La chaîne de valeur de l’aluminium : un élément clé de l’autonomie stratégique et de la neutralité carbone de l’Europe Note de l’Ifri, juillet 2024

La chaîne de valeur de l’aluminium : un élément clé de l’autonomie stratégique et de la neutralité carbone de l’Europe Note de l’Ifri, juillet 2024

Fours de fusion dans une usine d’aluminium © Jose Luis Stephen/Shutterstock.com

 

par Thibault Michel – IFRI – publié le 29 juillet 2024

https://www.ifri.org/fr/publications/notes-de-lifri/chaine-de-de-laluminium-un-element-cle-de-lautonomie-strategique-de


Les États-Unis, le Canada et l’Union européenne (UE) considèrent désormais tous l’aluminium comme un élément stratégique. Ce métal est en effet de plus en plus utilisé, en particulier dans le cadre de la transition énergétique, pour les véhicules électriques, les réseaux, les éoliennes ou les panneaux solaires.

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L’Europe aura ainsi besoin d’approvisionnements grandissants en aluminium dans les années à venir. Cependant, l’industrie européenne de l’aluminium a été affaiblie au cours des dernières décennies et ne représente désormais qu’une faible part de la production mondiale. En conséquence, elle n’est plus en mesure de subvenir aux besoins européens.

L’aluminium possède une empreinte environnementale conséquente et sa production, de la bauxite à l’aluminium primaire, entraîne d’importantes émissions de gaz à effet de serre (GES). Ces émissions sont particulièrement liées aux quantités extrêmes d’énergie (gaz et électricité) consommées au cours du processus industriel, notamment pour l’électrolyse. La forte consommation d’électricité nécessaire confère à la structure des mix électriques nationaux une influence majeure sur les émissions de CO2 issues de l’aluminium. Mais certaines émissions sont aussi spécifiques à la production d’aluminium, par exemple celles produites par la réaction chimique opérée dans le cadre de l’électrolyse, qui transforme l’alumine en aluminium primaire.

Avec une croissance de la demande dans les années à venir, l’Europe devra produire plus d’aluminium afin de remplir les besoins de sa transition énergétique, tout en réduisant l’empreinte carbone de son industrie de l’aluminium.

Pour relever ce défi, différentes technologies de décarbonation sont actuellement considérées. Comme pour d’autres industries, l’efficacité énergétique ou l’électrification des processus industriels peuvent aider à réduire cette empreinte carbone. Cependant, ces deux solutions ont généralement d’ores et déjà été mises en œuvre par les industriels, afin de réduire les coûts énergétiques. La mise en place partielle de ces solutions a permis à l’industrie européenne de l’aluminium d’avoir une empreinte carbone de 6,8 tonnes de CO2 par tonne d’aluminium primaire, quand la moyenne mondiale est de 16,1 tonnes de CO2.

Le recyclage doit aussi pouvoir jouer un rôle clé, en particulier car un aluminium recyclé consomme 96 % d’électricité de moins qu’un aluminium primaire, avec des émissions de GES environ quatre fois moindres (pour ce qui est des émissions directes). Toutefois, si le développement du recyclage en Europe constituera une étape cruciale, des approvisionnements supplémentaires en aluminium primaire restent essentiels et le recyclage ne pourra être un remède miracle. L’ensemble des solutions évoquées constitue des outils pertinents pour réduire l’empreinte carbone de l’industrie européenne de l’aluminium mais ne sera pas suffisant pour atteindre la neutralité carbone.

Pour ce faire, le secteur de l’aluminium aura besoin de technologies disruptives. Deux d’entre elles sont aujourd’hui à l’étude. En premier lieu, le captage et séquestration du carbone ainsi que son utilisation (CCUS), pour lequel plusieurs projets sont actuellement développés en Europe, en particulier en Norvège, en Islande et en France. Néanmoins, cette technologie requiert des investissements massifs tandis que les fumées émises lors du processus d’électrolyse sont peu concentrées en CO2. La seconde technologie est celle de l’anode inerte, pour laquelle trois projets sont développés dans le monde à l’heure actuelle, au Canada, en Russie et en Allemagne. Cependant, le déploiement de ces technologies à une échelle industrielle n’est pas prévu avant 2030 et pourrait se produire plus tard encore.

Face à l’augmentation des coûts de l’énergie alors que les prix mondiaux de l’aluminium sont maintenus à des niveaux relativement bas en raison de l’importance de l’offre chinoise, qui n’est pas exposée aux mêmes coûts de production, l’industrie européenne de l’aluminium est aussi confrontée à des problématiques en matière de compétitivité. Avec la réforme de la législation européenne sur les crédits carbone et la mise en place du Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), les industriels de l’aluminium primaire et les producteurs de produits manufacturés en aluminium sont inquiets de la concurrence internationale et redoutent une potentielle perte de compétitivité. Si ce mécanisme apparaît comme une politique nécessaire pour protéger la compétitivité des industriels européens tout en permettant la décarbonation des industries les plus polluantes, il contient des failles, avec des risques de contournements.

L’UE doit relever le défi de développer une industrie de l’aluminium décarbonée, compétitive et résiliente. À cette fin, plusieurs éléments pourraient être étudiés :

  1. Renforcer la production d’aluminium primaire en Europe ;
  2. Fournir un soutien plus large au développement de technologies de décarbonation ;
  3. Améliorer le recyclage à travers l’Europe et limiter les exportations de déchets ;
  4. Étendre le périmètre du MACF à davantage de produits transformés et intensifier la diplomatie climatique de l’UE à l’étranger ;

Développer la résilience de l’industrie européenne, en particulier concernant les approvisionnements en alumine.


> Cette publication est uniquement disponible en anglais: The Aluminum Value Chain: A Key Component of Europe’s Strategic Autonomy and Carbon Neutrality

Voitures électriques : l’enfer environnemental de l’extraction de nickel en Indonésie

Voitures électriques : l’enfer environnemental de l’extraction de nickel en Indonésie

Ouverture et défrichement d’une zone d’extraction de nickel, Pomalaa, Indonésie – mars 2023 – Credits: KAISARMUDA/Shutterstock

 

par Thibault Michel, cité par Etienne Goetz dans Les Echos – IFRI – publié le 27 juin 2024

https://www.ifri.org/fr/espace-media/lifri-medias/voitures-electriques-lenfer-environnemental-de-lextraction-de-nickel


Déforestation, lessivage des sols, asphyxie des océans, utilisation intensive de charbon… L’extraction de nickel en Indonésie génère des impacts colossaux sur l’environnement. L’archipel est devenu le premier producteur au monde de ce métal en quelques années.

En quelques années, l’Indonésie est devenu le premier producteur au monde de nickel avec une part de marché passée de 5 % en 2015 à 50 % en 2023. L’archipel s’est par la même occasion imposé comme l’un des acteurs clés de la transition énergétique, car le nickel est l’un des ingrédients essentiels des batteries de voitures électriques. Mais, et c’est tout le paradoxe de la transition, le coût environnemental de l’extraction de ce métal est colossal, notamment en Indonésie qui a désormais la réputation d’être un producteur de nickel « sale ».

L’essor de l’industrie du nickel a certes contribué au développement économique de l’Indonésie, mais l’archipel est désormais « confronté aux répercussions négatives des activités minières sur son sol », explique Thibault Michel, chercheur à l’Institut français des relations internationales (Ifri) dans une note. L’expert évoque la contestation sociale liée au manque de sécurité dans les mines et les fonderies, l’expropriation de certaines populations locales, la présence de tribus indigènes sur les sites miniers « et surtout, les dommages causés à l’environnement ».

Déforestation et océan asphyxié

Il y a d’abord les impacts directs de la mine, en premier lieu la déforestation, nécessaire pour démarrer l’extraction. C’est d’autant plus problématique que l’Indonésie compte parmi les plus belles et importantes forêts primaires au monde. Autre grand sujet environnemental : celui de la gestion des résidus miniers. Certains opérateurs peu scrupuleux n’hésitent pas à jeter les boues au fond de la mer (« deep-sea tailing ») au risque d’y détruire la biodiversité marine. 

« Les entreprises sont censées respecter des normes environnementales, mais ces exigences passent parfois à la trappe sur certains projets », détaille le chercheur aux « Echos »

[…]

Plus de poissons dans les filets

Par ailleurs, comme les rayons du soleil ne peuvent plus passer dans l’eau, la végétation disparaît aussi. Plusieurs pécheurs vivant à proximité d’usines et de mines ont expliqué dans une enquête de Bloomberg ne plus trouver le moindre poisson dans leurs filets. Certains acteurs préfèrent presser les boues et les stocker à sec. Cette méthode permet également de revégétaliser le site minier et éviter l’érosion des sols.

L’autre sujet environnemental du nickel indonésien est lié à l’utilisation intensive du charbon dans les fonderies et raffineries du minerai. « Il y a une volonté affichée d’aller vers la décarbonation mais pas grand-chose de réalisé concrètement », juge Thibault Michel

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à lire en intégralité dans Les Echo

Gisement de terres rares découvert en Norvège : une bonne nouvelle pour la souveraineté minérale européenne ?

Gisement de terres rares découvert en Norvège : une bonne nouvelle pour la souveraineté minérale européenne ?

