Russie : les dépenses militaires s’envolent, pour peser un tiers du budget de l’Etat

Russie : les dépenses militaires s’envolent, pour peser un tiers du budget de l’Etat

Sur les six premiers mois de l’année 2023, les dépenses budgétaires ont augmenté de 2.440 milliards de roubles (23 milliards d’euros) par rapport à la même période de 2022. Selon le document consulté par l’agence Reuters, 97,1% de cette somme supplémentaire a été consacrée au secteur de la défense. Sur l’ensemble de l’année, le poids du budget de la défense atteindra ainsi des niveaux jamais connus depuis dix ans. En contrepartie, le financement des écoles, des hôpitaux et des routes a déjà été réduit, et d’autres domaines pourraient subir des coupes.

Depuis le début de l'année, la Russie a déjà dépensé 57,4% du nouvel objectif budgétaire de dépenses de défense, selon un document consulté par Reuters.
Depuis le début de l’année, la Russie a déjà dépensé 57,4% du nouvel objectif budgétaire de dépenses de défense, selon un document consulté par Reuters. (Crédits : SPUTNIK)

La Russie de Vladimir Poutine est officiellement pleinement engagée dans une économie de guerre. Pour 2023, le Kremlin a doublé son objectif de dépenses de défense, à plus de 90 milliards d’euros, selon un document du gouvernement examiné par Reuters. Désormais, les dépenses militaires représenteront cette année un tiers de toutes les dépenses publiques. Cette politique n’est pas sans conséquences, tandis que le déficit public se creuse et que la guerre en Ukraine pèse dans les finances de Moscou.

Soumis à des sanctions occidentales depuis l’annexion de la Crimée en 2014, le Kremlin n’administre plus seulement une économie protectionniste qui vise à protéger les intérêts russes. Désormais, les investissements se portent sur son appareil militaro-industriel, à l’image des cadences de production que Moscou annoncent faire tourner à plein régime.

Les chiffres montrent que sur le premier semestre 2023, la Russie a ainsi dépensé 12% de plus pour la défense que ce qu’elle avait initialement prévu de dépenser sur l’ensemble de l’année, le surcoût atteignant 600 milliards de roubles (5,80 milliards d’euros) sur 4.980 milliards de roubles prévus.

Sur les six premiers mois de 2023, les dépenses de défense se sont élevées à 5.590 milliards de roubles, soit 37,3% des dépenses budgétaires totales qui atteignent 14.970 milliards de roubles sur la période, selon le document.

Or, le plan budgétaire de la Russie prévoyait de consacrer 17,1% du budget à la défense.

Pour l’armée seulement, en janvier et février les dernières données accessibles au public montrent que Moscou a dépensé 2.000 milliards de roubles . Au cours du premier semestre de cette année, les dépenses budgétaires ont augmenté de 2.440 milliards de roubles par rapport à la même période de 2022, et selon le document, 97,1% de cette somme supplémentaire a été consacrée au secteur de la défense.

L’augmentation du budget pour les salaires des militaires

Le financement de la défense fait partie des dépenses classifiées, mais certaines données, bien qu’elles ne soient plus publiques, sont diffusées. Le document montre par exemple que la Russie a dépensé près de 1.000 milliards de roubles pour les salaires des militaires au cours du premier semestre, soit 543 milliards de roubles de plus qu’au cours de la même période l’année dernière.

Aussi, le document fournit une nouvelle estimation des dépenses annuelles de défense, qui atteindraient désormais 9.700 milliards de roubles, soit un tiers des dépenses budgétaires totales prévues pour 2023, qui s’élèvent à 29.050 milliards de roubles. Il s’agirait de la part la plus élevée depuis au moins la dernière décennie.

Depuis le début de l’année, la Russie a déjà dépensé 57,4% du nouvel objectif budgétaire de dépenses de défense, selon le document.

Le déficit va s’alourdir

Ce fléchage de l’argent public assumé risque de fragiliser l’économie russe qui doit composer avec la forte dépréciation du rouble. Les Russes risquent de voir le coût de la vie se renchérir. A cela s’ajoute la baisse des rentrées issues des hydrocarbures depuis les embargos décidés par les Occidentaux suite à l’invasion de l’Ukraine en février 2022.

Résultat, après avoir pesé 2,2% du PIB en 2022, le déficit public risque de se creuser encore en 2023. Selon les prévisions du Fonds monétaire international (FMI), publiées le 11 avril dernier, il devrait atteindre 6,2%, un niveau « très important, selon les standards russe ». L’augmentation du coût de la guerre soutient certes la modeste reprise économique de la Russie cette année grâce à une production industrielle plus élevée, mais a poussé le budget vers le déficit d’environ 26 milliards d’euros, un chiffre aggravé par la baisse des recettes d’exportation.

La Russie, exportatrice nette, affiche généralement des excédents budgétaires, mais elle fera état d’un déficit pour la deuxième année consécutive, la valeur des exportations d’énergie ayant chuté de 47% en glissement annuel au cours du premier semestre.

Quelles conséquences pour les Russes ?

Surtout, l’augmentation des dépenses budgétaires accroît les risques d’inflation, et la banque centrale a relevé ses taux à 8,5% en juillet. Les analystes s’attendent à ce que le taux directeur augmente encore.

Evguéni Souvorov, économiste de CentroCreditBank, explique les conséquences de cette accélération de l’industrie militaire.

« Nous ne savons pas jusqu’à quel point il est possible d’augmenter la production de chars et de missiles », a déclaré Evguéni Souvorov sur son canal MMI Telegram. « Mais nous savons que l’augmentation de cette production n’est possible qu’au prix d’une hémorragie de personnel dans d’autres secteurs de l’économie. »

Le financement des écoles, des hôpitaux et des routes a déjà été réduit cette année au profit de la défense, et d’autres domaines pourraient subir des coupes.

« Le complexe militaro-industriel soutient la croissance industrielle, tandis que les industries civiles ralentissent à nouveau », a déclaré Dmitri Polevoy, responsable des investissements chez Locko-Invest, après la publication, la semaine dernière, des données relatives à la production industrielle pour le mois de juin.

« Les aides fiscales abondantes ont un assez bon impact pour le moment, mais n’améliorent guère la position de l’économie à moyen ou à long terme », souligne Dmitri Polevoy. « Dès que l’assainissement budgétaire deviendra inévitable, l’économie ralentira rapidement.»

La Banque de Russie prévoit une croissance du PIB de 1,5% à 2,5% cette année, conformément aux prévisions des analystes interrogés par Reuters la semaine dernière. Le gouvernement russe et le ministère des Finances n’ont pas répondu aux demandes de commentaires.

(Avec Reuters).

La fin de « l’armée d’Afrique » ?

La fin de « l’armée d’Afrique » ?

Le putsch militaire au Niger — troisième du genre au Sahel ces dernières années — est un nouveau revers pour la France en Afrique de l’ouest, sa zone de prédilection. Et surtout pour ses forces militaires, restées présentes sur le continent plus de soixante ans après la vague des indépendances, et de moins en moins supportées par les populations et les classes politiques locales.

par Philippe Leymarie – Le Monde diplomatique – publié le 2 août 2023
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Emile Marie Coquibus. — « Avant le départ de Bourem » (Mali), 1908.
© ECPAD/fonds Émile Coquibus/Émile Coquibus

 

Depuis la défection du Mali, puis du Burkina Faso, le Niger était — avec le Tchad, également gouverné par un régime de type militaire — le seul pays sahélien à accueillir, et même à demander le secours de forces étrangères. Le président Mohamed Bazoum, renversé le 26 juillet dernier par le général Abdourahamane Tchiani, chef de sa garde présidentielle, était un allié fidèle et assumé de la France, même s’il connaissait depuis longtemps les limites de ce pari risqué (1).

La présence renforcée des éléments militaires français avait été assortie de conditions qui en faisaient le « laboratoire » d’un nouveau « partenariat de combat » : une empreinte « modulable et légère » — avec le désir de « ne plus être visible sur le temps long », et une action de terrain placée exclusivement sous commandement nigérien, soulignait en mai dernier (2) le général Bruno Baratz, chef des forces françaises au Sahel, pour qui il fallait « reformater les esprits de nos militaires. On a beaucoup d’unités qui sont passées au Mali et ont connu l’opération Barkhane. Or, ce que font les forces françaises au Niger et au Tchad aujourd’hui n’a rien à voir. On se met vraiment à la disposition des partenaires, on se cale sur leur rythme opérationnel. C’est un changement culturel ».

Montée en puissance

Contrainte en 2022 d’évacuer ses bases au nord et au centre du Mali, puis au début de cette année son emprise de « forces spéciales » au Burkina Faso, et de renoncer à l’ambition régionale incarnée côté français par l’opération Barkhane, et côté africain par le G5-Sahel, Paris avait replié une partie de ses effectifs au Niger, atteignant 1500 hommes, pour mettre en œuvre des moyens essentiellement aériens — chasseurs et drones —, tandis que mille hommes sont restés stationnés au Tchad, ancien centre de commandement de l’opération Barkhane. Au total, les effectifs des troupes françaises au Sahel auront déjà été divisés par deux en quelques mois. Il était prévu qu’ils soient à nouveau réduits d’ici 2025, parallèlement à la montée en puissance de l’armée nigérienne — un pays qui a mis en place « une stratégie de contre-insurrection particulièrement efficace », reconnaissait le général Baratz.

Ce « partenariat de combat » d’un type nouveau, qui s’appliquait notamment dans la zone irrédentiste des « trois frontières », aux limites du Niger, du Mali et du Burkina Faso, où sévissent des groupes armés, et qui semblait fonctionner plutôt bien, ne paraît pas pouvoir être reconduit sous le nouveau régime, qui n’a pas supporté la condamnation immédiate du putsch par Paris, ainsi que la suspension des aides financières, et a accusé la France « d’ingérence », laissant des manifestants dans la capitale s’en prendre à des symboles français et brandir des drapeaux russes. Les incidents du dimanche 30 juillet avaient conduit l’Élysée à menacer la junte d’une « réplique immédiate et intraitable », en cas de menace sur ses ressortissants, militaires, diplomates au Niger ; ils ont motivé la décision le 1er août de rapatrier par voie aérienne militaire les Français et Européens qui le souhaitaient. L’étape suivante devrait être au minimum la suspension, voire l’arrêt de toute coopération militaire avec le Niger.

Les relations avec le gouvernement américain, qui dispose d’une base de drones au nord du pays mais a rapidement condamné le putsch, s’annoncent également problématiques. La solitude militaire à laquelle le Niger risque ainsi de s’astreindre pourrait être périlleuse pour un pays qui est défié sur deux fronts « djihadistes » : au nord-ouest, les attaques dans la zone des « trois frontières » ; au sud-est, les mille deux cents kilomètres de frontière avec le Nigeria, où sévissent les sectes armées de Boko Haram.

Utilité technique

Côté français, la nouvelle formule de coopération militaire avec le Niger faisait partie d’une réforme plus large du dispositif français sur le continent, avec le souci d’alléger encore les effectifs permanents — actuellement près de 6000 hommes — et de transformer le rôle des bases d’Abidjan, Dakar et Libreville : dans ce schéma, elles deviendraient des centres de formation militaire et non plus des points d’appui pour des interventions. La diminution des effectifs en Côte d’Ivoire, et l’accent mis sur l’affectation de coopérants militaires en longue durée — notamment d’enseignants dans les écoles militaires nationales à vocation régionale (ENVR) que Paris soutient depuis leur création — rendront difficile à l’avenir des opérations offensives, comme Serval au Mali, en 2013.

L’heure était, ces derniers mois, à l’africanisation, à la mutualisation de ces emprises qui remontent pour la plupart aux années soixante, voire plus avant… et ont souvent concentré les contestations ou protestations africaines. Aucune ex-puissance coloniale autre que la France n’a ainsi conservé un tel réseau et des capacités militaires aussi étendues sur le continent. L’efficace évacuation en mai dernier de plusieurs centaines de ressortissants français ou européens du Soudan, et l’actuelle opération du même genre au Niger, démontrent l’utilité technique — à défaut de politique — de ce réseau d’implantations.

Dans Afrique XXI, Raphaël Granvaud, de l’association Survie, invitait — avant même ce putsch — à ne pas se laisser abuser par le « trompe-l’oeil » de la « ré-articulation » du dispositif français dans le Sahel, décidée par le président Emmanuel Macron après la dissolution de l’opération Barkhane, et qu’illustraient les nouvelles pratiques militaires au Niger. Il s’agit, selon cet analyste, d’un « ravalement de façade » ; il rappelle que les gouvernements des dernières décennies ont tous promis la fin de la françafrique, la réduction des effectifs militaires, le changement de vocation des bases… et voulu déchirer l’image de « gendarme de l’Afrique » qui a longtemps collé à la peau des Français.

Survivances de la colonisation

Même si les modalités d’un retrait plus que probable des soldats français (et sans doute américains, et autres) du Niger ne sont pas encore détaillées, le putsch de Niamey signe sans doute la fin de l’aventure de l’armée française au Sahel, qui remonte aux temps coloniaux. Et aussi le déclin quasi total d’une arme originale au sein des forces françaises : l’infanterie de marine. Ces troupes, survivantes de la colonisation, sont détentrices d’un savoir-faire acquis dans les interventions outre-mer. Elles revendiquent leur origine populaire, le goût du voyage et de l’aventure, et défendent l’idée d’un soldat attentif aux besoins des populations, comme d’une certaine rusticité (3).

Elles ont été l’ossature des expéditions au Mexique, à Tahiti, en Chine et Cochinchine, en Crimée, Tunisie, à Madagascar, et en Afrique de l’ouest et centrale au XIXe siècle. Renforcés par des unités de spahis et tirailleurs recrutés sur place, les régiments de « marsouins » et « bigors » ont été engagés dans les combats de 14-18, puis en Rhénanie, en Syrie, au Maroc, dans les Balkans. Ils ont formé le gros des volontaires de la France libre, à la fin de la seconde guerre mondiale, puis participé — avec la Légion étrangère — aux opérations de « pacification » à Madagascar, en Indochine, en Algérie.

On les retrouvera, dans la seconde moitié du siècle dernier, et au début du siècle en cours en « forces de souveraineté » dans les départements et territoires d’outre-mer, en « forces de présence » dans les bases militaires en Afrique, et comme fer de lance des interventions extérieures (« opex ») au Tchad, Liban, Nouvelle Calédonie, Djibouti, Afghanistan, et en Europe de l’est ainsi qu’au Sahel — que les forces françaises n’avaient jamais vraiment quitté, avec notamment une présence quasi-permanente au Tchad depuis les débuts de la colonisation.

Omniprésence militaire

Pour la France, déjà évincée de fait en République centrafricaine avant de l’avoir été dans plusieurs pays du Sahel, et dont les principaux alliés en Afrique de l’ouest et du centre (Cameroun, Congo, Côte d’Ivoire, Sénégal) risquent d’être confrontés à des contextes difficiles de succession, le putsch au Niger fait figure de nouvel échec politique, après plusieurs autres dans les parages. Aucun bilan de la « guerre perdue » au Mali, par exemple, n’a été mené jusqu’ici, à l’échelon militaire comme politique.

Et la réflexion sur le maintien ou non d’un dispositif militaire qui paraît de plus en plus insupportable aux opinions publiques des pays africains n’a pas été entamée au Parlement ou dans d’autres enceintes de débat, alors même que le poids, l’influence diplomatique, économique et culturelle de la France sur le continent sont sans commune mesure aujourd’hui avec son omniprésence militaire, pour le coup, très « visible », et que les résultats — notamment au Sahel — n’ont pas été à la hauteur des attentes. Trop axée sur le militaire (alors que gendarmes et policiers auraient parfois été plus adaptés), à la recherche d’un ennemi aux contours flous (le « terrorisme »), sur un temps trop long finissant en « occupation » de fait, la stratégie politico-militaire française dans cette région a été victime aussi de ses rigidités « éthiques » : « Jamais avec les djihadistes… Jamais avec Wagner »

Autres fronts

Même si cette accumulation de déconvenues a l’allure d’une défaite (4), l’armée française ne quittera pas complètement le terrain africain : outre une coopération plus étendue en matière de formation, plus bilatérale et sur mesure, il reste une demande de certains pays en appui à l’antiterrorisme, notamment dans le golfe de Guinée ; et toujours, des ressortissants à exfiltrer dans tel ou tel pays : et, dans les deux cas, du travail pour les forces spéciales » — les moins « visibles » justement.

