Qu’une guerre est juste ou pas s’apprécie dans le temps et cela peut changer avec les faits : Ukraine, Gaza

Billet du Lundi 04 décembre 2023 rédigé par Pierre de Lauzun, membre fondateur et membre du Conseil d’administration de Geopragma.

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Venant après la guerre d’Ukraine, la guerre à Gaza a remis sur le devant de la scène la question de la guerre juste. Mais la plupart des réactions se caractérisent par une dominante extrêmement émotionnelle, certes compréhensible, mais qui envoie les uns et les autres dans des directions complétement divergentes, et ne donne pas de repères pour le jugement. Par ailleurs, il n’est que très rarement fait référence à la réflexion sur ce qu’on peut qualifier de guerre juste. Celle-ci est pourtant une aide précieuse pour le jugement et pour l’action. Et pour échapper aux manipulations à prétexte moralisant.

Mais il est un point important qui est encore plus négligé : la possibilité que ce jugement puisse évoluer dans le temps, en fonction du déroulement des opérations d’une part, de l’évolution des buts de guerre réels de l’autre. Le fait qu’une guerre soit considérée juste au départ, par exemple en réponse à une agression caractérisée, n’implique pas que les décisions prises ultérieurement le soient aussi. Et il faut savoir reconnaître quand le déroulé des combats et conséquemment l’évolution des enjeux changent les données du raisonnement initial.

Les données du débat

Rappelons que la justesse d’une guerre ne se limite pas à la justesse de la cause défendue, mais aussi à la haute probabilité du succès des opérations, et à la conviction raisonnablement établie que la situation résultante sera sensiblement meilleure que ce qu’elle aurait été sinon. Tous facteurs de considération réaliste qui sont par nature évolutifs. En ce sens donc, réalisme et moralité ne s’opposent pas : bien au contraire ils se combinent étroitement.

En particulier, comme je l’ai souligné par ailleurs, la guerre une fois déclenchée a sa logique : qui dit guerre dit choc de deux volontés en sens contraire, dont la solution est recherchée dans la violence réciproque. Par définition, cela suppose que l’une au moins des deux parties considère que ce recours à la force a un sens pour elle, et que l’autre soit ait la même perception, soit préfère résister à la première plutôt que céder. La clef de la sortie de l’état de guerre est dès lors principalement dans la guerre elle-même et son résultat sur le terrain. Mais comme la guerre est hautement consommatrice de ressources, puisque son principe est la destruction, elle a en elle-même un facteur majeur de terminaison : elle ne peut durer indéfiniment. Le rapport de forces sur le terrain peut d’abord aboutir à la victoire d’une des deux parties… Alternativement, on a une situation non conclusive, mais qui ne peut durer indéfiniment. A un moment donc les opérations s’arrêtent… Mais tant que ces facteurs de terminaison n’ont pas opéré suffisamment, la guerre continue… Arrêter prématurément signifierait en effet pour celui qui va dans ce sens non seulement que tous ses efforts antérieurs ont été vains, pertes humaines et coûts matériels en premier lieu, mais surtout cela reviendrait à accepter une forme de défaite avant qu’elle soit acquise ; or il avait par hypothèse décidé de se battre. Dès lors il continue, et l’adversaire de même. C’est là que les bonnes volontés, attachées à la paix, sont déçues – un peu naïvement. Leurs appels à une cessation des hostilités, si possible sans gagnant ni perdant, tombent alors presque toujours sur des oreilles sourdes. Du moins tant que la logique même du déroulement de la guerre n’y conduise.