 
Il y a quelques jours, 8,8 millions de tonnes de terres rares ont été découvertes au Sud-Est de la Norvège. Éléments chimiques essentiels dans la transition bas-carbone, écologique et numérique, cette découverte pourrait rebattre les cartes en termes d’autonomie et de sécurité minérale européenne alors que la Chine concentre près de 69 % de la production minière mondiale et que l’Union européenne reste par conséquent extrêmement dépendante d’approvisionnements extérieurs.  Quelle peut-être l’influence de cette découverte sur le marché mondial des terres rares ? Comment le continent européen peut-il en bénéficier ? Éléments de réponse avec Emmanuel Hache, directeur de recherche à l’IRIS, spécialiste des questions relatives à la prospective énergétique et à l’économie des ressources naturelles (énergie et métaux).

La société minière norvégienne Rare Earths Norway (« REN ») a annoncé avoir découvert le plus grand gisement de terres rares d’Europe continentale en Norvège. Que sont les terres rares et que vous inspire cette découverte ?

Les éléments de terres rares désignent un ensemble de 17 éléments chimiques (Scandium, Yttrium, Lanthane, Cérium, Praséodyme, Néodyme, Prométhium, Samarium, Europium, Gadolinium, Terbium, Dysprosium, Holmium, Erbium, Thulium, Ytterbium, et Lutécium) et contrairement à ce que leur appellation semble indiquer, elles ne sont pas plus rares que d’autres métaux plus usuels. Au rythme de production actuelle (350 000 tonnes) et au vu des réserves mondiales (110 millions de tonnes), le monde dispose d’environ 315 ans de consommation de terres rares devant lui. Les terres rares ne sont donc pas critiques d’un point de vue géologique. Les deux principaux problèmes du marché des terres rares restent en tout premier lieu leurs impacts environnementaux et la concentration des acteurs sur le marché, notamment la Chine.

Le marché des éléments de terres rares est relativement étroit comparé aux 22 millions de tonnes du marché du cuivre et la transparence des prix et des transactions restent faibles. Malgré ces faiblesses, les éléments de terres rares sont considérés, et à raison, comme de véritables vitamines pour l’économie mondiale et pour les deux transitions en cours : la transition bas-carbone et la transition numérique. Elles se sont imposées progressivement comme des composants essentiels dans diverses industries de pointe, en particulier dans le secteur militaire et les technologies bas-carbone. On les retrouve notamment dans les aimants permanents utilisés dans les turbines de certaines éoliennes et dans les moteurs des véhicules électriques. Ces aimants permanents représentent déjà près de 55 % des usages des terres rares. Contrairement à certaines croyances, il n’y a pas de terres rares dans les batteries. Elles ont des propriétés exceptionnelles – une stabilité thermique impressionnante, une conductivité électrique élevée et un magnétisme puissant – elles ont permis des avancées significatives en matière de performance technologique tout en réduisant la consommation de matériaux. La découverte réalisée par la compagnie REN intervient après celle enregistrée en janvier 2023 par le groupe minier suédois LKAB. Ce dernier avait annoncé avoir identifié un gisement contenant plus d’un million de tonnes de métaux, dont des terres rares en Laponie suédoise, soit environ 1 % des réserves mondiales.

Cette découverte est-elle à même de bouleverser la physionomie du marché des terres rares mondiales ?

L’institut géologique américain (USGS) estime aujourd’hui la production mondiale de terres rares à environ 350 000 tonnes en 2023, contre 300 000 tonnes en 2022, soit une hausse de plus de 15 %, preuve de l’attrait pour ces vitamines avec les transitions en cours. Le premier pays producteur est la Chine avec près de 69 % de la production minière mondiale, suivie par les États-Unis (12 %), la Birmanie (11 %), l’Australie (5 %) et la Thaïlande (2 %). Mais de nombreux autres pays ont des productions identifiées comme l’Inde, la Russie et le Viêtnam. L’analyse de la répartition des réserves mondiales apporte de nouveaux éléments de compréhension du marché. En effet, si la Chine possède 40 % des réserves mondiales, le Brésil et le Viêtnam en possèdent environ 20 % chacun et là encore de nombreux pays en possèdent dans leur sous-sol : États-Unis, Australie, Canada, Groenland, Russie, Afrique du Sud, Tanzanie. Un simple calcul étudiant la répartition entre les pays de l’OCDE et les pays non-OCDE est saisissant ! En effet, les premiers ne possèdent pas plus de 7,5 % des réserves mondiales (contre 92,5 % pour les pays non-OCDE). Seuls l’Australie, le Canada, les États-Unis et le Groenland en possèdent. Dès lors, un gisement de l’envergure de la découverte en Norvège (autour de 8,8 millions de tonnes de terres rares, soit 1,5 million de tonnes d’aimants permanents à base de terres rares utilisées dans les véhicules électriques et les turbines éoliennes) représente un actif minier important pour l’Europe. En effet, le marché des terres rares est l’un des plus concentrés de l’ensemble des marchés des métaux de la transition bas-carbone. Le contrôle de la Chine sur le marché s’exerce à la fois sur la production minière, mais surtout sur le raffinage et la séparation des terres rares dont elle assure environ 88 %. La Chine a construit un avantage stratégique depuis le milieu des années 1980 dans ce secteur. Quand je dis qu’elle a construit, je devrais dire que les pays occidentaux ont largement contribué à la réalisation de cette stratégie. En effet, avant les années 1990 le premier producteur mondial de terres rares était les États-Unis et, jusqu’au milieu des années 1980, la France, de son côté, était avec Rhône-Poulenc, l’un des deux leaders mondiaux de la purification des terres rares avec une part de marché de près de 50 %. La citation attribuée à Den Xiaoping « Le Moyen-Orient a le pétrole, la Chine a les terres rares » permet de replacer la stratégie minérale chinoise au cœur de sa stratégie internationale, mais également l’absence de réflexion stratégique des pays de l’OCDE préférant délocaliser les impacts environnementaux de leurs consommations, que de réfléchir à long terme sur la notion de sécurité d’approvisionnement.

C’est donc une bonne nouvelle pour l’Europe et pour la souveraineté minérale de la région ?

En septembre 2022, Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, déclarait, dans son discours sur l’état de l’Union : « Le lithium et les terres rares seront bientôt plus importants encore que le pétrole et le gaz. Rien que nos besoins en terres rares vont être multipliés par cinq d’ici 2030 […] Le seul problème est qu’actuellement, un unique pays contrôle la quasi-totalité du marché. ». Cette déclaration met en évidence la nécessité de mettre en place une stratégie européenne sur les matériaux critiques pour le continent européen dépendant à plus de 98 % de l’extérieur pour ses approvisionnements. L’adoption du règlement européen sur les matières premières critiques en avril 2024 va dans ce sens puisqu’il fixe des objectifs sur la production (10 % de la consommation européenne doit provenir d’extraction sur son sol), le raffinage (40 % de sa consommation doit provenir du raffinage européen), le recyclage et sur une dépendance maximale extérieure à un pays. Toutefois malgré des objectifs ambitieux, faire des découvertes aujourd’hui n’est pas un gage de production à court terme. En effet, comme dans toute production minérale, le temps minier ne coïncide pas avec le temps de la transition bas-carbone et, dans le cas des terres rares, les impacts environnementaux des productions doivent être minimisés pour favoriser l’acceptation des projets. L’entreprise REN évoque la somme de 10 milliards de couronnes norvégiennes (près de 870 millions d’euros) pour lancer la première phase de production minière d’ici 2030, qui permettrait d’assurer à terme 10 % de la consommation européenne. Face à ces volumes d’investissements, dans un contexte d’incertitudes sur la production en raison des phénomènes d’oppositions minières, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) pointe du doigt, dans son dernier rapport de mai 2024, que la demande d’aimants permanents à base de terres rares devrait doubler entre aujourd’hui et 2050 dans des scénarios climatiques respectant les accords de Paris. Ainsi, développer la production ne pourra suffire à court terme et d’autres fondamentaux, comme le recyclage ou la sobriété des usages, doivent être développés et privilégiés.

Electricité : RTE en Camargue ou comment décarboner sans balafrer

Electricité : RTE en Camargue ou comment décarboner sans balafrer

OPINION. L’implantation par RTE d’une nouvelle ligne électrique aérienne de 400. 000 volts aux portes de la Camargue entre Jonquière-Saint Vincent et Fos-sur-Mer se heurte aux résistances locales en raison de l’impact des travaux. L’entreprise planche sur huit scénarios. Par Didier Julienne, Président de Commodities & Resources (*).

                                                        (Crédits : Didier Julienne)

Entre les départements du Gard et des Bouches-du-Rhône, l’entreprise RTE (Réseau de transport d’électricité) est accusée de menacer d’une immense balafre la Camargue, d’abîmer ou de détruire des écosystèmes arboricoles, viticoles, de maraîchages et de faire fuir les touristes. Comment ? Par l’implantation d’une nouvelle ligne électrique aérienne de 400. 000 volts aux portes de la Camargue entre Jonquière-Saint Vincent et Fos-sur-Mer.