Pour les militaires français, il reste surtout du grain à moudre sur les autres fronts : déjà, ces derniers mois, il y avait plus d’hommes mobilisés à l’est européen, aux frontières de l’Ukraine, ou en Méditerranée orientale que sur le continent africain. Des forces restent déployées au Proche-Orient, au Liban, en Jordanie, dans les Émirats, à Djibouti, en Irak. Et l’exécutif souhaite développer une stratégie de présence dans l’Indo-Pacifique, et renforcer les emprises dans les départements et territoires d’outre-mer, notamment sur le plan aérien et naval. Mais l’adieu croissant à l’Afrique sera, de fait aussi, un sacré « changement culturel »…

Philippe Leymarie


(1Mathieu Olivier, « Entre la France et le Mali, le pari risqué de Mohamed Bazoum », Jeune Afrique, 13 juin 2022. Et Rémi Carayol, « La France partie pour rester au Sahel », Le Monde diplomatique, mars 2023.

(2Entretien avec l’AFP et RFI, 23 mai 2023.

(3Cf, Michel Goya, « Les troupes de marine, les conquérants de l’outre-terre », Guerres et Histoire n° 33.

(4Et d’une autre, passée inaperçue : la fin prématurée de l’opération Tabuka, au Mali, dans laquelle Paris avait entraîné plusieurs pays européens, et qui n’a pas survécu l’an dernier au désengagement français.

La Mauritanie : exception sécuritaire dans le paysage sahélien

La Mauritanie : exception sécuritaire dans le paysage sahélien

 

par Revue Conflits – publié le 1er août 2023

https://www.revueconflits.com/la-mauritanie-exception-securitaire-dans-le-paysage-sahelien/


Alors que les pays du Sahel tombent dans la violence et l’insécurité, la Mauritanie demeure stable. Une exception qu’il convient d’analyser de près pour mieux la comprendre.

Gildas Lemarchand s’est spécialisé sur les questions sahéliennes. Outre divers articles, il a notamment publié Désarmement, Démobilisation et Réintégration au cœur des conflits armés sahéliens (L’Harmattan).

Après divers revers en ce début de décennie pour la France en Afrique, l’heure est déjà à la réaction, à la réinvention de partenariats[1]. Battue en brèche au Sahel, remplacée par endroit, elle n’est pas la seule visée par les manifestations. Il faut y voir une condamnation plus large de tout soupçon de domination[2]. La France continue de compter sur divers partenaires plus ou moins solides. En passe de perdre le soutien du Niger, elle s’appuie désormais sur ses bases permanentes au Sénégal et en Côte d’Ivoire, sur ses liens avec le Tchad, mais aussi, et beaucoup plus discrètement, sur la Mauritanie. Exception régionale en termes de diplomatie, celle-ci ne permet qu’un soutien très officieux de l’étranger. Miracle géopolitique, elle conserve une lecture propre de la situation régionale, fondant sur les principes d’indépendance et de sûreté l’ensemble de sa politique. Elle est pour cela l’objet d’une lutte d’influence. En mars 2023, le Chef d’état-major des Armées se rend à Nouakchott pour confirmer un partenariat solide. Un mois plus tôt, Sergueï Lavrov promettait au président Ghazouani un soutien russe à la situation mauritanienne. Nouakchott a en effet signé avec Moscou un accord de défense, tenu secret, en juin 2021. L’OTAN fait aussi croître son influence. La Mauritanie est membre du dialogue méditerranéen de l’organisation depuis 1995 et bénéficiaire depuis 2013 du programme OTAN de renforcement de la formation dans la défense. En juin 2023, le collège de défense du G5 Sahel, basé à Nouakchott et pré-carré de l’influence française[3], a signé un accord de coopération avec le collège de l’OTAN devant permettre de « relever les défis communs[4] ».

Toute cette émulation autour de la Mauritanie consacre le pays dans son rôle de pilier de stabilité dans la région. Un an après le déploiement de Wagner au Mali, dix ans après le début de l’opération Serval, plus de quarante ans après son retrait du Sahara occidental, la Mauritanie joue un jeu d’équilibre dans la région. Dans une dynamique de contagion régionale bien connue, le pays n’a pas connu d’attaque terroriste depuis 2011. Ce résultat est le fruit d’une politique sécuritaire détaillée ici.

Une utilisation savante du marqueur religieux

Nouakchott s’est tout d’abord attaquée au terrorisme islamiste en osant porter la lutte sur le terrain théologique. Au fondement de la politique religieuse mauritanienne se trouve l’aura prestigieuse. La piété du pays est en effet reconnue dans le monde musulman, il est ainsi de bonne facture pour les grandes familles du Golfe de disposer d’un prédicateur mauritanien privé. Des villes anciennes comme Oualata, Ouadane, Tichit ou Chinguetti, ont établi cette grande réputation. De ces centres, Chinguetti reste le plus prestigieux. Septième Ville sainte de l’Islam sunnite, l’expression « trab chinguetti » désigne encore parfois tout l’Ouest saharien. La scène religieuse nouakchottoise a pourtant servi de terreau à certaines figures djihadistes. Jusqu’en 2003 par exemple, le fondateur de Boko Haram y étudie son Islam à l’Institut islamique saoudien. La Mauritanie a également longtemps pourvu les rangs des Groupes Armés Terroristes (GAT). En 2014, il s’agit de la deuxième nation la plus représentée au sein d’AQMI après les Algériens[5]. Des hauts dignitaires de ces groupes sont alors beïdanes (maures blancs)[6]. Concernant la filiale État islamique, plusieurs cellules sont démantelées depuis 2015. Aucune mention n’est pourtant faite d’une quelconque province mauritanienne dans la communication de l’ISWAP.

Cette réputation de piété a d’évidence contribué à éviter que l’État mauritanien ne soit désigné trop aisément comme takfir[7] par les groupes armés régionaux. Ce qui aurait légitimé la violence à son encontre. Elle a également servi de base à la mise en place d’un véritable dialogue religieux au sein du pays. Souvent citée comme un exemple régional, cette politique englobe un fort volet carcéral et sert de pilier à la lutte contre le djihadisme. Avant 2005, année d’inflexion de la politique sécuritaire mauritanienne, les prisons servent d’incubateurs à la radicalisation. Le 2 septembre de cette année, à la suite du coup d’État du Colonel Vall, les opposants salafistes en sont libérés. Parallèlement, des mesures anti-terroristes sont votées. Il faut cependant attendre début 2010 pour que, sous la présidence d’Aziz, un dialogue théologique soit véritablement ouvert. Les autorités religieuses vont à la rencontre des jeunes djihadistes en les approchant comme des croyants égarés. Cette expérience n’a depuis cessé d’être répétée. Un tournant vers la rigueur sociale a également été adopté entre 2009 et 2013. De la fermeture des bars à celle de l’ambassade d’Israël[8], toutes ces mesures prennent place dans le jeu mesuré sur la moutaraka, pacte de non-agression tacite entre croyants dans la tradition musulmane. Nouakchott souffre à cet égard de la « thèse du pacte ». Basée sur des documents américains déclassifiés en 2016, elle exprime l’idée que la Mauritanie serait à l’abri de toute attaque en échange d’un soutien financier discret. Impossible de verser ici dans la guerre du renseignement. Quoi qu’il en soit, dans sa rhétorique, Nouakchott inverse la problématique et parle de guerre sainte menée contre le terrorisme. Le ministère des Affaires islamiques et de l’Enseignement originel est évidemment aux commandes et fait grand cas de la résilience des autorités religieuses du pays. Lorsque ce dialogue est mis en place pour la première fois, cinq cents imams se retrouvent employés à Nouakchott, permettant à l’État de contrôler les prêches d’un tiers des mosquées de la capitale. Les réseaux sociaux sont également investis, des campagnes analogues y sont régulièrement menées.

L’Islam est aussi pour Nouakchott l’unique moyen de garantir la cohésion nationale. Le sujet communautaire est si tendu et la captation du pouvoir, par les beïdanes, si prégnante que les résultats du recensement de 2013 n’ont jamais été rendus publics. Le nouveau recensement lancé à l’été 2022 devrait voir ses conclusions tout autant conservées sous scellé. Le président mauritanien a d’ailleurs fait date lors du discours de Ouadane en décembre 2021. Dans celui-ci, Ghazouani s’en est pris aux héritages de l’esclavage[9] et aux clivages « qui affaiblissent la cohésion sociale et l’union nationale ». Par ailleurs, le règlement du passif humanitaire, nom pudiquement donné aux massacres des populations noires dans les années 1990, continue d’empêcher toute réconciliation entre les maures et les populations du Sud. Les beïdanes maintiennent donc artificiellement leur majorité dans le pays, en conservant dans leur groupe culturel les haratins. Le risque est que ces anciens esclaves, de culture maure, mais noirs, rejoignent politiquement, par argument racial, les populations noires du Sud du pays renforcées en effectifs par des vagues migratoires[10]. Dans tout cet ensemble, le seul marqueur commun demeure la religion.

Refonte et redéploiement du système sécuritaire

En même temps qu’elle investit le champ des causes religieuses, Nouakchott s’acharne à battre militairement les GAT. En 2005, la caserne de Lemgheitty est attaquée, trente victimes sont à déplorer dans les rangs des forces mauritaniennes. De ce revers, le gouvernement obtient un consensus absolu pour apporter une réponse appropriée. Premier jalon : l’augmentation du budget de l’Armée. Il est multiplié par quatre en neuf ans. Des uniformes nationaux sont enfin achetés, des efforts sur l’acquisition de pick-up sont initiés. L’état-major général des Armées est lui aussi rénové et inauguré en 2011, il est le symbole de cette remontée en puissance. Alors que les attaques continuent[11], les Groupements Spéciaux d’Intervention (GSI) sont créés en 2008 pour reprendre à leur compte le principe du rezzou. Dès 2009, un détachement d’assistance militaire opérationnel français est créé pour assister ces GSI. Il les entraîne à Atar et agit avec eux dans les opérations de destruction. Huit groupements de deux compagnies chacun sont coordonnés avec l’Armée de l’air mauritanienne. Dès 2010, celle-ci affirme la capacité mauritanienne à rétablir une défense de l’avant, en menant des raids à quelques kilomètres de Tombouctou. Pour faire schématique, les avions repèrent et neutralisent éventuellement, les GSI réduisent la résistance et confirment la destruction. Plus romantique, des unités méharistes sont également mises en place. Comme le prophétisait Monod, « dans le progrès de nos connaissances, la belle part, la part la plus utile et solide, reviendra moins peut-être aux véhicules perfectionnés […] qu’au lent cheminement de quatre grosses pattes et de deux savates en peau d’antilope[12] ». Image romanesque exclue, il s’agit ici d’un outil léger, une sorte de Gendarmerie du désert, destinée à renseigner, à porter la présence de l’État et à verser dans quelques actions d’aide aux populations. La maison mère de ces troupes se trouve à Oualata et le centre de formation à Achemine. Trop légères pour une éventuelle rencontre face aux katibas, ces troupes sont coordonnées avec des pick-up armés. Toutes ces unités concourent à la surveillance du pays dans le cadre de la doctrine des points vitaux. Celle-ci a identifié les principaux points de passage obligés pour entrer ou circuler dans le pays, mais aussi les aimants sociaux : points d’eau, mosquées et marchés. Une zone militaire a également été mise en place dans le Nord-Est du pays. Si les 4 500 kilomètres de frontières du pays sont de facto poreuses, l’idée est d’utiliser la profondeur stratégique offerte par le désert pour séparer les centres de pouvoir mauritanien des menaces. Bien qu’immenses, ces zones ne dépendent que de points de rassemblement très restreints, eux même contrôlés par un maillage tribal très contraint. Un effort particulier a également été porté sur le renseignement. Un centre C3I a été mis en place à Nouakchott pour surveiller le territoire. Plus largement, les renseignements mauritaniens ont pu jouer sur les liens tribaux ou matrimoniaux pour infiltrer les groupes[13].

Concernant le volet population, l’État mauritanien s’acharne depuis quelques années à fixer les locaux et à réguler les flux migratoires. Au Nord du pays, le maillage mis en place par les GSI a été bouleversé par la ruée vers l’or initiée dès 2016. La ville de Chamy est sortie de terre pour servir de point de départ et de surveillance de cette quête de l’or. Depuis la reprise des hostilités au Sahara occidental à l’automne 2020, plusieurs heurts impliquent régulièrement des Mauritaniens dans la zone qui réunit les frontières algériennes, mauritaniennes, et sahraouies/marocaines. Trois radars et un centre de contrôle ont été implantés à Zouérate. Dans le sud-est du pays, d’autres problématiques ont accru la pression sur la population. Là aussi la politique des « villes nouvelles » a mené à la fondation de Nbeiket Laouach. Située à quelques kilomètres de la frontière malienne, elle sert de base de surveillance. À partir de janvier 2022, plusieurs Mauritaniens disparaissent régulièrement. La frontière est souvent traversée pour des raisons économiques. Des opérations de ratissage sont alors menées dans la zone par l’armée malienne, conjointement avec Wagner[14]. Les massacres prennent une telle ampleur qu’en mars 2022, le Premier ministre mauritanien demande à Bamako, à la tribune de l’AGNU, de cesser « ces actes criminels récurrents ». Ce contexte a suscité divers mouvements de populations. Le problème est triple pour les autorités mauritaniennes. La pression sur les ressources locales déjà insuffisantes. La probable manipulation des réfugiés par des éléments radicaux susceptibles de monter des cellules à partir des camps. Le possible bouleversement des équilibres ethniques[15].

Afin d’achever cette réflexion, rappelons que le djihadisme comme idéologie politique repose sur les concepts de takfirisme (la déclaration d’une personne ou d’une organisation comme apostat légitime la violence à son encontre[16]), d’al-wala’wal bara (la loyauté et le désaveu – un musulman doit une loyauté absolue à tous les autres musulmans) et d’al-hakimiyyah qui permet le rejet de l’État importé (la souveraineté est combattue si elle n’a pas de fondement coranique). Avec son jeu sur le prestige religieux comme sur la moutaraka, Nouakchott se met à l’abri des deux premières notions. Concernant la troisième, la Mauritanie est avant tout une République islamique. Elle régule par ailleurs l’aide des pays occidentaux, muselant toute médiatisation de cet apport extérieur. Elle prend également une série de contrepieds pour équilibrer cette influence et faire montre d’indépendance. Ainsi, alors que le Mali est marginalisé, le président mauritanien a plaidé début juillet 2023 pour un retour de Bamako dans le G5 Sahel. Elle diversifie encore les partenariats, acceptant autant une aide démonstrative américaine que quelques investissements chinois, ou encore de signer un accord de défense avec la Russie. Au niveau des forces de sécurité, la Mauritanie tend à employer tous ses moyens vers la défense de son territoire. Par traumatisme d’abord : elle échappe aux velléités de dépeçage de ses voisins dès son indépendance. Outre quelques interventions, les énergies sont dévolues depuis à la survie du pays. Cela étant, le gouvernement mauritanien reste inquiet du risque ethnique qui pointe dans le pays. La captation des pouvoirs par les beïdanes, dont la part dans la population décroît progressivement, fait en effet apparaître un déséquilibre de plus en plus criant. Le scénario d’une implosion d’ici quelques années est une probabilité prise en compte.

Notes

[1] Revue de la Défense Nationale, Afrique, France, une nouvelle relation…, numéro 860, mai 2023.

[2] Général Bruno Clément-Bollée, « Fini, l’Afrique dominée, place à l’Afrique souveraine et son message : l’Afrique aux Africains ! », Le Monde, 26 janvier 2023.

[3] Le poste de Directeur des Etudes y est traditionnellement dévolu à un colonel français. Par ailleurs la francophonie qui y prévaut est employée comme frein à toute influence étrangère.

[4] Termes employés par le Général Olivier Rittiman, général commandant le collège de défense de Rome, pour décrire le partenariat établi.

[5] Selon les recherches d’Alain Antil.

[6] Mohamed Lemine Ould Alassan dit Abdallah el-Chinguetti, est ainsi l’un des principaux idéologues d’AQMI avant son exécution en 2013. Hassan Ould Khali, dit Jouleilib, est le bras droit de Mokhtar Belmokhtar. Il est également exécuté en 2013.

[7] Apostat.

[8] L’ambassade d’Israël est attaquée en 2008 et sera fermée en 2009.

