Défense : l’Allemagne se réorganise pour contrer la Russie

Défense : l’Allemagne se réorganise pour contrer la Russie

L’Allemagne annonce une nouvelle réorganisation de son armée, une manière de consolider sa défense face aux nouvelles menaces, comme celle de la Russie.

par Cédric Bonnefoy – armees.com – Publié le
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Défense : l’Allemagne se réorganise pour contrer la Russie | Armees.com

Dans un contexte très tendu avec la Russie, l’Allemagne se montre active en matière de défense. L’armée allemande annonce une réorganisation de ses forces pour contrer les attaques russes sur son sol.

L’Allemagne réorganise sa défense intérieure

Dans un contexte de tensions géopolitiques exacerbées en Europe, l’Allemagne s’engage dans une réorganisation majeure de ses forces armées. Cela marque un tournant stratégique vers la défense territoriale. Cette initiative répond à des défis sécuritaires importants, notamment face à la menace potentielle de la Russie.Le gouvernement allemand vient d’annoncer la création d’une division entièrement dédiée à la défense territoriale. Cette réforme prévoit l’intégration des unités de réserve existantes sous le commandement direct de l’armée. Cette structure vise à renforcer la coordination et l’efficacité en cas de crise. Selon le ministre de la Défense, Boris Pistorius, cette décision s’inscrit dans une stratégie à long terme, cherchant à anticiper les scénarios les plus critiques pour garantir la sécurité du territoire.

D’ici avril 2025, le nombre de divisions opérationnelles passera de trois à quatre, tandis que les effectifs totaux resteront stables à 180 000 soldats. Cette nouvelle configuration met l’accent sur la protection des infrastructures essentielles, notamment les ports, les voies ferroviaires et les routes d’approvisionnement, des cibles potentielles en cas de conflit. Selon le gouvernement, cette réorganisation est considérée comme un « élément clé de la posture de défense allemande et européenne« .

Une réponse aux tensions régionales et au renforcement de l’OTAN

L’escalade des tensions avec la Russie remet au premier plan les questions de défense territoriale au sein des pays européens. L’Allemagne, en tant que plaque tournante logistique pour l’OTAN, joue un rôle critique dans l’architecture de sécurité collective du continent. La réorganisation des forces armées allemandes intervient dans un contexte d’alerte élevé, rappelant des pratiques de la guerre froide.La nouvelle division militaire, composée initialement de 6 000 soldats dès l’été prochain, se concentrera sur la protection intérieure. Sa mission inclut la défense des infrastructures critiques contre d’éventuels sabotages et attaques hybrides, un danger de plus en plus évoqué par les analystes de la sécurité. Ce renforcement des capacités nationales complète les efforts déployés par l’OTAN pour dissuader toute agression dans la région.

La restructuration des forces armées allemandes ne s’arrête pas à la création d’une nouvelle division. Elle implique également une rationalisation des structures de commandement pour améliorer la réactivité et la coordination. Cette centralisation de la défense territoriale sous l’autorité directe de l’armée vise à répondre de manière plus ciblée aux menaces, notamment celles posées par des acteurs étatiques et non étatiques.

La paix et l’épée par Michel Goya

La paix et l’épée

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 9 janvier 2025

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Tout est affaire de rapport de forces à la guerre. Pour les Ukrainiens en guerre, la seule perspective d’obtenir une « meilleure situation à la fin » est de modifier le rapport de forces militaires en 2025 afin de reprendre l’offensive en fin d’année et de libérer le plus possible de territoire occupé. À défaut de pouvoir modifier ce rapport de force, il n’y aura sans doute pas d’autre option stratégique pour Kiev que de limiter les dégâts en négociant la moins mauvaise paix possible.

Partisan affiché d’un règlement rapide du conflit ou du moins d’un arrêt prolongé des combats, Donald Trump a clairement indiqué son intention de forcer l’exécutif ukrainien à privilégier la mauvaise paix immédiate à la possible victoire lointaine. Les États-Unis fournissant environ la moitié de tous les équipements et munitions qu’utilisent les soldats ukrainiens, il lui suffira de réduire cette aide pour rendre la victoire impossible pour eux. Les États européens, qui tous ensemble ne fournissent qu’environ 30 % de l’aide militaire à l’Ukraine et sans grande possibilité d’en augmenter le volume, sont quant à eux plus ou moins obligés de suivre le mouvement quel qu’il soit. Tout en donnant toujours l’image d’un soutien ferme à l’Ukraine dans la poursuite de son combat, ils anticipent déjà d’avoir à jouer un rôle dans l’application d’une forme de paix possible.

À travers plusieurs déclarations de son entourage, la forme de paix envisagée par le nouveau président des États-Unis semble être un armistice sur les positions actuelles en Ukraine. Il n’est pas du tout évident que Vladimir Poutine accepte cette idée alors que ses troupes ont l’initiative des opérations et que rien ne l’oblige vraiment à s’arrêter là, mais Volodymyr Zelensky a déjà commencé à y préparer son opinion publique en évoquant la fin possible de la « phase chaude » de la guerre, remettant à une phase « diplomatique » (entendre « hypothétique ») la libération des territoires occupés.

Tout en continuant le combat afin au moins d’arrêter l’avancée russe, le président ukrainien s’efforce désormais d’obtenir en échange de l’arrêt éventuel des combats de véritables garanties de sécurité contre la Russie là où Donald Trump et son entourage n’envisagent que des garanties de respect de l’armistice et sans participation américaine. On a vu rétrospectivement la valeur des garanties de sécurité purement théoriques données à l’Ukraine en échange de son renoncement à son arsenal nucléaire dans le mémorandum de Budapest en 1994. Il ne peut y avoir de vraies garanties de sécurité sans soldats présents sur le territoire. Alors même que les éventuelles négociations ne sont pas commencées, on explore donc déjà l’hypothèse d’un déploiement de forces en Ukraine tout de suite après l’arrêt des combats et on voit déjà assez clairement les fortes limites de l’exercice.

Le premier problème est celui du volume de forces nécessaire, sachant que là encore les États-Unis, qui ont fourni 80 % des moyens des coalitions sous leur direction depuis 1990, ne veulent pas en être. L’entourage de Donald Trump évoquait 200 000 soldats déployés le long du front en Ukraine et de la frontière avec la Russie. C’est évidemment irréaliste, mais il faudra sans doute réunir une masse d’environ 40 à 50 000 hommes, compte tenu de l’immensité de l’espace à couvrir, ce qui nécessitera la constitution d’une force coalisée, soit onusienne afin de faire venir des contingents du monde entier, soit européenne avec une large participation des membres de l’Union et peut-être quelques États extérieurs. Le plus important n’est cependant pas de réunir ces hommes mais bien de savoir à quoi ils serviront.

La première idée serait de « maintenir la paix » en s’interposant entre les belligérants, à la manière de la Force intérimaire des Nations Unies au Liban (FINUL) depuis 1978. Une mission onusienne serait forcément de ce type, avec la formation par exemple d’une Mission des Nations Unies en Ukraine (MINUKR), mais pourrait être également européenne, le point commun étant de toute façon qu’elle ne servirait à rien, comme effectivement toutes les autres missions évoluant dans le cadre du chapitre VI de la Charte des Nations Unies. Quand on n’a pas le droit de combattre sauf en légitime défense, on ne protège rien d’autre que soi-même (au mieux) et une telle force n’empêcherait pas plus les Russes de pénétrer en Ukraine que la FINUL avec les Israéliens au Liban. Cette force inutile pourrait donc recevoir l’aval de la Russie, et de toute façon on n’imagine pas le déploiement d’une force en Ukraine sans l’accord des membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies, dont la Russie. Cela pourrait satisfaire aussi les États-Unis, qui de toute façon ne participent jamais à ce genre de force, ainsi que les États européens, comme l’Allemagne ou l’Italie, qui eux au contraire aiment bien y participer lorsqu’ils veulent montrer qu’ils font quelque chose « pour la paix » mais sans prendre de risques, même si tout déploiement militaire prolongé, même le plus inoffensif – à tous les sens du terme – implique des pertes. La mise en place d’une telle force n’offrirait en revanche aucun intérêt pour les Ukrainiens. On ne voit pas dès lors pourquoi ils l’accepteraient.