RTE est un paradoxe, l’entreprise est remerciée d’apporter l’énergie décarbonée, l’électricité, et de réparer les lignes électriques après des tempêtes, réparations que des agents paient parfois de leur vie. Personne dans le Gard ou les Bouches-du-Rhône n’est opposé à la modernisation et à l’augmentation du flux électrique, parce qu’il est essentiel pour l’industrie post-pétrole de Fos-sur-Mer : Exxon y a mis en vente sa raffinerie le 11 avril dernier.

« Surtout pas chez moi »

Mais le paradoxe est que RTE est le mètre étalon de l’effet «  surtout pas chez moi  ». L’entreprise est combattue lorsqu’elle modernise son réseau parce que les gigantesques mats de ses lignes aériennes impactent durement et durablement les paysages. Entre Jonquière-Saint Vincent et Fos-sur-Mer, le parcours de la ligne aérienne de 400 kV pose de graves problèmes. Le décideur doit choisir entre huit routes, et il a une tentation.

Les huit solutions sont huit parcours démarrant dans le Gard et aboutissant dans les Bouches-du-Rhône. Huit circuits qui évoluent entre les rives droite et gauche du Rhône, dans un mikado de terres protégées par des appellations agricoles ; des zones de sauvegarde, naturelles ou bien d’intérêt écologique faunistique et floristique ; des parcs et réserves naturelles nationaux ou régionaux ; des zones protégeant des oiseaux, des biotopes, des espaces naturels sensibles, des zones humides ou encore Natura 2000 ; des sites historiques, classés, patrimoniaux ou archéologiques ; des biens Unesco, un site Ramsar, des plans locaux d’urbanisme, des villes et villages, etc. Et au milieu, coule le Rhône.

Le décideur qui ne veut pas balafrer la Camargue cherche pour la ligne aérienne un impénétrable chemin au milieu de cet enchevêtrement de normes. En effet, tous les parcours envisagés impactent directement tels ou tels environnement et paysages et sont destructeurs d’une économie locale reposant sur des écosystèmes basés sur l’histoire, la nature et l’agro-tourisme. À chaque fois que la ligne 400 kV pénètre un périmètre, c’est une directive, un règlement ou une autorité qui menaceront de déclasser un parc, enlever une appellation agricole, annuler une étoile hôtelière. Quel touriste se rendra dans une réserve, un hôtel, une ferme ou un vignoble dégradés par la proximité ou la vue d’une ligne 400 kV ?

Équilibrer les dommages

Si le mikado empêche l’esquisse d’un nouveau parcours, la vie interdit d’utiliser des tracés existants. Pourquoi ? Parce que transformer en 400kV une vieille ligne de 63 kV, dont l’âge est parfois proche du siècle, c’est effacer l’en-dessous de cette ligne. Sous cette dernière, sous ses petits pylônes de 20 mètres de haut transportant 63 kV dans trois câbles, deux ou trois générations ont construit, ont prospéré, ont transformé des terres agrestes en champs fertiles, en vignes et en pacages ; elles ont restauré des ruines en hôtel, elles ont fait classer des sites remarquables et protéger la nature ; des agglomérations s’y sont aussi étendues. Mais comment cette vie pourra-t-elle continuer à vivre en harmonie et prospérer sous des pylônes culminants entre 60 et 80 mètres et transportant 400 kV dans 18 câbles sous 40 mètres d’envergure ?

Quand on dit : le roi est bon, c’est que le règne est manqué. C’est pourquoi, pour gagner son règne, le parcours ne doit être bon pour personne : ne favoriser ni la rive gauche ni la rive droite du Rhône, mais équilibrer les dommages entre les deux. De cette façon, le Gard ne sera pas la poubelle des Bouches-du-Rhône et ces dernières payeront également leur part.

Mais cette tentation présente des dangers. L’opposition des populations contre le projet est déjà là ; les oppositions de la nature et de l’agriculture contre les usines viendront-elles ? L’opposition des emplois des uns contre ceux des autres sera-t-elle une menace ? Soyons raisonnables, notre société est suffisamment violente pour ne pas en rajouter.

Comment sortir de cette situation par le haut  ?

Une récente étude de l’université de Chicago (1) constate que, dans les grandes entreprises, il existe une corrélation entre la baisse de l’innovation et le nombre croissant de politiciens qu’elles embauchent pour améliorer leur lobbying. N’insultons pas l’avenir. Si le lobbying tue l’innovation, pour inverser la désindustrialisation, c’est-à-dire innover, ces entreprises doivent se déconnecter de la précipitation politique qui sacrifie tout à son calendrier empressé.

Qui n’a pas vu au moins une fois dans les yeux d’un agent RTE la fierté de raccorder des maisons coupées de l’électricité après le passage d’une tempête, qui n’a pas vu dans ces mains-là la noblesse d’un artisan couplée à une puissance scientifique. Ces qualités également présentes en tête de RTE ranimeront l’innovation pour résoudre les problèmes plutôt que le lobbying, l’habitude et la routine n’en créeront.

Lorsque toutes les solutions sont mauvaises, il faut choisir la meilleure, c’est la plus innovante et heureusement elles sont ici au nombre de deux, l’une à court terme, l’autre à moyen terme.

Au Pays basque, une ligne souterraine de 400 kV et 5 GW sera enterrée sur 80 km, puis elle sera sous-marine sur 300 km avant de rejoindre l’Espagne. De l’autre côté des Pyrénées, ce sont 65 km d’une ligne souterraine 320 kV livrant 2 GW qui rejoignent la Catalogne. Sans parler de lignes sous-marines au Japon ou bien entre la France et l’Angleterre, sans évoquer une ligne souterraine sous le Saint-Laurent au Québec, regardons l’Allemagne qui lançait en 2023 trois autoroutes électriques reliant en 2028 les éoliennes de la mer du Nord aux industries du sud en Bavière. Cette ligne de 700 km à 380 kV livrant 4 GW commence en souterrain sous l’Elbe, puis se poursuivra par des tronçons majoritairement enfouis.

À court terme, l’habitude et la routine, c’est une ligne aérienne, mais l’innovation, c’est refuser la culture de l’impossible, c’est-à-dire faire une ligne souterraine de 45 km en courant continu qui aboutit à Fos-sur-Mer avant 2030. Ce projet souterrain aurait « de la gueule », et nul ne doute que les municipalités trouveront les terrains nécessaires à l’enfouissement. Mais à quel coût ? Il y a 23 ans, une ligne aérienne de 225 kV ne coûtait plus que deux fois plus cher qu’une ligne aérienne. Accompagnée de ses deux stations de conversion, une ligne souterraine de 400 kV coûtera plus cher qu’en aérien. Mais de combien très exactement ? Car ce coût doit être diminué des externalités négatives d’une ligne aérienne sur les deux départements : pertes économiques et pertes de chance liées aux impacts sur le paysage, le tourisme, l’agro-tourisme et la faune.

Refuser la culture de l’impossible

À moyen terme, l’innovation 2030 c’est rapprocher le producteur d’électricité du consommateur. Dans une vie antérieure, l’auteur de ces lignes a expérimenté les réacteurs nucléaires « de poche » de notre Marine nationale. Ils fonctionnent parfaitement depuis 57 ans et sont un avant-poste des petits réacteurs civils que notre pays aurait déjà dû mettre au point s’il n’avait pas eu à sa tête des hommes sous une emprise antinucléaire. Rapprocher producteurs et consommateurs d’électricité en refusant la culture de l’impossible, c’est implanter à Fos-sur-Mer un chapelet de réacteurs modulaires. C’est possible et cette réponse à l’ultimatum aurait également « de la gueule ».

Que ce soit à court ou bien à moyen terme, des solutions techniques émergent pour s’affranchir d’une ligne aérienne aux portes de la Camargue. Et que l’on ne dise plus que c’est irréalisable. Cela fait 50 ans que la culture de l’impossible fabrique des victimes et immobilise la France. Même pour une ligne de 400 kV, il est temps d’utiliser l’innovation et de retrouver une étoffe de héros amoureux des défis.

(1)   Connecting to power : political connections, innovation and firm dynamics

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(*) Didier Julienne anime un blog sur les problématiques industrielles et géopolitiques liées aux marchés des métaux. Il est aussi auteur sur LaTribune.fr.

Où va le nickel calédonien ?

Où va le nickel calédonien ?

OPINION. La production de nickel en Nouvelle-Calédonie traverse une grave crise. Enjeu politique, le gouvernement français pense faire de ce métal stratégique un atout dans dans la production française de batteries pour voitures électriques. Mais ce choix politico-économique se heurte à la dynamique des marchés internationaux de ce métal non-ferreux. Par Didier Julienne, Président de Commodities & Resources (*).

Vue de la mine de nickel de Goro (Usine du Sud) où se trouve le site du Projet Lucy de Prony Resources, qui est un procédé innovant qui permettra de traiter et de stocker les résidus secs produits par l usine.
Vue de la mine de nickel de Goro (Usine du Sud) où se trouve le site du Projet Lucy de Prony Resources, qui est un procédé innovant qui permettra de traiter et de stocker les résidus secs produits par l usine. (Crédits : Reuters)

La cause principale de la crise que traverse l’industrie du nickel en Nouvelle-Calédonie est le manque d’anticipation de la part des écosystèmes néo-calédoniens. Dans le sud, les politiciens locaux n’ont pas de vision politique de l’industrie du nickel, ils se sont peu investis dans la compréhension de ces marchés et comptent comme toujours sur l’assistance de la finance publique parisienne pour résoudre les problèmes de rentabilité du nickel. Il était notamment pénible d’entendre le 28 novembre 2013 « avec la France on a le beurre et l’argent du beurre » (sic) au cours de l’émission « la preuve par 4 », dont le sujet était « Peut-on se passer de l’argent de la France?  ».