[9] Malgré la loi 2015-031 incriminant la pratique de l’esclavage, 2,5% de la population mauritanienne est encore en servage.

[10] Si les Sénégalais ne représentent officiellement qu’une centaine de milliers de personnes, ils seraient en réalité un million sur les presque cinq millions du total de mauritaniens.

[11] En 2007 et 2008, les attaques visent des touristes et des militaires. En 2008, une boîte de nuit et l’ambassade d’Israël sont attaquées à Nouakchott et en 2009, l’ambassade de France l’est à son tour. En février 2011, trois camions chargés d’explosifs sont arrêtés sur la route de la capitale. Le 20 décembre 2011, l’enlèvement d’un gendarme à Adel Bagrou est le dernier acte terroriste à avoir abouti en Mauritanie.

[12] Théodore Monod, Méharées, Paris, Actes Sud, 1998.

[13] Mokhtar Ould Boye, Charles Michel, Victoire dans les dunes, L’enlisement de la crise sahélienne n’est pas inéluctable : l’exemple mauritanien, Paris, L’Harmattan, 2020.

[14] Nara est un des premiers lieux dans lequel la SMP s’implante au Mali. De là, l’opération Maliko est rapidement menée dans la forêt de Wagadou par les FAMA et Wagner.

[15] Selon l’UNHCR pour 2022, 60% des réfugiés de M’Bera étaient touaregs, 15% maures et 15% peuls.

[16] Y. I. Ibrahim, « Insurrections djihadistes en Afrique de l’Ouest : idéologie mondiale, contexte local, motivations individuelles », Notes ouest africaines, OECD, 2019.

Les scénarios d’un conflit Grèce-Turquie

Les scénarios d’un conflit Grèce-Turquie

https://www.slate.fr/story/250903/grece-turquie-conflit-otan-scenarios-militaire


Si la Turquie a un avantage naval et aérien, la Grèce peut compter sur ses alliances et sa connaissance des îles en mer Égée pour contrer le rapport de force défavorable.

 

Difficile de prévoir quelle serait la réaction de l'OTAN en cas de conflit militaire déclaré en mer Égée. | NASA via Wikimedia Commons
Difficile de prévoir quelle serait la réaction de l’OTAN en cas de conflit militaire déclaré en mer Égée. | NASA via Wikimedia Commons

«Nous pouvons arriver subitement la nuit» (septembre 2022), «La Grèce risque de le regretter, comme il y a un siècle» (juin 2022), «Nous répondrons à la fois légalement et sur le terrain» (février 2023). C’est peu dire que la Turquie du président Recep Tayyip Erdoğan n’entretient pas les meilleures relations avec son voisin grec.

Si les tensions sont anciennes entre les deux pays, qui célèbrent cette année les 100 ans du traité de Lausanne ayant mis fin à trois ans de guerre, force est de constater qu’elles se sont accrues ces dernières années.

Ces tensions résultent d’une triple compétition:

Ces tensions s’ancrent dans un contexte bien particulier: les deux pays sont membres de l’OTAN. Dès lors, difficile de prévoir quelle serait la réaction de l’Alliance en cas de conflit militaire déclaré en mer Égée. Nous proposons ici une étude concrète des forces armées grecques et turques pour tenter d’établir le rapport de force militaire qui s’est installé entre les deux pays.

De l’opportunité stratégique de déclencher un conflit

Quel intérêt la Turquie aurait-elle à déclencher un conflit avec son voisin grec? Trois points saillants peuvent être relevés.

Premièrement, continuer d’affirmer sa place en zone méditerranéenne. Isolée depuis maintenant une dizaine d’années par son interventionnisme unilatéral et croissant en Méditerranée (intervention dans le nord de la Syrie, opération en Libye ayant conduit à «l’illumination» de la frégate française Courbet en 2020), la Turquie a également vu sa relation avec les États-Unis se dégrader progressivement, jusqu’au blocage par le Congrès américain en 2019 de l’exportation d’avions de combat F-16.

Le conflit ukrainien l’ayant remise au centre du jeu diplomatique –par sa capacité à parler aux deux belligérants et l’efficacité démontrée de ses drones de combat– et mobilisant activement l’OTAN, la Turquie pourrait tirer parti du contexte international pour contester activement la souveraineté grecque en mer Égée. Cela irait dans la droite lignée du concept de «Patrie bleue» (Mavi Vatan), repris à son compte par le parti du président, l’AKP, et prônant de doter le pays d’une ZEE élargie, à la hauteur de ses ambitions de puissance affirmée. L’occasion serait aussi belle pour le président Erdoğan de montrer que ses forces armées sont, tout comme ses drones, efficaces, compétentes et opérationnelles.


Ensuite, stabiliser la coalition au pouvoir. Bien que réélu pour un troisième mandat, Erdoğan apparaît fragilisé par un score serré (52% des voix) et une perte de vitesse au Parlement (-26 députés pour l’AKP). Sa politique dépendra de facto encore davantage de son alliance avec le parti nationaliste MHP, qui lui apporte 50 voix nécessaires à la majorité absolue.

Dans ces conditions, voir Erdoğan chercher à instrumentaliser sa politique étrangère en vue de consolider sa politique intérieure est une possibilité. Cela répondrait à la logique bien documentée du «jeu à deux niveaux» théorisé par Robert Putnam, selon lequel chaque gouvernement national se sert de l’échelle internationale pour «maximiser sa propre capacité à satisfaire les pressions domestiques, tout en minimisant les conséquences négatives des développements internationaux».

Du côté grec, la position serait davantage à la stabilisation de la situation qu’à la surenchère militaire.

Enfin, mettre la main sur de nouvelles ressources stratégiques en gaz. Au-delà des aspects politiques et internationaux, la mer Égée abrite des réserves de gaz importantes pour les deux compétiteurs. L’exploitation par la Grèce du champ de Prinos, situé au nord de la mer Égée, a achevé de prouver que la ressource était présente sur zone. Les deux pays étant toujours en compétition dans la définition de leur ZEE, et étant donnée la place stratégique du gaz, remis au goût du jour cet hiver par le conflit ukrainien, l’enjeu est de taille.

Du côté grec, la position serait davantage à la stabilisation de la situation qu’à la surenchère militaire. Rappelons que le pays dispose de près d’un quart de la flotte des tankers de gaz naturel liquéfié, ce qui constitue une manne financière importante qui serait en péril en cas de conflit, et qu’il a enclenché depuis quelques années une remontée en puissance de ses capacités militaires et une diversification de ses alliances sécuritaires.

Cela est passé notamment par la conclusion d’un partenariat franco-grec d’assistance mutuelle en 2021 et du renouvellement la même année de son accord de coopération et de défense mutuelle avec les États-Unis. Comme le résumait le chef d’état-major grec le 8 avril 2022, l’enjeu grec est bien que «nous préférons être à table que figurer au menu».

Forces navales: avantage Turquie

La marine turque a une nette longueur d’avance sur son opposant grec pour trois raisons. Premièrement, sa modernité. La Turquie a lancé en 2019 son premier porte-hélicoptères d’assaut (PHA). Commissionné en avril 2023, il est conçu pour pouvoir transporter, outre des hélicoptères, des avions de combat à décollage vertical, des drones sans pilote, ainsi que des forces amphibies. Il s’agit d’un vecteur majeur de projection de forces pour la Turquie, qui lui confère un avantage colossal sur la Grèce, par sa capacité à interdire l’accès aux forces grecques. En effet, sa mise en service offre la possibilité de constituer un groupe aéronaval autour de ce vaisseau amiral; ce groupe serait doté de l’intégralité du spectre des actions maritimes (contrôle d’espace, antiaérien, anti-sous-marin, amphibie).

En comparaison, le programme le plus important de la Grèce est l’achat de trois (peut-être quatre) destroyers à la France. Même dotés d’une technologie de pointe, ces navires ne seront pas en mesure de contrer un groupe aéronaval. Entièrement construit en Turquie, le PHA est aussi le témoignage d’une volonté politique claire de montrer que la base industrielle de défense turque est capable de mener à bien seule des projets à impact.


Deuxièmement, cette avance s’est faite en vertu du nombre. Bien que les deux pays possèdent un nombre similaire de sous-marins, leur utilisation est limitée dans l’espace réduit des îles de la mer Égée. Les capacités les plus importantes dans cette configuration spatiale sont l’interdiction de zone et la force de frappe. En la matière, la Turquie est bien mieux dotée.

La Grèce est en effet déficitaire en nombre de frégates mais surtout en nombre de corvettes, particulièrement utiles pour occuper, interdire et menacer l’espace. Les corvettes de la classe Ada sont de très bons navires, longs de 100 mètres, dotés de missiles antinavires et récents (mis en service en 2011) alors que la marine grecque équipe des «canonnières» plus petites –environ 50 mètres de long– et toutes ont environ 20 ans d’âge, soit la moitié de leur durée de vie. La supériorité des chasseurs de mines turcs (onze navires contre quatre) pourrait également changer la donne si les deux pays devaient miner la mer Égée pour en interdire l’accès à l’autre, manœuvre constatée au large des côtes ukrainiennes durant l’année passée.

Les capacités de la Turquie pourraient s’avérer cruciales si elle décidait de contester activement la souveraineté grecque sur les îles.

Enfin, cette avance est également due à sa capacité amphibie. Il est intéressant pour cela d’étudier le nombre de bateaux de débarquement. Il ne s’agit pas de bateaux autonomes dans le sens où ils ne peuvent pratiquement pas se défendre, mais de plateformes de débarquement destinées à débarquer des troupes et des chars sur la terre ferme. Chacun de ces navires peut transporter entre 150 hommes pour le plus petit et 500 hommes pour le Bayraktar turc.

Là encore, la Turquie est en position de force, avec au moins 26 navires contre 9 pour la Grèce. Ces capacités pourraient s’avérer cruciales si la Turquie décidait de contester activement la souveraineté grecque sur les îles. En effet, débarquer des troupes au sol est le seul moyen efficace d’atteindre cet objectif –une guerre hybride, navale ou aérienne sans occupation physique ne le permettrait pas.

Armée de l’air: fausse équivalence en vue

En ce qui concerne les avions et les hélicoptères de combat de l’armée de l’air, les deux pays disposent de capacités similaires. Cependant, il y a une nette distinction en ce qui concerne les capacités de transport et, encore plus important, les hélicoptères de combat de l’armée. La Turquie a un avantage considérable pour le transport de troupes, avec 50 avions de plus (+ 12 en comptant ceux de l’armée de terre). Cela a deux conséquences.

En cas de blocus naval dû à des mines ou à une interdiction navale, la Turquie dispose d’une alternative crédible pour approvisionner ses troupes par avion –à condition d’avoir détruit la défense antiaérienne grecque préalablement. Cela pourrait avoir son importance si un conflit de longue durée devait survenir entre les deux pays.

En cas de guerre totale avec Athènes (ou Ankara) envahissant la Turquie continentale (ou la Grèce), le seul moyen efficace d’assurer l’approvisionnement serait l’avion ou le bateau, car la frontière terrestre entre les deux pays est située très au nord de leurs territoires et offre une faible possibilité de manœuvre (50 kilomètres de largeur).

Les A400M et CN235 turcs supplémentaires peuvent aussi être utilisés pour le renseignement avec des patrouilles maritimes et surtout le déploiement de forces spéciales. L’A400M a récemment été modernisé pour pouvoir effectuer des infiltrations à basse altitude. Cette capacité offre à la Turquie la possibilité d’agir en profondeur et donc de conquérir plus facilement des objectifs stratégiques. Cela pourrait constituer un avantage certain par rapport à la Grèce.


Enfin, en ce qui concerne les hélicoptères de combat de l’armée, les deux pays disposent de types d’appareils similaires, mais la Turquie surpasse de 130 unités les capacités grecques. Là encore, cela fait une énorme différence, permettant à Ankara davantage de pertes et offrant donc des possibilités supérieures d’engager ses appareils. La collecte de renseignements, les attaques ciblées sur véhicules terrestres et les déploiements de forces spéciales font partie des capacités dont la Grèce pourrait manquer en premier lieu dans une guerre de longue durée.

Avantage Turquie mais opportunités grecques

La Turquie possède donc un avantage matériel global en ce qui concerne la marine et les forces aériennes qu’elle peut déployer. La mise en service récente de son PHA va changer la façon dont la Turquie combat en mer, en permettant à ses forces de se concentrer autour d’un navire amiral. Cela offre au pays davantage de possibilités en matière de projection d’hélicoptères et d’opérations amphibies. L’avantage turc est donc autant quantitatif que qualitatif technologique.

Dans l’espace aérien, sa supériorité est principalement liée au nombre de ses appareils. L’espace aérien serait cependant clairement contesté car les deux nations possèdent le même nombre d’avions de chasse et partagent essentiellement la même technologie américaine F-16 et F-4.

Cette étude n’aborde volontairement pas les forces terrestres des deux pays, principalement pour un argument dimensionnel: à l’exception de l’île de Crète, toutes les îles de la mer Égée sont au moins trois fois plus petites que l’île de Chypre. Cela correspond aux règles d’engagement d’un régiment motorisé (1.000 à 3.000 soldats) en contrôle de zone, rendant tout déploiement terrestre sur les îles peu significatif en envergure.

En sus de l’OTAN, la Grèce appartient à l’Union européenne, lui conférant le bénéfice de l’article 42.7 déclenchant immédiatement une aide des partenaires en cas d’invasion.

La différence pourrait donc se faire sur le long terme entre les deux compétiteurs. Bien que le rapport de force soit à l’avantage de la Turquie, Athènes peut compter sur sa connaissance des îles en mer Égée, actuellement sous sa souveraineté, ainsi que sur les alliances nouées avec ses partenaires extérieurs.

Rappelons ici qu’en sus de l’OTAN, la Grèce appartient à l’Union européenne, lui conférant le bénéfice de l’article 42.7 (équivalent à l’article 5 de l’OTAN) déclenchant immédiatement une aide des partenaires en cas d’invasion. Elle a également noué en 2021 un accord d’assistance mutuelle avec la France, par tous les moyens appropriés si son territoire fait l’objet d’une agression armée. Face au Goliath turc, le David grec sait qu’aucune causalité ne saurait être établie entre rapport de force défavorable et défaite militaire.

Guerre en Ukraine : quels sont les drones utilisés dans le conflit ?

Guerre en Ukraine : quels sont les drones utilisés dans le conflit ?


Intensivement apparus dans la guerre au Karabagh, les drones ont gagné une place centrale dans le champ de bataille en Ukraine. Dès les premières semaines de la guerre, les Ukrainiens ont surpris l’armée russe par une utilisation inattendue et redoutable de ces engins. En retard, Moscou tente aujourd’hui d’aligner massivement ces aéronefs pour rattraper le désavantage. Panorama des drones utilisés dans le conflit russo-ukrainien.

L’impact des drones sur le champ de bataille

Lourds dégâts infligés pour un investissement minime, impact psychologique sur l’ennemi, préservation des vies : les drones offrent un solide avantage tactique. Ils remplissent quatre principales missions : livraison de charges (explosif ou kamikazes), surveillance et renseignement, nuisance et rodage, cyberattaques.

Sur le terrain, les drones ont un impact très fort. D’abord, ils terrorisent les soldats qui sont obligés de se terrer dans les caches. Les forêts et bosquets ne sont plus des lieux où l’on peut disparaître à l’œil de l’ennemi. Les drones armés ont la capacité de décimer une section entière qui se croit abritée. Les petits aéronefs réalisent aussi des destructions ciblées de chars, véhicules, postes de commandements, pièces d’artillerie, etc. Les missions de renseignement sont également très précieuses, c’est d’ailleurs leur tâche principale : sans risquer aucune vie, l’action des drones améliore très fortement la précision de l’artillerie et des opérations.

L’Ukraine applique une doctrine de la guerre d’information conceptualisée en 1990 par les États-Unis, le Network Centric Warfare. Elle connecte les appareils numériques en réseau pour partager l’information recueillie en temps réel dans un cloud, le système Delta pour l’Ukraine. Toutes les données saisies par les drones et autres capteurs, sont envoyées à ce système qui offre aux troupes une importante visibilité du terrain.

Dès les premières semaines des combats, les belligérants se sont également dotés de drones civils, très peu onéreux mais remplissant des missions similaires. Pour un montant de 1 000 à 3 000 euros, ils peuvent causer des dégâts atteignant plusieurs centaines de milliers d’euros.

