Une munition d’artillerie de 155 mm se compose généralement d’un obus, d’une fusée, d’un dispositif de mise à feu [ou étoupille] et d’au moins une charge modulaire [ou propulsive], leur nombre pouvant aller jusqu’à six en fonction de la distance à atteindre.
En juillet 2020, alors qu’il produisait 1000 obus de 155 mm par mois, le groupe Nexter passa une commande de 70’000 charges modulaires à Eurenco, dans le cadre d’un marché notifié au profit de l’armée de Terre. « Ce contrat permet de soutenir et de renforcer la capacité de production de la filière munitionnaire française au profit des armées, mais également d’améliorer la flexibilité du site d’Eurenco Bergerac », avait-il souligné à l’époque.
Seulement, les besoins en charges modulaires ont significativement augmenté depuis le début de la guerre en Ukraine, d’autant plus que la France s’est engagée à fournir 3000 obus par mois à l’armée ukrainienne. Et cela signifie qu’il faut également davantage de poudre propulsive…
D’où la subvention que la Commission européenne vient d’accorder à Nexter, dans le cadre du plan ASAP [Act in Support of Ammunition Production] qui, doté de 500 millions d’euros, doit permettre de porter la capacité européenne de production de munitions à 2 millions d’obus par an d’ici la fin de l’année 2025.
Ainsi, 41 millions d’euros viennent d’être débloqués pour augmenter la production de poudre explosive. Cette somme se partagera entre Nexter, le norvégien Nammo et le lituanien Valsts Aizsardzibas Korporacija.
« Les travaux initiés par Nexter [ou KNDS France] pour adapter l’outil industriel à une posture d’économie de guerre passent notamment par la réduction des goulets d’étranglement et des dépendances stratégiques. À ce titre, la poudre propulsive est un composant nécessaire à la fabrication des charges modulaires, qui font partie du ‘coup complet’ d’un obus d’artillerie de 155 mm », a commencé par rappeler l’industriel français, via un communiqué diffusé le 19 mars.
«La subvention européenne du plan ASAP permettra ainsi à Nexter, et sa filiale munitionnaire italienne SIMMEL DIFESA, en coopération avec ses partenaires, d’accroitre ses capacités de production de poudre propulsive. Cette capacité vient en complément de celle d’autres acteurs industriels, réduisant de fait les chemins critiques d’approvisionnement », a-t-il ensuite expliqué.
Cette subvention de la Commission européenne permettra ainsi à Nexter de porter la capacité de production annuelle de charges modulaires de 50’000 à 400’000 d’ici trois ans. Elle permettra « d’ancrer le soutien aux forces armées ukrainiennes dans la durée », a commenté l’industriel, avant de rappeler qu’il a « déjà multiplié par deux sa capacité de production de munitions d’artillerie, et par trois celle de CAESAr » [Camion équipé d’un système d’artillerie].
Plus de 18 mois se sont écoulés depuis le lancement par le président de la République du chantier d’ « économie de guerre ». Le processus demande de la patience et reste semé d’embûches, mais les premières actions entreprises permettent déjà de « produire plus, plus vite et moins cher » en plusieurs endroits.
« Ce n’est pas le tout d’avoir un objet ou un équipement qui compte, encore faut-il l’avoir dans des délais raisonnables, dans des prix raisonnables et évidemment, dans des contingences techniques qui sont aussi raisonnables», résumait le ministre des Armées Sébastien Lecornu, jeudi dernier lors d’un déplacement en région toulousaine auprès du droniste Delair. Cette équation, c’est celle que tente de résoudre la Direction générale de l’armement depuis une vingtaine de mois.
« Mes équipes et celles de mes collègues ne chôment pas », expliquait l’ingénieur général de l’armement Alexandre Lahousse, en marge du déplacement ministériel. Passé le sempiternel débat sur ce qu’est, doit être ou devrait être une économie de guerre, force est de constater le changement de cap instauré après le discours présidentiel du 13 juin 2022 au salon de défense parisien Eurosatory.
DGA et industriels progressent de concert autour de cinq piliers : donner de la visibilité, simplifier, sécuriser les chaînes d’approvisionnement, recruter et garantir le financement, « parce qu’il faut de l’argent pour faire tourner toute cette belle mécanique », rappelle celui qui à la fois à la tête du service des affaires industrielles et de l’intelligence économique (S2IE) et chef d’orchestre du dispositif d’adaptation de la filière au sein de la DGA.
Ce chantier « global » et « tentaculaire » nécessite de progresser simultanément sur chaque axe pour conserver l’équilibre et éviter de gripper ladite mécanique, pointe le représentant d’une DGA qui, elle aussi, se transforme et dont la réorganisation vient d’être publiée au Journal officiel. Et si certaines entreprises ont encore du mal à décoller, reconnaissait le ministre des Armées, la démarche produit de premiers résultats encourageants. Tour d’horizon tout sauf exhaustif et perspectives pour les mois à venir.
« Faire autrement »
« La première visibilité que l’on donne à nos industries, à nos filières c’est la LPM [loi de programmation militaire] », rappelle l’IGA Lahousse. Dotée de 413,3 Md€ entre 2024 et 2030, cette LPM « de transformation et de cohérence » prévoit 16 Md€ pour consolider les stocks de munitions, 5 Md€ pour poursuivre la dronisation des armées ou encore 5 Md€ pour muscler la défense surface-air. « Cela donne une certaine vision du budget susceptible d’être capté pour les industriels, qui peut leur donner envie d’investir dans leur outil industriel ».
L’enveloppe a permis d’anticiper quelques opérations dès l’an dernier, pour la plupart relevant du top 12 des matériels critiques établi au lancement des travaux. Ce sont les 109 CAESAR Mk II commandés auprès de Nexter, les 329 missiles MISTRAL, 1300 missiles MMP et plus de 300 missiles Aster commandés auprès de MBDA. S’y ajoutent « plusieurs dizaines de milliers de munitions commandées en deux lots courant 2023 ». L’ensemble relève de commandes globales matérialisant la visibilité demandée par les industriels et nécessaire pour muscler la production et réduire les délais. Combinée aux investissements sur fonds propres, la logique vient soutenir Nexter dans son objectif de production de huit CAESAR par mois au tournant de 2024-2025, soit le quadruplement de la cadence et la division par deux du cycle en l’espace de deux ans.
« Le logiciel a un peu changé », constate l’IGA Lahousse. L’accélération est ainsi palpable grâce aux premiers engagements réalisés en activant un nouveau mécanisme d’acquisition réactive. Un levier activé avec Delair, bénéficiaire d’une commande de 150 drones UX11 et DT26 produits et livrés en quelques mois à l’Ukraine, mais aussi avec MBDA, chargé de fournir deux systèmes de défense sol-air VL MICA. Acquis l’an dernier sur étagère, ils permettront d’entamer le remplacement des systèmes CROTAL NG de l’armée de l’Air et de l’Espace.
Exit certains processus chronophages, il s’agit maintenant de réagir à un besoin urgent en misant sur l’existant, à l’instar de ce drone intercepteur de drones RapidEagle que la DGA est parvenue à contractualiser en quatre mois avec Thales en vue d’une participation à la sécurisation des Jeux olympiques et paralympiques de Paris. Toujours dans la lutte anti-drones mais adaptée au domaine naval, la Marine nationale installe des boules optroniques de la gamme PASEO de Safran sur ses frégates multi-missions (FREMM), retour d’expérience des attaques perpétrées en Mer Rouge. « Un prototypage a été réalisé en décembre sur une des frégates présentes sur place. La DGA a placé un contrat en février pour étendre l’idée et équiper les autres frégates », explique le chef du S2IE.
L’ingénierie des contrats évolue, bientôt illustrée par la commande annoncée de 2000 munitions téléopérées pour des livraisons réparties sur 2024 et 2025. Entre autres nouveautés, ce futur contrat comprendra autant une date ferme de livraison qu’une prime à l’avance. Livrer jusqu’à six mois avant la date butoir se traduira dès lors par l’octroi d’un bonus. « Importante », la prime le sera aussi dans l’attribution des tranches. : « au plus vous allez vite, au plus vous aurez de quantités ».