La grossièreté d’une telle déclaration illustre tout un état d’esprit. Cette vision politique de court terme se heurte aux nécessaires solutions économiques de long terme. De fait, les prêts de l’État de 2016 à la SLN, filiale du groupe Eramet, n’ont résolu aucun problème puisque la stratégie industrielle était mauvaise. Pour d’autres raisons, les subventions de 2021 entourant la création de Prony Resources se concluaient également par un fiasco fin 2023.

Incompétences politiques

À cette doctrine politique délétère se greffent des incompétences politiques concernant le marché du nickel. Des élus ont émis l’idée d’une OPEP du nickel pour stabiliser les prix, mais n’est pas l’Arabie Saoudite qui veut. En 2014, j’expliquais déjà aux politiciens locaux l’illusion se cachant derrière cette idée, que l’Indonésie deviendrait plus un concurrent qu’un partenaire : avec quelles compétences Nouméa espérait-elle gérer un voisin près de dix fois plus gros et qui désormais souhaite un plafond du prix à 18 .000 dollars la tonne de nickel pour contrecarrer la disparition du nickel du marché des batteries ?

Au nord, la situation est différente. Il y existe depuis longtemps un guide : la «  doctrine nickel  ». Cette vision politique ne recherche pas nécessairement une rentabilité géante de l’industrie minière, mais en utilise les flux financiers, les profits et les ressources pour le développement local, selon la théorie chère au président français du «  ruissellement  ». Ce dernier provient d’une part de l’exploitation minière pour alimenter la raffinerie calédonienne située en Corée ; elle est le leader mondial en termes de rentabilité. Il provient d’autre part de la construction et de l’exploitation de Koniambo. Tout comme les usines du sud sont subventionnées par l’État, celle de KNS l’est par Glencore pour une simple raison. À l’origine, la production nominale de l’usine du nord dégageait un coût de production de 8. 000 dollars la tonne. Le problème est que celle-ci n’a jamais été atteinte, car le partenaire Glencore n’a jamais été en mesure de mettre au point l’ingénierie qu’il finançait. Un nouveau partenaire doté de capacités d’ingénierie hériterait d’une grande mine.

Face à cette situation, quelle action peuvent mener les pouvoirs publics ? D’abord, il faut souligner que le gouvernement français et Bruxelles ont été contaminés par les fake-news des « métaux rares ». En raison de cette contamination, Paris pourrait tomber dans le piège et être tenté de gérer davantage l’exploitation minière du nickel.

S’il le faisait, ce serait une erreur, car il a démontré d’une part au cours des 50 dernières années qu’il n’a aucune capacité à gérer des activités minières. Et d’autre part, il s’est illustré au cours des dernières années par son inaptitude à comprendre du premier coup puis à résoudre les situations complexes (nucléaire, éducation, santé, réindustrialisation). Ainsi, pour le nickel calédonien, l’exemple de ce tâtonnement est la solution énergétique du petit réacteur nucléaire modulaire qui pourrait être opérationnel sur place dans… 10 à 15 ans, c’est-à-dire très tardivement. La communication performative de la politique se marie mal à l’immédiat de l’industrie.

Attirer de nouveaux investisseurs privés

Quant à l’implication de nouveaux investisseurs privés, la mine du nord est un bon candidat pour un nouveau partenaire. Elle dispose d’une architecture de transport du minerai très compétitive entre la mine et l’usine. Elle est d’autant plus attractive que la dette vis-à-vis de Glencore est déjà dépréciée dans les livres de ce dernier. Radiée, elle n’existe plus dans ses comptes, et elle est d’autant plus discutable pour un repreneur que l’usine ne fonctionne pas aux taux nominaux.

A contrario, la SLN n’a malheureusement plus d’avenir du fait de sa gestion passée. Les dernières déclarations d’Eramet dans le Financial Times ont un ton bizarre, elles rejoignent ce pamphlet. Mais elles sont franches, et cette franchise ne fait que rattraper celle que j’exprimais personnellement en 2014. Par ailleurs, la création de l’entreprise Prony Resources (ex-Vale) reste un questionnement, car avant qu’une solution n’émerge, il sera nécessaire de poser un véritable diagnostic sur la finance et l’actionnariat.

Par ailleurs, le scénario qui prévoit de se concentrer sur l’exportation du minerai et la fermeture de capacités de traitement locale n’est plus d’actualité, car il conduit à une baisse récurrente des prix, en raison d’une situation d’offre excédentaire à long terme. Au contraire, il faut avoir le courage de fermer des usines non rentables et de concentrer la production.

Disparition du nickel dans les nouvelles batteries

Cela remet en cause l’idée que le nickel calédonien allait être un élément stratégique pour assurer la production de batteries pour véhicules électriques en France. En effet, nous sommes de retour dans la fake-news des «  métaux rares  » qui provoquent des erreurs aussi bien à Paris qu’à Bruxelles. Il suffit de songer que cette infox a piloté des négociations d’accords du type du Mercosur qui ont tué une partie de notre agriculture au profit d’accès à des «  métaux rares  » qui sont tout sauf rares, puisque les « métaux rares » cela n’existe pas. Poursuivre la stratégie européenne des minéraux pour les batteries sous l’emprise continue de cette infox sera un désastre, d’autant plus qu’elle est prise à contrepied par manque d’anticipation puisque les batteries Nickel-Manganèse-Cobalt ont perdu du terrain face aux batteries Lithium-Fer-Phosphate (sans nickel ni cobalt).

Des statistiques chinoises récentes démontrent cette évidence, 70 % des voitures électriques sont équipées de batteries LFP. Le constructeur chinois BYD est le leader mondial de la fabrication de voitures électriques et de batteries LFP. Cette tendance à la disparition du nickel et du cobalt des batteries est désormais omniprésente chez tous les constructeurs automobiles.

Comme je l’écrivais dans la Tribune il y a 3 ans, les voitures électriques ne sont pas un âge d’or du nickelces faits me donnent raison, l’Indonésie l’a enfin compris puisqu’elle tente de sauvegarder l’intérêt de sa production en bridant les prix du nickel à 18. 000 dollars la tonne. Concernant le lithium, autre victime des fake-news des «  métaux rares  », nous sommes dans une situation de suroffre.

Aussi, il est pratiquement assuré que les batteries du futur auront des chimies de métaux encore inconnues, mais la voiture électrique du futur fonctionnera avec moins de lithium, sans nickel, sans cobalt.

Dans ces conditions, la Nouvelle-Calédonie doit revenir sur terre, éliminer les pollutions politiques et se concentrer sur des marchés autres que ceux des voitures électriques, c’est-à-dire sur ce qu’elle connaît le mieux, l’industrie de l’acier inoxydable.

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(*) Didier Julienne anime un blog sur les problématiques industrielles et géopolitiques liées aux marchés des métaux. Il est aussi auteur sur LaTribune.fr.

Fixer les prix de l’énergie : les leçons de l’après-guerre

Fixer les prix de l’énergie : les leçons de l’après-guerre

 

par Revue Conflits – publié le 22 mars 2024

https://www.revueconflits.com/fixer-les-prix-de-lenergie-les-lecons-de-lapres-guerre/


Comment fixer les prix de l’énergie ? Faut-il s’en tenir au marché ou faut-il permettre une intervention de l’administration ? Un débat qui a surgi dans les années 1920 et toujours d’actualité aujourd’hui.

par Thomas Michael Mueller, Université catholique de Louvain (UCLouvain) et Raphaël Fèvre, Université Côte d’Azur

Depuis 18 mois, l’inflation fait un retour tonitruant en Europe. La hausse spectaculaire des tarifs de l’énergie (+20 % pour les produits pétroliers et +34 % pour le gaz sur un an en octobre) notamment, rejaillit sur d’autres secteurs, en particulier les transports. L’Insee relevait par exemple en mai dernier une hausse de 15 % du prix des billets de train SNCF sur un an, même si l’entreprise avance, elle, une baisse de 7 %.

Certes, la situation s’explique notamment par des raisons conjoncturelles avec les conséquences de la guerre qui sévit en Ukraine. La structure reste cependant peu interrogée et il ne semble pas inintéressant, comme nous le faisons dans nos recherches, de revenir sur les principes fondamentaux de la tarification de services qui ont de particulier de dépendre de coûts fixes extrêmement importants. Ceux de la construction d’une ligne de chemin de fer ou d’une centrale nucléaire par exemple.

Au cœur de ces enjeux, on retrouve un concept central, celui de la tarification marginale. À l’heure où la sobriété énergétique est mise en avant par les pouvoirs publics face à des risques de pénuries et de défauts d’approvisionnement, il semble prendre une pertinence nouvelle.

Les grands prêtres

En France, les bases furent posées après-guerre. À la Libération, l’électricité et le ferroviaire, domaines hautement stratégiques au moment de reconstruire le pays, étaient complètement gérés par la puissance publique. La question de la fixation du prix de ces services publics fut principalement prise en main par des ingénieurs-économistes tels Roger Hutter à la SNCF ou Marcel Boiteux et Gabriel Dessus à EDF.