Les Ukrainiennes préféreraient, et de loin, une force de protection, autrement dit une force qui combattrait en cas d’attaque russe, à la manière des bataillons déployés dans le cadre de la présence avancée renforcée de l’OTAN sur son flanc Est. Notons dans ce cas que les pays volontaires seraient beaucoup moins nombreux. Il s’agirait sensiblement des mêmes qui envisageaient il y a peu d’envoyer éventuellement des soldats en soutien à l’arrière des forces ukrainiennes. On aurait ainsi probablement une brigade française de quelques milliers de soldats, peut-être une britannique et des brigades multinationales avec des bataillons baltes, scandinaves et polonais, peut-être canadiens. Il n’y aurait sans doute pas de quoi réunir 40 000 hommes, mais à la limite peu importe puisque cela signifierait surtout que les États fournisseurs s’engageraient de fait à entrer en guerre avec la Russie si celle-ci attaquait et tuait leurs soldats. Ce serait effectivement pour le coup très dissuasif, et les Ukrainiens ne manqueraient pas de rappeler qu’un tel déploiement réalisé avant février 2022 aurait sans doute empêché la guerre. On imagine cependant les débats internes difficiles dans les pays européens avant de s’engager dans ce qui serait une entrée de l’Ukraine dans l’OTAN de fait, sinon en droit. Inutile de préciser que si l’Ukraine serait sans doute très heureuse de cette solution, il n’en serait pas de même de la Russie et on ne voit pas très bien dans ce cas comment Vladimir Poutine l’accepterait.

En conclusion, on est encore loin d’un armistice quelconque en Ukraine et encore plus loin d’un déploiement de forces étrangères visant à le faire respecter.

France-Philippines : renforcer la coopération maritime

France-Philippines : renforcer la coopération maritime

par Céline PAJON et Jose Renan SUAREZ – IFRI – publié le 7 janvier 2025

Une coopération maritime renforcée entre la France et les Philippines, deux nations de l’Indo-Pacifique, pourrait s’appuyer sur leurs intérêts communs, leurs besoins et leur expertise en matière de sécurité et de gouvernance maritimes, tout en ouvrant la voie à un rapprochement stratégique.

Vue aérienne de plage avec des bateaux de pêche. Elnido, Philippines, 2018.
Vue aérienne de plage avec des bateaux de pêche. Elnido, Philippines, 2018. © Shutterstock.com

La France et les Philippines sont deux nations maritimes de l’Indo-Pacifique, ou « nations bleues ». La France possède la deuxième plus grande zone économique exclusive (ZEE) du monde, dont 90 % se trouvent dans l’Indo-Pacifique, tandis que les Philippines, un archipel stratégiquement situé au barycentre de cette vaste région, comptent 36 000 kilomètres (km) de côtes, ce qui les place au sixième rang mondial en termes de ZEE. Les Philippines possèdent la troisième plus vaste superficie de récifs coralliens au monde, tandis que la France se classe au quatrième rang. Enfin, acteurs majeurs du secteur de la pêche, les deux pays partagent des enjeux communs liés à la gestion durable des ressources marines et au renforcement de la sécurité maritime.

Les auteurs de ce Briefing proposent des pistes pour renforcer la coopération maritime entre la France et les Philippines, qui s’appuierait sur leurs valeurs communes, telles que la défense de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM), l’engagement en faveur de la liberté de navigation et le soutien à un ordre international multilatéral fondé sur des règles. Ce Briefing présente les enjeux stratégiques justifiant cette coopération et en identifie les domaines opérationnels les plus porteurs. Cette initiative est particulièrement opportune, alors que la France s’apprête à accueillir la troisième Conférence des Nations unies sur les océans à Nice en juin 2025.

L’axe stratégique Russie-Corée du Nord : une évaluation

L’axe stratégique Russie-Corée du Nord : une évaluation

Publication générique pour un programme/observatoire n°00/2025
par Valérie Niquet – Fondation pour la recherche stratégique – publié le 7  janvier 2025

Le 23 octobre 2024, lors du premier sommet des ministres de la Défense des pays du G7, le Secrétaire d’État à la Défense, Lloyd Austin, a confirmé que la Corée du Nord se préparait à envoyer plusieurs milliers de soldats en Russie

. D’après le ministère sud-coréen de la Défense, 3 000 soldats nord-coréens seraient déjà présents sur le territoire russe

. Cet envoi de troupes représente une étape supplémentaire dans la coopération militaire entre Moscou et Pyongyang, laquelle a été officialisée par la signature d’un partenariat stratégique au cours de la visite de Vladimir Poutine en Corée du Nord en juin 2024. Ce tournant dans les relations bilatérales s’accompagne d’une intensification des tirs de missiles par la Corée du Nord à l’approche des élections présidentielles aux États-Unis. En particulier, le 30 octobre 2024, la Corée du Nord a procédé à l’essai d’un missile intercontinental, le premier depuis décembre 2023

. Ce missile à carburant solide, qui a parcouru une distance de 7 000 kilomètres – supérieure à celle des tirs précédents –, pourrait indiquer un renforcement de la coopération technologique avec la Russie, impliquant un progrès significatif en matière de motorisation

Un partenariat stratégique en action…

Depuis 2022, la Corée du Nord a fourni une aide matérielle importante à la Russie, lui permettant dans un premier temps de combler les manques de l’industrie russe de défense. Pyongyang aurait fourni près de trois millions d’obus et plusieurs dizaines de missiles balistiques à la Russie transportés depuis le port de Rason en Corée du Nord

. La France, comme le Japon, a dénoncé l’utilisation de ces missiles contre l’Ukraine aux côtés de 47 autres pays. Au mois de juin 2024, Vladimir Poutine s’est rendu en Corée du Nord où un partenariat stratégique comportant une clause d’assistance mutuelle a été signé

. Le traité prévoit que « en cas de guerre résultant d’une invasion armée, les deux parties offriront une assistance mutuelle militaire ou d’autre type »

. Ce cadre pourrait justifier l’envoi de forces coréennes d’appoint dans la région de Koursk ou dans les territoires ukrainiens occupés par la Russie. 

La coopération pourrait également s’étendre au domaine spatial. Le directeur de l’agence spatiale russe faisait partie de la délégation accompagnant Vladimir Poutine en Corée et Pyongyang pourrait être intéressé par le développement d’un système de surveillance spatial sous l’égide de la Russie.

… répondant à divers objectifs

Une aide économique cruciale

Plusieurs ministres en charge de l’économie faisaient partie de la délégation russe en visite à Pyongyang en juin 2024. Pour la Corée du Nord, le soutien à la Russie revêt un intérêt économique crucial, surtout pour un pays toujours soumis aux sanctions internationales. Cette assistance comprendrait l’approvisionnement en énergie, notamment en charbon – essentiel à l’approche de l’hiver –, en pétrole, indispensable au bon fonctionnement des forces armées, ainsi qu’en produits alimentaires, qui continuent de manquer. La Russie aurait également accepté de transférer à la Corée du Nord 9 millions de dollars en devises, sur un total de 30 millions de dollars gelés dans les banques russes

. Ces éléments – énergie, nourriture et devises étrangères – sont vitaux pour la survie du régime nord-coréen.

Un soutien militaire renforcé

Un soutien militaire accru à la Corée du Nord constitue également un volet important des échanges entre Moscou et Pyongyang. Cette coopération permet à la Corée du Nord de tester ses capacités militaires en situation de guerre, en particulier dans le domaine balistique, et d’améliorer les performances de ses missiles, qui semblent encore limités en termes de précision. En apportant un soutien militaire à la Corée du Nord, la Russie renforce sa capacité à mener et potentiellement remporter un conflit dans l’éventualité d’une offensive contre la Corée du Sud. La participation de soldats et d’officiers nord-coréens aux combats en Ukraine offre également au régime l’opportunité d’évaluer les compétences opérationnelles de ses troupes, qui n’ont plus combattu depuis la fin de la guerre de Corée en 1953.

Les informations restent cependant divergentes concernant le degré d’intégration des troupes et officiers nord-coréens et leur niveau d’autonomie opérationnelle. D’après certaines sources nord-coréennes, six officiers auraient été tués dans une zone sous contrôle russe, à l’est de l’Ukraine.

