide (1947-1991). Bien sûr, la tension Est-Ouest génère des dépenses, mais paradoxalement la Guerre froide est aussi un stimuli qui produit des effets politiques, comme le dépassement d’une partie des rancœurs franco-allemandes, du moins avec la RFA. Autrement dit, la peur de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS) pousse quelques pays ouest-européens à dépasser leurs divergences pour mettre en place des convergences institutionnelles. [1]

Carte 1/3 Tectonique de la plaque géopolitique européenne. Ouverture du projet communautaire à de nouveaux Etats après la dislocation du Bloc de l’Est
Conception : B. Lambert et P. Verluise. Réalisation B. Lambert AB Pictoris. Voir la carte au format PDF haute qualité d’impression
Lambert-Verluise/Diploweb.com

La CEE puis l’Union européenne doivent être attractives pour avoir déjà connu sept élargissements et une seule sortie – pacifique – avec le Brexit (2016-2020). L’Europe communautaire s’étend vers le Sud et vers l’Est, jusqu’à intégrer trois anciennes Républiques soviétiques – Baltes – en 2004. Après celui de 1995, les élargissements de l’UE se font souvent dans la foulée de ceux de l’OTAN qui donne le rythme et prend en charge la dimension défense. D’anciens membres du Pacte de Varsovie (1955 – 1991) deviennent membres de l’OTAN dès 1999. A partir de 2004, en partie sous l’inspiration des nouveaux États membres, l’UE met en place une Politique européenne de voisinage (PEV). En deux décennies, la PEV connait plusieurs redéfinitions. Il s’agit de tenter de construire des relations aussi coopératives que possible avec les pays des marges extérieures, avec des résultats inégaux sous la pression des évènements internes et externes. Ainsi, le conflit israélo-palestinien et les printemps arabes (2011) pénalisent le développement de la dimension méditerranéenne.

L’Europe géographique post-Guerre froide voit donc sa tectonique géopolitique profondément renouvelée sous la pression de forces qui étendent ou réduisent les regroupements – plaques – politiques. Preuves d’attractivité plus que d’un « complot », l’OTAN et l’UE marquent des points, s’étendent. Ce qui n’empêche pas des contradictions et tensions, aussi bien internes qu’externes. Il n’y a aucune raison de s’en étonner puisque le rapport de forces est au cœur même de l’action politique.

. Voir la carte au format PDF haute qualité d’impression

Copyright pour le texte Mai 2024-Verluise/Diploweb.com
Copyright pour la carte Avril 2024-Lambert-Verluise/Diploweb.com

Titre du document :
Carte 1/3 Tectonique de la plaque géopolitique européenne. Ouverture du projet communautaire à de nouveaux Etats après la dislocation du Bloc de l’Est
Conception : B. Lambert et P. Verluise. Réalisation B. Lambert AB Pictoris. Voir la carte au format PDF haute qualité d’impressionDocument ajouté le 9 mai 2024
Document JPEG ; 535706 ko
Taille : 1600 x 1122 px

Visualiser le document

L’Europe géographique post-Guerre froide voit sa tectonique géopolitique profondément renouvelée sous la pression de forces qui étendent ou réduisent les regroupements – plaques – politiques. Organisation et explication à partir d’une carte commentée.

« La confrontation russo-occidentale est alimentée par une incompréhension mutuelle croissante. » Entretien avec David Teurtrie. 

« La confrontation russo-occidentale est alimentée par une incompréhension mutuelle croissante. » Entretien avec David Teurtrie. 

RUSSIA, MOSCOW – MAY 5, 2024: Servicemen march in formation during a dress rehearsal of the upcoming 9 May Victory Day parade marking the 79th anniversary of the victory over Nazi Germany in World War II. Artyom Geodakyan/TASS/Sipa USA/53000482/AK/2405051717

par David Teurtrie – Revue Conflits – publié le 8 mai 2024

 

https://www.revueconflits.com/la-confrontation-russo-occidentale-est-alimentee-par-une-incomprehension-mutuelle-croissante-entretien-avec-david-teurtrie/


La puissance russe repose sur les hydrocarbures, la géographie et la volonté. Une puissance en plein renouveau depuis 2000 qui a aussi provoqué l’éloignement avec l’Europe. Analyse du fonctionnement de la puissance russe avec David Teurtrie.

