Après le 22 février 2022, plusieurs pays européens ont choisi de muscler leur composante blindée mécanisée en lançant des programmes (souvent ambitieux) de modernisation ou d’acquisition d’engins blindés, parmi lesquels l’achat de chars modernes figure en bonne place dans les différents processus en cours ou à venir. Cet engouement pour la « chose blindée » étant basée sur l’observation du conflit ukrainien et de la place tenue par les différents engins dans les opérations. Loin d’une Europe confrontée au retour de la guerre de haute intensité, un autre pays a également fait le choix de muscler sa composante blindée pour répondre aux menaces actuelles et futures.
On a appris aujourd’hui que les Forces de Défense Israéliennes (FDI) avaient décidé d’augmenter le nombre de compagnies de chars dans chaque bataillon du Corps blindé. Cette décision semble être le résultat direct des enseignements tirés des opérations menées par Tsahal, depuis six mois dans la Bande de Gaza. Cette décision qui vise à augmenter le nombre d’unités blindées annule une décision prise il y a plus de dix ans, qui visait à réduire le nombre de chars dans l’armée israélienne. L’observation des engagements dans la bande de Gaza a confirmé l’utilité des chars dans la conduite des opérations en milieu urbain, au sein duquel les destructions contribuent à entraver l’action des engins. Les zones ouvertes hors des localités ont également permis aux chars de tirer le meilleur parti de leurs capacités de jour comme de nuit, comme ce fut le cas lors des premières incursions de Tsahal au mois d’octobre dernier.
Selon le Cne AMITAI, commandant une compagnie de chars au sein du 82ème Bataillon blindé « Gaash » appartenant à la 7ème Brigade blindée « Saar me-Golan« , les véhicules blindés ont joué un rôle essentiel dans le conflit. Engagée aux côtés de la 188ème Brigade blindée « Barak » et de la 401ème Brigade blindée » Ikvot HaBarzel » dans la Bande de Gaza, la 7ème Brigade blindée a été engagée le long du littoral afin de contrôler les accès sud et centre de la ville de Gaza, en vue de l’isoler. Pour l’officier israélien, les chars ont permis de protéger et de fournir des feux aux fantassins et sapeurs engagés en zone urbaine, tout en offrant une capacité de déplacement rapide en tout terrain. A la tête d’une compagnie de Merkava IV, le Cne AMITAI a évidemment souligné le rôle essentiel du système de protection active Trophy dans l’engagement des chars à Gaza, permettant de décupler l’efficacité des engins et de renforcer la confiance des équipages. Pour illustrer l’efficacité du Trophy, l’officier israélien évoque une embuscade au cours de laquelle le char du commandant de bataillon a été ciblé par deux missiles antichars, interceptés par le système de protection israélien, tout en permettant au char poursuivre son action.
Jonathan SPYER, chercheur à l’Institut de stratégie et de sécurité de Jérusalem indique que les forces blindées ont joué un rôle central et vital dans les combats à Gaza menés au sein de dispositifs interarmes et que la décision de recréer les compagnies dissoutes s’inscrit dans le cadre de l’augmentation du budget de la défense qui devrait suivre la guerre. Selon le chercheur, l’augmentation de la capacité blindée de Tsahal reflète l’idée selon laquelle les FDI doivent être équipées pour lutter contre des forces semi-régulières et régulières, perspective d’emploi qui qui crée des besoins différents et exige donc des moyens également différents de ceux liés aux opérations de contre-terrorisme ou de contre-insurrection.
Cette augmentation de potentiel blindé, qui se traduit par la réactivation de compagnies de chars consiste à transformer la troisième compagnie de chars des bataillons blindés. Armée jusqu’à présent par des réservistes, cette unité devrait donc devenir une unité d’active, donnant aux bataillons une véritable troisième unité, dont les réservistes disponibles pourraient être engagés dans d’autres missions. Selon les FDI, trois compagnies ont déjà été réactivées au sein du 82eme, 52eme et 71ème Bataillon blindé, appartenant respectivement à la 7ème, 401ème et 188ème brigade, les prochaines pourraient l’être d’ici la fin de l’année. Cette remontée en puissance est en outre permise par l’afflux de volontaires pour servir au sein des unités blindées, avec un accroissement de 30% du volume de recrues au sein des brigades de chars par rapport aux années passées. Cette vague pourrait constituer le plus grand volume de recrutement du Corps blindé pour les prochaines années. La transformation en unités d’active des unités de chars de réserve souligne l’objectif affiché par les FDI de ne pas compter sur les réservistes pour la mise en œuvre de leurs blindés, dont plus de 300 000 furent rappelés au lendemain des attaques du 7 octobre. Selon le Times Of Israël, de nombreux réservistes ont manifesté leur volonté de ne pas rejoindre leur unité pour marquer leur opposition au projet de réforme du système judiciaire. En dépit de la signature par 6000 réservistes d’une déclaration affirmant leur engagement à servir le pays, il est probable que la décision de ne plus confier ces unités aux seuls réservistes, ne traduit pas uniquement le manque d’adaptation de l’armée israélienne à soutenir un conflit dans la durée, mais aussi la crainte de devoir composer avec d’éventuelles oppositions en cas de mobilisation massive. Avec ces nouvelles unités, Tsahal augmente donc sa capacité à occuper plus longtemps le terrain sans que cela ne se traduise par le rappel de réservistes supplémentaires ou par l’augmentation du nombre de chars en service. Au sein du 82ème bataillon blindé, la compagnie nouvellement créée sert sur des Merkava IV, à la différence des unités de réserve habituellement équipées de chars de versions plus anciennes, comme le Merkava III. Ce choix devrait donc se traduire par une plus grande homogénéité en matière de formation et d’entrainement, synonyme d’une efficacité accrue.
Même si elle constitue l’un des volets d’une probable stratégie de contournement destinée à prévenir les problèmes liés au rappel des réservistes, la nouvelle organisation traduit surtout l’importance du char et des blindés dans la stratégie de Tsahal. Comme les pays européens concernés et à la différence de la France, l’armée israélienne reste convaincue de la polyvalence du char et de son utilité dans les différents conflits potentiels. Il est important de noter qu’au moment où plusieurs armées européennes se heurtent à des difficultés accrues de recrutement, Tsahal ne semble pas connaitre de problèmes pour armer ses unités blindées en raison de l’afflux de volontaires désireux de servir dans les chars. Cet afflux qui pourrait être également lié à l’attitude de certains réservistes est probablement motivé par le côté technologique des engins utilisés ainsi que par la protection offerte aux équipages blindés, qui peuvent se sentir moins exposés que leurs camarades fantassins ou sapeurs. Cette opération, qui ne se limite pas à une simple manipulation RH souligne également l’importance de disposer d’unités de réserve équipées et spécialisées. Dans ce domaine, l’armée française a probablement raté une occasion au moment du retrait des AMX 30B2, qui aurait pu s’accompagner de la création d’escadrons de réserve au sein des Régiments de chars. Servis par des équipages de réserve (anciens d’active ou réservistes) suivant de véritables cycles d’entrainement et de contrôle, ces unités auraient pu contribuer de façon significative aux missions des régiments de chars auxquelles elles auraient été rattachées. En outre, on peut imaginer que ces unités auraient très certainement favorisé le recrutement de réservistes, attirés par ce métier et accru le rayonnement des régiments de chars. Au moment où la spécialisation des brigades revient à l’ordre du jour avec la création d’écoles de milieu au sein de la 9ème BIMa (Brigade d’Infanterie de Marine) et de la 11ème BP (Brigade Parachutiste), la constitution d’une véritable réserve blindée pourrait contribuer à confirmer la spécificité des brigades blindées et à renforcer leur attractivité, à défaut de créer une école de milieu blindé mécanisé.
Au cours d’un entretien téléphonique avec des analystes financiers, le PDG de Rheinmetall a annoncé que sa société avait franchi une étape importante dans le développement de son canon de 130mm avec la signature de contrats relatifs à l’arme et à ses munitions. Dans cet entretien, A. Papperger confirme le prochain montage du canon de 130mm sur le KF-51, opération qui devrait donner naissance à un « produit fantastique« selon les propres termes du CEO de Rheinmetall. Toujours selon A Papperger, cette combinaison devrait constituer la base d’une future solution blindée qui pourrait voir le jour d’ici la mise en service du MGCS dans les années 2040. Ce futur engin, Leopard 2+ ou Leopard 3 pourrait utiliser un certain nombre de technologies déjà utilisées sur le KF-51.
Au moment de sa présentation à Eurosatory en 2016 sous la forme d’un prototype, la société allemande indiquait que le passage au calibre de 130mm représentait une augmentation de 50% de l’énergie cinétique, par rapport au canon de 120mm utilisé sur le Leopard 2. Ce canon de 130mm d’un poids total de 3,5 tonnes contre 3 tonnes pour celui de 120mm utilise des munitions d’un poids moyen de 30 kg et d’une longueur de 1.30m, rendant impératif l’utilisation d’un système de chargement automatique. Rheinmetall avait indiqué en 2016 que la mise au point complète de cette nouvelle arme et de ses munitions devait encore nécessiter entre 8 et 10 ans. Selon A. Papperger, le développement du canon de 130mm et des munitions associées (programmables, explosives et d’entrainement) désormais quasiment achevé pourrait ouvrir la voie à une prochaine mise en production de l’arme et des différents composants.
Le canon Rh-130
Le chargement automatique du futur KF-51 130 devrait contenir 20 obus, capacité identique à celle du système qui équipait le char armé du canon de 120mm présenté en 2022 à Eurosatory. On ne sait pas si ce système conservera la modularité du précédent avec la répartition des munitions dans deux caissons pouvant être remplacés par des munitions téléopérées. Cette capacité de 20 obus devrait être augmentée par l’emport de 10 obus supplémentaires dans le châssis de l’engin.
Munitions téléopérées sur le KF-51
Selon le PDG de la firme de Düsseldorf, le futur de cette arme pourrait se décliner autour de deux grandes directions, à savoir son intégration dans les chars Leopard 2 existants, pour permettre une remise à niveau des engins encore au standard 2A4. La seconde pourrait être son utilisation éventuelle dans le MGCS à côté d’un certain nombre de composants embarqués sur le KF-51 Panther. Concernant l’armement principal, l’éventualité évoquée par A. Papperger se heurte à la volonté française d’équiper le futur MGCS du canon Ascalon dont le prototype était discrètement exposé sur le stand de KNDS en 2022.
L’ASCALON à Eurosatory 2022
Une fois encore, la parole d’A. Papperger est précieuse pour décrypter les intentions allemandes en matière de blindés et plus particulièrement pour la succession du Leopard. A rebours des coups de trompette médiatiques, célébrant une nouvelle étape du programme franco-allemand, A. Papperger rappelle des évidences insuffisamment prises en compte du côté français.
La première est que Rheinmetall qui s’est invité dans le projet, n’a pas renoncé à son intention de « fourguer » son canon de 130mm pour le projet MGCS. Cet équipement qui est le coeur du système, et aussi générateur des plus values les plus importantes sur un char reste donc au coeur des ambitions de la firme de Düsseldorf.
La seconde est la réaffirmation de l’arrivée prochaine de l’ultime déclinaison du best-seller allemand appuyée par la proposition de rénovation des Leopard 2 en service, la cible de cette opération étant dans un premier temps, les version 2A4 avant que les suivantes ne soient également envisagées.
Ces deux évidences doivent finir de nous convaincre que le programme MGCS qui est vu en France comme un programme politique est considéré en Allemagne comme un programme commercial. A ce titre, son arrivée n’est envisagée du côté allemand qu’à partir du moment où le filon Leopard aura été complètement épuisé, avec la modernisation des chars existants et le développement de l’Ultima Leopard ! Cet entretien accordé à des analystes financiers, dont l’opinion reste est encore plus déterminante pour les actionnaires de Rheinmetall depuis l’intégration au Dax de la firme de Düsseldorf en mars 2023, confirme les ambitions de la direction mais aussi l’arrivée prochaine d’une solution blindée intermédiaire, destinée à assurer une transition douce entre les matériels actuels et le futur MGCS. Ce futur engin permettrait également de s’assurer dès aujourd’hui de la fidélité d’une clientèle déjà conquise, à consolider un marché export déjà bien établi, facteur clé de la rentabilité du futur projet franco-allemand.
