«Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes » (Bossuet). Et, c’est malheureusement le cas de la diplomatie du « en même temps » chère à Emmanuel Macron ! Un jour, il approuve ; le lendemain il condamne. Un jour, il met en avant un principe pour expliquer sa position à l’instant « T » ; le lendemain, il sort de son chapeau un principe opposé pour justifier son évolution à l’instant « T+1 ». Nous avons un exemple éclairant de cette diplomatie du zigzag avec sa politique au Proche et au Moyen-Orient. Le vocabulaire qu’il emploie pour caractériser certains protagonistes du conflit israélo-palestinien est aussi inapproprié que contre-productif. L’on souhaiterait comprendre pour y voir un peu plus clair. Sévère avec l’un, complaisant avec l’autre. Notre idylle avec l’émir du Qatar est aussi touchante que problématique. C’est pourquoi, nous serions bien inspirés d’enseigner sur les bancs des écoles diplomatiques et autres instituts formant les grands serviteurs de la République la faiblesse de la diplomatie française comparée à la force de la diplomatie à la qatarie. Elle pourrait se conceptualiser autour de trois grands axes : influence, compromission et « complicité », concept pris au plus mauvais sens du terme.
Le Qatar ou la diplomatie de l’influence
Certains États se targuent de pratiquer une « diplomatie d’influence » sans en avoir les moyens. D’autres États ne se targuent de rien, mais savent et peuvent y mettre les moyens pour parvenir à leurs fins avouables ou pas. Leur influence est diffuse mais efficace.
Dans cette catégorie, nous rangeons le Qatar, sorte de Janus bifrons. Grâce à ses énormes ressources financières, il peut tout acheter – au sens propre et figuré du terme – biens matériels de grand luxe et êtres humains cupides. En contrepartie, l’émir Tamim ben Hamad Al Thani peut s’acheter une bonne conduite à vil prix. Oubliées ses turpitudes intérieures (traitements dégradants et inhumains de certains et certaines) et extérieures (appui aux mouvements fréristes tels que le Hamas qui pratique avec brio la « diplomatie des otages »).
La victoire du PSG en Ligue des champions de football, le 31 mai 2025 à Munich par un score sans appel, représente un aboutissement pour les Qataris. Une question mérite dès lors d’être posée. Qui a gagné ? Le PSG, sans doute, c’est à dire le Qatar, mais la France, elle, a encore perdu. Le PSG, par ses propriétaires, est un élément de Soft Power (diplomatie de l’influence) islamique et identitaire. Des hordes de supporters drogués à l’élixir « Football » arpentent les rues de la capitale, soumise à la loi des casseurs en ayant revêtu le maillot de leur équipe fétiche. À quoi ressemble-t-il ? Un maillot bleu orné d’un modeste écusson du PSG au niveau du cœur et barré de Qatar Airways. Tout un symbole de la soumission d’un Paris humilié, outragé… mais libéré par une victoire sans appel contre l’équipe italienne ! Qui plus est, certains de ces tristes sires n’étaient pas venus pour célébrer le succès de l’équipe parisienne, mais pour dégrader, casser et, pour les mieux inspirés, crier « Free Palestine from the river to the sea ». D’autres préféraient s’en prendre au Mémorial de l’holocauste et autres lieux de culte juifs. On ne saurait être plus clair. La politique n’est jamais très éloignée du sport.
Mais, le président de la République, Emmanuel Macron salue à sa manière cette victoire par un superbe « Champion mon frère ! », idiome issu du rap et des banlieues. L’Émirat ne pouvait rêver mieux. Emmanuel Macron ne se transforme-t-il pas en meilleur ambassadeur du Qatar et de son idéologie mortifère qu’il distille déjà à travers une diplomatie de la compromission ?
Le Qatar ou la diplomatie de la compromission
Reconnaissons-le ! Le prince du Qatar est grand seigneur. Il n’est pas avare de ses deniers, de ses compliments à l’orientale. Rien n’est trop beau pour attirer dans ses rets la valetaille politique, économique, culturelle, médiatique hexagonale et européenne.
Nombreux sont, en effet, les hommes politiques, de droite comme de gauche, qui apprécient depuis belle lurette, ses largesses sans limite. Un ancien Premier ministre, au verbe haut et apprécié par ses discours enflammés à New York devant le machin, ne jure que par la magnificence et la munificence de l’Émirat des mille et une nuits. Il en est le meilleur VIP. Une distinguée ministre de Jupiter n’hésite pas à faire souvent le voyage au pays d’Aladin. Elle apprécie les belles robes, les beaux bijoux et autres gâteries. Peut-on le lui reprocher ? Toutes ces éminentes personnalités oublient à l’occasion la notion de conflits d’intérêts, de compromission, leur signification et les risques qu’ils encourent sur le plan pénal à pratiquer la diplomatie des petits arrangements entre amis. Ils préfèrent voyager aux frais de la princesse.
Lassé des critiques de certains mécréants « gwers » qu’il jugeait infondées, un ancien ambassadeur du Qatar à Paris se fait un devoir de mettre les choses au point. Il leur rappelle tout bonnement qu’il n’est pas poli de cracher dans la main de celui qui vous nourrit. Et pour étayer son propos, il dresse une liste des « collabos » qui viennent régulièrement dans les locaux de sa mission diplomatique pour y recevoir quelques espèces sonnantes et trébuchantes. Pour enfoncer le clou, s’il en était encore besoin, il s’autorise à jouer les persiffleurs. Qu’avons-nous appris de sa bouche suave ? Que certains lui font remarquer que le contenu de l’enveloppe n’est pas suffisamment garni ? Qu’ils attendent des invitations à des voyages tous frais payés. On reste coi aux pays des droits de l’homme, de l’État de droit, de la démocratie, des valeurs et autres fadaises de cet acabit. Dans une démocratie digne de ce nom, après vérification et enquête, tous ces personnages auraient dû être déchargés de leur mandat électif et, pourquoi pas, condamnés à des peines infâmantes (emprisonnement, qui sait ?). Mais, ne rêvons pas. Notre Douce France est loin d’être exempte de tout reproche.
La situation n’est pas meilleure au plan de la très honnête et très vertueuse Union européenne, si prompte à faire la leçon de morale aux républiques bananières et autres dictatures corrompues. Le Qatargate du Parlement européen n’est que la partie émergée de l’iceberg du système de clientélisme politique et de lobbying bâti par le Qatar depuis trente ans. On ne sait pour quelles raisons crédibles les poursuites judiciaires traînent. Des personnalités politiques françaises sont concernées, sans parler du monde des affaires si complaisant avec la finance islamique, les valises de billets et autres cadeaux qataris. Plus c’est gros, plus çà passe. Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil dans l’Orient compliqué.
À Paris, le prince est reçu comme un roi. Il est comme chez lui. On lui déroule le tapis rouge… de la couleur du sang qu’il a sur les mains. Oubliés les otages détenus à Gaza par le Hamas dans des conditions sordides qui n’émeuvent pratiquement personne. Ils l’ont bien cherché, murmure-t-on, dans les cénacles de la bien-pensance. Ne devenons-nous pas, sans le vouloir, les idiots utiles, les complices de cette diplomatie de la « complicité » ?
Le Qatar ou la diplomatie de la « complicité »
Ce n’est un secret pour personne, les principaux dirigeants du Hamas – organisation considérée comme terroriste au sens juridique du terme – sont hébergés et financés par le Qatar. Il s’agit d’une réalité objective, un fait incontestable. De deux choses l’une :
– soit, nous considérons que la prise d’otages est un crime de guerre, un crime contre l’humanité et nous en tirons toutes les conséquences qui s’imposent. Dès lors, il nous revient, seuls ou collectivement avec les États membres de l’Union européenne, de sanctionner durement un État qui est complice des preneurs d’otages et financier d’une organisation terroriste. Nous pourrions également saisir la Cour internationale de justice (CIJ) et/ou la Cour pénale internationale (CPI) pour qu’elles délivrent des mandats d’arrêt contre la cohorte princière qatarie. Nous le faisons si bien avec le Premier ministre israélien et le président russe. Nous pourrions également geler les avoirs du Qatar en France. Cela permettrait à François Bayrou de combler son déficit budgétaire de 40 milliards d’euros. Nous apparaitrions en conformité avec notre statut de patrie auto-proclamée des droits de l’homme et avec toutes nos péroraisons martiales sur le sujet. Pareille démarche suppose courage, cohérence et constance dans l’action diplomatique de moyen et long terme d’Emmanuel Macron dont la statue au Musée Grévin vient d’être dérobée ;
– soit, nous considérons, au terme d’un raisonnement de pure Realpolitik, que l’argent n’a pas d’odeur et que nous en manquons. Au passage, le PSG est propulsé au firmament de la galaxie footballistique européenne. La victoire est belle. Ne boudons pas notre plaisir ! Elle a un effet cathartique. De plus, le Qatar doit alors être considéré comme un allié fidèle, un partenaire stratégique, un amiable compositeur sur le dossier de Gaza et des otages et « tout va très bien madame la marquise ». Pourquoi changer une équipe qui gagne ? Peu nous chaut que cet agréable pays soit le sponsor des Frères musulmans et de leur entrisme sur notre sol. Au diable, les avertissements inquiétants lancés sur le sujet par la chercheuse Florence Bergeaud-Blackler et le récent rapport adressé au ministre de l’Intérieur. Peu importe que, sans la manne financière qatari et sa stratégie de conquête depuis trois décennies, les structures françaises de l’islam politique n’auraient pas la force acquise aujourd’hui, ni cette emprise sur nos compatriotes musulmans.
Pour justifier la seconde branche de l’alternative, Barbara Lefebvre pose de nouveau le problème en termes clairs lorsqu’elle écrit : « En Occident et dans le monde musulman, le Qatar diffuse l’islam frériste via son business, ses médias, sa diplomatie.Un fonds souverain de 450 milliards de dollars, 2,7 millions d’habitants dont seulement 300 000 nationaux, la deuxième puissance gazière mondiale (…). Avant les massacres du 7 octobre, le Qatar était isolé par les chancelleries sunnites, en particulier l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Après le 7 octobre et les 250 otages retenus par les djihadistes du Hamas, les Qataris sont revenus au premier plan notamment en faisant habilement croire aux Occidentaux (l’administration Biden et l’Union Européenne) qu’ils pourraient être d’efficaces médiateurs ». Tout est dit et bien dit. Voulons-nous être dupes encore longtemps ou bien sommes-nous prêts à dessiller les yeux pour nous confronter au réel sur le plan international et intérieur ?
Le prix de nos mensonges
« On ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment » (Cardinal de Retz). Nous touchons ainsi aux limites de la diplomatie du en même temps. Mais les génies, qui entourent et conseillent Jupiter 1er, nous expliquent doctement que leur gourou excelle dans la diplomatie de l’ambigüité constructive. Comme le relève si justement, Barbara Lefebvre précitée : « Quel dirigeant politique, quel ministre, quel candidat à une élection locale ou nationale, quel journaliste de sport, quel chef d’entreprise du CAC 40, aura le courage de dénoncer le double jeu du Qatar en France ? Le Qatar est un acteur central de l’islam politique français. Sans lui, jamais les Frères n’auraient pu infiltrer nos institutions, nos entreprises, nos médias, notre espace public. Le pragmatisme diplomatique et politique, les « bons deals », les victoires rafraichissantes du PSG, tout cela a ses limites quand l’ordre public et la sécurité nationale sont en jeu ». Quand accepterons-nous de livrer à un authentique et objectif exercice d’introspection de notre relation toxique avec cet Émirat ? En dernière analyse, la problématique est d’une simplicité biblique. Elle peut se résumer en quelques mots : otages : et si l’on parlait du Qatar ?
Nouvelles routes maritimes, militarisation, statut des navires et exploitation des ressources : Virginie Saliou, chercheuse en sécurité maritime à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), nous éclaire sur l’Arctique, un territoire stratégique devenu le théâtre de rivalités croissantes entre grandes puissances.
Virginie Saliou, chercheuse en sciences politiques spécialisée en gouvernance maritime, est titulaire d’un doctorat sur le gouvernement de la mer. Elle combine un parcours académique de haut niveau et une expérience de conseillère stratégique auprès de ministères. Titulaire de la chaire « Mers, Maritimités et Maritimisations du Monde » de Sciences Po Rennes, elle enseigne la géopolitique des espaces maritimes et le droit de la mer à l’ENSTA Brest et à l’Ecole navale.
Pour l’IHEDN, elle décrypte les impacts géopolitiques de la fonte des glaces en Arctique, une région désormais au cœur des rivalités internationales. Elle analyse notamment les nouvelles dynamiques de compétition entre grandes puissances, et le rôle clé des acteurs comme l’Union européenne, l’OTAN, la Russie et la Chine dans cette course aux ressources et à l’influence.
Comment la fonte des glaces en Arctique alimente-t-elle la compétition géopolitique entre grandes puissances ?
Il est essentiel de souligner que la compétition en Arctique est souvent surévaluée. Bien que la fonte des glaces soit réelle et s’accélère, cette évolution est fréquemment exagérée, notamment en ce qui concerne l’ouverture des routes maritimes et la rivalité dans la région. Certaines routes s’ouvrent partiellement, mais elles n’entraînent pas nécessairement un gain de temps significatif ni une transformation majeure du commerce maritime international. Cela n’empêche cependant pas les acteurs régionaux et extra-régionaux de s’y intéresser. Par exemple, la Russie souhaite développer ces routes, en particulier pour le commerce de ses hydrocarbures, principalement destinés à la Chine et à l’Asie. Toutefois, ces routes ne sont pas destinées à devenir des axes de transit pour le commerce international, mais plutôt des voies de destination spécifiques.
Par ailleurs, les États riverains de l’océan Arctique respectent la Convention de Montego Bay et se sont officiellement engagés à la mettre en œuvre en Arctique depuis 2008, avec pour effet une répartition claire des ressources maritimes. Il n’y a donc pas de véritable conflit sur les zones économiques exclusives (ZEE), chaque État ayant des droits sur les ressources situées dans sa propre ZEE.
Quant à l’extension du plateau continental, les États peuvent demander des droits supplémentaires sur les ressources si la continuité géologique de leur plateau terrestre vers la mer est prouvée. Ces demandes sont souvent simultanées, et un accord bilatéral est nécessaire pour valider l’extension, ce qui a conduit à des coopérations plutôt qu’à des conflits, comme le montrent les accords entre la Norvège et la Russie ou le Danemark et le Canada. La seule réelle dispute qui demeure concerne la délimitation maritime entre les États-Unis et le Canada. En 2024, les États-Unis ont annoncé leur demande d’extension du plateau continental en Arctique, chevauchant les prétentions des voisins, ce qui pourrait devenir un sujet de discorde.
Certains États « souhaitent limiter la liberté de passage »
L’ouverture des routes maritimes a aussi créé un litige sur le statut des navires qui les emprunteraient : faut-il accorder une liberté totale de navigation, comme le réclament les États-Unis et l’Union européenne (UE), ou bien un contrôle strict, comme le préfèrent le Canada et la Russie ? Les préoccupations environnementales, notamment les risques accrus d’accidents liés aux conditions difficiles de navigation, poussent ces derniers à vouloir limiter le passage et à exercer un contrôle.
Selon les lois internationales, la responsabilité des zones de recherche et de sauvetage incombe aux États côtiers, ce qui confère un rôle central à la Russie et au Canada. Étant les États directement concernés par tout accident maritime sur leurs littoraux, ce sont eux qui devraient déployer les moyens nécessaires pour les opérations de secours. Dans ce contexte, le Canada et la Russie souhaitent limiter la liberté de passage dans ces zones et exercer un certain contrôle sur les routes maritimes, afin de mieux gérer les risques et protéger leurs intérêts. Par ailleurs, l’article 243 de la Convention de Montego Bay permet d’imposer des restrictions de navigation dans les zones polaires pour des motifs environnementaux, soutenant ainsi les préoccupations de ces pays.
« Sur le plan militaire, l’Arctique est crucial pour la Russie »
Sur le plan militaire, l’Arctique est crucial pour la Russie, non seulement pour ses exportations d’hydrocarbures, mais aussi pour ses objectifs stratégiques. Environ 12 % du PIB russe provient de cette région, et 80 % de ses hydrocarbures y sont extraits. Cela justifie la nécessité, selon la Russie, de sécuriser cet espace. L’Arctique est également le seul point de passage stratégique pour la flotte russe, lui permettant d’accéder à l’océan mondial sans négocier avec d’autres États. Sa flotte du Nord est donc d’une importance capitale, notamment pour les sous-marins et la dissuasion nucléaire. La stratégie russe en Arctique repose sur une défense renforcée, l’utilisation de la dissuasion et un contrôle strict des accès. Depuis les années 2000, Vladimir Poutine a engagé une remilitarisation progressive de la région, renforcée par la mise en place de bases militaires et de zones de brouillage.
Dans quelle mesure la reconfiguration des rapports de force dans la région accroît-elle les risques d’escalade, et quels défis cela soulève-t-il ?
La Russie a souhaité réinvestir l’Arctique à des fins économiques et militaires, ce qui a entraîné des réactions des autres acteurs. Cela a mené à des initiatives telles que la réactivation de la 2e flotte des États-Unis et la multiplication des déclarations politiques américaines, faisant de l’Arctique une zone stratégique à réinvestir. Le Canada, de son côté, a annoncé le renforcement de sa flotte de brise-glaces, bien que cet engagement soit resté plutôt symbolique, sans suivi concret. Une escalade verbale a eu lieu, certains acteurs affirmant l’importance stratégique de la région, mais l’impact opérationnel de ces déclarations reste incertain.
En Russie, bien que des annonces aient été faites pour réinvestir la flotte du Nord, ces promesses n’ont pas été pleinement concrétisées, en grande partie à cause de la guerre en Ukraine. Les acteurs voisins observent qu’un engrenage défensif semble se mettre en place : l’armement de l’un entraîne celui des autres. Cependant, cette dynamique reste contenue pour l’instant. L’Arctique est un miroir des tensions internationales, sans engendrer une véritable compétition pour la région elle-même.
« Un terrain d’affrontement indirect dans la compétition sino-américaine »
Un autre acteur a émergé dans cet espace : la Chine, qui suscite de plus en plus de préoccupations. Au début des années 2000, la Chine considérait l’Arctique comme un espace international, sans droits particuliers pour les États riverains. Mais au fil du temps, elle a signé des accords économiques et scientifiques, en particulier avec la Russie dans le secteur des hydrocarbures.
