Politiques climatiques : entre techno-optimisme et déni de réalité

Politiques climatiques : entre techno-optimisme et déni de réalité

OPINION. Les stratégies d’électrification des sociétés et de développement des technologies de capture du carbone restent largement insuffisantes pour atteindre les objectifs internationaux. Par Eric Muraille, Université Libre de Bruxelles (ULB); Julien Pillot, INSEEC Grande École et Philippe Naccache, INSEEC Grande École

                                                            (Crédits : Reuters)

En 2015, 195 pays adoptaient l’accord de Paris et s’engageaient à limiter, avant la fin du siècle, le réchauffement climatique entre +1,5 °C et +2 °C par rapport à l’ère préindustrielle. La COP21 marquait donc une avancée historique dans la lutte contre les effets catastrophiques induits par le changement climatique.

Or, une majorité de scientifiques juge déjà ces objectifs inatteignables. En effet, le sixième rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) indique que le respect du seuil de +1,5 °C exige une réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) de 43 % d’ici 2030 et de 60 % d’ici 2035 avant d’atteindre des émissions nettes nulles pour 2050. Pourtant, les Contributions déterminées au niveau national (CDN) prévues dans l’accord de Paris ne prévoient qu’une baisse de 2 % des émissions d’ici 2030. Ce qui place notre planète sur une trajectoire de réchauffement de +2,7 °C au cours de ce siècle.

Notre incapacité à imposer une régulation contraignante sur l’extraction des combustibles fossiles, responsables de 90 % des émissions mondiales de CO2 et d’un tiers de celles de méthane, illustre à elle seule notre échec de gouvernance. En 2023, un total de 425 projets d’extraction de combustibles fossiles capables chacun d’émettre > 1 Gt de CO2 ont été recensés. Si l’on additionne les émissions de ces projets, celles-ci dépassent déjà d’un facteur deux le budget carbone permettant de rester sous les +1,5 °C.

Une stratégie techno-optimiste…

Lors de la COP28 qui s’est tenue fin 2023 à Dubaï, la sortie des énergies carbonées aurait donc dû constituer la priorité absolue. C’est pourtant une tout autre stratégie qui a été défendue par le président, le Sultan Ahmed Al-Jaber, et qui s’est imposée au terme de débats houleux.

Dans sa Lettre aux parties ainsi que dans ses interventions publiques, Al-Jaber a clairement exposé des ambitions très éloignées des objectifs de sobriété énergétique :

« Montrez-moi la feuille de route d’une sortie des énergies fossiles qui soit compatible avec le développement socio-économique, sans renvoyer le monde à l’âge des cavernes. »

Il évoque d’ailleurs explicitement une « économie de guerre », c’est-à-dire un engagement total des États à financer massivement le développement des infrastructures industrielles nécessaires à la production et à l’usage d’énergies renouvelables ainsi que de projets de captation et de stockage du carbone.

Aux yeux des entreprises et des décideurs politiques, cette stratégie est particulièrement attractive car elle :

  • n’exige aucune sobriété des populations ;
  • assure une forte croissance économique associée à des promesses d’emplois ;
  • ne pose aucune contrainte sur l’exploitation des énergies fossiles au plus grand bonheur des pays producteurs de pétrole qui en avaient fait une ligne infranchissable ;
  • évite tout dirigisme étatique en déléguant la gouvernance au marché.

à l’épreuve du principe de réalité

Or, d’aucuns pourraient légitimement douter du réalisme de ce scénario techno-optimiste. La possibilité d’une « transition énergétique » reste, en effet, à démontrer puisque nous n’avons qu’ajouté de nouvelles sources énergétiques à celles que nous exploitons depuis les débuts de l’ère industrielle. Après 70 ans de développement, le nucléaire ne couvre actuellement que 3,7 % de la consommation mondiale d’énergie. Le charbon, le pétrole et le gaz en représentent toujours respectivement 25,1 %, 29,6 % et 22 %.

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La transition par l’électrification de la société pose aussi de nombreuses questions, que le véhicule électrique illustre parfaitement. Une voiture électrique nécessite près de 4 fois plus de métaux qu’une voiture conventionnelle, dont une grande quantité de métaux définis par l’Union européenne (UE) comme « critiques » du fait de leur rareté ou de leur importance stratégique. Des métaux dont l’extraction pose de graves problèmes sociaux et écologiques dans les pays du Sud.

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Le « dopage métallique » nécessaire à la fabrication de ces véhicules nous amène à une première impasse, dans la mesure où, à technologie constante, les réserves connues de plusieurs métaux, comme le cuivre, seront quasi épuisées dès 2050. Sans même parler des conflits d’usage, et de l’inflation qui en découlera fatalement, puisque les mêmes métaux sont nécessaires à la fabrication d’autres biens électroniques ainsi qu’à l’éolien et au solaire. Il y aura donc inévitablement une intense compétition pour l’acquisition de ces métaux, ce qui devrait favoriser les pays les plus riches. En pratique, la stratégie d’une transition massive au véhicule électrique conduira vraisemblablement à émettre du CO2 et à polluer les eaux et les sols des pays extracteurs avec pour seul bénéfice de réduire la pollution locale des métropoles occidentales.

Ajoutons à ce tableau les problèmes liés à notre dépendance aux pays producteurs de métaux et à leurs raffinages (notamment la Chine qui maitriserait 40 % de la chaine de valeur des métaux utilisés dans les batteries électriques), à la production et au stockage à grande échelle d’énergie décarbonée pour alimenter les véhicules électriques ou encore les incertitudes quant à la recyclabilité de certains composants polluants issus des batteries, et d’aucuns pourraient légitimement interroger le bien-fondé des multiples subventions sur l’offre et la demande décidées par nos dirigeants pour forcer la transition du thermique à l’électrique.

La chimère de la captation carbone

L’autre problème posé par le scénario de la COP28 réside dans la place centrale accordée à la captation et la séquestration du CO2 (CSC). Si ces techniques sont bien présentées par le GIEC comme des options d’atténuation essentielles, elles ne peuvent constituer le cœur des politiques climatiques. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) fixe ainsi le niveau de captage du carbone par les CSC à seulement 15 % des efforts de réduction des émissions si on souhaite atteindre la neutralité du secteur de l’énergie en 2070.

Or, aussi paradoxal que cela puisse paraître, actuellement les CSC auraient plutôt tendance à augmenter les émissions de CO2. Historiquement, ces technologies ont été développées par les pétroliers dans les années 1970 à la suite du constat que l’injection de CO2 à haute pression dans des puits de pétrole vieillissants forçait le brut résiduel à remonter à la surface. Ainsi, la plupart des installations de CSC en activité dans le monde utilisent le CO2 qu’elles captent (le plus souvent depuis des gisements souterrains) pour extraire… davantage de pétrole.

Faire subventionner ces projets de CSC par les États revient donc à leur faire financer indirectement l’extraction de pétrole. Et s’il existe bien des usines de captation de CO2 atmosphérique, la technologie du Direct Air Capture reste loin de la maturité. La plus grande usine au monde de ce type stocke 4 000 tonnes de CO2 par an, soit environ 0,001 % des émissions annuelles mondiales. Une goutte d’eau dans l’océan.

L’Agence internationale de l’énergie prévoit que, d’ici 2030, la capacité annuelle mondiale de capture du carbone pourrait s’élever à 125 millions de tonnes, soit < 0,5 % des émissions mondiales actuelles. Très loin de l’objectif d’une réduction de 43 % d’ici 2030. Ainsi, les projets de CSC actuels, bien que très coûteux, ne constituent qu’une infime fraction de ce qui serait nécessaire pour ralentir le changement climatique.

La légitimité des gouvernements en question

Comme indiqué en amont, le scénario « business as usual » établi par le GIEC nous mène vers un monde à +2,7 °C en 2100. Mais où nous mènera l’« économie de guerre » prônée par la COP28 si elle augmente la consommation d’énergie, tout en échouant à réduire significativement les émissions de CO2 via la transition énergétique et les projets de CSC ? Les scénarios avec des émissions élevées et très élevées nous mènent à dépasser les +2 °C dès 2050 et à +4-5 °C en 2100.

Il faut comprendre que le changement climatique n’est ni linéaire ni réversible. Le dépassement de certains points de basculement peut induire des mécanismes d’emballement du système climatique vers une trajectoire dite de « terre chaude » qui persisterait plusieurs millénaires. Celle-ci pourrait entrainer, dans plusieurs régions des sécheresses extrêmes et des pics de température dépassant les capacités de thermorégulation humaine.

Ainsi, dans les 50 prochaines années, un tiers de la population mondiale pourrait connaître une température annuelle moyenne > 29 °C, ce qui entrainerait la migration forcée de plus de 3 milliards d’individus. Des modèles mettent aussi en garde contre un possible effondrement de la circulation océanique profonde suite au réchauffement des océans avec pour effet un refroidissement de l’Europe pouvant réduire drastiquement sa production agricole.

Ces scénarios catastrophes risquent d’induire une augmentation des conflits entre pays, mais également au sein même des sociétés, ce qui rendra peu probable la coopération internationale ou le déploiement d’innovations techniques complexes.

Il est tentant d’attribuer à Al-Jaber la responsabilité de cette stratégie techno-optimiste déconnectée de la réalité et risquant de nous mener à la catastrophe. Sa qualité de dirigeant de l’Abu Dhabi National Oil Company alimente déjà les soupçons de conflit d’intérêts. Toutefois, on ne peut attribuer ce nouvel échec collectif d’une COP à une simple erreur de casting. Tout comme on ne peut attribuer l’inadéquation des Contributions déterminées au niveau national de l’accord de Paris aux seuls décideurs politiques actuellement en fonction.

Nous devons reconnaitre que l’incapacité à lutter efficacement contre le changement climatique prend sa source dans les principes mêmes de la gouvernance actuelle, qui s’avère incapable de privilégier le bien commun et d’intégrer le consensus scientifique.

La piste d’une agence internationale indépendante

Il y a urgence. La légitimité des gouvernements repose sur le respect des procédures légales mais aussi, et surtout, sur leur capacité à protéger les citoyens. Quand cette condition ne sera plus remplie, les gouvernements perdront leur légitimité ce qui rendra impossible toute action collective d’envergure.

Nous préconisons une stratégie mêlant sobriété, solutions technologiques, et une gouvernance volontariste et profondément repensée. Une agence climatique internationale indépendante, aux pouvoirs contraignants sur les États, serait mieux à même d’intégrer les consensus scientifiques, de planifier la transition écologique et énergétique et de gérer les biens communs de l’Humanité, en évitant soigneusement les conflits d’intérêts et tentatives de capture économique ou idéologique, qu’elles proviennent d’États, d’entreprises ou d’organisations non gouvernementales (ONG).