Si les drones ukrainiens ont pu efficacement profiter de la désorganisation des Russes aux débuts de la guerre, ces derniers ont maintenant rééquilibré les forces. Les systèmes anti-drones, brouilleurs et engins de destructions, obligent l’Ukraine à en consommer un grand nombre. Selon le think tank britannique, Royal United Services Institute, Kiev perdrait 10 000 de ces petits aéronefs par mois. Un nombre que l’Ukraine assume car il épargne la vie de milliers d’hommes. Il est impossible de recenser tous les drones civils utilisés. L’armée ukrainienne en achète volontairement des milliers différents : différentes ondes, différents bruits, les Russes ont plus de mal à les contrer. Nous tâchons de recenser dans cet articles les principaux drones utilisés côté ukrainien et côté russe.

Ukraine : le salut par les drones

Bayraktar TB2

TB2 ukrainien

Sur tous les écrans depuis la guerre, le drone « Bayraktar » concentre à la fois éloges et critiques. Ce drone de surveillance est la conception phare de l’entreprise turque familiale Baykar, dont le directeur technique n’est autre que le gendre d’Erdogan. Long de 6,5 m pour une envergure de 12 m, le Bayraktar TB2 peut atteindre une vitesse maximale de 220 km/h. Son altitude opérationnelle située entre 5 500 et 6 500 mètres lui permet de couvrir un rayon de 150 kilomètres durant plus de 20 heures. Conçu pour des missions de surveillance et de renseignement, le TB2 peut aussi transporter des missiles dont les tirs précis s’expliquent par la qualité du guidage laser.

Après son premier vol en 2009, le TB2 arrive dans l’arsenal turc en 2012. Opérationnel en 2014, il apparaît dans une opération des forces turques contre le PKK en 2018, en Lybie contre le maréchal Haftar (2020), en Syrie pendant l’opération Bouclier de l’Euphrate, au Mali (2022). Le drone s’est surtout révélé au service de l’armée azerbaïdjanaise en 2020 lors de la guerre au Karabagh. Ayant particulièrement convaincu les Ukrainiens, Baykar a vendu plusieurs drones à Kiev depuis 2021. On l’aperçoit dans le Donbass dès cette année où il est utilisé pour la première fois au combat.

Surtout, lorsque l’armée russe arrive en Ukraine et qu’elle est surprise par une résistance inattendue, les TB2 se révèlent extrêmement efficaces. Ciblant les véhicules, notamment les véhicules d’artillerie, ils dévoilent aussi les failles de l’armée russe que les soldats ukrainiens ont su exploiter. Dans la guerre d’information, les vidéos des frappes réalisées par les TB2 diffusées sur les réseaux ont contribué à maintenir le moral côté ukrainien, à l’affaiblir côté russe. Le site de sources ouvertes Oryx a recensé tout le matériel russe détruit par ces drones dont on a la preuve : 5 chars, 7 véhicules blindés, 8 véhicules d’artillerie, 17 systèmes de missiles sol-air, 5 navires, 2 trains, 31 véhicules, entre autres. Les soldats ukrainiens ont même fait une musique pour vanter sa puissance salutaire.

Il faut désormais relativiser son efficacité. Le TB2 a brillé au tout début de la guerre, profitant d’un commandement russe surpris et désorganisé. La situation a changé. L’armée moscovite est équipée de brouilleurs qu’elle a disposés sur tout le front : elle aurait pris l’avantage dans la guerre informationnelle. Ayant perdu 23 TB2 selon Oryx, l’Ukraine utilise ceux qui lui restent essentiellement pour des missions de surveillance, loin du front. L’usage de petits drones, moins onéreux et plus discrets, est désormais privilégié sur le front.

Depuis cette guerre, l’entreprise Baykar a reçu des commandes de 22 pays différents et envisage d’ouvrir une plateforme de production directement en Ukraine. L’engouement va s’affaiblir : depuis que les Russes maîtrisent leurs dispositifs anti-drones, l’Ukraine consomme des milliers de petits aéronefs. Le Beyraktar TB2 ne peut être perçu comme une arme miracle. Et pour acquérir un tel matériel, il faut compter 5 millions de dollars pour le drone, et 5 autres millions pour la station de guidage (un camion équipé). Si la somme reste élevée, un drone américain conçu pour les mêmes missions coûte dans les 20 millions de dollars.

Bayraktar TB2 – Extérieur d’une station de contrôle au sol (GCS).

Punisher

Le Punsiher est un drone clé de l’armée ukrainienne. Produit par une entreprise ukrainienne créée par des vétérans de Crimée, il a une envergure de 2,25 m et une vitesse de croisière de 72 km/h. Surtout, le Punisher transporte une bombe de 3 kg. Ce drone est couplé à un autre, plus petit, produit par la même entreprise, dont le rôle est de reconnaître les cibles que le Punisher frappera.

Ce serait l’un des drones d’attaque parmi les moins chers du monde. En effet, son prix est étonnement bas : il faut compter 70 000 dollars pour s’équiper de 2 Punisher avec leur station de pilotage.

UJ-22

L’UJ-22 Airborne, conçu par UKRJET, une entreprise ukrainienne spécialisée dans les drones aériens, a été dévoilé pour la première fois lors du Salon international « Arms and Security 2020 », en 2021. Ce drone de reconnaissance aux allures conventionnelles est beaucoup utilisé dans la guerre. Il dispose d’un bon rayon d’action de 100 km, mais il peut survoler une distance de 800 km. Il suffit alors d’entrer les coordonnées GPS de l’objectif se trouvant au-delà du rayon d’action pour qu’il l’atteigne. L’UJ-22 est parfois utilisé pour frapper directement des cibles. On lui installe des grenades, des obus ou des bombes non guidées sous les ailes. Il se montre précis à 10 mètres près quand il lâche une munition à 700 m de hauteur. Il ne peut supporter une charge utile supérieure à 20 kg (12-13 kg de charge offensive généralement + une caméra).

L’armée ukrainienne disposerait de 500 exemplaires. Récemment, l’UJ-22 a fait la une de l’actualité en ayant ciblé Moscou le 3 mai 2023.

A1-SM Furia

Ce drone de reconnaissance est produit par l’entreprise Athlon Avia. Entreprise créée par trois passionnés d’aéromodélisme pour produire des drones de compétition, elle fournit désormais l’armée ukrainienne. Athlon Avia est devenue une entreprise classifiée qui produit près de 100 drones par mois et qui dispose d’un centre R&D.

L’A1-SM Furia est le petit bijou de l’armée ukrainienne. Très rustique par sa composition en matériaux composites et plastiques, léger (5,5kg), il peut être lancé à la main et réparé avec du scotch. Atteignant une vitesse de 120km/h et disposant d’une autonomie de 3 heures, son rayon d’action est de 50km. Ce drone est silencieux et doté d’une caméra haute définition. Il capture d’ailleurs la plupart des images aériennes de la guerre qui circulent sur les réseaux sociaux. Sur le terrain, l’A1-SM Furia informe très précisément l’artillerie sur les positions ennemies.

Leleka-100

Le Leleka-100 est également l’un des drones les plus utilisés par l’armée ukrainienne. Mesurant 1,18 m de longueur et 1,13 m d’envergure, il atteint une vitesse maximale de 120 km/h lui permettant de d’opérer jusqu’à 100 km de distance. Conçu pour la reconnaissance par DeViRo, il peut servir aussi pour des frappes kamikazes. Depuis le début de la guerre, la source ouverte relève que 20 Leleka-100 ont été détruits et 11 ont été capturés[1].

ASU-1 Valkyrja

Crédits : Mil.gov.ua

Ce drone de reconnaissance est une aile volante en carbone et plastique d’1,6 m d’envergure, très léger et fin. Son petit moteur électrique propulse l’engin grâce à une hélice bipale discrète, dont le bruit est presque imperceptible à 15 mètres. Son autonomie de 2 heures lui permet d’opérer dans un rayon de 35 km. Sa facilité d’utilisation – il se lance à la main et atterrit sur le ventre – en fait un excellent outil de renseignement sur le front.

Mara-2M, Shark, Orlik se ressemblent beaucoup et remplissent peu ou prou les mêmes missions que les autres drones. L’armée ukrainienne utilise aussi des aéronefs de photographie aérienne comme le SKIF.

 

R18

Le R18 est bien différent des drones de surveillance ou de reconnaissance. Il sert au combat, essentiellement pour délivrer des bombes. Le R18 est développé par Aerorozvidka une organisation créée en 2013 qui ambitionne de renforcer les capacités militaires de l’Ukraine par la robotique. Le drone est donc un sujet d’étude spécialement abouti. Aerorozvidka s’est ensuite formée en unités spéciales de dronistes au début de la guerre, qui attaquent les véhicules blindés et les troupes russes[2]. Cette unité effectuerait aujourd’hui près de 300 missions par jour.

Le drone R18, qui pèse 13 kg et mesure 1,2 x 1,2 mètre, est capable de voler 45 minutes dans un rayon d’action de 5 km grâce à ses 8 moteurs. Il peut transporter jusqu’à 3 munitions, notamment des grenades soviétiques antichar RKG-3 HEAT ou des bombes RKG-1600.

Cajan E620

Le Cajan E620 est opérationnel depuis l’été 2022. Dans le même style que le R18, ce drone développé par des Ukrainiens atteint une vitesse maximale de 40 km/h et peut voler jusqu’à 400 mètres de hauteur. Il est équipé d’un système de largage de munitions et peut transporter jusqu’à 20 kg de charge utile. Le Cajan E620 coûte entre 12 et 15k dollars à l’achat.t;

Beaver

Le 26 mai 2023, le monde a sans doute découvert un nouveau drone : le Beaver (« castor », en français). Il aurait été utilisé dans l’attaque de drones contre Moscou. Produit par l’association d’entreprises Ukroboronprom (Industrie ukrainienne de la défense), il remplit des missions kamikazes. On ne sait pas grand-chose encore, sur ce petit nouveau, mis à part qu’il est conçu en « canard » avec deux petites ailes devant et deux grandes derrière. Contrairement aux nombreux autres drones tractés par une hélice, le Beaver est propulsé par un moteur thermique.

Aide américaine

Avec Bayraktar, d’autres drones étrangers équipent l’armée ukrainienne. Les États-Unis ont notamment livré de nombreux aéronefs à Kiev, comme les RQ-20 Puma, Quantix Recon et Switchblade (drone suicide) de l’entreprise californienne AeroVironment. L’aide pourrait monter au cran supérieur avec les déclarations de l’industriel General Atomics qui a reconnu discuter avec l’Ukraine d’une possible livraison de drones MQ-9 Reaper. Discret, très puissant, ce drone au rayon d’action de 1 800 km peut embarquer jusqu’à 1,5 tonne de munitions (contre 150 kg pour le Bayraktar).

 

Russie : les drones contre les drones

La désorganisation qui régnait dans l’armée russe aux premières semaines de l’invasion a grand ouvert la fenêtre de tir des Beyraktar. Si les pertes ont été lourdes, la situation s’est maintenant presque égalisée. L’armée moscovite a mis au point sa défense anti-drones et s’équipe d’aéronefs. Dans sa doctrine, elle préférait la puissance des hélicoptères. Un choix qui n’est pas dépassé et qui rend la contre-offensive très aride pour les Ukrainiens.

Cette guerre tend vers une symétrie des armées. La Russie a révisé sa doctrine d’emploi des drones et compte autant profiter des leurs effets que les Ukrainiens. Elle se confronte à un problème : son retard industriel sur le sujet, que les sanctions rendent plus complexe à combler. Sans-doute utilise-t-elle une moins grande variété de drones, en nombre limité, avec parfois un retard technologique, mais l’armée russe n’est pas en reste dans cette guerre d’aéronefs.

Forpost

Le Forpost renseigne une partie de l’armée russe. Testé pour la première fois en 2019, il n’est en réalité qu’une copie sous licence du drone israélien de reconnaissance IAI Searcher. La version originelle n’est pas conçue pour embarquer des munitions tandis que les ingénieurs russes ont prévu un transport de bombes. Avec 8,5 m d’envergure pour 5,8 m de long, le Forpost peut opérer jusqu’à une distance de 250 km.

 

Kronstadt Orion

L’Orion est un drone de reconnaissance et d’attaque mis en service dans l’armée russe en 2020. Se voulant concurrent en retard du MQ-9 Reaper américain, ce drone est construit en série depuis 2021 par Kronstadt group au nord de Moscou. Son fuselage est fait en carbone avec un système de protection anti givre qui lui offre une bonne résistance aux très mauvaises conditions météo. Son envergure de 16 mètres et sa longueur de 8 mètres pour un poids d’environ 1 tonne lui imposent un décollage sur piste. Il a un rayon d’action de 700 km lorsqu’il est guidé par satellite. En comparaison, le Reaper américain remplit des missions jusqu’à 1 800 km de sa station de pilotage.

 

L’Orion peut embarquer quatre missiles ou bombes qui ciblent particulièrement les chars. Les ingénieurs russes l’ont aussi doté de capacités anti-aériennes : on l’a vu tirer un missile air-air sur un drone au cours d’un exercice en 2021.

Bombes aériennes mises en œuvre par le Kronstadt Orion avec bombes guidées et bombes non guidées

Lancet 3

Le Lancet 3 est un drone suicide très utilisé par l’armée russe. Produit par l’entreprise Zala Aero, une filiale du groupe Kalashnikov, il vise de préférence l’artillerie. Très compliqué à détecter, léger (12 kg), il fond à 300 km/h sur le point faible de sa cible. Les occidentaux lui reprochent beaucoup de choses, notamment sa faible charge d’explosifs (3 kg), son rayon d’action limité (40 km) et son endurance moyenne (40 min). La légèreté du fuselage l’empêche de traverser des branches ou des filets et il atteint un taux de destruction de 50 à 66 %, jugé insuffisant. Mais ce chiffre n’est pas négligeable, car le drone n’est pas coûteux (entre 20k et 40k euros), facile à produire, simple d’utilisation.

Le Lancet se lance depuis une catapulte qui peut être installée aussi bien au sol que sur un véhicule ou à bord d’un bateau. La marine russe a d’ailleurs annoncé qu’elle y pensait, augmentant considérablement la capacité de frappe des navires.

Le Lancet, malgré les nombreux reproches qu’on lui fait, cherche à allier quantité, qualité et facilité de d’utilisation et de production : l’équilibre durable dans une guerre.

 

Orlan 10

Produit par le Centre Spécial de Technologie à Saint Pétersbourg, l’Orlan 10 est un drone de reconnaissance et de guerre électronique. Facile à produire et à utiliser (il est catapulté ou se lance à la main), l’Orlan n’est pas coûteux. Il effectue ses missions haut dans le ciel, nécessitant le tir d’une artillerie anti-aérienne pour le détruire. Généralement, les Ukrainiens ne cherchent pas à l’abattre, car le prix d’un tir est bien plus onéreux que sa perte infligée. Il peut voler 16 heures dans les airs, durant lesquelles il filme le terrain avec une qualité tout à fait acceptable.

Pour cette guerre, l’armée russe a installé quatre bombes sur un certain nombre de ses Orlan.

Une version des Orlan est entièrement consacrée à la guerre électronique. Couplé au véhicule Leer-3, un véhicule spécialisé pour la guerre électronique, l’Orlan capte notamment les bandes GSM qui servent aux téléphones portables. Avec deux drones, le véhicule peut couvrir 6 km et collecter les données de 2 000 mobiles. Avant l’attaque de la Russie, les soldats de la 54e brigade ukrainienne ont reçu ce SMS sur leurs téléphones portables : « Moscou a donné le feu vert à l’utilisation des forces armées RF dans le Donbass ! Il est encore temps de sauver votre vie et de quitter la zone JFO. » On pense que ce pourrait être l’œuvre d’un Leer-3 et de ses Orlan.

Eleron-3

L’Eleron-3 est un drone de reconnaissance fabriqué par la zao (équivalent SA non cotée) russe ENIX. Mis en service en 2014, sa petite taille et ses ailes repliables le rendent facilement transportable avec sa mallette. Il se lance depuis une catapulte pour effectuer des missions dans un rayon de 25 km durant 1h40.

 

Takhion

Le Takhion est une aile volante de reconnaissance produit par Izhmash, une des filiales de Kalashnikov. Surtout utilisé pour éclairer l’artillerie russe, ce drone peut voler 6 h sur un rayon de 40 km dans toutes les conditions météo.