David Teurtrie est docteur en géographie, maître de conférences à l’ICES. Il vient de publier Russie, le retour de la puissance (Dunod, 2024). Propos recueillis par Alban de Soos.

Vous évoquez un retour de la puissance russe : quels sont les moyens économiques, industriels, militaires, énergétiques mis en œuvre par Vladimir Poutine ?

Dans les années 2000, la Russie s’affirmait comme une puissance énergétique majeure dans un contexte de croissance soutenue des cours des matières premières. Cette dynamique a largement contribué à revitaliser l’économie russe, permettant à l’État de remplir à nouveau ses fonctions essentielles, telles que le paiement des retraites et des salaires des fonctionnaires et des militaires.

Au cours de ses deux premiers mandats, Vladimir Poutine s’est principalement appuyé sur les atouts de la Russie dans le domaine énergétique pour influencer son environnement régional. Cette période a été marquée par ce qu’on a appelé les « guerres du gaz » entre la Russie et ses voisins. Ces conflits, outre leurs aspects géopolitiques, étaient souvent motivés par des enjeux commerciaux avec les États de transit (Ukraine, Biélorussie).

Cette première phase de reconstruction de la puissance russe dans les années 2000 a également été caractérisée par une réorganisation de l’État et une recentralisation progressive du pouvoir, alors que les régions avaient acquis une grande autonomie les conduisant parfois à voter des lois en contradiction avec la législation fédérale.

À partir de 2008-2009, une nouvelle phase s’amorce. La guerre avec la Géorgie constitue un premier signal d’utilisation du « Hard Power » à l’extérieur des frontières russes de manière offensive et en opposition à l’Occident, une première depuis la fin de l’URSS.

Cette utilisation des forces militaires a permis à la Russie d’atteindre ses objectifs en Géorgie, mais elle a également révélé de nombreuses lacunes et limites de cet outil. Les autorités russes ont mis en place une réforme de l’armée russe et investit dans un vaste programme de réarmement. Il ne s’agissait pas d’une nouvelle course aux armements, mais plutôt d’une tentative de moderniser un appareil militaire vieillissant. En effet, une grande partie de cet appareil militaire datait de la fin des années 1980, et la Russie n’avait pas réellement investi dans ce domaine depuis près de deux décennies.

Ces investissements ont permis de revitaliser le complexe militaro-industriel. On est donc passé progressivement d’une vision de la Russie en tant que puissance énergétique qui exerce une influence économique sur ses voisins à une Russie qui utilise l’outil militaire de manière croissante pour s’affirmer sur la scène internationale (intervention en Syrie).

À partir de 2008-2009, une nouvelle phase s’amorce. La guerre avec la Géorgie constitue un premier signal d’utilisation du « Hard Power » à l’extérieur des frontières russes de manière offensive et en opposition à l’Occident, une première depuis la fin de l’URSS.

Ensuite, une troisième phase se dégage à partir de 2014, marquée par la crise ukrainienne, notamment l’annexion de la Crimée et le conflit armé dans le Donbass, qui incite les Occidentaux à prononcer les premières sanctions à l’encontre de Moscou. Cela a conduit le Kremlin à prendre conscience de la fragilité de l’économie russe, en particulier de sa dépendance à l’Occident. Face à cette dépendance, plusieurs mesures ont été mises en place, notamment la stratégie de « substitution des importations » visant à réindustrialiser l’économie. D’une certaine manière, la Russie a pris une longueur d’avance sur les Occidentaux en matière de réindustrialisation, amorçant ce processus dès 2014, tandis que les pays occidentaux ne l’ont sérieusement envisagé qu’avec l’avènement de la crise de la Covid-19.