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Par Eric Muraille, Biologiste, Immunologiste. Directeur de recherches au FNRS, Université Libre de Bruxelles (ULB) ; Julien Pillot, Enseignant-Chercheur en Economie (Inseec) / Pr. associé (U. Paris Saclay) / Chercheur associé (CNRS), INSEEC Grande École et Philippe Naccache, Professeur Associé, INSEEC Grande École.

Pourquoi les pays de l’Ouest multiplient les déclarations martiales face à la Russie

Pourquoi les pays de l’Ouest multiplient les déclarations martiales face à la Russie

Mais quelle mouche belliqueuse a piqué les dirigeants politiques et militaires européens ? Ils multiplient depuis quelques jours les déclarations martiales, quitte à passer pour des va-t’en guerre de mauvais augure. Et s’ils étaient juste lucides ?

Des soldats britanniques du 1er régiment logistique en manœuvre en août 2023 sur le camp de Norio, près de Tbilisi (Géorgie) avec des hélicoptères Blackhawk du 12e régiment de cavalerie américain.
Des soldats britanniques du 1er régiment logistique en manœuvre en août 2023 sur le camp de Norio, près de Tbilisi (Géorgie) avec des hélicoptères Blackhawk du 12e régiment de cavalerie américain. | BRITISH ARMY

L’heure est à la mobilisation en l’Europe de l’Ouest. Certes, il ne s’agit pas d’un massif appel sous les drapeaux mais plutôt d’une remobilisation citoyenne et morale. Les déclarations récentes qui témoignent de cette volonté de réarmement populaire ne manquent pas. Leur ressort ? La peur d’une attaque russe contre le camp otanien si l’Ukraine s’incline.

« Les tanks sont littéralement à notre porte »

Le ministre britannique de la Défense, Grant Shapps, a ainsi dénoncé, le 15 janvier dans un discours à Lancaster House, haut lieu de la diplomatie britannique, la  furie de Poutine . Mais il a surtout mis en garde :  Nous avons fait un tour sur nous-mêmes, passant d’un monde d’après-guerre à un monde d’avant-guerre. L’ère de l’idéalisme a été remplacée par une période de réalisme obstiné. Aujourd’hui, nos adversaires reconstruisent des murs. Les vieux ennemis se réveillent. De nouveaux adversaires émergent. Les zones de bataille se recomposent ». Et de conclure : « Les tanks sont littéralement à notre porte, sur le seuil ukrainien ».

Le général Patrick Sanders, le chef de l’armée de Terre britannique, a aussi averti :  Nous ne sommes pas immunisés. Comme la génération pré-guerre, nous devons nous préparer  à l’éventualité d’un conflit et c’est  le travail de toute la nation . Et d’affirmer que  l’Ukraine démontre brutalement que les armées régulières commencent les guerres et que les armées citoyennes les terminent .

Son camarade néerlandais, l’amiral Rob Bauer, président du Comité militaire de l’OTAN, a aussi lancé une mise en garde :  Je ne dis pas que ça tournera au vinaigre dès demain mais il faut comprendre que la paix n’est pas acquise pour de bon. Et c’est pour ça que les forces de l’Otan se préparent à un conflit avec la Russie .

Même son de cymbales en Allemagne où Boris Pistorius, le ministre de la Défense, tire aussi des fusées rouges.  Nous entendons des menaces du Kremlin presque tous les jours, récemment dirigées contre nos amis baltes. Nous devons donc tenir compte du fait que Vladimir Poutine pourrait même attaquer un jour un pays de l’Otan […]. Nous devons réapprendre à vivre avec le danger .

La Suède vigilante

Lors de la conférence annuelle sur la défense, les 7 et 8 janvier, plusieurs membres du gouvernement, dont le Premier ministre conservateur Ulf Kristersson, ont déclaré que le risque d’un conflit armé n’était pas à exclure. « Il pourrait y avoir une guerre en Suède », a ainsi affirmé le ministre de la Défense civile Carl-Oskar Bohlin, alors que le commandant en chef des forces armées, Micael Byden, déclarait que  la guerre de la Russie contre l’Ukraine est une étape, non un objectif final, avec comme objectif d’établir une sphère d’influence et de détruire l’ordre mondial fondé sur les règles .

Le général Micael Byden devant un blindé suédois C-V90, lors d’une visite en Ukraine, en fin d’année 2023. | SWEDISH ARMED FORCES

Ces annonces alarmistes ont suscité de vifs débats dans le pays, qui n’a pas connu de guerre depuis 210 ans. L’ONG de défense des droits des enfants Bris a indiqué avoir enregistré une hausse sensible du nombre d’appels, sur sa ligne d’urgence, venant d’enfants préoccupés par la perspective d’une guerre. Des chaînes de magasins se sont aussi fait l’écho d’une hausse des achats d’objets tels que des radios d’urgence, des jerricans, des réchauds de camping.

 La situation est grave , a déclaré Magdalena Andersson, cheffe de file des sociaux-démocrates et ancienne Première ministre.  Mais il est également important de préciser que la guerre n’est pas à nos portes .

De l’argent et des hommes

Pourquoi un tel discours à la fois belliciste et alarmiste ? Pour deux raisons sur ce que l’on peut appeler le front intérieur. D’une part, il faut légitimer les hausses budgétaires consenties dans le domaine de la sécurité nationale. La Suède qui consacrait 4 % de son PIB à la Défense en 1963, n’en consacrait plus que 1 % en 2017. Mais pour 2024, ce chiffre est remonté à 2,1 %. Et d’autres efforts sont annoncés. Le Royaume-Uni qui n’en finissait pas de rogner sur le budget de la Défense, l’augmente depuis 2022, année où il a dépensé 49,5 milliards de £, soit 3,6 milliards de plus qu’en 2021. Et entre 2002 et 2025, 16,5 autres milliards supplémentaires ont été budgétés.

Êtes-vous pour un retour du service militaire ?

En mai 2023, le Danemark a annoncé qu’il allait tripler ses dépenses militaires lors des 10 prochaines années pour passer de 6,9 à19,2 milliards de couronnes (2,6 milliards d’euros) en 2033 !

Des soldats danois en Lettonie. Un bataillon de 750 hommes est projeté dans les pays baltes. | DANISH DEFENCE

D’autre part, les armées ouest-européennes doivent recruter. Des soldats professionnels d’abord mais aussi des soldats occasionnels, des réservistes pour ces « armées citoyennes qui finissent les guerres ». Recruter a un coût ; mais il faut aussi former, équiper et régulièrement entraîner ces soldats « saisonniers » irremplaçables si un conflit se prolonge.

La menace venant de l’est ?

La troisième raison qui explique le discours martial des Européens, c’est le risque qu’en cas de défaite ukrainienne, Moscou ne se lance dans de nouvelles aventures impérialistes. La Russie, en plein réarmement malgré la guerre en cours, pourrait menacer les pays baltes, la Pologne, la Roumanie, autant de pays de l’Otan que les États membres de l’Alliance devront défendre en vertu de l’article 5 du Traité. Cet article prévoit le déclenchement d’une opération de défense collective en cas d’agression contre l’un des membres de l’Alliance.

Comme l’a récemment rappelé le général Dannatt, ancien chef d’état-major de l’armée de Terre britannique, il faut éviter de sombrer dans une forme d’abdication qui rappellerait celle du Premier ministre britannique Chamberlain et du Français Daladier, en 1938, face à Hitler.

Sacrifier l’Ukraine, comme d’autres ont sacrifié la Tchécoslovaquie, pourrait s’avérer être un choix funeste.

Il faut aussi se rappeler que Vladimir Poutine ne s’est pas contenté de la Crimée ; il a envahi les oblasts de l’est et du sud de l’Ukraine. Par ailleurs, Moscou et ses supplétifs ont pris position au Sahel et ils multiplient les flirts avec des États africains qui ne se satisfont plus ni des Occidentaux ni des Chinois.

Défenseur déclaré des victimes africaines de l’impérialisme et des minorités russophones d’Europe, Vladimir Poutine mérite d’être considéré pour ce qu’il est : une menace.

Pour le chef de la British Army, la société britannique doit se préparer à l’éventualité d’une guerre

Pour le chef de la British Army, la société britannique doit se préparer à l’éventualité d’une guerre

https://www.opex360.com/2024/01/24/pour-le-chef-de-la-british-army-la-societe-britannique-doit-se-preparer-a-leventualite-dune-guerre/


« Si le conflit s’arrête aujourd’hui, quel serait le bilan? L’Ukraine a résisté contre toute attente. La Suède et la Finlande ont rejoint […] l’Otan [du moins, Stockholm est sur le point de le faire, ndlr]. L’armée de terre russe est dans un état critique. Elle ne constitue plus une menace pour l’Otan. La Russie a installé un lien de vassalisation avec la Chine. Elle s’est placée dans une situation de défaite stratégique », a en effet expliqué le CEMA.

Cependant, Grant Shapps, le ministre britannique de la Défense, n’est pas exactement sur la même ligne. « Un autre facteur inquiétant apparaît désormais : nos adversaires sont davantage liés les uns aux autres », a-t-il récemment estimé, dans un discours prononcé le 15 janvier à Lancaster House. « La Russie entretient […] un ‘partenariat sans limites’ avec la Chine » et « compte sur les drones iraniens et les missiles balistiques nord-coréens pour bombarder l’Ukraine », a-t-il ajouté.

En attendant, le ministre allemand de la Défense, Boris Pistorius, a de nouveau mis en garde contre le risque d’une guerre [ce qu’il fait régulièrement depuis plusieurs semaines…], à l’occasion d’un entretien diffusé par la ZDF, le 21 janvier. Même si une attaque russe ne paraît pas probable « pour l’instant », il a expliqué qu’elle pourrait l’être dans quelques années. « Nos experts s’attendent dans cinq à huit ans à une période au cours de laquelle cela pourrait être possible », a-t-il dit. Aussi, « nous devons être capables de faire la guerre », a-t-il insisté.

En octobre, M. Pistorius avait déjà dit peu ou prou la même chose… « Nous devons nous habituer à nouveau à l’idée qu’il pourrait y avoir une menace de guerre en Europe » et cela « signifie que nous devons nous préparer à la guerre, que nous devons être capables de nous défendre et d’y préparer la Bundeswehr et la société », avait-il en effet déclaré, sur la même antenne. Depuis, la question de rétablir une nouvelle forme de service militaire est évoquée outre-Rhin.

En Suède, il est aussi question de préparer la population civile à une possible guerre. « Mon intention première n’est pas de faire peur, mais plutôt à faire prendre conscience de la situation. Je cherche à ouvrir une porte : une porte qui est souvent bloquée et encombrée par les exigences et les défis de la vie quotidienne. Une porte que de nombreux Suédois ont peut-être gardée fermée toute leur vie. Une porte vers un espace où nous sommes confrontés à une question importante : qui êtes-vous si la guerre éclate? », a en effet déclaré Carl-Oskar Bohlin, le ministre suédois de la Défense civile, le 7 janvier.