Lancement sans rampe, à la main

Granat 1, 2, 3 et 4

Les drones Granat effectuent des missions de reconnaissance généralement pour l’artillerie. Le Granat 1 est une petite aile volante qui a évolué en forme d’avion pour les séries qui suivent.

Drones Granat 4 sur leur rampe de lancement.

ZALA 421-16E et ZALA 421-16EM

Ces drones initialement conçus pour surveiller les gazoduc, oléoducs et prévenir des risques d’incendie ou d’inondation, sont mobilisés en Ukraine. Ils sont produits par la même entreprise que le Lancet, ZALA. La version « 16EM » est une modernisation de la précédente. Pour les mêmes qualités, le 421-16EM est plus petit et mieux aérodynamique. Les deux séries sont des ailes volantes d’une envergure de 1,8 m avec un fuselage complet.

Les deux versions remplissent également des missions de reconnaissance.

Irkout-10

Ce petit drone de 70 cm n’est pas très connu. Attaché à la reconnaissance, capable de voler dans des conditions météo peu défavorables, il se lance depuis une catapulte et agit sur un rayon de 70 km.

Korsar

Le contrat pour le développement de ce drone Korsar (« Corsaire » en français) a été signé entre le ministère russe de la Défense et Luch, un important bureau d’étude ukrainien de l’industrie de défense. Annoncé en 2009, il doit équiper l’armée russe en 2025. Présenté dès 2015, ce drone aux apparences d’un Beyraktar remplira essentiellement des missions de reconnaissance stratégique avec une visibilité atteignant les 200 km. On suppose également que le Korsar pourrait agir comme un drone de combat, emportant sous ses ailes des grenades ou des fusées.

Un appareil a cependant été abattu en Ukraine, ce qui laisse penser que plusieurs exemplaires équipent déjà l’armée russe (3, peut-être).

Supercam S350

Cette aile volante d’une envergure de 3,2 mètres a une autonomie de 240 km et vole à 120 km/h. Lancé depuis une catapulte élastique, il effectue des missions de reconnaissance. Peu connu, l’armée ukrainienne en a pourtant abattu au moins 2 et capturé 3, toujours selon Oryx.

Griffon-12

Destiné au monde civil, cette aile volante réalise normalement des relevés topographiques pour les travaux géographiques, géologiques, etc. En raison de son faible coût de production, il est mobilisé dans les combats par l’armée russe pour effectuer des missions de reconnaissance. Le Griffon-12 peut voler durant 3 heures à une vitesse maximale de 120 km/h. Ce drone équipe également l’armée arménienne.

Lastochka-M

Ce drone d’attaque est rare dans l’armée russe. Dévoilé pour la première fois en 2021 lors de l’exercice Zapad-2021, les Ukrainiens en ont capturé un, ce qui nous donne plus d’informations sur ce discret aéronef. Pesant 5,2 kg, le Lastochka-M vole à 120 km/h maximum durant 2 heures (ou sur une distance de 45 km). Il est conçu pour attaquer aussi bien les véhicules blindés que les soldats.

Pour palier son manque de drones et ses difficultés à en produire à cause des sanctions, Moscou en achète à l’Iran.

Mohajer-6

Ce drone d’attaque de conception et de fabrication iranienne a été mis en service en 2018 et arme depuis peu les forces russes en Ukraine. D’une envergure de 10 m pour 5,6 m de long, ce drone emporte 100 kg de charge utile. Volant à 200 km/h durant 12 heures, il effectue ses missions sur un rayon d’action de 200 km. Bien sûr, le décollage se fait sur une piste car l’engin pèse 700 kg charge comprise.

Fin septembre 2022, un Mohajer-6 employé par l’armée russe s’est écrasé en mer et repêché par les Ukrainiens. Les analyses ont montré que le moteur était fabriqué par Rotax, une filiale autrichienne de l’entreprise québécoise Bombardier Recreational products. BRP a immédiatement publié un communiqué rappelant qu’elle n’a jamais donné son autorisation pour que ses moteurs soient utilisés à cette fin, surtout si les drones sont russes. Mais, ce n’est pas la première fois qu’un moteur Rotex équipe un drone russe. C’est le cas du Korsar, par exemple.

 

Shahed 131 (Rebaptisé Geran-2 par les Russes)

Crédit : Ministère iranien de la Défense

Ce deuxième drone iranien utilisé par l’armée russe est kamikaze. Il a une forme d’aile volante. Les explosifs (40 kg maximum), ainsi que les équipements d’optique, se trouvent dans le nez. 2,5 m d’envergure, 240 kg chargé, le Shahed 131 vole à plus de 180 km/h. Il est lancé depuis une plateforme de 5 drones qui peut être installée à terre ou sur un camion.

Le Shahed 136 arrive en septembre 2022 en Ukraine, après que les Russes ont apporté quelques modifications pour répondre à leurs besoins. D’ailleurs, ils le rebaptisent Geran-2. Selon certaines sources de l’industrie militaire russe, la Russie a adapté les drones afin d’intégrer le système de navigation satellitaire russe GLONASS, améliorant ainsi la portée et la précision de l’arme.

Une enquête de CNN publiée en février 2023 révèle que l’ogive du Shahed a été modifiée pour maximiser l’effet de zone de l’explosion. Des dizaines de petits fragments métalliques ont été ajoutés à l’ogive afin de les disperser à l’impact. L’objectif est de projeter des centaines de ces fragments, provoquant ainsi une destruction étendue des installations techniques, notamment électriques. Cette action vise à anéantir instantanément les transformateurs, les câbles et les équipements complexes, en infligeant des dégâts si considérables qu’il devient extrêmement difficile de les réparer.


[1] https://www.oryxspioenkop.com/2022/02/attack-on-europe-documenting-ukrainian.html

[2] https://www.thetimes.co.uk/article/specialist-drone-unit-picks-off-invading-forces-as-they-sleep-zlx3dj7bb

L’ébouillantement de la Crimée

L’ébouillantement de la Crimée

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 24 juillet 2023

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Ce n’était pas complètement nouveau, mais après la Première Guerre mondiale, on a commencé à s’interroger sur la manière d’obtenir des gains stratégiques face à des puissances adverses sans déclencher la catastrophe d’une nouvelle Grande guerre. Le problème est même devenu encore plus aigu dès lors que cette nouvelle guerre mondiale pouvait être nucléaire. On a ainsi inventé la stratégie du « piéton imprudent » qui s’engage d’un coup sur la chaussée et bloque la circulation ou encore celle de l’« artichaut » où on s’empare de la cible feuille à feuille, souvent par des piétons imprudents. L’Allemagne nazie a pratiqué les deux dans les années 1930 en arrachant chaque feuille – rétablissement du service militaire, remilitarisation de la Rhénanie, Anschluss, annexion de la Bohême et de la Moravie – par des opérations-éclair, jusqu’à la tentative de trop en Pologne. L’Union soviétique-Russie a souvent pratiqué la chose, l’annexion-éclair de la Crimée en février 2014 par exemple.

Depuis l’été dernier, les Ukrainiens sont sans doute en train de tester un nouveau mode opératoire justement pour reconquérir cette même Crimée : l’ébouillantement progressif de la grenouille. Le problème est complexe pour eux puisqu’il s’agit de reprendre à terme un territoire considéré comme faisant partie du territoire national par une puissance nucléaire. Le 17 juillet 2022, le secrétaire adjoint du Conseil de sécurité de Russie et ancien président russe, Dmitri Medvedev, déclarait que l’attaque de la Crimée serait considérée comme une attaque contre le cœur du territoire russe et que toucher à ses deux sites stratégiques : le pont de Kertch qui relie la presqu’île à la Russie ou la base navale de Sébastopol provoquerait le « jour du jugement dernier » en Ukraine, autrement dit des frappes nucléaires. Même si on est alors déjà habitué aux déclarations outrancières de Dimitri Medvedev, la menace nucléaire, portée depuis le début de la guerre par Vladimir Poutine et Sergueï Lavrov son ministre des Affaires étrangères, est malgré tout prise au sérieux par de nombreux experts. La possibilité d’une attaque ukrainienne aérienne et encore moins terrestre en Crimée paraît alors lointaine mais beaucoup pensent que dans un contexte où l’Ukraine n’a aucun moyen de riposter de la même manière, une frappe nucléaire serait possible afin de dissuader de toute autre agression sur le sol russe ou prétendument tel. Selon le principe de l’« escalade pour la désescalade », cette frappe, éventuellement purement démonstrative pour en réduire le coût politique, effraierait aussi les Ukrainiens et peut-être surtout les Occidentaux et imposerait une paix russe.

Et pourtant, quelques jours seulement après la déclaration de Medvedev, le 9 août, deux explosions ravagent la base aérienne de Saki en Crimée avec au moins neuf avions détruits. Sept jours plus tard, c’est un grand dépôt de munitions qui explose à son tour dans le nord de la Crimée dans le district de Djankoï accompagné de sabotages. On ne sait toujours pas très bien comment ces attaques ont pu être réalisées d’autant plus qu’elles ne sont pas revendiquées. Cela permet aux Russes de sauver un peu la face et de minimiser les évènements en parlant, contre toute évidence, d’accidents. Néanmoins, ces premières attaques ont démontré que l’on pouvait attaquer la Crimée sans susciter de riposte de grande ampleur. Elles continuent donc. Le 1er octobre, c’est l’aéroport militaire de Belbek, près de Sébastopol, qui est frappé à son tour, là encore sans provoquer de réaction sérieuse. Toutes ces attaques ont un intérêt opérationnel évident à court terme, la Crimée constituant la base arrière du groupe d’armée russes occupant une partie de provinces ukrainiennes de Kherson, Zaporijjia et Donetsk. Leur logistique et leurs appuis aériens se trouvent évidemment entravés par toutes les attaques sur les axes et les bases de la péninsule de Crimée. Mais ces actions doivent aussi se comprendre dans le cadre d’une stratégie à plus long terme de banalisation de la guerre en Crimée.

Les Ukrainiens effectuent alors le test ultime. Le 8 octobre 2022, le pont de Kertch est très sévèrement touché par une énorme explosion provoquée probablement par un camion rempli d’explosifs. Cette attaque constitue alors une élévation de la température autour de la grenouille mais l’eau est déjà chaude et l’élévation est amoindrie par l’absence de revendication et l’ambiguïté d’une attaque a priori réalisée à l’aide d’un camion rempli d’explosif venant de Russie. L’affront n’est donc pas aussi grand qu’une attaque directe revendiquée et réalisée par surprise, mais la claque est violente et quasi personnelle envers Vladimir Poutine, dont le nom est souvent attaché à se pont qu’il a inauguré en personne au volant d’un camion en 2018. Ce n’est pas cependant pas assez, ou plus assez, pour braver l’opinion des nations et notamment celle de la Chine – très sensible sur le sujet – ou des Etats-Unis – qui ont clairement annoncé une riposte conventionnelle à un tel évènement. Il n’y a donc pas de frappe nucléaire russe et on ne sait même pas en réalité si cette option a été sérieusement envisagée par le collectif de décision russe. Mais les Russes disposent alors d’une force de frappe conventionnelle. Le 10 octobre, plus de 80 missiles balistiques ou de croisière s’abattent sur l’intérieur de l’Ukraine. C’est la première d’une longue série de salves hebdomadaires sur le réseau énergétique. Cette opération n’a pas été organisée en deux jours, mais le lien est immédiatement fait par effet de proximité entre l’attaque du pont le 8 et cette réponse.

Le problème est que l’ « escalade pour la désescalade » fonctionne rarement. Non seulement les attaques contre la Crimée ne cessent pas mais elles prennent même de l’ampleur, en nombre par le harcèlement de petits drones aériens et en qualité avec des attaques plus complexes. Quelques jours seulement après l’attaque du pont de Kertch, le 29 octobre, c’est la base navale de Sébastopol, l’autre grand site stratégique de la Crimée, qui est attaquée par une combinaison de drones aériens et de drones navals. Trois navires au moins, dont la frégate Amiral Makarov, sont endommagés. Que faire pour marquer le coup alors que l’on fait déjà le maximum ? Pour qu’on puisse malgré tout faire un lien avec l’attaque de Sébastopol, l’effort est porté sur les ports ukrainiens, bases de départ des drones navals. Cela ne suffit pas pour autant pour arrêter les attaques d’autant plus que les Occidentaux, accoutumés aussi à l’idée que la guerre peut se porter en Crimée sans susciter de réaction nucléaire, commencent à fournir des armes à longue portée.

Le 29 avril 2023, un énorme dépôt de carburant est détruit près de Sébastopol. Le 6 et le 7 mai, la base de Sébastopol est attaquée une nouvelle fois par drones aériens. Le 22 juin, c’est la route de Chongar, une des deux routes reliant la Crimée au reste de l’Ukraine, qui est frappée par quatre missiles aéroportés Storm Shadow, une première. Surtout, le lundi 17 juillet au matin, le pont de Kertch est à nouveau attaqué, par drone naval cette fois. Cette nouvelle attaque sur une cible stratégique est pleinement revendiquée cette fois par les Ukrainiens dans une déclaration officielle qui assume aussi rétrospectivement toutes les actions précédentes. Deux jours plus tard, c’est un grand dépôt de munitions à Kirovski, non loin de Kertch, qui explose, puis un autre le 22 juillet à Krasnogvardeysk, au centre de la péninsule.

Mais alors que les attaques se multiplient sur la Crimée, la capacité de riposte russe hors nucléaire est désormais réduite puisque le stock de missiles modernes est désormais au plus bas. Les Russes ratissent les fonds de tiroir en mélangeant les quelques dizaines de missiles de croisière moderne qu’ils fabriquent encore chaque mois avec des drones et des missiles antinavires, dont les très anciens et très imprécis KH22/32. Pour établir un lien avec l’attaque par drone naval, ces projectiles disparates sont lancés pendant plusieurs jours sur les ports ukrainiens, Odessa en particulier. Ces frappes n’ont aucun intérêt militaire et dégradent encore l’image de la Russie en frappant notamment des sites culturels. On est surtout très loin des possibilités d’écrasement, même simplement conventionnelles, que l’on imaginait avant-guerre ou même des salves d’Iskander ou de Kalibr du début de la guerre. Les frappes sur Odessa sont aussi une démonstration d’impuissance.

Le pouvoir russe a aussi perdu beaucoup de crédibilité dans sa capacité à dépasser cette impuissance pour aller plus haut. Michel Debré expliquait qu’on pouvait difficilement être crédible dans la menace d’emploi de l’arme nucléaire si on se montrait faible par ailleurs. Il n’est pas évident à cet égard que le traitement de la mutinerie d’Evgueny Prigojine et de Wagner le 24 juin, du terrible châtiment annoncé le matin à l’arrangement le soir, ait renforcé la crédibilité nucléaire de Vladimir Poutine. Pour être dissuasif, il faut faire peur et à force de menaces vaines, le pouvoir russe fait de moins en moins peur. Bref, la Crimée est désormais pleinement dans la guerre et si un jour des forces ukrainiennes y débarquent, d’abord ponctuellement lors de raids, puis en force – perspective pour l’instant très hypothétique et lointaine – on sait déjà, ou du moins on croit désormais, que cela ne provoquera pas de guerre nucléaire. C’est déjà beaucoup.

Afrique subsaharienne : la démocratie fragilisée

Afrique subsaharienne : la démocratie fragilisée

 

Thierry Vircoulon, article paru dans L’Eléphant hors série  – IFRI – publié le 13 juillet 2023

La démocratie sur le continent africain est une affaire récente et fluctuante, aujourd’hui en recul face au retour de l’autoristarisme dans plusieurs pays. La carte politique de l’Afrique subsaharienne met en évidence cinq types de régimes : la monarchie, il en existe deux; la démocratie, les élections y respectent les délais constitutionnels et donnent lieu à une alternance pacifique ; la démocrature, simulacre de démocratie ; la dictature, caractérisée par l’absence d’élections au suffrage universel ; et la junte, pays où les militaires sont au pouvoir.

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La tendance de fond actuelle est celle d’un regain de l’autoritarisme sous la forme de coups d’État constitutionnels et de remilitarisation du pouvoir. 23 des 49 pays d’Afrique subsaharienne sont de fait des démocratures, c’est-à-dire des régimes qui présentent une forme démocratique, mais exercent une pratique autoritaire du pouvoir. Les élections y sont organisées selon le calendrier constitutionnel, mais de telle manière qu’elles ne laissent aucune possibilité d’alternance. Ces régimes se caractérisent donc par la concentration du pouvoir dans quelques mains et la longévité soit des dirigeants, soit du parti au pouvoir, soit des deux. Trois chefs d’État sont au pouvoir depuis plus de trois décennies (Teodoro Obiang Nguema Mbasogo en Guinée équatoriale depuis 1979, Paul Biya au Cameroun depuis 1982 et Yoweri Museveni en Ouganda depuis 1986), et plus d’une dizaine d’autres sont installés depuis au moins dix ans. 