Le différent existant au sujet de l’armement principal du futur engin franco-allemand au coeur des négociations entre les différents acteurs du projet MGCS, traduit à lui seul le caractère mercantiliste de la vision allemande du projet, incluant les aspects commerciaux et industriels face à une vision française essentiellement politique qui essaye de sauver le projet en imposant à son « partenaire » des décisions contraires à ses intérêts et à son calendrier.
« Viel vorgenommen ». De fait, la coopération franco-allemande a fait plusieurs bonds en avant hier à Berlin, les ministres de la Défense de chaque pays actant notamment le lancement de la prochaine phase de développement du système appelé à succéder aux chars Leclerc et Leopard à l’horizon 2040-2045.
Progresser sur huit piliers
« Nous avons un accord », s’est félicité Sébastien Lecornu lors d’une conférence de presse conduite avec son homologue allemand, Boris Pistorius. Repris en main il y a huit mois par les deux ministres, le dossier du « Main Ground Combat System » (MGCS) franchit enfin un nouveau jalon après un temps de latence.
Parfois âpres mais toujours maintenues, ces discussions principalement étatiques débouchent sur une clef de répartition à 50/50 de la charge de travail entre industriels français et allemands tant pour la phase de développement que pour celle de production. Exit les 13 « Main Technological Demonstrators » qui prévalaient jusqu’alors, place à une phase dite « 1A » et à une logique de piliers capacitaires, deux notions héritées de l’équivalent aérien du MGCS, le programme « système de combat aérien du futur » (SCAF).
Non détaillés pour l’instant, ces huit piliers se concentreront sur des fonctions principales telles les feux « classiques », les feux « innovants », les plateformes, les systèmes de communication et de commandement (C2) et autres clouds de combat, la simulation, les capteurs, protections et infrastructures nécessaires pour accueillir le futur « système de systèmes » en unité. À l’inverse de MTD éphémères, ces piliers sont destinés à structurer le programme tout du long.
Le ministre des Armées l’a plusieurs fois répété, MGCS sera bien plus qu’un simple successeur des chars actuels. L’innovation s’étendra par exemple aux feux, ceux-ci comprenant potentiellement des armes lasers privilégiées pour se prémunir de la menace anti-drones mais pas seulement. « Il y aura un usage massif de l’intelligence artificielle », complète le cabinet ministériel, mentionnant une IA injectée non seulement dans les systèmes de C2 mais aussi dans les capteurs.
« Un bon accord »
L’effort à venir mobilisera plusieurs acteurs. Les deux maîtres d’œuvre du programme bien sûr, KNDS (Nexter+KMW) et Rheinmetall, mais aussi d’autres grands noms du secteur comme MBDA, Thales, ou encore Safran. Et jusqu’à quelques PME, dont au moins relevant du domaine des armes à énergie dirigée. Il s’agira pour l’équipe constituée de plancher sur un pré-démonstrateur ainsi que de répondre à plusieurs questions en suspend, dont celle du nombre et de la tailles des plateformes composant un système MGCS.
Le cabinet ministériel a salué l’obtention d’« un bon accord », non seulement « parce qu’il permet d’avancer » mais aussi parce qu’il consolide les intérêts industriels de chaque pays. Ainsi, si chaque pilier sera piloté par un industriel allemand, français, ou par un duo binational, « Nexter sera un acteur très important de la partie française, KMW sera un acteur très important de la partie allemande ». « Ce qui est important pour nous et est respecté par cet accord, c’est que le groupe KNDS est bien le centre du projet », nous explique-t-on.
La suite ? La signature, le 26 avril à Paris, de l’engagement juridique relatif à cette phase 1A. L’alignement obtenu, les industriels retenus se verront notifier les contrats correspondants d’ici la fin de l’année par l’Allemagne, pilote du projet. Coût de la manœuvre ? De l’ordre de « plusieurs centaines de millions d’euros ». Côté français, 500 M€ sont sanctuarisés par la loi de programmation militaire pour 2024-2030 pour abonder le sujet MGCS. Un engagement qui prend une autre dimension au vu des 30 M€ investis depuis 2017.
Cette avancée ouvre, enfin, de nouvelles perspectives en matière d’élargissement. « D’autres pays frappent à la porte, et notamment en Europe », pointe l’entourage ministériel. Désormais observatrice à part entière, l’Italie est l’une des premières concernées par une bascule vers un « dialogue beaucoup plus étroit ». Dans un second temps, certes, mais cette fois avec un horizon bien dégagé.
L’an passé, la livraison potentielle de chars de combat occidentaux à Kiev était au centre des débats, en raison des hésitations de l’Allemagne, dont le feu vert était nécessaire pour permettre à certains pays, dont la Pologne et la Finlande, de céder une partie de leurs Leopard 2 à l’armée ukrainienne.
Pour le chancelier allemand, Olaf Scholz, il fallait agir en « étroite concertation » avec les États-Unis avant de prendre une décision à ce sujet. Mais l’annonce de la livraison d’engins blindés AMX-10 français à l’Ukraine fit bouger les lignes car, peu après le Royaume-Uni se décida à en faire autant avec 14 de ses chars Challenger 2 [soit l’équivalent d’un escadron]. Puis l’Allemagne céda à son tour et alla jusqu’à encourager la formation d’une « coalition Leopard » pour l’Ukraine. De même que les États-Unis, qui acceptèrent de céder 31 M1A1 Abrams SA [Situationnal Awareness].
Cependant, malgré une demande de Kiev, soutenue par certains experts des relations internationales, considérant sans doute le classement de l’institut Kiel comme l’alpha et l’oméga de l’aide militaire fournie à l’Ukraine, la France refusa de se séparer d’une partie de ses 200 chars Leclerc. À raison.
En effet, livrer des chars est une chose… Mais encore faut-il former leurs futurs équipages, tant au niveau technique que tactique, s’assurer de l’approvisionnement en munitions et prévoir le maintien en condition opérationnelle [MCO]. Évidemment, faire cohabiter plusieurs modèles de chars, même s’ils sont conformes aux normes de l’Otan, ne peut que compliquer l’équation.
Ainsi, l’aide militaire américaine [31 milliards de dollars] étant bloquée au Congrès, le soutien des M1A1 Abrams SA, dont au moins deux exemplaires ont été perdus, devient très compliqué. Celui des Leopard A1A5 et Leopard 2 l’est déjà, comme l’a fait savoir, le député allemand Sebastian Schäfer [Alliance 90/Les Verts]. En janvier, celui-ci a en effet déploré une pénurie de pièces de rechange et l’insuffisance de la formation des techniciens ukrainiens, dont les tentatives de réparations ont parfois entraîné des dommages supplémentaires aux chars qu’ils étaient censés remettre en état.
L’emploi des 14 Challenger 2 s’avère également compliqué. Déjà, contrairement à ses homologues occidentaux, le char britannique est doté d’un canon rayé de 120 mm [le L30A1], lequel n’est pas compatible avec les munitions de 120×570 mm au standard Otan.
Selon un reportage du quotidien britannique The Sun sur une unité de la 82e brigade d’assaut aéroportée de l’armée ukrainienne, le Challenger 2 est très précis, grâce à son canon mais surtout à son système de conduite de tir. En outre, il peut toucher une cible à une distance supérieure à 4 km.
Mais il présente quelques défauts, à commencer par un rapport poids/puissance inférieur de 30 % par rapport aux chars T-80 de conception soviétique. Affichant une masse de 64 tonnes, son groupe motopropulseur [GMP] de 1200 ch n’est pas assez puissant [à masse équivalente, le Leopard 2 et le M1A1 Abrams disposent chacun d’un GMP développant 1500 ch, ndlr]. Et cela joue sur sa mobilité. « Il reste coincé dans la boue parce qu’il est trop lourd », a confié un officier ukrainien au Sun.
Aussi, les Challenger 2 ukrainiens sont rarement utilisés pour du combat « char contre char »… En revanche, ils sont sollicités dès qu’il s’agit de détruire des casemates, de soutenir les « charges » de l’infanterie ou de « terrifier les troupes ennemies ».
« Le principal problème des Challenger 2 sur le champ de bataille est un commandant qui ne comprend pas pourquoi ils ont été conçus et qui ignorent leurs avantages et leurs inconvénients », a résumé le chef d’escadron « Kayfarick » dans les pages du Sun.
Lors de la contre-offensive lancée en juin 2023, un seul Challenger 2 a été perdu au combat. Touchés, deux autres ont pu être réparés. Cependant, le MCO peine à suivre, car sur les 14 exemplaires livrés, 7 sont encore opérationnels.
« Cinq sont tombés en panne et les pièces de rechange mettent parfois des mois pour arriver de Grande-Bretagne », a confié « Kayfarick ». Et d’insister : « Il faut beaucoup de temps pour obtenir des pièces de rechange. La logistique est très complexe, tant de notre côté que des Britanniques ». Les patins des chenilles, les composants de la tourelle, les systèmes de visée « ne durent pas longtemps », a-t-il déploré.
Outre les soucis logistiques, l’escadron ukrainien manque de techniciens qualifiés pour maintenir les Challenger 2 en bon état. Par ailleurs, afin de se prémunir des munitions téléopérées russes [le seul exemplaire perdu au combat a été victime d’un drone « Lancet »], les équipages ont installé, à leurs frais, des cages de protection sur deux de leurs chars.
En 2021, Nexter [filiale de KNDS] avait annoncé le développement du SHARD [SHardenered ARmour Defeat], une munition de nouvelle génération à « hautes performances » susceptibles d’être utilisée par le char Leclerc.
Plus précisément, il s’agissait de mettre au point, dans un délai relativement court, un obus de type APFSDS [Armor-Piercing Fin Stabilized Discarding Sabot] censé établir un « nouveau standard de performance, avec une capacité de pénétration accrue, combinée à une très haute précision ». Et il devait se distinguer de ses prédécesseurs par un « design innovant ».
Le pari fait par Nexter il y a maintenant près de trois ans a été gagné. En effet, ce 29 février, l’industriel a annoncé qu’il venait d’achever la qualification du SHARD, ce qui signifie que sa production de masse peut débuter dès à présent.
Si elle a été relativement discrète sur les performances de son obus-flèche de nouvelle génération, la filiale de KNDS a profité de l’occasion pour donner plus de précisions. Ainsi, par rapport aux munitions précédentes, le SHARD a une capacité de pénétration supérieure de 15 %, avec un « très faible niveau de dispersion ». Sa vitesse initiale est de 1720 m/s avec le canon de 52 calibres du char Leclerc… et de 1734 m/s avec le canon de 55 calibres du Leopard 2 allemand. En outre, poursuit Nexter, « l’usure du canon est atténuée de 25 %, réduisant ainsi les cycles et les coûts de maintenance ».
le SHARD a fait l’objet d’une démonstration à Alcochète [Portugal], organisée à la fin de l’année 2023. « Sa puissance supérieure de 15 % aux modèles en service a été démontrée lors de tests sur des cibles de blindage semi-infinies. Des présentations et des négociations ont lieu avec de nombreux pays en Europe, au Moyen-Orient et en Asie », a indiqué Nexter.
Le « design » de cet obus-flèche, optimisé numériquement, est décrit par Nexter comme étant « totalement innovant ». Il a été conçu avec le souci de gagner en puissance tout en réduisant le niveau de pression, et partant, l’usure du canon.
Le SHARD se compose ainsi d’un sabot en aluminium, d’un pénétrateur fabriqué avec un nouvel alliage à base de tungstène [ce qui permet de percer les blindage de dernières génération] et d’un système de propulsion qui, conforme à la réglementation européenne REACH, lui garantit une « excellente vélocité ».
À noter que cette munition n’est pas soumise à la norme américaine ITAR, ce qui ne pourra que faciliter son exportation.
Le SHARD a été conçu « selon les normes Stanag 4583 et le Interface Control Document 120 [ICD120] », ce qui fait qu’il offre « des avantages opérationnels, logistiques et économiques significatifs à ses utilisateurs » et qu’il est compatible avec tous les chars de l’Otan dotés d’un canon à âme lisse de 120 mm, souligne Nexter.
Les chars Leclerc de l’armée de Terre verront mieux et plus loin, résultat d’un contrat attribué à Nexter (KNDS) et Safran Electronics & Defense pour le développement et l’intégration de nouveaux viseurs au profit du chef de char et du tireur.