Cette volonté de réindustrialisation vise à accroître l’indépendance et l’autonomie de l’économie russe, notamment dans le domaine financier où des progrès significatifs ont été réalisés. De même, le secteur agroalimentaire a été renforcé, avec une Russie retrouvant sa position de grande puissance céréalière. Moscou a également créé des champions nationaux dans les secteurs technologiques où elle a gardé des compétences de premier plan, à l’instar du nucléaire : le géant Rosatom, premier exportateur mondial de centrales nucléaires, a échappé jusqu’à présent à des sanctions significatives en raison des dépendances de plusieurs pays occidentaux à son égard. Cependant, les résultats dans le domaine industriel sont contrastés, ce qui reflète les défis similaires auxquels l’Europe est confrontée. Réindustrialiser est un objectif de moyen et de long terme.

Comment peut-on interpréter ce retour de la puissance russe et cette réactivation de l’opposition avec l’Occident ? Cela témoigne-t-il d’un affaiblissement de l’Occident ?

En réalité, il y a deux processus distincts qui ont pu concourir à la confrontation actuelle.

Premièrement, il y a un retour de la puissance russe qui s’exprime indépendamment de sa relation à l’Occident. Dans son ouvrage Le Grand Échiquier publié en 1997, Zbigniew Brzezinski soulignait que malgré son affaiblissement d’alors, la Russie avait toujours de grandes ambitions et ne tarderait pas à les exprimer dans un avenir proche. Il avait donc anticipé un possible regain de puissance russe, en mettant en avant ses atouts intrinsèques tels que la taille de son territoire, ses ressources naturelles abondantes ou encore son positionnement central en Eurasie.

Il est également crucial de prendre en compte la volonté des élites russes de jouer un rôle majeur sur la scène internationale, une ambition qui contribue au retour partiel de la puissance russe, même si elle est loin d’égaler celle de l’Union soviétique, du fait de facteurs internes (déclin démographique, dépendance accrue aux technologies étrangères) et des changements dans le contexte international avec l’émergence de nouveaux centres de puissance.

Deuxièmement, l’Occident est marqué à son tour par un déclin à la fois démographique, industriel, sociopolitique et financier (endettement croissant). L’Occident continue pourtant de se considérer comme le centre du monde, mais cette prétention devient de plus en plus anachronique à mesure que le centre de gravité mondial se déplace vers l’Asie. Ce déclin renforce la défiance de la Russie envers l’Occident, car elle estime pouvoir se permettre de le défier, malgré le coût élevé d’une telle approche. La confrontation russo-occidentale est également alimentée par une incompréhension mutuelle croissante. Déception des Occidentaux vis-à-vis de l’évolution de la Russie et de son régime, amertume des élites russes dont les attentes élevées envers l’Occident dans les années 1990 n’ont pas été satisfaites : non seulement la Russie n’a pas intégré le « monde civilisé » occidental mais elle a vu sa sphère d’influence réduite à peau de chagrin avec l’élargissement des structures euroatlantiques vers l’Est.

Nombreux sont ceux qui ont prédit l’effondrement de la Russie et une victoire ukrainienne. Comment la Russie a adapté son économie face aux sanctions occidentales ? L’aide de la Chine semble un facteur important ?

Début 2022, Bruno Le Maire annonçait vouloir provoquer « l’effondrement de l’économie russe » et qualifiait la possibilité de couper les banques russes du système d’échanges interbancaire SWIFT de « bombe atomique financière ». Le ministre français de l’Économie ne faisait alors qu’exprimer un sentiment largement partagé par les élites occidentales qui pensaient que des sanctions massives suffiraient à contraindre la Russie à se retirer d’Ukraine : l’armée russe, privée d’armements faute de composants occidentaux et de pétrodollars pour alimenter l’effort de guerre, serait incapable de résister.

La défaite en Ukraine et l’effondrement de l’économie seraient fatals à un chef du Kremlin décrit comme malade et isolé, ce qui pouvait conduire à un changement de régime en faveur de l’opposition libérale pro-occidentale. L’ordre international centré sur l’Occident en serait alors ressorti singulièrement revigoré.