Démocratures, juntes et dictatures dominent

La diversité des démocratures s’exprime essentiellement dans le degré de répression politique et l’espace laissé à l’opposition qui peuvent varier en fonction des circonstances. En Tanzanie, par exemple, le parti au pouvoir depuis l’indépendance en 1962 a accepté le multipartisme en 1994 et a toujours remporté les élections depuis. Néanmoins, l’élection du président John Magufuli en 2015 a conduit à un virage autoritaire du régime qui a pris fin avec son décès en 2021. Son successeur, la présidente Samia Suluhu, a réouvert l’espace politique et prône la détente (libération du dirigeant du principal parti d’opposition, liberté d’expression des critiques, etc.), mais pour combien de temps? Certains de ces pays n’ont jamais vécu d’élections non frauduleuses. La République démocratique du Congo n’a connu qu’une seule élection régulière (2006), car organisée par les partenaires internationaux et l’ONU. Les élections suivantes (de 2011et 2018) ont été massivement entachées de fraude.

Les deux autres formes de régimes autoritaires sont les juntes (4) et les dictatures (2), qui se caractérisent par l’absence d’élections. Ces régimes, minoritaires, s’inscrivent tous dans un contexte conflictuel. Les juntes que l’on croyait appartenir à un sinistre passé politique ont fait leur retour depuis 2020. De Khartoum à Conakry, les militaires ont repris le pouvoir entre 2020 et 2022. Le Mali a inauguré le retour des militaires en 2020, et l’épidémie de putschs a atteint le Soudan, la Guinée et le Burkina Faso. La démocrature malienne et la jeune démocratie burkinabè – le long régime de Blaise Compaoré initié en 1987 a été chassé par la rue en 2014 – ont été les victimes collatérales de la guerre au Sahel. La tentation militaire persiste en Afrique comme l’attestent les récentes tentatives de putschs qui ont échoué (Gabon en 2019, Niger en 2021 et Guinée-Bissau en 2022). Les dictatures civiles sont marquées par une longue conflictualité qui interdit jusqu’à présent la pacification des relations politiques. Le nouvel État du Soudan du Sud a sombré dans la guerre civile deux ans après son indépendance, et l’Érythrée a connu un long conflit avec son voisin éthiopien. Par ailleurs, la frontière est parfois floue entre dictatures militaires et dictatures civiles (l’Érythrée est un régime de parti unique dans lequel l’armée joue un rôle déterminant).

18 pays sont des démocraties

Les régimes démocratiques constituent la seconde catégorie en nombre d’États (18). Si ce régime est enraciné dans quelques pays depuis le XXe siècle (Afrique du Sud, Sénégal), d’autres sont des démocraties du XXIe siècle. Ces démocraties récentes ont réussi leur transition politique et ont connu des alternances électorales pacifiques (Nigeria, Ghana, Sénégal, etc.). Dans certains cas, l’enracinement de l’éthos démocratique s’est traduit par la résistance à des velléités antidémocratiques du pouvoir. Au Sénégal, la mobilisation citoyenne a empêché la tentative de troisième mandat du président Wade en 2011-2012. D’inquiétantes tendances ont, cependant, fait basculer certains pays vers l’autoritarisme et fragilisent les démocraties actuelles.

Les révisions constitutionnelles pour prolonger les pouvoirs présidentiels en place se sont multipliées en Afrique. Lors de la vague de démocratisation des années 1990, de nombreux États avaient inscrit dans leur constitution une clause limitant à deux le nombre de mandats pour un même président et/ou imposant des limitations d’âge. Mais, depuis le début du XXIè siècle, on assiste à une banalisation de la révision ou de la suppression de cette clause par voie parlementaire ou référendaire : Togo (2002), Gabon (2003), Cameroun (2008), Djibouti (2011), Congo Brazzaville (2015), Rwanda (2017), Tchad (2018), Guinée (2020). En Ouganda, le président Museveni, qui a pris le pouvoir en 1986, a réussi à supprimer à la fois la limitation des mandats en 2006 et la limite d’âge pour la présidence en 2018. Au Sénégal, en 2012, au Burundi en 2015, en Zambie en 2018 et en Côte d’Ivoire en 2020, les présidents en exercice ont obtenu une interprétation juridique de la constitution leur permettant de se représenter et de faire un troisième mandat. Cependant, ces troisièmes mandats ne sont pas toujours acceptés : une forte opposition s’exprime déjà contre la nouvelle candidature en 2023 de Macky Sall, l’actuel président du Sénégal ; le président guinéen Alpha Condé a lui même été chassé par un putsch un an après sa troisième élection.

Après les fils Eyadema au Togo et Bongo au Gabon, le fils du défunt président tchadien Idriss Déby s’est installé au pouvoir en violant la Constitution en 2021. La transition tchadienne qui est en cours vise à légaliser cette succession. Le même scénario semble en préparation au Cameroun, au Congo-Brazzaville, en Guinée équatoriale, et en Ouganda.

Une corruption qui ronge et discrédite la démocratie

L’absence de puissants contre-pouvoirs, le clientélisme politique et le coût croissant des campagnes électorales sans règles de transparence sur leur financement encouragent la corruption dans les élites dirigeantes. En retour, cette prédation élitaire de plus en plus visible constitue un frein au développement du pays et à l’amélioration des conditions de vie de la population.

Le manque d’entretien des infrastructures et d’investissements dans les services publics est ainsi flagrant en Afrique du Sud alors que l’ANC – le parti de Nelson Mandela, au pouvoir depuis 1994 – est devenu synonyme de corruption. De ce fait, EAfrique du Sud est en plein désenchantement démocratique. L’ANC est en déclin, l’abstentionnisme a dépassé les 50 % lors des élections locales en 2021, une opposition radicale et populiste émerge et de nombreux citoyens affirment préférer une dictature efficace à une démocratie corrompue. Ce désenchantement démocratique touche aussi le Kenya et le Nigeria. La critique de la corruption des pouvoirs élus s’est généralisée en Afrique subsaharienne, et beaucoup dAfricains considèrent que la démocratie est un régime qui favorise la corruption élitaire.

Des démocrates sans partis et sans projets

Les partis politiques sont des acteurs centraux du jeu démocratique, car ils jouent un rôle d’intermédiaire entre l’État et les citoyens en agrégeant des revendications et en les transformant en programmes politiques. Mais, dans beaucoup de pays du continent, l’émiettement partisan est la règle, et la capacité des partis à exister en dehors des campagnes électorales est limitée. Ainsi, de nombreux partis africains n’ont pas de structures organisationnelles. Ils n’ont pas de référents idéologiques et n’existent qu a travers un leader charismatique. Leurs programmes se résument à des slogans publicitaires et leur base électorale est souvent communautaire.

Dans les années 1990, la « vague démocratique » en Afrique reflétait le contexte international. Il en est de même aujourd’hui, mais en sens inverse. Le retour de l’autoritarisme en Afrique est encouragé par l’affirmation des dictatures sur la scène internationale. À défaut de produire un modèle autochtone, des dirigeants africains sont séduits par un modèle – celui de la Chine – et se voient proposer des soutiens alternatifs à ceux des Européens et des Américains. Le fait que la Chine soit devenue le principal partenaire économique du continent, que la Turquie y ait construit sa première base militaire à l’étranger (en Somalie) et que la Russie de Poutine « redécouvre » l’Afrique reconfigurent le jeu des influences sur le continent. La régression démocratique en Afrique reflète aussi les dynamiques entre grandes puissances.

 

> Article paru dans la revue L’Eléphant hors série, juillet 2023

Le CEMAT britannique « se lache »

Le CEMAT britannique « se lache« 

https://blablachars.blogspot.com/2023/07/le-cemat-britannique-se-lache.html#more


C’est à l’occasion de La Land Warfare Conference organisée par le Royal United Services Institut que le Chef d’Etat-Major de l’Armée de Terre (CEMAT) britannique est revenu en détail sur les principaux enseignements de la guerre en Ukraine et leur impact sur les forces britanniques. Cette intervention a permis au CEMAT britannique de revenir sur quelques enseignements et de dresser un tableau plutôt sombre des capacités de l’armée de terre. Bien que centrés sur les problématiques inhérentes à cette dernière, les propos du General Sanders  peuvent également être lus au-delà du Channel !

Le Général Sanders a ouvert son propos en rappelant que la notion de masse de manœuvre constituait une des leçons les plus importantes du conflit ukrainien, avant d’adresser une mise en garde appuyée à ceux qui souhaitent réduire les capacités de l’armée britannique dans ce domaine et diminuer les financements.

Pour le CEMAT britannique, le Royaume-Uni a besoin d’une capacité de combat nationale et ne doit pas se cacher derrière les armées des autre pays de l’Otan. Ces propos interviennent au moment où un débat sur sa capacité à mener de façon indépendante des opérations de haute intensité à grande échelle, anime l’armée britannique. Ce débat a été récemment relancé par la publication d’informations selon lesquelles l’Allemagne pourrait conserver pour une année supplémentaire le contrôle de la VJTF (Very High Readiness Joint Task Force) en lieu et place du Royaume-Uni prévu pour assurer cette mission à compter du 1er janvier 2024. Le secrétaire d’Etat à la Défense, Ben Wallace a démenti ces informations et a déclaré être engagé dans la prise de commandement de la VJTF en 2024. Ce dernier avait affirmé en janvier dernier que l’armée britannique était incapable de déployer une division de 10 000 prête au combat. Cette situation ne devrait pas connaitre d’amélioration en raison du format proposé par la Revue intégrée, qui fixe à 72500 les effectifs de l’armée de terre pour 2025. L’officier général a également souligné la nécessité de considérer les enseignements de la guerre en Ukraine avec toute la distance nécessaire, se demandant ce qu’il serait advenu si l’armée britannique dans les premières semaines du conflit avait décidé d’abandonner ses chars pour investir dans l’acquisition de drones tels que le TB2 Bayraktar produit par la Turquie.
A propos des équipements, le Général Sanders a déploré l’état de l’armée britannique rappelant qu’un écrasante majorité (35 sur 38) des engins en service était dépassée et inaptes à remplir les missions prévues, comparant leur utilisation à celles de téléphones à cadran dont les militaires britanniques seraient obligés de se servir à l’heure des smartphones ! Le CEMAT britannique a appelé à une accélération du renouvellement des capacités de l’armée de terre, qui devrait disposer d’un budget de 51,4 milliards d’euros destinés à l’acquisition de nouveaux équipements d’ici la fin de la décennie. Le futur Defence Command Paper dont la publication est prévue le 21 juillet pourrait permettre de réviser certains projets en cours, afin de mieux adapter les futures acquisitions aux priorités formulées à la lecture des enseignements de la guerre en Ukraine. Le Général Sanders doit quitter le service actif l’année prochaine à moins que ses propos fortement critiqués par le Gouvernement ne le contraignent à anticiper son départ. 

Dans le domaine des blindés, les difficultés de l’armée britannique en matière d’équipement restent symbolisées par le déroulement heurté et maintes fois retardé du programme Ajax ainsi que par le faible nombre de chars Challenger 2 devant être portés au standard 3 par Rheinmetall. Ce choix soulignant au passage l’absence d’industriel britannique capable de mener à bien cette opération. Les enseignements de la guerre en Ukraine pourraient modifier la situation de l’armée britannique et permettre au RAC (Royal Armoured Corps) de retrouver quelques couleurs assez rapidement. On peut faire confiance au pragmatisme britannique !

Centre de Gravité – Réflexions autour de l’offensive ukrainienne de 2023 (épisode 2)

Centre de Gravité – Réflexions autour de l’offensive ukrainienne de 2023 (épisode 2)


Passée la distraction des gesticulations rebelles wagnériennes — plus proches d’un numéro de clowns que du Götterdämmerung — l’attention est revenue sur l’offensive ukrainienne. Avec une inquiétude qui tourne en boucle : « pourquoi ça n’avance pas » ? Passons sur les réflexes liés à l’immédiateté de notre société, qui ne conçoit guère le temps long comme dépassant la semaine et commence à klaxonner dès que le prédécesseur met plus de deux secondes pour démarrer lorsque le feu passe au vert : le temps médiatique est ce qu’il est, mais on peut néanmoins se poser la question sur le plan de l’analyse des opérations. Est-ce que l’offensive « s’enlise », est-ce qu’elle est un « échec », est-ce qu’elle n’est « pas vraiment commencée », est-ce que, au contraire et malgré les apparences, tout se déroule « a peu près comme prévu », ou est-ce que « le plan a changé » ?

 

Un bilan pas si nul

Tout d’abord, il faut constater que l’armée ukrainienne est toujours celle qui dicte le tempo des opérations. L’armée russe est globalement sur la défensive partout le long de la ligne de contact terrestre et si les Russes mènent toujours ça et là des attaques, elles se limitent à des coups d’épingle sur la première ligne. Ce sont des combats et pas des opérations, sans intention ni moyens d’aller plus loin et sans coordination. L’initiative semble durablement ukrainienne, même si certains rapports annonçant des concentrations russes au nord de l’oblast de Louhansk laissent craindre que Moscou puisse tenter de lancer au moins une contre-attaque d’ampleur pour chambouler un peu la situation. À tout le moins, cette menace latente oblige le commandement ukrainien à conserver des réserves mobiles, ce qui est toujours une bonne politique. Si les Russes demeurent capables de mener des frappes dans la profondeur avec leurs missiles balistiques et de croisière, cet effort s’est réduit à quelques attaques sporadiques par semaine. Trop peu pour avoir un quelconque impact sur les opérations militaires, mais suffisamment pour faire peser sur la population civile une pression qui maintien au loin les réfugiés, internes ou déplacés hors d’Ukraine. Un des rares modes d’action russes, peut-être le seul, à continuer de prouver son « efficacité » au regard de son objectif sordide, dépeupler l’Ukraine.

De son côté, l’armée ukrainienne peut annoncer depuis l’accélération des frappes à la mi-mai et le début des opérations offensives au sol en juin la reprise d’environ 200 km². En un mois, c’est mieux que les dernières opérations offensives russes, et à un coût bien moindre. Sans être certains de savoir si le coût payé est supportable par l’appareil militaire ukrainien, on peut quand même admettre que ce n’est « par rien », même si c’est sans doute « en dessous » des attentes occidentales, toujours prises dans la mystique de la bataille. On attend Austerlitz, une charge héroïque, un chaudron, Stalingrad sur le Dniepr. Or ce qui se déroule n’y ressemble pas. « On » cherche donc les erreurs, les failles, et la fabrique du doute s’installe, alimentée par la propagande pro-russe. Devant Bakhmut pourtant, les deux « pinces » conquises par les Russes ont été réduites, ce qui stabilise le front sans risque d’encerclement des forces ukrainiennes. Au sud, bien que les avancées aient été difficiles, plusieurs localités ont été reprises et des positions favorables ont été enlevées, après des combats difficiles.

 

De vraies difficultés

Au bout d’un mois d’engagement au sol, les difficultés des deux camps commencent à être bien cernées. L’armée ukrainienne butte sur un dispositif étagé en profondeur, plutôt bien construit, correctement planifié, largement pourvu en mines et obstacles, et défendu par des troupes dont la motivation est adéquate pour le combat défensif. L’armée russe peut compter sur l’expérience acquise par ses artilleurs depuis le début du conflit, sur ses stocks encore assez larges d’armes légères, de missiles antichars et de mines, et sur une habitude très ancienne de penser la défense dans la profondeur. La principale « surprise » a été que les positions avancées russes ont été défendues plutôt farouchement, avec le soutien d’hélicoptères de combat qui avaient été comme souvent un peu trop vite rangés au rang des matériels obsolètes, mais qui s’avèrent toujours capables d’infliger de gros dégâts à des forces mécanisées ne disposant pas de couverture aérienne ou antiaérienne suffisante. Ils sont complétés de munitions rodeuses (Lancet notamment), disponibles en quantité, efficaces et bien utilisées. Les faiblesses de l’armée russe sont connues, et elles expliquent que malgré certains succès défensifs locaux il n’y a pas de tentative de renversement de l’initiative par lancement de contre-attaques. L’objectif russe est de « tenir » et les forces ne semblent plus paramétrées pour l’heure que pour cette ambition. La logistique russe est toujours insuffisante, le niveau tactique général des troupes est toujours faible et juste suffisant pour tenir en défensive, les matériels modernes commencent à manquer et – fait nouveau qui a son importance – les obus aussi. Si le rapport de feu est toujours à l’avantage des Russes, l’intensité a diminuée en valeur absolue, entre destructions de dépôts dans la profondeur, gaspillage, insuffisance des fabrications et incapacité de la Russie à se fournir en Iran ou en Corée du Nord au niveau de ses besoins.