Pour le Japon et ses partenaires, une question essentielle réside dans l’ampleur et la nature de l’aide que la Russie pourrait fournir à la Corée du Nord sur le développement de son programme balistique et nucléaire, ce qui pourrait l’accélérer et renforcer sa crédibilité. Contrairement à la Russie, la Corée du Nord n’a jamais effectué d’essai nucléaire atmosphérique, et Moscou pourrait transmettre à Pyongyang des informations précieuses à ce sujet. Cette assistance pourrait également concerner les capacités de ciblage des missiles, voire la production d’armes nucléaires tactiques et de torpilles dotées d’une charge nucléaire.

La position de la Russie sur la question nucléaire nord-coréenne a en effet connu une évolution significative. Après avoir longtemps soutenu, au Conseil de sécurité, les résolutions visant à sanctionner la Corée du Nord, Moscou a opposé, en mars 2024, son veto au renouvellement du mandat du groupe d’experts chargé de surveiller l’application des sanctions prévues par la résolution 1718. En juin 2024, lors de sa visite à Pyongyang, Vladimir Poutine a également plaidé en faveur d’une révision du régime de sanctions imposé par le Conseil de sécurité, y compris celles visant la Corée du Nord.

L’impact diplomatique de l’engagement nord-coréen aux côtés de la Russie

L’implication de la Corée du Nord aux côtés de la Russie dans le conflit en Ukraine consolide sa position diplomatique sur la scène internationale. Le rapprochement entre Moscou et Pyongyang accroît également la marge de manœuvre et le potentiel de pression de la Corée du Nord vis-à-vis de la Russie, du Japon, ainsi que de la Chine. Pyongyang cherche ainsi à retrouver une position stratégique comparable à celle qu’elle occupait avant la chute de l’URSS, lorsque le conflit sino-soviétique permettait un jeu triangulaire plus favorable aux intérêts nord-coréens.

Ainsi, le déplacement de Vladimir Poutine à Pyongyang, ainsi que sa visite au Vietnam, n’ont probablement pas satisfait Pékin, qui privilégie des relations massivement asymétriques, où la République populaire de Chine occupe une position dominante. Il est par ailleurs douteux que la Russie ou la Corée du Nord aient informé le Parti communiste chinois de l’envoi de troupes nord-coréennes en Russie. Bien que la Chine entretienne un « partenariat sans limites » avec la Russie et soit liée à la Corée du Nord par un traité militaire, les intérêts de ces trois acteurs divergent, notamment en ce qui concerne la péninsule coréenne. Si la RPC n’est pas prête à abandonner son allié nord-coréen, qui constitue un État-tampon face à la Corée du Sud et à la présence américaine, Pékin est défavorable à tout ce qui pourrait encourager les dirigeants nord-coréens à l’escalade dans la péninsule. Confrontée à des difficultés économiques croissantes, et à l’élection d’un président américain imprévisible, la RPC recherche avant tout l’absence de tensions non maîtrisées dans son environnement immédiat.

Les bénéfices stratégiques pour la Chine

Dans le même temps, la Chine pourrait voir d’un bon œil la prolongation du conflit en Ukraine, que la participation accrue des forces nord-coréennes pourrait favoriser si celles-ci devenaient plus nombreuses. Cette guerre accentue la pression sur l’Europe et contribue à diviser les alliés, surtout avec le retour au pouvoir de Donald Trump. Elle pourrait également détourner l’attention des Européens de la question de Taïwan et de la stabilité dans le détroit, bien que le Japon insiste régulièrement sur l’existence d’un lien direct, en raison de cette coopération renforcée avec Moscou, entre la guerre en Ukraine et un risque potentiel de conflit en Asie. 

Un autre avantage de la continuation de la guerre en Ukraine pour Pékin réside dans l’affaiblissement de la Russie à mesure que le conflit se prolonge, rendant ainsi le partenariat sino-russe sans limites toujours plus asymétrique en faveur de la Chine.

Les limites de la coopération russo-nord-coréenne

Plusieurs facteurs pourraient toutefois peser sur la poursuite de l’engagement de la Corée du Nord aux côtés de la Russie. L’envoi de troupes, dont la supposée qualité d’élite reste à prouver, pourrait au contraire révéler des faiblesses dans la préparation au combat des forces nord-coréennes. Si cet engagement implique une réelle participation aux combats, il offrirait à la Corée du Sud l’occasion d’analyser et de mieux comprendre les modes d’action des forces nord-coréennes, notamment le rôle des commissaires politiques et des officiers, surtout si ces troupes bénéficient d’une autonomie opérationnelle — ce qui reste incertain.

Par ailleurs, la Corée du Sud pourrait saisir cette occasion pour mener des opérations de guerre psychologique à l’encontre des soldats nord-coréens, dont la plupart n’ont aucune expérience du combat. Leur motivation pourrait être sujette à caution, et l’épreuve du feu pourrait engendrer un choc psychologique, favorisant ainsi des défections.

Des risques accrus pour la stabilité stratégique régionale

Si l’entrée de troupes nord-coréennes ne signe sans doute pas une internationalisation massive de la guerre en Ukraine, cette escalade peut avoir des conséquences sur la stabilité stratégique en Asie, dont le maintien constitue une préoccupation commune pour le Japon et la France. 

Forte de sa nouvelle expérience du combat, la Corée du Nord pourrait se montrer plus agressive, multipliant les provocations contre la Corée du Sud, au risque d’un dérapage

La question de la prolifération des armes de destructions massive est également posée. Selon des sources sud-coréennes, la Corée du nord aurait achevé les préparatifs pour procéder à un nouvel essai nucléaire, qui pourrait toutefois attendre l’« intronisation » du nouveau président américain Donald Trump et une évaluation de l’évolution des relations entre Pyongyang et Washington sous la nouvelle administration, la Corée du Nord n’étant en tout état de cause pas prête à abandonner sa capacité nucléaire acquise

Une inquiétude immédiate pour le Japon

Le renforcement des capacités nord-coréennes et la menace potentielle d’un conflit dans la péninsule réveille au Japon la crainte d’un conflit sur deux fronts, l’autre front étant le détroit de Taïwan, auquel l’alliance nippo-américaine devrait faire face. Face à cette possibilité de deux théâtres d’opérations intégrés en Asie, la réponse pour Tokyo ne peut être que le renforcement de cette alliance, ainsi que celui de ses propres capacités de défense, avec notamment l’acquisition de capacités de frappe à longue portée censées avoir un effet dissuasif. Au lendemain de l’élection de Donald Trump, le Premier ministre japonais Ishiba a immédiatement réaffirmé le caractère central de l’alliance nippo-américaine, pierre angulaire de la sécurité en Asie. A l’occasion du sommet de l’APEC (Asia Pacific Economic Cooperation) qui s’est tenu à Lima au mois de novembre 2024, le Premier ministre Ishiba, le Président Yoon et le président Biden ont réaffirmé l’importance stratégique, dans la durée, de la coopération trilatérale entre le Japon, la Corée du sud et les États-Unis. Les trois alliés ont rappelé que les enjeux de sécurité européens et asiatiques, avec l’envoi de troupes nord-coréennes en Russie, étaient de plus en plus indissociables. 

Toutefois, en Asie comme en Europe, sur la péninsule coréenne comme en Ukraine, la principale interrogation porte – pour le moment sans réponse – sur les choix qu’effectuera la nouvelle administration Trump en matière de défense et de sécurité. La Corée du Nord, contrairement aux attentes, pourrait se satisfaire de l’élection d’un président qui avait accepté de rencontrer le leader nord-coréen, même si la rencontre n’avait débouché sur aucune avancée en matière de prolifération nucléaire

Par ailleurs, en soutenant éventuellement un accord  sur l’Ukraine prenant en compte les exigences de Moscou, les États-Unis pourraient offrir de nouvelles marges de manœuvre à la Russie, qui serait alors moins dépendante de la Chine et – dans une moindre mesure – du « Sud global ». On peut alors s’interroger sur un éventuel retour à une relation moins tendue avec le Japon, également préoccupé par la montée en puissance de la Chine et par la volonté de gérer au mieux la question des territoires du nord (Kouriles).