La commande de MMP actée en novembre dernier voyait aussi l’inclusion d’un nouveau mécanisme d’accélération, une clause qui autorise le donneur d’ordre à demander une hausse de la cadence de production atteignant jusqu’à 50% sans modifier le contrat. De quoi inciter à constituer des stocks d’approvisionnements longs dès l’attribution du marché « parce qu’ils ont la certitude de pouvoir les écouler vu que nous les achetons ». Idem pour le missile Aster, objet d’une « Tiger Team Aster » oeuvrant elle aussi à contracter les délais de production. Sujet sensible car relevant d’une coopération franco-italienne, l’objectif de réduction du cycle n’est pas encore pleinement défini pour ce segment.
Les opérations intègrent par ailleurs une prise en compte croissante de l’analyse de la valeur, un compromis sur le cahier des charges qui garantit en échange une réduction des cycles et des coûts. Elle s’est avérée centrale pour un marché passé en décembre dernier pour 103 véhicules sanitaires. Plutôt que de concevoir un véhicule spécifique – méthode parfois longue et onéreuse -, l’analyse conduite avec les armées « a permis de réduire le besoin à la modification d’un véhicule existant. (…) Cela permet de réduire les délais d’acquisition de plus d’un an. Les coûts d’acquisition vont être divisés par deux, le soutien également ». Autre réussite de la force d’acquisition réactive mise sur pied par la DGA, ce marché se matérialisera par de premières livraisons dès cette année.
Également appliqué pour l’acquisition des systèmes VL MICA, le principe sera étendu cette année à d’autres domaines, dont le futur bateau de guerre des mines de la Marine nationale, plusieurs drones et le futur Serval de lutte anti-drones.
L’ingéniosité interne, enfin, est mise à profit. « Nous avons des ingénieurs, nous nous en servons », souligne l’IGA Lahousse. En témoigne ce projet conduit avec EURENCO et Nexter et trouvant un écho particulier au vu du contexte : le recyclage de charges propulsives utilisées sur les canons de 155 mm AUF1 et TRF1, d’anciens modèles retirés du service ou en passe de l’être. Une fois récupérée, la poudre est recyclée puis réutilisées dans les charges destinées aux canons CAESAR. « Assez important », le stock disponible a déjà permis de livrer plus de 10 000 charges modulaires – l’équivalent de plus de 1500 coups complets – à l’armée de Terre.
Relocaliser, sécuriser, embaucher
La France cherche par ailleurs à réduire ses dépendances pour renforcer sa souveraineté et planche pour cela sur la réinstallation de certaines productions critiques pour les armées françaises sur son territoire. Emblématique et soutenue par le ministère, la relocalisation par EURENCO d’une ligne de production de poudre propulsive sur son site de Bergerac prendra prochainement corps avec la pose de la première pierre, jalon symbolique préfigurant une mise en route courant 2025.
Autre exemple avec Selectarc, retenu par Naval Group pour concevoir le futur sous-marin nucléaire lanceur d’engin de 3ème génération (SNLE 3G). Un projet soutenu par la DGA, qui relocalisera la production de baguettes de soudure au sein de l’entreprise de Belfort afin de supprimer une dépendance. L’unité de production sera opérationnelle pour la fin 2025.
D’autres projets sont sur la table de la DGA, qui envisage « des annonces à court terme » sur plus d’une dizaine de relocalisations dans les domaines de l’impression 3D, de l’énergie, des matériaux. Quand les dossiers EURENCO et Selectarc ont été financés par le ministère car relevant exclusivement du domaine défense, les autres sont des projets duaux co-montés avec le ministère de l’Économie dans le cadre du dispositif d’appui « France 2030 ».
Accélérer et sécuriser imposait de détecter et d’éliminer les fameux goulets d’étranglement, ces écueils susceptibles de grever un cycle de production. L’analyse conduite en 2023 parmi toutes les filières prioritaires liées « aux urgences du moment » aura permis de recenser 200 maillons faibles. Seuls 50 subsistent aujourd’hui. Entre réorganisation et gain de visibilité, les plus simples ont été traités en premier. Pour le reste, des moyens de remédiation plus importants sont « en train d’être mis en place » pour corriger ce qui peut relever d’une carence en machines ou en main d’oeuvre. Diagnostiquer est une chose, réparer parmi les 4000 acteurs de la BITD en est une autre et la DGA a donc mis en place plusieurs outils spécifiques. Elle a créé en 2023 un accélérateur opéré par Bpi France, chargé de mettre à disposition des capacités de conseil et d’ingénierie pour aider les PME à réorganiser leur production pour mieux accélérer.
La LPM tout juste engagée a mis en place des outils législatifs pour lesquels les décrets d’application sont en cours de révision au Conseil d’État. Ces textes participeront à leur tour à l’accélération en cadrant la priorisation des ressources, donc permettre à la production de défense de doubler celle destinée au monde civil dans la file d’attente d’un sous-traitant. Ils permettront aussi d’obliger certains industriels à monter des stocks de précaution. « Le ministre pourra prendre un arrêté qui obligera à garantir un stock de production suffisamment épais, non pas un stock mort mais un stock utilisé et recomplété pour avoir la garantie d’être en capacité d’accélérer », indique Alexandre Lahousse.
La remontée en puissance de la filière implique, enfin, de mettre des gens derrière les machines. Or, et cela n’a rien d’une surprise, la BITD peinait déjà à recruter avant juin 2022. Fraiseurs, soudeurs et autres compétences critiques sont en pénurie, celle-ci venant handicaper la remontée en cadence. Entre autres efforts, la DGA conduira fin mars un premier salon de l’emploi virtuel centré sur la BITD. Un événement mis en place avec France Travail et qui rassemblera une petite centaine de recruteurs pour répondre aux problématiques de recrutements urgents touchant principalement les PME. Durant deux semaines, recruteurs et candidats pourront se retrouver dans des salles d’entretien virtuelles ouvertes dans toutes les régions de France. La démarche s’accompagne de la montée en puissance de la réserve industrielle, qui devrait compter plusieurs centaines de membres d’ici 2025.
L’ÉDITO DE NICOLAS BAVEREZ. Le basculement vers l’économie de guerre, effectif en Russie, reste virtuel en France. Il est urgent de réinvestir dans notre défense.
La conférence de Munich sur la sécurité s’est tenue le week-end dernier dans un contexte inédit. Le monde n’a jamais connu autant de conflits armés entre États depuis 1945 et une nouvelle course aux armements est engagée avec des dépenses militaires mondiales qui ont bondi de 9 % en 2023 pour atteindre 2 200 milliards de dollars. La guerre est de retour en Europe comme au Moyen-Orient, sur fond de confrontation entre les empires autoritaires, qui dirigent désormais les trois quarts de l’humanité, et les démocraties.
La menace existentielle que la Russie fait peser sur l’Europe ne cesse de se renforcer après la chute d’Avdiivka qui souligne le déséquilibre entre Kiev et Moscou en termes d’hommes et de munitions, mais aussi avec la pression sur les pays Baltes – illustrée par l’avis de recherche lancé contre Kaja Kallas –, le déploiement d’armes atomiques dans l’espace ou l’assassinat d’État d’Alexeï Navalny, qui illustre la violence sans limites de la dictature de Vladimir Poutine. Simultanément, Donald Trump est venu au soutien de la Russie en remettant en cause l’article 5 du traité de l’Otan à la veille de son 75e anniversaire et en donnant un blanc-seing à Moscou pour agresser l’Europe, ruinant la garantie de sécurité des États-Unis.