En 2013, la Chine devient Observateur au Conseil de l’Arctique et annonce les « routes polaires de la soie » en 2018. Elle se déclare ensuite « État proche de l’Arctique » et plus récemment « État partie prenante », renforçant ses intérêts dans la région. Bien que la Chine déploie sa présence militaire de manière limitée, son intérêt économique est perçu comme une menace par les États-Unis, transformant l’Arctique en un terrain d’affrontement indirect dans la compétition sino-américaine, notamment autour du Groenland.
« L’OTAN continue d’y mener des exercices réguliers »
L’OTAN, quant à elle, continue de mener des exercices réguliers en Arctique depuis la fin de la guerre froide, impliquant principalement les États riverains, notamment la Norvège. Ces exercices, de mise en condition opérationnelle extrême mais aussi de démonstration de force, montrent à la Russie l’intérêt pour cette zone. La Russie y répond également par des exercices similaires. Les récentes tensions politiques, comme celles générées sous l’administration Trump, n’ont d’ailleurs pas eu de répercussions sur les activités opérationnelles dans la région.
Dans ce contexte, quel rôle l’Union européenne et la France peuvent-elles jouer pour promouvoir un ordre multilatéral et durable en Arctique ?
L’Union européenne, bien qu’elle ne soit pas membre observateur du Conseil de l’Arctique, a exprimé plusieurs fois son désir de rejoindre cette instance. Cela limite néanmoins sa capacité d’influence directe. L’UE cherche à investir la question arctique et dispose notamment d’un ambassadeur pour l’Arctique, mais sa position sur l’Arctique tarde à être précisément définie et son rôle demeure limité. Certains de ses États membres sont pourtant impliqués dans les instances de gouvernance pour cette région. L’UE a cependant pris position sur des enjeux environnementaux et de sécurité maritime, puis plus récemment à travers sa « Boussole stratégique », où ces sujets sont abordés. Sa position reste toutefois en évolution.
La France, quant à elle, est plus clairement engagée en Arctique. Observateur du Conseil de l’Arctique depuis les années 2000, elle participe activement aux travaux de cette instance. En matière de défense, la France pratique la navigation dans la région pour maintenir l’Arctique comme une zone de liberté de circulation. Elle entend également contribuer à la coopération internationale dans cette région, en mettant en avant sa stratégie polaire et grâce à son ambassadeur dédié. En soutenant les initiatives régionales et en défendant l’application de la Convention de Montego Bay, la France pourrait renforcer son rôle dans cette zone.
« Trop tard, le mot qui résume toutes les défaites » (général Mac Arthur). Le moins que l’on soit autorisé à dire est que le combat contre les preneurs d’otages – certains évoquent des otages d’État – est loin d’être gagné. La France, qui en est victime depuis plusieurs décennies, tarde à mettre au point une stratégie de long terme pour lutter contre ce phénomène sournois. Elle hésite à agir clairement et durement par crainte de représailles sur la vie des otages. Elle met également en avant les avantages de la discrétion dans le traitement de ces affaires délicates. Le résultat est devant nos yeux. Nos otages, qui n’en peuvent mais, croupissent dans les très accueillantes geôles algériennes, iraniennes et russes. Et, les États « voyous », qui pratiquent la diplomatie des prises d’otages, se frottent les mains face à l’impuissance de la « Grande Nation ». Ils disposent ainsi d’un puissant levier d’action pour neutraliser nos éventuelles réactions de contre-attaque sur d’autres terrains : diplomatiques, économiques, sécuritaires… Face à cette situation problématique à maints égards, notre pays adopte une réponse timide qui a, au moins, l’immense mérite d’exister.
Une situation encore problématique
Pour mieux appréhender la question, nous devons aller du général au particulier.
Au cours des dernières semaines, nous avons tenté de poser la problématique générale de la prise d’otages à travers les tribunes 165 (« De la diplomatie des otages à la diplomatie de la carte postale ! »), 172 (« Vers une criminalisation de la prise d’otages ») et 174 (« Otages : l’étrange défaite »). Notre démarche se fonde sur le triptyque suivant : connaître le passé pour comprendre le présent afin d’anticiper l’avenir. C’est pourquoi, nous nous sommes efforcés d’analyser la genèse du phénomène ; ses développements récents ; les réactions – plutôt la faiblesse, voire parfois l’absence de réactions – et la feuille de route (avec ses différents volets) que nous devrions adopter pour maitriser le phénomène. Or, nous n’en sommes pas encore là. Nos décideurs privilégient une approche marquée au sceau du misonéisme ambiant, cette hostilité à la nouveauté et au changement, avec une constance qui force le respect ! Ils en appellent, en particulier, le président algérien à faire preuve d’humanité à l’égard de Boualem Sansal, se refusant à mettre en avant son innocence des crimes dont on l’accuse. Pour ce qui est de la Russie, les inutiles et inefficaces saillies jupitériennes permanentes contre le maître du Kremlin n’arrangent rien à l’affaire. Avec l’Iran, nous prêchons dans le désert. Notons que Donald Trump utilise sa position de force pour contraindre les autorités de Téhéran à négocier sérieusement sur leur programme nucléaire militaire. C’est donc que le rapport de force paie avec ces fauteurs de troubles à condition d’avoir des objectifs clairs et des moyens crédibles pour y parvenir. Ce qui n’est pas le cas.
Depuis ces présentations, la situation de nos otages est allée en se dégradant en dépit des appels des uns et des autres en vue de leur libération. Est-ce vraiment une surprise ? Pas vraiment. Pris dans un tourbillon médiatique sans fin, le plus haut sommet de l’État refuse de se livrer à un incontournable exercice de questionnement dans cette période d’incertitude. Il privilégie la fameuse politique/diplomatie du chien crevé au fil de l’eau. Comme le rappelle Charles Péguy : « L’idéaliste a les mains propres, mais n’a pas de mains ». Qui plus est, le président de la République et son ministre de l’Europe et des Affaires étrangères peinent à comprendre ce qui se passe sous leurs yeux. Alors qu’ils n’ont pas de mots assez forts pour réclamer des sanctions exemplaires contre Vladimir Poutine dans le dossier ukrainien et contre Benjamin Netanyahou dans la crise à Gaza, ils restent particulièrement timorés vis-à-vis des États pratiquant le terrorisme d’État à travers la prise d’otages innocents. À leurs yeux, gouverner, c’est surseoir à prendre les décisions courageuses. Leur devoir serait de suivre nos intérêts bien compris. Comme le souligne l’ancien commissaire européen, Thierry Breton : « Quand la France n’a plus de politique, la France va à la dérive ». Il est grand temps de retrouver nos repères perdus, de réveiller notre esprit critique. C’est à ce prix, et seulement à ce prix, que nous pourrons trouver une réponse à la question de la libération de tous nos otages détenus arbitrairement dans le monde. Le veut-on ? Le peut-on ? Il n’y a pas de pire glaive qu’un sabre de bois.
Au cours des derniers jours, l’exécutif semble vouloir emprunter un autre chemin, toutes choses égales par ailleurs.
Une réponse encore timide
Si de récentes mesures prises par l’exécutif à l’encontre de l’Algérie vont dans le bon sens, elles doivent s’inscrire dans un continuum à définir au préalable.
Deux signaux positifs méritent d’être relevés. Le 16 mai 2025, la France éternelle se résout à utiliser la voie coercitive devant une juridiction internationale. En effet, elle dépose plainte contre l’Iran devant la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye pour « violation de son obligation de donner droit à la protection consulaire» concernant ses deux ressortissants français encore détenus dans ce pays. Que ne l’avons-nous pas fait plus tôt ? Cette démarche possède l’immense mérite de mettre la balle dans le camp iranien en contraignant le régime des mollahs à s’expliquer devant la communauté des nations. Même si l’affaire ne sera pas traitée avec célérité par cette Cour, elle stigmatisera les agissements contraires au droit international de Téhéran. Depuis le 17 mai 2025, notre pays exige désormais un visa pour les détenteurs d’un passeport diplomatique algérien. Que ne l’avons-nous pas fait plus tôt ? Nous nous nous situons encore au bas de l’échelle de la diplomatie de la réciprocité. Cela s’appelle du donnant-donnant. Mais, cela constitue un bon début tout en gardant à l’esprit la prédiction de notre ex-ambassadeur à Alger, Xavier Driencourt. Le 17 mai 2025, ce dernier estime qu’Alger prendra prochainement un autre otage. Parfois, la fiction annonce la réalité ! Mais, mieux vaut tard que jamais. Avec une bonne dose d’optimisme, croyons à la vertu des crises. Nous y décelons un appel au doute et à la réflexion critique.
La diplomatie du président de la République à l’encontre de l’Algérie, de l’Iran et de la Russie, au regard de la prises d’otages français, gagnerait à être moins tapageuse. À force d’oublier l’essentiel pour l’urgence, on oublie l’urgence de l’essentiel. Emmanuel Macron est « ce voyageur sans boussole, qui saute d’une conviction à l’autre comme une grenouille sur des nénuphars» comme le rappelle François Hollande. La recherche du coup médiatique est souvent la règle alors qu’elle devrait être l’exception. Quand se décidera-t-il à remplacer la force des mots par les maux de la force pour ne plus acquitter le prix de son inconstance ? À titre d’exemple, pour le Kremlin, Emmanuel Macron parle trop, est trop déclaratif et pas assez concret. Or, l’on sait bien que dans l’action internationale les bonnes intentions ne remplacent pas les leviers. Il serait grand temps d’apprendre de nos erreurs sur le traitement de la problématique des prises d’otages. Malheureusement, l’heure est moins que jamais à l’autocritique. Le statu quo n’est pas une option tenable. Reconnaissons tout de même que les quelques mesures prises à l’encontre de l’Algérie et de l’Iran constituent peut-être un premier pas dans la bonne direction ! Si tel était le cas, elles signifieraient la victoire de la méthode et de la clarté, un grand réveil. Mais également l’écriture d’un nouveau livre intitulé crises et châtiments. Pour ce faire, il faut impérativement anticiper et se préparer à agir dans les champs du possible. Mais, aussi, il faut travailler à réduire l’écart entre annonces et réalités. Ce n’est qu’à ces conditions que nous serons bien armés pour aborder et traiter la question des prises d’otages, fidèles à notre tradition de passeur d’idées.
Le confort du renoncement ?
« Il n’y a que le premier pas qui coûte ». Ce dicton tiré de la sagesse populaire éclaire parfaitement la problématique de la prise d’otages au XXIe siècle. Comme le relève Guiliano da Empoli : « Le combat contre la barbarie se renouvelle avec chaque génération, mais il faut adapter les moyens à l’époque ». Et, c’est bien de cela dont il s’agit dans la lutte contre la prise d’otages. Voulons-nous prendre le sujet à-bras-le corps ou bien voulons-nous être otage des preneurs d’otages, y compris de certains États peu scrupuleux ? L’ambiguïté n’est plus de mise. La clarté et la cohérence de notre réaction s’imposent pour être crédible. N’est-il pas grand temps de sortir de cet angélisme, de cet aveuglement qui confine parfois à la bienveillance coupable ? Gouverner, c’est faire des choix courageux, y compris et surtout les plus délicats. Le moment est venu de passer le cap difficile avec détermination. Faute de quoi les quelques mesures récentes prises à l’encontre de l’Algérie et de l’Iran se résumeront au refrain de la chanson : « Ainsi font font font les petites marionnettes », à savoir : « Ainsi font font font font, trois petits tours et puis s’en vont » !
Le voyage de Donald Trump dans les pays du Golfe a dessiné une nouvelle donne pour la région. Avec des espoirs de paix et de coopération.
Se félicitant de ce qu’il considérait comme le « plus grand comeback de l’histoire », Benyamin Nétanyahou voyait dans la réélection de Donald Trump, « le meilleur ami qu’Israël n’ait jamais eu à la Maison-Blanche »[1], la promesse d’un soutien absolu de Washington dans la guerre existentielle que l’état hébreu mène contre l’Iran et ses relais régionaux. Se voyant débarrassé des hésitations de l’administration Biden, le Premier ministre israélien imaginait alors une collaboration renforcée dans le but d’endiguer définitivement la menace iranienne et de venir à bout du Hamas dans la bande de Gaza.
La tournée de Donald Trump au Moyen-Orient, marquée par l’absence d’un détour par la capitale israélienne, signale toutefois une certaine réorientation de sa politique étrangère dans la région. Ce choix diplomatique, s’il ne doit pas être interprété comme un désengagement des États-Unis dans leur soutien historique à Israël, est révélateur d’une approche transactionnelle de la géopolitique, pilier de la doctrine de l’America First, conduisant Washington à faire primer ses intérêts nationaux au Moyen-Orient, quitte à écorner le statut d’allié particulier d’Israël que Nétanyahou pensait jusqu’ici intangible.
Cette redéfinition des priorités internationales se manifeste dans la communication du président américain sur la situation à Gaza et se lit également dans une stratégie diplomatique régionale à tendance bilatérale qui témoigne de certaines divergences d’intérêts entre Washington et Tel-Aviv.
Palestine : interpréter le récent adoucissement de la communication de Donald Trump
Avant même son investiture, Donald Trump faisait plier le Hamas en lui promettant « l’enfer »[2] si l’organisation terroriste ne libérait pas tous les otages retenus à Gaza depuis le pogrom du 7 octobre 2023. Se sentant acculé militairement et voyant dans une trêve la seule possibilité de conserver son pouvoir sur l’enclave palestinienne, le Hamas cédait et Donald Trump pouvait se targuer d’avoir obtenu son premier succès diplomatique avant même sa prise de fonction en annonçant la nouvelle dès le 15 janvier dernier : « Nous avons un deal pour les otages au Moyen-Orient. Ils seront bientôt libérés, merci ! ».
Dans la foulée, Trump présentait son projet contesté de transformer la bande de Gaza en « Riviera du Moyen-Orient », envisageant le déplacement des Palestiniens en Égypte ou en Jordanie afin de transformer l’enclave en station balnéaire de luxe. Soutenue par le Premier ministre israélien, cette idée s’est toutefois heurtée au refus conjoint de la Jordanie et de l’Égypte de recevoir la population gazaouie, à la réaction hostile de la très grande majorité de l’opinion publique, mais aussi aux réticences des pays du Golfe qui font de la cause palestinienne une condition sine qua non à la poursuite de la normalisation de leurs relations avec Tel-Aviv.
La reprise des hostilités entre Israël et le Hamas le 18 mars dernier a marqué un tournant dans la communication de Washington autant qu’elle a contrarié les efforts de Donald Trump dans sa quête d’une paix rapide et durable. Animé par la volonté de se désengager de certains conflits afin de se focaliser sur la menace chinoise qu’il considère comme le danger prioritaire ainsi que par son désir de se voir décerner le prix Nobel de la paix, le président américain a depuis infléchi son soutien médiatique au gouvernement israélien.
Interrogé le 17 mai dernier sur la situation à Gaza, Trump déclarait : « Nous devons aider les Palestiniens. Beaucoup de gens meurent de faim à Gaza, nous devons prêter attention aux deux partis »[3]. En prenant en compte pour la première fois la situation des habitants de l’enclave, Donald Trump donne un gage à ses partenaires du Golfe, bien conscient de l’importance qu’ils accordent au sort des civils palestiniens. Il semble par ailleurs que le changement d’attitude de Donald Trump soit à l’origine de la décision de Benyamin Nétanyahou d’autoriser l’entrée d’une « quantité de base de nourriture » dans la bande de Gaza. Selon le Wall Street Journal, le Premier ministre israélien aurait indiqué répondre ainsi aux pressions des « plus proches amis [d’Israël] dans le monde » ainsi qu’à celles de ses soutiens au Sénat américain[4].
Nouvelle approche
Parallèlement, Donald Trump s’abstient de faire pression sur les pays arabes concernant la reprise des pourparlers de normalisation afin de ne pas entraver la nouvelle dynamique des relations commerciales entre les États-Unis et les pays du Golfe. Cité par Le Figaro, l’homme d’affaires américain Karl Mehta résume cette nouvelle approche en soulignant que « le commerce remplace l’intervention militaire, les puissances régionales contrôlent leur propre destin, et l’Amérique soutient sans occuper »[5]. Une communication nouvelle qui venait ponctuer une tournée qui aura permis la sécurisation de nombreux accords pour un montant total estimé à 2 000 milliards de dollars[6].
Cette politique du deal s’étend au-delà des simples considérations commerciales. C’est ainsi que des discussions menées par des représentants américains ont abouti à la libération d’Edan Alexander, le dernier otage américain retenu par le Hamas. Ce « geste de bonne volonté »[7] du Hamas envers l’hôte de la Maison-Blanche n’a pas été suivi par la libération d’autres otages ni n’a impliqué de quelconque contrepartie américaine. Le recours à des négociations bilatérales, qui manifeste un certain découplage des intérêts américains et israéliens, a été dupliqué à d’autres problématiques régionales. Bien qu’il ne faille pas y voir un revirement idéologique, Trump n’envisageant pas la reconnaissance d’un état palestinien ou la cessation des livraisons d’armes à Israël, les initiatives régionales récentes du président américain sont clairement frappées du sceau de l’America First et semblent en passe de devenir le modus operandi de Washington en matière de politique étrangère.
Une bilatéralisation de la diplomatie régionale au détriment des angoisses existentielles d’Israël
Si Donald Trump n’a pas pris le temps de rendre visite à Benyamin Nétanyahou, il a néanmoins accordé un entretien d’un peu plus de trente minutes au président intérimaire syrien Ahmed al-Charaa. À cette occasion, le nouvel homme fort de Damas se serait engagé à normaliser ses relations avec Israël, mais aussi à apporter son concours à la lutte contre Daech. L’homme, dont le passé djihadiste suscite les réserves de la plupart des dirigeants internationaux, ne bénéficie pas de la confiance du gouvernement israélien. Donald Trump a surpris jusque dans son propre camp en accordant sa confiance à celui qui a passé 5 ans dans une prison irakienne après avoir combattu les troupes américaines.
La décision de Donald Trump de lever l’ensemble des sanctions financières américaines visant la Syrie a été vécue comme un camouflet par Nétanyahou, qui a lancé une campagne de bombardements en Syrie depuis la chute de Bachar el Assad, craignant notamment que les armes chimiques de ce dernier ne tombent entre les mains des nouvelles forces au pouvoir. Même si le Congrès américain doit encore valider la décision de Donald Trump, cette initiative ne rassurera pas Israël.