Visiblement, cette question « travaille » aussi le général Sir Patrick Sanders, le chef de la British Army. Ainsi, lors d’une conférence organisée à Twickenham [dont le stade pourrait réunir tous les soldats de l’armée britannique], il a estimé que la société d’outre-Manche devait se préparer à l’éventualité d’une guerre.

Il est « essentiel et non seulement désirable » de « prendre les mesures préparatoires en vue de placer nos sociétés sur le pied de guerre si besoin. C’est une action qui doit mobiliser toute la nation », a en effet déclaré le général Sanders. « L’Ukraine illustre le fait que les armées professionnelles commencent les guerres et que les armées de citoyens les gagnent », a-t-il ajouté.

« Nos prédécesseurs n’ont pas compris les implications de ce qu’on appelle la crise de juillet 1914 et se sont retrouvés dans la plus horrible des guerres. Nous ne pouvons pas nous permettre de commettre la même erreur aujourd’hui », a ensuite enchaîné le chef de la British Army.

Pour autant, il n’est pas question pour lui de rétablir la conscription. Cependant, a-t-il continué, « nous avons besoin d’une armée conçue pour se développer rapidement à partir d’un premier échelon et fournir des ressources à un second échelon, puis pour former et équiper l’armée citoyenne qui suivra. Dans les trois prochaines années, on devrait pouvoir parler d’une armée britannique de 120’000 hommes, en intégrant les réservistes. Mais ce ne sera pas encore assez ». En clair, il s’agirait de poser les bases rendant possible une éventuelle « mobilisation nationale »… à un moment où les forces armées britanniques – et la British Army en particulier – connaissent une crise des vocations.

De tels propos font écho à ceux récemment tenus par le président du Comité militaire de l’Otan, l’amiral néerlandais Rob Bauer. « Nous avons besoin que les acteurs publics et privés changent de mentalité pour passer d’une époque où tout était planifiable, prévisible, contrôlable et axé sur l’efficacité à une époque où tout peut arriver à tout moment », a-t-il déclaré, la semaine passée.

Alain Bauer: «La guerre est là et nous ne sommes pas encore prêts»

Alain Bauer: «La guerre est là et nous ne sommes pas encore prêts»

Alain Bauer a lu le livre de notre journaliste Jean-Dominique Merchet : Sommes-nous prêts pour la guerre?
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Alain Bauer  –  Sipa

Les faits

Professeur du Cnam, Alain Bauer y est responsable du Pôle Sécurité Défense Renseignement. Il a récemment publié : Au commencement était la guerre ? (Fayard, 2023)

Jean-Dominique Merchet, après avoir commis un Macron Bonaparte (Stock, 2017) resté dans les mémoires, nous fait passer d’Austerlitz à un avant-Waterloo avec une pointe d’humour noir affirmé par une citation de Michel Audiard à chaque chapitre. J’ai même un moment pensé qu’il aurait pu sous-titrer son essai : « Je ne dis pas que c’est juste, je dis que ça soulage », avec une pointe d’accent germanique…

Mais Jean-Dominique Merchet n’est pas un « tonton flingueur ». Il aime la France, son armée, ses militaires. Du bourbier afghan décrypté, en passant par l’ode à la pilote de chasse Caroline Aigle, il décrit, dépeint, défend aussi, une armée qui ressemble aux deux citations qu’il a placées en exergue de son ouvrage : Jaurès et Foch.

Il connaît l’intime de l’institution militaire, ses atouts et ses difficultés, ses lourdeurs et son infinie capacité au système D « qui va bien », modèle de bricolage, d’endurance et de fascination pour les armées étrangères, souvent mieux dotées, mais moins bien nourries et beaucoup moins créatives en matière d’adaptation au terrain.

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Il connaît les questions qui se posent en interne et la difficulté, pour la « Grande Muette », de s’exprimer clairement, entre sanctions au chef d’état-major des armées, qui dit trop fort la vérité, chuchotements dans les rangs ou affirmation par la doctrine des enjeux des crises à venir. Comme si, dans un pays qui adore les Livres Blancs et leurs mises à jour plus ou moins opportunes, il n’était pas possible d’affronter de manière ouverte la question de la défense nationale, donc de la guerre et de la paix. Comme si la dissuasion nucléaire répondait à tout et que la question ne devait surtout pas être posée. Comme si 2001 n’avait pas eu lieu. Comme si le conflit ukrainien ne dépassait pas la seule question quantitative.

« Bonsaï ». Avec les neuf questions posées par le béotien qu’il n’est pas, il nous entraîne vers une synthèse affinée, intelligente et ouverte, des papiers que les lecteurs de l’Opinion et, comme hier de son blog « Secret Défense », dégustent régulièrement. On pourra y retrouver notre armée « bonsaï », « échantillonnaire » et expéditionnaire, dotée d’un peu de tout et de beaucoup de rien, qui joue dans la cour des grands sans en avoir vraiment les moyens, tout en cochant les cases nécessaires pour que les autres fassent semblant d’y croire. Il rappelle la manœuvre stratégique du duo Le Drian -Lewandowski de sauvetage de l’armée de terre, en 2015, avec Sentinelle et la relative déshérence des recrutements qui se sont étrangement accentués depuis… le début du conflit en Ukraine.

L’air de rien, par petites touches informées, sans méchanceté, mais sans concessions, il dépeint une version Ingres revisitée par Soulages, des choix et non-choix qui ont affaibli une armée qui n’ignore rien des risques et des pertes face à un conflit de haute intensité qui peut se transformer rapidement en longue intensité. Et qui doit jongler face à des injonctions contradictoires et des évolutions politiciennes souvent plus marquées par les problématiques intérieures que les enjeux internationaux.

Il propose un pronostic préoccupant et ose quelques recommandations thérapeutiques marquées par la lucidité et surtout l’espoir

Agile, rapide, projetable, ce qui reste de la force nationale doit donc, contrainte et forcée, mais aussi complice et consentante parfois, faire le deuil de sa défense opérationnelle du territoire, de sa capacité à agréger la technologie et la masse, d’apprendre ou de comprendre les mutations doctrinales issues du conflit coréen, qui ressemble tant à la tragédie ukrainienne.

Jean-Dominique Merchet n’écarte aucun sujet qui pourrait fâcher et de manière criminologique, en commençant par un diagnostic honnête et précis de l’état du malade, il propose un pronostic préoccupant et ose quelques recommandations thérapeutiques marquées par la lucidité et surtout l’espoir. Optimiste, parce qu’il a la foi, il reste réaliste et termine en reprenant d’un sous-entendu efficace, l’une des marottes de l’homme, du général et de l’ami, auquel il dédicace son livre, Jean-Louis Georgelin, tristement disparu l’an dernier alors qu’il terminait son grand œuvre, la restauration de la Cathédrale Notre Dame de Paris, la « surprise stratégique ».

Conviction. C’est sur ce sujet que nous nous fâchâmes, puis devinrent proches avec l’alors chef d’état-major des armées, après que j’eus contesté la valeur de ce concept en utilisant un argument qui me semblait plus crédible : l’aveuglement stratégique. Le Cema ne rendit pas les armes, mais proposa un déjeuner de compromis. De cette confrontation est née une réflexion permanente sur les enjeux de l’anticipation stratégique et de la manière de ne pas de laisser surprendre. De mes cours à l’École militaire, dans des enceintes diverses, j’ai retenu qu’en général, l’échec provenait moins d’une absence d’informations que d’une incapacité à comprendre et hiérarchiser ce qu’on savait.

Et la liste, désagréable, qui va d’Azincourt à Dien Bien Phu en passant par Waterloo, et quelques autres « failles » ou « défaillances » intermédiaires ou postérieures, peut souvent, aux risques et périls du civil qui s’exprime devant des uniformes, toucher au vif une armée par ailleurs légitimement fière de ce qu’elle peut accomplir, notamment ses forces spéciales.

On ne pourra pas faire le reproche de l’aveuglement à Jean-Dominique Merchet. Avec sa lucidité tranquille, son écoute, sa retenue, mais la force de sa conviction, il délivre dans son livre l’analyse indispensable qu’un honnête citoyen devrait avoir lue pour mieux appréhender la nécessaire préparation à la défense des valeurs qui font notre nation. Parce que la guerre est à nos portes. Si vis pacem….

« Sommes-nous prêts pour la guerre ? », par Jean-Dominique Merchet, Robert Laffont, 2024 (224 pages, 18 euros).

Pour le chef d’état-major de l’armée de Terre, l’artillerie est maintenant la « reine des batailles »

Pour le chef d’état-major de l’armée de Terre, l’artillerie est maintenant la « reine des batailles »

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« Si l’appellation de « reine des batailles » a été donnée à l’infanterie durant le premier conflit mondial, il aurait été plus exact de l’accorder à l’artillerie, ne serait-ce que par la place prépondérante qu’elle occupe peu à peu dans les opérations, au point de représenter le tiers des effectifs des armées belligérantes de 1918. Point d’artillerie, point d’offensive! », fait ainsi valoir le colonel [ER] Henri Ortholan, historien et auteur de « L’artillerie de la grande guerre 1914-1918 – Une arme en constante évolution« , paru en 2020.

Par bien des côtés, la guerre en Ukraine rappelle les combats de 1914-18. D’ailleurs, c’est le constat établi par le général Valeri Zaloujny, le commandant en chef des forces ukrainiennes. « Tout comme lors de la Première Guerre mondiale, nous avons atteint un niveau technologique qui nous met dans une impasse », a-t-il en effet expliqué dans les pages de l’hebdomadaire The Economist, en novembre dernier.

Dans ce contexte, l’artillerie est [re]devenue incontournable, alors que, avec la fin de la Guerre Froide et les « dividendes de la paix », elle a été « ringardisée », pour reprendre le mot du général Pierre Schill, le chef d’état-major de l’armée de Terre [CEMAT], qui a fait part de ses réflexions sur ce sujet via Linkedin, cette semaine.

« Les armées n’ont pas été épargnées par la ‘fin de l’Histoire’ théorisée après la chute du mur de Berlin. Dans le sillage de la Guerre Froide, des savoir-faire, des capacités, des gammes de matériels ont été écartés comme obsolètes, ‘ringardisés’ voire oubliés », a ainsi rappelé le général Schill. Et avec les réductions budgétaires qui marquèrent cette période, « le besoin de disposer d’une artillerie puissante était discutable », a-t-il ajouté. D’autant plus que la puissance aérienne était censée « faire le travail », face à des adversaires supposés être technologiquement inférieurs.

Cependant, l’artillerie démontra qu’elle restait pertinente lors des opérations menées contre l’État islamique [EI ou Daesh] en Syrie et, surtout, en Irak. Entre 2016 et 2019, le détachement français Wagram, doté de quatre CAESAr [Camions équipés d’un système d’artillerie de 155 mm], assura environ 2500 missions de tirs [soit 18’000 obus tirés], notamment au cours de la bataille de Mossoul.