Réunis au sein d’un groupement momentané d’entreprise, Nexter et Safran numériseront « le cœur optronique du système d’arme du char Leclerc, pour accroitre le flux de données et fournir des images de très haute qualité dans toutes les conditions», explique un communiqué conjoint diffusé ce matin. Un enjeu concrétisé au travers d’un nouveau marché distinct de celui engagé pour la rénovation des Leclerc.
Mentionné en avril dernier par le chef d’état-major de l’armée de Terre (CEMAT), le général Pierre Schill, cet effort de modernisation comprend le remplacement de la régie vidéo analogique du char par une nouvelle régie video numérique. Côté tireur, le viseur recevra « des senseurs optroniques de dernière génération et une nouvelle électronique ». Ces senseurs, ce sont la caméra thermique SATIS GS HD+ de Safran E&D et un télémètre laser fourni par Safran Vectronix. La réalité augmentée ne fait quant à elle pas partie du périmètre.
Côté chef, le viseur sera remplacé par un viseur PASEO de Safran, une gamme retenue pour le Jaguar du programme SCORPION mais aussi pour le programme « Mobile Protected Firepower » (MPF) de l’US Army. Filiale stéphanoise du groupe KNDS, OPT-Sys apporte un monoculaire numérique qui servira d’interface entre le chef de char et son nouveau viseur. L’ensemble permettra à l’équipage « de détecter, d’identifier et de cibler un objectif à plusieurs kilomètres avant de l’engager ».
Selon la nouvelle loi de programmation militaire, 160 chars Leclerc rénovés (XLR) seront en service dans l’armée de Terre d’ici à fin 2030 et 200 à horizon 2035. Treize Leclerc XLR ont été livrés en 2023 et le premier des 21 attendus en 2024 est d’ores et déjà sorti de la ligne de Roanne. De quoi progresser dans la perception par les régiments. Un premier exemplaire rénové est ainsi parvenu à l’automne dernier au 501e régiment de chars de combat de Mourmelon. Sauf écueil majeur, cette année sera aussi celle de la commande d’une dernière tranche de 100 Leclerc XLR.
Les premières semaines du conflit ukrainien avaient été marquées par ce qui s’apparentait alors à une guerre de mouvement rapide, qui n’était pas sans rappeler les préceptes de la guerre eclair allemande ou l’offensive alliée en Irak en 1991.
Si la manœuvre russe contre Kyiv et Kharkiv se heurta à une résistance ukrainienne efficace et coordonnée, elle fut surtout handicapée par un manque évident de préparation des armées russes, qui s’attendaient, semble-t-il, à l’effondrement rapide des armées ukrainiennes.
Cette manœuvre rapide fut en revanche bien plus efficace dans le sud du pays, permettant en quelques semaines de faite la jonction avec le Donbass au nord, et la frontière russe à l’est, tout en s’emparant de l’ensemble des territoires au sud du Dniepr, et même au-delà, avec la prise de Kherson.
On pouvait remarquer, toutefois, qu’aucune offensive russe n’avait été engagée contre les défenses ukrainiennes fortifiées le long du Donbass. S’il pouvait alors s’agit d’une manœuvre de surprise, nombreux étant ceux qui attendaient une offensive russe limitée aux oblasts du Donbass, il est aussi probable que l’état-major redoutait les capacités de résistance des lignes défenses adverses.
La contre-offensive ukrainienne à l’été et à l’automne 2022, qui permit de libérer Kherson et de dégager Kharkiv, était aussi une manœuvre profonde. Néanmoins, celle-ci fut rendue possible par les lignes de défense et logistiques russes alors trop entendues, et non en raison d’une percée fulgurante ukrainienne sur le dispositif défensif russe.
Le fait est, depuis le début de cette guerre, il apparait que le potentiel offensif et de manœuvre des deux armées, s’avère incapable de prendre l’ascendant sur le défenseur, qu’il soit russe ou ukrainien, sauf au prix de pertes bien trop excessives pour le gain obtenu.
L’échec des contre-offensives récentes du conflit ukrainien
Six mois après son lancement, force est aujourd’hui de constater que la contre-offensive ukrainienne de printemps, n’aura pas atteint les résultats spectaculaires promis. Évidemment, les attentes, visiblement excessives, autour de cette opération, fut davantage le fait des odalisques de plateaux TV, que des engagements pris par un état-major ukrainien conscient de la réalité de ses moyens, et connaissant le dispositif défensif déployé par les armées russes pour y résister.
Si des avancées ont, en effet, bien été enregistrées par les troupes ukrainiennes, notamment dans l’Oblast de Zaporojie, celles-ci furent obtenues au prix de nombreuses pertes, y compris concernant les précieux blindés et systèmes d’artillerie livrés avec parcimonie par les Européens et les Américains.
Les unités ukrainiennes se sont, en effet, retrouvées confrontées à un dispositif défensif russe bien mieux conçu que ne l’avait été l’offensive de février 2022, bien doté en force d’infanterie, épaulées par des unités blindées, particulièrement des chars, par une artillerie dense et positionnée, et renseignées par une multitude de drones, dans un environnement de guerre électronique intense.
Même les forces aériennes et d’appui aériens russes se sont montrées plus efficaces à défendre cette ligne, qu’elles ne l’avaient été initialement, spécialement en interdisant le ciel aux appareils ukrainiens, et en menant des frappes ciblées à l’aide d’hélicoptères Ka-52 et Mi-28, qui se sont montrées dévastatrices au début de la contre-offensive ukrainienne.
Si les Ukrainiens ne sont pas parvenus à percer durablement, les contre-offensives menées récemment par les forces russes, en particulier autour de Avdiivka, ne furent pas davantage couronnées de succès.
Des pertes insoutenables pour des gains limités
Dans les deux cas, les manœuvres offensives se heurtèrent à des défenses bien préparées, soutenues par une artillerie efficace, sans qu’il eût été possible ni de surprendre l’adversaire, ni d’en neutraliser les appuis par manque de munition de précision en nombre suffisant.
Il en a résulté des pertes insoutenables, pour des gains de territoires plus que limités, et un avantage tactique inexistant, d’autant que souvent, le terrain gagné dut être abandonné faute de réserve suffisante pour en assurer la défense.
Ainsi, selon le renseignement britannique, cette offensive russe autour de Avdiivka, menée par 3 brigades mécanisées, s’est soldée par la perte de 1000 à 2000 militaires, d‘au moins 36 chars et d’une centaine de véhicules, sans qu’aucun gain notable n’ait été enregistré.
Les couts exorbitants de ces tentatives, les résultats minimes enregistrés, ainsi qu’un certain entêtement politique à y recourir, engendrent depuis plusieurs mois d’importants mouvements de protestation au sein des armées russes.
C’est aussi le cas, depuis quelques mois, en Ukraine, ou l’on assiste à un certain essoufflement de la ferveur populaire, par ailleurs alimenté par des difficultés économiques croissantes dans le pays.
Vers un scénario coréen en Ukraine ?
Ces échecs répétés des manœuvres offensives, mais également la stabilisation du front dans la durée, et donc la multiplication des infrastructures défensives de part et d’autres, tendent vers un enlisement du conflit le long de la présente ligne d’engagement.
Surtout, il apparait que le taux d’échange pour faire face à une offensive, est à ce point favorable au défenseur aujourd’hui, que la persévérance dans une stratégie offensive, pourrait représenter le plus court chemin pour une victoire rapide… de l’adversaire.
De fait, ce premier conflit majeur du 21ᵉ siècle, se rapproche en de nombreux points, au conflit coréen, et notamment de la situation en 1952, lorsque les deux camps ne parvenait plus à prendre l’ascendant sur l’autre, amenant les Américains et les forces de l’ONU d’une part, et les Nord-coréens ainsi que leurs alliés chinois de l’autre, à signer un armistice le 27 juillet 1953, qui entérina le 38ᵉ parallèle comme frontière des facto entre les deux pays.
Les raisons du déséquilibre entre attaque et défense
Toutefois, avant de pouvoir anticiper les évolutions possibles du conflit en Ukraine (ce qui sera fait dans la seconde partie de l’article), il est nécessaire de comprendre les raisons qui sont à l’origine de ce déséquilibre flagrant entre l’attaque et la défense dans ce conflit.
En effet, ce constat va à l’opposé des doctrines majoritairement employées, en particulier au sein des armées occidentales, plus particulièrement depuis l’opération Tempête du Désert en Irak en 1991, qui fut l’éclatante démonstration de l’efficacité de la doctrine occidentale basée sur la manœuvre et l’exploitation des moyens interarmes.
À l’inverse, la guerre en Ukraine se rapproche aujourd’hui de la guerre de Corée, de ses tranchées et de ses offensives aussi limitées que meurtrières, et avant elle, de la Première Guerre mondiale.
En effet, de nombreux facteurs techniques et opérationnels, expliquent cette situation, et son caractère par ailleurs non transitoire, et non circonscrit au seul conflit russo-ukrainien.
Le renseignement et la mobilité des forces
Le premier de ces facteurs, résulte d’importants moyens de renseignement déployés dans les airs, sans l’espace, dans le cyberespace et sur le spectre électromagnétique, par les deux camps et leurs alliés.
Il est, de fait, virtuellement impossible pour l’un comme pour l’autre de surprendre l’adversaire lors d’une offensive de grande envergure, qui nécessite immanquablement la concentration de forces importantes ne pouvant passer inaperçue de l’adversaire.
En outre, les forces étant désormais très mobiles, il est aisé de redéployer ses moyens presque en miroir de l’adversaire, annulant toute possibilité d’attaque surprise, qui constitue bien souvent l’élément clé d’une manœuvre offensive, en l’absence d’un rapport de force trop déséquilibré.
Outre le renseignement stratégique, l’omniprésence et l’efficacité des moyens de détection, d’écoute électronique et de reconnaissance, alimentant d’importants moyens de frappe dans la profondeur, tend à neutraliser l’élément de surprise, y compris à l’échelle tactique, si ce n’est pour ce qui concerne quelques frappes exceptionnelles.
On peut se demander, à ce titre, si ce n’est pas davantage l’accès à cette qualité de renseignement de la part des deux belligérants, bien davantage que la mise en œuvre de tel ou tel type d’armement, qui caractérise le mieux la notion de conflit de haute intensité, et à l’opposée, de conflit dissymétrique.
Les performances des nouveaux armements d’infanterie
Les performances des nouveaux équipements et des armements employés par l’infanterie des deux belligérants, expliquent, elles aussi, le gel de la ligne d’engagement.
En effet, là où l’infanterie était, ces 50 dernières années, principalement employée en soutien des moyens mécanisés dans le cadre d’un conflit de haute intensité, celle-ci dispose désormais d’une puissance de feu, et de moyens d’action et de protection, en faisant un adversaire redoutable aussi bien pour les blindés, les aéronefs et même l’artillerie adversaire, par l’utilisation des munitions rôdeuses.
Celle-ci dispose, par ailleurs, d’une compétence unique, celle de pouvoir s’enterrer, et de conserver une certaine mobilité dans les tranchées les protégeant des frappes d’artillerie et des bombardements adverses.
Le fait est, une majorité des blindés détruits en Ukraine, de manière documentée, résulte de tirs de munitions antichars d’infanterie, missiles ou roquettes, ou de frappes de munitions rôdeuses, elles aussi mises en œuvre par l’infanterie. C’est aussi le cas des hélicoptères abattus, là encore, le plus souvent par des missiles sol-air d’infanterie SHORAD.
Cette puissance de feu étendue, associée à la protection offerte par les tranchées et infrastructures défensives, et à sa mobilité tactique, confère désormais à l’infanterie une puissance d’arrêt sans équivalent depuis l’apparition de la mitrailleuse à la fin du 19ᵉ siècle, y compris contre la cavalerie.
L’utilisation intensive des mines
Un temps passée au second plan opérationnel suite aux efforts internationaux pour en prohiber l’utilisation, les mines, qu’elles soient antichars, antipersonnelles et même navales, jouent, elles aussi, un rôle clé dans l’enlisement du conflit ukrainien.
Le fait est, après 600 jours de conflit, la ligne d’engagement en Ukraine n’a plus grand-chose à envier, en termes de mines déployées, au 38ᵉ parallèle séparant Corée du Nord et du Sud, jusqu’ici réputé la zone la plus minée sur la planète.