L’annonce d’un accord entre les Houthis et les États-Unis le 6 mai dernier illustre parfaitement la nouvelle approche de l’administration américaine quant aux enjeux régionaux. Après avoir menacé les rebelles yéménites : « l’enfer s’abattra sur vous comme vous ne l’avez jamais vu auparavant ! », Donald Trump avait déclenché une large opération de bombardements visant leurs positions. Depuis le 15 mars, ces opérations ont mobilisé plus de 2 000 bombes et missiles d’une valeur globale supérieure à 775 millions de dollars[8]. Si l’arrêt des bombardements soulage à court terme l’économie américaine, elle ne résout aucune des problématiques régionales que causent les Houthis. Leur « capitulation »[9], pour reprendre les termes du président américain, ne bénéficie qu’aux navires battant pavillon américain. Ainsi que le souligne Dana Stroul, ancienne responsable américaine de la Défense sous l’administration Biden, les Houthis « n’arrêteront pas de tirer des missiles sur Israël, le commerce maritime ne reprendra pas, et rien ne changera dans la guerre civile au Yémen »[10].
Face aux pays arabes
Si ces récents développements ont contrarié Benyamin Nétanyahou, le dirigeant se montre particulièrement inquiet des négociations en cours entre les États-Unis et l’Iran sur la question nucléaire. Le Premier ministre israélien voyait pourtant dans celui qui avait décidé, lors de son premier mandat, de se retirer de l’accord nucléaire de 2015, un soutien inestimable dans l’optique de l’adoption d’une stratégie offensive qui aurait pu permettre le bombardement des installations nucléaires de la République islamique d’Iran. Certains responsables israéliens indiquent que le moment serait idéal dans la mesure où les frappes israéliennes d’octobre 2024 en Iran ont largement amoindri le système de défense aérienne iranien[11].
L’issue de ces négociations reste cependant incertaine, l’Iran ne semblant pas prêt à abandonner toute recherche nucléaire alors que Pete Hegseth, secrétaire américain à la Défense, a affirmé que « l’Iran ne peut pas avoir d’arme nucléaire » se ménageant la possibilité d’une intervention militaire si les négociations devaient s’avérer infructueuses. Le New York Times rapporte par ailleurs que Donald Trump n’écarte pas non plus le recours à l’option militaire[12]. Une autre question pourrait toutefois se poser si un accord venait à être trouvé sans offrir suffisamment de garanties à Israël. Dans une telle situation, quelle serait la position des États-Unis si l’état hébreu décidait de déclencher une opération militaire d’envergure visant les sites nucléaires iraniens ?
« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » (Albert Camus). Et, c’est bien le mal qui ronge nos sociétés occidentales. La France ne fait pas exception à la règle. Une chape de politiquement correct, de langage aseptisé, de mots choisis … pèse sur les esprits de nos jours. En un mot, il y a des mots que l’on ne peut plus prononcer sous peine de subir lynchage médiatique, de se voir réduit au silence avec une efficacité redoutable. Comme le souligne George Orwell dans sa préface de La ferme des animaux, « Le véritable ennemi, c’est l’esprit réduit à l’état de gramophone ». Aussi bien la sphère de la politique intérieure que celle de la politique extérieure n’échappent à ces vents mauvais qui bâillonnent durablement L’esprit des lumières et la sacro-sainte liberté d’expression. Jusque dans un passé très récent, il était incongru de soutenir que notre Douce France se portait mal et qu’elle perdait tout crédit sur la scène internationale. Mais, les faits sont têtus. Le réel est incontournable. Le roi est nu. Rien n’y fait, y compris notre Mozart de la finance pour sauver ce qui l’être encore à l’intérieur de nos frontières comme notre Mozart de la diplomatie hors de ces mêmes frontières tant existe un lien étroit entre le dedans et le dehors. Comme le rappelle le général de Gaulle : « Il n’y a pas de réalité internationalequi ne soit d’abord une réalité nationale ».
Les vicissitudes de la politique intérieure : le Mozart de la finance
Bien qu’elle apparaisse de plus en plus comme l’homme malade de l’Europe, la France se permet de donner des leçons de bonne gouvernance à la terre entière.
La France homme malade de l’Europe
Le constat sans appel du Premier ministre François Bayrou, lors de sa conférence de presse du 15 avril 2025, sonne comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu[1]. Le ton est donné avec la devise affichée derrière l’orateur : « La vérité pour agir ». Le Béarnais est à la recherche des 40 milliards d’euros pour boucler le budget 2026[2]. Comment en sommes-nous arrivés à ce point alors que les duettistes, Gabriel Attal et Bruno Le Maire jurent, il y a peu encore, que la situation des finances de notre pays est satisfaisante en dépit des appréciations de moins en moins encourageantes, au fil du temps, des fameuses agences de notation ? La France vit au-dessus de ses moyens. Elle se drogue au déficit de ses finances publiques et de son commerce extérieur. Elle est incapable de procéder aux réformes indispensables pour remettre le pays sur les rails des limites de 3% posées par l’Union européenne. Le tableau ne serait pas complet si nous n’évoquions la transformation lente mais sûre de notre pays en un narco-état complétée par des attaques sans précédent contre les prisons ; la multiplication des règlements de compte entre bandes rivales, y compris dans la France périphérique ; une insécurité croissante[3] ; une immigration peu ou mal maîtrisée ; des services publics essentiels (santé, éducation, justice, police …) en capilotade ; une crise de l’autorité ; une crise de confiance des citoyens dans la politique et la justice, une crise morale de grande ampleur … Tous maux qui ne sont pas ou peu traités à la racine !
La France donneuse de leçon
Nonobstant, ce triste constat, « la France embêteuse du monde » si bien croquée par Jean Giraudoux dans L’Impromptu de Paris (1937) chapitre tel ou tel avec morgue sur la mauvaise conduite de sa politique intérieure, largo sensu. Emmanuel Macron excelle dans le rôle de Père Fouettard, ce personnage imaginaire que la légende représente aux côtés du Père Noël, armé de verges pour corriger les enfants indisciplinés. Il reçoit, à jet continu, les mauvais élèves en son Palais de l’Élysée pour leur faire la leçon, les chapitrer (Cf. visite controversé du président syrien, 7 mai 2025). Il présente la France en parangon de vertus contrairement à son premier ministre qui tient des propos inquiétants, alarmistes sur l’état de la France, qui soigne la dramaturgie du « comité d’alerte du budget ». Nonobstant ce lourd handicap interne, sur l’archipel du buzz, Jupiter excelle comme si de rien n’était. Depuis la dissolution de l’Assemblé nationale qui tourne à la Berezina, le président de la République laisse le soin de prendre les mauvaises décisions internes à son chef de gouvernement. Contrairement à tous les organismes indépendants qui font crédit au président argentin et à la présidente du conseil italien des bons résultats obtenus en matière budgétaire et financière, le chef de l’État les ignore superbement. Incroyable mais vrai. Comment donner des satisfécits à des membres de « l’internationale réactionnaire » ? C’est moralement impossible. Ils ne peuvent en aucun cas servir de bon exemple à la France arrogante que stigmatisent nos partenaires.
Combien de temps encore pensons-nous nous permettre d’ignorer que la déliquescence de notre situation intérieure n’emporte pas de conséquences fâcheuses[4], fatales sur notre politique extérieure, quoi qu’en dise notre Mozart de la diplomatie ?
Les vicissitudes de la politique extérieure : le Mozart de la diplomatie
D’une France sûre d’elle-même sur le plan international, nous passons, lentement mais sûrement, à une France sûre de rien en raison de lourds handicaps cumulés telle la confusion entre politique étrangère et diplomatie et le lest de notre situation intérieure dégradée.
La France sûre d’elle-même
Comment caractériser la politique étrangère d’un pays ? Par la conception générale des besoins de la nation, conception dérivant des nécessités de l’instinct de conservation, des modalités mouvantes de l’intérêt économique et stratégique et de l’état de l’opinion publique modifié à son tour par divers facteurs tels que l’ardeur ou la lassitude, les préjugés et les sympathies, l’ambition ou le souvenir d’une gloire passée. Une politique étrangère vaut par la cohérence de son dessein, une diplomatie par l’agilité de ses mouvements. La grande force de la politique gaullo-mitterrandienne, qui s’étend sur un demi-siècle, c’est de ne pas vouloir plaire à tout le monde. Elle reste marquée par plusieurs traits cumulatifs : prise en compte du temps long dans une perspective historique, dans une vision stratégique ; recherche d’une approche globale des problèmes internationaux ; attachement viscéral à l’indépendance nationale ; conjugaison harmonieuse de l’intérêt national et de l’intérêt général en raison d’une conception universelle de la mission de la France à travers ses idées et sa langue ; triomphe de la raison sur la passion ; conviction que le droit prime la force pour défendre la construction d’un ordre mondial sans le saper en même temps par un recours inconsidéré aux méthodes coercitives ; subtil cocktail entre parole et silence (la politique étrangère se nourrit d’un certain secret) destinée à préserver au maximum ses marges de manœuvre en particulier dans la recherche d’un équilibre délicat entre intérêts économiques et droits de l’homme…
La France sûre de rien
Au fil des décennies, des années les plus récentes, cette approche de l’action internationale de la France s’érode en raison d’une confusion entre politique extérieure et diplomatie et du lourd handicap tenant à la volatilité de la politique intérieure. La diplomatie est un moyen, une méthode. Elle cherche, par le raisonnement, par la conciliation et le marchandage des intérêts, à empêcher les grands conflits d’éclater. La diplomatie, c’est l’intermédiaire dont se sert la politique étrangère pour parvenir à ses buts par une entente et pour éviter la guerre. Lorsque l’accord est impossible, la diplomatie, instrument pacifique, devient inutile ; la politique étrangère, dont la sanction finale est la guerre, reste seule efficace. Ainsi, l’objectif de la diplomatie est de contribuer à l’édification d’un ordre international renforçant la paix et la sécurité internationales conformément aux objectifs de la Charte des Nations unies. Si la politique étrangère reflète des valeurs à travers une vision cohérente, la diplomatie recherche l’efficacité grâce à une méthodologie singulière. Or, Emmanuel Macron a trop tendance à confondre politique étrangère et diplomatie. Qui plus est, sa marge de manœuvre est de plus en plus grevée par la dégradation continue de notre situation intérieure sur les plans sécuritaire, économique, financier, social … Comment faire entendre une voix crédible de la France dans le concert des nations ? Nous administrons des leçons de droit et de morale à la terre entière sans pour autant balayer devant notre porte, dans un exercice de « diplomatie-fiction ». Jupiter excelle dans son rôle de mouche du coche de la scène internationale.
L’étrange défaite
« Gérer le déclin d’un empire en ruine représente l’une des plus formidables gageures de la diplomatie (Henry Kissinger, 1996). Même si comparaison n’est pas raison, tel est l’un des principaux défis que doit relever la diplomatie française si elle ne veut pas s’effacer. Elle doit s’interroger sur l’adéquation de ses moyens à ses fins ; la faisabilité de ses initiatives dans leurs dimensions géopolitique et financière ; l’importance de ses intérêts bien compris ; la cohérence avec l’action de l’Union européenne, de l’OTAN, de l’ONU ; la fiabilité de sa parole sur la scène mondiale… En un mot, elle doit se poser la question de sa crédibilité. Apporte-t-elle les réponses idoines aux problèmes qu’elle entend contribuer à résoudre ? Le problème est profond. À quand le lancement d’une véritable réflexion sur la diplomatie française par des experts indépendants posant un diagnostic sans tabou de ses maux suivi de l’exposé des remèdes pour qu’elle retrouve sa place dans le monde ? Nous n’en sommes pas encore là alors que nos problèmes internes ne trouvent pas de solutions structurelles. D’ici là, nous serons contraints de naviguer à vue dans la cour des déclassés du concert des nations. De l’intérieur à l’extérieur, il n’y a qu’un pas. Nous assistons aujourd’hui à la projection d’un film qui a pour titre La France qui tombe[5].
[1] Mariama Darame, Budget ! Bayrou décrit une situation « intenable », Le Monde, 17 avril 2025, p. 11.
[2] Erik Emptaz, Comment trouver 40 milliards d’économies ? Le couple Macron-Bayrou ponctionne à merveille !, Le Canard enchaîné, 16 avril 2025, p. 1.
[3] Alienor de Pompignan, Une semaine en France : la litanie macabre d’un pays à la dérive, www.bvoltaire.fr , 18 avril 2025.
[4] Mariama Daramé, Macron entend revenir sur la scène nationale, Le Monde, 7 mai 2025, p. 7.
[5] Nicolas Baverez, La France qui tombe, Perrin, 2003.
(*) Vincent Gourvil est le pseudonyme d’un haut fonctionnaire, par ailleurs Docteur en sciences politiques.
Le président Emmanuel Macron et le Premier ministre polonais Donald Tusk ont paraphé vendredi 9 mai à Nancy un traité d’amitié et de coopération renforcée, signe de l’importance stratégique prise par la Pologne sur le flanc oriental de l’Union européenne. [EPA-EFE/CHRISTOPHE PETIT TESSON]
Paris et Varsovie vont accélérer leur coopération militaire, et les deux capitales sont désormais liées par une « clause de solidarité », qui pourrait s’étendre jusqu’à la dissuasion nucléaire si les intérêts vitaux des deux pays étaient menacés.
Le président Emmanuel Macron et le Premier ministre polonais Donald Tusk ont paraphé vendredi 9 mai à Nancy un traité d’amitié et de coopération renforcée, signe de l’importance stratégique prise par la Pologne sur le flanc oriental de l’Union européenne. Ce traité bilatéral est le premier conclu par Paris avec un pays non frontalier, après ceux parafés avec l’Allemagne (1963), l’Italie (2021) et l’Espagne (2023).
« Nous avons décidé d’envoyer un signal très clair en intégrant [dans ce traité] une clause de défense et d’assistance mutuelle, dans le prolongement de nos engagements communs dans le cadre de l’OTAN et de l’Union européenne », a expliqué le président français.
Cette clause de défense « implique l’ensemble des composantes » des capacités militaires des deux pays, a encore souligné Emmanuel Macron, qui a rappelé que les intérêts vitaux des « principaux partenaires » de la France étaient intégrés dans ses propres intérêts vitaux.
Début mars, Emmanuel Macron s’était déjà dit prêt à « ouvrir la discussion » sur l’élargissement de la dissuasion nucléaire française à certains pays européens. Paris envisagerait d’ailleurs d’augmenter son arsenal nucléaire.
Le traité de Nancy doit permettre une meilleure collaboration des armées françaises et polonaises, avec des réunions régulières des États-majors des deux pays, des exercices conjoints, et surtout « la mise en oeuvre et le développement de projets conjoints » dans le domaine de l’armement.
Le « traité d’amitié et de coopération », qui sera signé vendredi 9 mai par Emmanuel Macron et le Premier ministre polonais Donald Tusk, illustre la volonté de Paris de choyer la Pologne qui a pris un poids considérable en Europe depuis le début de la guerre en Ukraine.
La première armée de terre d’Europe
Alors que Varsovie consacre déjà plus de 4% de son PIB à la défense, la Pologne ambitionne de devenir la première puissance militaire terrestre du continent européen d’ici 2035, avec une armée qui devrait dépasser les 300 000 hommes.
Elle aura donc « d’importants besoins en matière de formation » et pourrait s’appuyer sur l’expérience de l’armée française, note Léo Péria-Peigné, spécialiste des industries de défense pour l’Institut français des relations internationales (IFRI), et co-auteur d’une étude sur le réarmement polonais.
Pour Paris, il s’agit de poursuivre son « pivot vers l’Europe », après le désengagement de l’armée française du continent africain et le déploiement de plusieurs centaines de ses militaires en Roumanie et en Estonie. L’objectif affiché des autorités françaises est de prendre une place centrale dans la future architecture de sécurité du continent européen.
Construire un partenariat solide avec Varsovie pourrait aussi permettre d’ouvrir de nouveaux débouchés à la base industrielle et technologique de défense (BITD) française, alors que la Pologne se fournit pour l’heure principalement auprès des États-Unis et de la Corée du Sud.
L’année dernière, l’armée polonaise a commandé à Washington 96 hélicoptères de combat Apache et 48 lanceurs de missiles antiaériens Patriot. Ces dernières années, la Pologne s’est aussi équipé d’obusiers, de chars et d’avions sud-coréens.
« Nous allons progressivement introduire la préférence européenne dans l’industrie de la défense », a cependant promis vendredi le président polonais Donald Tusk.
Le « Triangle de Weimar » au cœur de l’Europe
La signature du traité de Nancy consacre le réchauffement spectaculaire des relations entre Paris et Varsovie, qui avait débuté avec la défaite aux législatives polonaises de 2023 des nationalistes du PIS. Les liens entre la France et la Pologne avaient beaucoup souffert en 2016 de l’abandon d’un contrat qui prévoyait la fourniture à l’armée polonaise de 50 hélicoptères H225M Caracal, fabriqués par Airbus.
Cette signature intervient aussi alors que le tout nouveau chancelier allemand Friedrich Merz – qui s’est rendu à Paris et Varsovie quelques heures après son élection – semble vouloir appuyer sa politique européenne sur ses deux partenaires du « Triangle de Weimar ».
Depuis en particulier le début de la guerre en Ukraine, une alliance de circonstance s’est développée entre la Russie et la Chine. Au-delà de leur hostilité commune envers l’Occident, c’est à des rapports ambivalents que ces deux puissances nous ont habitués. Elles sont passées par différentes phases, que l’ancien diplomate Pierre Andrieu nous présente à travers cet ouvrage instructif, mettant en relief les contours stratégiques et géopolitiques de cette alliance opportuniste.
Longtemps Russie et Chine se sont ignorées. C’est ce que Pierre Andrieu commence par retracer, en évoquant l’histoire de leurs relations.
Il a fallu attendre surtout le XIXe siècle et les colonisations de l’Empire russe pour que celui-ci impose à un Empire Qing moribond des « traités inégaux » que le peuple chinois n’a pas oubliés, étendant encore ainsi considérablement ses territoires.