Tous participaient d’une même communauté de pensée, amenée à échanger et à débattre fréquemment sur un plan théorique comme pratique. Dans son autobiographie publiée en 1993, Marcel Boiteux parle de « grands prêtres » du calcul économique « touchés par la grâce marginaliste » qui leur avait été principalement insufflée par Maurice Allais, qui reçut le prix Nobel d’économie en 1988.

Dès 1945 en effet, Allais avait été chargé par Raoul Dautry, alors ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme, d’étudier le modèle économique de la SNCF. L’objectif ? Viser l’intérêt général, c’est-à-dire pour Allais fournir un service public maximal tout en minimisant le coût pour la collectivité.

À cette époque, la politique tarifaire de la jeune SNCF (créée le 1er janvier 1938) était guidée par deux règles principales : d’une part, appliquer une discrimination multitarifaire, c’est-à-dire des prix différents selon que l’on voyage en première, deuxième ou troisième classe ; d’autre part, suivre le principe d’égalité de tous devant les services publics, c’est-à-dire un prix au kilomètre égal pour tous les consommateurs appartenant à la même classe.

En première approximation, il pourrait être tentant de faire payer le service à son coût moyen. On prend le coût total que l’on divise par le nombre d’unités produites. La solution a l’avantage pour l’entreprise publique d’éviter le déficit budgétaire : les usagers paient les coûts qu’ils engendrent pour la communauté. Néanmoins, des prix élevés vont en conséquence décourager l’usage des services publics, une option dont Allais va souligner l’inefficacité du point de vue du bien-être social.

Une méthode qui s’impose

Allais et ses confrères vont proposer une tarification basée sur ce que l’on appelle le coût marginal, c’est-à-dire le coût de production d’une unité supplémentaire d’un bien. Par exemple, le coût marginal de l’électricité est le coût d’un kilowatt-heure en plus, par rapport à la production déjà en cours. Le coût marginal du train est le coût d’un voyageur en plus sur ce train. L’idée, vue autrement, est que passer de zéro à un voyageur n’implique pas le même coût que de passer de 999 à 1 000 voyageurs.

C’est ce prix-là que l’on va tenter de faire payer au passager qui souhaite monter sur le train. Sur un marché classique, c’est l’un des effets de la concurrence que de converger vers ce chiffre. Reste que la SNCF et EDF étaient des monopoles publics, par définition largement exempts des pressions concurrentielles. Allais en concluait alors que la solution la plus efficace économiquement était de mimer des prix de marché libres en les imposant.

La solution marginaliste est en quelque sorte une méthode intermédiaire entre le coût moyen qui fait peser sur les voyageurs tous les investissements initiaux massifs, et la gratuité, c’est-à-dire le cas où le service est financé collectivement par l’impôt. Elle pose cependant des difficultés redoutables en termes d’application.

Diminuer la taille de la forêt

Pourquoi un prix fixé au coût marginal serait-il souhaitable par rapport aux alternatives ? L’un des pères de la mise en pratique de cette tarification, le polytechnicien Gabriel Dessus, a proposé un exemple fictif destiné à donner à voir les avantages de la tarification marginaliste qu’il tâcha lui-même de mettre en place en tant que directeur commercial d’EDF. Reprenons librement les grandes lignes de son propos.

L’ingénieur Raoul Dautry, ministre de la Reconstruction à la Libération après avoir été, dans les années 1930 directeur général de l’administration des chemins de fer de l’État, est à l’origine des réflexions sur la tarification.
BNF via Wikimedia


 

 

Imaginons un village d’irréductibles Gaulois dans lequel deux sources d’énergie sont exploitables : le bois, qui se trouve tout autour du village et une mine de charbon, qui se trouve au centre du village. Imaginons aussi que chaque villageois soit tout à fait capable d’aller chercher au choix du minerai ou du bois.

Il faut, pour se chauffer à son aise, une heure de travail à la mine, ou bien une demi-heure de travail de coupe. Les villageois préféreront donc se chauffer au bois, et bénéficier d’une demi-heure de loisir supplémentaire. Cependant, à force de couper, la distance à parcourir avant d’atteindre la forêt ira en augmentant. Au bout d’un certain temps, l’effort d’aller chercher du bois dépassera celui pour creuser la mine et les villageois finiront par choisir de travailler à la mine, puisque cette solution s’avère plus économe en temps.

Supposons que des raisons logistiques obligent la municipalité à fixer les prix. Comment pourrait le chef du village, dont le souci est l’intérêt public, fixer un prix optimal ?

Un prix, c’est aussi de l’information

Imaginons que la municipalité fixe le prix du bois, en début de chaque année, avec un prix intermédiaire entre le coût en début d’année et le coût à la fin, lorsqu’il faudra se rendre plus loin. Ce prix fixe amènera les villageois à exploiter la forêt sur toute l’année, alors même qu’il aurait été raisonnable, du point de vue de l’effort collectif, de s’arrêter avant. Ils auraient passé moins de temps au travail en exploitant aussi un peu la mine.

À la différence d’un prix fixe, la tarification marginale évite le gaspillage de temps en « informant » les consommateurs du coût effectif de la ressource qu’ils utilisent au moment où ils l’emploient. Les villageois sont alors incités par les prix à exploiter les alternatives possibles d’une manière qui minimise leurs efforts. C’est en fait un peu pareil pour la question des transports en commun et de la fourniture d’électricité.

Plus cher à l’heure de pointe

La tarification au coût marginal a été mise en place en France avec, entre autres, l’ambition d’offrir aux consommateurs un choix « informé ». Il fallait qu’ils puissent prendre une décision optimale en termes d’usage des ressources du point de vue de la communauté.

Par exemple, le tarif heures pleines/heures creuses est notamment basé sur une tarification au coût marginal : un kWh de plus la nuit, lorsque la demande est faible, ne coûte presque rien. Mais le jour, alors que l’industrie demande de l’énergie, les centrales risquent d’être surchargées et de ne plus parvenir à répondre à la demande.

Le tarif heures pleines/heures creuses informe les usagers qu’il vaut mieux, dans l’intérêt public, consommer dans la mesure du possible durant la nuit. Ceux qui peuvent, moyennant un effort, décaler leur consommation, sont encouragés à le faire par le prix, et ce décalage évite de construire un parc électrique surdimensionné et bien trop coûteux.

La tarification marginale suggère également de faire payer plus cher les trains à l’heure de pointe, lorsqu’ils risquent d’être bondés au-delà de la capacité d’accueil. Elle incite ceux qui en ont la possibilité à se déplacer à un autre moment et rend service à la communauté entière, à la fois par des infrastructures de bonne taille et des conditions de voyage moins désagréables.

« L’information par les prix » permet aussi de s’adapter aux nouvelles technologies et aux contraintes sociopolitiques, d’une manière rapide et capable de revenir sur ses choix : dans ces temps de crise du gaz, par exemple, des prix en hausse encouragent les consommateurs à se rabattre sur des sources alternatives, ou faute de mieux sur un usage parcimonieux de la ressource.


Thomas Michael Mueller, Maître de conférence HDR en histoire de la pensée économique à l’Université Paris 8, Université catholique de Louvain (UCLouvain) et Raphaël Fèvre, Maître de conférences en Sciences économiques, Université Côte d’Azur

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

La guerre d’Ukraine, un révélateur impitoyable

Photo: Anatolii Stepanov Agence France-Presse Détonations et sirènes se sont mises à retentir quelques minutes après le discours de Vladimir Poutine, non loin de la capitale ukrainienne.

Billet du Lundi rédigé par Jean-Bernard Pinatel* – Geoprgma – publié le 4 mars 2024

https://geopragma.fr/la-guerre-dukraine-un-revelateur-impitoyable/


*membre fondateur et Vice-Président de Geopragma.

La guerre en Ukraine est un révélateur impitoyable soit de la soumission des dirigeants européens à des intérêts qui ne sont pas les nôtres, soit, si on veut leur laisser le bénéfice du doute, de leur totale incompétence géopolitique.

Ils n’ont pas compris ou n’ont pas voulu croire que Biden et les stratèges qui l’entourent prenaient très au sérieux la menace de Poutine d’utiliser si nécessaire l’arme nucléaire dans une guerre que les Russes perçoivent comme défensive de leurs intérêts vitaux. Avec pour conséquence les consignes données par Biden au Pentagone et à son administration dès le 24 février 2022 et que « The Economist  (1) » a révélé en septembre 2023 : « Joe Biden, America’s president, set objectives at the start of Russia’s invasion : to ensure that Ukraine was not defeated and that America was not dragged into confrontation with Russia (2) . » 

Avec comme conséquence dramatique que, depuis le 24 janvier 2024,  l’Ukraine a sacrifié la vie de centaines de milliers de ses citoyens non pas pour repousser victorieusement l’agression russe mais pour interdire à l’économie européenne de disposer en Russie de l’énergie abondante et peu chère dont elle a besoin et pour favoriser l’économie énergétique américaine et ses industries d’armement.

Ils ont cru ou voulu nous faire croire avec Bruno Lemaire que l’on pourrait stopper l’agression de la Russie par des sanctions qui « mettraient à genoux » son économie alors qu’elles se sont retournées contre nous.