En Ukraine, les mines font ce qu’elles sont censées faire, à savoir empêcher l’adversaire de déborder les lignes défensives déployées. Il n’est donc en rien surprenant que leur utilisation intensive, ait entrainé la fixation de la ligne d’engagement, même le long des côtes ukrainiennes. Ainsi, l’offensive amphibie russe sur Odessa dut être annulée, en raison du grand nombre de mines navales et terrestres déployées le long des plages ukrainiennes.
En outre, protégés par les lignes défensives garnies d’infanterie et par le feu de l’artillerie alliée, les champs de mines sont très difficiles à neutraliser, y compris par les moyens dédiés,
La neutralisation de la puissance aérienne
La plus grande surprise, concernant le conflit ukrainien, est incontestablement le rôle marginal de l’aviation de combat, y compris de la pourtant puissante et richement dotée force aérienne russe.
La puissance aérienne avait, en effet, joué un rôle déterminant et majeur lors de tous les conflits de la seconde moitié du 20ᵉ siècle, allant des conflits israélo-arabes aux guerres du Vietnam et d’Afghanistan, en passant par les Malouines, les deux guerres du Golfe et l’intervention dans les Balkans.
À l’inverse, en Ukraine, l’extrême densité des défenses antiaériennes déployées de part et d’autres, aura suffi à interdire le ciel aux appareils russes et ukrainiens, contraints depuis un an à n’employer que des munitions de précision à longue distance, ou à mener des opérations très risquées à très basse altitude.
Même les hélicoptères de combat, exposés aux missiles antiaériens d’infanterie, peinèrent à accomplir leurs missions de tueur de char, sauf à de rares exceptions.
Il n’est, dès lors, pas question pour les unités engagées au sol, de pouvoir faire appel à un soutien aérien rapproché pour compenser un rapport de force défavorable, ni d’employer la force aérienne pour dégager un corridor de pénétration, neutralisant de fait le rôle clé que joua l’aviation de combat depuis l’arrivée des bombardiers tactiques en marge de la Seconde Guerre mondiale.
Les progrès de l’artillerie et l’arrivée des drones
Privées de puissance aérienne, les forces engagées en Ukraine ne pouvaient, dès lors, que se tourner vers l’artillerie, pour obtenir les effets souhaités. Fort heureusement, les deux camps disposaient d’une puissance d’artillerie sans commune mesure avec celle qui équipe aujourd’hui encore les armées européennes.
Si l’emploi massif de l’artillerie est au cœur des doctrines russes et ukrainiennes, toutes deux héritières de la doctrine soviétique, ce sont les progrès des nouveaux systèmes entrés en service ces dernières années, qui contribuèrent à accentuer son rôle fixateur dans ce conflit.
En effet, entre la portée étendue obtenue par les tubes allongés de 52 calibres et par les nouvelles roquettes longue portée, la précision des munitions à guidage GPS, et l’arrivée de munitions spéciales capables de cibler précisément les blindés ou les bunkers, l’artillerie devenait la principale menace sur le champ de bataille, que ce soit sur la ligne de front, et sur les lignes arrières.
Ce d’autant que les unités d’artillerie purent s’appuyer sur l’arrivée massive des drones de reconnaissance, susceptibles de détecter l’adversaire et de diriger des frappes précises pour le détruire.
Aux drones de reconnaissance virent s’ajouter, rapidement, les munitions vagabondes, ces drones armés d’une charge explosive, aptes à chercher une cible pendant plusieurs dizaines de minutes à plusieurs kilomètres derrière la ligne d’engagement, puis de le frapper en plongeant dessus et en faisant détoner la charge.
De fait, l’arrivée conjointe et massive de nouveaux systèmes d’artillerie plus précis et plus mobiles, et des drones capables de leur designer des cibles et même de les frapper directement, transforma l’ensemble du champ de bataille dans une bande allant de la ligne d’engagement à 25 à 30 km derrière celle-ci, dans laquelle tout mouvement s’avère extrêmement risqué.
L’épuisement des deux camps
Enfin, un dernier facteur explique aujourd’hui la trajectoire probable vers un enlisement du conflit, l’épuisement des deux camps, sensible aussi bien en Ukraine qu’en Russie, bien que de manière différente.
Les deux armées ont, en effet, enregistré des pertes considérables, équivalentes peu ou prou, aux effectifs initialement engagés en février et mars 2022. À ces pertes humaines déjà très difficiles à compenser, s’ajoutent des pertes matérielles encore plus importantes.
Ainsi, avec plus de 2400 chars détruits, abandonnés ou endommagés, 4 000 véhicules de combat d’infanterie ou blindés de combat, ou encore 580 systèmes d’artillerie automoteurs, les armées russes ont perdu, en 600 jours d’engagement, près de 75 % des équipements de première ligne dont elle disposait le 24 février 2022.
De fait, bien que majoritairement soumise et exposée à un matraquage médiatique constant, l’opinion publique russe soutien de moins en mois l’opération spéciale militaire de Vladimir Poutine en Ukraine, et la contestation, encore en sourdine, devient de plus en plus audible, notamment sur les réseaux sociaux, si pas contre le régime, en tout cas contre la guerre et ses conséquences.
La situation est sensiblement similaire en Ukraine. Après un effort de défense qui fit l’admiration de tous au début du conflit, le soutien ukrainien à la stratégie offensive de Volodymyr Zelensky semble s’éroder au sein de l’opinion publique comme des armées.
Ainsi, le nombre de volontaires pour rejoindre les armées ou la Garde nationale tend à diminuer, alors que les difficultés économiques touchant la population et les entreprises, y compris au sein de la BITD, sont de plus en plus importantes.
Cet épuisement sensible, de part et d’autre, sensible même parmi les alliés de l’Ukraine, aussi bien dans les armées que les opinions publiques, et les difficultés économiques croissantes, tendent aussi à inciter les dirigeants et chefs militaires à plus de prudence, et donc à une posture plus défensive qu’offensive.
Conclusion
On le voit, l’ascendant très net constaté en Ukraine, de la posture défensive face à la posture offensive, ne résulte pas d’un unique facteur transitoire, mais d’une série de facteurs concomitants, aussi bien technologiques que doctrinaux et sociaux.
De fait, ce constat s’applique très probablement au-delà de ce seul conflit, et doit donc être considéré dans la planification militaire, y compris dans les différents conflits de même intensité en gestation dans le monde.
Article du 18 octobre en version intégrale jusqu’au 13 février 2024
Le groupe KNDS et l’Italien Leonardo ont annoncé la signature d’un partenariat stratégique marquant l’entrée de Rome dans le programme MGCS, et la future acquisition de Leopard 2A8 par l’Italie. Mais, alors que la France avait laissé entendre, il y a quelques mois, qu’elle était prête au bras de fer avec Berlin pour intégrer l’Italie à ce difficile programme, c’est Berlin, et non Paris, qui est présenté comme le partenaire clé de Rome dans cette concrétisation.
Sommaire
Quand la France voulait imposer l’Italie dans le programme MGCS
À ce moment-là, il s’agissait, pour la France, de rééquilibrer les rapports de force industriels au sein de ce programme en état de stase depuis 3 ans, déstabilisé qu’il avait été par l’arrivée de Rheinmetall en 2019, et l’attitude ambiguë de l’industriel allemand depuis cela. En outre, l’Allemagne était alors présentée, par ces mêmes sources, comme la force d’opposition à cette possibilité, précisément afin que l’industrie outre-Rhin puisse en conserver le contrôle national.
Bien que crédible, cette hypothèse n’était cependant que peu étayée par des faits, et notamment l’absence de prises de positions publiques à ce sujet, de la part des autorités françaises, ni du ministre des Armées, Sébastien Lecornu. Quelques jours plus tard, début septembre, la crédibilité de cette information était écornée, alors que l’Allemagne, l’Espagne, la Suède et surtout l’Italie, annonçaient s’engager conjointement dans un programme européen d’étude concernant, justement, l’avenir du char de combat.
D’autre part, Rome avait rendu publique, dès le mois de juillet, son intention d’acquérir 125 Leopard 2A8 pour remplacer une partie de ses chars de combat C1 Ariete, et ainsi moderniser sa cavalerie blindée. Cette annonce avait, alors, laissé spéculer que l’Italie entendait user de cette commande tel un sésame pour rejoindre le programme MGCS.
À ce sujet, fin septembre, Sébastien Lecornu, et son homologue allemand Boris Pistoruis, indiquaient conjointement reprendre la main sur ce programme, pour le sortir de l’impasse dans laquelle il se trouvait. En revanche, de l’Italie, il ne fut pas question. Paris avait-il échoué dans son bras de fer avec Berlin ?
Rome et Leonardo signent un partenariat stratégique avec Berlin et KNDS pour 125 Leopard 2A8 et rejoindre le programme MGCS
On connait désormais le fin mot de cette histoire, alors que KNDS et Leonardo viennent d’annoncer la signature d’un partenariat stratégique ouvrant la voie à l’acquisition des 125 Leopard 2A8 italiens, accompagnée d’une importante composante industrielle, mais également, et surtout, permettant à l’Italie, et son industriel majeur, de rejoindre le programme MGCS comme membre de plein droit.
Le communiqué de presse publié par KNDS ne donne que peu de détail au sujet de la participation de l’Italie et de Leonardo au programme MGCS, comme à celui de son financement. Comme évoqué dans un précédent article, il ne fait guère de doute que ce bouleversement permettra de réorganiser le partage industriel d’une manière plus efficace, et ainsi de contenir les ambitions à peine dissimulées de Rheinmetall concernant son KF51 Panther, comme alternative au MGCS lui-même.
On peut penser, dans ces conditions, que cette évolution sera au bénéfice mutuel de l’Allemagne, de la France et, bien évidemment, de l’Italie. C’est aussi le cas pour KNDS qui, en tant que partenaire clé de Leonardo, se positionne de manière centrale et incontournable face à Rheinmetall, comme le pivot de ce programme.
Une communication mal conduite par le ministère des Armées
En revanche, cette annonce peut apparaitre comme une humiliation pour Paris, après les déclarations du mois d’aout. À ce sujet, il existe deux hypothèses pour expliquer la cacophonie alors créée. D’abord, il est possible qu’effectivement, la France ait dû faire preuve de fermeté auprès de Berlin, afin de faciliter l’arrivée de Rome dans le programme. Toutefois, l’acquisition de Leopard 2 par l’Italie, aura donné, à court terme et en matière de communication, la prévalence à Berlin pour ce qui concerne le parrainage de ce dossier.
Ensuite, on ne peut exclure que l’information initiale était erronée, et que jamais la France n’a eu besoin d’entrer dans un quelconque rapport de force avec Berlin au sujet de l’arrivée de l’Italie dans le programme. Dans un cas comme dans l’autre, l’absence de démentis de la part du ministère des Armées, voire de KNDS, face aux affirmations faites, est probablement à l’origine de sentiment ambigu qui résulte de ces annonces successives aujourd’hui.
Quoi qu’il en soit, au-delà de cet aspect quelque peu déplaisant, l’arrivée de Leonardo et de Rome dans le programme MGCS, représente très certainement une bonne nouvelle, et augmente sensiblement les chances de le voir aller à son terme, notamment en diluant le rôle et le poids de Rheinmetall.
Notons aussi qu’en quelques mois, c’est la seconde fois que l’Italie rejoint un programme européen pour le redynamiser, après l’annonce de l’arrivée de l’Italie et de ce même Leonardo, dans le programme de missiles FMC/FMaN franco-britannique.
À croire qu’en matière d’industrie de défense et de programmes en partenariat, les ménages à trois s’avèrent plus robustes que les couples. À méditer…
Article du 13 décembre en version intégrale jusqu’au 13 janvier 2024
Fabrice Wolf
Ancien pilote de l’aéronautique navale française, Fabrice est l’éditeur et le principal auteur du site Meta-defense.fr. Ses domaines de prédilection sont l’aéronautique militaire, l’économie de défense, la guerre aéronavale et sous-marine, et les Akita inu.
L’idée du char de combat hante les hommes depuis des milliers d’années. Pour ne pas remonter au-delà du Moyen Age, des esprits aussi originaux et divers que Michel-Ange, Voltaire, Ader, s’y sont passionnés. « Je ferai, proposait Michel-Ange à Ludovic le Maure, duc de Milan, des chariots couverts et sûrs et inattaquables, lesquels, s’ils pénétraient dans les rangs des ennemis avec leur artillerie, rompraient même la troupe la plus nombreuse de gens d’armes ; derrière eux, l’infanterie pourra s’avancer sans péril et sans aucun empêchement ».