Puis, ce n’est que sous la République populaire de Chine de Mao, proclamée en 1949, qu’une brève période de « fraternité socialiste » a pu exister, non exempte de méfiance réciproque et de double jeu, notamment de la part de Moscou ; interrompue par la mort de Staline en 1953, avant de dériver en franche hostilité, et de culminer en 1969, année où les deux pays se sont trouvés au bord de la guerre nucléaire. Le Grand Timonier tenta d’ailleurs un surprenant renversement des alliances, en recherchant le soutien des « impérialistes américains ».
Les relations sont devenues ensuite plus apaisées et pragmatiques à la mort de Mao en 1976 et l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping. Situation confortée à la fin des années 1980, par l’accession de Mikhaïl Gorbatchev à la tête de l’Union soviétique, qui tente de ramener celle-ci à plus de réalisme. L’artisan de la Perestroïka est le premier à engager le tournant des relations vers l’Est, prenant conscience que le pivot de la croissance économique et commerciale mondiale avait commencé à se déplacer vers l’Asie-Pacifique.
Cet état de fait est demeuré jusqu’au rapprochement idéologique initié lors de l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 2000, puis de Xi Jinping en 2012 en Chine.
Des accords sur les frontières ont été signés dès les années 1990 puis 2000, permettant de sceller ensuite un partenariat stratégique entre les deux puissances. La Chine y gagnait notamment en stabilité des approvisionnements en matières premières et énergétiques en provenance de son voisin, tandis que la Russie pouvait se sentir à l’abri de revendications territoriales pour au moins quelques années ou décennies. Sur le plan idéologique, une forte connivence s’est développée entre eux, axée autour d’un combat commun contre « l’hégémonisme américain » et les valeurs occidentales démocratiques « prétendument universelles ». Chacun des deux acteurs pouvait aussi y trouver les moyens d’assurer la survie de son régime.
Le retour de l’eurasisme, mais aussi de la Chine puissante et revancharde
Le poids de l’Histoire est ici crucial. C’est pourquoi Pierre Andrieu revient ensuite à travers deux chapitres sur les éléments essentiels qui forgent l’identité russe et permettent de mieux en comprendre les fondements.
Mais c’est surtout l’apparition du concept d’eurasisme qui permet de caractériser l’état d’esprit actuel. Remontant au XIXe siècle et remis au goût du jour à travers le néo-eurasisme, notamment représenté par Alexandre Douguine, qui a dans une large mesure inspiré la politique nationaliste, patriotique et orthodoxe – voire dans une certaine mesure complotiste, ajoute l’auteur – de Vladimir Poutine, l’eurasisme est issu du mélange de fascination et de répulsion qu’inspirait à cette époque la Chine.
Les tendances opposées au sujet des alliances avec l’Occident ou au contraire des rapprochements avec la Chine avaient débouché sur l’idée de civilisation originale, ni européenne, ni asiatique, bien que la Russie s’étale géographiquement sur les deux continents et soit en permanence partagée entre les tentations de rapprochement avec l’un ou avec l’autre (l’aigle à deux têtes).
Cependant, en se rapprochant de la Chine, Moscou prend le risque de se voir vassaliser par Pékin – devenu plus nationaliste et désireux que jamais, depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, de retrouver sa puissance d’antan – surtout depuis le constat, devenu évident avec la guerre en Ukraine motivée pas la volonté de développement de l’eurasisme, des faiblesses notamment militaires, de la Russie.
Les Chinois n’ont jamais oublié les humiliations infligées dès les années 1840 par les interventions colonialistes occidentales, japonaises, mais aussi russes. L’heure était donc venue de retrouver la grandeur passée, en réhabilitant le « Rêve chinois », s’appuyant sur un mélange de socialisme, de nationalisme et de confucianisme.
Ce qui n’a pas empêché la signature, dès 2001, d’un Traité de bon voisinage, d’amitié et de coopération, venu solidifier les relations, renforcé en 2014 par la crise ukrainienne, puis en 2016 par la guerre commerciale initiée par Donald Trump contre la Chine.
Des relations complexes
Officiellement, les deux pays mettent en avant de manière grandiloquente les sommets qui scellent leur partenariat stratégique « complet ».
Il est vrai que Vladimir Poutine et Xi Jinping se sont souvent rencontrés. La coopération économique et commerciale, technologique et militaire, sur les matières premières aussi à mesure que la guerre en Ukraine entraînait des restrictions au commerce avec les pays occidentaux, s’est nettement intensifiée depuis leur arrivée au pouvoir.
Ce qui n’empêche pas la méfiance réciproque dans certains domaines comme la sécurité des données ou la maîtrise des savoir-faire technologiques, sans oublier les risques de fuite des cerveaux. Surtout côté russe, face à la connaissance des pratiques chinoises en la matière, mais aussi du fait de l’amertume face à sa perte de puissance et le renversement des rôles, elle qui avait joué le rôle de « grand frère » durant une grande partie du XXème siècle. Préoccupation d’autant plus légitime que la Chine aspire à retrouver son rôle de puissance dominante et ne s’embarrassera sans doute plus très longtemps de ménager la susceptibilité et la fierté russes, alors que le poids relatif de la Russie dans le monde ne lui permet plus de prétendre jouer dans « la cour des grands ».
Les échanges commerciaux sont d’ailleurs peu favorables aux Russes et sont six fois moindres que ceux entre la Chine et les Etats-Unis. Ce qui donne la mesure des choses. D’autant que les exportations russes sont essentiellement énergétiques, alors que la Chine privilégie de plus en plus d’autres sources d’approvisionnement, notamment pour le gaz. Sans parler des investissements chinois en Russie, qui demeurent très faibles.
De manière générale, la Chine n’entend sceller aucune alliance stratégique avec la Russie, dans quelque domaine que ce soit, et préfère ne s’en tenir qu’au simple partenariat.
Des sphères d’influence rivales
L’Asie centrale (Kazakhstan, Ouzbékistan, Kirghizistan, Tadjikistan, Turkménistan) constitue une bonne illustration des rivalités russo-chinoises. Alors que la présence russe y est ancienne et affirmée, et que l’URSS y a assuré une mainmise ferme et arbitraire orchestrée par Staline, l’éclatement de l’empire soviétique n’a pas empêché l’influence russe de perdurer, de manière multiforme, ainsi que nous le montre Pierre Andrieu à travers rappels historiques et analyses actuelles.
Cependant, la présence stratégique dans cette région a amené la Chine à s’y intéresser, conduisant à un recul relatif de la Russie. De fait, cette région faisait partie de la sphère d’influence de l’Empire Qing ; et à partir de 2000, la Chine s’y est de nouveau intéressée, y affirmant sa présence dans les domaines économique et financier. Elle s’y pourvoit notamment en gaz et autres matières premières. Mais c’est surtout le projet de « Nouvelle route de la soie » qui a marqué la présence de plus en plus marquée de la Chine dans la région. Même si la Russie a tenté au maximum de s’y greffer.
La guerre en Ukraine a constitué un tournant majeur.
Si la Chine considérait l’Ukraine comme un partenaire important pour Pékin avant l’invasion russe, notamment dans le cadre de sa nouvelle route de la soie, et que Xi Jinping n’a pas été mis au courant du projet d’invasion russe malgré une rencontre avec Poutine quinze jours avant, elle a fait le choix officiel de la neutralité, tout en se gardant de désavouer l’important partenaire russe. Surtout dans un contexte géopolitique de rivalité avec les Etats-Unis.
Cependant, la Russie s’est nettement affaiblie, devenant tributaire du marché chinois pour ses débouchés à l’exportation de gaz notamment, mais aussi en matière de monnaie, sa volonté de s’alléger en dollars accroissant en outre la dépendance à l’égard du yuan, avec tous les risques politiques que cela induit en cas de détérioration des relations entre les deux pays. Sans compter les importations croissantes de produits chinois en substitution de produits américains par exemple. Le tout conduisant à une forte asymétrie au niveau économique et financier, qui transforme la Russie en junior partner de la Chine, insiste Pierre Andrieu.
D’autant plus que, même si la Russie reste crainte par les pays d’Asie centrale, ceux-ci se sont rapprochés de fait de la Chine – qui en a profité pour avancer ses pions – aussi bien au niveau commercial que pour leur protection militaire, même si le commerce avec eux s’est là aussi intensifié, la Russie ayant eu besoin de nouveaux débouchés pour son gaz en particulier, à la suite des sanctions européennes en la matière.
Mais il est de fait que si elle y reste puissante, elle a perdu une grande partie de son rang, au profit de la Chine, qui non seulement est devenu un client majeur de ces pays en gaz, mais qui y lance aussi d’ambitieux plans d’investissements pour sa nouvelle route de la soie, pour remplacer ceux qui devait initialement passer par la Russie et l’Ukraine en direction de l’Europe. Une destination privilégiée qui explique aussi l’intérêt que la Chine avait de garder une position officielle de neutralité vis-à-vis de la guerre en Ukraine, tout en s’évertuant en parallèle de séduire les dirigeants et populations d’Asie centrale par des engagements et accords de coopération d’importance dans de nombreux domaines (transports, industrie, agroalimentaire, visas).
Un plan de paix équivoque
Le plan de paix factice entre la Russie et l’Ukraine proposé par la Chine de manière purement politique et pragmatique visait, dans ce contexte, à se ménager son voisin disposant de l’arme nucléaire et membre permanent du Conseil de Sécurité, dans l’éventualité d’un conflit à venir autour de Taïwan et dans les mers du Sud, tout en se présentant en diplomate artisan de la paix et en n’omettant pas de se placer dans la perspective d’une reconstruction ultérieure de l’Ukraine. Jouant sur une ambiguïté telle qu’elle évitait ainsi la détérioration des relations avec l’Union européenne.
Les interprétations sur la posture chinoise sont multiples. D’autant plus que de nombreux signaux contradictoires sont venus en provenance de la Chine, comme le détaille l’auteur dans son livre. Il n’en reste pas moins qu’il est très probable que les dirigeants russes, à commencer par Poutine, n’ont aucune confiance en l’attitude de la Chine à leur égard, quel que soit le nombre de partenariats stratégiques. C’est donc toujours la défiance qui règne entre les deux pays.
Malgré tout, un resserrement des relations a eu lieu à travers la rencontre entre Poutine et Xi Jinping à Moscou en mars 2023, confortant les Russes dans leurs liens avec la Chine.
Cette dernière n’a d’ailleurs pas vraiment intérêt à ce que Poutine tombe et que la fédération de Russie se disloque, si elle veut éviter une situation d’anarchie à ses frontières avec des Etats dotés de l’arme nucléaire. Ce qui n’empêche pas certains observateurs chinois de critiquer l’approche impériale de Poutine (qui fait l’objet à part entière de tout un chapitre du livre, le dernier), dont les fondements ressembleraient plutôt à une coquille vide qu’à de véritables valeurs.
De fait, conclut Pierre Andrieu, les relations russo-chinoises sont plutôt une sorte de partenariat contraint. Les deux pays demeurent séparés irrémédiablement par une profonde « incompréhension culturelle et civilisationnelle » que seule « leur opposition commune aux Etats-Unis et au libéralisme occidental » contribue à rapprocher momentanément.
La Chine aurait intérêt, en réalité, à détourner l’attention des États-Unis sur le conflit en Ukraine et à la lui faire concentrer sur l’Europe, pour se faire un peu oublier. Du moins, cela pouvait-il être vrai jusqu’au retour récent au pouvoir de Donald Trump (postérieur à la parution de cet ouvrage), dont on sait à quel point il a, à ce niveau-là, rebattu les cartes…
Docteur en histoire, ancien membre de l’École française de Rome et diplômé de l’Institut d’Études Politiques de Paris. Maître de conférences à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne en histoire médiévale, il est également membre de l’UMR 8167, Orient et Méditerranée. Ses recherches portent en particulier sur l’histoire de la papauté et ses relations avec les mondes orientaux et asiatiques. Il est notamment l’auteur d’une Histoire de la papauté en Occident publiée dans la collection Folio Histoire.
La première partie de cette étude a montré l’ambiguïté du pape François : tout en étant l’apôtre des déshérités, son apologie de la mondialisation l’a aussi poussé à se faire l’allié de la globalisation anglo-saxonne, qui pourtant n’a cessé d’accélérer les dernières années sur des thèmes sociétaux à l’opposé des positions habituelles de l’Église catholique, souvent perçue comme un obstacle. Dans cet article initialement mis en ligne le 15 octobre 2023, Thomas Tanase étudie comment le pape François a tenté d’équilibrer ce premier aspect de sa politique par le fait de nouer des liens toujours plus étroits avec des pôles « alternatifs » de la mondialisation, qui sont aussi extérieurs au monde occidental et au monde catholique. C’est le paradoxe fondamental de la papauté de François : alliée avec les « progressismes » à l’Ouest, elle a également cherché à se rapprocher des pays d’islam, de l’Eurasie, et à s’allier avec la Russie de Vladimir Poutine et la Chine de Xi Jinping. Cet article a été initialement publié sur le Diploweb.com le 15 octobre 2023. Le pape François est décédé le 21 avril 2025.
SI l’on regarde les voyages du pape François, ils semblent bien relever d’une logique géopolitique. Des observateurs peu attentifs pourront sourire de voir le pape délaisser l’Europe occidentale de tradition chrétienne pour se rendre dans des endroits en apparence aussi éloignés que la Thaïlande ou la Mongolie. Il ne fait pas de doute que le pape François se plait à ouvrir de nouveaux fronts missionnaires et à être là où ne l’attend pas forcément. Cependant, entre le choix des pays musulmans visités, tous stratégiques (Maroc, Égypte, Turquie, Émirats-Arabes-Unis), ses voyages dans l’océan Indien (comme par exemple au Sri Lanka), en Asie du Sud-Est et dans l’Asie des steppes, le pape François semble bien investir lui aussi à sa manière l’espace eurasiatique au sens large. Il choisit manifestement des pays, entre Russie et Chine, qui sont des pivots des projets de « nouvelles routes de la soie ». Ce sont d’ailleurs aussi souvent des pays en train de se rapprocher du groupe des BRICS (Égypte, Turquie, Émirats-Arabes-Unis) [1]. Et de fait, la Russie et la Chine ont été au cœur des attentions du pape François, qui a accompli des gestes inédits de rapprochement avec ces deux puissances.
Le pape François en Mongolie du 31 août au 4 septembre 2023
Source et crédit : Vatican news
La première partie de cette étude a montré l’ambiguïté du pape François : tout en étant l’apôtre des déshérités, son apologie de la mondialisation l’a aussi poussé à se faire l’allié de la globalisation anglo-saxonne, qui pourtant n’a cessé d’accélérer les dernières années sur des thèmes sociétaux à l’opposé des positions habituelles de l’Église catholique, souvent perçue comme un obstacle. À présent, nous verrons comment le pape François a tenté d’équilibrer ce premier aspect de sa politique par le fait de nouer des liens toujours plus étroits avec des pôles alternatifs de la mondialisation, qui sont aussi extérieurs au monde occidental et au monde catholique. C’est le paradoxe fondamental de la papauté de François : alliée avec les « progressismes » à l’Ouest, elle a également cherché à se rapprocher des pays d’islam, de l’Eurasie, et à s’allier avec la Russie de Vladimir Poutine et la Chine de Xi Jinping.
Du côté de l’Orient
Face à cette crise européenne et occidentale, une grande partie de l’activité du pape François a été tournée vers les pays non-occidentaux, et même souvent non-chrétiens. Un simple inventaire des pays visités au cours de ses visites apostoliques en dit long. Si l’Europe de l’Ouest a été largement laissée de côté, cela n’est pas le cas d’une l’Europe de l’Est élargie jusqu’au Caucase (pays baltes, Pologne, Slovaquie, Hongrie, Bosnie, Roumanie, Bulgarie, Macédoine du Nord, Albanie, Grèce, Chypre, Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan). Une large partie du continent américain a été parcourue. Le pontife s’est également rendu en Afrique centrale et orientale (Kenya, Ouganda, Centrafrique, Mozambique, République démocratique du Congo, Soudan du Sud, Madagascar et Maurice). Mais on notera surtout l’ouverture envers les pays musulmans (Maroc, Égypte, Turquie, Irak, Bahreïn, Émirats-Arabes-Unis), et envers une Asie non-chrétienne : le pape François s’est ainsi rendu au Kazakhstan, au Sri Lanka, en Birmanie, au Bangladesh, en Thaïlande, en Corée du Sud, au Japon et même, fin août 2023, en Mongolie sans oublier les Philippines catholiques.
Le premier grand axede la diplomatie du pape François a été celui du rapprochement avec le monde musulman, où il a pu aller plus loin que Benoît XVI, lequel voulait aussi cette ouverture. Mais Benoît XVI, méfiant envers les syncrétismes et très européen, s’était retrouvé dès les premiers jours de son pontificat pris dans la tourmente avec son discours de Ratisbonne de 2006, où il citait les propos polémiques sur l’islam de l’empereur byzantin Manuel II Paléologue. Le pape argentin, de manière évidente peu enthousiasmé par les « guerres humanitaires » américaines, a pu beaucoup plus facilement créer un climat de confiance avec ses interlocuteurs musulmans. Il est intéressant de noter que dans cette ouverture du pape François, les chiites n’ont pas été oubliés : lors de son voyage en Irak de 2021, le pape François s’est rendu à Najaf pour s’entretenir avec l’ayatollah Al-Sistani.
Le point culminant de cette politique a été la signature en 2019 à Abu Dhabi du fameux « Document sur la fraternité humaine » avec le grand imam d’Al-Azhar, Ahmad Al-Tayyib [2], aboutissant le 16 février 2023 à l’ouverture d’une « maison de la famille d’Abraham » inaugurée à Abu Dhabi avec une synagogue, une église et une mosquée. Par ces accords, François a voulu faire de la papauté la clé de voûte d’un modèle de dialogue des civilisations, et être une négation vivante des théories d’Huntington, qui définit des civilisations en lutte par des religions davantage envisagées comme un facteur sociologique que comme une foi réellement vécue. La politique du pape François a une conséquence évidente pour les pays occidentaux. Elle est d’abord une condamnation du discours interventionniste et belliciste des néo-conservateurs américains et de leurs relais atlantistes. D’ailleurs, le premier acte notable du pape François dans la région avait été son engagement contre l’intervention occidentale en Syrie que la France de François Hollande voulait organiser en 2013, question sur laquelle nous reviendrons un peu plus loin.