Sidérés et tétanisés par l’invasion de l’Ukraine, les Européens ont réagi et rompu avec les illusions entretenues autour de la paix perpétuelle et de la neutralisation des tyrannies du XXIe siècle par le commerce pour engager un tardif réarmement. En 2024, 18 des 31 alliés des États-Unis au sein de l’Otan rempliront l’objectif d’un effort de défense à 2 % du PIB et leurs dépenses cumulées atteindront 380 milliards de dollars. Le Royaume-Uni a porté son budget militaire à 50 milliards de livres, dont 7,5 milliards pour reconstituer les stocks de matériels et de munitions. L’Allemagne respectera le seuil de 2 % du PIB en 2024 avec un budget de 72 milliards d’euros grâce à l’abondement du fonds spécial de 100 milliards d’euros. L’Union européenne fait désormais du réarmement une priorité et entend produire plus d’un million d’obus à partir de 2025.
Le paradoxe français
Le paradoxe veut que la France, qui a conservé une armée opérationnelle, s’est enfermée dans le déni du durcissement du contexte stratégique. Elle se refuse à engager un véritable réarmement et à adapter son armée au combat de haute intensité en Europe. Et ce au risque de rééditer la tragique erreur des années 1930, qui vit notre pays sous-estimer la menace des totalitarismes, s’en remettre à la fausse protection de la ligne Maginot et se couper de ses alliés européens – Pologne en tête – auxquels elle avait donné une fausse garantie de sécurité.
L’écart se creuse dangereusement entre les mots et les faits. Alors que les responsables politiques français se vantent de posséder l’armée la plus complète et la plus performante d’Europe, notre effort de défense restera limité à 1,9 % du PIB en 2024, en dessous de la norme de l’Otan. Alors qu’Emmanuel Macron se veut le champion de l’autonomie stratégique de l’Europe, la France se situe au dernier rang pour l’aide militaire à l’Ukraine avec un effort limité à 570 millions d’euros, contre 17,7 milliards pour l’Allemagne et 9,1 pour le Royaume-Uni – avant l’accord bilatéral du 16 février portant sur 3 milliards d’euros de soutien supplémentaire.
Erreur stratégique majeure
Surtout, la loi de programmation militaire (LPM), qui prévoit de mobiliser 413 milliards d’euros d’ici à 2030, repose sur une erreur stratégique majeure. La modernisation de la dissuasion nucléaire à hauteur de 7 milliards d’euros par an, à travers le lancement d’une troisième génération de sous-marins et la rénovation des missiles M51.3 et ASMP, est salutaire. Mais elle s’accompagne du maintien d’un modèle d’armée conventionnelle de corps expéditionnaire qui fait l’impasse sur la défense de l’Europe – et ce au moment où notre pays est expulsé d’Afrique !
En guise de réarmement, le cœur des forces est profondément affaibli. La cible des véhicules blindés Griffon, Jaguar et Serval est réduite de 30 % ; le nombre des chars Leclerc rénovés est abaissé de 200 à 160 (alors que la Russie en a perdu 2 900 en Ukraine) ; les Rafale de l’armée de l’air sont ramenés de 185 à 137 et les A 400 M de 50 à 35 ; la flotte des frégates est limitée à 15, ce qui est notoirement insuffisant. Les armées françaises ne disposeront pas de drones et de la capacité de les opérer en essaim avant 2030, alors que ces engins se sont montrés décisifs dans tous les conflits récents.
En matière de défense, la France parle quand l’Allemagne agit
Le basculement vers l’économie de guerre, effectif en Russie, reste virtuel en France, comme le montre la pénurie de munitions. La capacité de production d’obus de 155 millimètres (mm) reste limitée à 2 500 par mois faute de commandes de l’État, quand les armées ukrainienne et russe en tirent 5 000 et 15 000 par jour. À l’inverse, en Allemagne, Rheinmetall a quadruplé en deux ans sa production de 60 000 à 240 000 obus de 120 mm pour les chars Leopard 2 et porté à 500 000 celle des obus de 35 mm. Désormais, en matière de défense, la France parle quand l’Allemagne agit.
Au total, la LPM souligne les incohérences de la stratégie française. Le choix de tout miser sur le nucléaire en renonçant à adapter l’armée au combat de haute intensité fragilise la mise en œuvre de la dissuasion, qui, faute d’articulation avec les forces conventionnelles, se transforme en nouvelle ligne Maginot. La couverture d’un spectre immense, des grands fonds marins à l’espace en passant par l’Indo-Pacifique, fait l’impasse sur la sécurité de l’Europe, décrédibilisant le principe de son autonomie stratégique auprès de nos partenaires.
Se doter enfin d’une loi de réarmement
La France doit donc engager le débat qui a été éludé lors de la LPM pour la transformer en loi de réarmement, associant modernisation de la dissuasion et conversion de l’armée conventionnelle à la guerre de haute intensité. Cela implique de retrouver de la masse et de la profondeur, de réinvestir dans les blindés, l’artillerie, l’aviation et les bâtiments de combat, d’engager des programmes d’urgence pour combler le retard accumulé dans les drones et pour reconstituer les stocks de rechange et de munitions.
Pour cela, il faut faire des choix. Sur le plan national, en coupant dans les transferts sociaux pour réarmer. Sur le plan européen, en réorientant vers la défense les fonds du plan de relance de 750 milliards d’euros qui n’ont été consommés qu’à hauteur de 25 % et en plaçant l’industrie de défense en dehors du champ des normes ESG, du devoir de vigilance ou de la taxonomie qui, sous l’influence d’ONG allemandes financées par le Kremlin, entend interdire leur financement en les assimilant à la pornographie. Face à la menace existentielle des empires autoritaires, cessons d’appliquer de manière inconsidérée le terme de réarmement à la démographie, à l’économie, à la santé ou à l’éducation. Réservons-le à la défense, mais faisons-le !
La France se prépare à avoir un jour dans sa marine des drones sous-marins de combat. Un démonstrateur va être construit par Naval Group.
Après l’espace aérien, les drones envahissent de plus en plus les fonds marins. La France, avec son immense domaine maritime, entend en être. Six mois après avoir lancé des études sur l’utilisation des drones sous-marins, décision a été prise de construire un démonstrateur de drone sous-marin de combat sans équipage.
La nouvelle a été annoncée le 30 janvier 2024 par la direction générale de l’Armement, dont la mission est de préparer les futurs systèmes de défense de la France. L’engin, appelé dans le jargon un UCUV (Unmanned Combat Underwater Vehicle), sera construit par Naval Group, l’un des géants de la construction navale dans le monde.
Une capacité de traitement propre et une autonomie décisionnelle
L’UCUV français appartiendra plus précisément à la classe des XL-UUV, soit la catégorie des drones sous-marins de combat sans équipage et de grandes dimensions. Il est précisé dans l’annonce de la DGA que l’engin atteindra à terme les 10 mètres de long pour une masse globale dépassant les 10 tonnes.
Ce drone de combat devra afficher une « longue endurance », disposer de « capacités de traitement autonomes », grâce à la présence de capteurs, et assumer une certaine « autonomie décisionnelle ». Son armement éventuel n’est pas mentionné. Sa vocation militaire ouvre toutefois la possibilité de lui octroyer des armes.
L’autonomie décisionnelle sera partielle, avec le souci d’avoir toujours un humain dans la boucle. Le cerveau embarqué des drones restera sous la supervision des marins pour planifier et réaliser des missions. En somme, la France doit suivre la doctrine déjà observée avec les drones aériens : les engins agissent sous l’œil et sous la décision d’un opérateur.
Un nouveau champ de conflictualité : le fond des mers
Ce développement reflète la volonté des puissances d’investir un nouveau milieu, les fonds marins, déjà en partie occupés par les sous-marins. Ces dernières années, l’état-major et le gouvernement insistent sur la nécessité de se déployer dans ces nouveaux champs de conflictualité : cyber, espace, informationnel et le fond des océans.
Pour les États ayant un accès à la mer, cela devient un enjeu stratégique, pour protéger les approches maritimes d’un pays, ou sécuriser les abords d’une force navale déployée. Ces drones, de petite taille et pensés pour être très discrets, peuvent aussi servir à des actions offensives, ou bien faire du renseignement et de la surveillance.