Le Pentagone dévoile son programme d’investissement pour 2025

Le Pentagone dévoile son programme d’investissement pour 2025

Le Pentagone vient de dévoiler ses priorités d’investissement pour l’année suivante. Sans surprise, il se tourne vers des technologies de pointe pour assurer un approvisionnement suffisant aux États-Unis.

par Cédric Bonnefoy – armees.com – publié le

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Le Pentagone dévoile son programme d’investissement pour 2025 | Armees.com

En 2025, le Pentagone va continuer d’investir dans de nombreuses technologies, ciblant celles jugées vitales pour les États-Unis.

Le Pentagone lève le voile sur son programme d’investissement pour 2025

Une fois de plus, il s’agit d’une stratégie ambitieuse et minutieusement élaborée pour renforcer la sécurité nationale des États-Unis, sans oublier de stimuler l’innovation technologique. Cette initiative est orchestrée par le Bureau du Capital Stratégique (OSC), créé en 2022 sous l’impulsion du secrétaire à la Défense Lloyd Austin. Son objectif est clair : canaliser les ressources du secteur privé vers des technologies de pointe essentielles à la défense nationale et à l’avantage stratégique des États-Unis.

Le programme d’investissement 2025 du Pentagone cible principalement quinze segments industriels jugés critiques pour la sécurité nationale. Il inclut donc des domaines comme la fabrication de microélectronique, la biomanufacture, les technologies spatiales et les capteurs avancés. Ces priorités reflètent une vision stratégique à long terme visant à réduire les dépendances, à renforcer les chaînes d’approvisionnement et à anticiper les besoins de défense à l’échelle mondiale, mais surtout aux États-Unis.

Selon le rapport, l’investissement dans l’espace est considéré comme crucial pour maintenir un avantage concurrentiel face aux autres puissances mondiales. L’accent est mis sur le développement de vaisseaux spatiaux et de systèmes associés, qui joueront un rôle central dans la surveillance, la communication et la sécurité globale. Parallèlement, la biochimie, notamment la biomanufacture, est identifiée comme une industrie clé pour produire des solutions innovantes dans de nombreux domaines.

Le secteur privé mis à contribution

Depuis sa création, l’OSC déploie plusieurs outils financiers pour dynamiser les investissements dans ces secteurs critiques. Parmi les initiatives phares figure le programme SBICCT (Small Business Investment Company for Critical Technology), visant à attirer des capitaux privés vers les entreprises spécialisées dans les technologies de défense. En 2024, l’OSC a approuvé 13 fonds privés dans le cadre de ce programme. En octobre dernier, l’organisation a également annoncé un programme de prêts directs de 1 milliard de dollars destiné aux entreprises engagées dans la fabrication de composants de défense stratégiques. Cette initiative vise à surmonter les « points de strangulation » des chaînes d’approvisionnement et à accélérer la production dans 31 technologies critiques.

La stratégie du Pentagone s’étend sur plusieurs strates, des investissements immédiats à ceux s’échelonnant sur quinze ans. À court terme, l’objectif est de réduire les dépendances stratégiques et de sécuriser les approvisionnements essentiels. À moyen terme, soit entre deux et sept ans, l’OSC prévoit de renforcer la production américaine et alliée dans les technologies clés, notamment par des collaborations internationales. Enfin, à long terme, l’accent sera mis sur la commercialisation et la durabilité des innovations technologiques, permettant aux avancées de s’imposer durablement sur le marché.

Un rapport met en garde contre un possible conflit entre Israël et la Turquie

Un rapport met en garde contre un possible conflit entre Israël et la Turquie

https://www.opex360.com/2025/01/07/un-rapport-met-en-garde-contre-un-possible-conflit-entre-israel-et-la-turquie/


Le 6 janvier, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a mis en garde contre toute partition de la Syrie, où Ahmad el-Chareh [alias Abou Mohammed al-Joulani], le chef de l’organisation Hayat Tahrir al-Cham [HTS, ex-Front al-Nosra, autrefois lié à al-Qaïda], a pris le pouvoir avec l’appui de groupes armés pro-turcs réunis au sein de l’Armée nationale syrienne.

« Nous ne pouvons permettre sous aucun prétexte que la Syrie soit divisée et si nous constatons le moindre risque nous prendrons rapidement les mesures nécessaires. […] Nous en avons les moyens », a en effet déclaré M. Erdogan.

A priori, cet avertissement concerne les Forces démocratiques syriennes [FDS], constituées essentiellement de combattant kurdes qu’Ankara accuse d’être en relation avec le Parti des travailleurs du Kurdistan [PKK], considéré comme étant une formation terroriste. Et, au-delà, aux États-Unis, qui les soutiennent.

« Il n’y a pas de place pour la terreur et ceux qui soutiennent le terrorisme seront enterrés avec leurs armes », a précisé le président turc. « Si le risque se précise, nous pouvons intervenir soudainement, en une nuit », a-t-il ajouté, reprenant ainsi l’une de ses formules usuelles. « Nous en avons la capacité », a-t-il insisté.

Cette déclaration a été faite alors que des affrontements entre les combattants kurdes syriens et les groupes armés affiliés à Ankara venaient de faire une centaine de tués dans les environs de la ville de Manbij.

Cela étant, la mise en garde de M. Erdogan pourrait aussi s’adresser à Israël qui, à la suite de la chute du régime de Bachar el-Assad, a lancé une incursion armée dans la partie syrienne du plateau du Golan. Or, pour le moment, les intentions israéliennes demeurent floues.

Il s’agit d’une « mesure limitée et temporaire prise pour des raisons de sécurité », avait assuré Gideo Saar, le ministre des Affaires étrangères de l’État hébreu. Sauf que, de son côté, le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou a promis que le « Golan ferait parti de l’État d’Israël pour l’éternité ».

Quoi qu’il en soit, cette incursion ne va pas améliorer les relations entre Israël et la Turquie, celles-ci étant à couteaux tirés depuis que M. Erdogan a menacé d’intervenir contre Tsahal, en juillet dernier.

« Nous devons être très forts pour qu’Israël ne puisse pas faire ces choses ridicules à la Palestine. Tout comme nous sommes entrés au Karabakh, tout comme nous sommes entrés en Libye, nous pourrions faire la même chose. Il n’y a aucune raison pour que nous ne puissions pas le faire… Nous devons être forts pour pouvoir prendre ces mesures », avait-il affirmé, lors d’une réunion de l’AKP, le parti dont il est issu. En clair, il suggérait l’envoi de mercenaires, recrutés parmi les groupes rebelles syriens alignés sur les intérêts turcs.

Visiblement, les propos de M. Erdogan ont été pris au sérieux par la commission Nagel, laquelle réunit douze experts des questions militaires et sécuritaires [dont l’ex-général Jacob Nagel, qui lui a donné son nom]. Sa mission est de conseiller le gouvernement israélien en formulant des recommandations sur les orientations en matière de défense.

Ainsi, dans le dernier rapport sur le budget de la défense et la stratégie de sécurité qu’elle a remis le 6 janvier, et selon le résumé qu’en a fait le Jerusalem Post, la commission Nagel estime qu’Israël doit se préparer à une « confrontation directe avec la Turquie ».

« L’ambition de la Turquie de restaurer l’influence qu’elle avait à l’époque ottomane pourrait conduire à des tensions accrues avec Israël, ce qui pourrait dégénérer en conflit », estime la commission Nagel. En outre, le fait qu’il y ait des factions syriennes alignées sur Ankara est de nature à « créer une menace nouvelle et puissante pour la sécurité d’Israël ». Une menace qui pourrait même être encore « plus dangereuse » que celle incarnée par l’Iran.

Aussi, la commission Nagel recommande d’augmenter le budget de la défense de 15 milliards de shekels [3,98 milliards d’euros] par an au cours des cinq prochaines années afin de s’assurer que les forces israéliennes « soient équipées pour faire face aux défis posés par la Turquie et à d’autres menaces régionales ».

La 155e brigade mécanisée ukrainienne a égaré ses soldats entre la France et le front

La 155e brigade mécanisée ukrainienne a égaré ses soldats entre la France et le front

Un canon Caesar de la 155e brigade en action (photo E. CHAZE)

La saga de la brigade mécanisée ukrainienne « Anne de Kiev » (155e brigade) n’est pas aussi glamour qu’escomptée. Baptisée du nom de l’épouse du roi de France Henri Ier, cette brigade en partie équipée et formée en France par l’armée française s’est donné pour devise le mot d’ordre de la bataille de Verdun : « Ils ne passeront pas ».