La guerre d’Ukraine

Prenons la guerre en Ukraine. Sans remonter aux origines, il paraît clair que la résistance ukrainienne à l’invasion russe était une guerre juste. Corrélativement, il était justifié pour les Européens et les Américains de vouloir éviter une déferlante russe qui aurait déséquilibré le continent, et donc d’aider les Ukrainiens, en particulier par des armes. En revanche, l’ampleur des sanctions économiques était totalement disproportionnée et courait un risque élevé d’être contreproductive. Sur ce dernier plan, les faits ont confirmé cette analyse : la perte sèche de plus de 100 milliards d’actifs européens en Russie a été une grave sottise, sans parler du coût de la guerre, direct ou indirect. Parallèlement, la Russie a progressivement réorienté son activité en la rendant bien plus autonome, et surtout travaille à ressusciter son complexe militaro-industriel, dans la tradition soviétique, ce qui n’est certainement pas une évolution souhaitée par le côté européen.

Quant au terrain principal, qui est la guerre elle-même, la perspective d’une victoire ukrainienne est désormais plus éloignée que jamais. Si donc la réaction initiale était justifiée, le jugement à porter n’est plus le même. Ni les chances de gain, ni la perspective d’une situation meilleure ne sont favorables. Et une escalade occidentale, que certains appellent de leurs vœux, serait dévastatrice. En termes clairs, pour les Ukrainiens la recherche d’une solution de paix devient de plus en plus seule pertinente, ou au moins de cessation des hostilités.

La guerre à Gaza

Passons maintenant à Gaza. De la même façon, l’agresseur immédiat et caractérisé le 7 octobre dernier est le Hamas, marqué en outre par une barbarie révélatrice. De plus, le programme du Hamas prévoit la destruction d’Israël, et il paraît crédible que tel est bien leur but. Dès lors l’attaque d’Israël sur Gaza paraît justifiée en soi.

Je laisse ici de côté une question pourtant importante : celle des modalités de l’opération, notamment à l’égard des civils, car y répondre suppose une information qui me paraît actuellement trop parcellaire. Certes, à partir du moment où un pouvoir politique utilise sa population comme bouclier, on voit mal comment l’éradiquer sans des dommages sur celle-ci ; encore faut-il les réduire le plus possible, et pour cela il faut savoir dans quelle mesure la méthode suivie par Israël le fait. Je laisse donc ce débat ouvert à ce stade.

Mais le point qui nous concerne plus directement ici est la suite des opérations. D’un côté, la guerre suscite des réactions émotionnelles considérables, notamment dans le monde arabo-musulman, mais aussi ailleurs dans le monde. On peut certes souligner qu’il y a là deux poids et deux mesures par rapport à bien d’autres situations souvent plus douloureuses pour des populations elles aussi musulmanes, mais qui ne suscitent pas les mêmes indignations bruyantes (Iraq contre Daech avec notamment la prise de Mossoul, Syrie, Yémen, Ouigours etc.). Ce qui est vrai ; mais il faut néanmoins prendre en compte la réalité de cette différence de traitement, sans doute due en bonne partie au fait qu’ici l’autre protagoniste (Israël) est perçu comme occidental. Une telle réaction peut avoir éventuellement des conséquences géopolitiques non négligeables, et pourrait déraper en guerre élargie dans la région – même si ce n’est pas le plus probable à ce stade. Sous un autre angle, on constate la même pression émotionnelle en Israël, pays démocratique obsédé par la question des otages et par là vulnérable.

D’un autre côté, en soi la logique de l’opération israélienne est de finir ce qui a été commencé : si la guerre s’arrête demain sans élimination de l’essentiel des forces du Hamas, d’une certaine manière son effet sera limité, et par là sa justification éventuelle réduite. Toutes choses égales par ailleurs, au point où ils en sont, il peut être alors légitime pour Israël de continuer. Cela dit, la pression, notamment externe, peut conduire à une issue hybride, qui risque de ne rien clarifier.