Naval Group, qui équipe depuis longtemps la Marine nationale, travaille depuis 2016 sur des drones sous-marins, lui permettant d’accumuler déjà de l’expérience et de l’expertise dans ce secteur. Des développements sur fonds propres qui devraient ensuite se concrétiser avec la signature de contrats avec l’armée française.
Le nouveau modèle se voit doté d’une cabine blindée, d’une motorisation plus puissante, de nouveaux logiciels de conduite de tir et l’intégration du Caesar dans le programme Scorpion de l’armée de Terre.
Le ministère français des Armées a annoncé jeudi avoir passé commande de 109 canons automoteurs Caesar de nouvelle génération à Nexter, filiale du groupe franco-allemand KNSD, afin d’avoir une «meilleure capacité d’appui-feu longue portée mobile». La commande de ces camions porteurs d’un canon de 155 mm, capable de tirer six obus à 40 kilomètres en moins d’une minute, s’élève à «environ 350 millions d’euros» et a été notifiée le 30 décembre, selon un communiqué du ministère. La première livraison est prévue «à l’horizon 2026».
Le développement du Caesar Mark II avait été lancé en février 2022 par le Premier ministre Jean Castex pour 600 millions d’euros. Les développements portent sur l’ajout d’une cabine blindée, une motorisation plus puissante, de nouveaux logiciels de conduite de tir et l’intégration du Caesar dans le programme Scorpion de l’armée de Terre permettant aux véhicules de communiquer entre eux.
18 Caesar pour Kiev
Paris, qui est équipé depuis 2008 de Caesar, vise un parc de 109 de ces canons en 2030. La France en disposait de 76 exemplaires avant 2022 et en a cédé 18 à l’Ukraine pour la soutenir face à l’invasion russe. Outre l’Ukraine, ce matériel s’avère un succès à l’exportation. Il a été vendu à 336 exemplaires à l’Arabie saoudite, à la République tchèque, à l’Indonésie, au Maroc, au Danemark (19 canons depuis cédés à Kiev), à la Lituanie et à la Belgique.
Face à la demande de ce canon, Nexter est parvenu à ramener à 15 mois la durée de production, moitié moins qu’avant l’invasion russe de l’Ukraine, et a porté sa capacité de production de deux à six canons par mois. Le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, a par ailleurs annoncé le 18 janvier que Kiev avait commandé six Caesar supplémentaires et que la France en financerait 12 de plus en 2024 pour le compte de Kiev pour 50 millions d’euros.
Principale initiative de conception des équipements du combattant débarqué de demain, CENTURION est parvenu l’an dernier à mi-parcours. L’occasion d’un bilan à la fois synonyme de réorientations et préambule au lancement d’une nouvelle vague de projets.
2023, année charnière
CENTURION, c’est ce projet de technologies de défense (PTD) engagé fin 2019 par la Direction générale de l’armement (DGA). Notifié sous la forme d’un accord-cadre de sept ans au duo Thales-Safran, il conserve depuis lors pour objectif central de progresser sur les futurs équipements du combattant débarqué en soutenant des acteurs innovants, en accélérant la montée en maturité des idées les plus prometteuses et en tirant profit des boucles courtes d’exploration, de développement et d’expérimentation.
Trois marchés étatiques et une vingtaine de projets plus tard, le PTD CENTURION a désormais parcouru la moitié du chemin. Un moment charnière idéal pour établir un premier bilan, apprenait-on lors du dernier Forum Innovation Défense (FID) organisé en novembre à Paris. Conduit à la mi-2023, ce bilan intermédiaire conduit par la DGA et l’état-major de l’armée de Terre (EMAT) aura permis de statuer sur les orientations stratégiques et de redéfinir les grands axes d’investigation.
Si les finalités de stimulation de l’innovation et de maturation des technologies sont maintenues, certains enjeux se voient sans doute renforcés par les retours d’expérience des conflits en cours. Ce sont l’optimisation de l’endurance, donc la résistance et le maintien des performances tout au long des phases opérationnelles, mais également l’autonomie tant en énergie qu’en terme de logistique, la résilience, la protection passive et la vélocité du combattant.
De ces réorientations découle un nouvel ordre de priorités parmi les neufs thématiques initiales. Ainsi, l’armée de Terre a souhaité refocaliser les efforts sur les questions de survivabilité, d’énergie, de mobilité et de positionnement. Quatre thématiques de premier plan à prendre en compte lors des prochains marchés, mais qui n’empêchent pas de maintenir la veille sur le reste. Deux thématiques, que sont la connectivité et le soutien, conservent toute l’attention des militaires. Quant aux problématiques d’entraînement, d’agression et d’observation, celles-ci sont désormais à la marge.
CENTURION se révèle être un laboratoire idéal pour l’engagement d’une autre réflexion, cette fois d’ordre méthodologique. Quand la progression d’une idée est encore évaluée à l’aune des jalons « TRL » de l’échelle de maturité technologique, d’autres proposent une prise en compte des notions analogues d’ « human readiness level », de « system readiness level », ou encore de « manufacturing readiness level » dans le cycle de développement. Loin de la cosmétique, cette volonté aujourd’hui au stade de l’étude vise à inclure des mesures périphériques pour caractériser des équipements qui ne seraient pas que « techno-centrés » mais aussi définis selon d’autres paramètres, notamment anthropocentrés comme les charges cognitive et physique.
Culs-de-sac et perspectives
La fin de l’année 2023 coïncidait par ailleurs avec l’achèvement des 13 projets du premier marché subséquent (MSM 1) notifié fin 2020 et d’une partie de la deuxième vague (MSM 2), contractualisée un an plus tard. Plusieurs d’entre eux sont parvenus au stade du démonstrateur. Tous se trouvent à la croisée des chemins, entre fin du voyage, poursuite éventuelle de l’aventure sous un autre angle ou futur passage à l’échelle.
Lancé en décembre 2020 par la jeune pousse provençale NAWA Technologies, le développement de fibres à base de nano-tubes de carbone (NTC) devait en théorie aboutir sur un premier cas d’emploi dans le transfert d’électricité. Gênant pour le fantassin, le câblage aurait été directement intégré dans le tissu. Las, la combinaison de la crise sanitaire, de moyens d’essais mobilisés tardivement et d’un échantillon n’ayant pas généré les effets attendus aura abouti à l’arrêt du projet.
D’autres n’ont pas donné satisfaction aux forces, souvent impliquées dans les processus d’expérimentation. C’est le cas du bouchon d’oreille intelligent SENTI-BANG conçu par Cotral Lab, lui-même accompagné par l’Institut franco-allemand de recherches de Saint-Louis (ISL). La porte est-elle pour autant définitivement close ? « Pas nécessairement », nous indique-t-on. Non seulement le besoin opérationnel peut parfois être affiné, mais son usage peut-être réorienté vers d’autres acteurs étatiques.
Pour d’autres, CENTURION n’est peut-être qu’un début. L’un d’entre eux est d’ores et déjà pressenti pour une industrialisation. Il s’agit du casque TAP F3+ imaginé par MSA, version allégée de 25% mais à iso performance balistique et surface de couverture du modèle en dotation dans l’armée de Terre. Le secret ? Une bascule de l’aramide au polyéthylène et la mise au point de nouveaux procédés de mise en forme et de fabrication. Son passage à l’échelle est à l’étude, une phase délicate car non définie dans CENTURION. La suite demande donc une réflexion et un passage de flambeau vers les potentiels donneurs d’ordre, que sont essentiellement le Service du commissariat des Armées (SCA) et son Centre interarmées du soutien équipements commissariat (CIEC).
Autre exemple de pari réussi, la structure de portage X-Os Neo doit faciliter le transport d’armements collectifs tels que la mitrailleuse MAG 58 et le missile Akeron MP. Une innovation proposée par le bureau d’études Geopack Industries et améliorée itérativement avec l’aide de plusieurs régiments. Elle aussi se trouve maintenant aux portes de l’industrialisation.