Or, selon Yurii Butusov, rédacteur en chef du média ukrainien Censor.net, il y a loin de la coupe aux lèvres. En effet 1 700 de ses 4 500 soldats auraient déserté. Sa dotation en drones, en munitions, en moyens de guerre électronique serait largement insuffisante. Ses pertes, dès son déploiement près de la ville de Pokrovsk (sud du Donbass) que les Russes menacent depuis des mois, ont été conséquentes.

« Des personnes, de l’argent et du temps ont été consacrés à la formation de cette unité. Mais elle ne peut en fait pas être utilisée en raison de sa faible efficacité au combat »résume Butusov qui blâme le président Zelensky, son ministre de la Défense Oumerov et le commandant en chef des forces armées ukrainiennes Syrsky. Dans un article du 1er janvier, le journaliste dénonce un fiasco notoire qui a poussé, en décembre, le Bureau du procureur national ukrainien à ouvrir une procédure pénale concernant les circonstances de la formation de la 155e brigade mécanisée dont l’état-major, trois bataillons d’infanterie et leurs appuis (génie, artillerie, défense sol-air et reconnaissance) ont été formés en France, soit environ 2 000 hommes, à 90 % des conscrits sans expérience du combat. Le reste de l’unité a été formé en Pologne et en Ukraine.

Des soldats reconnaissants

Sur le front du Donbass, les soldats du bataillon d’artillerie de la brigade, équipés de canon Caesar, se confondent en remerciements envers la France.

Le chef du bataillon d’artillerie, dit « Apôtre » (photo Emmanuelle Chaze)

Le commandant du bataillon, nom de code «Apôtre», s’agace même des accusations de Butusov : « Mon boulot, ce n’est pas de commenter les décisions des politiques, de me plaindre de ce qu’on a ici ou pas. Mon boulot, c’est de faire un bon travail avec mes hommes. En attendant tout de l’armée et en se plaignant: du genre «Ils ne nous ont pas donné de téléphone satellitaire Starlink» etc…, ça ne marche pas! Moi j’ai eu mon Starlink grâce à des bénévoles. L’État ne peut pas tout, l’Etat saigne: les gens doivent comprendre ça! ».

Kiev prend des mesures

Les révélations de Butusov ont fait réagir jusqu’au sommet de l’État. Face aux révélations, décision a été prise par le commandant en chef des forces armées ukrainiennes, le général Sirskiy, d’approvisionner immédiatement la 155e brigade en drones supplémentaires, afin de pallier tout déficit en systèmes cruciaux.

Lundi, il a aussi dépêché le tout nouveau commandant de l’armée de Terre Mykhailo Drapatyi près de la ligne de front, à la rencontre de la 155e et d’un groupe de journalistes français dont la correspondante d’Ouest-France, Emmanuelle Chaze.

Mykhailo Drapaty lors du point presse de lundi avec des journalistes français (Photo by Genya SAVILOV / AFP)

Malgré sa bonhomie, le major général Drapatyi a concédé, lundi, des problèmes structurels au sein de l’armée ukrainienne : « Il y a des problèmes de personnel, de préparation et de composition des unités. Nous les analysons, nous en tirons des conclusions. Et ce qui ressort de la négativité nous sert d’expérience. Soyons francs, il n’y a pas d’autre exemple actuellement de brigade bâtie de zéro, et dont on attend de bons résultats à chaque étape, sans qu’elle rencontre certains problèmes. Ces problèmes, ils sont en passe d’être résolus. »

Le commandant de l’armée de Terre ne nie pas non plus des désertions  (une cinquantaine en France selon une source militaire française, le reste en Ukraine selon Butusov). Mais il refuse de commenter leur nombre, tout en distinguant entre les abandons de postes à l’arrière ou à l’entraînement et la désertion qui voit l’abandon par un soldat de ses camarades sur une position de combat. « Il existe plusieurs formes d’abandon dans les unités militaires, mais il y a aussi des raisons à cela, dont la peur, et un manque d’expérience pratique dans la conduite des hostilités. C’est à cela que nous devons travailler, et je suis certain que ce qui a été dit sur la brigade sera bientôt réfuté. »

Le système monétaire international : quelles perspectives pour le dollar ?

Le système monétaire international : quelles perspectives pour le dollar ?

par Charbel Cordahi, Grenoble École de Management (GEM)Revue Conflits – publié le 6 janvier 2025


Le dollar domine largement les échanges mondiaux. Mais des monnaies concurrentes émergent, en Chine ou en Europe, sans oublier les cryptomonnaies. Va-t-on vers la fin de la suprématie du dollar ?

Le système monétaire international, dominé par le dollar, est l’objet de préoccupations croissantes. D’une part, de nouvelles puissances cherchent à s’affranchir du billet vert ; d’autre part, la prépondérance du dollar dans la facturation des échanges mondiaux et l’émission de dette dépasse largement la part des États-Unis dans l’économie et le commerce internationaux.

Les facteurs expliquant la prédominance du dollar sont bien connus : les États-Unis sont une grande économie ouverte au commerce et aux capitaux. Ils ont de vastes marchés financiers, constituent une superpuissance militaire et politique, et leurs universités produisent d’excellents diplômés et travaux de recherche, entre autres.

Depuis que le dollar a remplacé la livre sterling en tant que monnaie de réserve internationale après la Première Guerre mondiale, il n’a cessé de consolider son statut. Cette domination ne découle pas seulement du rôle international des États-Unis, mais aussi de l’absence d’alternatives suffisantes en titres publics de première qualité, que les investisseurs peuvent détenir comme actifs sûrs et que les banques centrales peuvent conserver sous forme de réserves de change.

Même lorsque des crises trouvent leur origine aux États-Unis, l’importance du dollar ne diminue pas. Au contraire, il attire des capitaux étrangers en quête de sécurité et répond, grâce aux accords de swap de devises, aux besoins des banques centrales des pays partenaires des États-Unis, qui parviennent ainsi à fournir des dollars à leurs systèmes bancaires.

Des défis considérables

Sur le plan international, la rivalité avec le dollar s’est intensifiée depuis les années 2000 en raison de plusieurs facteurs. Tout d’abord, en raison du renforcement de la structure institutionnelle de l’euro et de la volonté des autorités monétaires européennes de soutenir la monnaie unique par tous les moyens.

Ensuite, par le rôle grandissant du renminbi chinois, qui devient de plus en plus utilisé pour la facturation des échanges mondiaux. Cette évolution est encouragée par la création de mécanismes de swaps en renminbi et par l’augmentation du poids de la monnaie chinoise dans le panier des droits de tirage spéciaux (DTS) du FMI.

Un troisième élément est l’essor des monnaies numériques, qui pourrait inciter les agents économiques à réduire leur utilisation du dollar pour leurs réserves, ainsi que l’apparition de nouveaux systèmes de paiement, facilitant les échanges grâce à leurs faibles coûts de transaction.

Le prix de la puissance ?

À leur tour, les accords de swap entre banques centrales se multiplient, réduisant la dépendance au dollar américain dans les échanges financiers. À cela s’ajoute la recherche de rendements plus élevés par les banques centrales, qui allouent une part croissante de leurs investissements à des devises offrant des rendements plus intéressants que ceux libellés en dollar.

Un autre facteur est lié aux sanctions économiques imposées par les États-Unis à certains pays, ce qui pousse d’autres nations à diversifier leurs réserves loin du dollar, par crainte d’être elles aussi visées par des mesures similaires à l’avenir. Certains ont même proposé la création d’une monnaie des « pays du Sud global » en alternative au dollar (même si cette idée a peu de chances de succès en raison de l’hétérogénéité des contextes économiques, sociaux et politiques de ces pays).

Un sixième facteur découle de l’instabilité interne aux États-Unis et des débats récurrents sur le plafond de la dette publique, qui pourraient saper la confiance des investisseurs et gouvernements étrangers, les incitant à réduire leurs actifs en dollars. Enfin, l’augmentation des transactions de matières premières libellées dans d’autres monnaies que le dollar pourrait à son tour intensifier la concurrence avec la devise américaine.