Voltaire présenta obstinément l’idée du char de combat pendant quatorze ans. Dans sa correspondance, on ne trouve pas moins de six lettres sur la question, dont les destinataires vont du maréchal de Richelieu jusqu’à Catherine II. En vain invoquait-il un livre « qui n’a jamais menti » et où il trouvait que les Hébreux parvinrent à faire des milliers de chariots de guerre « dans un pays où il n’y avait auparavant que des ânes ». Il réussit à convaincre un ministre de la guerre, d’Argenson, qui en fit exécuter un modèle, mais non point ses généraux qui lui objectèrent ― déjà ― que le canon seul gagnait les batailles, et qui, dit-il, « ne voulurent point jouer à un jeu renouvelé des Perses ».
L’année même où Voltaire faisait sa dernière tentative auprès de Catherine II, en 1770, un mécanicien anglais, R.-L. Edgeworth, prenait le premier brevet où la chenille est décrite de la façon la plus claire. C’est la même que devaient employer, en 1907 et 1909, le tracteur Hornsby et le tracteur Holt, copiés sur ce point essentiel par les premiers chars français et britanniques.
On ne compte plus, depuis Edgeworth, les inventeurs qui reprirent son idée et la proposèrent sans succès aux services techniques des pays les plus divers. Pour la France seule, on doit noter le rejet successif, par le Comité de l’Artillerie, d’un « fort cuirassé roulant » de M. Moeller, d’un rail « sans fin » de Clément Ader, d’un « convoi blindé sur voie ferrée mobile se déroulant devant lui à mesure qu’il avance » de M. de Bouyn, et enfin, en 1903, d’un projet de canon de 75 sur affût chenillé automoteur, œuvre du premier militaire qui apparaît dans cette affaire autrement que pour exposer aux inventeurs les raisons qui s’opposent au fonctionnement de leurs engins, le capitaine d’artillerie Levasseur.
L’affût proposé était muni de deux chenilles formées de « voussoirs » articulés. Le franchissement des tranchées avait été prévu ; le projet était étudié pour des tranchées de 1,50 m de large. L’inventeur étant cette fois un officier de l’arme, le Président du Comité technique de l’Artillerie exposa longuement toutes les raisons techniques et tactiques qui s’opposaient au remplacement du cheval par le moteur. Il ajouta cet argument qui devait toucher particulièrement, des officiers d’un corps qui avait la charge des moyens de transport de l’armée : « Les semelles des voussoirs useraient les routes. De tels dispositifs sont interdits par la loi de 1852 sur le roulage ».
La guerre vint, et l’artillerie britannique, sans se soucier de la loi, qui est en réalité le décret du 10 août 1852, introduisit en France des tracteurs américains à chenilles, qui donnaient toute satisfaction depuis sept ans, pour remorquer ses pièces lourdes à travers champs. La vue de ces engins confirma le général Estienne, alors colonel d’artillerie, dans l’idée que la réalisation de son projet de chars d’assaut était chose aisée. Le projet du général Estienne portait alors sur une voiture blindée de 7 tonnes avec un équipage de quatre hommes servant deux mitrailleuses et un canon de 37 et pouvant loger en outre une vingtaine de fantassins avec armes et bagages. Il s’exécuta finalement sous la forme de deux chars, le Schneider Mle 1916, de 13,5 tonnes, armé d’un 75 raccourci et de 2 mitrailleuses, blindé à 17 mm, servi par six hommes ; le Saint-Chamond Mle 1917, de 23 tonnes, armé d’un 75 et de 4 mitrailleuses, blindé à 17 mm, servi par neuf hommes ; on avait renoncé au transport de l’infanterie.
Simultanément, la Grande-Bretagne conduisait une étude de chars un peu plus lourds, un peu moins rapides ― ils ne faisaient que 6 km/h au lieu de 10 km/h ― plus légèrement blindés. Winston Churchill, qui dirigeait alors la marine britannique, y prit une part essentielle. L’étude aboutit aux trois chars Mark I, II et III de 1916, utilisés dans les premiers engagements, et au Mark IV, qui fut, pendant l’année 1917, l’armement presque exclusif des unités britanniques. Les caractéristiques de ces chars étaient très voisines ; le Mark IV pesait 30 tonnes, était armé de 2 canons de 57 et 4 mitrailleuses (ou 6 mitrailleuses sur les chars « femelles »), blindé à 12 mm, et servi par huit hommes.
Dans ces premières réalisations, le char est essentiellement un engin de « rupture », moyen de franchissement d’une organisation fortifiée. Blindés à l’épreuve de la balle d’infanterie, les appareils sont aptes à traverser les tranchées et à ouvrir des brèches dans les réseaux.
Le char n’est encore qu’un expédient pour venir à bout de la fortification de campagne.
L’expérience des premiers combats révéla d’ailleurs que ni les chars français, ni les chars britanniques, n’avaient la puissance de rupture suffisante. On en accrut la longueur, qui fixait la capacité de franchissement, le blindage, qui devait résister aux premières armes anti-chars spécialisées, et un peu la vitesse. Telle fut l’origine des premiers chars lourds de rupture, le char français 2 C qui ne sortit qu’après la guerre, en 1921, et le char britannique Mark VIII qui apparut en 1919, succédant à plusieurs types intermédiaires de 1918. Le premier atteignait les 70 tonnes ; le deuxième, 42 tonnes. La longueur dépassait légèrement 10 m sur l’un et sur l’autre. L’épaisseur du blindage était de 30 mm sur le 2 C, et 16 mm seulement sur le Mark VIII (les premiers Mark I et II n’avaient que 10 mm). La vitesse passait à 12 km/h sur le 2 C, à 9,5 km/h sur le Mark VIII (les Mark I à IV ne faisaient que 6 km/h). L’armement restait à peu près inchangé.
Simultanément, les armées française et britannique éprouvèrent le besoin de compléter ces chars lourds de rupture par d’autres dont le rôle très différent marque jusqu’en 1939 les doctrines officielles des deux armées ; ce furent, en France, le char d’accompagnement, en Grande-Bretagne, le char d’exploitation.
Le char Renault FT de 1917 répondait au désir d’un char aussi petit et maniable que possible, cantonné dans la mission d’accompagnement de l’infanterie, c’est-à-dire dans la lutte contre les armes automatiques rapprochées immédiatement en avant des premiers fantassins. C’était un engin de 6,5 tonnes, armé d’une mitrailleuse ou d’un canon de 37, blindé à 16 mm, faisant 8 km/h et servi par deux hommes.
La conception britannique était assez différente. Avec les chars Medium, types A, B et C de 1917 à 1919, l’accent était placé sur les facteurs vitesse et rayon d’action. La mission était l’exploitation, après ouverture de la brèche par les chars lourds, en liaison avec la cavalerie. Le Medium C, de 1919, était un char de 22 tonnes, armé de 3 mitrailleuses, blindé à 15 mm, faisant 12,7 km/h avec un équipage de quatre hommes. Son rayon d’action de 120 km, très élevé pour l’époque, contrastait avec celui, beaucoup plus faible, de 60 km d’un Renault FT.
Les autres pays, dont les réalisations ne commencèrent d’ailleurs à apparaître qu’en 1918, n’introduisirent pas de conceptions nouvelles.
À l’exception de l’armée britannique, toutes les armées s’accordaient donc, en 1918, sur une conception très voisine de la conception française : un char lourd de rupture, un char léger d’accompagnement. L’armée britannique conservait l’idée du char lourd de rupture, et la réalisait d’ailleurs avec ses Mark IV à VIII à beaucoup plus grande échelle que l’armée française. Mais elle introduisait, pour l’exploitation de la percée, un type de char moyen à grand rayon d’action qui n’avait pas d’équivalent dans les autres armées.
1938-1939, du char d’assaut au char de combat
Vingt années de progrès techniques et de méditations sur l’emploi des chars séparent les deux guerres mondiales. Les progrès techniques furent assez rapides, et en général fort bien accueillis. Les doctrines nouvelles furent présentées plus vite encore, mais n’eurent pas le même succès.
C’est en 1922 que se place le perfectionnement de la chenille par Vickers, qui, avec son entraînement par double barbotin, parvint à réaliser des vitesses de 26 km/h avec la même puissance par tonne, moins de 8 CV, qui ne donnait pas 10 km/h sur les Mark VIII, trois ans plus tôt. Presque aussitôt après, apparaissait la chenille à petit pas Carden-Loyd, et les multiples chars légers qui en firent l’application dès 1926, en atteignant des vitesses de 45 à 50 km/h avec 12 à 13 CV par tonne. La soudure électrique des blindages, appliquée dès 1929 sur les « cuirassés de poche » allemands, fut étendue à la même époque à la construction des chars sur les Landswerk suédois. Quant au frein de bouche qui permet le montage à bord d’un char de pièces qu’on aurait hésité à attribuer à l’artillerie de campagne, à cause de leur puissance, Treuille de Beaulieu l’avait réalisé voici trois quarts de siècle. Dès 1930, on disposait donc des moyens de mettre en œuvre les conceptions les plus modernes en matière de chars de combat.
Encore fallait-il sentir le besoin de ce nouveau matériel, et en admettre les possibilités quasi-illimitées. Mais beaucoup n’y voyaient que le plus dangereux des concurrents dont l’admission non contrôlée eût risqué de bouleverser la répartition des tâches entre les armes en place.
« Mon fils, disait Cambyse à Cyrus en l’instruisant sur les devoirs du général, ne vous contentez pas des ruses que vous avez apprises ; inventez-en de nouvelles à l’exemple des musiciens qui ne se bornent pas à chanter les airs que leur ont enseignés leurs maîtres, mais qui en composent tous les jours de nouveaux ». Cyrus suivit les conseils de son père, et, si l’on en croit Xénophon, il fut l’auteur du plus grand progrès dans la tactique des chars. Au lieu de les employer seulement à escarmoucher, comme on le faisait avant lui, il les utilisa à rompre la ligne ennemie. Le problème qui se posait en 1919 était exactement l’inverse : il fallait ajouter à la mission de rupture toutes celles auxquelles se prêtait le char, passer du char « d’assaut » au char « de combat ».
Était-ce possible ? La question fut résolue affirmativement par le colonel Fuller, au concours de 1919 du Journal of the Royal United Service Institution. La thèse était présentée sous une forme absolue, et devançait les plus audacieuses réalisations de cette guerre.
« La machine est la seule combinaison harmonieuse de l’armement, de la protection et de la vitesse. L’infanterie est un anachronisme ; le char, armé de mitrailleuses, détruit les mitrailleuses ; le char peut remplacer l’infanterie. Les chars rapides remplaceront avantageusement la cavalerie. L’artillerie doit abandonner la traction animale pour la traction mécanique à travers champs ; les canons deviendront ainsi des chars puissamment armés. »
Sous la pression de l’opinion publique alertée par les discussions autour de la thèse de Fuller, et simultanément très intéressée par les remarquables progrès qu’étaient les chars Vickers rapides, et le char monoplace, devenu depuis biplace, inventé en 1925 par Martel et Carden, l’armée britannique dut se résigner à faire des essais en grand. C’est en ce sens que sont parfaitement exactes les affirmations de Liddell Hart : « L’armée britannique, après 1918, a été la première à se servir de chars rapides, la première à se servir de chars indépendamment de l’infanterie ; elle a formé la première unité complètement motorisée et a publié le premier manuel de guerre mécanisée. »
Au lendemain de 1918, l’opinion militaire française était plus mal préparée encore à accepter les transformations profondes qu’exigeait l’avènement de la guerre mécanique. Voici en quelques termes l’Instruction provisoire sur l’emploi des chars de combat du 23 mai 1920 mettait en garde contre les idées nouvelles : « Les chars ne peuvent conquérir ni occuper à eux seuls le terrain. Ils ne sont qu’une aide puissante mise à la disposition de l’infanterie. L’affectation des chars à l’infanterie ne modifie en rien les procédés de combat de cette arme (Art. 2). »
Ni les opérations du Levant, ni celles beaucoup plus importantes qui furent nécessaires pour achever la pacification du Maroc, notamment en 1925 et 1926 contre Abd-el-Krim, n’utilisèrent le char comme on aurait pu et dû le faire. « Le char léger de combat actuellement en usage dans la métropole convient peu au service dans les colonies et sur les théâtres d’opérations extérieurs », affirmait le Manuel à l’usage des troupes employées outre-mer (Titre 1, p. 47). Lors du déclenchement des premières opérations d’Abd-el-Krim, un seul bataillon de chars se trouvait en Afrique du Nord : il tenait garnison à Bizerte. Au gros de l’expédition, 150 000 hommes furent engagés ; un seul régiment de chars à 6 compagnies, chacune de 9 chars Renault FT, les accompagnait. On ne peut accuser cette fois, comme en 1940, le manque de matériel : l’armée française disposait de plus de 2 700 chars FT.