Cependant, la politique envers l’islam du pape François est aussi une condamnation des discours civilisationnels très utilisés à droite en Europe pour identifier le continent à ses racines chrétiennes, discours tournés notamment contre les populations immigrées, et notamment musulmanes. Le pape François, au lendemain des attentats de Charlie Hebdo en janvier 2015, avait d’ailleurs, tout en condamnant l’emploi de la violence, dit le peu d’estime qu’il avait pour ceux qui insultent la religion des autres, allant ainsi à contrecourant de tout ce qui se passait au même moment en France et plus largement en Europe. Le pape François n’avait pas hésité à déclarer à cette occasion que si quelqu’un insultait sa foi, c’était comme si l’on insultait sa mère. Une nouvelle fois, le pape François montrait qu’il n’était pas tant un progressiste à l’occidentale, qu’un extra-occidental envisageant la question avec des critères différents de ceux auxquels nous sommes habitués [3].
Il convient cependant de relever également la très grande ambiguïté de ce « pacte de fraternité », et ce à plusieurs niveaux. Pour commencer, le pape François a accepté de faire le jeu de la politique de « soft power » émiratie, alors que les pays du Golfe ou la Turquie estiment eux aussi avoir une place à reprendre, qui leur a été ravie par la domination occidentale. De plus, ce modèle de « soft power » repris avec des modalités différentes par le Qatar, l’Arabie Saoudite ou la Turquie passe également par une promotion active de l’islam sur le continent européen, y compris par la formation de réseaux prônant parfois le séparatisme des populations musulmanes, les encourageant à faire corps à part dans les sociétés laïcisées et progressistes occidentales. En échange, la liberté de culte des chrétiens, très largement entravée dans le monde musulman, où les chrétiens sont même parfois violemment persécutés, n’a guère fait de progrès. Il s’agit donc ici presque d’un cas d’école du pari que fait le pape François avec ce genre d’accords. Même s’ils ne semblent pas apporter grand-chose sur le moment à l’Église catholique, ils permettent néanmoins à la papauté de s’appuyer sur la dynamique de ces parties émergentes du monde, à laquelle il faut de toute manière s’adapter. Ils permettent encore de renforcer le rôle d’intermédiaire du pontife et des institutions catholiques, non pas d’ailleurs simplement au plan international, mais aussi avec les nombreuses populations d’origines étrangères, chrétiennes ou musulmanes, récemment installées dans les pays européens, et souvent aidées par les associations catholiques, tandis que ces populations réintroduisent la problématique religieuse dans des pays qui semblent vouloir l’effacer.
Mais il y a aussi une deuxième ambiguïté fondamentale. Le « Document sur la fraternité humaine » s’est en effet inscrit dans le contexte des négociations menées par les Émirats Arabes Unis qui ont abouti aux accords d’Abraham de 2020 avec Israël et le Bahreïn, signés à la Maison Blanche, et prolongés ensuite vers le Maroc. En d’autres termes, la déclaration sur la fraternité a aussi été aidée par toute la politique menée au même moment sous l’égide de Donald Trump, et grâce aux liens privilégiés de ce dernier avec l’Israël de Benjamin Netanyahu. C’est d’autant plus vrai que si l’on regarde le détail, l’imam al-Sistani, bien que chiite, est opposé au régime iranien. Les relations du pape François avec la Turquie d’Erdoğan sont restées mauvaises, le pontife mettant l’accent sur la reconnaissance du génocide arménien d’une manière très prononcée. En d’autres termes, le pape François a inscrit sa politique musulmane dans l’axe des accords d’Abraham, et de l’alliance qu’ils dessinaient contre l’ensemble formé par l’Iran, le Qatar, la Turquie et les Frères musulmans. Pourtant, à l’opposé de cette politique, le pape François, pratiquant une savante politique d’équilibre, continue aussi de parler avec tout le monde. Il n’a pas rompu avec l’Iran, avec lequel il y a une longue tradition de diplomatie vaticane et avec lequel le pape veut à tout prix éviter un conflit provoqué par le camp des faucons occidentalistes. Il n’a pas rompu non plus avec la Syrie de Bachar al-Assad (et son protecteur russe), tandis que la papauté montrera toujours son intérêt pour la protection des chrétiens arabes et la question palestinienne [4].
Toutefois, le rapprochement entre les Émirats Arabes Unis, l’Amérique de Trump et l’Israël de Netanyahu avait encore une autre logique : celle d’unir entre eux des pouvoirs inquiétés par le progressisme sociétal occidental. Conformément aux traditions diplomatiques des pays du Golfe, le rapprochement émirati avec Israël et le renouveau de l’alliance américaine avaient également un aspect très personnel : il s’agissait plus du rapprochement entre des dirigeants partageant une vision du monde commune que d’une alliance structurelle entre des administrations d’États. En d’autres termes, les liens noués par la papauté avec le monde musulman n’ont été possible que grâce au travail mené par la politique « populiste » de Donald Trump, que le pape François a par ailleurs combattu par tous les moyens. L’arrivée au pouvoir de Joe Biden a en échange immédiatement remis en cause cette proximité américaine avec les Émirats-Arabes-Unis, l’Arabie Saoudite et même, dans une certaine mesure, avec un Israël très divisé autour du pouvoir de Benjamin Netanyahu.
Le pape François, le monde orthodoxe et la Russie
La question des liens entre la papauté et la Russie s’inscrit dans le cadre plus général des rapports entre l’Église catholique et le monde orthodoxe, dont il faut rappeler à quel point il est divers et ne se résume pas à la Russie [5]. L’enjeu est réel, et important sur de nombreux plans. Il suffit pour s’en convaincre de voir l’importance de l’immigration roumaine à Rome, et le nombre d’églises ouvertes ces dernières années dans les pays d’Europe occidentale par les communautés roumaines, qui tranche avec l’atonie générale du christianisme dans ces régions. Le pape François a ici aussi repris une politique à laquelle Jean-Paul II puis Benoît XVI avaient été particulièrement attachés, celle d’un rapprochement avec le monde orthodoxe, dont il a été attentif à respecter la diversité. Il a cultivé de bonnes relations avec le patriarche de Constantinople Bartholomé, rencontré à plusieurs reprises et notamment lors du voyage pontifical à Jérusalem de 2014. Le pape François a visité tous les pays orthodoxes de l’Union européenne, tout en étant obligé de laisser de côté la Serbie, où pèsent encore l’héritage des guerres balkaniques des années 1990, et la Russie, qu’il aurait voulu visiter. Mais de nouveau, plus que Benoît XVI, le pape François, en raison de son caractère extra-occidental, a su créer un climat de confiance, qui a été scellé par la spectaculaire rencontre de la Havane avec le patriarche de Moscou Cyrille en 2016.
Les raisons de ce rapprochement sont claires : face à la sécularisation croissante de l’Europe communautaire, le rapprochement avec la spiritualité orthodoxe et une puissance comme la Russie pouvait aussi permettre à la papauté d’avoir un allié sur de nombreuses thématiques, notamment sociétales. Plus profondément, la papauté pouvait espérer par ce rapprochement faire levier sur le renouveau spirituel des pays orthodoxes, qui reste très différent des caricatures que l’on peut en faire en Occident, en particulier pour la Russie : si l’on laisse de côté la Grèce et Chypre qui sont passées par une autre histoire, ces différents pays sont souvent des sociétés très laïcisées dans leurs comportements, où les femmes ont largement intégré le monde du travail y compris dans des métiers prestigieux, ce qui est un autre héritage de la période communiste. Mais qu’il s’agisse de la Bulgarie et de la Roumanie entrées dans l’OTAN puis dans l’Union européenne ou de la Serbie et de la Russie, qui ont suivi une autre trajectoire, ces différents pays ont aussi connu un renouveau religieux avec des Églises très vivantes justement parce que celles-ci ont survécu au communisme et ont su puiser dans leur tradition pour s’adapter à un monde sécularisé. En suivant une autre voie et un autre destin historique, ces Églises aussi, comme l’Église latino-américaine du pape François, sortent des cadres habituels de l’histoire à l’européenne (et du XIXe siècle) entre le progressisme laïc et le conservatisme religieux.
Cependant, ce qui a bien entendu posé le plus de problèmes a été le rapprochement avec la Russie. C’est d’autant plus vrai qu’on notera le double affront aux réseaux atlantistes et néo-conservateurs qu’a représenté la rencontre de la Havane entre le pape François et le patriarche Cyrille. Elle a eu lieu alors que la Russie était sous sanction depuis 2014, ce qui démontrait que le pape n’entendait pas se faire enrégimenter dans la cause ukrainienne. En fait, le pape François parlait déjà en 2015 de la guerre en Ukraine, qui avait commencé l’année précédente autour du Donbass, comme « d’une guerre entre chrétiens », appelant à remplacer les mots « victoire » et « défaite » par celui de paix [6]. Mais la rencontre entre François et Cyrille a de surcroît eu lieu à Cuba, qui est resté une obsession pour bien des conservateurs américains.
Enfin, il ne faut pas oublier l’arrière-plan syrien à cette rencontre : l’intervention russe en Syrie pour défendre le régime d’Assad, c’est-à-dire aussi un régime acceptant de vivre avec ses minorités chrétiennes, a permis de construire une autre convergence avec l’institution pontificale, très sensibilisée au sort désastreux des chrétiens orientaux qui a suivi les différentes politiques d’ingérence américaine dans la région, depuis l’invasion de l’Irak de 2003 jusqu’au soutien aux « printemps arabes » (2011) qui a débouché sur la guerre civile en Syrie. C’est même précisément sur la question syrienne que le pape a pu poser dès son investiture en 2013 les bases de son rapprochement avec Vladimir Poutine, auquel il a écrit pour faire front commun contre la volonté occidentaliste et atlantiste d’intervention en Syrie menée par la France [7]. De fait, la politique pontificale au Moyen-Orient ressemble à celle de la Russie : éviter la déstabilisation des gouvernements, les interventions armées, et la division de la région entre un camp du bien et un camp du mal, pour tenter au contraire d’attirer vers soi en construisant un réseau de convergences et en tentant de s’entendre avec tout le monde, axe chiite (Iran-Syrie), monarchies du Golfe ou Israël.
Le cardinal Zuppi et le patriarche orthodoxe Cyrille à Moscou, 29 juin 2023
Source et crédit : Vatican news
La politique du pape François envers la Russie a été un point de litige permanent avec l’Église gréco-catholique ukrainienne. Celle-ci, implantée essentiellement à l’ouest du pays, et ne représentant par conséquent qu’une partie limitée de la population ukrainienne, a joué un rôle moteur dans la constitution depuis 1990 d’une conception de la nation ukrainienne voulant rompre tous les liens avec la Russie. L’Église gréco-romaine ukrainienne s’est de la sorte naturellement inscrite dans les réseaux atlantistes et la partie la plus conservatrice de l’Église catholique. Le pape François a montré peu d’enthousiasme pour soutenir les revendications de cette Église, préférant cultiver ses bonnes relations avec le monde russe et le patriarcat de Moscou. Suivant l’exemple de Benoît XVI en 2003, François a nettement refusé (pour l’instant) une des principales revendications de l’Église gréco-catholique, celle de se constituer en patriarcat – Moscou considérant être le seul patriarcat légitime sur les terres héritières de la principauté Rus médiévale [8]. Le thème est d’autant plus sensible que les revendications des différentes Églises gréco-catholiques, effectivement souvent mal vues dans les pays orthodoxes, ont alimenté les antagonismes, raison pour laquelle Jean-Paul II puis Benoît XVI avaient fait le choix de laisser de côté ces querelles pour éviter d’entretenir des conflits comme celui qui venait de ravager la Yougoslavie. Le pape François n’a donc pas innové sur ce terrain non plus, mais son attitude a été d’autant plus significative qu’elle s’inscrivait dans le contexte de l’après-Maïdan de 2013-2014.
Le ton est monté avec le primat ukrainien gréco-catholique Sviatoslav Chevtchouk, qui connaissait Bergoglio du temps où il avait séjourné à Buenos Aires. Sous le langage diplomatique de rigueur, Sviatoslav Chevtchouk, épousant le discours des autorités de Kiev, a vertement critiqué la rencontre de la Havane, expliquant que de toute manière rien de bon ne pouvait venir de ce genre de contacts ou des appels à la paix du pape François pour le Donbass – l’interview attaquait au passage également l’intervention russe en Syrie [9]. Il est vrai que dans la déclaration conjointe de la Havane, le pape François a accepté de souscrire à un paragraphe qui reconnaissait que l’uniatisme était une méthode du passé qui ne pouvait être une manière de rétablir l’union entre les Églises, un point de vue qui constitue une condamnation de fait de l’expérience historique représentée par l’Église gréco-ukrainienne [10]. L’appel commun de la Havane demandait également aux différentes Églises de ne pas alimenter le conflit, ce que le primat Chevtchouk prenait comme une critique de son action et de l’engagement revendiqué de l’Église gréco-catholique dans le mouvement de Maïdan de 2014 [11].
Le pape François a d’ailleurs réitéré ses propos en recevant en 2018 une délégation du patriarcat de Moscou, proclamant que l’Église catholique ne devait pas se mêler des affaires de l’Église russe et chercher à diviser [12]. La question du rapprochement avec la Russie est ainsi devenue un angle d’attaque privilégié pour le camp conservateur dans sa guérilla contre le pape François, vite accusé de « préférer Moscou ». Le pape François s’est retrouvé de son côté obligé d’annuler en urgence une deuxième rencontre prévue pour juin 2022 à Jérusalem avec le patriarche Cyrille [13]. Et ce d’autant plus que les attaques du prélat Sviatoslav Chevtchouk contre le pape François ont trouvé au même moment leur strict équivalent du côté de la Chine, avec les prises de positions détonantes du vénérable cardinal de Hong-Kong Joseph Zen.
Le pape François et la Chine
En effet, une des décisions les plus spectaculaires du pontificat de François aura été la signature de l’accord de 2018 avec la République Populaire de Chine, là aussi au grand dam des conservateurs et des faucons atlantistes au sein du monde catholique [14]. De fait, la signature de cet accord s’est faite alors même que les réseaux d’ONG et d’associations liées au monde atlantiste ont régulièrement soutenu les mouvements d’insurrection à Hong-Kong, de la « révolution des parapluies » de 2014 aux manifestations de 2019-2020. Interrogé à l’occasion des manifestations de 2019 sur le fait de savoir si celles-ci ne remettaient pas en cause son accord avec Pékin, le pape François les a volontairement relativisées, en expliquant qu’il y avait de nombreuses manifestations à travers le monde, comme par exemple le mouvement des gilets jaunes à Paris [15]. Les autorités chinoises se sont ainsi trouvées en phase avec la volonté pontificale de lancer un défi ouvert aux Etats-Unis de Donald Trump pour signer ces accords. Le problème va cependant au-delà de Donald Trump et relève d’une logique d’affrontement structurel entre la grande puissance dominante et la montée d’un rival capable désormais de lui tenir tête. De fait, l’administration de Joe Biden a repris une politique de tension avec la Chine à laquelle elle a donné un tour de plus en plus guerrier, en faisant revenir sur le premier plan le sujet de Taïwan jusque-là gelé. La question des rapports entre les Etats-Unis et la République populaire de Chine se joue d’ailleurs également en Ukraine par sa géographie incontournable dans les projets de « nouvelles routes de la soie ».
Le pape François a fait sur ce front aussi le choix du dialogue et du soutien à l’émergence d’un monde multipolaire, quels que soient les défauts du régime chinois. L’accord, qui demande à être renouvelé tous les deux ans, présente en effet de nombreuses faiblesses. Il reconnaît l’Église patriotique chinoise, sous le contrôle du régime, ce que les prédécesseurs de François avaient refusé de faire, et qui est un succès important pour Pékin. Mais surtout, la pratique a montré que la Chine populaire, qui persécute toujours les chrétiens qu’elle soupçonne d’être des éléments subversifs trop liés à l’influence occidentale, et dont la politique est d’une certaine manière légitimée par cet accord, en a profité pour nommer les évêques qu’elle désirait, parfois sans même consulter le Vatican, malgré les dispositions de l’accord.
L’ancien archevêque de Hong Kong, Joseph Zen, nommé cardinal par Benoît XVI en 2006, très hostile à la Chine communiste et lié aux mouvements de protestation à Hong-Kong, après avoir fait tout son possible pour empêcher l’accord, en harmonie avec les milieux atlantistes et pro-américains, n’a cessé de le critiquer. Épargnant selon l’usage un pape François qui serait la victime de ses collaborateurs, le cardinal Zen a attaqué personnellement le secrétaire d’État Pietro Parolin, accusé de trahison au profit des communistes, de mensonge et de manquer de foi, préférant les vanités de ce monde. Attaques qui sont devenues encore plus dures lorsqu’il est apparu que l’accord serait renouvelé en 2020 [16]. Les critiques portent d’autant plus que le cardinal Parolin est un des noms avancés pour la succession du pape François, dont il pourrait reprendre l’héritage tout en le combinant avec un savoir-faire diplomatique certain : ces critiques servent aussi à organiser un feu de barrage contre la candidature du secrétaire d’État. Cependant, la politique du pape François est en échange soutenue par tout un réseau dans lequel on retrouve au premier plan la communauté Sant’Egidio, dont sont issus Agostino Giovagnoli et Elisa Giunipero, les deux auteurs d’un important livre de promotion de l’accord, préfacé par le cardinal Parolin et lancé en grande pompe par les autorités vaticanes en 2019, un an après la signature de l’accord [17].
Le cardinal Zen, par son courage, son autorité morale et son âge canonique, rendant difficile toute critique à son encontre, a ainsi pu devenir un point de ralliement particulièrement audible pour les positions les plus conservatrices et atlantistes au sein du monde catholique. De fait, le régime chinois ne l’a pas épargné, puisqu’il n’a pas hésité à le mettre brièvement aux arrêts domiciliaires en 2022 malgré son très grand âge (90 ans à cette date) avant de prononcer une peine symbolique. Cette arrestation a permis au département d’État américain et à l’Église catholique états-unienne de se mobiliser, là où le pape François s’est montré beaucoup plus réservé [18], même s’il a fini par recevoir le cardinal Zen en janvier 2023 à l’occasion des funérailles de Benoît XVI [19]. Ainsi, ni les manifestations de Hong-Kong, ni l’arrestation du cardinal Zen et les nombreuses difficultés qui ont émergé n’ont empêché le Vatican et la Chine de renouveler l’accord en octobre 2020 puis en octobre 2022, malgré ce qu’attendaient, ou espéraient, de nombreux observateurs du monde catholique. Le renouvellement de 2022 en particulier, malgré les nombreux coups de canif au contrat par les autorités chinoises qui le rendaient très incertain, et alors que la guerre de la Russie était déjà relancée en Ukraine, montre à quel point le pape François et son secrétaire d’État jugent cette entente capitale.