Une quatrième vague
Loin de ralentir, CENTURION se poursuivra avec un quatrième marché subséquent. Huit nouveaux projets seront ainsi mis les rails prochainement. Quant aux thématiques, enjeux et acteurs retenus, motus et bouche cousue. Ou presque. De nouvelles voies seront ainsi explorées dans les champs de l’énergie, en pariant sur des batteries de nouvelle génération ou sur un textile fonctionnalisé et la distribution d’énergie via les bandes molles du gilet du fantassin. D’autres projets traiteront d’observation par l’injection d’intelligence artificielle dans l’optronique portable et de connectivité en lien avec le pilotage de drones, deux preuves que la veille parmi les thématiques non prioritaires fonctionne.
Exemple d’effort pérennisé et de partenariat fidélisé, l’un des projets à venir s’inscrirait dans la continuité de X-Os Neo. Geopack se retrouverait à nouveau mobilisé, cette fois dans la conception d’une structure modulaire balistique combinant sa solution de portage et la protection balistique. D’autres sujets arrivés à terme s’avèrent suffisamment prometteurs que pour potentiellement réintégrer la boucle CENTURION lors d’un prochain marché subséquent. Dans un tout autre domaine, le gant LEGION, engagé dès novembre 2021, devait permettre de faire du commandement aux gestes « sans être vu » pour simplifier et rendre plus discrète la communication entre combattants. Un cas d’usage auquel pourrait venir s’ajouter celui du pilotage de drone à l’occasion d’un potentiel projet « LEGION 2 ».
Idem pour CALAMAR, issu du marché MSM 1. Cet effort visait à concevoir des molécules photochromatiques négatives ayant la propriété de changer de couleur en réaction à l’intensité lumineuse. Conduit avec un laboratoire de l’ENS Paris-Saclay, ce camouflage intelligent pour l’instant à très bas TRL est parvenu au stade de la caractérisation des propriétés de la molécule. Il pose néanmoins la question de la conservation des propriétés physico-chimiques de la molécule une fois celle-ci intégrée sur un tissu et employée dans des environnements souvent « corrosifs ». Une solution existe peut-être, l’écosystème CENTURION ayant fait surgir l’idée d’encapsulation des pigments au travers d’une société qui pourrait associée lors d’un possible CALAMAR 2.
À quoi bon continuer à gonfler une facture estimée à une quinzaine de millions d’euros depuis le lancement du PTD, diront ceux concentrés sur les quelques semi-échecs mentionnés plus haut. Il n’y a ni erreur, ni succès sans tentative. Et c’est là l’intérêt de CENTURION que de permettre de défricher plusieurs voies en parallèle sans certitude que celles-ci mèneront systématiquement quelque part. Une prise de risque à coûts maîtrisés, assumée dès l’origine et, dans un sens, préfiguratrice de ce qu’exige de plus en plus le ministère des Armées de la filière industrielle française : un surplus d’audace.
Lors de sa conférence de presse du 16 janvier, Emmanuel Macron a assuré que l’armée française n’a « pas de faiblesse ». Tant mieux! Encore faudrait-il le démontrer et en convaincre les militaires. C’est un peu le rôle de l’exercice imposé des voeux aux armées où il s’agit de ne montrer que de la détermination et de la satisfaction, alors que le bilan et les perspectives (Sahel, Ukraine, Proche-Orient, JO etc.) révèlent de nombreux défis à relever.
Ce vendredi, dans le port de Cherbourg, le président de la République a visité dans la matinée les Constructions mécaniques de Normandie (CNIM), mobilisées par la commande de deux patrouilleurs dans le cadre de la loi de programmation militaire 2024-2030 (photo ci-dessus Ouest-France).
Le Président a ensuite discuté formation, notamment autour de la soudure. Face à la pénurie de soudeurs, quatre groupes privés du nucléaire et du naval (EDF, Orano, Naval Group et CMN), mais aussi les collectivités et l’État, ont fondé une école de soudage, qui a ouvert en 2022.
Le président a rencontré ensuite des jeunes du département de la Manche ayant réalisé ou débutant leur service national universel (SNU), qu’il souhaite généraliser en classe de seconde dans le ligne du « réarmement » de la société évoqué mardi dans ses vœux aux Français.
Lors de son discours, Emmanuel Macron a de nouveau exhorté les industriels de la défense à « gagner en rapidité, en volume et en innovation » pour atteindre le « mode économie de guerre », fustigeant la « forme d’engourdissement » qui avait gagné le secteur avant l’invasion de l’Ukraine. « Nous devons amplifier la transformation commencée » afin de répondre plus vite aux besoins de l’Ukraine dans la guerre contre la Russie, a lancé le chef de l’Etat aux industriels.
« Je demande à chaque patron d’être totalement concentré sur les enjeux de production et d’approvisionnement. Il ne faut plus jamais se satisfaire de délais de production qui s’étalent sur plusieurs années« , a-t-il insisté.
De nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer les insuffisances de l’effort de defense français face à la montée en puissance des menaces internationales, alors que l’encre de la Loi de Programmation Militaire 2024-2030, votée en juillet dernier, est à peine sèche.
Entre le spectre d’une Chine surpuissante, la renaissance de la puissance militaro-industrielle russe, les perspectives pessimistes concernant la guerre en Ukraine, les tensions au Moyen-Orient et le possible retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, plus que jamais depuis la fin de la crise des Euromissiles, le rôle des armées françaises, pour garantir la sécurité du pays, mais aussi de ses alliés, est aujourd’hui crucial.
La LPM 2024-2030, en reprenant le format des armées conçu en 2013 par un Livre Blanc structuré autour d’une menace dissymétrique, et en ne visant que le plancher d’investissement fixé par l’OTAN de 2 % du PIB, ne répond ni en volume, ni dans son calendrier, aux défis qui s’accumulent face aux armées françaises.
Sommaire
Pour autant, les arguments avancés pour expliquer ce manque d’ambition et de moyens, apparaissent raisonnables, avec un déficit public chronique ne parvenant que difficilement à passer sous la barre des 3 %, une dette souveraine s’approchant des 120 % de PIB, et une économie encore chancelante avec une croissance limitée et un chômage vivace, le tout venant caper les capacités d’investissements de l’État.
Alors, est-il illusoire de vouloir amener l’effort de défense français au niveau requis pour effectivement répondre aux enjeux sécuritaires ? Comme nous le verrons dans cet article, tout dépend de la manière dont le problème est posé.
Une LPM 2024-2030 à 2 % PIB est objectivement insuffisante pour répondre aux enjeux sécuritaires à venir
Si la LPM 2024-2030 s’enorgueillit d’une hausse inégalée des dépenses de défense sur sa durée, avec un budget des armées qui passera de 43,9 Md€ en 2023 à 64 Md€ en 2030, l’effort de défense, c’est-à-dire le rapport entre ces dépenses et le produit intérieur brut du pays, demeurera relativement stable, autour de 2 %.
De fait, en de nombreux aspects, cette hausse annoncée des crédits sera en trompe-l’œil, puisqu’en grande partie compensée par les effets de l’inflation, comme ce fut d’ailleurs le cas lors de la précédente LPM, fortement érodée par celle-ci.
Dans un précédent article, nous avions montré qu’il serait nécessaire, pour la France, de produire un effort de défense supérieur ou égal à 2,65 % PIB pour répondre aux enjeux du moment. Depuis sa rédaction, plusieurs facteurs sont venus aggraver les menaces, donc le calendrier des besoins pour les armées, et avec eux, les besoins d’investissement.
Répondre au besoin de recapitalisation des armées françaises
D’abord, avec un effort à 2,65 % tel qu’il a été préconisé, la recapitalisation des armées françaises, après 20 années de sous investissements critiques, se voulait relativement progressive. En effet, le pic de menaces alors évalué se situait entre 2035 et 2040, ce qui laissait une quinzaine d’années à l’effort de défense pour combler les lacunes constatées, et remplacer les matériels les plus obsolètes comme les hélicoptères Gazelle, les Patrouilleurs Hauturier, et bien d’autres.