Quoi qu’il en soit, pour le CEMAT, la guerre en Ukraine « met en évidence le point suivant : dans un environnement tactique où la supériorité aérienne n’est plus acquise, où les volumes comptent encore plus que la technicité, l’artillerie est la ‘reine des batailles’ », avec des « duels d’artillerie » qui « paralysent le champ de bataille » et provoquent « l’essentiel des pertes ».

En outre, poursuit le général Schill, « l’intérêt et l’efficacité de l’artillerie sont décuplés par l’omniprésence des drones, conférant ce qu’il est désormais convenu d’appeler la transparence du champ de bataille, démultipliant les capacités de la ‘chaîne’ artillerie ».

« Plus que jamais, ‘l’artillerie conquiert, l’infanterie occupe’, ce qui conduit au paradoxe suivant : dans l’environnement très technologique de la guerre en Ukraine, c’est possiblement le volume d’obus disponibles qui fera pencher le cours de la guerre », constate le CEMAT.

Sur ce point, les forces russes ont l’avantage, comme l’a souligné Cédric Perrin, le président de la commission sénatoriale des Affaires étrangères et de la Défense, à l’occasion de la présentation d’un rapport rédigé après un déplacement en Ukraine, le mois dernier.

Selon lui, l’armée ukrainienne « tire entre 5000 et 8000 » obus de 155 mm par jour… soit près deux fois moins que les Russes [entre 10’000 et 15’000 coups quotidiennement, ndlr]. « Les autorités ukrainiennes ont fait de la production de munitions la priorité. Si la production locale de munitions a été multipliée par vingt depuis 2022, cela reste très insuffisant », affirme le rapport.

Et celui-ci de relever que, « entre mai et décembre 2023, le nombre de soldats russes aurait augmenté de 20% sur le front, tandis que les nombres de chars et de pièces d’artillerie déployés auraient chacun augmenté de 60% ce qui illustre combien la ‘masse’ demeure du côté russe. Ces chiffres contrastent brutalement avec l’essoufflement des livraisons occidentales à l’Ukraine ».

Dans le même temps, la promesse de la Commission européenne de livrer 1 million d’obus à Kiev tarde à se concrétiser. Pour autant, le commissaire Thierry Breton a assuré, cette semaine, que l’Union européenne aurait la capacité d’en produire 1,3 million d’ici la fin de cette année. « Nous sommes à un moment crucial pour notre sécurité collective en Europe, et, dans la guerre d’agression menée par la Russie en Ukraine, l’Europe doit et continuera à soutenir l’Ukraine avec tous ses moyens », a-t-il fait valoir.

En attendant, « la pénurie de munitions est un problème pressant auquel nos forces armées sont actuellement confrontées. […] Nous devons renforcer les capacités de défense ukrainiennes pour protéger le monde libre contre le danger russe », a affirmé Rustem Umerov, le ministre ukrainien de la Défense, lors du lancement de la coalition « Artillerie pour l’Ukraine », dirigée par la France.

Celle-ci devrait se traduire par la livraison de 78 CAESAr supplémentaires aux forces ukrainiennes dans le courant de année. Quant aux obus de 155 mm, le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, a assuré que la France serait en mesure de leur en fournir 3000 par mois d’ici la fin janvier.

Or, dans leur avis budgétaire sur le programme 146 « Équipement des forces », publié en novembre, les sénateurs Hélène Conway-Mouret et Hugues Saury, ont expliqué que « l’ambition affichée par le ministère des Armées en matière de munitions demeure très insuffisante au regard des exigences des combats de haute intensité » étant donné que, pour les obus de 155 mm, les « livraisons devraient être de 20’000 unités en 2024 soit l’équivalent de quatre jours de consommation des armées ukrainiennes ».

« Or, malgré les déclarations du gouvernement, les volumes d’acquisition des munitions resteront dans les années à venir similaires aux moyennes constatées les années précédentes pour les munitions d’artillerie », ce qui « place dangereusement la France en décalage par rapport à ses partenaires. […] Nexter estime qu’il conviendrait de garantir l’achat de 15’000 obus pour permettre de pérenniser la filière et rendre possible une montée en puissance rapide de la production à 40 à 45’000 obus. À plus long terme le groupe KNDS/Nexter vise une capacité de production de 100’000 obus et appelle toujours de ses vœux davantage de perspectives sur les commandes de l’État », ont conclu les deux parlementaires.

Photo : TF Wagram / EMA

Effort de défense : le seuil des 2 % PIB va-t-il bientôt voler en éclat sous la pression des Etats-Unis ?

Effort de défense : le seuil des 2 % PIB va-t-il bientôt voler en éclat sous la pression des Etats-Unis ?

 

L‘effort de défense minimal, établit par l’OTAN à 2 % du PIB pour ses membres, est de plus en plus régulièrement remis en question et jugé comme anachronique et insuffisant, alors que plusieurs analyses concernant les évolutions géostratégiques en cours ont été publiées récemment outre-Atlantique.

Quels que soient les résultats des élections présidentielles américaines de 2024, il se pourrait bien que Washington fasse bientôt pression sur ses alliés européens, pour augmenter ce seuil et ainsi rééquilibrer l’impossible équation stratégique mondiale qui se dessine.

Sommaire

La Genèse du seuil des 2 % pour l’effort de défense OTAN

La règle de l’effort de défense minimum de 2 % du PIB au sein de l’OTAN, est aujourd’hui perçue, tant par l’opinion publique que par une large partie de la sphère politique occidentale, comme le seuil d’efficacité permettant d’assurer une sécurité collective exhaustive.

De fait, pour beaucoup, ce seuil aurait été établi après de savants et complexes calculs, évaluations et projections, pour en déterminer le montant optimal. Il n’en est pourtant rien, bien au contraire.

Effort de défense à 2 % établit au sommet de Cardiff de l'OTAN de 2014
La règle d’un effort de défense minimal à 2 % du PIB a été négocié en amont du sommet de l’OTAN de Cardiff de 2014.

En préparation du sommet de l’OTAN de Cardiff, en 2014, les chefs politiques et militaires de l’OTAN se virent confier une mission particulièrement difficile, celle de trouver le montant maximal d’un effort de defense commun, acceptable par l’ensemble des membres de l’alliance lors de ce sommet. C’est ainsi que le seuil des 2 % est apparu, tout comme l’échéance de 2025 sans autre contrainte intermédiaire, car il s’agissait là du meilleur compromis acceptable par l’ensemble des acteurs.

Pour beaucoup des dirigeants de l’époque, cet accord était symbolique, et très peu contraignant, par son calendrier particulièrement long leur permettant de remettre à la prochaine mandature, voire à la suivante, la responsabilité de trouver les financements nécessaires. D’ailleurs, force est de constater que jusqu’à l’offensive russe en Ukraine, l’immense majorité des pays européens, mais aussi le Canada, semblait loin d’être particulièrement concernée par cet engagement.

Même après cela, la Belgique, le Canada, le Portugal et l’Italie, ne respecteront pas l’échéance de 2025, parfois de beaucoup, sans qu’ils ne s’en inquiètent plus que de raison (Le Luxembourg est un cas à part, du fait un PIB par habitant très important, et d’une population très faible).

Le seuil planché d’un effort de défense de 2 % instauré par l’OTAN en 2014, ne représente donc que le plus petit commun dénominateur politique de ses membres, qui plus est en 2014, alors que la perception de la menace était radicalement différente d’aujourd’hui.

Les armées russes bien plus puissantes en 2030 qu’en 2022

La menace, et plus particulièrement la menace que fait porter la Russie sur l’Europe, a cependant évoluée entre 2014 et aujourd’hui, et promet d’évoluer encore davantage dans les années à venir, quelle que soit la conclusion du conflit en Ukraine.

T-14 Armata 9 mai 2015 place rouge
La présentation officielle du T-14 Armata lors de la parade du 9 mai 2015 pour le 70ᵉ anniversaire de la victoire contre l’Allemagne nazie. Huit ans plus tard, l’Armata n’est toujours pas opérationnel.

La Russie avait, de 2014 à 2022, date du début de l’offensive en Ukraine, produit d’importants efforts pour moderniser ses armées, et surtout son industrie de défense. Ainsi, le nombre de brigades opérationnelles avait augmenté de près de 50 % sur cet intervalle de temps, comme le nombre d’équipements modernes au sein des unités.

Si la guerre en Ukraine a montré que certains des efforts de modernisation avaient été plus virtuels qu’efficaces, d’autres, en revanche, ont été objectivement performants, comme pour ce qui concerne la modernisation des chantiers navals russes qui produisent, désormais, des navires trois fois plus vite que 10 ans auparavant.

De même, si certains équipements jugés prometteurs en 2014/2015, comme le char T-14, le VCI Kurganet 25 ou l’APC Boomerang, ne sont toujours pas entrés en service, d’autres équipements, comme le planeur hypersonique Avangard, ou le missile hypersonique antinavire Tzirkon, sont bien opérationnels aujourd’hui, et influences le rapport de force.

Surtout, la plupart des analystes occidentaux s’accordent aujourd’hui pour reconnaitre que la modernisation opérationnelle que l’Armée russe n’était pas parvenue à réaliser de 2012 à 2022, est dorénavant en cours, en lien avec les enseignements de la guerre en Ukraine. Dans le même temps, l’économie russe s’est transformée pour progressivement réduire sa dépendance à l’occident, et donc résister aux sanctions infligées en 2022.

RS-28 SArmat Avangard
Le planeur hypersonique Avangard est annoncé opérationnel depuis cette année sur les ICBM RS-28 Sarmat russes.

C’est en particulier le cas concernant l’industrie de défense qui, de l’avis des analystes les mieux informés, produit désormais à un rythme considérablement plus soutenu qu’avant-guerre, et ce dans tous les domaines.

En d’autres termes, la menace russe, qui s’applique principalement sur l’Europe, est déjà aujourd’hui très sensiblement supérieure à celle qui était envisagée en 2014 lors de la construction du seuil à 2 %. Surtout, elle est appelée à croitre rapidement dans les années à venir, quelle que soit la conclusion de la guerre en Ukraine.

L’évidente impasse de la protection américaine de l’Europe

À ce constat déjà préoccupant, s’ajoute un second facteur aggravant, la montée en puissance très rapide de l’Armée Populaire de Libération chinoise dans le Pacifique et l’Océan Indien.

Nous ne reviendrons pas sur la trajectoire de modernisation suivie depuis plusieurs décennies par les armées chinoises, ainsi que par son industrie de défense, sujet maintes fois traité dans nos articles. En revanche, il apparait, ces derniers mois, de manière de plus en plus évidente, que dans les quelques années à venir, d’ici à 2027/2028, la puissance militaire qu’aura atteint l’APL sera telle qu’il sera indispensable aux forces armées américaines de peser de tout leur poids, pour espérer les contenir, notamment autour de Taïwan.