Le paysage actuel

La part des réserves de change en dollar détenues par les banques centrales ne cesse de diminuer. À la fin des années 1990, le dollar comptait pour 71 % des réserves de change détenues par les banques centrales. Selon le FMI, au deuxième trimestre 2024, cette proportion a reculé à 58,2 %, suivi par l’euro (19,8 %). Pourtant, cette baisse de la part du dollar dans les réserves de change ne s’est faite que partiellement au profit du renminbi, avec seulement un quart de ce basculement allant vers la monnaie chinoise.

Une grande partie des réserves en dollars est investie dans des obligations d’État américaines, les investisseurs étrangers détenant environ un tiers des encours de titres du Trésor, contre près de la moitié il y a dix ans. Ce chiffre doit néanmoins être interprété avec prudence : en valeur, la baisse provient presque exclusivement de la diminution des encours détenus par la Chine, qui ont chuté de 548 milliards de dollars en 10 ans. Cette diminution a été contrebalancée par une hausse des placements d’autres pays, notamment le Royaume-Uni, qui a accru ses investissements de 573 milliards au cours de la même période.

Qui détient les billets de 100 dollars ?

Une autre façon de mesurer l’importance du dollar est d’examiner la détention des billets de banque. Les agents étrangers détiennent environ 50 % de la valeur des billets (monnaie papier) émis par la Réserve fédérale, avec 60 % des billets en circulation et 80 % des coupures de 100 dollars stockées hors des États-Unis.

L’influence du dollar est également visible à travers son rôle dans la facturation des échanges commerciaux à l’échelle internationale. Selon la Réserve fédérale, sur la période 1999-2019, le dollar était la monnaie de facturation de 96 % des factures dans les Amériques, de 74 % des factures dans la région Asie-Pacifique, et de 79 % des factures dans le reste du monde. La seule exception est l’Europe, où l’euro domine dans 66 % des cas.

Alors que les États-Unis ne représentent que 9 % du commerce mondial, le dollar demeure la monnaie la plus fréquemment utilisée pour les paiements transfrontaliers via le réseau Swift, avec une part supérieure à 45 %.

Le roi des échanges

Au niveau des banques internationales, environ 60 % des prêts et des dépôts à l’étranger sont libellés en dollars. De plus, 70 % des obligations émises en devises étrangères sont en dollar. Cette proportion est demeurée stable au cours de la dernière décennie.

Le dollar jouit également d’une part élevée dans les transactions de change. Selon la Banque des règlements internationaux (BRI), le dollar est impliqué dans environ 88 % des échanges de devises à travers le monde en avril 2022. Cette part est restée stable au cours des 20 dernières années.

Bien que le rôle du dollar soit en déclin relatif et que le système monétaire international évolue vers une multipolarité, il est très probable que le dollar maintiendra, au moins jusqu’en 2045, sa position dominante. Entre-temps, d’autres devises prendront une importance croissante, mais aucune ne remplacera le dollar, qui continuera à jouer un rôle majeur dans les échanges et la fixation des prix, ainsi que comme actif refuge.

À long terme, les choses pourraient évoluer. Le basculement vers un monde plus multipolaire sur le plan géopolitique, l’ascension de la Chine, la poursuite de l’intégration économique au sein de la zone euro, le renforcement des marchés financiers dans les pays du groupe BRICS, l’accroissement de l’endettement des États-Unis, ainsi que la montée en puissance des monnaies numériques, sont autant de facteurs qui pourraient réduire l’influence du dollar et fragiliser son statut actuel.The Conversation

Charbel Cordahi, Professeur de Finance & Economie, Grenoble École de Management (GEM)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Gulmurod Khalimov et Shamsud-din Jabbar : de l’armée au djihad

Gulmurod Khalimov et Shamsud-din Jabbar : de l’armée au djihad

par David GAÜZERE* – CF2R – NOTE D’ACTUALITÉ N°670 / janvier 2025

https://cf2r.org/actualite/gulmurod-khalimov-et-shamsud-din-jabbar-de-larmee-au-djihad/

*Docteur en géographie, président du Centre d’observation des sociétés d’Asie centrale (COSAC) et chercheur-associé Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R).

Personne n’a vu venir Khalimov ; Jabbar, non plus.

Une fois de plus, par simple hostilité chronique et aveugle, faute d’une coopération insuffisante en matière militaire et de renseignement, les mondes russophone et occidental n’ont pu empêcher le départ de hauts-gradés de leur armée nationale vers l’Organisation État islamique (OEI).

L’attentat terroriste du 1er janvier 2025 à La Nouvelle-Orléans[1], commis par Shamsud-Din Jabbar, un ancien sergent-chef de l’armée américaine, auparavant distingué pour sa bravoure dans le combat contre le terrorisme islamiste en Afghanistan, rappelle dix ans plus tard la défection du colonel tadjik Gulmurod Khalimov, ancien commandant des OMON[2] du Tadjikistan, auparavant lui aussi passé un bref instant en stage dans l’armée américaine, dans le cadre de la lutte anti-terroriste, puis par la société militaire privée (SMP) américaine Blackwater.

Khalimov et Jabbar se connaissaient-ils ? Nous ne pourrons jamais obtenir de réponse à cette question. Pourtant, issus de parties différentes du monde, Khalimov et Djabbar présentaient, outre l’adhésion à la cause djihadiste, de nombreuses similitudes dans leur parcours professionnel et leur processus de radicalisation.

Il serait désormais temps que les États visés par le terrorisme oublient un instant leurs divergences pour analyser les causes, les processus et les effets communs ayant conduit des militaires entrainés à passer au service du djihad (dont les deux protagonistes cités sont l’image éclatante), apportant leur expérience à la cause islamiste et menaçant nos sociétés. Une coopération militaire internationale sur cette question est un enjeu vital pour la préservation de l’ensemble de nos sociétés contre les actions terroristes, qu’il s’agisse d’actes individuels ou collectifs.

 

Gulmurod Khalimov

Gulmurod Khalimov est né dans la région de Varzob au centre du Tadjikistan en 1975. Pendant la guerre civile dans son pays, il a combattu aux côtés du Front populaire du Tadjikistan (forces armées du président Emomali Rakhmon) et a servi dans la garde présidentielle.

A partir de 1997, il rejoint la police anti-émeute du ministère de l’Intérieur en tant que soldat ordinaire. Il reçoit de nombreuses récompenses d’État, devient tireur d’élite, grimpe tous les échelons, est diplômé de l’Académie supérieure du ministère de l’Intérieur du Tadjikistan et atteint le grade de colonel. En 2003, il effectue un stage militaire en Russie, puis participe à des opérations contre des groupes d’opposition armés dans la vallée de Racht en 2009 et à Khorog en 2012.

En tant qu’officier des OMON, entre 2003 et 2014, Khalimov a participé à cinq cours de formation antiterroriste au Tadjikistan et aux États-Unis, organisés par le département d’État dans le cadre d’un programme d’aide à la lutte contre le terrorisme et à la sécurité diplomatique. Cette information a été rapportée par Khalimov lui-même dans une vidéo diffusée par l’OEI et confirmée par le département d’État américain.

Le 23 avril 2015, il a cessé de se présenter au travail. En mai 2015, une vidéo de Furat, la chaîne TV de l’OEI en Syrie, est apparue sur les réseaux sociaux avec un message en russe de Khalimov, qui déclarait s’être rangé du côté de l’OEI. Il a accusé les autorités tadjikes de dénigrer et d’opprimer les musulmans. Il a également appelé les travailleurs migrants en Russie à ne pas être « les esclaves des infidèles », mais à devenir « les esclaves d’Allah », à rejoindre le djihad et l’OEI. Khalimov a ensuite promis de retourner au Tadjikistan et d’y établir la charia. En juin 2015, une photo de Khalimov blessé, sur un lit, plâtré et avec un bandage sur la tête, est diffusée sur Internet.

Le Bureau du procureur général du Tadjikistan a ouvert une procédure pénale contre Khalimov en vertu de trois articles du Code pénal : trahison envers l’État (article 305), participation à une communauté criminelle (partie 2 de l’article 187) et participation illégale à des conflits armés dans d’autres États. (partie 2 de l’article 401). Les autorités de Douchanbé ont qualifié Khalimov de « traître qui a trahi sa patrie, ses enfants et son père », de malade mental après son départ pour l’OEI. Le communiqué du Bureau du procureur a déclaré qu’il avait trahi le serment de l’officier, « exploitait l’argent des clients dans une performance vidéo » et qu’il justifiait les crimes des terroristes se cachant derrière l’islam. Khalimov a nié être fou. À la demande de son frère, Saïdmurod Khalimov (fonctionnaire du ministère de la Justice avec rang de lieutenant-colonel) lui proposant de revenir et de comparaître devant la justice, Khalimov a répondu que si son frère s’opposait à lui et devenait un « infidèle », il lui couperait la tête.