En revanche, il est une autre considération qui sera décisive pour apprécier la justesse de cette guerre : ce que fera Israël sur la question palestinienne. On ne peut en effet apprécier le juste fondement d’une guerre que dans une perspective longue, en considérant l’ensemble de la situation. Et donc, soit Israël propose à un moment approprié un plan de paix raisonnablement crédible, donc avec une forme ou une autre d’Etat palestinien (hors Hamas évidemment) ; mais cela suppose la viabilité des territoires palestiniens, et donc un abandon de la colonisation en Cisjordanie, y compris d’une part appréciable de celle déjà réalisée. Soit Israël écarte cette hypothèse et poursuit sa politique de réduction progressive des territoires palestiniens. Mais cela signifie alors que le problème subsistera intégralement ; la seule stabilisation possible de la situation impliquerait alors d’une manière ou d’une autre le départ des Palestiniens, ce qui n’est ni juste, ni crédible : ils ne partent pas, et leur natalité est forte ; il y en a deux fois plus dans les zones concernées qu’il y a trente ans. Du point de vue de la guerre juste, dans cette deuxième hypothèse l’objectif de la guerre devient contestable ; en tout cas elle ne peut être qualifiée de guerre juste. Dit autrement, en supposant même que la conduite de la guerre soit acceptable, une opération aussi violente et brutale que l’intervention chirurgicale en cours sur Gaza ne peut être qualifiée de juste, que si, par un paradoxe apparent, elle s’accompagne au moment approprié d’une offre de paix crédible.

Conclusion

Naturellement, à nouveau, le déluge d’émotions contradictoires que suscitent ces conflits, surtout le dernier, est sans commune mesure avec les considérations précédentes. Mais cela n’enlève rien à celles-ci : c’est en regardant les réalités en face qu’on peut progresser. D’autant que l’utilisation abusive d’arguments moralisants par les divers camps en présence exige de prendre du recul. Plus que jamais, l’utilisation d’arguments moraux dans des conflits suppose une analyse lucide et attentive, en outre susceptible d’évoluer dans le temps. Le raisonnement prudentiel est une chose, la vengeance ou l’émotion incontrôlée une autre.

Un mauvais procès intenté à l’École Supérieure de Guerre – Sa responsabilité dans la défaite de 1940

Un mauvais procès intenté à l’École Supérieure de Guerre – Sa responsabilité dans la défaite de 1940


 

Depuis la Libération, le procès intenté à l’École Supérieure de Guerre de sa responsabilité dans la défaite de 1940, est récurrent. Il ressort périodiquement, avec, souvent, des arrières pensées pas toujours très saines et peu avouées, comme celle de démontrer que cette institution pécherait par son passéisme, c’est-à-dire qu’elle préparerait ses stagiaires à la guerre d’hier. Cette accusation est lourde, grave, et même infâmante, car non seulement, elle porte atteinte au renom de l’École de Guerre, mais en plus, elle fournit des arguments irréfutables à ceux qui souhaitent sa disparition. Cette accusation doit donc être soit étayée, soit contestée.

La question qui se pose revient donc d’une part, à déterminer comment la doctrine d’emploi des forces terrestres était conçue avant-guerre et quels organismes en avaient la charge, et d’autre part, à mettre en perspective la formation militaire supérieure reçue par les chefs vaincus de 1940 avec celle dont les vainqueurs de la Libération ont pu disposer. Une telle démarche évite ainsi de tomber dans l’ornière du « deux poids deux mesures ».

En fait, cette accusation ne saurait être reçue comme telle, dans la mesure où elle s’apparente beaucoup plus à un procès d’intention qu’à un jugement de réalité : dans un souci d’équité, estimer que la responsabilité de l’École de Guerre serait engagée dans la défaite de 1940 est indissociable de celle visant à vouloir considérer que la même responsabilité existe dans les victoires de la Libération. La démarche consistant à argumenter de tout et de son contraire est absurde.