Or, le tempo s’est considérablement accru ces derniers mois, sous l’effet conjugué d’une Chine de plus en plus sûre d’elle dans le Pacifique, d’une Russie qui a renoué avec une puissance militaro-industrielle de premier ordre, d’un axe de fait qui s’est formé entre ces deux pays, l’Iran et la Corée du Nord, et la menace désormais très perceptible du retour de Donald Trump à la Maison-Blanche à l’occasion des élections présidentielles américaines de 2024.
En d’autres termes, là où l’on pouvait considérer un délai de 15 ans pour recapitaliser les armées françaises il y a quelques mois, il est aujourd’hui nécessaire de faire de même sur un délai sensiblement plus court, le pic de menace pouvant débuter entre 2028 et 2030.
Assurer la transformation conventionnelle vers le théâtre européen
Sur ce même intervalle de temps, les armées françaises doivent aussi assurer une profonde transformation d’une partie significative de leurs forces, pour répondre aux besoins spécifiques du théâtre centre-Europe face à la Russie.
En effet, à ce jour, une part majoritaire des armées françaises, et plus spécifiquement de l’Armée de Terre, est conçue et organisée pour répondre aux besoins de projection de puissance sur des théâtres dissymétrique, en Afrique notamment. Légères et très mobiles, ces unités ont démontré une grande efficacité en Irak ou dans la zone Sud-saharienne.
Toutefois, force est de constater que les VBCI, VAB et même les VBMR et EBRC plus récents, manquent de puissance de feu et de protection pour évoluer face à un adversaire symétrique comme peut l’être la Russie, alors que dans le ciel, les forces aériennes souffrent de ne disposer d’aucune capacité avancée de guerre électronique ou de suppression des défenses aériennes adverses.
Étendre les armées et leur résilience
Non seulement les armées françaises apparaissent « trop légères » pour un affrontement en Europe centrale, mais elles souffrent, dans le même temps, d’un format trop réduit pour envisager de s’engager dans un affrontement conventionnel symétrique. Ainsi, avec seulement 200 chars de combat, moins de 120 tubes d’artillerie, et au mieux, deux brigades lourdes pouvant répondre à ce type d’engagement, les armées françaises n’ont pas même la possibilité d’engager une division mécanisée sur un éventuel front oriental.
Pire encore, une fois les deux brigades engagées, l’Armée de terre ne dispose d’aucune réserve matérielle pour assurer la rotation des forces, alors qu’un effort a été fait lors de la LPM 2024-2030, pour tenter d’accroitre les forces de réserves, afin de renforcer la résilience humaine des armées.
La situation n’est guère meilleure dans les autres armées, avec une flotte de chasse limitée à 185 appareils pour l’Armée de l’air, un unique groupe aéronaval pour la Marine, et une flotte d’escorteurs de premier rang trop réduite pour effectivement assurer la sécurité des grandes unités majeures que sont le porte-avions et les 3 PHA.
Renforcer l’industrie de défense nationale
Si la guerre en Ukraine a montré, de manière évidente, les insuffisances de format des armées françaises, elle a aussi mis en évidence le sous-dimensionnement et la vulnérabilité de l’industrie de défense nationale, qui peine à produire ne serait-ce qu’une partie des munitions nécessaires à l’Ukraine pour tenir face à la puissance retrouvée du complexe industriel militaire russe.
Sur ce même intervalle de temps réduit allant jusqu’en 2028, 2030 au mieux, il serait donc aussi indispensable de reformater l’ensemble de l’outil industriel de défense français, afin de pouvoir répondre aux besoins de reconstruction et d’extension des armées, mais aussi de pouvoir soutenir, dans la durée, les opérations militaires des armées françaises engagées dans un conflit conventionnel symétrique.
Il convient aussi de prendre en considération que l’industrie française, par sa position géographique, et par le statut spécifique du pays disposant d’une dissuasion, pourrait avoir un rôle tout particulier à jouer pour soutenir les armées européennes dans un tel engagement, et pas uniquement les armées françaises, en charge d’une portion seulement de la ligne de défense.
Renforcer la dissuasion française face à la menace sino-russe
Enfin, il s’avère très probablement nécessaire de revoir le format et les moyens à disposition de la dissuasion française, aujourd’hui construite sur le principe de stricte suffisance, mais en temps de paix.
En effet, la Russie a explicitement fait savoir qu’elle n’était plus engagée par les accords internationaux post-guerre froide, alors que la Chine est engagée dans un effort sans précédant pour renforcer sa triade nucléaire, et la mettre au niveau des Etats-Unis et de la Chine.
Ne pouvant écarter un possible retour de l’isolationnisme américain, et devant anticiper un engagement total des forces US dans le Pacifique face à la Chine, il revient donc à la France, et à la Grande-Bretagne, d’assurer le parapluie dissuasif des pays européens.
Or, pour ce faire, les deux pays souffrent d’un déficit de moyens pour contrer la menace russe qui peut s’appuyer sur une triade nucléaire forte de 12 SNLE (contre 8 franco-britanniques), de 110 bombardiers stratégiques (contre une vingtaine de Rafale/ASMPA français), et de plusieurs centaines de missiles ICBM et SRBM terrestres (contre 0 dans les deux pays).
Un effort de défense à 3 % PIB comme point d’équilibre entre besoins immédiats et à venir
Relever le défi préalablement esquissé, d’ici à 2030, nécessiterait une étude approfondie et un effort national dépassant de beaucoup le seul périmètre du ministre des Armées, mais aussi de cet article.
En revanche, sur la base d’un point d’équilibre moyen établit autour de 2,65 % de PIB, comme analysé dans de précédents articles, on peut estimer qu’un effort de defense transitoire à 3 % du PIB s’avèrerait nécessaire, dans les années à venir, pour financer l’ensemble des mesures requises pour y parvenir.
Or, dans la situation budgétaire actuelle du pays, qui peine déjà à financer les 45 Md€ des armées valant 2 % du PIB 2023, comment peut-on espérer amener cet effort de défense à 70 Md€ (2023), soit 3 % du PIB ?
Combien coute à l’État le budget des armées 2023 à 45 Md€ ?
Pour répondre à cette question, il convient dans un premier temps d’estimer la soutenabilité de l’effort de défense à 2 % du PIB en 2023, valant 45 Md€. Pour répondre à cette question, il est nécessaire d’introduire la notion de retour budgétaire, c’est-à-dire les recettes et économies budgétaires réalisées par sur le Budget de l’État, en application des investissements consentis sur le budget des armées.
La notion de retour budgétaire
Pour calculer ce retour budgétaire, il convient dans un premier temps d’effectuer une découpe synthétique du budget des armées, comme suit :
20 Md€ pour les frais de personnels militaires et civils
18 Md€ pour les acquisitions, R&D et entretient des équipements des armées
et enfin 7 Md€ pour la dissuasion, dont 3 Md€ pour les couts de personnels, et 4 Md€ pour les investissements industriels et technologiques.
De fait, on peut décomposer le budget des armées en deux catégories, 23 Md€ pour les couts de personnels, et 22 Md€ pour les investissements industriels. Or, chacune de ces catégories produit un retour budgétaire propre.
Ainsi, les recettes d’état concernant les dépenses de personnels peuvent s’évaluer au travers du taux de prélèvement moyen sur PIB français calculé par l’OCDE, qui s’élève à 47 % en 2022. Ainsi, les 23 Md€ qu’auraient dû investir les armées pour les couts de personnel en 2023 si l’effort de defense avait atteint 2%, auraient généré 10,8 Md€ de recettes fiscales et sociales dans le pays.
Les plus attentifs auront certainement remarqué que ce calcul prend en compte des recettes sociales qui, logiquement, ne s’impute pas au budget de l’État. Toutefois, dans la mesure où les comptes sociaux sont structurellement déficitaires en France, et compensés chaque année par le budget de l’État, il est possible, par simplification, de considérer que toutes les recettes s’appliquant aux comptes sociaux, diminuent d’autant la compensation de l’État chaque année, et donc s’imputent à son budget.