De leur côté, les Ukrainiens ont fait l’amère expérience des champs de mines et de la capacité russe à procéder à du « minage dynamique » au moyen de mines antichar dispersées par roquettes. On redécouvre toute la difficulté du « brêchage », de l’ouverture des champs de mines battus par l’artillerie et les armes automatiques, avec des Ka-52 et des Lancet pour compléter un tableau connu depuis les années 1980. L’exercice est périlleux. Il suppose d’abord de reconnaitre les abords du champ de mine, puis d’amener à proximité (quelques centaines de mètres) des lignes explosives de déminage qui vont, en sautant, détonner ou détruire les mines sur une longueur de quelques centaines de mètres. Ensuite, des engins blindés spécialisés munis de fléaux ou de socs ressemblant à de grosses charrues vont idéalement compléter cette action en courant un couloir. Le tout avec des tirs de neutralisation des armes automatiques et des postes antichar adverses. Cela demande un haut niveau de coordination, une préparation fumigène et/ou d’artillerie sur les postes avancés du défenseur et une capacité à insérer rapidement des forces mécanisées dans le couloir ainsi ouvert pour déboucher. Une opération passablement complexe donc, et que le plus petit accroc peut gripper, comme la destruction d’un engin au milieu du couloir, obligeant les autres véhicules à sortir de la zone déminée. La présence de nombreuses haies est propice à la dissimulation des équipes antichar et lance-grenades adverses, tandis que les hélicoptères peuvent intervenir à distance de sécurité et les drones lancés hors de vue.

Au-delà des manques en matière d’engins de brêchage et de défense antiaérienne rapprochée, la plus grande faiblesse de l’Ukraine, face à cette situation, semble être, toujours, le rapport de feu insuffisant. Or, c’est précisément ce qui semble attirer l’attention de l’armée ukrainienne et si les attaques mécanisées semblent s’être ralenties, elle ne demeure pas inactive. On peut penser que, à minima, la phase initiale de « test » du dispositif russe a permis, au prix de pertes sensibles mais nullement critiques, de montrer sa solidité, d’identifier ses forces et faiblesses, et que les Ukrainiens se concentrent maintenant sur le centre de gravité adverse, l’artillerie russe.

 

De Clausewitz à la COPD : de la métaphore de la masse à l’analyse d’un système

La notion de « centre de gravité » semble très simple de prime abord. Mais lorsqu’on commence à chercher à l’appliquer dans une situation concrète, elle se révèle assez délicate à manier (à titre personnel cela m’a occasionné quelques maux de tête et entrainé dans de beaux débats lors du brevet technique interarmées de réserve et depuis). Cette notion apparait sous la plume de Clausewitz au chapitre IX du livre IV de De la Guerre[1], d’abord pour qualifier la bataille de « centre de gravité de la guerre ». Elle est définie ensuite au chapitre XXVII du livre VI. Le passage mérite citation :

 « Le centre de gravité est toujours situé là où la plus grande masse de matière est concentrée et le coup porté au centre de gravité d’un corps est le plus efficace. Les forces armées de tout belligérant ont une certaine unité et par suite une certaine cohésion. Ces forces armées ont donc certains centres de gravité, dont le mouvement et la direction déterminent ceux des autres points, et ces centres de gravité se trouvent là où sont réunis les corps de troupes les plus importants. » Il en déduit que « reconnaître ces centres de gravité de la force militaire ennemie, discerner leurs sphères d’action est donc l’une des fonctions principales du jugement stratégique ».

Cette notion de centre de gravité, dont Clausewitz lui-même écrit en bon philosophe issu de la pensée du XVIIIe siècle qu’elle n’est nullement son invention mais la transcription d’une « méthode naturelle », fera flores dans la pensée stratégique. Plus près de nous, la Compréhensive Operations Planning Directive de l’OTAN (COPD) définit le centre de gravité comme « les caractéristiques, capacités ou localités desquelles une nation, une alliance, une force militaire ou un groupe dérive sa liberté d’action, sa force physique ou sa volonté de combattre ». La définition française retenue dans la PIA-5(B) dédiée à la planification de niveau opératif est sensiblement la même, avec des différences subtiles : « un élément, matériel ou immatériel, dont un Etat, ou un ensemble d’Etats, une collectivité, une force militaire, tire sa puissance, sa liberté d’action ou sa volonté de combattre ». La version française, à raison sans doute, évacue la notion de localité pour se concentrer sur des capacités, matérielles ou immatérielles. On notera l’évolution du concept depuis Clausewitz. Si en faire l’histoire n’est pas pertinent ici, on se contentera de relever que l’évolution est sans doute liée à la transformation industrielle de la guerre au XXe siècle. A l’époque du philosophe prussien, les armées sont toujours composées de la trinité « infanterie, cavalerie, artillerie », avec des portées et des modes d’action qui évoluent certes depuis des siècles, mais de façon assez linéaire, au moins depuis le XVe siècle. La rupture industrielle du tournant du XXe siècle fit entrer les armées modernes dans l’ère des systèmes complexes. La complexification des armes, l’invention de nouvelles armes sans jamais déclasser les anciennes, la dilatation de l’espace stratégique, le développement des transmissions, des transports à longue distance, l’essor des cadences de feu, des potentiels de destruction, la mobilisation des masses, la direction de l’économie en guerre par la bureaucratie… Autant de facteurs qui ont complexifié l’analyse du centre de gravité. Celui-ci n’est plus forcément là où se trouve « le gros des forces » ou « la capitale » de l’adversaire. Il peut se trouver ailleurs, et de façon immatérielle. Attention : il ne s’agit pas d’identifier une fragilité structurelle. Le centre de gravité est bien ce qui permet la liberté d’action de l’adversaire (merci Foch). Trouver le « centre de gravité » de l’adversaire est donc d’abord un exercice de pensée, une construction intellectuelle qui repose sur une analyse de ce qui est connu du « système » adverse. Cette analyse se fait avec, toujours, en arrière pensée l’idée de vaincre et la question du mode d’action qui serait employé. Car l’identification du centre de gravité n’a qu’un objectif : le détruire (ou le neutraliser). Sans aller jusqu’à dire qu’il faut adapter le choix du centre de gravité aux modes d’action disponibles contre lui (ce qui serait un contresens) il faut néanmoins garder à l’esprit qu’il n’y a pas toujours qu’une seule voie pour gravir une montagne et qu’il peut exister plusieurs façons de neutraliser le centre de gravité adverse.

 

Un centre de gravité russe de 152 mm ?

Quel est le centre de gravité des forces russes en Ukraine ? La question à elle seule circonscrit le problème. Il ne s’agit pas de trouver le centre de gravité « de la Russie ». La réponse pourrait rapidement être « ses forces stratégiques nucléaires ». Ce que l’Ukraine souhaite est moins vaincre son agresseur que mettre un terme à cette agression et libérer son territoire. Pour autant, cet objectif de libération territoriale, partagé et entériné par ses soutiens, ne doit pas conduire à tomber dans le piège du centre de gravité « géographique ». Il y a des cas où, bien entendu, on peut considérer qu’un centre de gravité peut l’être. On débat encore pour savoir si Moscou était le centre de gravité soviétique en 1941-1945 ou s’il fallait plutôt le chercher dans le régime soviétique lui-même. En tous cas, ni Tokmak, ni même Melitopol ne répondent à la définition. Ce sont des objectifs importants, à la fois pour des raisons symboliques et opérationnelles (nœuds logistiques). Mais on ne peut pas dire que les forces russes en Ukraine y trouvent leur « liberté d’action ».

La capacité qui répond sans doute le mieux, au moins depuis mai 2022, à cette interrogation est l’artillerie russe. Ce n’est d’ailleurs pas une surprise, tant cette arme est mise en avant par la doctrine, est puissante en termes d’effectifs, et structure la manœuvre des forces terrestres russes. C’est l’artillerie qui a permis, en écrasant l’adversaire par le feu, d’avancer en Donbass en 2022, au prix de millions d’obus tirés (3 ou 4 millions pour Marioupol, Sievierodonetsk et Lysychansk comme le note Michel Goya, soit environ 3000 obus du km² conquis).

En juillet 2023, l’artillerie russe est toujours le centre de gravité des forces russes en Ukraine, notamment dans la manœuvre défensive. Sa capacité à tirer sur les manœuvres de brêchage ukrainiennes puis à reboucher les trous en déployant à la volée des champs de mines comme autant de rustines garantit que les forces mécanisées ukrainiennes ne débouchent pas en terrain libre face à l’infanterie russe. Elle fait peser une lourde menace sur l’infanterie ukrainienne en terrain découvert et demeure capable d’oblitérer toute concentration imprudente qui passerait à sa portée.

Or ce centre de gravité se trouve fragilisé. Certes, l’artillerie russe demeure puissante, malgré d’importantes pertes depuis un an : 253 pièces d’artillerie tractée, 442 canons automoteurs et 233 lance-roquettes multiples (LRM) d’après les chiffres d’Oryx au 10 juillet (sans doute d’avantage donc, en prenant en compte les pertes non documentées et notamment l’usure des pièces). Comme l’a rappelé l’étude de Vincent Tourret et Philippe Gros, le parc russe actif en unité était en 2021 composé d’environ 2 000 canons automoteurs dont 1 750 de 152 mm (à comparer avec la petite centaine de l’armée française), d’un millier de LRM et de 150 canons tractés. Si les stocks de vieux matériels étaient – sur le papier – pléthoriques (4 000 automoteurs, 3 000 LRM et 12 000 canons tractés), leur remise en état a rencontré, comme pour les chars, d’immenses difficultés. Les stocks laissés à l’air libre, souvent en climat hostile, sans entretien, sont souvent réduits à l’état d’épaves.

En prenant en compte l’usure des pièces (espérance de vie de 2 000 à 3 000 coups), les pertes et les difficultés de remise à niveau des vieux matériels, les pertes humaines moindres que pour l’infanterie mais difficiles à remplacer car concernant des officiers et des techniciens, l’artillerie russe n’a sans doute plus beaucoup de capacités à absorber de nouvelles pertes lourdes. Les volumes de feu ont diminué considérablement, ce qui explique d’ailleurs en bonne partie le passage sur la défensive un peu partout. La Russie n’a plus ni les canons ni les obus pour repartir à l’assaut de nouvelles positions comme l’an dernier à Sievierodonetsk et Lysychansk et les assauts de Wagner à Bakhmut ont surtout reposé sur des manœuvres d’infanterie accompagnées de tirs d’artillerie plus parcimonieux (à la grande ire de Evgueni Prigojine). La montée en ligne de mortiers lourds 2S4 de 240 mm identifiée dans le presse est peut-être le signe que les pertes des obusiers de 152 mm 2S19 et 2S3 ne peuvent plus être remplacées (et/ou que les stocks d’obus de 152 mm sont épuisés).

 

La suite de l’offensive : Jutland terrestre à Zaporijjia ?

L’identification faite du centre de gravité adverse (l’artillerie en capacité de tirer bien et beaucoup sur des cibles bien identifiées), de ses forces (nombre de pièces, réactivité correcte, ciblage par drones efficace, roquettes, sous-munitions et mines, soutien antiaérien et GE correct) et de ses faiblesses (flux d’obus en tarissement, flux de matériel juste suffisant, usure des pièces et des hommes, logistique dispersée mais fragile) conduit à envisager les modes d’action possible. Il ne s’agit pas de « simplement » casser des canons, mais de neutraliser les composantes du système qui font qu’il fonctionne. L’artillerie a besoin de canons, d’artilleurs, de munitions et de cibles bien identifiées. La neutralisation de la logistique ou des postes de commandements a constitué un mode d’action important l’an dernier. Il était alors plus « facile », notamment avec les roquettes des HiMARS, de tirer sur les dépôts mal protégés et les postes de commandement insuffisamment disciplinés sur le plan des émissions EM. Mais à l’heure actuelle, le ciblage des pièces d’artillerie semble être devenu le mode d’action le moins inabordable et c’est bien ce que semble s’être résolue à faire l’armée ukrainienne depuis quelques semaines et ce que suggère notamment l’analyse d’un témoin avisé des opérations. Il faut noter que de son côté, l’armée russe n’a pas été inactive pour contrer l’artillerie ukrainienne, comme en témoignent les pertes lourdes subies par l’artillerie livrée par les Occidentaux (surtout par les canons tractés). Or il s’agit bien de faire évoluer le rapport de feu de manière favorable. Si pour éliminer l’artillerie russe l’Ukraine perd la sienne, l’offensive sera aussi impossible. La bataille d’artillerie est une bataille très mobile, contrairement à ce qu’on pourrait penser. Mais elle se déroule dans un contexte de front assez statique : les batteries se repositionnent en permanence après avoir tiré et l‘affaire est un peu similaire à un duel de navires de ligne au début du siècle, les accidents de terrain en plus : il s’agit de localiser l’adversaire le premier et de tirer avant qu’il ne se déplace, sur la base d’indications de ciblage plus ou moins correctes. Les pays occidentaux auraient sans doute recours pour ce genre de mission à l’arme aérienne, mais l’Ukraine ne peut compter que sur ses propres canons et LRM pour frapper ceux de l’adversaire. Le ciblage s’effectue au moyen de drones, mais aussi de radars de contrebatterie (plus rares et qu’il est délicat de trop utiliser sous peine d’attirer le feu sur eux) ou même de renseignement humain. Il est très possible que d’autres moyens de ciblage soient fournis par le renseignement occidental (interceptions électromagnétiques, imagerie). La réactivité et la précision compte, car dans un contexte de pénurie de munitions, il faut tirer juste et éviter de labourer le sol. Pour l’heure, toujours en se basant sur les données du site Oryx, les pertes russes dépasseraient les 120 pièces en deux mois. C’est encore assez peu, mais il faut tenir compte du fait que ces pertes surviennent sur les arrières des lignes russes et ne sont documentées en sources ouvertes que si un drone passe par là. La qualité et surtout la réactivité du ciblage ukrainien semble être la clé des succès et cela peut fonctionner à condition d’avoir suffisamment d’obus et/ou d’obus de précision : même avec des canons occidentaux très précis comme le CAESAR et de bonnes coordonnées de tir, la destruction d’une pièce adverse n’est jamais évidente. Surtout si les coordonnées sont un peu approximatives (batterie camouflée dans un bois par exemple).

En parallèle de cette attrition, les troupes ukrainiennes mènent toujours des opérations de combat, d’ampleur plus réduite. C’est sans doute important pour accroitre l’aguerrissement des brigades formées pendant l’hiver, et dont beaucoup des personnels n’avaient pas d’expérience militaire préalable. L’expérience des conflits mondiaux a montré l’importance cruciale, au-delà de la formation des individus, de la construction du collectif, surtout dans un contexte interarmes. Les brigades sont des équipes et quelle que soit la qualité de leurs « joueurs », il faut du temps et des épreuves pour former le collectif. Les divisions américaines formées ex nihilo en 1942 connurent la difficile « école » de la Tunisie avant de devenir, deux ans plus tard, de redoutables équipes de combat. Si on peut penser qu’une partie de cet aguerrissement collectif a lieu en Ukraine sous la forme d’entrainement, les « petites » opérations de harcèlement ont le double mérite de forcer l’artillerie russe à tirer (et donc se découvrir) tout en accroissant le niveau tactique des troupes ukrainiennes et en maintenant une pression usante sur les groupes russes, moins mobiles et moins relevés puisque défenseurs de positions.