Il convient donc, initialement d’identifier la source de cette accusation particulièrement sévère, puis, une fois le problème posé du côté de l’accusation, analyser la manière dont la doctrine d’emploi des forces terrestres (incarnée par les Instructions sur l’emploi des Grandes Unités, ou IGU) était conçue dans l’entre-deux–guerres, avant de se pencher sur la formation militaire supérieure que les vainqueurs de 1944-45 ont reçue, et même la mesure dans laquelle ils ont directement été impliqués dans cette formation, c’est-à-dire, leur passage à la direction des études de l’ESG avant-guerre.

Indiscutablement, l’accusation d’incompétence de l’École de Guerre, responsable de la défaite de 1940 a été forgée et instruite par Marc Bloch, dans son ouvrage L’étrange défaite, rédigé à chaud après le drame, ouvrage qui connait un regain d’intérêt depuis quelques années. Il y a donc lieu d’examiner la personnalité même de Bloch, ainsi que la teneur de ses arguments.

D’emblée, il est important d’affirmer que la personnalité de Marc Bloch n’est aucunement en cause, et ce, d’autant plus qu’il a connu une fin absolument dramatique, ayant été assassiné en 1944, par les Allemands pour cause d’appartenance à la communauté juive de France. Par ailleurs, il s’agit d’un grand intellectuel de l’entre-deux-guerres ; historien de renom, il a été l’initiateur du mouvement de l’École des Annales, qui privilégie une méthode de recherche historique privilégiant une approche sur le long terme, plutôt que factuelle sur le court terme.

Ceci écrit, l’objectivité oblige à écrire que, sur le plan militaire, s’il a été officier de réserve qui peut s’enorgueillir d’une belle guerre qu’il a achevée en 1918 avec le grade de capitaine, il a été touché par la vague pacifiste qui a sévi dans l’entre-deux-guerres, comme un grand nombre d’intellectuels, que ce soit Alain, Dorgelès ou Giono. Pour cette mouvance, qui a fourni les gros bataillons du briandisme, la frontière entre pacifisme et antimilitarisme était assez ténue.

Pour ce qui est de la nature des reproches portés par Pierre Bloch à l’encontre de l’École de Guerre, ils peuvent en fait se réduire à un constat : l’armée française de 1940, engoncée dans le formalisme de sa bureaucratie du temps de paix, n’a pas été en mesure de s’en extraire pour planifier et conduire la campagne de 1940. Cette bureaucratie a conduit à une dilution des responsabilités perdues au sein d’un « mille feuilles » hiérarchique, ce qui produit des délais pour la transmission des ordres, lesquels sont diffusés trop tard, sur la base d’une évaluation de situation déjà dépassée. Selon Marc Bloch, la cause première de cette situation de blocage résiderait dans le formalisme de la formation dispensée par l’École de Guerre, d’où son idée de condamner définitivement cette école.

Cette analyse de Marc Bloch, un peu sommaire, appelle plusieurs réflexions. La première est que, se situant à son niveau d’officier traitant dans un bureau d’état-major, Marc Bloch élève peu le débat. Il demeure au niveau des modalités d’exécution, et non pas à celui des principes qui sous-tendent toute conception en matière opérationnelle. Or, un jugement complet porté sur la campagne et les causes profondes de son échec aurait mérité qu’il élevât sa réflexion à ce niveau. Par ailleurs, et ici, on quitte le domaine du rationnel, comme indiqué plus haut, le pacifisme absolu de Marc Bloch s’accompagnait durant toute l’entre-deux-guerres d’un non moins puissant sentiment antimilitarisme. Cela l’a conduit à refuser systématiquement toute période de réserve et, a fortiori, toute formation supérieure d’état-major (il a refusé de suivre un cursus de formation d’ORSEM[1]). Il n’est pas interdit de penser que le jugement négatif porté par Marc Bloch sur l’essence même de l’École de Guerre, plus que sur son fonctionnement, plongeait ses racines dans ce profond sentiment d’antimilitarisme, partagé à l’époque par une grande partie de l’élite intellectuelle du pays.