Ils n’ont pas anticipé le refus de 162 états sur les 195 que compte notre planète de voter les sanctions qu’ils ont décidées unilatéralement. Ainsi plus de 80% des pays du monde ont continué à commercer avec la Russie et de nombreuses entreprises des états qui avaient décidé de les appliquer ont continué à le faire en les contournant.  Ces pays et ces entreprises se sont senties confortées dans leur refus d’appliquer les sanctions par les déclarations des autorités chinoises et indiennes qui ont rappelé aux Etats-Unis leur responsabilité d’avoir bafoué les premiers les règles internationales par leurs interventions au Kosovo et en Irak, déclenchées sous de fallacieux prétextes, ouvrant ainsi la porte à la Russie. 

Ils ont espéré, en diabolisant Poutine, que les Russes se débarrasseraient de lui sans avoir conscience que, dans leur immense majorité, ces derniers sont reconnaissants à leur Président d’avoir entre 2002 et 2012 multiplié par dix leur niveau de vie et de leur avoir donné la fierté d’être redevenu une nation puissante et respectée.

A part la minorité argentée qui a quitté la Russie, ils ont cru que les Russes n’étaient que des moujiks incultes et qu’en fournissant aux ukrainiens quelques armes d’une technologie militaire intelligente et précise comme les drones pour l’observation et les canons César ou les Himars pour la puissance de feu, ils allaient les conduire facilement à la victoire. Au lieu de cela, ils ont dû admettre à regret que la Russie s’était adaptée très rapidement à ces innovations, que leurs très nombreux et compétents ingénieurs (3) avaient trouvé et mis en place rapidement des parades électroniques qui avaient annihilé cet avantage. Bien plus, ils se sont rendu compte que les canons et les munitions des années 80, utilisés massivement par les Russes qui les avaient stockées au lieu de les mettre au rebut comme nous pour éviter de payer les coûts humains et de fonctionnement de leur stockage, causaient des ravages dans les rangs ukrainiens. Et, à la fin de l’année 2023, ils ont dû se résoudre à accepter que l’armée russe fût plus forte (4) qu’au début de l’offensive et que la contre-offensive ukrainienne s’était soldée par un échec cuisant.

Toutes ces erreurs d’analyse géopolitique ajoutées à la désinformation permanente distillée par les médias européens ont amené nos dirigeants, dont le Président Macron, à croire ou à vouloir faire croire que le succès des forces ukrainiennes était certain et ils ont encouragé sans relâche le Président Zelensky à continuer la guerre en s’engageant à l’aider « jusqu’à la victoire. » Au lieu d’avoir fait l’effort de rechercher avec la Russie un compromis qui prenne en compte ses besoins de sécurité, Ils seront devant l’histoire co-responsables des 500 000 ukrainiens tués ou gravement blessés à ce jour. 

Après deux ans de guerre, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne estiment qu’ils ont atteint leur objectif : éviter la création de l’Eurasie en créant un mur de haine entre l’Europe et la Russie et, pour se désengager de ce conflit, ils demandent à l’UE de monter en première ligne. 

C’est pour cela, que depuis le début de l’année 2024, on entend un discours nouveau des dirigeants européens, dociles affidés des intérêts anglo-saxons, nous engageant à préparer une guerre longue. 

Grossissant démesurément la menace que la Russie ferait peser sur l’Union Européenne alors qu’en deux années de combat acharnés, elle n’a été capable de conquérir et de conserver que 17% du territoire ukrainien peuplé de Russes et d’Ukrainiens déterminés à conserver leur culture russophone.

Bien plus, ils cherchent à nous convaincre que la Russie menace l’UE et que pour notre sécurité il faut aider encore plus l’Ukraine, quitte à laisser disparaitre la moitié de nos agriculteurs.

Last but not least, des voix s’élèvent ici et là, y compris dans la bouche du Président Macron, pour évoquer la possibilité ou même pour prôner l’envoi de nos soldats sur le champ de bataille. Ces propos sont relayés dans les médias par des intellectuels et des soi-disant spécialistes de défense qui, au lieu d’utiliser leur intelligence pour proposer un chemin vers la Paix, tiennent le discours habituel des bellicistes de salon : « armons-nous et partez. »

« L’Europe c’est la Paix » le slogan fondateur de l’Union Européenne est-il en train de devenir obsolète ?

1. Est un hebdomadaire britannique majoritairement détenu par la famille Agnelli avec une participation des familles Rothschild, Cadburry et Shroders, dont la ligne éditoriale du journal est proche du patronat et des milieux financiers internationaux. Il est considéré comme un des médias les plus influent dans le monde occidental.

2. Joe Biden, président américain, a fixé des objectifs au début de l’invasion Russe : « S’assurer que l’Ukraine ne sera pas vaincue et que l’Amérique ne sera pas entraînée dans la confrontation avec la Russie. »

3. « Ce qui distingue fondamentalement l’économie russe de l’économie américaine, c’est, parmi les personnes qui font des études supérieures la proportion bien plus importante de celles qui choisissent de suivre des études d’ingénieurs : vers2020,23,4% contre 7,2% aux Etats-Unis. » Emmanuel Todd, la défaite de l’occident, Gallimard, page 50.

4. Comme l’avait déclaré le général Cavoli qui commande l’OTAN en avril 2023 devant une commission du Congrès des USA, déclaration révélée six mois plus tard par le Washington Post.

Vers une révolution grâce à la Super-conductivité à température ambiante

Vers une révolution grâce à la Super-conductivité à température ambiante

par François Jolain – Revue Conflits – publié le 28 février 2024

https://www.revueconflits.com/vers-une-revolution-grace-a-la-super-conductivite-a-temperature-ambiante/


Transport, Énergie, Informatique, Plasma, Médecine, tous les verrous vont sauter. Quelle serait la prochaine découverte d’envergure comme le pétrole ou la semi-conductivité du silicium ? Il se pourrait bien que ce soit la super-conductivité à température ambiante. Tour à tour les verrous sur les forts courants, les champs magnétiques et les plasmas vont sauter.

Une conduction électrique parfaite

La conductivité est la capacité d’un matériau à résister au courant. Les matériaux conducteurs comme l’or ou le cuivre laissent facilement passer le courant. Alors que les matériaux isolants comme le caoutchouc bloquent le courant.

Toute l’électronique tient sur les matériaux semi-conducteurs, comme le silicium. Leur résistant est pilotable en jouant sur leur propriété.

Aujourd’hui, nous allons voir, les super-conducteurs, des matériaux sans la moindre résistance au courant. Ces matériaux existent déjà comme le niobium-titane, mais cette propriété intervient uniquement à la température de -263°C (pour le niobium-titane).

Quelle implication dans nos vies permettra un super-conducteur à température ambiante.

Courant sans limites

Premièrement un matériau sans perte de courant permet un phénomène spectaculaire appelé la lévitation magnétique. Un train est en construction au Japon (SCMaglev) pour remplacer les trains magnétiques par bobine, mais encore une fois, il faut refroidir le matériau. Un super-conducteur à température ambiante permettra de généraliser ces nouveaux trains.

Un autre phénomène spectaculaire de la superconduction est l’apparition d’effets quantiques à notre échelle telle la jonction Josephson, alors que les effets quantiques sont plutôt réservés à l’échelle de l’atome. La généralisation des matériaux super-conducteurs généralisera aussi les ordinateurs quantiques.

Même de bons conducteurs comme l’or ou le cuivre ont des pertes, ces pertes engendrent de la chaleur par effet Joule. Dès lors que le courant devient trop fort, le métal fond. Ce phénomène est utilisé dans l’industrie pour usiner (EDM ou forge par induction). Cependant, il s’agit bien souvent d’une contrainte qui impose une limite de courant capable de transiter dans un câble.

Avec un câble super-conducteur, l’électricité de tout Paris pourrait passer dans un seul câble électrique !

Le courant peut circuler indéfiniment dans une boucle superconductrice, on peut donc s’en servir pour stocker de l’électricité (SMES). Mais encore une fois, ce réservoir à électron nécessite des températures extrêmes, ce qui le rend trop coûteux pour une utilisation grand public.

Forts champs magnétiques

En déverrouillant la limite du courant dans un câble, on déverrouille également les champs magnétiques à haute énergie.

Ces champs vont permettre d’accroître la précision des scanners médicaux IRM, leurs résolutions sont corrélées à la puissance du champ magnétique produit.

L’armée pourrait s’intéresser au canon de gauss dans lequel un projectile est catapulté par un champ magnétique.

Le monde du plasma

Enfin, le champ magnétique permet la manipulation du plasma. Le plasma est le quatrième état de la matière, il se produit à haute température quand les électrons se détachent des atomes et circulent librement dans le gaz. Le gaz devient sensible aux champs magnétiques.

Un champ magnétique permet de manipuler un plasma aussi bien en le cloisonnant dans un volume donné, en le mettant en mouvement ou en faisant varier sa température.

Les superconducteurs à température ambiante vont donc faire avancer tous les domaines autour du plasma comme le laser, la fusion nucléaire ou la recherche fondamentale.