L’accord reste fragile, et ce d’autant plus que dès les lendemains du renouvellement de 2022, les autorités chinoises ont procédé à des nominations de leur propre chef dans le Jiangxi et surtout à la tête de l’archevêché de Shanghai, ce que le pape François a fini par accepter après coup [20]. Comme ailleurs, cet accord ne semble pas apporter d’avantage visible immédiat à l’Église catholique. Le pape François a pour l’instant été déçu dans ses espoirs de rencontrer le président Xi Jinping, dont il espérait jusqu’au dernier moment qu’il ferait un passage par le Vatican lors de la visite qu’il a effectuée à Rome en 2019 pour conclure l’accord de participation de l’Italie au projet de nouvelles routes de la soie [21]. Mais là aussi, le pape François et l’administration vaticane se placent dans la longue durée : au-delà des humiliations présentes, il est essentiel pour la papauté de nouer un lien avec la Chine populaire dans une Asie où, à l’inverse de ce qui se passe à l’Ouest, le christianisme se développe et est porté par la globalisation et le contact avec les Etats-Unis. Et à terme, la Chine pourrait aussi voir dans le catholicisme ou l’orthodoxie une alternative au christianisme évangéliste et protestant venu de Corée du Sud et des Etats-Unis. La République populaire de Chine en pleine transformation comme le Vatican s’inscrivent dans le temps long, au-delà de l’actualité quotidienne, et la formule de Romano Prodi, invité à présenter l’ouvrage sur l’accord entre le Vatican et la Chine de Agostino Giovagnoli et Elisa Giunipero n’est pas fausse : « en ce moment, Palerme c’est l’inverse de Pékin. Dans le Guépard, il faut que tout change pourque rien ne change, tandis qu’à Pékin, il faut que rien ne change pour que tout change » [22].
Au total, on voit donc comment touche par touche, la papauté de François, actant l’essor de l’Asie et la désoccidentalisation du monde, a fait le pari de se placer comme un partenaire constructif des BRICS et du nouveau pôle eurasiatique qui commence à se dessiner autour de la Chine et de la Russie, vers lequel gravitent de plus en plus des pays comme l’Inde, les pays du Golfe et la Turquie. La papauté se tourne également de plus en plus vers l’Asie, et à cet égard le choix de la Corée du Sud pour l’organisation des Journées mondiales de la Jeunesse de 2027 ne doit rien au hasard. Par un aspect, il s’agit bien d’une politique complémentaire des logiques de la globalisation, qui converge vers une Chine qui est devenue le pôle central de la mondialisation par sa production et sa puissance économique. Mais, entre les pays du Golfe, la Russie, la Chine, la papauté s’est aussi liée à sa manière avec des pays qui n’ont pas entièrement abandonné ni l’idée de nation, ni celle d’un monde multipolaire opposé à l’idée d’un ordre globalisé post-national.
C’est le grand paradoxe du pape François : résolument opposé aux « souverainismes » à l’Ouest, il se tourne vers des régimes forts à l’Est, auprès desquels il cherche des points d’équilibre face à la globalisation portée par l’Occident et ses excès. Mais ce faisant, la papauté de François a aussi pris le risque de se retrouver en porte-à-faux avec les évolutions d’un monde occidental qui n’avait pas renoncé à arrimer l’Ukraine pour y réduire l’influence russe, comme l’avait d’ailleurs théorisé Z. Brzeziński dans « Le Grand échiquier » en 1997, et qui, avec son soutien au mouvement de Maïdan en 2013-2014, a peut-être précipité un affrontement global contre la Russie et, en arrière-plan, la Chine, lequel prend de plus en plus l’accent d’une guerre des civilisations. Tout ce que le pape François avait voulu éviter avec son jeu d’équilibriste sur le fil du rasoir.
Succès tactiques, revers stratégique
Le pape François a remporté de nombreux succès tactiques, signe du poids institutionnel que conserve l’Église catholique, mais à l’arrivée, tous ces succès l’ont amené à se retrouver dans une situation critique. Le climat aux Etats-Unis et en Europe, alimenté par les mouvements progressistes auxquels s’est allié la papauté, est de plus en plus hostile à cette dernière. Mais surtout, tout l’équilibre que la papauté de François a essayé de construire a été renversé par la guerre russe en Ukraine, présentée à l’Ouest comme une guerre absolue pour les libertés, la démocratie et les valeurs progressistes ; et dans le discours russe, repris notamment par le patriarche Cyrille et partagé par une large partie de la population, comme une résistance face aux croisades progressistes occidentales. De fait, le pouvoir et les médias russes ont été attentifs à mettre en scène l’entente entre les différentes autorités religieuses du pays, musulmanes, juives, chrétiennes, bouddhistes, et la camaraderie de combat entre les Tchétchènes musulmans et les soldats orthodoxes pour lutter contre les valeurs occidentales. Un discours qui n’est pas seulement à usage interne, mais qui est aussi tourné vers les pays du Sud.
Le pape François, avec son discours de paix cherchant à ménager Moscou tout en étant acceptable par les Occidentaux a été d’emblée en butte aux critiques permanentes des autorités et des médias ukrainiens, qui ont identifié en lui le seul point de résistance parmi les dirigeants occidentaux à l’idée du « quoi qu’il en coûte ». Le fait d’avoir invité une femme ukrainienne et une femme russe à porter ensemble la Croix lors du chemin de Croix des fêtes de Pâques de 2022, afin de symboliser les souffrances communes des deux peuples et le refus de la guerre, a été considéré comme un acte intolérable du côté de Kiev. Après les protestations officielles de l’ambassadeur ukrainien auprès du Vatican ou du primat Sviatoslav Chevtchouk, le président Zelensky en personne a critiqué le pape à la télévision italienne dans une émission très regardée, « Porta a Porta » de Bruno Vespa [23]. Le fait que le pape ait exprimé sa compassion pour Daria Douguina après son assassinat a valu au nonce pontifical à Kiev une convocation par les autorités du pays pour condamner l’attitude du pontife [24].
Il est vrai que dès les premiers jours de relance du conflit, le pape François s’est rendu en personne auprès de l’ambassade russe auprès du Vatican, le 25 février 2022. Plus encore, il a refusé l’invitation de se rendre à Kiev, que lui avait notamment transmise le président Zelensky, expliquant qu’il jugeait plus utile de se rendre d’abord à Moscou, sans doute parce que les autorités russes avaient transmis le message qu’une visite du pontife à Kiev aurait signifié une rupture des relations. Mais en échange, celles-ci n’ont pas répondu à la proposition du pape François de se rendre à Moscou, ce qui aurait été une manière pour le pontife d’obtenir enfin une grande première, voulue avant lui par Jean-Paul II puis Benoît XVI. François, privé de son voyage de faiseur de paix, est resté à Rome [25]. Tout en reconnaissant le droit des Ukrainiens à se défendre et en évitant de répondre de manière trop directe à la question de savoir s’il pensait que c’était une bonne chose d’envoyer des armes à Kiev, le pontife a relevé comment la guerre avait transformé l’Ukraine en un champ d’expérimentation pour l’industrie de l’armement des différents protagonistes [26]. Le pape François l’a encore dit très clairement : « Il y a actuellement une guerre qui est en cours, et je crois que ce serait une erreur que de penser qu’il s’agit d’un film de cowboys avec les gentils et les méchants » – ou, pour reprendre une autre de ses expressions, qu’il y aurait d’un côté le grand méchant loup et de l’autre le petit chaperon rouge [27].
Or ce positionnement a mis le pontife complètement en porte-à-faux avec le discours adopté en Occident, ce qui l’a obligé, face au tir de barrage de l’ensemble des médias italiens et occidentaux, à se retrouver dans une sorte de balancement permanent, passant sans cesse d’un narratif à l’autre [28]. Le pape François n’a pas hésité à parler de la responsabilité dans le conflit de l’OTAN et « de ses aboiements aux portes de la Russie » [29], pour faire ensuite marche arrière devant le tollé et recevoir en toute urgence quelque jours plus tard les veuves éplorées des combattants du bataillon Azov [30]. Plus grave encore, le pape François en vient à commettre une véritable gaffe, lorsque dans un entretien accordé à une revue jésuite états-unienne (et s’adressant donc à un public a priori très hostile à la Russie), il met sur le compte des seuls combattants « n’appartenant pas à la tradition russe, Tchétchènes, Bouriates et autres » les crimes dont les troupes russes ont été accusées, déclenchant une tempête de protestations [31]. À force de vouloir concilier l’inconciliable, les accusations ukrainiennes et occidentales de crimes contre l’humanité adressées à la Russie et la volonté de ménager cette dernière, le pape François s’est non seulement mis dans une position difficile avec la Russie qu’il voulait épargner, et dont les autorités ont eu beau jeu en retour de souligner l’aspect multiethnique et pluriel du pays [32], obtenant de la part du Vatican des excuses humiliantes, mais il a en plus prêté le flanc à une accusation de racisme qui relève pour le moins d’une grande maladresse lorsque l’on connaît les positions habituelles du pape François.
Après bien des tergiversations, et après que les autorités kiéviennes aient répété à l’envie qu’elles n’avaient pas besoin de médiation, mais d’armes, le pape François a fini par recevoir le président ukrainien Volodimir Zelensky lors de son passage par Rome le 13 mai 2023, une rencontre qui s’est mal passée, ce qui a été commenté dans la presse italienne dès le lendemain [33]. Il est vrai que le pape François espérait convaincre le président ukrainien d’accepter au moins formellement une forme de médiation vaticane, tandis que celui-ci est simplement venu avec une liste d’exigences, demandant sans ambages au pape de souscrire à une condamnation univoque de la Russie et au « plan de paix Zelensky » consistant à demander à la Russie sa capitulation sans conditions et le jugement de ses dirigeants [34]. Le pape François s’est ainsi une nouvelle fois mis en position d’être publiquement humilié lorsqu’après la rencontre, le président Zelensky a pu retourner à « Porta a Porta » devant un panel très déférent représentant le gratin de la presse italienne, pour répéter en direct, et cette fois-ci sans guère de ménagements, que l’Ukraine n’avait pas besoin de médiateurs [35].
Dans ce contexte, les atermoiements du pape François ont réussi à rallier contre lui une large coalition des courants les plus opposés au sein du catholicisme. Dans un Occident qui fait bloc, le soutien à l’Ukraine voit s’unir fraternellement l’Église allemande favorable au mariage gay [36], la conférence épiscopale états-unienne, dont le nouveau président, Timothy Broglio, ancien archevêque pour les forces armées, s’est rendu en Ukraine immédiatement après son élection [37], ainsi que les catholiques ultraconservateurs qui n’avaient cessé de mener la guérilla contre toutes les décisions du pape [38]. L’Église gréco-ukrainienne a pu prendre sa revanche, et son primat Chevtchouk multiplier les interviews critiquant toute la politique menée par le pape François [39], même si, malgré les attentes de certains, le pape François a évité de mettre le nom de Sviatoslav Chevtchouk parmi la liste des nouveaux cardinaux promus en juillet 2023, ce qui lui a valu des critiques acerbes [40].
Et comme un problème ne vient jamais seul, c’est dans ce contexte que le pape François a fini par voir arriver au pouvoir en Italie les nationalistes emmenés par Giorgia Meloni. Celle-ci, dont le parti était électoralement encore très minoritaire en 2019, a été finalement élue en septembre 2022 parce que son parti, Fratelli d’Italia, était le seul parti important à être resté en dehors de la coalition menée par Mario Draghi, à laquelle avait participé même la Ligue de Matteo Salvini. L’opération Draghi s’est ainsi mal terminée. Celui-ci n’a pas réussi non plus à utiliser sa position de Président du Conseil pour être élu en janvier 2022 à la tête de la République italienne, comme beaucoup l’anticipaient. La candidature alternative d’Andrea Riccardi est, elle, restée dans les sables [41]. Finalement, Sergio Mattarela a été réélu, nonobstant son grand âge, comme une solution d’attente. Or, au-delà du discours de rupture utilisé par Giorgia Meloni et son parti pendant la campagne électorale, le nouveau gouvernement italien s’est inscrit dans les pas de ses prédécesseurs, en faisant de sa politique atlantiste le pivot de son inscription européenne. Giorgia Meloni, naguère jugée infréquentable, a ainsi pu acquérir sa place dans le système européen en se distinguant par ses prises de position en faveur de l’Ukraine, qui se rapprochent davantage de celles de la Pologne du PIS, un de ses modèles politiques, que de l’Allemagne ou la France.
Plus encore qu’un Matteo Salvini ou qu’un Silvio Berlusconi, lequel, suivant la vieille tradition de la politique italienne avait toujours été porté à la négociation avec Moscou, Giorgia Meloni, incarne cette fois-ci bel et bien la revanche d’une forme de conservatisme se réclamant du catholicisme combiné avec un nationalisme, un occidentalisme et un atlantisme aux antipodes du pape François. C’est ainsi très logiquement que le gouvernement italien a décidé de sortir des accords de participation aux nouvelles routes de la soie avec la Chine qu’avait signé le gouvernement de Guiseppe Compte, autre signe d’éloignement visible de la ligne pontificale [42].
C’est un des paradoxes de la guerre russe en Ukraine : le monde des libéraux progressistes a finalement permis avec la guerre le retour en force de nationalismes très droitiers, mais aussi très occidentalistes et atlantistes, de la Pologne à l’Italie, pour ne pas parler de l’Ukraine elle-même. Cependant, derrière l’apparente solidarité de l’Europe en rang serré derrière Washington, les tensions sont exacerbées entre Européens eux-mêmes, alors que réapparaît une configuration qui peut rappeler celle qui était apparue lors de l’invasion de l’Irak en 2003 : la Pologne, les pays baltes mais aussi une certaine Italie, celle de Giorgia Meloni, peuvent incarner l’esprit de revanche contre la France et l’Allemagne de pays qui se sentent lésés par les équilibres européens, et qui jouent pour compenser la carte de meilleur allié des Etats-Unis. C’est ainsi que le pape François se retrouve complètement à contre-courant, et cerné de toutes parts, dans une Europe qui voit s’unir les progressistes sociétaux les plus radicaux et les conservateurs nationalistes.
De fait, les catholiques du pape François se sont retrouvés mis en accusation dès les premiers jours de la relance du conflit, alors qu’ils ont essayé de mettre en avant l’idée d’une négociation plutôt que d’une escalade du conflit. Le mouvement Sant’Egidio a lancé dès le 25 févier 2022 un appel à faire de Kiev une ville ouverte pour le moins ambigu compte tenu du contexte [43]. Le 5 avril 2023, le même mouvement a organisé une grande marche à Rome pour appeler au cessez-le-feu, où certains commentateurs peu amicaux ont relevé l’absence de drapeaux ukrainiens [44]. La communauté Sant’Egidio joue en effet plus que jamais un rôle clé dans la diplomatie vaticane, continuant de cultiver en particulier les rapports avec le patriarche de Moscou Cyrille, en parallèle avec l’action de la secrétairerie d’État, qui semble plus proche de la ligne des puissances occidentales, en particulier par la voix de son Secrétaire pour les relations avec les États, Paul Gallagher [45].
Il n’est donc pas étonnant que ce soit le cardinal Matteo Zuppi, lié à la communauté Sant’Egigio, qui ait été chargé par le pape François de jouer le rôle d’intermédiaire pour l’initiative de paix pontificale dans ce qui apparaît comme une forme de diplomatie parallèle. Au moment où le président Zelensky refusait l’idée de médiation vaticane, Andrea Riccardi s’impliquait plus que jamais pour soutenir l’initiative du cardinal Zuppi, appelant à une « paix impure », expression qu’il dit avoir reprise à Emmanuel Macron, lequel a lui aussi été régulièrement critiqué par les milieux atlantistes pour son manque d’enthousiasme et ses velléités de négociation, même s’il a finalement toujours accompagné l’ensemble des décisions de l’OTAN ou de Washington [46]. Le cardinal Zuppi s’est ainsi lancé dans sa tournée de négociations en se rendant notamment à Moscou rencontrer le patriarche Cyrille, avant d’aller à Kiev ou aux Etats-Unis. Il semble également que le pape François ait proposé au patriarche Cyrille de le rencontrer dans un aéroport moscovite au son retour de son voyage de Mongolie, sans que cela n’ait été ni confirmé ni infirmé par les autorités vaticanes [47].
Cette politique, qui semble tellement à contrecourant et qui est vivement condamnée par une large partie des acteurs catholiques, qui ne la comprennent pas, est cependant d’abord liée au fait que le pape François continue de voir plus loin, au-delà du simple récit médiatique sur le conflit ukrainien. Et surtout, l’attitude de la papauté s’explique par le fait qu’elle a aussi ses antennes dans les pays du Sud. Or le problème, une fois que l’on sort de la bulle informative des pays occidentaux, est que nombre de pays sont loin de se ranger de manière unanime derrière l’Occident, et voient même dans ce contexte l’occasion de faire évoluer le monde vers un ordre multipolaire qui leur serait plus favorable. Dans le fond, le pape François a sur ce point la même position que son Argentine natale ou que le continent latino-américain. Si l’on élargit le spectre, on peut dire que l’alliance entre la Russie et la Chine s’est maintenue à l’épreuve du conflit. L’Inde de Modi, en pleine affirmation nationaliste, même en gardant des relations avec les Etats-Unis, reste proche de la Russie. Son ministre des affaires étrangères a d’ailleurs vivement répondu lorsque des ministres européens sont venus exiger un alignement sur leurs sanctions envers la Russie [48]. La présence française et européenne est en difficulté en Afrique, et la cause ukrainienne n’est guère populaire sur le continent, dont les dirigeants n’ont pas fait de difficultés à se rendre en nombre au sommet Russie-Afrique organisé à Saint-Pétersbourg à la fin juillet 2023 [49]. L’Union européenne a encore pu constater récemment les limites de sa diplomatie avec le sommet de juillet 2023 entre l’Union européenne et la Communauté d’États latino-américains et caraïbes, au cours duquel le président Zelensky n’a pas reçu d’invitation à s’exprimer, et qui s’est terminé sur une déclaration finale très éloignée des attentes des Européens – le premier ministre polonais étant obligé de constater en conférence de presse qu’« ici, en Europe, c’est difficile à imaginer mais, en Amérique latine, la Russie est présentée comme un pays pacifique attaqué par l’Otan » [50]. Plus encore, les candidatures se sont multipliées pour entrer dans les BRICS ou dans l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), qui servent de relais aux influences chinoise et russe. Et dans le fond, même Israël, allié stratégique des Etats-Unis, hésite à remettre en cause ses relations avec la Russie, qui lui servent à stabiliser la situation dans la région, au moment où le pays est secoué par des manifestations de masse contre le gouvernement de Benjamin Netanyahu, qui n’est pas dans les meilleurs termes avec l’administration démocrate de Washington.