Calcul du retour budgétaire sur le budget théorique des armées 2023 à 2 % PIB
Le taux est sensiblement différent pour ce qui concerne les investissements industriels, et ce, pour plusieurs raisons. En premier lieu, le taux de TVA appliqué à toutes ces prestations est fixe à 20 %, là où le taux moyen de recette de TVA par rapport au PIB n’est que de 12 %. En d’autres termes, la simple application systématique d’un taux de TVA à 20 % fait croitre le taux de prélèvement moyen sectoriel appliqué à l’industrie de défens de 8 %, pour atteindre 55 %.
En second lieu, l’industrie de défense est, par nature, beaucoup moins exposée que le marché national aux importations, de sorte que l’immense majorité de son réseau de sous-traitance est, lui aussi, national.
S’applique donc un coefficient multiplicateur de recettes supplémentaires pour l’état, que l’on peut aisément ramener par défaut à 65 % des investissements consentis, en lien avec le coefficient multiplicateur keynésien ramené à ce seul secteur industriel. Sur cette base, les 22 Md€ d’investissements industriels et technologiques des armées, génèrent donc 14,3 Md€ de recettes et économies sur le budget de l’État.
Ainsi, sur les 45 Md€ investis initialement par l’état, nous venons de montrer que le cout résiduel ne serait que de 45 – (10,8 + 14,3) = 19,9 Md€. Ce cout doit encore diminuer. En effet, les industries de defense françaises exportent, en moyenne chaque année, l’équivalent de 50 % des investissements nationaux réalisés.
Ainsi, si 22 Md€ sont investis par l’État, cette règle empirique, mais aisément confirmée sur les 20 dernières années, voudrait qu’en moyenne, les industries de defense françaises exportent chaque année pour 11 Md€ d’équipements de defense. Déduction faite de la TVA, et des productions locales, ces exportations rapportent 40 % des sommes investis en taxes et cotisations sociales au budget national, soit 4,4 Md€.
Au total, donc, sur les 45 Md€ investis, l’état récupère ou économise en moyenne 29,5 Md€, et ne doit abonder ce budget par d’autres sources de financement qu’à hauteur de 15,5 Md€.
Combien couterait à l’état un budget des armées (2023) à 3 % PIB (70 Md€)
Sur les mêmes hypothèses, il est possible de calculer quel serait le surcout réel engendré par une hausse de l’effort de defense de 2 à 3 % du PIB, soit un budget des armées à 70 Md€ sur la même hypothèse de travail 2023.
L’approche la plus triviale serait de s’appuyer sur une croissance homothétique des couts, c’est-à-dire des couts de personnels passant de 20 à 30 Md€, des couts industriels de 18 à 36 Md€, et une dissuasion passant de 7 à 14 Md€, dont 6 Md€ de couts de personnels. Ainsi poser, le reste à charge de l’État passerait de 19,5 à 29,25 Md€, soit une hausse de 9,75 Md€.
Cette hypothèse est pourtant aussi peu efficace que peu crédible. En effet, passer les dépenses de personnels totales de 23 Md€ à 36 Md€ n’aurait aucun sens, les armées ne parvenant déjà pas à remplir leurs objectifs de recrutement aujourd’hui. En outre, les besoins identifiés en début d’article, porte davantage sur de nouveaux équipements, et de nouvelles capacités industrielles et opérationnelles, que sur des forces simplement augmentées de 50%.
Hypothèse d’une croissance budgétaire optimisée
Prenons donc une hypothèse différente, à savoir des couts de personnels passés de 20 à 25 Md€, une dissuasion amenée à 10 Md€ dont 4 Md€ pour les personnels, et les investissements industriels et technologiques passant de 18 à 30 Md€. Ce découpage génère un investissement total RH de 29 Md€, pour un investissement industriel total de 36 Md€.
En appliquant les mêmes données que lors du calcul précédent, nous obtenons donc un retour budgétaire RH de 13,6 Md€, et un retour budgétaire industriel de 23,4 Md€, soit un total initial de 37 Md€. En reprenant l’hypothèse de croissance homothétique des exportations à 50 % des investissements industriels, nous atteignons 7,2 Md€ supplémentaires.
Au total, donc, les 70 Md€ initialement investis, couteraient un retour budgétaire de 44,2 Md€, soit un cout marginal de 25,8 Md€. En comparaison des 15,5 Md€, le surcout du reste à charge de l’État n’augmenterait que de 10,3 Md€.
Un surcout budgétaire de 10 Md€ surévalué
Ce solde est toutefois très supérieur à ce que le budget de l’État devrait effectivement supporter en termes de charges supplémentaires. En effet, en passant de 23 à 36 Md€ d’investissements, les industries de défense vont être amenées à créer de 100.000 à 130.000 emplois directs, et autant d’emplois indirects et induits, soit un total de 200.000 emplois créés en hypothèse basse, auxquels il convient d’ajouter 100.000 emplois supplémentaires liés à la hausse des exportations.
Ces 300.000 créations d’emplois vont, évidemment, venir alléger les dépenses sociales de l’état et des collectivités locales, en soutien aux chercheurs d’emplois. Avec un cout moyen par chercheur d’emplois estimé aujourd’hui autour de 15 000 € par an pour les différents services de l’État, ces 300 000 nouveaux emplois représentent 4,5 Md€ d’économies sur le budget de l’État.
Ainsi, le reste à charge net de l’état, pour avoir amener le budget des armées de 45 Md€ et 2 % du PIB, à 70 Md€ et 3 % du PIB, n’atteindrait que 6 Md€ par an, soit à peine plus de 0,27 % du PIB français.
Applications et contraintes du modèle présentée
Bien évidemment, l’approche proposée ici, n’est pas exempte de faiblesse. La plus évidente d’entre elles, est le fait de considérer qu’un constat empirique puisse être transposé comme une règle. Ainsi, si effectivement, sur les décennies passées, les exportations de l’industrie de défense française ont respecté, en moyenne, le principe des 50 % des investissements nationaux, rien ne garantit qu’une hausse des investissements dans ce domaine puisse être, automatiquement, suivi par une hausse similaire des exportations.
Pour sécuriser cet aspect, il sera, en effet, nécessaire que les armées adoptent une stratégie d’équipement plus favorable aux exportations, et ainsi garantir que la hausse des crédits disponibles s’accompagne d’une hausse des marchés adressables par l’industrie de défense française.
On notera également que pour répondre aux enjeux sécuritaires, il sera nécessaire d’augmenter les effectifs des armées, par l’intermédiaire d’une extension rapide de la Garde Nationale. Cela suppose non seulement que la garde nationale vienne renforcer les unités existantes de l’armée de terre comme aujourd’hui, mais qu’elle puisse donner naissance à des unités autonomes et intégralement équipées, à l’instar de la Garde Nationale US.
En outre, il sera indispensable, dans cette hypothèse, aux armées technologiques, Marine nationale et Armée de l’Air, de mener une réflexion pour intégrer efficacement le potentiel RH de la Garde Nationale et de la Réserve, pour étendre les capacités opérationnelles, et pas simplement pour les suppléer.
Conclusion
On le voit, amener l’effort de défense de la France à 3 % du PIB, ce qui paraissait hors de portée des finances publiques à l’entame de cet article, semble bien plus accessible à la fin de celui-ci.
Pour y parvenir, il faut cependant accepter de profondément faire évoluer le paradigme fort encadrant l’effort de défense national, à savoir de ne considérer celui qu’au seul prisme des dépenses, sans jamais considérer, dans sa conception et son équilibrage, les recettes qui seraient générées par ces investissements.
Ce dogme, hérité d’un gaullisme qui n’avait connu que la croissance forte et des budgets excédentaires, ne peut plus, aujourd’hui, répondre aux enjeux spécifiques qui encadrent le financement des armées françaises.
Toutefois, contrairement à de nombreux pays, la France dispose d’un atout pour augmenter ses dépenses et investissements dans ce domaine, une industrie de défense globale capable de produire la presque totalité des équipements de defense des armées. Cette industrie est, par ailleurs, largement exportatrice, et faiblement exposée aux importations, en faisant un outil exceptionnel en matière d’efficacité de l’investissement public.