Conclusion

On voit maintenant que le super-conducteur à température ambiante est un verrou technologique. Il permet de faire circuler des courants sans perte et donc sans limite dans un matériau. Cela ouvre les portes des champs magnétiques haute énergie et avec eux le monde des plasmas.

À chacun de ses étages se trouvent des progrès stratégiques pour l’humanité.

Nucléaire : une nouvelle Macronite ?

Nucléaire : une nouvelle Macronite ?

Billet du lundi 5 février rédigé par Emmanuel GoûtGeopragma. 

membre du Conseil d’Orientation Stratégique de Geopragma

https://geopragma.fr/nucleaire-une-nouvelle-macronite/


Monsieur le Président, je vous écris une lettre… Non, trois lettres : EPR (European Pressurized Reactors), que vous lirez peut-être si vous avez le temps. (*)

Trois lettres qui s’inscrivent aujourd’hui comme une épitaphe sur les coupoles de ces réacteurs mastodontes, victimes d’hémorragies technologiques et financières, comme en Finlande, au Royaume Uni, et en France. Trois lettres, fleuron prétendu, affiché, supposé de la technologie nucléaire française qui, en son temps, sut être la plus performante au monde.

Si vous avez, au début de votre premier mandat, affiché votre volonté de sortir du nucléaire, c’est au cours du second que vous avez déclaré exactement le contraire. Il semblerait d’ailleurs que ce deuxième mandat s’affiche de plus en plus en contradiction avec le premier, tous sujets confondus. A l’exception cependant d’un fil conducteur, un fil guerrier caractérisé par l’usage d’un vocabulaire que l’on retrouve dans nombre de vos interventions : jamais nous n’aurons eu, en effet, un président utilisant tant le mot « guerre », cultivant même ce mot qui ne laisse  « guère » de place au tort et à travers. Une guerre déclarée, sans retenue, contre les gilets jaunes, les incendies de forêts, le Covid, la Russie, le chômage, la baisse de la natalité nécessitant un réarmement démographique, etc…

Revenons à l’EPR énième génération, programmé en France dans cette perspective de re-nucléarisation et commercialisé dans un monde en quête de décarbonation.

Le catastrophique pédigrée de l’EPR est sans commune mesure, ce qui ne manque pas de nous interpeller sur la capacité d’analyse de nos dirigeants. Trois exemples, aussi singuliers que concrets suffisent à illustrer cette déroute (pour vous faire un clin d’œil belliqueux) : l’EPR de Finlande, du Royaume-Uni et de la France (à Flamanville). Mediapart est revenu dans son édition du 25 janvier en détail sur la catastrophe, « le naufrage de l’EPR ». 

Une connaissance plus sommaire mais documentée suffit à pouvoir décrire sans nuance ce désastre : des explosions de budgets, déjà très élevés (5 fois les prévisions), des délais ou plutôt des retards de 5 à 15 ans, enfin une utilisation de 30 à 40 % de béton et acier en plus par rapport à nos concurrents internationaux ; pas étonnant que les Emiratis aient préféré un « new player », les Coréens! 

Comment en sommes-nous arrivés à ce déni du bon sens, comment pouvons-nous continuer de croire en notre supériorité technologique et commerciale, pourtant si mise à mal par la (triste) réalité ? Peut-être le résultat d’un cocktail ENA-Polytechnique se mettant au service d’ambitions manquées ?

A la fin de la première décennie de notre siècle, je faisais partie professionnellement de ce dernier carré qui, en Europe, voyait encore un salut dans l’énergie nucléaire. Les principaux acteurs mondiaux s’appelaient Areva, Westinghouse, Mitsubishi, Rosatom ; ni les Coréens du Sud, ni les Chinois n’avaient encore affiché une quelconque compétence à faire partie de la cour des grands. Depuis, Rosatom (le Russe) est devenu le premier constructeur mondial et son uranium sert encore 50% des centrales nucléaires américaines, n’en déplaise aux pourfendeurs de sanctions à tout vent. On est loin de Tchernobyl, et la Russie est désormais à la pointe technologique et sécuritaire dans ce domaine.

A l’époque, les Russes poussent pour des réacteurs de moyenne puissance VVER 800/1200 MGW pour répondre à leurs propres besoins, mais aussi pour leur développement à l’international, qu’ils accompagnent de politiques commerciales séduisantes : des mécanismes de financement qui répondent aux attentes des pays optant pour cette énergie décarbonée. On compte déjà de nouvelles centrales russes en Turquie, au Bangladesh, et en Egypte.

Autour de l’année 2010, la Russie et Rosatom avaient tendu la main à Areva. Malheureusement, Anne Lauvergeon, CEO d’Areva, resta campée sur ses aprioris et son option technologique de méga réacteurs. Pour être plus explicite, l’EPR, c’est comme si vous cherchiez à vendre une Mercedes 600 à une personne souhaitant acquérir une voiture de luxe, non sans faire de sacrifices, sans lui proposer le modèle 300, plus accessible.

Au même moment, des ingénieurs français chez EDF attiraient l’attention sur une technologie russe qui permettait, par induction, de remettre à neuf l’acier fragilisé par le bombardement neutronique de plusieurs décennies de production d’énergie nucléaire. Cela aurait permis de réaliser des économies colossales sur la rénovation du parc nucléaire français. Là encore, l’affaire fut classée sans suite. 

Depuis, la Russie perfectionne les mini-centrales en mer, utilisant cette industrie pour ouvrir de nouvelles voies d’approvisionnement dans le cercle polaire, les USA réalisent des projets nucléaires en technologie 3D (sans soudure) et des centrales de moyenne puissance AP 1000, les Coréens et les Chinois sont entrés sur le marché et l’Italie y songe, forte d’un « know how » à l’international et d’une réelle capacité d’innovation, comme par exemple avec New Cleo, « l’énergie d’imaginer ».

La France devrait pouvoir rapidement se remettre en ordre de marche en se positionnant sur le marché mondial et intérieur, forte d’une technologie qui a fait sa gloire avant l’EPR et qui fit d’elle le pays le plus nucléarisé au monde dans son « mix énergétique ». Il faut pour cela que la Présidence ouvre les yeux et écoute ceux qui ont accompagné ces évolutions mondiales, hors des carcans institutionnels. Sinon, après la disparition d’Areva, c’est la disparition d’EDF qui pourrait se profiler. Une société EDF qui tente une dernière sortie avec les SMR (Small Modular Reactors) qui paraissent voués aux mêmes difficultés d’abord, puis à l’échec comme l’EPR, face aux Américains et aux Russes qui tirent déjà les marrons du réacteur!

Cette réaction en chaîne, dans le domaine du nucléaire, ne fut malheureusement qu’un avant-goût de déroulés historiques à vocation manichéenne. On voit désormais les conflits s’accumuler à la surface du globe, alors que les coopérations internationales scientifiques, culturelles et universitaires se sont souvent révélées le meilleur antidote aux antagonismes meurtriers.

« Décidément, l’Ouest a perdu le Nord », comme le rappelait encore récemment la Présidente de Geopragma, Caroline Galacteros. Les paranoïas sont mauvaises conseillères et n’engraissent que les industries de l’armement. Peut être serait-il temps de dépoussiérer, en notre faveur, le « Drang nach Osten » (**) avant que les Allemands ne s’en ressaisissent.

(*) clin d’œil à Boris Vian

(**) option géopolitique allemande du XIXième de poussée vers l’Est de l’Europe.

 

Politiques climatiques : entre techno-optimisme et déni de réalité

Politiques climatiques : entre techno-optimisme et déni de réalité

OPINION. Les stratégies d’électrification des sociétés et de développement des technologies de capture du carbone restent largement insuffisantes pour atteindre les objectifs internationaux. Par Eric Muraille, Université Libre de Bruxelles (ULB); Julien Pillot, INSEEC Grande École et Philippe Naccache, INSEEC Grande École

                                                            (Crédits : Reuters)

En 2015, 195 pays adoptaient l’accord de Paris et s’engageaient à limiter, avant la fin du siècle, le réchauffement climatique entre +1,5 °C et +2 °C par rapport à l’ère préindustrielle. La COP21 marquait donc une avancée historique dans la lutte contre les effets catastrophiques induits par le changement climatique.

Or, une majorité de scientifiques juge déjà ces objectifs inatteignables. En effet, le sixième rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) indique que le respect du seuil de +1,5 °C exige une réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) de 43 % d’ici 2030 et de 60 % d’ici 2035 avant d’atteindre des émissions nettes nulles pour 2050. Pourtant, les Contributions déterminées au niveau national (CDN) prévues dans l’accord de Paris ne prévoient qu’une baisse de 2 % des émissions d’ici 2030. Ce qui place notre planète sur une trajectoire de réchauffement de +2,7 °C au cours de ce siècle.

Notre incapacité à imposer une régulation contraignante sur l’extraction des combustibles fossiles, responsables de 90 % des émissions mondiales de CO2 et d’un tiers de celles de méthane, illustre à elle seule notre échec de gouvernance. En 2023, un total de 425 projets d’extraction de combustibles fossiles capables chacun d’émettre > 1 Gt de CO2 ont été recensés. Si l’on additionne les émissions de ces projets, celles-ci dépassent déjà d’un facteur deux le budget carbone permettant de rester sous les +1,5 °C.