La thèse soutenue par le colonel Fuller n’eut absolument aucun succès en France. Voici le jugement que portait sur elle en 1927, dans la Revue d’Infanterie, un officier général qui devait ensuite, avec un livre intitulé « Sommes-nous prêts ? », jeter l’un de ces nombreux cris d’alarme qui ne remplacent point
une doctrine militaire saine : « Une conception pèche par la base qui érige le matériel, la machine, au premier rang, et relègue les forces morales au magasin des accessoires. Toute l’histoire se dresse devant une telle affirmation ; sourd est quiconque reste insensible à la véhémence de sa protestation. Si l’on inculque à l’homme la notion que la machine est autant faite pour le mettre à l’abri des coups que pour lui procurer le moyen d’en porter à son adversaire, il en ‘arrivera vite, par une pente fatale, à considérer la machine avant tout du point de vue de sa protection personnelle : condition peu favorable à la victoire ».
On sait aujourd’hui qu’il vaut mieux offrir au combattant cette « protection personnelle » qu’est un blindage de chars, si l’on veut simplement éviter la catastrophe. Mais on comprend qu’en 1934, lorsque le colonel de Gaulle présenta sa thèse, le climat n’était pas favorable à son adoption.
La généralité des applications du char y était affirmée avec la même vigueur qu’y avait mise Fuller : « Secourable amie de toujours, la machine à présent régit notre destin. Tenus à l’abri des gaz dans leur blockhaus hermétique, en mesure de se cacher sous des nuages artificiels, liés par ondes avec l’arrière, les voisins, les avions, voilà ces aristocrates du combat affranchis des servitudes qui écrasent les gens à pied. Non qu’ils échappent au péril, mais oui, certes, à l’infirmité des soldats à découvert sous les obus et les balles. Le char devient l’élément capital de la manœuvre ».
Ce qui fait l’intérêt de la doctrine du général de Gaulle, c’est d’abord d’avoir complété ces affirmations par une composition de divisions blindées que nous n’avons pas à examiner dans ce chapitre et qui a été presque exactement celle des Panzerdivisionen, et ensuite d’avoir exposé les principes de leur emploi. La nécessité du char moyen et lourd qui fut le principal facteur du succès allemand contre les formations blindées françaises et britanniques, principalement années de chars légers aux canons de puissance insignifiante, y était affirmée ; il était prévu, par’ division, un seul bataillon de chars légers, pour un régiment de chars moyens et un régiment de chars lourds. La manœuvre, « consistant essentiellement à contourner ce qui tire pour l’attaquer dans son dos », était celle que les Panzerdivisionen appliquèrent pendant la campagne de France chaque fois qu’ils rencontrèrent une résistance frontale d’éléments blindés ou non. Le combat à distance des divisions blindées aux prises « sous forme de groupes de chars luttant sur une grande profondeur », était la tactique qui surprenait encore, en 1941 et 1942, les chars britanniques en Libye. Il n’est pas jusqu’à l’emploi à la destruction des fortins bétonnés qui n’ait été annoncé dès 1934, par le moyen « d’une brigade de chars très lourds, capables de s’attaquer aux fortifications permanentes », en réserve générale ; ce n’est pas autrement que les Klim-Vorochilov et les Mark VI enlevaient, par tir d’embrasure, les lignes de fortins sur le front Est.
À l’époque où le général Fuller exposait sa doctrine, elle pouvait passer pour une anticipation ; il manquait certainement aux moyens de propulsion du char quelques-uns des perfectionnements qu’on leur apporta dans les années qui suivirent. Mais à l’époque où le général de Gaulle présentait la sienne, ses affirmations avaient la chance de s’appuyer sur une technique qui avait fait ses preuves. Ce n’était point un « jeu de l’esprit », ou une « mauvaise action », comme le déclaraient certains grands chefs militaires de la France, « pays de la mesure ». L’arme que supposait cette doctrine « existait virtuellement » affirmait encore le général de Gaulle dans son mémorandum de 1940. « La technique et l’industrie se trouvent, dès à présent, en mesure de construire des chars qui, employés par masse, comme il se doit, seraient capables de surmonter nos défenses actives et passives. Ce n’est pour ces engins qu’affaire de blindage, d’armement, de capacité de franchissement ». Mais il faut, pour l’admettre, être persuadé « qu’il n’y a plus, dans la guerre moderne, d’entreprise active que par le moyen et à la mesure de la force mécanique.
LES FACTEURS DE PUISSANCE DU CHAR
L’étude de l’armement a été faite dans le chapitre III, en traitant de l’artillerie ; il reste à examiner la protection et la vitesse.
La protection
Dans sa mission de rupture d’une organisation fortifiée, le char de 1916 avait simplement à franchir les réseaux qui arrêtaient le fantassin, et à se protéger des balles de mitrailleuse qui le tuaient. L’année britannique estima à 10 mm le blindage convenable, valeur trouvée un peu faible à l’expérience et portée à 12 mm sur les Mark IV dès 1917 ; l’épaisseur fut d’ailleurs relevée à 15 et 16 mm sur les chars Mark V à VIII de 1919 ; à I4 et 15 mm sur les chars Medium. L’armée française voulut une sécurité plus grande, avec une épaisseur de 17 mm sur les chars Schneider et Saint-Chamond, ramenée à 16 mm sur les Renault FT. Les armées étrangères adoptèrent des épaisseurs du même ordre pour leurs chars légers, 12,7 mm sur les chars américains, 16 mm sur les chars italiens, 11,4 mm sur les chars allemands.
Mais cette protection contre la seule mitrailleuse était insuffisante contre les autres armes qui prirent rapidement le char comme objectif. On ne pouvait songer à l’époque à le mettre à l’abri de l’artillerie légère de campagne, qui était cependant son plus redoutable adversaire. Mais on pouvait le protéger efficacement contre les armes anti-chars spéciales qui apparurent d’abord sous la forme d’un fusil allemand de 13 mm, puis sous celle d’un canon automatique de 20 mm, à la fois anti-chars et anti-aérien, qui aurait dû entrer en service fin 1918 dans l’armée allemande et qui est l’ancêtre du canon d’infanterie Œrlikon, de même calibre et de même mission.
C’est dans cette intention que l’armée allemande porta à 30 mm le blindage de ses premiers chars de rupture, les A7V 1917, puis à 45 mm celui des chars A7VU 1918. Cette augmentation fut ratifiée en France avec les 30 mm de blindage du 2 C 1921, en Amérique avec les 25,4 mm des chars T1, T1E1, et T1E2 de 1921 à 1925. La Grande-Bretagne, avec ses Vickers des modèles 1922 à 1927, s’en tint aux blindages minces de 15 mm ; elle n’atteignit les 25,4 mm que sur les chars moyens Vickers-Armstrong de 1929. Le développement de cette tendance à se protéger contre des armes anti-chars spécialisées de plus en plus puissantes devait conduire aux protections de 40 à 60 mm des chars de 1939.
Mais, dès 1926, une évolution exactement opposée se dessinait avec l’apparition des premiers Carden-Loyd dont le poids, de moins de 1 500 kg, ne pouvait évidemment s’accommoder que d’une protection extra-légère. On s’aperçut alors qu’il n’était pas indispensable qu’un blindage résistât au tir normal à faible distance d’une mitrailleuse pour être utile. Les Carden-Loyd, avec leurs 9 mm de blindage trouvèrent de nombreux imitateurs. Tels furent, en 2 à 4 tonnes, les Tankettes T 27 soviétiques de 1931, avec 10 mm ; les chars polonais TK-3-1932, avec 8 mm ; les chars italiens Fiat-Carden-Loyd, avec 9 mm ; les chars suisses Vickers-Carden-Loyd, avec 9 mm et enfin toute la série des chars amphibies, où l’allègement de la protection est la condition même de l’existence du type. Mais cette formule de blindage minimum se développait simultanément sous forme d’un char léger de poids moins strictement mesuré et qui rejoignait, à la vitesse près, la formule du Renault FT. Tels étaient le Fiat-Ansaldo 1933, le char russe T-26 de 1933, les chars Vickers-Armstrong type A-1930 et B-1931, en service en Pologne, en Turquie, en Bolivie, au Siam, dont les plus lourds atteignaient les 8 tonnes, et qui portaient tous un blindage de 13 mm. C’est la formule qui devait aboutir au char léger de 1939.
À les juger en gros, les enseignements de la guerre sont aussi simples en matière de protection qu’en matière d’armement. Les 100 mm de blindage avant d’un char allemand Mark VI, les 105 mm d’un char soviétique KV-1, avec protection de flancs et de toit en rapport et les protections plus épaisses encore des chars Staline, sont un facteur du succès de ces chars au moins aussi important que leur armement. De telles protections sont pratiquement à l’épreuve non seulement de la plupart des canons anti-chars spécialisés, mais encore de nombreux matériels d’artillerie légère de campagne. Elles transforment entièrement les conditions de la lutte entre éléments mécanisés et non mécanisés.
Mais il faut bien observer que nous ne disposons pas ici, pour étayer nos conclusions condamnant la protection légère, de cette contre-épreuve qu’était, pour l’armement, le succès de l’artillerie légère de campagne ou du tank-destroyer. On peut concevoir un tank-destroyer de 8 tonnes, blindé contre la balle et les éclats, porteur d’un canon long de 75, plus rapide que la moyenne des chars, et qui l’emporte sur le char moyen d’une vingtaine de tonnes armé d’un 47 mm ; on ne peut pas concevoir un char léger à protection épaisse, si sacrifiés qu’en soient l’armement et la vitesse. Le succès du char blindé à 100 mm c’est donc simplement la supériorité du char lourd sur le char léger, quand le succès du Mark IV allemand de 1940 contre les chars moyens français, c’était, pour le même poids d’une vingtaine de tonnes, la démonstration de la supériorité du char le mieux armé sur le char le mieux protégé. Cet aspect de la question enlève à la conclusion de la supériorité des protections épaisses sa valeur de principe de base pour l’établissement d’un programme. Le char se paye au poids. Même dans les pays les moins soucieux de la dépense, le chiffre de production est à peu près en raison inverse du tonnage unitaire. D’après les informations soviétiques, il y avait 1 600 Mark VI dans le matériel des 15 divisions blindées que la Wehrmacht a lancées contre Koursk. Le même effort industriel appliqué au Mark IV, lui aurait permis de lancer environ 3 200 chars de plus, soit à peu près 10 divisions blindées supplémentaires. Avant de conclure à la marche inexorable vers le char de plus en plus lourd, il faut tenir compte de ce facteur.
La valeur des protections légères, qui n’est autre que, retourné, le principe de la nécessité des armes puissantes, apparaît régulièrement au cours de l’histoire militaire et explique bien des surprises. De nos jours, sa méconnaissance tient avant tout à l’étude soi-disant expérimentale des périodes de paix, où l’on croit pouvoir se prononcer sur la valeur d’une protection par un simple essai de perforation. C’est un fait vérifié bien des fois que l’appréciation de la résistance par l’essai élémentaire est toujours trop pessimiste, et qu’elle conduit à faire refuser ou abandonner des protections d’intérêt certain.