Le théâtre Pacifique n’est pas, en soi, du ressort de l’OTAN, même si plusieurs de ses membres, dont la France, ont des intérêts directs dans cette région. En revanche, si les Etats-Unis devaient massivement intervenir dans le Pacifique, que ce soit dans une posture dissuasive ou pour une opération militaire, celle-ci mobiliserait l’immense majorité de ses forces armées, et se ferait donc au détriment de la protection de l’Europe.

Flotte marine chinoise
La flotte chinoise se développe plus rapidement que l’ensemble des flottes alliées, selon une récente étude.

Inversement, si les Etats-Unis devaient accroitre leur présence en Europe, pour tenir en respect la menace russe croissante, cela ne pourrait se faire qu’au prix d’un affaiblissement très notable de la posture dissuasive dans le Pacifique, voire de ses chances de victoire en cas de conflit. En un mot comme en cent, les armées américaines n’ont plus, aujourd’hui, la capacité de s’imposer sur deux fronts majeurs simultanément, comme ce fut, en partie, le cas pendant la Seconde Guerre mondiale, avec un contexte par ailleurs radicalement différent.

À ce titre, il convient de garder à l’esprit que tous les présidents américains de ces deux dernières décennies, ont considéré que le Pacifique était un espace stratégique plus important pour les Etats-Unis, que le théâtre européen. Par ailleurs, dans le Pacifique, les Etats-Unis ne peuvent s’appuyer que sur quelques alliés, par ailleurs dispersés géographiquement et politiquement (Australie, Corée du Sud, Japon, Nouvelle-Zélande, Philippine, Singapour et Taïwan), alors qu’en Europe, l’OTAN représente une force homogène trois fois plus peuplée et douze fois plus riche que la Russie.

Vers une augmentation du seuil OTAN en 2024, ou 2025, quel que soit le résultat des élections US

Face à un tel constat, il n’est guère surprenant qu’un nombre croissant de voix s’élève, outre Atlantique, pour que Washington fasse pression sur ses alliés européens afin qu’ils augmentent leur effort de défense bien au-delà du seuil des 2 % actuellement visé.

L’objectif est évidemment de confier aux européens le contrôle du front européen et la neutralisation de la menace russe conventionnelle, afin de permettre aux armées américaines de se tourner pleinement vers la Chine et la Pacifique. Le parapluie nucléaire américain, lui, demeurerait inchangé, tout au moins dans la plupart des analyses publiées à ce jour.

US Army en Europe
Les Etats-Unis ne pourront pas conserver d’importantes forces en Europe encore longtemps sans venir affaiblir leur potentiel dissuasif dans le Pacifique.

Si les objectifs sont relativement similaires entre analystes, la façon d’y parvenir, en revanche, diverge radicalement selon les camps politiques. Ainsi, les think tank démocrates ou républicains modérés semblent privilégier la négociation, et l’influence politique. Les groupes d’études républicains, proches du candidat Trump, préconisent au contraire des mesures bien plus directes et coercitives, pour forcer la main des européens sans entrer dans d’interminables négociations. Pour eux, non sans raison, le temps n’est plus à la discussion, et les décisions doivent être prises rapidement.

L’ensemble de ces analyses converge en revanche sur la nécessité de revoir, rapidement, le seuil des 2 % de 2014, qui ne répond plus du tout au contexte sécuritaire du moment, et qui doit donc être rapidement revu à la hausse. On notera par ailleurs que le calendrier préconisé ici, ne s’étale pas sur 10 ans, comme précédemment, mais sur une période beaucoup plus courte, alors que la zone de danger devrait débuter avant la fin de la présente décennie.

Les Européens devront assumer une part bien plus importante de la sécurité collective, en Europe et au-delà

La hausse pourrait être d’autant plus significative pour les européens, que les analystes américains semblent considérer qu’il pourrait être du ressort de l’OTAN, donc des européens, d’intervenir sur des théâtres adjacents. Il s’agit, bien évidemment, du bassin méditerranéen, mais aussi du Moyen et Proche-Orient, de l’Afrique et du Caucase.

Armées belges
Si certains pays, comme la Pologne, se montrent exemplaires dans leur effort de defense, d’autres, comme la Belgique, font la sourde oreille quant au besoin d’accroitre leur effort de défense, persuadé qu’ils sont d’être intouchable.

L’objectif est le même que déjà évoqué, à savoir permettre un désengagement des forces conventionnelles américaines, tout en maintenant une stabilité politique et sécuritaire qui profiterait à tous.

Paradoxalement, alors que plusieurs pays européens, notamment ceux disposant d’une marine de haute mer, paraissent enclins à s’engager dans le Pacifique et l’Océan Indien, aux côtés des alliés occidentaux, cet aspect n’est que peu évoqué par les différentes analyses, si ce n’est sur le plan anecdotique, en dehors, assurément, de l’initiative AUKUS qui se veut, elle, stratégique.

Conclusion

Il faut donc s’attendre, dans les mois et quelques années à venir, à ce que la pression des États-Unis sur les pays européens s’intensifie beaucoup, pour accroître leur effort de défense, et surtout pour permettre un désengagement conventionnel des forces américaines de ce théâtre au profit du théâtre Pacifique.

Si les méthodes pour y parvenir dépendront des résultats des élections américaines de 2024, la finalité, quant à elle, sera très certainement la même, à savoir une hausse sensible des budgets des armées européennes, et une probable révision à la hausse du plancher de 2 % actuellement visé par l’OTAN.

Reste que si certains pays, comme la Pologne, la Roumanie ou encore les Pays Baltes, n’y verront aucune objection, d’autres, comme la Belgique, le Canada, l’Espagne, l’Italie et surtout l’Allemagne, tenteront sans le moindre doute de minimiser cette hausse, ou de l’inscrire dans un calendrier au long cours, permettant de remettre à demain ce que l’on ne veut surtout pas faire aujourd’hui. Cela promet des discussions animées entre alliés dans les mois à venir…


Fabrice Wolf  Fabrice Wolf

Ancien pilote de l’aéronautique navale française, Fabrice est l’éditeur et le principal auteur du site Meta-defense.fr. Ses domaines de prédilection sont l’aéronautique militaire, l’économie de défense, la guerre aéronavale et sous-marine, et les Akita inu.

Après l’idée d’un « club Reaper », voici la « coalition Artillerie » lancée ce jeudi à Paris

Après l’idée d’un « club Reaper », voici la « coalition Artillerie » lancée ce jeudi à Paris

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Philippe Chapleau – Lignes de défense – publié le 16 janvier 2024

https://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/archive/2024/01/16/apres-l-idee-d-un-club-reaper-voici-la-coalition-artillerie-24364.html


On se souviendra (enfin, le faut-il?) du projet, en 2015, de club des utilisateurs européens de Reaper, particulièrement en matière de formation et d’entraînement… Voici que l’on parle désormais d’une « coalition artillerie » au profit de l’Ukraine et on lui souhaite et plus longue vie qu’au club Reaper.

Sébastien Lecornu, ministre des Armées, reçoit son homologue, Rustem Umerov, ministre de la Défense de la République d’Ukraine, ce jeudi, à Paris pour le lancement de la « coalition artillerie », avec un saut à Bourges (Nexter) puis à Selles-Saint-Denis (MBDA).  Ces “coalitions de capacités” sont chargées de coordonner les contributions des membres de la coalition pour chaque domaine de capacité majeur: véhicules blindés, pièces d’artillerie, armée de l’air, unité navale et technologies de l’information. 

Les deux ministres doivent ouvrir la Conférence de lancement de la « Coalition artillerie », l’un des groupes de travail thématiques du groupe de contact pour la défense de l’Ukraine (UDCG), sous pilotage de la France et des Etats-Unis. Elle « vise à fédérer les efforts des nations participantes pour aider – dans le court et le long terme – l’Ukraine à disposer d’une force d’artillerie adaptée aux besoins de la contre-offensive et de son armée de demain », a précisé le ministère.

Pour rappel, l’armée ukrainienne a reçu 49 CAESAR (Camions équipés d’un système d’artillerie de 155 mm):
– 18 ont été tirés du parc de l’armée de Terre en 2022.,
– en janvier, Kiev en a commandé 12 autres auprès de Nexter, lesquels ont aussi été prélevés dans l’inventaire de l’artillerie française, 
– le Danemark a livré à Kiev les 19 qu’il avait acquis en version 8×8.

Dans un communiqué du 24 décembre, le ministère ukrainien de la Défense soulignait qu’il était « très important pour l’Ukraine de renforcer sa puissance de feu grâce à la fourniture de systèmes d’artillerie par les alliés. Les forces armées ukrainiennes sont notamment intéressées par la poursuite de l’acquisition de systèmes d’artillerie automoteurs Caesar pour leurs besoins« .

Le communiqué précisait que « les systèmes d’artillerie automoteurs Caesar ont fait preuve d’une grande efficacité et d’une grande précision au combat » et qu’en 2024, il est prévu de « tester la conduite de tir des systèmes d’artillerie automoteurs Caesar à l’aide de l’intelligence artificielle ». Selon le vice-ministre de la défense, l’utilisation de l’IA permettra de réduire de 30 % l’utilisation de munitions pour l’acquisition et l’engagement des cibles. 

« Il y a en France une sclérose de la pensée militaire et stratégique »

« Il y a en France une sclérose de la pensée militaire et stratégique »

ENTRETIEN. Notre pays s’illusionne sur sa puissance et s’aveugle sur la nouvelle réalité géopolitique, écrit dans un livre Jean-Dominique Merchet, spécialiste des questions de défense.

Propos recueillis par Luc de Barochez – Le Point –

https://www.lepoint.fr/monde/il-y-a-en-france-une-sclerose-de-la-pensee-militaire-et-strategique-15-01-2024-2549761_24.php#11


Emmanuel Macron lors du défilé militaire du 14 juillet 2023.
Emmanuel Macron lors du défilé militaire du 14 juillet 2023. © Linsale Kelly / Linsale Kelly/BePress/ABACA

 

Jean-Dominique Merchet, journaliste au quotidien L’Opinion et expert des questions militaires et stratégiques, publie un ouvrage réquisitoire (Sommes-nous prêts pour la guerre ? Robert Laffont, 216 pages, 18 euros) sur l’état d’impréparation de l’armée française face aux nouvelles menaces. « Si, par malheur, lFrance se retrouvait demain impliquée dans une guerre majeure, non, nous ne serions pas prêts. C’est l’évidence même », écrit-il.

« L’économie de guerre » décrétée par Emmanuel Macron en 2022 n’a pas eu de traduction concrète. La taille de l’armée a fondu depuis trente ans comme la neige sous le réchauffement climatique. Notre modèle d’armée, tourné vers les interventions en Afrique ou au Proche-Orient, n’est plus adapté à une guerre de haute intensité sur le sol européen. Les leçons de la guerre d’Ukraine n’ont toujours pas été tirées alors même que les États-Unis menacent de se désengager du théâtre européen. Où sont les réformes qui seraient indispensables pour s’adapter ?