Une stratégie techno-optimiste…

Lors de la COP28 qui s’est tenue fin 2023 à Dubaï, la sortie des énergies carbonées aurait donc dû constituer la priorité absolue. C’est pourtant une tout autre stratégie qui a été défendue par le président, le Sultan Ahmed Al-Jaber, et qui s’est imposée au terme de débats houleux.

Dans sa Lettre aux parties ainsi que dans ses interventions publiques, Al-Jaber a clairement exposé des ambitions très éloignées des objectifs de sobriété énergétique :

« Montrez-moi la feuille de route d’une sortie des énergies fossiles qui soit compatible avec le développement socio-économique, sans renvoyer le monde à l’âge des cavernes. »

Il évoque d’ailleurs explicitement une « économie de guerre », c’est-à-dire un engagement total des États à financer massivement le développement des infrastructures industrielles nécessaires à la production et à l’usage d’énergies renouvelables ainsi que de projets de captation et de stockage du carbone.

Aux yeux des entreprises et des décideurs politiques, cette stratégie est particulièrement attractive car elle :

  • n’exige aucune sobriété des populations ;
  • assure une forte croissance économique associée à des promesses d’emplois ;
  • ne pose aucune contrainte sur l’exploitation des énergies fossiles au plus grand bonheur des pays producteurs de pétrole qui en avaient fait une ligne infranchissable ;
  • évite tout dirigisme étatique en déléguant la gouvernance au marché.

à l’épreuve du principe de réalité

Or, d’aucuns pourraient légitimement douter du réalisme de ce scénario techno-optimiste. La possibilité d’une « transition énergétique » reste, en effet, à démontrer puisque nous n’avons qu’ajouté de nouvelles sources énergétiques à celles que nous exploitons depuis les débuts de l’ère industrielle. Après 70 ans de développement, le nucléaire ne couvre actuellement que 3,7 % de la consommation mondiale d’énergie. Le charbon, le pétrole et le gaz en représentent toujours respectivement 25,1 %, 29,6 % et 22 %.

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La transition par l’électrification de la société pose aussi de nombreuses questions, que le véhicule électrique illustre parfaitement. Une voiture électrique nécessite près de 4 fois plus de métaux qu’une voiture conventionnelle, dont une grande quantité de métaux définis par l’Union européenne (UE) comme « critiques » du fait de leur rareté ou de leur importance stratégique. Des métaux dont l’extraction pose de graves problèmes sociaux et écologiques dans les pays du Sud.

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Le « dopage métallique » nécessaire à la fabrication de ces véhicules nous amène à une première impasse, dans la mesure où, à technologie constante, les réserves connues de plusieurs métaux, comme le cuivre, seront quasi épuisées dès 2050. Sans même parler des conflits d’usage, et de l’inflation qui en découlera fatalement, puisque les mêmes métaux sont nécessaires à la fabrication d’autres biens électroniques ainsi qu’à l’éolien et au solaire. Il y aura donc inévitablement une intense compétition pour l’acquisition de ces métaux, ce qui devrait favoriser les pays les plus riches. En pratique, la stratégie d’une transition massive au véhicule électrique conduira vraisemblablement à émettre du CO2 et à polluer les eaux et les sols des pays extracteurs avec pour seul bénéfice de réduire la pollution locale des métropoles occidentales.

Ajoutons à ce tableau les problèmes liés à notre dépendance aux pays producteurs de métaux et à leurs raffinages (notamment la Chine qui maitriserait 40 % de la chaine de valeur des métaux utilisés dans les batteries électriques), à la production et au stockage à grande échelle d’énergie décarbonée pour alimenter les véhicules électriques ou encore les incertitudes quant à la recyclabilité de certains composants polluants issus des batteries, et d’aucuns pourraient légitimement interroger le bien-fondé des multiples subventions sur l’offre et la demande décidées par nos dirigeants pour forcer la transition du thermique à l’électrique.

La chimère de la captation carbone

L’autre problème posé par le scénario de la COP28 réside dans la place centrale accordée à la captation et la séquestration du CO2 (CSC). Si ces techniques sont bien présentées par le GIEC comme des options d’atténuation essentielles, elles ne peuvent constituer le cœur des politiques climatiques. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) fixe ainsi le niveau de captage du carbone par les CSC à seulement 15 % des efforts de réduction des émissions si on souhaite atteindre la neutralité du secteur de l’énergie en 2070.

Or, aussi paradoxal que cela puisse paraître, actuellement les CSC auraient plutôt tendance à augmenter les émissions de CO2. Historiquement, ces technologies ont été développées par les pétroliers dans les années 1970 à la suite du constat que l’injection de CO2 à haute pression dans des puits de pétrole vieillissants forçait le brut résiduel à remonter à la surface. Ainsi, la plupart des installations de CSC en activité dans le monde utilisent le CO2 qu’elles captent (le plus souvent depuis des gisements souterrains) pour extraire… davantage de pétrole.

Faire subventionner ces projets de CSC par les États revient donc à leur faire financer indirectement l’extraction de pétrole. Et s’il existe bien des usines de captation de CO2 atmosphérique, la technologie du Direct Air Capture reste loin de la maturité. La plus grande usine au monde de ce type stocke 4 000 tonnes de CO2 par an, soit environ 0,001 % des émissions annuelles mondiales. Une goutte d’eau dans l’océan.

L’Agence internationale de l’énergie prévoit que, d’ici 2030, la capacité annuelle mondiale de capture du carbone pourrait s’élever à 125 millions de tonnes, soit < 0,5 % des émissions mondiales actuelles. Très loin de l’objectif d’une réduction de 43 % d’ici 2030. Ainsi, les projets de CSC actuels, bien que très coûteux, ne constituent qu’une infime fraction de ce qui serait nécessaire pour ralentir le changement climatique.

La légitimité des gouvernements en question

Comme indiqué en amont, le scénario « business as usual » établi par le GIEC nous mène vers un monde à +2,7 °C en 2100. Mais où nous mènera l’« économie de guerre » prônée par la COP28 si elle augmente la consommation d’énergie, tout en échouant à réduire significativement les émissions de CO2 via la transition énergétique et les projets de CSC ? Les scénarios avec des émissions élevées et très élevées nous mènent à dépasser les +2 °C dès 2050 et à +4-5 °C en 2100.

Il faut comprendre que le changement climatique n’est ni linéaire ni réversible. Le dépassement de certains points de basculement peut induire des mécanismes d’emballement du système climatique vers une trajectoire dite de « terre chaude » qui persisterait plusieurs millénaires. Celle-ci pourrait entrainer, dans plusieurs régions des sécheresses extrêmes et des pics de température dépassant les capacités de thermorégulation humaine.

Ainsi, dans les 50 prochaines années, un tiers de la population mondiale pourrait connaître une température annuelle moyenne > 29 °C, ce qui entrainerait la migration forcée de plus de 3 milliards d’individus. Des modèles mettent aussi en garde contre un possible effondrement de la circulation océanique profonde suite au réchauffement des océans avec pour effet un refroidissement de l’Europe pouvant réduire drastiquement sa production agricole.

Ces scénarios catastrophes risquent d’induire une augmentation des conflits entre pays, mais également au sein même des sociétés, ce qui rendra peu probable la coopération internationale ou le déploiement d’innovations techniques complexes.

Il est tentant d’attribuer à Al-Jaber la responsabilité de cette stratégie techno-optimiste déconnectée de la réalité et risquant de nous mener à la catastrophe. Sa qualité de dirigeant de l’Abu Dhabi National Oil Company alimente déjà les soupçons de conflit d’intérêts. Toutefois, on ne peut attribuer ce nouvel échec collectif d’une COP à une simple erreur de casting. Tout comme on ne peut attribuer l’inadéquation des Contributions déterminées au niveau national de l’accord de Paris aux seuls décideurs politiques actuellement en fonction.

Nous devons reconnaitre que l’incapacité à lutter efficacement contre le changement climatique prend sa source dans les principes mêmes de la gouvernance actuelle, qui s’avère incapable de privilégier le bien commun et d’intégrer le consensus scientifique.

La piste d’une agence internationale indépendante

Il y a urgence. La légitimité des gouvernements repose sur le respect des procédures légales mais aussi, et surtout, sur leur capacité à protéger les citoyens. Quand cette condition ne sera plus remplie, les gouvernements perdront leur légitimité ce qui rendra impossible toute action collective d’envergure.

Nous préconisons une stratégie mêlant sobriété, solutions technologiques, et une gouvernance volontariste et profondément repensée. Une agence climatique internationale indépendante, aux pouvoirs contraignants sur les États, serait mieux à même d’intégrer les consensus scientifiques, de planifier la transition écologique et énergétique et de gérer les biens communs de l’Humanité, en évitant soigneusement les conflits d’intérêts et tentatives de capture économique ou idéologique, qu’elles proviennent d’États, d’entreprises ou d’organisations non gouvernementales (ONG).

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Par Eric Muraille, Biologiste, Immunologiste. Directeur de recherches au FNRS, Université Libre de Bruxelles (ULB) ; Julien Pillot, Enseignant-Chercheur en Economie (Inseec) / Pr. associé (U. Paris Saclay) / Chercheur associé (CNRS), INSEEC Grande École et Philippe Naccache, Professeur Associé, INSEEC Grande École.