Tribune : officiers en surchauffe, l’impasse des compagnies à deux officiers
Un officier d’active de Gendarmerie, Jean Ceynom (pseudonyme) nous a adressé cette tribune relative aux compagnies commandées par deux officiers, soumis selon lui à de très fortes sujétions. Il estime urgent de repenser le modèle et suggère une réforme.
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Les compagnies de Gendarmerie commandées par deux officiers posent un problème structurel, humain et opérationnel.
Au-delà du nombre de subordonnés à commander et de l’intensité de l’activité générale, le territoire d’une compagnie est un espace vivant, dynamique, spontané, imprévisible, complexe et diversifié… Il évolue, réagit, demande une attention constante. Il n’attend pas que l’on soit disponible : il exige qu’on le soit.
Or, avec toutes les contraintes inhérentes à la fonction, si un commandant de compagnie souhaitait exercer pleinement ses droits : repos, permissions, récupérations, il serait tout simplement impossible de tenir son territoire. Résultat : les officiers se sacrifient en silence, au détriment de leur équilibre, de leur santé, et de leur vie personnelle.
Le fonctionnement interne d’une compagnie est déjà, en soi, un défi permanent. À cela s’ajoutent ntoutes les interactions avec les acteurs extérieurs (collectivités, justice, sous-préfecture, partenaires institutionnels…), qui, eux, ne se soucient guère de la surcharge structurelle. Ils attendent une réponse rapide, une présence visible, une implication sans faille.
Si l’on compare un territoire à un organisme vivant nécessitant une attention quotidienne, alors en l’absence de contrôle et de suivi, cet organisme se dégrade inévitablement.
Les heures non récupérées, les permissions jamais prises, les repos sacrifiés deviennent la norme.
Personne ne semble s’en émouvoir. Certains officiers cumulent des semaines entières sans un seul jour de repos, sans que personne ne vienne leur dire : “Stop, prends soin de toi, préserve-toi”.
Aucune alerte, aucun accompagnement.
Les week-ends travaillés et non récupérés peuvent, en théorie, faire l’objet d’une indemnisation ( très faible ) mais tous les chefs, sans jamais l’écrire, précisent que cette pratique n’est pas tolérée.
Ils partent du principe que nous sommes “de permanence” et non “de service”… Pourtant, passer deux jours à répondre au téléphone, être sollicité en continu par tous les canaux possibles (téléphone, Tchap, mail…), être prêt à se déplacer sur un événement, à engager des moyens, à faire l’interface… Est-ce vraiment cela, une simple “permanence” ?
Et que dire de ces moments où nous profitons des week-ends pour faire le tour de nos unités, participer à des commémorations, réunions, événements, inaugurations, invitations… Être simplement disponible pour nos subordonnés ou les partenaires extérieurs, au service d’un territoire. Voilà ce qu’est un week-end…
Et lorsqu’un officier ose évoquer une compensation, on lui fait comprendre que cela ne se fait pas.
Officiellement, il est en “permanence”, pas en “service ». Une distinction sémantique commode pour ne pas activer les droits correspondants.
Un territoire est un organisme vivant, je le rappelle. Il se moque des normes réglementaires internes.
Il a des besoins, il sollicite.
Certains responsables se retranchent derrière l’argument du “à mon époque”. Mais leur époque n’était pas celle de l’hyperconnectivité. Aujourd’hui, l’officier est sollicité en continu. Il n’y a plus de frontière entre temps de service et temps personnel. Il n’y a plus de déconnexion. Tout est immédiat, urgent, pressant. Et pourtant, aucun allègement, aucun aménagement.
On nous demande de veiller scrupuleusement aux droits de nos subordonnés ce qui est légitime et normal , mais personne ne veille sur les nôtres. Qui contrôle que nos droits sont respectés ? Qui alerte lorsque l’officier dépasse les limites ? Personne, car ce serait soutenir que le système n’est plus soutenable.
Une compagnie à deux officiers, c’est une cadence infernale : une semaine “on”, une semaine “off”…en théorie.
En pratique, la coupure n’existe pas. À trois officiers, la rotation est plus tenable : une semaine de permanence toutes les trois semaines, un temps de repos plus réel, une gestion humaine plus équilibrée. Les chiffres le prouvent, plus de subordonnés ne signifie pas automatiquement plus d’activité opérationnelle. Mais une organisation mieux répartie permet à chacun de souffler et de tenir sur la durée.
C’est à ce moment de la tribune que, dans les compagnies à deux officiers, l’on peut se poser la question : quid du second ?
Il est là pour compenser, assurer l’alternance, permettre au commandant en titre de souffler… Oui, mais…Que se passe-t-il quand un chef (comprenez commandant de groupement) ne souhaite s’adresser qu’au commandant de compagnie en titre? Quand une situation l’exige, qu’un événement l’impose, qu’un cas RH le nécessite ? Et je précise même pas quand ce dernier veut jouir de ses droits à permission (normal et légitime une fois de plus) notamment sur plusieurs semaines consécutives.
Urgent de repenser le modèle
Et nos familles dans tout cela ? Elles vivent au rythme du service, souvent en décalage, parfois dans l’incompréhension. Pendant ce temps, dans le civil, un simple week-end d’astreinte pour un cadre est payé deux à trois fois plus qu’une IFR mensuelle d’officier. L’argent n’est pas notre moteur principal, mais il traduit malgré tout la reconnaissance d’un engagement. Or ici, l’engagement est total, mais la reconnaissance proche de zéro.
Ce système épuise, use, désespère. Il joue sur le sens du devoir des officiers, sur leur loyauté, sur leur silence. Mais à force d’être sollicités sans limite, sans soutien, sans compensation, que restera-t- il de cette motivation qui fait tenir les compagnies ?
En définitive, c’est bien à cause de l’ensemble de ces éléments que le commandement de compagnie attire de moins en moins.
La fonction, pourtant centrale dans la structure et les équilibres de la Gendarmerie, devient un passage redouté. Nombreux sont les camarades qui cherchent, par tous les moyens, à éviter la “case Cie”, conscients des sacrifices qu’elle implique et du manque de reconnaissance qui l’accompagne.
À cela s’ajoute une autre réalité préoccupante, le déficit de ressources pour tenir ces postes.
Il devient urgent de repenser ce modèle, de rééquilibrer les charges, de restaurer un minimum de perspectives, de reconnaissance et de soutien pour ceux qui assurent au quotidien le maillage territorial et la cohésion des unités.
Une réforme s’impose. Pas pour relâcher l’engagement, mais pour qu’il soit soutenable. Car servir en tout temps, en tout lieu et en toutes circonstances ne doit pas signifier se renier en tant qu’individu.
Jean Ceynom