La cuirasse individuelle est condamnée aujourd’hui, et il est fort probable que si l’on soumettait celles dont on peut charger un homme à l’expérience du champ de tir devant une mitrailleuse, le résultat ne serait guère encourageant. Mais il ne l’était pas davantage depuis un siècle et même deux. Or, une expérience répétée a montré que pendant cette même période la cuirasse protégeait fort bien le cavalier qui la portait. Dans son ouvrage sur La cavalerie française en 1870, le colonel Bonie présente en ces termes la charge de Reichshoffen : « Semblable au bruit de la grêle qui frappe « les vitres, on entendait le son des balles sur les armures, mais aucune ne fut traversée et l’on voyait les cuirassiers démontés chercher un refuge dans les bois. La cuirasse, disait-on, n’était bonne depuis les inventions modernes qu’à orner le musée d’un antiquaire ; le contraire s’est produit ». La faveur générale du casque depuis 1915 n’est-elle pas un fait de même nature, à une époque où jamais les armes offensives n’ont été si puissantes ?
Lorsque Dupuy de Lôme proposa pour la première fois d’arrêter les projectiles de marine avec une dizaine de centimètres de fer, on n’eut pas de peine à lui démontrer son erreur par un essai de tir, et à retarder ainsi de plus de dix ans l’avènement du cuirassé. Après 1918, l’insuffisance de protection des croiseurs issus des accords de limitation des armements navals était unanimement admise, Pouvait-on supposer qu’au Rio de la Plata les coques de trois croiseurs britanniques de ce type résisteraient fort bien non seulement aux calibres de 152 et 203 mm qu’ils portaient, mais encore au 280 mm d’un cuirassé de poche allemand ?
L’histoire bien courte de la protection des avions conduit à la même conclusion. Un des chefs de l’aviation française essaya vainement, quelques années avant la guerre, de faire adopter une protection du pilote dont il avait personnellement vérifié l’efficacité en 1918. On n’eut pas de peine à lui démontrer qu’elle n’était pas à l’épreuve du plus petit des calibres d’avion ou de DCA. Si, passant outre à cette conclusion pessimiste, on montait une tôle de 8 mm sur le dossier d’un siège de chasseur, on avait la surprise de le voir revenir avec quelques centaines de traces de balles dans son appareil.
La règle qui permet de condamner l’emploi des armes à faible puissance eu égard au tonnage du char n’autorise aucune conclusion semblable quant à la protection. Le char de 20 tonnes armé d’un 47 est injustifiable, parce qu’avec 500 kg de plus on aurait un char de même vitesse armé d’un 75. Mais, si l’on veut doubler les épaisseurs de protection, il faudra sensiblement doubler le poids. La règle impose au moins une protection faible, un casque pour l’homme, une tôle légère sur un siège de pilote ; elle ne peut rien enseigner dès que la protection absorbe une part importante du poids total.
Comment conclure ? Simplement qu’il y a place pour des chars à protection très différente, dont les poids varieront à peu près comme les épaisseurs de blindage, dont les moins armés auront de toute façon une arme puissante, mais dont les plus armés pourront porter des canons qu’on n’a pas encore songé à monter sur char. Dans la répartition généralement admise avant 1939, chars légers, chars moyens, chars lourds, et qui se poursuit encore avec le relèvement du poids maximum consenti pour cette dernière catégorie, il y avait une double erreur. D’abord on avait certainement fixé trop bas, beaucoup trop bas, la puissance de l’arme qu’on devait monter à bord d’un char pour combattre le char similaire. Mais surtout on se trompait complètement en croyant qu’il y avait pour chaque poids un compromis qui était celui du char optimum, où un dosage convenable d’armement, de protection et de vitesse vous garantissait en moyenne le meilleur rendement.
À l’époque où les caractéristiques des navires de guerre n’étaient pas encore réglementées par des accords internationaux, et où chaque marine pouvait choisir à son gré celles qu’elle estimait lui donner le bâtiment le plus convenable, ces deux mêmes erreurs ont été commises. On fixait trop bas la puissance de l’artillerie par rapport à l’épaisseur des blindages, et on complétait cette erreur de fait par une erreur de principe en s’imaginant que quelque règle pouvait donner d’une manière un peu précise les valeurs respectives de l’armement et de la protection. C’était alors le principe dit « de la protection correspondante » qui régenta longtemps les constructions de navires de guerre et qui voulait qu’un navire fût protégé contre son propre calibre, en sous-entendant que ce serait également celui du navire similaire qu’il aurait à combattre. Cette doctrine a justifié quelques-unes des pires horreurs qui aient enrichi la construction navale, entre autres les croiseurs cuirassés de 15 000 tonnes porteurs d’un calibre d’environ 200 mm ; il suffisait de monter sur des navires de même protection des canons de puissance double pour les déclasser aussitôt, ce que fit le croiseur de bataille.
C’est, plus ou moins consciemment, quelque principe de « protection correspondante » qu’on a suivi dans le choix des blindages de chars, même les plus modernes. Aussi peut-on prédire un succès certain à qui aura le courage de s’en écarter, et qui opposera, par exemple aux Tigre ou aux Staline des chars « moyens » de 20 tonnes, en nombre trois fois supérieur, armés d’une pièce de 105 de 50 calibres, ou des chars de 5 tonnes porteurs d’un 75.
La vitesse
Aux débuts du char, la vitesse a vraiment été la performance sacrifiée. Ces premiers chars français, pour leurs 13 à 23 tonnes, portaient des moteurs de 70 à 90 CV ; les premiers chars britanniques, pour leurs 30 tonnes, des moteurs de 105 CV. C’étaient là des puissances qu’on réclame aujourd’hui pour des autos de 1 200 kg. On ne pouvait donc en attendre qu’une vitesse insignifiante. Les chars français ne dépassaient pas 10 km/h : les chars britanniques 6 km/h.
On hésite à attribuer à l’Allemagne le mérite de la création du premier char rapide. Son A7V, de 1917, avait bien reçu, pour ses 35 tonnes, un moteur relativement puissant de 300 CV qui lui imprimait une vitesse de 16 km/h. Mais l’armée allemande n’en comprit pas l’intérêt et réduisit cette vitesse sur les modèles suivants ; l’A7VU de 1918, ne faisait plus que 12 km/h, le K-1918, 8 km/h. On pourrait croire que l’affectation au char de nouvelles missions, accompagnement ou exploitation, comportant des matériels beaucoup plus légers, aurait modifié cette situation. Cependant, ni les chars d’accompagnement tels que le Renault FT 1917 avec ses 35 CV et ses 8 km/h, le Ford 1918 avec ses 12,5 km/h, les allemands Leichte Kampfwagen LK I et LK II avec leurs 13,7 km/h, ni les chars d’exploitation Medium A à C, avec leurs 13 km/h, n’indiquaient une tendance vers le char rapide.
En réalité, aucune armée ne saisissait alors l’intérêt de la vitesse, et, l’eût-on compris, la mécanique des chars de 1914-1918 se prêtait mal à sa réalisation. Si, quelques années plus tard, on obtenait avec la même puissance par tonne des vitesses trois fois plus élevées qu’en 1918, c’est que la puissance des premiers chars était employée principalement à vaincre les frottements internes. Élever la vitesse eût surtout servi à accélérer la destruction de la mécanique par le moteur.
Le premier progrès technique devait venir de Vickers avec son entraînement de chenille par double barbotin et son guidage amélioré. On obtenait ainsi, sur les Vickers I, I A, II et II A de 1922 à 1927 une vitesse de 25 km/h avec la même puissance par tonne qui donnait 8 à 10 km/h sur les premiers chars, et 12 à 13 km/h sur les chars légers de 1918.
Le deuxième progrès technique vint en 1926 avec l’emploi de la chenille Carden-Loyd à petit pas, de rendement propulsif encore supérieur. Simultanément, l’allégement extrême des premiers chars auxquels on l’appliqua obligeait à relever la puissance par tonne, donc la vitesse, si on ne voulait pas établir un moteur d’auto de puissance réduite spécialement pour char. C’est ainsi qu’en montant un moteur Ford Modèle T, utilisé à 22 CV seulement, sur leurs premiers engins de moins de 2 tonnes, les constructeurs en tiraient une vitesse de 45 km/h. Cette vitesse, et même celles de 50 à 60 km/h, furent dès lors admises sur les chars dérivés du Carden-Loyd, avec une puissance qui ne dépassait pas 15 CV par tonne.
Ce sont ces vitesses qui ont été acceptées jusqu’en 1939 par toutes les années, à quelques très rares exceptions dont l’année française était la principale.
L’uniformité approchée de vitesse des chars qui se sont rencontrés au cours de la guerre ne pouvait prêter à beaucoup de démonstrations de la supériorité du char rapide sur le char lent. Cependant, l’intérêt d’une vitesse du même ordre que l’adversaire est certain ; le char lent est nettement handicapé ; le tank-destroyer rapide utilise fort bien sa vitesse pour sa sécurité et sa manœuvre.
Les raisons alléguées pour démontrer l’inutilité de la vitesse, que l’on continuait à présenter en France à la veille de la guerre, n’ont pas été confirmées à l’expérience. La vitesse de combat, affirmait-on, ne peut atteindre 10 km/h, car, à cette vitesse, on ne peut ni fouiller le terrain, ni effectuer un tir ajusté. La vitesse en terrain varié, sans souci de combattre, dépassait rarement 15 km/h en terrain moyennement accidenté, soutenait-on également. Dès lors, pourquoi traîner des moteurs capables de donner au char une vitesse de 50 à 60 km/ho dont il n’aurait pas à se servir au combat ?
Même si ce raisonnement avait été exact en niant l’utilité de sa vitesse, il ne justifiait pas sa conclusion pratique qu’où en tirait, l’inutilité de la puissance. Abaisser la puissance au niveau simplement suffisant pour donner largement les 10 à 15 km/h qu’on estimait seuls nécessaires, c’était sacrifier en même temps deux autres performances qui ont leur intérêt, l’accélération et la vitesse en côte. Beaucoup de conducteurs d’autos n’ont jamais poussé leur voiture à la vitesse maximum qu’elle peut donner sur route droite, non encombrée et horizontale. Mais ils n’en apprécient pas moins la puissance d’un moteur qui leur permet des reprises convenables au sortir d’un encombrement et d’un virage, ou de monter allègrement les côtes. L’équipage du char qui sort d’une haie pour pénétrer en terrain découvert voudrait bien atteindre rapidement la vitesse maximum qu’autorise l’état du terrain ; celui qui doit emprunter une pente à 45 degrés voudrait bien ne pas se traîner à la vitesse que lui permet un moteur calculé en vue du seul déplacement en terrain horizontal.
Dira-t-on que de tels terrains sont rares ? L’adversaire aura le soin de les choisir, soit pour y placer ses armes anti-chars, soit pour y engager ses chars. C’est par le même raisonnement qu’on défendait en 1914 le canon à tir tendu : combien y avait-il, dans les campagnes de France moyennement accidentées, de zones où I’ obusier fût vraiment indispensable pour atteindre l’adversaire défilé ? On oubliait que c’est précisément celles-ci qu’il choisissait pour s’abriter. Ce n’est pas autrement que la légion vint à bout de la phalange qui lui était supérieure en plaine ; elle l’attira en terrain accidenté.
Mais l’inutilité de la vitesse, même en terrain horizontal sans couvert ni obstacle, n’est nullement démontrée. Une telle affirmation supposait que le char n’avait d’autre rôle que le travail en liaison avec l’infanterie, sur un terrain étroitement compartimenté. Limiter sa vitesse à celle qui convenait à cette mission, c’était le désavantager gravement dans son action indépendante lointaine, où la vitesse était un facteur essentiel du succès de sa manœuvre. La guerre aura montré que le « terrain moyen » d’un camp d’instruction n’est pas celui où la moyenne des chars ont eu l’occasion de s’employer. Bien des Panzerdivisionen ont fait la campagne de France, de la Meuse aux Pyrénées, sans avoir à sortir de la route, d’où leur menace suffisait à faire rétrograder l’adversaire répandu dans la campagne. Pour le char comme pour l’homme à pied, le vieil adage militaire reste vrai : « Le chemin le plus court d’un point à un autre est la route nationale », qui permet au char le maximum de vitesse compatible avec le bon ordre de ses colonnes.
Ce qu’il y avait de plus grave dans le sacrifice que l’on faisait de la vitesse, c’est qu’il était parfaitement inutile. À poids donné, la supériorité en armement ou en protection du char lent sur le char rapide était insignifiante. Le même principe qui nous a servi à condamner le char d’armement faible très généralement accepté en 1939, condamne pareillement le char de faible vitesse beaucoup plus rarement admis.