Cependant, rien de tout cela ne s’est produit, en grande partie du fait de la politique de résilience mise en œuvre par le Kremlin depuis 2014. À cet égard, l’autonomisation du secteur financier russe a constitué un développement crucial qui a grandement contribué à la stabilité macroéconomique du pays : la création de cartes bancaires russes autonomes et d’une alternative au système Swift ont permis aux banques russes de continuer à fonctionner efficacement. En 2023, le secteur bancaire russe a même renoué avec des bénéfices records, un signe parmi d’autres de l’adaptation de l’économie russe aux sanctions. Le FMI, qui a pris acte de la croissance du PIB russe de 3,6 % en 2023, a même revu à la hausse ses prévisions pour 2024 à hauteur de 3,2 %, ce qui impliquerait que la croissance de l’économie russe serait supérieure à celle des pays occidentaux pour la deuxième année consécutive.

Ces résultats sont non seulement liés aux mesures anticipant un durcissement de la confrontation avec l’Occident, ils illustrent également les capacités de gestion de crise dont ont su faire preuve les autorités russes : bien que les sanctions s’accumulent et qu’elles ont des effets parfois importants durant quelques semaines voire quelques mois pour les plus sévères, les autorités russes et les acteurs économiques parviennent généralement à trouver des solutions. Sur le plan du commerce extérieur, cela se traduit par une réorientation massive vers les BRICS ce qui démontre que ce regroupement est plus cohérent qu’il n’y paraît au premier abord. En effet, la réorientation des exportations pétrolières est loin de se limiter à la Chine puisque les croissances les plus fortes sont observé en direction de l’Inde et du Brésil. Il y a donc une reconfiguration du commerce extérieur russe vers les économies émergentes.

Cela soulève un point important : le « Sud global » parfois désigné comme la « majorité mondiale », n’a pas suivi l’Occident dans l’imposition de sanctions. Cela montre que ce dernier n’a plus le contrôle absolu dans ce domaine, et que la majorité des pays du monde n’adhère pas à son interprétation du conflit ukrainien, ce qui a eu un impact majeur sur son évolution. Bien sûr, la Chine a joué un rôle central dans cette dynamique, mais d’autres pays ont également contribué à compenser l’impact économique des sanctions occidentales sur la Russie.

Le « Sud global » parfois désigné comme la « majorité mondiale », n’a pas suivi l’Occident dans l’imposition de sanctions. Cela montre que ce dernier n’a plus le contrôle absolu dans ce domaine, et que la majorité des pays du monde n’adhère pas à son interprétation du conflit ukrainien, ce qui a eu un impact majeur sur son évolution.

En outre, il existe des circuits d’importation parallèles qui permettent à la Russie d’obtenir de nombreux composants et technologies occidentaux via des pays tiers. Bien que les autorités politiques occidentales tentent de limiter ces circuits, les acteurs économiques occidentaux ne jouent pas réellement le jeu, car, lorsqu’ils exportent massivement vers l’Asie centrale, ils sont parfaitement conscients du destinataire final. Il y a donc un certain manque de cohérence dans les actions occidentales, qui est également lié à une sous-estimation de l’interconnexion entre les économies russe et européenne. De fait, le commerce entre la Russie et l’Europe est sous-estimé dans les statistiques actuelles, car il s’effectue désormais en partie par l’intermédiaire de pays tiers tant à l’import qu’à l’export.

Au vu de l’enlisement du conflit en Ukraine, de l’augmentation des coûts de l’énergie et des matières premières en Europe, du renforcement de l’axe Moscou-Pékin, les Européens ne sont-ils pas les premières victimes de cette guerre, alors que l’Occident semble de plus en plus isolé du reste du monde ?

Si l’on se concentre sur l’Europe, il est indéniable que celle-ci est la première à ressentir les conséquences de ce conflit. Les pays européens perdent un avantage compétitif majeur : l’accès à des ressources russes bon marché et abondantes grâce à des infrastructures reliant la Russie à l’Europe. Les chiffres de la production industrielle en Europe, notamment en Allemagne, reflètent les conséquences négatives de cette rupture. De plus, nos concurrents bénéficient de l’accès aux ressources russes à des prix compétitifs en raison des sanctions, tandis que nous devons supporter des coûts plus élevés qu’avant la crise. Cette situation nous pénalise donc doublement.