Ceci étant posé quant au contexte de l’accusation, il convient de poursuivre la réflexion plus avant que la simple forme de l’enseignement militaire supérieur de l’entre-deux-guerres, pour se poser la question de savoir comment se forgeait la doctrine d’emploi des forces, à l’époque considérée, et quelle place l’Ecole de guerre y tenait… ou non.

Indiscutablement, avant 1914, par le biais du comité d’état-major, l’École Supérieure de Guerre se trouvait impliquée au premier chef dans les affaires doctrinales militaires. Ce comité d’état-major, auquel le général Joffre prêtait une grande considération (il l’a souvent réuni entre 1911 et 1914), réunissait les grandes élites militaires : les membres du Conseil supérieur de la Guerre, les généraux commandant les corps d’armée de couverture, les chefs d’état-major des généraux disposant d’une lettre de commandement pour une armée, les chefs de bureau de l’état-major de l’armée et les chefs de cours de l’École de Guerre. Sa très grande force, et toute sa légitimité d’ailleurs, venaient de ce mélange de cultures militaires différentes entre le commandement proprement dit, l’administration centrale, les forces et l’enseignement militaire supérieur. Si ce comité n’avait une existence qu’informelle, il représentait néanmoins l’incarnation réelle du haut-commandement, quel que puisse être le grade de ses membres (de général de division exerçant un commandant supérieur[2] à colonel). Tout le monde se connaissait et était connu de tout le monde (cas de Pétain, alors colonel avant-guerre, ce qui devait expliquer son ascension fulgurante jusqu’au commandement d’une armée en juin 1915, soit le passage de de colonel à commandant d’armée en moins d’une année). Au sein de ce comité, l’influence de l’École de Guerre était fort réelle. En termes de doctrine, c’est ce comité qui était en charge de la rédaction des instructions sur l’emploi des grandes unités.

Or, en 1920, parvenu au commandement de l’Armée, le maréchal Pétain a dissous ce comité, dont il ne connaissait que trop l’influence réelle, pour centraliser la conception de la doctrine d’emploi des grandes unités au niveau du seul Conseil Supérieur de la Guerre., soit l’instance de commandement la plus élevée dont il assurait la vice-présidence (le président formel étant le ministre). Pétain verrouillait. Et si, en 1921, c’est le général Debeney qui a présidé la commission de rédaction de l’IGU 1921, ce n’est pas en tant que commandant de l’ESG qu’il a été désigné, mais comme membre du CSG dont la pensée était la plus proche de celle de Pétain[3]. Et ce ne fut pas Buat, alors chef d’état-major de l’armée, donc parfaitement légitime pour présider cette commission, que choisit Pétain pour cette tâche, mais bien Debeney. Buat, en effet, était toujours demeuré assez proche de « l’écurie » Foch. C’est le même Debeney, devenu chef d’état-major de l’armée, qui tenait la plume lors de l’élaboration de la loi de 1927 portant sur la fortification des frontières, en clair, la Ligne Maginot[4]. Et, enfin, en 1936, lorsque le général Gamelin lance les travaux d’une nouvelle Instruction générale d’emploi des grandes unités, l’IGU 36, il en confie la rédaction au général Georges. Dans ces trois occasions, qui ont réellement dimensionné la doctrine française de l’entre-deux-guerres, l’Ecole de Guerre n’a strictement tenu aucun rôle.

En revanche, son enseignement ne pouvait, bien évidemment, ne pas être en contradiction avec la doctrine en vigueur. C’est ainsi que quarante ans après, le général Beaufre, certainement l’officier le plus brillant de sa génération, juge ainsi son passage à l’École militaire[5] entre 1927 et 1929 : « La guerre de 1914 –1918, codifiée par Pétain et Debeney avait conduit à tout placer sous le signe de barèmes, d’effectifs, de munitions, de tonnes, de délais, de pertes, le tout ramené au kilomètre courant. C’était technique et commode, voire rassurant, mais foncièrement faux ; on le vit bien en 1940…Les moindres réflexions sur les fronts de Russie, de Salonique et de Palestine en eût montré l’inanité. Mais c’étaient là des fronts secondaires, sans intérêt pour l’armée française ».