Les classes dirigeantes occidentales ne semblent apparemment pas avoir pris la mesure de la montée en puissance des pays du Sud, qui leur permet de s’exprimer d’une manière de plus en plus indépendante. À cela s’ajoute une forme de ressentiment qui, s’il parlera d’héritage colonial et post-colonial, doit surtout beaucoup aux erreurs des dernières années et aux limites du modèle de la globalisation occidentale. La réalité en 2023 est celle d’un monde en crise économique depuis au moins 2008, et où, derrière les taux de croissance affichés, seule la Chine a pu vraiment s’affirmer, mais avec un modèle très éloigné des règles du libre-échange occidental. La capacité russe à tenir depuis 2014 sous le coup des sanctions occidentales, et même à développer son industrie de l’armement, montre aussi un aveuglement occidental quant à la transformation du pays, qui n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’il était dans les années 1990. En revanche les décennies perdues se sont ajoutées les unes aux autres pour l’Amérique latine, l’Afrique et même dans le fond l’Europe communautaire, au-delà de l’accroissement exponentiel des revenus d’une part très réduite des catégories dirigeantes de ces différents ensembles. Le ressentiment existe d’ailleurs aussi à l’Est du continent européen, même si dans certains pays, comme en Pologne, et peut-être même à présent en Italie, il peut prendre la forme paradoxale d’un hyperoccidentalisme, rêvant de revanche contre l’Europe communautaire progressiste de Bruxelles et du moteur franco-allemand.
Mais dans le fond, la dégradation des conditions économiques d’une large partie de la population et la baisse de l’espérance de vie aux Etats-Unis montre la crise même du centre du modèle occidental, qui n’a plus la capacité de dominer sans partage industriellement et technologiquement ses adversaires, aussi bien en raison de la crise éducative et sociale que traverse l’Occident, que de l’incapacité des pays occidentaux à prendre la mesure des transformations vécues depuis trente ans par la Chine, la Russie, l’Inde, le golfe Persique et le monde en général, où les économies occidentales ont délocalisé une large part de leurs appareils productifs et industriels, en pensant que ces pays resteraient toujours sous-développés et incapables de rivaliser avec elles. La perte de prestige de l’Occident est enfin due à la destruction les dernières années au nom des libertés et de la démocratie de toute une suite de pays, Afghanistan, Irak, Yémen, Lybie, Syrie, sans oublier la déstabilisation permanente de l’Iran ou du Venezuela, ce qui a permis à la Russie et la Chine d’engranger sur ces erreurs, en parlant de diplomatie multilatérale et de stabilité.
En d’autres termes, la guerre russe en Ukraine a accéléré le rapprochement entre des pays très différents, mais qui ont en commun de chercher à s’affirmer dans un nouveau rôle sur la scène internationale. Or la papauté de François, qui continuait une tendance longue du catholicisme, reposant sur la transformation de sa géographie, avait tout fait pour anticiper un tel mouvement et essayer, autant que possible, d’en être un acteur central. D’une certaine manière, l’ensemble russo-chinois, lorsqu’il travaille par exemple à rapprocher l’Iran et l’Arabie Saoudite que toute la politique américaine cherchait jusque-là à diviser, est en train de récupérer à son profit un positionnement qui était justement celui du pape François et ses prédécesseurs, tandis que le Vatican risque de se retrouver mis dans un coin, enfermé dans un ensemble occidental où le catholicisme est de surcroît mis à mal par les progressismes.
Les jeux ne sont pas faits
Tout cela se termine par un nouveau paradoxe. Au bout du compte, la personnalité politique occidentale qui aura la position la plus proche du pape François – et de la communauté Sant’Egidio- sur la question ukrainienne est leur ennemi de toujours, Donald Trump, qui mène largement sa campagne pour l’élection présidentielle de 2024 sur le thème du refus de la guerre. La situation est dupliquée en Italie où les appels à la paix du journal « Avvenire » rencontrent les voix plus critiques d’une gauche représentée par le journal « Fatto quotidiano » et par une partie du Mouvement cinq étoiles, à laquelle donne voix notamment l’ancien président du conseil, Guiseppe Comte [51], tandis que Matteo Salvini reste mis en accusation pour sa proximité avec la Russie. De Washington à Rome, la papauté de François et le mouvement de Sant’Egidio se retrouvent à leur corps défendant à rejoindre le camp « populiste » rejeté par l’ « establishment » occidental, symétrique inversé de l’alliance des progressistes et des conservateurs atlantistes. Toutes les surprises sont encore possibles : les recompositions du monde à venir n’ont pas fini de nous surprendre et il s’agit d’une des grandes difficultés de l’analyse alors que les événements s’accélèrent. La crise des sociétés occidentales, qui est aussi une crise idéologique et religieuse, se traduit par la multiplication des tensions, le délabrement du cadre démocratique, la prolifération de revendications particularistes, le tout dans un monde où les conflits ne cessent de monter et où la position des pays occidentaux continue de se dégrader. Il ne s’agit cependant pas ici d’un état normal des choses, mais des marqueurs d’une situation de crise, de transition entre un système qui se défait et un nouveau monde qui mettra encore bien des années à se dessiner, lequel promet encore bien des recompositions.
Le pape François est arrivé pour faire face à cette période de rupture du système mondial, marquée par une crise de la coopération internationale qui était au cœur de la géopolitique portée par le Vatican. Plus en profondeur, cette crise est celle du monde contemporain lui-même : comme les deux premières Révolutions industrielles, l’ère de la troisième Révolution industrielle et de l’Intelligence artificielle met en crise les sociétés, pose des questions philosophiques et métaphysiques fondamentales, refait surgir des mouvements radicaux et destructeurs, des pulsions totalitaires pour faire du passé table rase. Comme les deux premières Révolutions industrielles, la nouvelle mutation en cours bouscule les hiérarchies, et met en difficulté les pays du centre, qui pensaient dominer la situation, tandis que de nouvelles puissances, Chine, Inde mondialisées, émergent d’une marge qui était au contact des pays du centre. Or les nouvelles puissances qui feront les équilibres de demain imposeront aussi des modèles sociaux inédits, qui changeront les manières de voir le monde et qui devront recréer des manières de croire et de faire corps commun, sans lesquelles une société ne peut fonctionner. Et il n’est pas dit qu’un des changements du XXIe ne soit pas de passer d’un monde dominé par une ou plusieurs grandes puissances à un monde beaucoup plus diversifié, en réseau, avec des pôles de pouvoir, mais aussi avec une capillarité permettant à un nombre beaucoup plus grand d’acteurs de jouer un rôle significatif.
Dans cette perspective, le cap tracé par le pape François, cherchant malgré tout à tenir la ligne d’un dialogue des civilisations, refusant l’occidentalisme et pariant sur le temps long est loin d’être absurde. Quelles que soient les péripéties du moment, il est même sans doute en phase avec ce que risquent d’être les grandes tendances du XXIe siècle, à savoir la fin de la domination unipolaire du monde par l’ordre atlantique, et l’émergence dans la douleur d’un nouvel ordre – toute la question est de savoir comment exactement se fera cette émergence, sur combien de décennies, et au prix de quelles souffrances. À vrai dire, la direction insufflée par le pape François n’est pas vraiment un choix. Elle est dans l’ordre des choses, et d’une Église devenue véritablement mondiale : c’est ce contexte qui a amené le cardinal Bergoglio sur le trône de saint Pierre, et c’est elle qui s’imposera à son successeur, quel qu’il soit. Cependant, la tâche sera encore plus considérable pour celui-ci, qui devra recoller les morceaux d’un ensemble de plus en plus fracturé, à l’image du monde.
Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que l’on parle désormais de la possibilité d’un schisme au sein du monde catholique, même s’il s’agit pour l’instant surtout d’une peur à conjurer. Le problème est que malgré tout son universalisme, la papauté a été construite à travers les siècles autour d’un gouvernement romain et européen, qui parlait certes au monde mais dont les rouages restaient très italiens, et ont été construits pour gérer la diversité française, hispanique, centre-européenne – l’Allemagne et l’Angleterre du XVIe siècle s’étaient déjà montrées trop diverses pour être pleinement intégrées à cet ensemble. Or à présent, l’Église catholique doit unir en son sein des mondes très différents, de l’Argentine à Hong-Kong en passant par l’Afrique. Le pape François a d’ailleurs veillé à ce que le prochain conclave soit une première dans l’histoire du catholicisme par la composition de son collège cardinalice. Ce n’est pas seulement que le collège sera international comme jamais. Mais surtout, François a été attentif à promouvoir des cardinaux de terrain, venus de villes secondaires, éloignés de la Curie romaine, possédant peu ses codes culturels. Le conclave réunira donc des cardinaux se connaissant mal, très différents entre eux.
En ce sens, l’Église catholique est aussi un des laboratoires du nouveau monde à venir. Cependant, ses difficultés, au-delà de l’état général du monde qu’elle reflète, sont aussi celles d’une Europe post-étatique, post-nationale et presque sortie de l’histoire, dont l’idéologie a si bien imprégné l’Église catholique elle-même depuis les années 1960. Mais à vrai dire, l’état de crise permanente, d’apesanteur idéologique de l’Europe communautaire d’aujourd’hui ne peut pas non plus être un modèle destiné à durer sur la longue durée, alors que les conflits ne cessent de monter, au sein des États européens eux-mêmes comme dans les régions qui entourent le continent, dont le Proche-Orient à nouveau embrasé depuis le 7 octobre 2023. Or la difficulté de l’Église catholique, c’est qu’elle reste liée à Rome. Elle est par définition implantée dans une Europe dont elle ne peut pas s’exfiltrer.
La papauté de François montre en ce sens aussi les limites d’un catholicisme trop post-européen. Une nouvelle fois, l’Église catholique et l’Europe sont liées dans leur destin, l’affaiblissement de l’une entraînant celui de l’autre. La question pour l’Europe communautaire reste de retrouver une conception de l’État, du service public, de la solidarité, de la manière de faire corps commun, un réalisme politique qui font partie de son patrimoine, mais qu’il faut refonder à l’aune des transformations en cours. Cette question se pose aussi pour l’Église catholique qui a gardé l’empreinte de ce même modèle, malgré toute la volonté de nombre de catholiques européens de sortir de « l’âge constantinien ». En ce sens, le laboratoire catholique et sa capacité à parler au monde sont aussi liés à une refondation européenne qui relèverait d’une autre surprise de l’histoire.
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[1] NDLR L’Argentine, l’Arabie saoudite, l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Éthiopie et l’Iran, qui avaient auparavant manifesté leur intérêt à rejoindre les BRICS, sont officiellement invités le 24 août 2023 à rejoindre le « bloc » dès le 1er janvier 2024. Cf AB Pictoris, Carte. « Les BRICS : une plateforme de coopération entre pays émergents qui s’élargit en 2024 », Diploweb.com, 26 août 2023 https://www.diploweb.com/Carte-Les-BRICS-une-plateforme-de-cooperation-entre-pays-emergents-qui-s-elargit-en-2024.html
[14] Là aussi, pour une étude plus détaillée, nous renverrons à notre étude publiée sur Diploweb en 2019, Chine et Vatican, l’amorce d’une nouvelle relation stratégique ?
[17] Il s’agit de l’ouvrage effectivement utile pour comprendre ces accords et leur histoire de Agostino Giovagnoli, Elisa Giunipero, L’Accordo tra Santa Sede e Cina. I cattolici cinesi tra passato e futuro, Rome, Urbaniana University Press, 2019. Sur la cérémonie de lancement de l’ouvrage voir par exemple Alessandro Gisotti, « Santa Sede-Cina : la porta è aperta » Vatican News, 27 septembre 2019 (https://www.vaticannews.va/it/vaticano/news/2019-09/santa-sede-cina-porta-aperta.html).
[26] Autre extrait de l’interview du 3 mai donnée dans le Corriere della Sera.
[27] Citation prise dans l’entretien du pape avec les jésuites du Kazakhstan lors de sa visite dans le pays en septembre 2022, publié dans La Civiltà Cattolica. Dans cet entretien, où le pape François appelle à se « libérer de la haine », le pontife explique également, signe des pressions subies, comment il a été mal compris et obligé de se justifier devant l’épiscopat catholique ukrainien, démarche pour le moins inhabituelle de la part d’un pape (Antonio Spadaro « “Liberare i cuori dall’odio”. Papa Francesco incontra i gesuiti della Regione russa », La Civiltà Cattolica, 1 octobre 2022 : https://www.laciviltacattolica.it/articolo/liberare-i-cuori-dallodio-papa-francesco-incontra-i-gesuiti-della-regione-russa/). Pour la référence au petit chaperon rouge, voir l’interview du 19 mai 2022 de la Civiltà Cattolica citée à la note 103.
[28] Pour un résumé de ces oscillations, voir l’ouvrage de Massimo Franco, L’enigma Bergoglio, Milan, Solferino, 2023, p. 271-285.
[29] Cette formule, que l’on trouve dans l’entretien publié le 3 mai 2022 dans le Corriere della Sera n’est pas une simple maladresse que le pape François aurait par la suite regrettée. Il l’a reprise dans une première interview avec dix directeurs de revues culturelles jésuites réalisée le 19 mai 2002 et publiée le 18 juin dans la Civiltà Cattolica. À cette occasion, le pape François expliquait que cette expression aurait été en fait celle d’un chef d’État qui serait venu le voir alarmé en décembre 2021 pour l’avertir des conséquences de la politique de l’OTAN dans la région – on se rappellera qu’en effet, le 17 décembre 2021, la Russie avait remis aux puissances occidentales deux textes de négociation sur les rapports entre l’OTAN et la Russie, qui avec le recul apparaissent comme un dernier ultimatum avant le début du conflit, mais qui reçurent une fin de non-recevoir. La même explication a été reprise par le pape lors de son entretien avec les jésuites du Kazakhstan du 15 septembre 2022 cité plus haut (Luciano Fontana , « Intervista a Papa Francesco : “Putin non si ferma, voglio incontrarlo a Mosca. Ora non vado a Kiev” », Corriere della Sera, 3 mai 2002 (https://www.corriere.it/cronache/22_maggio_03/intervista-papa-francesco-putin-694c35f0-ca57-11ec-829f-386f144a5eff.shtml) ; Antonio Spadaro, « Papa Francesco in conversazione con i direttori delle riviste culturali europee dei gesuiti », La Civiltà Cattolica, 18 juin 2022, https://www.laciviltacattolica.it/articolo/papa-francesco-in-conversazione-con-i-direttori-delle-riviste-culturali-europee-dei-gesuiti/).
[32] Ces propos ont notamment déclenché une réaction très dure de la porte-parole du ministère russe des affaires étrangères, Maria Zakharova. Finalement, le Vatican a dû officiellement s’excuser sous la forme d’un message de son secrétaire d’État, Pietro Parolin, tandis que Maria Zakharova s’est offert de concéder que l’incident était clos, le pape ayant fait montre d’une « capacité à reconnaître ses erreurs devenue rare dans les relations internationales d’aujourd’hui » (John L. Allen Jr, « Russian reaction to new interview illustrates logic for papal ‘silence’ », Crux, 29 novembre 2022 : https://cruxnow.com/news-analysis/2022/11/russian-reaction-to-new-interview-illustrates-logic-for-papal-silence ; « Vatican apologizes for derogatory remarks against Chechens, Buryats, says diplomat », TASS, 15 décembre 2022 : https://tass.com/politics/1550937 ; pour la version originale : https://mid.ru/fr/press_service/video/posledniye_dobavlnenniye/1843964/?lang=ru#23).
[38] Certains de ces ultraconservateurs, remuant de vieilles rancœurs historiques, ont un discours sur l’orthodoxie et la Russie qui, au-delà même de l’obsession autour du communisme, semble renouer avec la peur ultramontaine de la Russie tsariste du XIXe siècle. On pourra voir par exemple les prises de position de Roberto de Mattei, « Il “Guerrone” e il “miracolo della Vistola” », Corrispondeza Romana, 3 août 2023 (https://www.corrispondenzaromana.it/il-guerrone-e-il-miracolo-della-vistola/) ou dans la série « Considerazioni storiche sul Patriarcato di Mosca », I-IV, Corrispondenza Romana, 16 février-8 mars 2023 (https://www.corrispondenzaromana.it/considerazioni-storiche-sul-patriarcato-di-mosca-1-parte/ et sq.)
[42] Voir les propos du ministre de la défense Guido Crosetto qui qualifie l’accord de participation italienne aux nouvelles routes de la soie de « atto improvvisato e scellerato » : Francesco Verderami, « Il ministro Crosetto : “Fuori dalla via della Seta ma senza fare danni. Il Parlamento lavori di più” », Corriere della Sera, 30 juillet 2023 (https://www.corriere.it/politica/23_luglio_30/crosetto-intervista-5df81a76-2e3c-11ee-a52d-5015ada51aef.shtml).
[47] « В союзе староверов рассказали о предложении Папы Римского встретиться с предстоятелем РПЦ », TASS, 23 juillet 2023 (https://tass.ru/obschestvo/18341643).
[51] Voir l’interview du 18 avril 2023 de Guiseppe Conte à la chaîne de télévision Sky TG24, parlant de soutien à l’Ukraine mais demandant à sortir d’une stratégie reposant uniquement sur « l’escalade militaire dictée par Washington (se invece la strategia è solo questa dettata da Washington, escalation militare, non ci stiamo più). » (https://video.sky.it/news/politica/video/ucraina-conte-a-sky-tg24-italia-puo-imporre-svolta-829467).
À l’origine composé du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine et rejoint ensuite par l’Afrique du Sud, le groupe BRICS a accueilli de nouveaux membres : l’Arabie saoudite, l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Éthiopie, l’Indonésie et l’Iran. Il agit aujourd’hui comme un forum de coordination politique et diplomatique pour les pays du Sud global, intervenant dans des domaines variés.