Dans une vidéo diffusée par l’OEI, Khalimov a traité les Américains de « porcs », les accusant de détruire l’islam et déclarant qu’il s’était rendu trois fois aux États-Unis et avait vu des Américains entraîner leurs soldats « à tuer des musulmans ». Le département d’État américain s’est dit préoccupé par le fait que les compétences acquises par l’ancien officier des OMON pourraient être utilisées contre les États-Unis eux-mêmes[3].

En 2015, Khalimov a été sanctionné par le département d’État américain et en 2016 par le Conseil de sécurité de l’ONU. En août 2016, le département d’État américain a offert une récompense pouvant aller jusqu’à trois millions de dollars pour toute information permettant de le localiser.

En septembre 2016, Khalimov est devenu le chef militaire de l’OEI et « ministre » de la Guerre, en remplacement du Tchétchène Omar al-Chichani, précédemment tué.

Le 8 septembre 2017, le ministère russe de la Défense a annoncé que Khalimov était mort lors d’un raid des forces aériennes russes dans la région de Deïr ez-Zor dans l’est de la Syrie.

 

Shamsud-Din Jabbar

Le terroriste de La Nouvelle-Orléans, Shamsud-Din Jabbar (ou Shamud-Din Bahar Jabbar) est né le 26 octobre 1982, à Houston au Texas dans une famille afro-américaine, pratiquante baptiste assidue. Son père s’est ensuite converti à l’islam, changeant son nom de famille de Young en Jabbar et donnant également à certains de ses enfants des prénoms arabes. Pourtant, les membres de la famille ont continué à mener une vie essentiellement laïque et ceux restés chrétiens, dont sa mère, ont continué à fréquenter une église baptiste locale.

Shamsud-Din Jabbar a vécu une grande partie de son enfance à Beaumont dans l’est du Texas. Il a ensuite servi dans l’armée américaine entre 2007 et 2015 (puis dans la réserve jusqu’en 2020), où il était spécialiste des ressources humaines et des technologies de l’information. Il a été déployé en Afghanistan en 2009, où il a atteint le grade de sergent-chef, avant d’être libéré de sa mission avec les honneurs un an plus tard[4]. Il a ensuite fréquenté l’Université d’État de Géorgie de 2015 à 2017, avant de devenir en 2020 agent immobilier.

D’après les contacts en Afghanistan de l’expert russe Andreï Serenko, Jabbar aurait cependant effectué, après 2020, un ou plusieurs voyages « discrets » pour « suivre une formation dans deux camps de l’OEI-K, dans la province de Nangarhar, dans l’est de l’Afghanistan ». Là, il aurait fréquenté les centres de formation de l’OEI-K dans les districts d’Atchin et de Shinwar, « où seraient créés des groupes spéciaux pour former des terroristes censé mener ensuite des attaques terroristes ciblées sur le territoire des États-Unis ». Il ne serait pas le seul citoyen américain à y être passé, puisque « les formations dans le cadre de ce programme s’effectuent généralement en groupes de trois, cinq ou sept personnes. Les membres de chacun de ces groupes ne connaissent que leurs associés ; ils ne croisent pas les membres d’autres groupes. Cela permet de garantir un haut niveau de secret : l’échec d’un groupe n’affectera en rien les autres »[5].

Le drapeau djihadiste de l’OEI trouvé à l’arrière de son pick-up, monté à l’envers, montre que Jabbar ne connaissait toutefois pas l’arabe et que le processus de radicalisation, certes très avancé, était donc toujours en cours.

 

Les enseignements pour la communauté internationale

La comparaison de ces deux profils, différents de par leur origine et leur pedigree professionnel, est cependant intéressante à établir pour l’étude de deux points précis :

L’analyse de leur radicalisation rapide. Elle s’est produite en quelques mois et est similaire au processus de radicalisation de nombreux autres combattants djihadistes, y compris d’anciens militaires. Elle pose les mêmes questions partout dans le monde. Cette radicalisation est-elle initialement intervenue par Internet ou par des passages sur les terrains du djihad ? Pourquoi ces signaux n’ont pas été découverts par les armées nationales ? Comment détecter le plus en amont possible tout phénomène de takiia (dissimulation) dans les armées nationales ? Comment prémunir tout phénomène d’entrisme islamiste et protéger tout secteur sensible dans les armées sans tomber dans la discrimination religieuse vis-à-vis de l’islam ?

Le transfert des techniques et des secrets militaires des armées aux organisations djihadistes. En effet, contrairement à Al-Qaïda et à la plupart des filiales de l’OEI, continuant d’agir selon un schéma d’actions classiques reposant sur la guérilla, le rapt et la rançon, la garde prétorienne du « calife » Omar al-Baghdadi, constituée de combattants russophones, puis l’OEI-Khorasan (OEI-K), ont apporté une technicité opérationnelle et logistique avancée au djihadisme international, grâce à leur expérience acquise au sein de l’Armée rouge,

Ce transfert de compétence s’est d’abord fait au profit des mouvements djihadistes locaux, qui sont devenus après 2014 les filiales de l’OEI-K : en 1997, Djuma Namangani, ex-parachutiste ouzbek des troupes spéciales rejoint le Mouvement islamiste d’Ouzbékistan (MIO) ; il sera suivi en 2006, par l’ancien ministre tadjik des Situations d’urgence, le lieutenant-général Mirzo Ziioiev en 2006,

Puis, à partir de 2015, Khalimov rejoint l’OEIK ; en 2016, c’est au tour de l’Ouzbek kirghizstanais Soukhrob Baltabaev, alias Abou Rofik, fondateur de la SMP djihadiste Malhama Tactical. Ils seront imités par de hauts cadres locaux (provenant du Haut-Badakhchan tadjik) des OMON et du Commando Alpha du ministère de l’Intérieur du Tadjikistan…, tous passés du jour au lendemain avec armes, bagages, hommes et expérience militaire au service du djihad.

En raison de leurs compétences reconnues par l’OEI, ces combattants russophones se sont vu confier des postes et des missions spécifiques, notamment, à partir de 2014, la direction de l’armée de l’air de l’OEI en Syrie, après la prise de quatre appareils (Sukhoï et Mig) sur la base aérienne d’al-Tabka, près de Deïr Ez-Zor. Les combattants tadjiks ont par ailleurs créé, deux ans plus tard, Malhama Tactical, la première SMP offrant ses services – contre rémunération – de logistique, de formation et d’entraînement aux unités combattantes de l’OEI, puis aujourd’hui de l’OEI-K.

Les combattants tadjiks, réputés pour leur bravoure au combat, étaient alors directement rattachés à l’OEI-Central et non pas à l’OEI-K, qui existait pourtant déjà, assurant la garde prétorienne d’Al-Baghdadi[6]. La nomination de Khalimov comme « ministre » de la Guerre de l’OEI en 2016 a parachevé la domination des Tadjiks sur les structures militaires de l’organisation terroriste en Syrie. La chute de l’OEI à Baghuz, en Syrie, en mars 2019, a ensuite amené les combattants tadjiks les plus aguerris à s’installer au nord de l’Afghanistan et à agir depuis pour le compte exclusif de l’OEI-K et de ses filiales (Mouvement islamiste d’Ouzbékistan, Ansarullah, Djund al-Khalifat[7]…).

Quelques années plus tard, fin 2024, des unités combattantes du Parti islamiste du Turkestan (PIT) et d’Al-Tawhid wal-Djihad (plus communément appelé Djannat Ochiklari) restées près d’Idlib en Syrie, ont été les fers de lance de la prise de la ville d’Alep, puis de la chute du régime de Bachar al-Assad[8].

Plus inquiétant encore est le démantèlement partiel du SORM[9], dû à la privatisation de certaines de ses fonctions au Tadjikistan et au Kirghizstan. Il n’est en effet pas exclu que parmi les nouveaux sous-traitants chargés de ces missions, il y ait des hommes à la religiosité prononcée, qui pourraient communiquer à l’avenir des renseignements importants collectés par ces deux États – voire par d’autres – à l’OEI-K.