Quelques années auparavant, en 1924, alors qu’il y était lui-même stagiaire, un certain capitaine de Gaulle n’y a guère supporté non plus le dogmatisme ambiant[6]. Ce dogmatisme n’a pas empêché le général Héring, commandant de l’ESG en 1930, de faire appel au colonel Doumenc, pour prononcer une conférence qui a fait date sur les perspectives ouvertes par le char, employé en masse. C’est le CSG qui a mis en garde Doumenc contre le risque qu’il prenait pour sa carrière en s’engageant sur des chemins de traverse en termes de doctrine.

Il existe un dernier élément d’appréciation quant à la responsabilité éventuelle de l’École de Guerre dans la défaite. En effet, depuis le commandant en chef, Gamelin, jusqu’au moins ancien des commandants d’armées, ainsi que la majorité des commandants de corps d’armée, c’est-à-dire le niveau de commandement de conception de la manœuvre, tous ces généraux ont été formés à l’École de Guerre avant 1914. Mettre en cause la formation de ces chefs de rang élevé revient donc à remettre en cause l’Ecole de Guerre d’avant 1914. Cette démarche n’a jamais effleuré personne, bien au contraire, et c’est heureux !

En revanche, quand on examine attentivement l’encadrement des grandes unités qui ont libéré la France en 1944 – 1945, force est de reconnaître que l’on y croise moult anciens stagiaires de l’École de Guerre. Le tableau ci-dessous en fournit la preuve, s’il en était besoin.

GRANDES UNITÉS TITULAIRES BREVETÉS ESG TITULAIRES NON BREVETÉS
CEFI Juin
1re Armée De Lattre
1er C.A. Béthouart
2e C.A. Goislard de Monsabert
1re D.F.L. Brosset Garbay
2e D.I.M. Dody, Carpentier, de Linarès
3e D.I.A. Guillaume
4e D.M.M. Sevez, de Hesdin
9e D.I.C. Magnan, Molière, Valluy
1re D.I. Caillies
10e D.I. Billotte
14e D.I. Salan
1re D.B. Touzet du Vigier Sudre
2e D.B. Leclerc
5e D.B. Schlesser de Vernejoul
D.A. des Alpes Doyen
F.F.O. (Atlantique) de Larminat, Bognis-Desbordes, d’Anselme, Chomel
TOTAL 23 4

 

La comparaison entre les commandants de grandes unités brevetés et non brevetés se passe de commentaires, 23 contre 4. Ce qui veut dire qu’en dépit de ses défauts — conjoncturels — relevés sans concession par Beaufre, l’École de Guerre a bien maintenu son renom et a rempli sa mission dans l’entre-deux-guerres, à savoir former des chefs vainqueurs.

Ce constat est encore renforcé lorsqu’on établit la liste des anciens professeurs de l’ESG, c’est-à-dire ceux en charge de responsabilités directes de formation, qui ont tenu de hautes fonctions de commandement durant la campagne de 1944 – 1945.

En premier lieu, Giraud, qui, s’il a fait preuve d’une parfaite inaptitude politique reconnue par tout le monde, n’en a pas moins reconstitué l’outil militaire français en 1943 : il a été chef du cours Infanterie entre 1927 et 1930.

Juin, brillant commandant du CEFI, s’il en fut, a été par deux fois, adjoint à la chaire de tactique générale et au cours d’état-major : avant de commander son régiment, en 1934-1935 et à l’issue de son temps de commandement, dans l’attente de rejoindre la session du CHEM dont il sera auditeur en 1937-1938.