Le Point : Votre livre tire la sonnette d’alarme sur l’impréparation militaire de la France. Comment en est-on arrivé là alors que le budget de la défense aura quasiment doublé pendant les deux mandats de Macron ?

Jean-Dominique Merchet© DR

Jean-Dominique Merchet : Emmanuel Macron a consacré des moyens considérables à la défense, mais il n’a pas accompagné cette progression budgétaire d’une rupture stratégique, contrairement à ce que Charles de Gaulle a fait dans les années 1960 – dissuasion nucléaire et indépendance par rapport aux États-Unis – ou Jacques Chirac en 1996 – fin de la conscription et passage à l’armée professionnelle. Il n’y a engagé aucune réforme importante. Les militaires et les industriels sont contents car il y a plus de moyens, mais cela manque d’analyse stratégique.

Pourquoi la France n’a-t-elle pas modifié cette analyse alors même que la guerre d’Ukraine a montré depuis deux ans que la principale menace était à l’est ?

Cela renvoie à ce que j’appelle l’illusion de la puissance française : la France membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, dotée de l’arme nucléaire… On considère toujours qu’on doit être une puissance mondiale, présente militairement sur l’ensemble du globe, y compris dans les zones les plus éloignées, comme le Pacifique. La guerre d’Ukraine et la menace d’un désengagement américain auraient dû nous fournir l’occasion de réorienter la défense française vers l’Europe. Nous aurions même dû être les initiateurs de ce mouvement ! Mais Emmanuel Macron, tout comme la plupart des militaires et des diplomates français, n’aime pas l’Otan. Nous n’avons donc pas pris cette décision, ce qui est confortable car il aurait fallu aussi faire des choix douloureux dans l’appareil militaire, par exemple renforcer l’armée de terre au détriment d’un nouveau porte-avions, fermer des bases en Afrique ou ailleurs… On se maintient avec une petite armée « bonsaï », qui sait à peu près tout faire mais pas longtemps, et pas beaucoup.

Vous écrivez que l’armée française ne serait probablement pas capable de tenir un front de plus de 80 km de long, alors que l’armée ukrainienne est déployée sur un front de 1 000 km…

C’est effrayant, oui. Elle ne serait pas non plus capable, par exemple, de faire ce que l’armée israélienne fait à Gaza aujourd’hui. Nous n’en avons pas les moyens, en termes d’effectifs.

De toutes les lacunes de notre armée que vous décrivez – capacités de déploiement, artillerie, génie, service médical même –, quelle est la plus grave ?

Paradoxalement, c’est la lacune intellectuelle. L’historien Marc Bloch écrivait que les grandes défaites sont d’abord intellectuelles. Il y a en France une sclérose de la pensée militaire et stratégique, y compris autour de la dissuasion nucléaire. Il y a une forme de désarmement intellectuel. Nous n’avons plus de débat comme dans les années 1950 et 1960. Par ailleurs, quand on regarde dans le détail, notre armée de terre est trop légère. Elle est souple, mobile, réactive, mais, en cas de guerre, on a besoin de masse, de blindage, de puissance.

La malédiction n’est pas typiquement française.

Vous rappelez que l’armée française n’a pas gagné de guerre depuis 1918. Faut-il y voir une malédiction ?

La plupart des pays européens, à l’exception de la Grande-Bretagne, ont subi au cours de leur histoire récente des défaites significatives. La perte des empires coloniaux, les invasions étrangères que pratiquement tous ont subies… C’est de ces défaites qu’est née la perspective européenne. La malédiction n’est donc pas typiquement française. Néanmoins, il serait bon de reconnaître nos défaites et, surtout, d’en tirer les leçons. Il y a eu 1940, 1954, 1962 et, plus récemment, l’Afghanistan et surtout le Sahel… Cela rejoint mon constat sur le désarmement intellectuel.

Un rétablissement du service militaire pourrait-il aider ?

Ceux qui plaident pour cela portent un regard faux sur ce qu’était vraiment le service militaire. Jacques Chirac a réussi à transformer l’armée française pour en faire une véritable armée professionnelle. C’est une avancée. En revanche, cette réforme a eu un prix : la perte de la fluidité entre la société civile et la société militaire. Il faut la rétablir. Elle ne peut être imposée que par le pouvoir politique car les militaires n’en veulent pas. Cela pourrait prendre la forme d’une vaste armée de réserve. Aucune opération militaire ne devrait avoir lieu sans l’implication de réservistes.

Beaucoup de chefs militaires français ont tendance, selon vous, à être prorusses. Cela explique-t-il la faiblesse de notre aide militaire à l’Ukraine lorsqu’on la compare avec ce que font le Royaume-Uni et l’Allemagne ?

Non, car l’influence de ces militaires est assez limitée. Ils étaient proserbes au moment des guerres de Yougoslavie, cela n’a pas empêché la France de faire la guerre deux fois, en Bosnie puis au Kosovo. Certes, ils ne font rien pour que cela s’améliore, mais, si nous sommes peu engagés, c’est surtout parce que nos capacités de production industrielle sont très faibles.

A-t-on encore les moyens d’entretenir notre force de frappe nucléaire, dont vous estimez le coût à plus de 7 milliards d’euros par an ?

Elle est coûteuse, mais pourrait-elle être meilleur marché ? On ne le sait pas car, de manière regrettable, les données ne sont pas publiques. Je pense que, malgré son prix, on a intérêt à la conserver. Néanmoins, je plaide pour une révision doctrinale car, telle qu’elle est conçue, elle tend à nous isoler en Europe. À mon avis, nous devrions réintégrer le Comité des plans nucléaires de l’Otan. Nous devrions même proposer à nos partenaires européens une forme de partage de l’arme nucléaire, sur le modèle de ce que font les Américains.

L’enjeu essentiel est la sécurité de l’Europe.

Est-ce à dire que le maintien d’une force nucléaire indépendante contredit l’objectif d’autonomie stratégique européenne ?

Oui, car nos intérêts fondamentaux ne sont pas en ligne avec ceux de nos alliés. Pour tous nos alliés européens, la garantie ultime est l’alliance avec les États-Unis ; pour nous, elle est notre force de dissuasion indépendante. Voilà pourquoi cela bloque en permanence. Il faudrait faire évoluer le système en mettant beaucoup plus qu’on ne le fait notre force nucléaire dans le pot commun, qui n’est pas européen mais atlantique. Je sais qu’il s’agit d’un tabou mais, au moins, il faut ouvrir le débat.

On pourrait vous objecter que nous sommes loin des principaux théâtres de conflit, que nous avons la bombe atomique et que nous n’avons donc pas vraiment besoin de nous préparer à un affrontement militaire classique…

C’est vrai, mais l’enjeu essentiel est la sécurité de l’Europe, d’autant que plane la menace du retrait américain. Aujourd’hui, nous avons tendance à voir la France comme une puissance mondiale. Pour ma part, je pense que Varsovie est plus important que Tahiti. Cela implique de faire des choix. Par exemple, je ne suis pas sûr qu’on ait besoin d’une industrie du char en France, car les Allemands en ont une bien plus performante que la nôtre. En revanche, nos avions de combat sont excellents, nos sous-marins et notre canon Caesar aussi, c’est cela qu’il faut renforcer. Non pas pour préparer la guerre d’Ukraine ou celle de Gaza, mais pour faire face à la présence, à 2 000 km de nos frontières, d’un pays fondamentalement hostile à ce que nous sommes : la Russie. Une Russie devenue agressive et hostile. C’est un changement politique majeur, de même importance que la chute du mur de Berlin il y a 35 ans.

Mer Rouge : La Marine nationale justifie l’emploi de missiles Aster 15 pour détruire des drones bon marché

Mer Rouge : La Marine nationale justifie l’emploi de missiles Aster 15 pour détruire des drones bon marché

https://www.opex360.com/2024/01/13/mer-rouge-la-marine-nationale-justifie-lemploi-de-missiles-aster-15-pour-detruire-des-drones-bon-marche/


Évidemment, cela a ouvert un débat sur le rapport entre le coût de ces missiles et celui des engins qu’ils ont détruits, sachant que le prix d’une munition téléopérée iranienne [MTO ou drone « kamikaze »] de type Shahed-136, comme celle probablement utilisée par les Houthis, est d’environ 20’000 dollars.

Lors du dernier point presse du ministère des Armées, le 11 janvier, le vice-amiral Emmanuel Slaars, commandant la zone maritime de l’océan Indien [ALINDIEN] ainsi que les forces françaises stationnées aux Émirats arabes unis [FFEAU] n’a pas manqué d’être interrogé sur ce sujet. Pour lui, « analyser les choses » sous cet angle est un « peu court » étant donné que ce n’est pas le prix de la munition utilisée pour écarter une menace qui compte mais la valeur de ce qu’elle a permis de protéger.

« Il faut intégrer dans vos analyses le fait que le coût à prendre en compte n’est pas seulement celui du missile que l’on utilise mais également le coût de ce que l’on protège. Là, en l’occurrence, il s’est agi de protéger nos marins et leur bateau parce que, lors des attaques des 9 et 11 décembre, il n’y a aucun doute sur le fait que la Languedoc était visée. Donc, il n’y a aucun état d’âme à avoir », a affirmé le vice-amiral Slaars.

Par ailleurs, toujours selon ce dernier, le prix des drones utilisés par les Houthis seraient plus élevés que ceux généralement avancés. « Certains sont assez sophistiqués, notamment ceux utilisés […] pour repérer les bateaux. Être capable de les détruire, c’est finalement anticiper une frappe beaucoup plus létale [avec des missiles, ndlr] et plus critique », a-t-il estimé.

Cela étant, les options de la FREMM en matière de défense aérienne sont limitées. Outre ses missiles Aster 15, associés au radar multifonctions Herakles, capable de détecter et de suivre jusqu’à 400 cibles maritimes et aériennes, elle dispose d’une tourelle de 76 mm.

Si des exercices ont démontré l’efficacité de cette dernière contre les drones, encore faut-il que les conditions opérationnelles se prêtent à son utilisation. À ce jour, sur les vingt-six attaques déjouées en mer Rouge, seul le « destroyer » britannique HMS Diamond a fait usage de son canon de 114 mm contre des drones lancés par les Houthis [lors de l’attaque que ceux-ci ont mené le 9 janvier, ndlr]. Mais il ne l’a fait qu’à une seule reprise, les missiles Aster de son système Viper [ou PAAMS pour Principal Anti Air Missile System] ayant été jusqu’alors privilégiés.

Quoi qu’il en soit, la Marine nationale aura à mener une réflexion sur les capacités surface-air de ses frégates. L’intégration de missiles VL Mica NG, comme cela avait été proposé pour les futures frégates de défense et d’intervention [FDI] grecques, pourrait être une solution susceptible d’être mise en oeuvre assez rapidement.

Lors d’un colloque à l’Institut Montaigne, le 7 décembre, le chef d’état-major des armées [CEMA], le général Thierry Burkhard, avait mis ce sujet sur la table.