Évidemment, 6 Md€ de surcouts, ce n’est pas rien, ce d’autant qu’il faudra très certainement une période de croissance et d’adaptation pour que les équilibrés évoqués se stabilisent. Pour autant, l’effort à consentir, pour effectivement transformer les armées françaises en une force de protection répondant aux enjeux du moment, apparait parfaitement à la portée des finances publiques d’un pays comme la France, qui plus est en les mettant en perspective des risques associés à l’inaction, ou à une action trop timorée.
Reste que si l’innovation technologique est plébiscitée au sein du ministère des Armées, et plus globalement, de la fonction publique, les modèles disruptifs venant bousculer des décennies de planification, certes inefficaces, mais confortable, sont beaucoup plus difficiles à imposer, ou simplement à faire valoir.
Article du 5 décembre en version intégrale jusqu’au 6 janvier 2024
Fabrice Wolf
Ancien pilote de l’aéronautique navale française, Fabrice est l’éditeur et le principal auteur du site Meta-defense.fr. Ses domaines de prédilection sont l’aéronautique militaire, l’économie de défense, la guerre aéronavale et sous-marine, et les Akita inu
Les établissements financiers estimant que leurs activités ne sont pas conformes aux critères environnementaux, sociaux et de gouvernance [ESG], par ailleurs promus par la Commission européenne [avec son projet de taxonomie], les PME de la Base industrielle et technologique de défense [BITD] éprouvent actuellement des difficultés pour trouver des financements.
« La taxonomie est une réalité de plus en plus pressante. Le léger assouplissement lié au choc de l’invasion russe n’a pas empêché un retour à la tendance : on continue à pointer du doigt l’industrie de défense comme non durable. Cela touche le financement mais aussi, plus largement, l’ensemble des acteurs susceptibles de participer à l’industrie de défense », avait ainsi expliqué Emmanuel Levacher, le PDG d’Arquus, lors d’une audition au Sénat, en mars dernier.
Et d’ajouter : « Par exemple, un salarié peut se voir refuser un crédit immobilier parce qu’il travaille pour l’industrie de défense. Cela montre l’ampleur de cette pression malsaine subie par l’industrie, incompatible avec la nécessité reconnue de remonter en puissance ».
Aussi, lors de l’examen du projet de Loi de programmation militaire [LPM] 2024-30, députés et sénateurs s’étaient mis d’accord pour orienter une partie des encours du Livret A vers le financement de la BITD. Seulement, le Conseil constitutionnel censura cette disposition, estimant qu’il s’agissait d’un « cavalier législatif ».
Pour autant, les parlementaires parmi les plus actifs sur ce sujet ne désarmèrent pas. Les députés Jean-Louis Thiérot [LR], Christophe Plassard [Horizons] et Thomas Gassilloud [Renaissance, président de la commission de la Défense] revinrent à la charge à l’occasion du projet de loi de finances 2024. Et ils firent voter un amendement visant à affecter une partie de l’épargne collectée au titre des Livrets A et de développement durable et solidaire au financement de la BITD.
« Les encours du livret A et du livret de développement durable et solidaire ont atteint quelque 510 milliards d’euros à la fin de l’année 2022. Il est de la responsabilité de l’État de faire converger l’épargne privée disponible avec ses priorités stratégiques », avait d’ailleurs soutenu M. Plassard, dans un rapport sur le financement de l’économie de guerre publié quelques mois plus tôt.
« Le Livret A va financer l’industrie de défense! Je salue cette proposition de parlementaires pour flécher une partie des encours vers des entreprises et des PME de défense. C’est une bonne nouvelle pour notre souveraineté, pour la réindustrialisation et pour la défense! », s’était alors félicité Sébastien Lecornu, le ministre des Armées.
Le PLF 2024 ayant fait l’objet d’un recours à l’article 49-3 de la Constitution, la motion de censure déposée par l’opposition fut rejetée. Aussi pouvait-on penser que ce dossier était réglé. Mais c’était sans compter sur une nouvelle saisine du Conseil constitutionnel, les députés de la Nupes ayant estimé que cette mesure constituait un « cavalier budgétaire ».
Ainsi, dans un avis rendu ce 28 décembre, les Sages de la rue de Montpensier leur ont donné raison.
« L’article 197 modifie notamment l’article L. 221-5 du code monétaire et financier afin de prévoir que les ressources collectées par les établissements distribuant le livret A ou le livret de développement durable et solidaire non centralisées auprès de la Caisse des dépôts pourront également être employées au financement des entreprises de l’industrie de défense française. […] Il appartient au Conseil constitutionnel de déclarer contraires à la Constitution les dispositions adoptées en méconnaissance de la règle de procédure relative au contenu des lois de finances, résultant des articles 34 et 47 de la Constitution et de la loi organique du 1er août 2001 », ont-ils en effet expliqué.
Et d’ajouter : « Dans ce cas, le Conseil constitutionnel ne préjuge pas de la conformité du contenu de ces dispositions aux autres exigences constitutionnelles ». Ce qui veut dire que le financement de la BITD par le Livret A devra faire l’objet d’un projet [ou d’une proposition] de loi distinct.
Trois mois après la censure par le Conseil constitutionnel d’un article de la loi de programmation militaire fléchant une partie de la collecte du livret A vers les industries de défense, trois députés déposent un nouvel amendement pour pousser le projet.
Des canons Caesar dans l’usine de Nexter/KNDS à Roanne (Loire)
Vincent Lamigeon / Challenges
Une partie de la collecte du livret A va-t-elle financer l’industrie de défense ? Éjecté par la porte, le projet revient par la fenêtre. Le 28 juillet dernier, le Conseil constitutionnel avait censuré un article de la loi de programmation militaire 2024-2030, l’article 52, qui prévoyait de consacrer à l’industrie militaire une partie des fonds de l’épargne réglementée. Motif du rejet : l’article, rajouté lors de la commission mixte paritaire sur le projet de LPM sous pression du Sénat, était considéré comme un « cavalier législatif », en clair une mesure hors sujet par rapport au projet de loi.
Trois mois plus tard, trois députés repartent au front sur ce dossier sensible. Le président de la commission de la défense Thomas Gassilloud (Renaissance), le député Horizons Christophe Plassard et le député LR Jean-Louis Thiériot, ont déposé le 24 octobre un amendement au projet de loi de finances 2024, qui propose d’assigner à l’industrie de défense une partie des fonds du livret A et du livret de développement durable et solidaire « aux entreprises, notamment petites et moyennes », de notre « Base industrielle et technologique de défense (BITD) ».
L’idée de piocher dans l’épargne réglementée pour soutenir les industries de souveraineté est un serpent de mer depuis des années. C’était une des pistes suggérées par Christophe Plassard dans son rapport de mars. Celui-ci évoquait plusieurs scénarios : le fléchage de fonds du livret A ou du LDDS vers l’industrie de défense ; la création d’un livret dédié à la défense ; la création d’un plan d’épargne défense ; ou encore un emprunt d’Etat. Le Sénat avait également poussé l’idée d’un « livret d’épargne souveraineté », un livret d’épargne réglementée dédié, qu’il avait intégré au projet de LPM.
Les montants ont, de fait, de quoi faire rêver : l’encours cumulé des Livrets A et des LDDS atteint le niveau record de 551,1 milliards d’euros, un chiffre en hausse de 41,4 milliards d’euros depuis le début de l’année. Une petite partie de ces encours suffirait à combler les besoins de financement de la BITD. Mais un obstacle de taille se dresse toujours devant le projet : Bercy, qui n’a jamais caché son manque d’enthousiasme sur le sujet.
Objectif : obtenir la neutralité de Bercy
L’objectif des députés est d’obtenir, sinon un soutien du ministère de l’Economie, du moins une neutralité, un « ni oui ni non » qui permettait à l’amendement de passer la rampe. Si, comme c’est probable, un 49.3 du gouvernement sur le PLF empêche l’examen de l’amendement, les trois députés poussent à une reprise du sujet en réunion ministérielle, pour que le texte figure bien dans la loi de finances définitive. Un pari encore loin d’être gagné.