Revers, qui prit le commandement de l’ORA après l’arrestation et la déportation de Verneau et qui succéda à de Lattre dans les fonctions de chef d’état-major de l’armée en 1947, succéda à Juin en 1935 dans les fonctions d’adjoint au titulaire de la chaire de tactique générale.

Monsabert, bouillant commandant de la 3e DIA en Italie et en Provence, avant de commander avec brio le 2e C.A. jusqu’à la fin de la campagne d’Allemagne, fut adjoint au cours d’infanterie de 1929 à 1932.

Au niveau des divisionnaires, Caillies et Dody étaient également des anciens professeurs de l’ESG, Caillies à la chaire de tactique générale et Dody au cours Infanterie[7].

Même chez les cavaliers, qui ont commandé les groupements blindés (les combat command) au sein des divisions blindées, on trouve un ancien professeur de l’ESG, Caldairou qui y a servi à deux occasions : de 1929 à 1933 comme adjoint au directeur des Etudes et de 1935 à 1937, à la chaire de tactique générale.

Il est donc peu cohérent, même si Marc Bloch ne pouvait pas connaître la suite de 1940, d’instruire à charge le procès d’une institution qui aurait été responsable du désastre de 1940, alors que la victoire qui lui a succédé cinq ans plus tard a été acquise par des chefs qui avaient été, pratiquement tous, formés au moule de la même école. En fait, le désastre de 1940, qui a entraîné la chute de tout un système, militaire, politique et social, a été le révélateur d’un mal beaucoup plus profond qu’un supposé défaut de formation de l’élite militaire française. Ce que Marc Bloch a d’ailleurs perçu, puisque la troisième partie de son ouvrage décortique cet aspect- global de la déroute de 1940.

Le mot de la fin. Il est quand même assez mal venu d’instruire le procès d’une École qui a formé comme stagiaire au sein de la dernière promotion avant le déclenchement de la guerre, le capitaine de Hautecloque, futur maréchal Leclerc.


NOTES

  1. Officier de réserve du service d’état-major.
  2. À l’époque, les rangs et appellations de corps d’armée et d’armée n’existait pas. Les titulaires de ces fonctions étaient identifiables au fait qu’en grande tenue, ils arboraient des plumes blanches sur leur bicorne.
  3. Debeney a toujours été un « fidèle » de Pétain dont il est resté très proche. Il fut son adjoint au cours d’Infanterie à l’École de guerre avant-guerre, et son major général au GQG en 1917, lorsque Pétain a succédé à Nivelle. C’est Debeney qui a succédé à Buat à la mort de celui-ci en 1923, dans les fonctions de chef d’état-major de l’armée, Pétain étant vice-président du CSG et Inspecteur-général. Debeney était l’incarnation même de « l’écurie » Pétain. Cette proximité ne s’est jamais démentie et a perduré jusqu’après 1940. Fidèle d’entre les fidèles sous le régime de Vichy, Debeney est tombé sous les balles du maquis en novembre 1943.
  4. La Ligne Maginot s’est appelée ainsi car les crédits nécessaires à son édification ont été votés lorsque André Maginot était ministre de la Guerre. Il n’avait en rien trempé dans sa conception. Si on veut être puriste, cette ligne aurait dû s’appeler « Painlevé » (du nom du ministre qui l’a approuvée) – Debeney (du nom du chef d’état-major qui l’a conçue et organisée). Maginot, qui connaissait les aléas des débats budgétaires a fait voter une loi qui gelait les crédits nécessaires à l’édification de cette Ligne, sur cinq ans. Toutes choses étant égales par ailleurs, il est possible de faire l’analogie avec les lois de programmation actuelles.
  5. Général Beaufre, Mémoires 1920 – 1940 – 1945, Paris, Plon, 1965, p. 56.
  6. Ses notes s’en sont ressenties, puisqu’elles portaient la mention « À l’attitude d’un roi en exil ». In Lacouture, De Gaulle, Paris, Seuil, 1984, Tome 1, p. 121.
  7. Dody appliquait un principe de commandement bien connu, « voir loin mais commander court ». En Italie, chargé de la percée sur le Majo, lors de l’offensive du Garigliano, comme commandant de la 2e division marocaine, ses trois colonels commandant les régiments de tirailleurs étaient de ses anciens stagiaires. Il s’est fait communiquer, préalablement au débouché du 13 mai 1944, leurs ordres initiaux respectifs, qu’il a corrigés de sa main !