En outre, bien que la Russie ne soit pas le principal partenaire de l’Union européenne, elle restait tout de même un marché d’exportation important pour les technologies occidentales, les véhicules, les machines-outils, etc. Ainsi, la perte du marché russe, même si elle est partiellement compensée par la reconstitution de certains circuits commerciaux parallèles, constitue un impact négatif supplémentaire. Ainsi, la Russie est devenue le premier marché à l’exportation pour les automobiles chinoises qui remplacent les marques européennes dont les constructeurs ont été contraints de quitter la Russie.

D’un point de vue géoéconomique, l’un des avantages de l’Europe avant le conflit était son intégration croissante à l’Eurasie, notamment à travers les routes de la soie reliant la Chine, la Russie et l’Europe. Cette dynamique est désormais compromise par ce que l’on pourrait qualifier de « rideau de fer économique » résultant des sanctions. En réalité, il apparaît que tant l’Europe que la Russie sont perdantes dans cette affaire. Bien que la Russie semble mieux résister sur le plan économique, elle paie un lourd tribut humain à cette guerre et devient plus dépendante de la Chine qu’auparavant.

Si l’on élargit encore davantage la focale, on constate que les États-Unis sont souvent décrits comme les grands gagnants à court terme, car ils peuvent désormais exporter leur gaz naturel liquéfié vers l’Europe en remplacement du gaz russe. De plus, ils ont replacé l’Europe sous le parapluie américain, la « mort cérébrale » de l’OTAN semble oubliée, au moins pour un temps.

Cependant, à moyen et long terme, la situation est plus complexe. De nombreux analystes américains s’inquiètent des effets néfastes de cette politique de sanctions sur le reste du monde, qui perçoit une forme d’impérialisme occidental à travers ces mesures coercitives. De plus, les tentatives occidentales d’expropriation des réserves financières russes suscitent des inquiétudes quant à la sécurité des investissements en Occident, ce qui conduit à une accélération de la dédollarisation et à la mise en place de mécanisme financiers indépendants de Washington.  Ainsi, même pour les États-Unis, cette stratégie de la confrontation avec Moscou pourrait avoir un coût important à moyen terme.

Aujourd’hui, le retour de la puissance russe repose en grande partie sur Vladimir Poutine. Qu’en est-il de la suite, de l’après Poutine, notamment vis-à-vis des oligarques et des différents clans ?

Effectivement, la question de l’après Poutine est une grande inconnue. Si l’on prend du recul sur la présidence de Vladimir Poutine, on constate que la Russie n’a jamais connu d’alternance, du moins pas de manière pacifique : l’Empire russe a laissé la place au système soviétique du fait de la révolution russe, puis la nouvelle Russie a émergé des décombres de l’URSS du fait de l’effondrement de cette dernière. Depuis lors, chaque président russe a succédé à son prédécesseur par le biais d’une désignation plutôt que par une alternance démocratique.

La révolte de Wagner ont été interprétés trop hâtivement comme des signes d’un effondrement imminent du système, alors qu’en réalité, ce dernier s’est révélé plus résilient que prévu.

En outre, il y a une forte concentration du pouvoir et une personnification du pouvoir en Russie, qui a sans doute été renforcée sous le règne de Vladimir Poutine, bien qu’elle n’ait jamais cessé d’exister. Le chef de l’État incarne le pays d’une manière qui suscite des inquiétudes quant à la stabilité du système une fois que Poutine quittera le pouvoir. La question centrale est de savoir si le système établi par Vladimir Poutine s’effondrera, comme le pensent certains de ses opposants, ou s’il sera capable de perdurer malgré tout.

Je n’ai pas de réponse définitive à fournir, mais il est notable que des événements tels que la révolte de Wagner ont été interprétés trop hâtivement comme des signes d’un effondrement imminent du système, alors qu’en réalité, ce dernier s’est révélé plus résilient que prévu.