Si Shamsuddin Jabbar n’a probablement jamais rencontré Gulmurod Khalimov, il est certain que le colonel tadjik devenu djihadiste a représenté pour lui un exemple à imiter. Depuis la défaite de l’État islamique en Syrie en 2019, l’ancienne filiale Khorasan de l’OEI a hérité des attributs de son ancienne maison-mère – selon la volonté et le testament d’al-Baghdadi – et a déplacé vers le nord de l’Afghanistan le siège central de l’organisation en charge de rétablir le « califat mondial ».

Jabbar aurait-il rencontré durant ses formations afghanes d’anciens hauts-gradés militaires tadjiks (voire ouzbeks) passés au service de l’OEI-K et de ses filiales ? Aurait-il échangé avec eux sur les dernières innovations tactiques et technologiques des armées dela région ?

Toujours est-il que l’étude comparée des parcours de Khalimov et de Jabbar nous apprend qu’il est aujourd’hui malheureusement évident que les djihadistes, tirent parti depuis longtemps des dissensions entre les pays occidentaux et ceux se trouvant dans les sphères d’influences russe et chinoise. Leur incapacité à coopérer efficacement et à aplanir leurs divergences diplomatiques pour combattre la pieuvre djihadiste permettent aux partisans du djihad de garder une longueur d’avance sur les États.

Les similitudes entre les cas de Khalimov et de Jabbar posent enfin la question de la fuite de savoir-faire sensibles des armées nationales. Après avoir acquis des connaissances et des savoirs, les terroristes les utiliseront contre elles, tant pour améliorer les performances des forces djihadistes que pour contrer celles des États grâce à la connaissance de leur organisation, de leurs tactiques et de leurs méthodes. Face à la radicalisation islamiste qui se développe dans tous les pays, le devoir de chaque État est de trouver urgemment des solutions pour s’en prémunir et de développer une coopération multilatérale et dépassant les clivages nationaux et diplomatiques traditionnels.


[1] 14 personnes sont tuées et près de 36 blessées avant que le criminel ne soit abattu par la police.

[2] Police anti-émeute et antiterroriste.

[3] Le 30 août 2016, le sous-secrétaire d’État adjoint américain, Kurt Rice, a souligné que Gulmurod Khalimov représentait réellement un danger pour les États-Unis et le Tadjikistan. « Au cours des formations, il s’est familiarisé avec les méthodes de lutte contre le terrorisme et peut mettre en pratique les compétences acquises, mais contre nous », a-t-il déclaré aux journalistes tadjiks lors d’une conférence téléphonique depuis Washington (https://rus.ozodi.org/a/27954849.html).

[4] Il a reçu plusieurs décorations, dont la Global War on Terrorism Service Medal, récompensant les soldats ayant participé la « guerre contre le terrorisme » après les attentats du 11 septembre 2001.

[5] https://t.me/anserenko/7679. Les allégations de Serenko ont été confirmées par l’agence d’information ouzbèke Vesti.Uz(https://vesti.uz/diversanta-protiv-ssha-podgotovili-v-afganistane).

[6] Giustozzi Antonio, The Islamic State in Khorasan, Éd. Hurst, Londres, 2018, p. 143.

[7] La France, lourdement affectée par les attentats terroristes islamistes par le passé, n’est bien sûr pas épargnée par la menace du « djihadisme technicisé ». C’est justement le Djund al-Khalifat, organisation djihadiste kazakhstanaise, devenue depuis 2015 une filiale de l’OEI-K, qui avait « formé » en 2011-2012 Mohamed Merah, exactement de la même manière que celle décrite par Serenko pour la « formation » de Jabbar par l’OEI-K treize ans plus tard. Fin 2024, lors de la prise d’Alep, on a appris que des combattants du groupe d’Omar Diaby (Omsen), dont un djihadiste français opérant en Syrie au sein d’Al-Qaïda depuis 2012, s’étaient illustrés dans la prise de la ville aux côtés du PIT, dont ils ont su utiliser les techniques.

[8] Composé de djihadistes ouïghours, le PIT est passé en novembre 2024 sous la tutelle d’Ansarullah, la filiale tadjike de l’OEI-K ; la Djannat Ochiklari est formée de combattants ouzbeks kirghizstanais de la ville d’Och (Kirghizstan), restée fidèle à Al-Qaïda.

[9] Le « Système dédié aux activités d’enquêtes opérationnelles » (SAEO), plus connu sous son acronyme russe SORM, est le plus important des systèmes de surveillance de haute technologie. Il comprend de nombreux moyens techniques utilisés pour surveiller le trafic entrant et sortant et effectuer des recherches opérationnelles sur les réseaux radiophoniques, télégraphiques, téléphoniques et Internet. Ce système permet notamment de garder une trace des informations transmises et d’écouter les conversations téléphoniques. Certaines parties du SORM ont été privatisées et réparties entre onze agences privées, le plus souvent des opérateurs téléphoniques. Au Tadjikistan, les sites web gouvernementaux, très mal sécurisés, sont souvent la cible d’attaques (en janvier 2016, le site officiel du ministère de l’Éducation et des Sciences avait été piraté et la page de titre remplacée par les symboles et l’hymne du groupe djihadiste baloutche Djundullah).

Dispositif français en Afrique: comme si l’Elysée avait externalisé sa com’ africano-militaire

Dispositif français en Afrique: comme si l’Elysée avait externalisé sa com’ africano-militaire

Photo P. Chapleau

On se souvient qu’en février 2023, le président français Emmanuel Macron avait annoncé une prochaine « diminution visible » des effectifs militaires français en Afrique. Des effectifs déjà largement réduits par les décision du Mali, du Burkina Faso et du Niger de cesser leur coopération militaire avec la France.

Un an plus tard (voir mon post du 6 février 2024), on apprenait que Jean-Marie Bockel, éphémère ministre de la Coopération de l’ancien président Nicolas Sarkozy en 2007, était chargé d’une mission sur la reconfiguration du dispositif militaire français en Afrique.

Il était alors prévu qu’un rapport serait remis au Président à la mi-juillet 2024.

Las, on n’a rien vu venir. Juste entendu des bruits dont on s’est satisfait puisqu’ils confortaient dans la crainte de coupes très claires dans les moyens humains tricolores et les ambitions françaises en Afrique.

De clarifications chiffrées, aucune.

L’Elysée a donc fait l’économie d’une annonce présidentielle, d’une conférence de presse précédée d’un briefing, d’un débat parlementaire… La Présidence a tout bonnement attendu que les pouvoirs africains concernés par une présence effective de troupes françaises n’annoncent eux-mêmes l’ampleur des réductions et le calendrier. Bel exemple de sous-traitance (que même Jean-Marie Bockel n’avait pas vu venir) à peu de frais.

On attendait des chiffres pour le Tchad, le Sénégal, la Côte d’Ivoire et le Gabon; on les connait désormais pour les trois premiers pays:
– 0 au Tchad où le désengagement est en cours,
– 0 en Côte d’Ivoire où le président Alassane Ouattara a annoncé le 31 décembre qu’il avait « décidé du retrait coordonné et organisé des forces françaises »,
– et autant au Sénégal où, le 31 décembre également, le président Bassirou Diomaye Faye a annoncé « la fin de toutes les présences militaires de pays étrangers au Sénégal, dès 2025 », dans un discours à l’occasion du Nouvel an.

Pour le Gabon, on avance le chiffre d’une centaine de formateurs qui pourraient rester sur place, à l’Académie du camp de Gaulle où sont installées l’Ecole d’administration des forces de défense de Libreville (EAFDL) et l’Académie de protection de l’environnement et des ressources naturelles (APERN). Mais Paris n’est pas à l’abri que le redéploiement et la réorganisation des EFG (éléments français au Gabon) ne soient prolongés par un désaveu du régime local et une demande de départ.

Reste Djibouti, où s’est rendu le président de la République le 20 décembre. Paris y conserve une base militaire avec 1500 soldats, la plus importante et certainement la dernière de ces bases d’Afrique « pléthoriques, permanentes, qui nourrissaient des ambiguïtés », selon Emmanuel Macron qui n’a même pas eu à sonner le glas de la présence militaire française en Afrique. La messe était dite.