Un profond bouleversement secoue la structure mondiale héritée de l’après-Seconde Guerre mondiale. Initialement une idée économique formulée par Goldman Sachs, le groupe BRICS s’est mué en un puissant bloc géopolitique. À l’origine composé du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine et rejoint ensuite par l’Afrique du Sud, le groupe a accueilli de nouveaux membres : l’Arabie saoudite, l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Éthiopie, l’Indonésie et l’Iran. Il agit aujourd’hui comme un forum de coordination politique et diplomatique pour les pays du Sud global, intervenant dans des domaines variés.
Ensemble, ces onze nations représentent environ 45 % de la population mondiale, 35 % du PIB mondial et 30 % de la production mondiale de pétrole. De plus, la Chine et l’Inde – membres fondateurs – sont des pôles majeurs de la production manufacturière et des services à l’échelle mondiale. L’élargissement du groupe, passant de cinq à onze membres, traduit un mécontentement croissant des pays du Sud global face aux institutions dominées par l’Occident. Dans un contexte marqué par la guerre en Ukraine et le conflit Israël-Gaza, les BRICS incarnent un effort collectif pour réduire la dépendance à l’Occident. Mais une question cruciale demeure : ce groupe hétérogène peut-il véritablement remettre en cause la domination occidentale, ou ses divergences internes et les contre-mesures occidentales freineront-elles son essor ?
Vers un monde multipolaire
Les BRICS ont dépassé leur rôle initial de concept d’investissement pour devenir un acteur défendant un ordre mondial multipolaire. Leurs piliers stratégiques – ressources énergétiques, réseaux commerciaux, technologies – se positionnent de plus en plus en concurrence avec l’influence occidentale. Plusieurs membres explorent des voies de « dé-dollarisation » afin de limiter leur dépendance au dollar pour les échanges et les réserves. Toutefois, l’Inde a déclaré qu’elle ne soutiendrait pas de mesures portant atteinte au dollar américain, révélant ainsi des divisions internes.
Malgré cela, la Nouvelle Banque de Développement des BRICS (NDB) se présente comme une alternative aux institutions financières occidentales, en offrant des prêts avec moins de conditions que la Banque mondiale ou le FMI. Les discussions autour de la création d’une monnaie commune ou d’échanges accrus en monnaies locales représentent une menace supplémentaire pour la suprématie du dollar. Ces initiatives témoignent d’un objectif commun d’autonomie financière accrue, mais aussi des divergences sur le rythme et la fermeté à adopter dans cette démarche.
Influence croissante, contradictions internes
Le groupe élargi détient d’importantes réserves pétrolières, des capacités agricoles et industrielles considérables. Ces atouts renforcent son poids mondial, mais les tensions régionales mettent en lumière des lignes de fracture. Le différend prolongé entre l’Égypte et l’Éthiopie sur le Nil en est un exemple. De même, malgré des efforts diplomatiques récents, les tensions frontalières entre l’Inde et la Chine restent vives, les deux pays revenant au statu quo d’avant 2020 sans résolution claire.
Ces différends bilatéraux illustrent la complexité des relations internes aux BRICS, qui pourraient nuire à l’élaboration de politiques communes. Par ailleurs, l’isolement croissant de la Russie, accentué par sa guerre en Ukraine, crée un paradoxe au sein du groupe. Tandis que Moscou tente d’utiliser les BRICS pour contourner les sanctions occidentales, d’autres membres comme l’Inde et le Brésil maintiennent des liens économiques étroits avec l’Occident. Ce jeu d’équilibre révèle que les BRICS ont la taille critique pour influencer les normes mondiales, mais peut-être pas la cohésion nécessaire pour rivaliser avec des entités structurées comme l’Union européenne.
Contre-offensive ou coopération ? L’Occident s’ajuste
Les États-Unis et leurs alliés ont entamé des mesures pour contenir l’essor des BRICS. Récemment, Donald Trump a menacé d’imposer des droits de douane de 100% aux pays BRICS s’ils tentent de créer ou soutenir une monnaie alternative au dollar. Il a exigé un engagement clair de ces pays à ne pas s’engager dans une telle initiative, faute de quoi ils s’exposeraient à de lourdes sanctions économiques. Une telle stratégie pourrait accentuer la polarisation mondiale. Reste à savoir si les États-Unis peuvent maintenir leur hégémonie économique par ces tactiques agressives, ou si celles-ci accéléreront la transition vers un ordre multipolaire.
L’Union européenne, de son côté, revoit sa stratégie pour renforcer ses relations avec le Sud global, prenant en compte le poids économique croissant des BRICS. Toutefois, ce processus est semé d’embûches. Les divergences sur les conflits internationaux – guerre en Ukraine, relations avec la Chine – révèlent des visions de sécurité différentes entre l’UE et les BRICS. Certains pays en développement jugent aussi l’approche européenne, axée sur la diffusion de normes et valeurs, comme paternaliste, appelant à un dialogue plus respectueux et équitable. L’UE mise désormais sur une approche bilatérale, adaptée aux spécificités de chaque pays BRICS.
Hégémonie occidentale vs ambitions des BRICS : entre cohésion et stratégie
Les BRICS construisent des systèmes parallèles – banques, réseaux de paiement – visant à concurrencer les structures financières dominées par l’Occident. Mais le groupe élargi fait face à des désaccords profonds : le refus de l’Inde de fragiliser le dollar, les sanctions pesant sur l’Iran… Ces éléments montrent que les BRICS disposent à la fois des ressources et de la volonté de remettre en cause l’ordre mondial actuel. Leur véritable défi : parvenir à parler d’une seule voix.
L’Occident, de son côté, s’appuiera sur la force du dollar pour diviser le groupe avant qu’il ne devienne une menace cohérente.
En définitive, une question majeure se pose : si les BRICS poursuivent leur expansion tout en peinant à maintenir leur unité, parviendront-ils à imposer un nouvel ordre mondial alternatif ou ne feront-ils que renforcer la fragmentation qu’ils cherchent justement à surmonter ?
Dr Mohit Anand est professeur de commerce international et de stratégie à emlyon business school (France). Vedant Sanodiya est étudiant en Master Stratégie et Conseil à emlyon.
*Camille Boulenguer est économiste, chercheuse à l’IRIS. Ses travaux se situent à la confluence entre l’économie industrielle et la fiscalité, et interrogent les imbrications entre économie légale et économie illégale (évasion fiscale, blanchiment d’argent, corruption). Ses thèmes de recherche se concentrent notamment autour des enjeux et de l’évolution des pratiques économiques illicites avec l’arrivée des nouvelles technologies (intelligence artificielle, cryptomonnaies, robotique). Elle est par ailleurs co-responsable pédagogique du parcours Risques géoéconomiques et intelligence stratégique d’IRIS Sup’. Camille Boulenguer est doctorante en économie de l’Université Picardie Jules Verne. Elle est également titulaire de deux masters : l’un en économie (Université de Paris Dauphine) et l’autre en intelligence économique (Université Gustave Eiffel).
La remise en cause du principe de la Nation la plus favorisée (NPF)
Depuis sa création en 1995, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) repose sur un ensemble de principes destinés à encadrer le libre-échange entre ses membres. Parmi eux, celui de la Nation la plus favorisée (NPF) constitue l’un des fondements du multilatéralisme commercial : il impose que toute concession tarifaire accordée à un pays membre soit automatiquement étendue à l’ensemble des autres membres, assurant ainsi une égalité de traitement. Ce principe stipule que toute concession tarifaire accordée à un pays membre doit être automatiquement étendue à l’ensemble des autres membres de l’OMC. Bien que des exceptions existent, notamment pour les zones de libre-échange (USMCA, UE), les mesures de rétorsion commerciale et les accords préférentiels pour les pays en développement, la NPF assure un traitement non discriminatoire et une uniformité des tarifs entre pays membres de l’OMC. Or, ce principe a été frontalement remis en cause par l’administration Trump, qui y voit un facteur d’injustice dans les relations commerciales bilatérales des États-Unis. Portée par une vision plus unilatérale et transactionnelle des échanges internationaux, l’équipe Trump, soutenue par la Heritage Foundation, a développé une stratégie de « réciprocité tarifaire » visant à corriger ce qu’elle considère comme des déséquilibres persistants. Dans son Projet 2025, le think tank conservateur met en avant l’existence d’asymétries tarifaires : de nombreux partenaires commerciaux des États-Unis appliqueraient des droits de douane plus élevés aux produits américains qu’ils n’en subissent sur leurs propres exportations vers les États-Unis. Cette situation serait responsable, pour l’administration Trump, de déséquilibres commerciaux persistants. Face ces distorsions commerciales, Washington entend imposer un principe de « réciprocité tarifaire ». Concrètement, les droits de douane seraient relevés de manière ciblée afin de compenser les écarts identifiés avec les partenaires commerciaux.
Cette remise en cause du multilatéralisme commercial pose de sérieuses questions sur l’avenir de la coopération économique internationale et sur la capacité des institutions comme l’OMC à encadrer les ambitions protectionnistes croissantes.
Une méthode de calcul controversée
La méthode de calcul retenue pour déterminer les nouveaux droits de douane au 2 avril 2025[1] soulève de vives critiques parmi les spécialistes. Elle repose sur une formule sommaire : il s’agirait de diviser le déficit commercial bilatéral par le montant des importations états-uniennes en provenance du pays concerné, puis de diviser ce résultat par deux pour obtenir le taux de droit de douane à appliquer. Cette approche est jugée arbitraire par la majorité des économistes, car elle ne tient compte ni de la structure des échanges ni des effets de substitution ou de contournement. Elle revient à taxer les produits importés en fonction de déséquilibres macroéconomiques globaux, sans analyse fine des chaînes de valeur ou des comportements des agents économiques. En effet, les calculs avancés par l’administration Trump négligent les effets de répercussion des droits de douane sur les agents économiques, qu’il s’agisse d’une compression des marges des exportateurs étrangers ou, plus fréquemment, d’un renchérissement des prix supporté par les consommateurs américains.
En 2024, les déficits commerciaux bilatéraux les plus marqués sont enregistrés avec :
Chine : -338 milliards USD
Union européenne : -192 milliards USD
Mexique : -108 milliards USD
Vietnam : -99 milliards USD
Canada : -72 milliards USD
Japon : -55 milliards USD
Irlande : -54 milliards USD
Taïwan : -41 milliards USD
La politique commerciale défendue par Donald Trump repose sur une lecture du commerce international simpliste dominée par la notion de déséquilibre bilatéral.L’administration Trump considère ainsi que les déficits commerciaux doivent être imputés aux partenaires commerciaux et, à ce titre, que ceux-ci doivent en assumer le coût. L’application de cette méthode de calcul conduit à certaines aberrations : le Cambodge, par exemple, se verrait imposer un tarif de 49 %. On peut également s’étonner de certains choix de découpage géographique : si la France métropolitaine est intégrée à l’ensemble « Union européenne », ses territoires d’outre-mer comme la Polynésie française, la Guyane, la Martinique ou la Guadeloupe apparaissent, eux, en dehors de l’UE, avec des droits de douane estimés à 10 % et 76 %. Est-ce une incohérence d’ordre mathématique, une méconnaissance géographique ou bien un signal politique lancé à la France ?
Des conséquences difficilement évaluables
S’il est encore prématuré d’en anticiper pleinement les retombées, il est certain que la mise en œuvre de ces nouveaux tarifs entraînerait des effets économiques et géopolitiques majeurs.
Sur le plan économique
L’administration Trump affirme que la hausse généralisée des droits de douane pourrait générer jusqu’à 600 milliards de dollars par an en recettes supplémentaires. Celles-ci serviraient à financer une réduction du taux de l’impôt sur le revenu des sociétés, passant de 21 % à 15 %, conformément aux promesses de campagne. Plusieurs instituts de recherches tels que Tax Fondation ou le Oxford Economics ont exprimé des doutes quant à la faisabilité des projections de l’administration Trump concernant les recettes générées par les nouveaux tarifs douaniers. L’administration estime que ces tarifs pourraient rapporter environ 600 milliards de dollars par an, soit 6 000 milliards sur une décennie. Cependant, des analyses indépendantes suggèrent des chiffres nettement inférieurs. Le Tax Foundation prévoit une augmentation des recettes fiscales fédérales de 258,4 milliards de dollars en 2025, ce qui représente 0,85 % du PIB. De plus, le Congressional Budget Office (CBO) estime que les tarifs pourraient générer environ 800 milliards de dollars sur dix ans, soit environ 80 milliards par an, sans prendre en compte les éventuelles mesures de rétorsion. Pour compenser une réduction significative de l’impôt sur le revenu, il serait nécessaire d’imposer des tarifs moyens très élevés sur toutes les importations, ce qui pourrait avoir des effets économiques négatifs considérables. Erica York, économiste au Tax Foundation, souligne qu’une taxe uniforme de 70 % sur toutes les importations serait requise pour égaler les recettes de l’impôt sur le revenu de 2023, une mesure jugée irréaliste. Ainsi, les projections de l’administration semblent optimistes et ne tiennent pas pleinement compte des réactions du marché et des partenaires commerciaux, ni des conséquences économiques potentielles. Par ailleurs, l’annonce de cette réforme tarifaire a immédiatement provoqué une onde de choc sur les marchés financiers. Les contrats à terme sur les indices boursiers américains ont reculé de manière significative : le S&P 500 a enregistré une baisse de 2 %, tandis que le Nasdaq 100 a chuté de 3 %, illustrant les craintes des investisseurs face à une possible escalade protectionniste et à la perspective d’une guerre commerciale prolongée.
Sur le plan géopolitique et commercial
La stratégie tarifaire états-unienne semble s’inscrire dans une logique de remise en cause du multilatéralisme commercial. L’introduction de droits de douane différenciés selon les pays – avec des exceptions notables pour certains partenaires géostratégiques – reflète une volonté de redéfinir les rapports de force au sein du commerce mondial, en dehors des cadres institutionnels traditionnels comme l’OMC. Cette politique pourrait redéfinir les alliances et ouvrir la voie à des représailles de la part des puissances ciblées, notamment la Chine et l’Union européenne, déjà évoquées comme prêtes à répondre par des mesures de rétorsion.
L’annonce de droits de douane très élevés à l’encontre de Taïwan — à hauteur de 32 % — constitue un signal diplomatique particulièrement fort, aux implications potentiellement explosives. Ce choix suscite d’autant plus d’inquiétudes que Taïwan occupe une position stratégique dans les chaînes de valeur mondiales, notamment dans le secteur des semi-conducteurs, un domaine crucial pour l’économie numérique globale. Bien que certaines industries, comme celle des semi-conducteurs, bénéficient pour l’instant de dérogations partielles ou d’exemptions temporaires, le message politique reste clair : une fois que la production de composants critiques aura été suffisamment relocalisée aux États-Unis, un désengagement états-unien vis-à-vis de Taïwan ne peut être exclu. Cette évolution traduit une volonté de réduire la dépendance technologique à l’égard de l’Asie de l’Est, au profit d’une plus grande autonomie stratégique.
Le secteur pharmaceutique, quant à lui, bénéficie également d’une exclusion provisoire de ces nouvelles mesures. Cette exemption vise à éviter des perturbations dans l’approvisionnement en médicaments essentiels. Néanmoins, cette situation est susceptible d’évoluer, et le secteur demeure vigilant quant aux futures décisions en matière de politique commerciale. Ces tarifs ont été maintenus indépendamment des nouvelles mesures annoncées, reflétant une approche distincte pour les industries considérées comme stratégiques pour la sécurité nationale. En 2023, les principaux exportateurs de médicaments vers les États-Unis étaient l’Allemagne, la Suisse, la Belgique, l’Irlande et l’Inde. Ce dernier en particulier, joue un rôle crucial en fournissant des médicaments génériques aux États-Unis, avec des exportations atteignant environ 9 milliards de dollars en 2023, représentant près d’un tiers des exportations pharmaceutiques totales de l’Inde.
Enfin, les produits liés à la défense, tels que l’acier et l’aluminium, sont déjà soumis à des tarifs spécifiques de 25 % en vertu de la Section 232. Cependant, des développements récents suggèrent que ces tarifs pourraient avoir des implications plus larges sur la production d’armes aux États-Unis. En effet, les nouvelles mesures tarifaires imposées par l’administration Trump, notamment une taxe de 20 % sur les produits de l’Union européenne et de 10 % sur les importations du Royaume-Uni et de l’Australie, risquent de perturber les chaînes d’approvisionnement mondiales essentielles à la fabrication de systèmes d’armement américains. Ces perturbations pourraient entraîner une augmentation des coûts et des retards dans la production d’armes, compromettant potentiellement les partenariats de sécurité internationaux et les projets de défense conjoints tels que le chasseur F-35 et l’alliance sous-marine AUKUS.
On note également l’absence de la Russie et de la Corée du Nord dans le tableau des hausses tarifaires. La Maison-Blanche a justifié cette exclusion en soulignant que les sanctions économiques en vigueur limitaient déjà fortement les échanges commerciaux avec ces pays, rendant ainsi superflue l’instauration de nouveaux droits de douane. Par ailleurs, concernant la Russie, l’administration Trump a exprimé sa volonté de renouer un dialogue diplomatique. En février 2025, des discussions ont été engagées entre représentants américains et russes en vue de rétablir le fonctionnement normal des missions diplomatiques. L’imposition de nouvelles mesures tarifaires aurait alors compromis cette tentative de rapprochement.
Conclusion
La rhétorique protectionniste de Donald Trump contribue à justifier une montée en puissance tarifaire généralisée, présentée comme une réponse légitime aux pratiques commerciales jugées déloyales. Elle s’inscrit dans une logique de souveraineté économique, mais non sans risque pour l’équilibre du système international de commerce et pour la stabilité diplomatique globale. L’effectivité de la nouvelle politique tarifaire reste, en outre incertaine. Toutefois, il est probable que ces mesures soient utilisées comme instruments de négociation dans d’autres dossiers géopolitiques sensibles, notamment celui du trafic de fentanyl avec le Canada. Cette approche, caractéristique d’une diplomatie économique offensive, témoigne d’une volonté assumée de faire des droits de douane un levier de pression stratégique.
[1] Le 9 avril, D. Trump annonce d’un moratoire de 90 jours et maintient un taux mondial de 10 % sur tous les pays touchés par ses nouveaux droits, à l’exception notable de la Chine.