Si l’on fait exception pour quelques tentatives du constructeur américain Christie vers 1930, où la puissance était portée jusqu’à 100 et 150 CV par tonne, la fraction du poids total affectée à la propulsion du char a toujours été insignifiante. Le poids du barbotin d’entrainement, des galets, de la chenille, ne doit pas entrer dans ce compte ; les échantillons de ces organes sont choisis pour des considération de protection et peuvent transmettre ou recevoir des puissances très supérieures à celles qu’on leur applique. Les seuls éléments qui doivent figurer à l’article vitesse du devis des poids sont le moteur et la boîte de vitesses.
Dépasser les 3 kg par cheval pour ces organes n’ajoute aucun supplément d’endurance notable ; les 15 CV par tonne qui impriment au char une vitesse de 55 à 60 km/h représentent dans ces conditions moins de 5 % du poids total. Quel avantage pouvait-on attendre ‘d’une réduction de moitié de la vitesse ou de la puissance ?
L’erreur des défenseurs du type de char lent a été la même que celle des constructeurs des derniers cuirassés lents, le Nelson et le Rodney. Dans leur opposition à la vitesse qu’ils rendaient responsable des pertes de navires britanniques au Jutland, les auteurs du programme l’avaient réduite au point qu’elle n’absorbait qu’une part insignifiante du déplacement. On ne s’était même pas aperçu que la fraction du déplacement qu’on avait négligé d’employer ― le Nelson et le Rodney n’atteignent pas les 35 000 tonnes autorisées à Washington ― aurait permis, sans aucun changement aux dimensions du navire, à son armement et à sa protection, d’atteindre la vitesse de 29 à 30 nœuds qui est celle des plus lents parmi les navires de ligne récents. L’erreur aurait pu coûter cher en juillet 1940 à la marine britannique, si la présence des trois derniers navires de ligne conçus par Fisher, le Hood, le Renown et le Repulse n’avait détourné la marine allemande et la marine italienne qui possédait à elle seule six cuirassés de 28 et 33 nœuds, d’une intervention en force contre les lignes de communications britanniques.
CHARS LÉGERS, MOYENS ET LOURDS
On peut classer les chars suivant leurs missions. C’est ainsi qu’on le faisait à leurs débuts, sans prêter trop d’attention au tonnage. Le poids des chars de rupture s’échelonnait des 13,5 tonnes du Schneider 1916 aux 70 tonnes des 2 C 1921, en passant par les 23 tonnes des Saint-Chamond, les 30 tonnes des Mark IV, les 42 tonnes des Mark VIII. Les chars d’accompagnement couvraient une zone moins étendue, qui allait cependant des 3,5 tonnes des Ford 1918 aux 10,2 tonnes des LK II allemands de la même année.
Mais le classement par la mission a un grave défaut : les différentes armées réclament en effet pour la même mission des matériels qui ne se ressemblent en rien et affectent le même matériel aux missions les plus variées. Là où les armées américaine et soviétique employaient avant I939 des « chars de cavalerie » dont l’armée française n’avait pas l’équivalent, celle-ci donnait à ses divisions de cavalerie des « chars moyens », qu’accompagnait toute une gamme d’AMD, AMR et AMC, automitrailleuses de découverte, de reconnaissance et de combat, à roues ou chenillées, distinctions dont nous ne croyons pas que l’expérience faite en Belgique ait confirmé l’utilité.
Le classement en chars légers, moyens ou lourds, qu’on préférait en 1939, a au moins pour lui de reposer sur une caractéristique qui ne prête pas à discussion et qui est le poids. De graves difficultés n’en subsistent pas moins. Dans les périodes de paix où les conceptions en matière de chars ont une certaine stabilité, on peut toujours convenir d’une limite d’une douzaine de tonnes pour les chars légers et d’une vingtaine pour les chars moyens. Mais la course au tonnage, rapide en temps de guerre, enlève leur intérêt à ces limites ; la plupart des chars sont devenus lourds dès 1943, et c’est dans cette catégorie que quelques distinctions seraient utiles.
Le classement suivant le poids néglige les différences importantes qui tiennent à l’armement. Lorsque les accords navals établissent des catégories séparées par les limites de déplacement de 600, 3 000, 10 000 et 35 000 tonnes, ils les complètent par des exigences de calibres qui ont pour effet de maintenir le parallélisme entre la croissance du déplacement et celle de l’armement. Ces accords n’appellent pas navire de ligne un bâtiment de plus de 10 000 tonnes et qui porte un canon d’un calibre supérieur à 203 mm ; ils font rentrer dans cette catégorie tout bâtiment de plus de 10 000 tonnes, ou porteur d’un calibre supérieur à 203 mm. On évite ainsi que les marines se laissent aller à rechercher la puissance de l’artillerie en dehors du tonnage global de navires de chaque classe qu’on leur accorde, et l’on obtient pratiquement l’uniformité désirée.
Faute de limitations de cette nature, il y avait en 1939 des chars allemands Mark IV armés de 75 mm, auxquels il était difficile de refuser le nom de chars lourds, et qui étaient cependant plus légers que certains chars moyens armés de 47 mm. Depuis, le Mark III allemand, plus léger encore, a remplacé son 37 mm par un 75 mm ; restait-il char moyen ? On peut même aller plus loin et il n’y aurait aucune difficulté à monter sur des chars légers de moins de 12 tonnes des matériels d’artillerie lourde, des obusiers de 150 à 155 mm par exemple ; malgré leur artillerie lourde, ces matériels resteront-ils chars légers ?
En réalité, le seul des facteurs de puissance du char dont les progrès soient en rapport étroit avec le tonnage est la protection ; vitesse et armement en sont à peu près indépendants. Sur mer, la vitesse est directement liée au déplacement, aussi bien pour les navires ordinaires que pour les glisseurs ; la puissance par tonne est d’autant plus faible, à vitesse donnée que le déplacement est plus élevé ; c’est pour cette raison, par exemple, que le navire de ligne de 35 000 tonnes et, mieux encore, celui de 45 000 tonnes, peuvent atteindre économiquement des vitesses de 32 à 34 nœuds qui absorbent, sur le croiseur de 10 000 tonnes, une fraction importante du poids total. Sur le char, au contraire, la vitesse maximum permise ne dépend qu’indirectement du déplacement, par l’intermédiaire des dimensions. Le grand char peut traverser un mauvais terrain à une vitesse que ne pourrait soutenir le petit char. C’est le genre de supériorité de la grosse voiture vis-à-vis de la petite, sur mauvaise route. Mais le facteur essentiel reste le nombre de kilos que doit traîner chaque cheval du moteur. À même puissance par tonne, donc en consacrant à peu près même fraction de leur poids total à la propulsion, des chars de tonnage très différent ont sensiblement même vitesse.
Le char permet évidemment le montage d’une arme d’autant plus puissante qu’il est plus lourd. Mais, pour que cet avantage du tonnage apparaisse, il faudrait qu’on utilise les possibilités des tonnages actuels. Or on est encore très loin des puissances d’armes qu’on pourrait monter sur les chars si on affectait à leur armement une fraction notable de leur poids total. Le tonnage n’a donc pas encore sur l’armement l’influence qu’il pourrait avoir.
La véritable supériorité que procure le tonnage porte sur la protection. Le char ne pouvait échapper à la loi qui régit depuis près d’un siècle l’évolution du navire de ligne, et qui commence à régir celle de l’avion, depuis trois ans que le blindage est apparu en combat aérien. Pour le char, comme pour le navire et pour l’avion, l’affectation d’une fraction donnée du tonnage à la protection permet l’emploi de blindages d’autant plus épais que le tonnage est plus élevé, car les surfaces à recouvrir croissent moins vite que les volumes et les poids. Dans le cas du char, la comparaison n’a même pas à porter sur des engins semblables, dont la carapace doit recouvrir des moteurs de puissance et d’encombrement proportionnels au tonnage, une réserve de combustible également proportionnelle au tonnage. Car une part importante du volume protégé est celle qu’exige l’équipage, et on a compris sur le char, plus vite que sur l’avion et surtout que sur le navire, qu’il n’était pas nécessaire de faire croître l’équipage en proportion du tonnage. Les chars lourds de 60 tonnes d’aujourd’hui ne réclament même pas le personnel de six hommes d’un Schneider 1916 de 13 tonnes.
La course récente au tonnage du char était donc suffisamment justifiée du point de vue protection. Elle l’était d’autant plus que les protections déjà réalisées jusqu’en 1943 avaient à maintes reprises mis en échec les armes anti-chars spécialisées et même certaines artilleries légères de campagne. On est actuellement, une fois de plus, avec les canons anti-chars spécialisés ou les artilleries légères, à la limite inférieure de la puissance réclamée par les blindages de chars lourds. Un nouveau bond reste tentant, qui déclasserait deux matériels de cette espèce.
Mais deux gros changements sont survenus, l’auto-propulsion, spécialement celle des bombes d’avions, et la charge creuse, qui permettent la perforation des blindages avec des armes de poids très inférieur à celui du canon de même puissance. La course au tonnage n’est plus l’aboutissement naturel de la double course au calibre du projectile et à l’épaisseur des blindages. Le char minuscule peut avoir demain raison du monstre.
Lors de ses deux dernières auditions parlementaires, à aucun moment le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, n’a évoqué la participation éventuelle de l’Italie au programme MGCS [Main Ground Combat System / Système principal de combat terrestre], mené en coopération avec l’Allemagne. Et encore moins une possible « alliance stratégique » entre KNDS et un industriel transalpin.
Et pour cause : au moment où elles ont eu lieu [en octobre], le projet MGCS venait d’être relancé après la signature d’une fiche d’expression commune des besoins par le chef d’état-major de l’armée de Terre, le général Pierre Schill, et son homologue allemand, le général Alfons Mais. Ce qui constituait en soi une avancée notable au regard des doctrines différentes de part et d’autre du Rhin.
En outre, si le MGCS était bloqué à la phase d’étude d’architecture [SADS Part 1] lancée en 2020, c’était parce que les industriels impliqués – notamment Nexter et Rheinmetall – peinaient à se mettre d’accord sur certains aspects de ce programme, en particulier sur l’armement du char de combat de nouvelle génération qui en sera issu.
Quoi qu’il en soit, il n’était pas encore question d’accueillir d’autres partenaires au sein du MGCS, comme l’Italie ou les Pays-Bas, sauf sous le statut d’observateur.
Or, le 13 décembre, sous le patronage du ministère italien de la Défense, KNDS, formé, à parts égales, par Nexter et Krauss-Maffei Wegmann, a scellé une « alliance stratégique » avec le groupe Leonardo, en vue de « créer un véritable groupe européen de défense » et de « coopérer plus étroitement dans le domaine de l’électronique de défense terrestre ».
Et selon le communiqué publié par les deux groupes, cette « alliance stratégique » doit permettre la « mise en œuvre de programmes en coopération entre les nations européennes, en renforçant leur base industrielle nationale et en développant la future génération de plateformes de véhicules blindés, notamment le MGCS ».
Dans le même temps, la branche allemande de KNDS [c’est à dire Krauss Maffei Wegmann] a signé un autre accord avec Leonardo pour la mise en oeuvre conjointe du programme d’acquisition de chars de combat avec une « solution basée » sur le Leopard 2A8, pour les besoins de l’armée italienne.
Leonardo étant un concurrent de l’électronicien Thales, ce rapprochement aura certainement des conséquences sur la participation de la Base industrielle et technologique de défense [BITD] française au MGCS. Et même sur celle de l’Allemagne.
Quoi qu’il en soit, cet accord entre KNDS et le groupe italien a été salué par le ministère des Armées, qui a dit y voir une « opportunité » pour la BITD française.
« La création d’un partenariat stratégique entre Leonardo et KNDS, groupe dont l’État français est actionnaire à 50% et composé de Nexter et de KMW – est une opportunité pour l’industrie terrestre européenne, et en particulier pour l’industrie française », a en effet réagi le ministère, via un communiqué. Comment se traduiront ces « opportunités »? Mystère…
« Ce partenariat a fait l’objet d’échanges entre le ministre des Armées, Sébastien Lecornu et le ministre italien de la Défense, Guido Crosetto depuis plusieurs mois », a-t-il ajouté, avant de préciser que cet accord « s’inscrit en cohérence avec les discussions en cours à propos de l’entrée de l’Italie comme membre à part entière du programme MGCS ».