« Dans l’arsenal russe, une des armes les plus utilisées pour les frappes dans la profondeur est le drone Shahed d’origine iranienne qui doit coûter à peine 20’000 dollars. Aujourd’hui, on abat quelquefois ce drone avec des Patriot ou des Aster [Aster 30 du système sol-air moyenne portée / terrestre, ndlr] qui coûtent plusieurs millions. Quand on tue un Shahed avec un Aster, en réalité c’est le Shahed qui a tué l’Aster », avait-il expliqué, selon un compte-rendu de l’AFP.

Or, avait-il continué, « si on veut gagner la guerre il va falloir développer des armes d’usure peu chères, en parallèle des armes de haute technologie qui permettent d’emporter la décision ».

Guerre russo-ukrainienne : un rapport de force qui est aussi agricole

Guerre russo-ukrainienne : un rapport de force qui est aussi agricole

par Théophile Petit – École de Guerre Économique – publié le 8 janvier 2024

https://www.ege.fr/infoguerre/guerre-russo-ukrainienne-un-rapport-de-force-qui-est-aussi-agricole


La Russie et l’Ukraine, en opposition armée depuis février 2022, sont deux pays dont l’économie s’appuie sur l’exportation agricole. Ils jouent un rôle central dans les chaînes de valeur agricoles mondiales.[i] Dans ce conflit militaire et de fait économique, l’agriculture à travers la production et la capacité d’exportation est à la fois un enjeu directement touché par le conflit, mais aussi une stratégie de puissance. En quoi la guerre entre la Russie et l’Ukraine est aussi une guerre économique dans le secteur agricole ? En quoi la Russie bénéficie du rapport de force avec l’Ukraine dans le domaine agricole ? Nous verrons d’une part que l’évolution des enjeux les fait basculer en faveur de la Russie, d’autre part, la stratégie de puissance russe semble être davantage pérenne que celle de l’Ukraine aux côtés de l’UE.

Production agricole en Ukraine et en Russie

Le premier angle d’étude de ce rapport de force est celui de la production, dont dépend le dynamisme de ces économies. La première vague de conquête russe a eu pour effet d’amputer l’Ukraine d’un quart de ses terres arables, bonnes pour le maïs au Nord et pour le blé au Sud-Est. Outre la question de la main d’œuvre, l’agriculture russe est peu déstabilisée. Au contraire l’agriculture ukrainienne pâti d’un manque de carburant, de main-d’œuvre, d’une détérioration des infrastructures et du matériel. L’Ukraine, qui allait devenir le troisième exportateur mondial de produits agricoles, en particulier d’huile de tournesol, en semant l’équivalent de la surface de l’Autriche et de la République Tchèque combiné, vient avec la guerre à n’exporter que 10 Mt et en baissant considérablement la surface semée[ii]. En 2022-2023 par rapport à l’année d’avant, sa production a baissé de 29 %. À l’inverse, la Russie enchaîne deux récoltes records et devient le premier exportateur mondial de blé.[iii]

L’enjeu des exportations

De la production découle les exportations. Le bassin agricole de la mer Noire est un exportateur majeur pour les marchés mondiaux, d’autant plus dans un contexte de hausse de la consommation mondiale et de baisse des stocks et des flux.[iv] La Russie et l’Ukraine confrontent leur politique commerciale en Mer Noir pour assurer un débouché logistique maritime rentable et empêcher l’autre de prendre le dessus. Ils se confrontent ensuite indirectement par la reconfiguration des routes céréalières pour gagner les parts de marché. Il y a donc un double enjeu de financement de l’économie de guerre par les revenus agricoles et de renforcement des liens diplomatiques par les produits agricoles.

Du côté ukrainien, l’enjeu est de maintenir le flux d’exportations de céréales, à la fois pour libérer les silos avant la récolte suivante, puis pour financer la poursuite des travaux agricoles. Au niveau étatique, l’enjeu est d’avoir des marges financières pour organiser la défense et importer de l’armement. C’est donc une question de survie qui engage des stratégies de résilience, comme la consolidation de corridors routiers et ferroviaires, alternatifs à la voie maritime.

Chronologiquement, le blocage russe du commerce maritime ukrainien dure de février à juillet 2022, lorsque l’ONU et la Turquie pousse la Russie a accepter un corridor céréalier en Mer Noir, pour faciliter la fourniture de céréales aux pays plus pauvres. En parallèle, l’UE met en place en mai 2022 les corridors de solidarité, passant par la voie terrestre des pays voisins vers d’autres ports d’Europe.[v] La Russie met un terme en juillet 2023 au corridor maritime, alors que cinq pays traversés par le corridor[vi], mettent en place en mai 2023 un embargo sur différents produits agricoles ukrainien, pour se prémunir des distorsions de concurrence avec les céréales locales. D’une part, l’Ukraine doit négocier pour préserver une voie d’exportation terrestre. Une plainte est déposée à l’OMC contre ces pays. La Commission européenne tolère d’abord ces restrictions au corridor, puis y met fin en septembre 2023. Des négociations s’engagent dans un contexte d’élections en Slovaquie et en Pologne. La situation continue d’évoluer, alors que l’Ukraine s’engage à améliorer la perméabilité des corridors, mais la voie roumaine vers Constanta reste la plus sûre et la plus emprunté. D’autre part, malgré le blocus russe, l’Ukraine veut continuer d’emprunter la voie maritime ou du moins la voie fluviale vers la Roumanie, les capacités des voies terrestres n’étant pas comparables avec celles de la voie maritime.

L’essentiel du commerce ukrainien part donc principalement de trois ports sur la Mer Noir – Odessa, Mykolaïv et Berdiansk, Marioupol étant occupé par les Russes. Un navire céréalier sino-germanique part d’Odessa en août 2023, le premier après la fin de l’accord. Les bombardements russes restent une réalité. Ils visent les silos et nœuds logistiques du Sud-Ouest de l’Ukraine, proche des ports ukrainiens et du Danube roumain. Même si l’Ukraine parvient à faire fonctionner des routes commerciales pour sortir du pays, les quantités sont faibles, à fortiori plus faible en proportion que la Russie, et la qualité subit parfois les mauvaises conditions de stockage. En outre, il s’avère que les destinations, d’abord européennes, chinoises ou turques, sont peu diversifiées et touchent finalement peu les pays en développement.[vii] À l’origine des difficultés de l’Ukraine à exporter, la Russie contrôle la Mer Noir.

Avec la Turquie[viii], la Russie revendique la maîtrise stratégique de la Mer Noir. Elle bénéficie de ce rapport de force favorable avec l’Ukraine. Ses exportations de céréales sont en hausse et le flux gagne en régularité. Le fret maritime reste plus risqué qu’habituellement, augmentant les frais d’assurance. Malgré cela, le mois de septembre 2023 affiche un record en termes d’exportations russes de blé. C’est le témoin d’une tendance qui depuis deux ans conduit à l’affirmation de la Russie comme leader des exportations mondiales du blé. Malgré la forte hausse des cours du blé qui suivit l’attaque russe de février 2022 et malgré la forte demande mondiale, l’économie agricole russe a suffisamment de stocks de blé pour faire baisser les cours mondiaux. Même si Moscou a fixé un prix plancher à ses négociants, le flux de grain russe sur le marché mondial empêche toute hausse et facilite la conquête russe des parts de marché du commerce mondial de céréales.

Gagnant une telle influence sur les marchés céréaliers, notamment celui du blé, la Russie a la capacité de provoquer et de supporter une baisse des prix. La régularité de ses capacités annuelles à produire et à acheminer permet à la Russie de gagner la confiance des importateurs. Une part de cette capacité dépend de la météo annuelle. En revanche, une autre large part dépend de ces capacités sécuritaires et de son influence diplomatique. La sécurité des voies commerciales empruntées, au sens de leur maîtrise, et la bonne relation diplomatique entretenue avec les partenaires commerciaux, sont les deux axes de la stratégie de puissance agricole par l’exportation de la Russie.

Cette stratégie s’affirme dans un contexte de guerre militaire avec l’Ukraine et de guerre commerciale avec l’Europe et les Etats-Unis. Ces perspectives stratégiques dépassent géographiquement l’Europe et viennent concurrencer les céréales ukrainiennes et européennes sur d’autres marchés. Le champ de bataille commercial est notamment l’Afrique du Nord et Subsaharienne, le Moyen-Orient et l’Asie du Sud-Est[ix]. Grâce à ce commerce, la Russie bénéficie en moyenne depuis 2016 d’un revenu annuel de 10 milliards €. En revanche, l’Inde et la Chine sont des marchés particuliers, car ce sont à la fois les plus importants producteurs agricoles, mais aussi importateurs. L’enjeu de ces deux pays est d’assurer son stock céréalier, soit en maîtrisant la production en Asie ou ailleurs, soit en important selon les cours. De ce point de vue, la stratégie agricole russe d’exportation ne peut pas y exclure l’Ukraine et ses autres compétiteurs ; ainsi, la Chine est la première destination des céréales ukrainiennes en 2022. Cependant, la Russie profite du développement d’infrastructures de commerce à travers l’Eurasie vers ces pays pour offrir un intéressant débouché aux céréales russes. Contrairement à ce qui était attendu, la fin de l’accord céréalier sur la mer Noire en juillet 2023 n’a pas fait bondir les cours comme en février 2022. Ils se rapprochent plutôt des niveaux de 2021, signifiant que le marché peut connaître une relative restriction de son offre sans faire marcher la spéculation à la hausse, du fait de la capacité de la Russie à exporter ou à promettre beaucoup de grains. En d’autres termes, la Russie réussit en juillet 2023 ce qui n’était pas acquis en février 2022 : inspirer la confiance des acheteurs et des pays importateurs ; cela au détriment de l’Ukraine qui ne bénéficie d’aucune hausse des prix alors que le coût logistique ou assurantiel monte.

Stratégie de puissance agricole russe

En réaction aux sanctions de l’UE en 2014, la Russie a mené un embargo sur les produits agricoles occidentaux[x], déréglant les filières agricoles européennes et favorisant des relations commerciales d’importation avec la Turquie, la Chine ou le Brésil. En quête d’autosuffisance alimentaire, la Russie a ensuite davantage développé son agriculture. Ainsi, après une politique de résilience, la stratégie russe est désormais offensive. Elle utilise un rapport de force favorable localisé – en Mer Noir avec l’Ukraine– et des circonstances bénéfiques –d’une part ses récoltes exceptionnelles, d’autre part les mauvaises récoltes des autres régions agricoles et la forte demande mondiale– pour apparaître comme un acteur fiable et conquérir le marché agricole mondial. Les filières agricoles russes sont dominées par des grands groupes russes, eux-mêmes subordonnés aux intérêts stratégiques du Kremlin. Essentielle à la productivité de toutes les agricultures développées, la production d’engrais est importante en Russie.[xi] Par rapport aux producteurs concurrents, la production d’engrais russes bénéficie de grandes capacités gazières et de ressources en minerais. La position russe sur ce marché est suffisamment centrale pour que les engrais russes soient systématiquement épargnés par les récentes sanctions européennes, dans un contexte de forte hausse du cours des engrais, tirant de fait le cours des céréales. En effet, si l’UE a une production interne d’engrais, elle dépend tout de même de l’importation de gaz pour leur fabrication. L’approvisionnement en engrais est donc à la fois une vulnérabilité européenne et une force économique russe.