 

Faire feu de tout bois (hélas)…

Comme souvent, les comparaisons historiques sont utiles mais il ne faut pas en faire des calques de similitude. En particulier, il faut toujours garder à l’esprit que l’Ukraine ne dispose pas d’une arme aérienne capable d’agir dans la profondeur du dispositif adverse et que cette situation ne changera pas avant des mois. Pour l’heure, c’est donc avec les seuls feux de l’artillerie qu’il est possible de réduire le centre de gravité adverse, complétés de quelques missiles Storm Shadow qui peuvent éliminer des nœuds du C2 ou les dépôts importants de la logistique russes. Cette bataille d’artillerie pourrait prendre de longues semaines et durer jusqu’à la fin du mois de juillet, voire se prolonger en août. Si les Ukrainiens y perdent trop d’artilleurs et de canons ou qu’ils tombent à court d’obus, ce sera sans doute un échec et les opérations de brêchage de la ligne russe ne pourront déboucher. Le conflit pourrait alors connaître une phase prolongée de stabilité, le temps qu’un des deux camps reconstruise ne capacité offensive. Mais si l’artillerie russe est réduite à un volume de feu suffisamment faible, il sera alors possible d’utiliser l’artillerie ukrainienne restante pour appuyer par feux roulants et cloisonnant de véritables « percées ». C’est à cette aune qu’il faut lire la volonté américaine de livrer des obus M864 à sous-munitions : les Occidentaux sont arrivés à l’étiage manifeste de leurs armes de précision. Ni la Suède ni la France ne doivent par exemple plus avoir d’obus BONUS à livrer, ni les Américains suffisamment d’obus EXCALIBUR. Des armes qui peuvent justement attaquer avec précision un canon en direction duquel on aurait tiré sur la base d’une signature radar ou d’une détection par drone. Au-delà des questions humanitaires liées à la présence subséquente d’engins non explosés, l’Ukraine n’aura sans doute heureusement pas à craindre de tirer sur des civils, le front sud ayant largement été évacué. Mais c’est bien notre incapacité – collective – à produire suffisamment d’obus et notamment d’obus de précision qui rend nécessaire la livraison de ces armes pour neutraliser le centre de gravité russe et in fine mettre un terme à la guerre d’agression menée par Moscou et qui place l’Ukraine en situation de légitime défense et en état de nécessité au regard du droit.

Enfin, pour la France et les débats sur la LPM, cela ne veut pas forcément dire qu’il faudrait investir dans 500 canons de plus. Si notre modèle interarmes qui compte sur l’arme aérienne reste conceptuellement solide, encore faut-il lui donner les moyens de fonctionner. Ce qui suppose par exemple de disposer de suffisamment de moyens de guerre électronique et antiradars pour éliminer une couche antiaérienne, mais aussi de missiles antiaériens à longue portée pour vider le ciel des aéronefs adverse. Et ensuite de suffisamment d’armes de précision pour que l’aviation élimine l’artillerie adverse. Et dans le doute, mieux vaudrait aussi accroitre les stocks d’obus et d’armes de précision…

  1. N’étant pas germaniste, les citations de l’article sont issues de la traduction de 1955 parue aux Editions de Minuit.
Stéphane AUDRAND est consultant indépendant spécialiste de la maîtrise des risques en secteurs sensibles. Titulaire de masters d’Histoire et de Sécurité Internationale des universités de Lyon II et Grenoble, il est officier de réserve dans la Marine depuis 2002. Il a rejoint l’équipe rédactionnelle de THEATRUM BELLI en décembre 2019.

Ryūkyū (Okinawa) : le chaînon, clé, mais fragile, de la première chaîne d’îles

Ryūkyū (Okinawa) : le chaînon, clé, mais fragile, de la première chaîne d’îles

 

par Alex Wang – Revue Conflits – publié le 4 juillet 2023

https://www.revueconflits.com/ryukyu-okinawa-le-chainon-cle-mais-fragile-de-la-premiere-chaine-diles/


Face à la stratégie américaine des 3 chaînes d’îles dans le Pacifique à son encontre, la Chine reprend une initiative concernant le statut des îles Ryūkyū (Okinawa) dans la première chaîne d’îles. C’est un tir à longue portée dont l’impact est à observer de près en commençant par la visite prochaine, en Chine, du Gouverneur Tamaki Danny en juillet, où le sujet de la souveraineté des îles pourrait être abordé.

Les US, aidés par leurs alliés, ont mis en place une stratégie de 3 chaînes d’îles dans le but explicite d’empêcher la Chine de pouvoir naviguer au large dans l’Océan Pacifique. Ceci dans le seul but d’exercer leur pouvoir hégémonique1 très loin de leurs côtes situées à une distance d’environ 12 000 kilomètres, sans justification valable.

La stratégie des chaînes d’îles2

Les trois chaînes d’îles (Google MyMaps)

 

La première chaîne d’îles connecte, du nord au sud, les îles Kouriles, la péninsule coréenne, l’archipel japonais, les îles Ryukyu (dont Okinawa) et Taïwan, la partie nord-ouest des Philippines (en particulier Luzon, Mindoro et Palawan ) et Bornéo. Le canal de Bashi (source par ailleurs d’un contentieux entre les Philippines et Taiwan, qui revendiquent chacune ces eaux) et le passage entre les îles Miyako et les îles Ryukyu,  sont deux portes qui contrôlent les points de passage stratégiques dans cette chaîne d’îles.

La deuxième chaîne d’îles comprend la chaîne d’îles japonaises formée par les îles Ogasawara (小笠原群島), aussi appelées autrefois îles Bonin, notamment la partie des îles volcaniques avec Iwo Jima (硫黄島 dont le nom japonais officiel est Iōtō), où une base aéronavale japonaise est utilisée par la marine américaine pour diverses opérations telles que des entraînements aux appontages de nuit sur porte-avions). Cette seconde chaîne comprend également les îles Mariannes (notamment Guam, un territoire d’outre-mer américain non incorporé avec une base militaire fortement fortifiée), l’ouest des îles Caroline (Yap et Palau), et s’étend jusqu’à l’ouest de la Nouvelle-Guinée.

La troisième chaîne d’îles est la dernière partie de la stratégie. Cette chaîne d’îles comprend les îles Aléoutiennes, les îles hawaïennes, les Samoa américaines, les Fidji et la Nouvelle-Zélande. L’Australie est à cheval entre les deuxième et troisième chaînes.

Afin de briser ces chaînes, la Chine met en place une stratégie maritime vers l’Est en développant rapidement une marine en eau profonde et en garantissant sa sortie via le canal de Bashi ou le passage Miyako / Ryūkyū. Son activité récente au sujet des îles Ryūkyū obéit à cette logique.

Iles Ryūkyū, un passé mouvementé et un présent compliqué

Le royaume de 琉球 (prononcé Liú Qiú, en chinois et Ryūkyū en japonais), était quasi indépendant de 1429 à 1879, avec une population parlant des langues différentes. Le roi reconnaissait à la fois les Chinois et les Japonais comme suzerains, ce qui permettait de favoriser le commerce. Sous la dynastie Qing, la relation de vassalité avec la Chine se traduisait encore par l’échange de tributs; des sceaux en mandchou et chinois ont par exemple été offerts  par les empereurs de Chine aux rois de Ryūkyū. Par ailleurs, le clan Shimazu avait pris pied dans les îles dès 1609, ce qui permettait aux Japonais de Satsuma de profiter des échanges avec la Chine. Cependant, au cours du XIXe siècle, l’emprise du Japon sur les Ryūkyū s’est renforcée, jusqu’à l’annexion définitive du royaume insulaire en 1879, par le gouvernement Meiji de l’empire du Japon3.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, Ryūkyū fut le théâtre de combats acharnés entre les forces armées américaines et japonaises, touchant également la population civile autochtone qui fut victime de grands massacres. « Un quart de la population de l’île a perdu la vie dans la bataille, dont près de 94 000 civils. Nombre d’entre eux n’ont eu d’autre issue que de se suicider collectivement, quand d’autres ont été chassés par l’armée japonaise des abris dans lesquels ils s’étaient réfugiés, ou massacrés quand ils utilisaient la langue d’Okinawa, considérés alors comme des espions. »4

À la fin de la guerre, l’archipel devint nominalement indépendant à la suite de la capitulation du Japon, bien que les îles fussent placées sous l’autorité du gouverneur militaire américain. Mais, en 1971, à la veille de l’établissement des relations diplomatiques entre la République populaire de Chine et les États-Unis, Washington craignant de ne plus pouvoir y maintenir sa base militaire si la Chine y établissait sa souveraineté a accordé à Tokyo le droit de l’administrer (mais pas la souveraineté)5. En 1972, l’archipel est passé sous contrôle japonais à la suite de l’accord de réversion d’Okinawa de 1971, qui accordait aux Américains le droit de conserver leurs bases militaires, les plus importantes d’Asie de l’Est, sous certaines conditions. Actuellement, 70% des forces américaines au Japon sont stationnées dans ces bases, avec 65 000 soldats US concentrés à Okinawa6.

Des problèmes politiques liés à ce passé perdurent7. Certains habitants des îles ne s’estiment pas être de « vrais » Japonais, d’autres se plaignent de la discrimination voire du mépris du gouvernement central, car la région est une des plus pauvres du Japon. Durant la phase d’expansion du Japon, la population locale fut contrainte de passer à la langue japonaise, le gouvernement japonais considérant les langues ryūkyū (dont la principale est l’okinawien) comme de simples patois ou dialectes japonais sans valeur, situation qui perdure aujourd’hui.

Sa situation géographique confère à Ryūkyū (Okinawa) une importance grandissante, mais lui impose des coûts que les Okinawans ne veulent pas payer. Au cœur de cet enchevêtrement se trouve le gouverneur de la préfecture d’Okinawa, Denny Tamaki. Fils d’une mère japonaise et d’un père marin américain qu’il n’a jamais connu, Tamaki a cherché à défendre les habitants d’Okinawa contre les pressions du Japon et des États-Unis. Les reproches des habitants d’Okinawa concernent, outre l’atteinte à leur langue et leur culture originale, l’indigence de l’apport économique du gouvernement japonais qui s’appuie sur l’apparence d’une population dotée d’une « longévité heureuse » grâce à son régime peu calorique. Mais les habitants d’Okinawa craignent aussi les répercussions écologiques des bases militaires sur les terres et les eaux dont ils dépendent pour leur nourriture. Ils se plaignent du bruit constant des avions volant à basse altitude, des crimes, viols, délits, et incivilités commis quasi impunément par les soldats et les marins américains. Ils sont aussi irrités par l’étendue et la situation des terres réservées aux bases militaires (dont une partie empiète même sur le territoire urbain civil, obligeant à des détours en pleine ville).

31 camps ou bases, abritant 26 000 GI sur une surface de 18 609 hectares, restent sous contrôle américain et font partie intégrante du traité de coopération et de sécurité liant Washington et Tokyo. Une enquête a montré que la majorité de la jeunesse souhaite la suppression totale ou la réduction des bases américaines, tandis que la population (1,45 million d’habitants) s’est exprimée par référendum en février 2019 contre l’appropriation de 160 hectares pour la construction d’une gigantesque nouvelle base dans une partie moins peuplée de l’île, mais située près d’une baie où les travaux de remblaiement porteraient atteinte à la biodiversité, afin d’y transférer celle de Futenma, située en plein cœur de l’île principale et qui coupe en deux la ville de Ginenwa. Plus de 70% des habitants d’Okinawa, consultés lors d’une enquête NHK déclaraient que l’apport économique des bases (Cf. la carte ci-dessous) était négligeable par rapport à celui du tourisme que la présence de ces bases handicape9.

Les griefs exposés incarnent les conséquences au plan humain de la concentration de la géopolitique sur les chaînes d’îles.

Ils ne veulent plus se retrouver une fois de plus au milieu du champ de bataille

Selon certains thinktanks américains, la Chine met en place une stratégie appelée A2AD (anti-access & area-denial) en vue d’empêcher une éventuelle intervention américaine au cas où il y aurait un conflit armé dans le détroit de Taiwan. Cette stratégie du déni d’accès consisterait à utiliser, dans la zone avoisinant Taiwan, des forces de défense aériennes, des capacités de lutte informatique offensive, des missiles balistiques et des missiles contre les navires armés de missiles balistiques et de croisières, ainsi que des armes anti-satellitaires afin de former un blocus aérien et maritime de Taiwan, appuyé par la mise en place de mines et de sous-marins10 . Un rapide coup d’œil sur la carte de la région suffit pour comprendre que les îles Ryūkyū (Okinawa) sont situées au cœur de la zone en question.

La population des îles Ryūkyū (Okinawa) ne veut plus être, encore une fois, piégée entre deux feux. Ce sentiment a été accentué quand les îles se sont retrouvées prises en sandwich entre l’entraînement planifié du groupe de frappe naval Liaoning à sa gauche (à l’ouest) (16-26 déc) et les flottes sino-russes à sa droite (à l’est) participant à l’exercice naval conjoint (21-27 déc). Tout ceci sous l’œil attentif des forces américano-japonaises.

De nouveau sous les feux de la rampe

Le président chinois Xi Jinping a récemment évoqué publiquement « Ryukyu »(Okinawa), pour la première fois après son entrée en fonction, soulignant ses origines avec la Chine. Il s’est souvenu de son expérience de travail passé dans le Fujian pendant 17 ans, où il avait gravi les échelons et été promu secrétaire du comité du parti municipal de la province. A cette époque, il avait rencontré des visiteurs d’Okinawa qui se présentaient comme les descendants de « Trente-six Fujianais ». Le Président Xi Jinping a mentionné dans son allocution que « Fuzhou a une relation profonde avec Ryūkyū « , et le message à faire passer était très clair : il y a 600 ans, Okinawa était inclus dans l’ordre chinois.11

Certains médias japonais ont récemment rapporté que Sun Jianguo, le chef adjoint de l’état-major général de l’armée chinoise, était mécontent de la position politique du Japon selon laquelle « tout ce qui arrive à Taïwan signifie ce qui arrive au Japon ». Lors d’une réunion avec le Japon, Sun avait directement posé la question des soutiens aux indépendantistes : « La Chine peut-elle également soutenir l’indépendance de Ryūkyū ? Que ressentirait le Japon ? «  12

Conclusion

Ce dossier reste complètement ouvert. Il s’agit d’un mouvement géostratégique de la Chine, lequel participe à un ensemble d’actions visant à affaiblir la stratégie américaine des chaînes d’îles. Quant au peuple des îles Ryūkyū (Okinawa), eux, ils souhaitent la paix et le retour de leur souveraineté, ou au moins d’une réelle autonomie, afin de prendre en main leur propre destin. Ces deux visées pourraient avoir des intersections possibles.

Le gouverneur d’Okinawa, Tamaki Danny, devrait se rendre en Chine au mois de juillet. Un événement géopolitique par excellence. Deux listes seront à examiner de près : celle des interlocuteurs ainsi que leur rang, et celle des sujets abordés.


1 Thomas G. Mahnken, A Maritime Strategy to Deal with China, A strategy that takes advantage of the maritime geography surrounding China and uses a combination of inside and outside forces could deter or defeat Chinese aggression, U.S. Naval Institute, February 2022

2 Wikipedia : les stratégies des chaînes d’îles

3 Wikipedia : les îles Ryukyu.

4 Jean-François Heimburger, Japon : 75 ans après la fin de la bataille d’Okinawa, des leçons à tirer pour la paix, IRIS, Analyses, 23 juin 2020 (https://www.iris-france.org/148027-japon-75-ans-apres-la-fin-de-la-bataille-dokinawa-des-lecons-a-tirer-pour-la-paix/)

5 Emmanuel Dubois de Prisque, Jean-Yves Heurtebise, Laurent Amelot, Jusqu’où ira la Chine ? Le cas des îles Ryûkyû, Dans Outre-Terre 2013/3 (N° 37), pages 357 à 366

6 Karyn Nishimura, Libération, le 28 mai 2022

7 A.A. Bastian, Okinawa Is in the Crosshairs of China’s Ambitions, Okinawans continue to pay the price for being caught between great powers, Foreign Policy, April 7, 2023 (https://foreignpolicy.com/)

9 Kikuyama Tengo, Okinawa sous le lourd fardeau de la base, 50 ans après la rétrocession, NHK, 1er juin 2022 (https://www3.nhk.or.jp/nhkworld/fr/news/backstories/2005/)

10 Jean-Loup Samaan, La menace chinoise, une invention du Pentagone ? Vendémiaire 2012, PP 73- 85.

11 Analysis: Xi Jinping mentions the relationship between Okinawa and China, sparking « Ryukyu Fever », focusing on geopolitics, Yahoo! News, June 15, 2023

12 《日經亞洲》:習近平再提中國與琉球淵源,東亞地緣政治恐添變, The News Lens, 17/06/2023