Les secteurs du blé et des engrais, de la même manière que le pétrole et le gaz, offrent deux leviers particuliers de puissance à la Russie. Non seulement, elle évite ainsi l’isolement diplomatique dans le cadre de la guerre en Ukraine, mais elle s’insère d’autant mieux dans la reconfiguration en cours des circuits économiques mondiaux, en l’occurrence dans le secteur agricole. Elle s’affirme également dans le champ cognitif. Dans le cadre d’une forte demande alimentaire en Afrique, la Russie communique sur des dons de céréales et s’attache la fonction de « nourricière du monde ». L’accord céréalier maritime est signé par la Russie avec l’ONU dans cet esprit. La Russie montre ainsi l’image de l’acteur commercial bienveillant, plutôt que de l’agresseur militaire. Puis, une année de conquête des marchés a suffi pour que la Russie puisse mettre à nouveau la pression sur l’Ukraine en mettant fin à l’accord de la Mer Noir. À long terme, le réchauffement climatique ouvre la perspective d’exploiter les terres de Sibérie pour y développer une agriculture productive, à proximité de foyer démographique majeur asiatique.

Stratégie d’adaptation agricole ukrainienne

L’Ukraine est une puissance essentiellement agricole largement fragilisée par l’offensive russe et par sa difficulté à exporter ses céréales depuis février 2022. Sa priorité à court terme est d’accélérer les échanges avec l’UE, c’est-à-dire importer des armes et exporter des céréales. Le prolongement de cette stratégie à long terme est le rapprochement économique et politique, jusqu’à l’intégration, entre l’Ukraine et l’UE. Contrainte par la guerre, l’Ukraine n’a pas de stratégie de conquête de marchés internationaux. Au contraire, elle perd des marchés, ou du moins elle cède l’initiative commerciale à des intermédiaires géographiquement proches, tels que la Turquie, l’Espagne, l’Italie ou les Pays-Bas.[xii] Contrairement à la Russie, dans cette guerre économique l’Ukraine n’a pas l’initiative et n’est pas dans l’offensif. Elle mène une stratégie d’adaptation, de résilience. Lorsqu’un pays, une économie et une population subissent l’action, ils tendent nécessairement soit vers la résilience, soit vers la résignation.

Ainsi, la stratégie de résilience ukrainienne comporte une manœuvre de communication, menée par le gouvernement, en faveur du choix risqué de l’adaptation, plutôt que le choix d’une rétrogradation des ambitions économiques. C’est le propre des stratégies de résilience que de devoir combiner les forces morales et la faible marge de manœuvre économique. Cette issu dépend beaucoup d’un combat cognitif, dont les acteurs n’en sont parfois pas conscients. Ainsi, les agriculteurs polonais, en s’opposant politiquement au corridor de solidarité, contribuent à remettre en cause le soutien économique et militaire de la Pologne à l’Ukraine.[xiii]

Depuis l’ouverture des corridors terrestres, l’interconnexion avec l’UE s’est améliorée. Si les agriculteurs d’Europe de l’Est subissent le dumping des céréales ukrainiennes, ce sont d’abord les intermédiaires commerciaux privés qui favorisent les fuites de céréales ukrainiennes.

En Europe ou en Ukraine, l’organisation entre les acteurs du secteur agro-alimentaire est davantage libérale. L’action du secteur public se limite au cadre normatif et au soutien par les subventions à une volonté politique. En l’occurrence, la Commission, la République Tchèque, la Pologne, la Roumanie, la Slovaquie, la République de Moldavie, l’Ukraine, la Banque européenne d’investissement, la Banque européenne pour la reconstruction et le développement et le groupe de la Banque mondiale ont mobilisé 1 milliard d’euros pour les corridors de solidarité, « afin de renforcer la sécurité alimentaire mondiale et de fournir une aide vitale à l’économie ukrainienne ».[xiv] Mis à part cette exception, qui concerne les infrastructures, la Commission européenne, ou dans une moindre mesure les états, ont moins de marge de manœuvre sur le marché agroalimentaire que des grands groupes européens ou étrangers. Le modèle ukrainien dans le secteur agricole diffère du modèle européen et tend davantage à avoir des grandes structures. Les exploitations agricoles y sont considérées comme « moyennes » au-delà de 1 000 ha.[xv] En ce sens, les intérêts privés priment vis-à-vis des intérêts de l’Ukraine. Dans un contexte de guerre militaire, l’enjeu pour le gouvernement de superposer au mieux ces deux intérêts. À la lumière de cette analyse et de la tendance initié par les corridors, la perspective d’une entrée de l’Ukraine dans l’UE pose le problème d’un arrimage du modèle agricole ukrainien extensif et faiblement normé à un modèle européen intensif en mutation vers l’écologie. L’Ukraine deviendrait le premier bénéficiaire de la politique agricole commune, qui devrait alors être repensé pour rapprocher le modèle ukrainien des normes environnementales.

C’est donc par le contrôle de trois espaces stratégiques successifs que la Russie a affirmé son nouveau statut de grande puissance agricole : les espaces de production agricole ; la voie maritime ; les marchés importateurs. C’est par leur mauvaise maîtrise que l’Ukraine perd le rapport de force agricole imposé par la Russie, malgré une stratégie de résilience.

De plus, en comparant la stratégie environnementale de l’UE aux stratégies russes observées depuis 2014, apparaît la défaillance de la volonté de puissance agricole de l’UE. Comment faire de l’agriculture un outil de puissance, pour dynamiser l’économie interne, conquérir des marchés et enrichir sa diplomatie, tout en renonçant à des objectifs rentables de production alimentaire ? Des voix politiques au sein de l’UE et en France s’élèvent dans ce sens, dans le contexte d’un rapport de force agricole entre l’Ukraine et la Russie.

Théophile Petit (SIE27 de l’EGE)


Sources

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Abis, Sébastien, et Pierre Begoc. « Des céréales russes au menu géopolitique du Moyen-Orient ». Confluences Méditerranée 104, no 1 (2018): 125‑37.

Belkaïd, Akram. « Un fragile corridor contre la faim ». Le Monde diplomatique, 1 mars 2023.

Borrell, Josep. « La Russie doit cesser d’utiliser l’alimentation comme une arme | EEAS ». Service Diplomatique de l’Union Européenne, 3 août 2023.

Dehut, Clémence, Thierry Pouch, et Marine Raffray. « Quand la guerre en Ukraine rebat les cartes de la stratégie environnementale et commerciale de l’UE et plus encore ». Analyses et perpectives, no 2210 (août 2022).

Denieulle, Jérémy. « Le blé, denrée incontournable des stratégies de puissance alimentaire ». Les grands dossiers de diplomatie, s. d.

Direction générale de la communication (Commission européenne), « Corridors de solidarité UE-Ukraine: vitaux pour l’économie ukrainienne et essentiels pour la sécurité alimentaire mondiale », Office des publications de l’Union européenne, 2023.

Dufy, Caroline. « Le retour de la puissance céréalière russe. Sociologie des marchés du blé, 2000-2018 ». Revue d’études comparatives Est-Ouest 1, no 1 (2022): 221‑24.

« European Commission to Establish Solidarity Lanes to Help Ukraine Export Agricultural Goods ». Commission européenne, 12 mai 2022.

Gorczyca, Anna. « Enquête sur les grains. La farine provenant de 100 tonnes de blé technique ukrainien a été livrée à une boulangerie en Pologne. Le parquet a porté plainte. », 14 août 2023, Wyborcza.pl édition.

Hervé, Jean-Jacques, et Hervé Le Stum. « Sibérie, futur grenier à grains du monde ? ». Le Déméter 2021, 2021.

Hiltermann, Joost. « The Impact of Russia’s Invasion of Ukraine in the Middle East and North Africa ». Crisis Group, 14 avril 2022.

Ignatov, Oleg. « Who Are the Winners in the Black Sea Grain Deal? », 3 août 2022.

« La Commission intègre davantage l’Ukraine dans le marché unique grâce au mécanisme pour l’interconnexion en Europe mis en œuvre pour le financement des infrastructures ». Commission européenne, 6 juin 2023.

Léotard, Corentin. « Des céréales ukrainiennes au goût amer ». Le Monde diplomatique, 1 septembre 2023.

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« Union européenne–Ukraine: interopérabilité et solidarité, des facteurs clés pour les liaisons de transport ». Comité économique et social européen, 10 février 2023.

Notes

[i] 30 % des exportations mondiales de produits agricoles.

[ii] 2,8 millions d’hectares non-semés, soit 22 % en moins.

[iii] Lors de la campagne 202-2023, la Russie a exporté 46 millions de tonnes.

[iv] Rapport du 19 octobre 2023 du Conseil international des céréales CIC.

[v] Il y a plusieurs principales voies : 60 % des céréales par la Roumanie vers la Mer Noir ; par la Pologne vers la mer Baltique ; par la Hongrie et la Croatie vers la Mer Adriatique.

[vi] Pologne, Slovaquie, Hongrie, Roumanie, Bulgarie.

[vii] Le classement de la Chine et de la Turquie parmi les pays en développement permet de valider l’objectif initial de l’ONU.

[viii] Conformément au droit international, la Turquie ne ferme pas le détroit du Bosphore au commerce.

[ix] Les principaux destinataires des exportations de blé russe sont : Iran, Liban, Irak, Yémen, Syrie, Egypte, Turquie, Libye, Ethiopie, Soudan, Nigéria, Kenya, Afrique du Sud, Cameroun, Kazakhstan, Azerbaïdjan, Bangladesh, Vietnam, Indonésie, Philippines.

[x] Union Européenne, Etats-Unis, Australie, Canada.

[xi] En proportion des exportations mondiales, la Russie produit 15 % des engrais azotés, 14 % des engrais phosphatés et 19 % des engrais potassiques, en sachant que la Biélorussie, proche du Kremlin, produit 18 % des engrais potassiques.

[xii] Principales destinations avec la Chine des exportations ukrainiennes de céréale.

[xiii] Le discours anti-Ukraine en Pologne, ciblant les céréales ukrainiennes stockées dans le pays, a conduit en septembre 2023 à un durcissement de l’embargo au lieu de sa levée demandée par l’UE.

[xiv] Chiffres et citation issue du site de la Commission européenne.

[xv] Une exploitation céréalière française cultive en moyenne 124 ha. Seules 6% de ces exploitations dépassent les 200 ha.