Colonel (ER) Claude FRANC

Colonel (ER) Claude FRANC

Saint-cyrien de la promotion maréchal de Turenne (1973-1975) et breveté de la 102e promotion de l’École Supérieure de Guerre, le colonel Franc a publié une dizaine d’ouvrages depuis 2012 portant sur les analyses stratégiques des conflits modernes, ainsi que nombre d’articles dans différents médias. Il est référent « Histoire » du Cercle Maréchal Foch (l’ancien « G2S », association des officiers généraux en 2e section de l’armée de Terre) et membre du comité de rédaction de la Revue Défense Nationale (RDN). Il a rejoint la rédaction de THEATRUM BELLI en février 2023. Il est âgé de 70 ans.

Stratégie militaire israélienne : l’intelligence artificielle au service des bombardements massifs

Stratégie militaire israélienne : l’intelligence artificielle au service des bombardements massifs

par Laure de ROUCY-ROCHEGONDE, Julien NOCETTI, cités par Elise Vincent dans Le Monde

https://www.ifri.org/fr/espace-media/lifri-medias/strategie-militaire-israelienne-lintelligence-artificielle-service


L’armée se sert de l’IA pour augmenter le nombre de cibles, malgré les dommages collatéraux. Les buts de guerre de l’armée israélienne dans la bande de Gaza sont réaffirmés chaque jour par les autorités : « L’élimination du Hamas et le retour des otages en Israël », comme l’a encore assuré, lundi 4 décembre, le ministre de la défense, Yoav Gallant.

Mais, alors que la trêve entre Israël et le Hamas a pris fin le 1er décembre et que l’armée intensifie désormais ses frappes et son déploiement dans le sud de l’enclave, une série d’enquêtes publiées dans la presse israélienne et britannique depuis le 30 novembre, faisant état d’une plate-forme informatique dotée d’intelligence artificielle à laquelle aurait recours l’armée israélienne pour piloter ses campagnes de bombardements et mener à bien ses objectifs affichés, soulève d’importantes interrogations.

Bien que l’armée israélienne revendique l’usage de cette technologie, la controverse prend de l’ampleur face à l’extension de son offensive à l’ensemble du territoire palestinien et au nombre de victimes – près de 16 000 selon le ministère de la santé administré par le Hamas.

Selon le Guardian et le magazine israélien de gauche +972, qui ont publié ces articles sur la base d’entretiens avec des officiers israéliens en fonctions et d’anciens militaires en désaccord avec la stratégie suivie, la principale plate-forme aujourd’hui utilisée par l’armée est baptisée « Habsora » (« le gospel »). Sur une page de son site Internet, mise en ligne le 2 novembre, l’armée israélienne présente ce logiciel – sans le nommer – comme un système qui « permet d’utiliser des outils automatiques pour produire des cibles à un rythme rapide (…) en améliorant le renseignement (…) avec l’aide de l’intelligence artificielle ». La page est rehaussée d’un titre emphatique : « Une usine à cibles » qui « fonctionne vingt-quatre heures sur vingt-quatre ».

Ces déclarations font directement écho au nombre de frappes et de cibles sur lesquelles l’armée israélienne communique chaque jour depuis le début de la guerre. Le 3 décembre, les autorités militaires ont ainsi indiqué avoir mené « environ 10 000 frappes aériennes » sur Gaza depuis le 7 octobre. Un chiffre jugé colossal par nombre de spécialistes. L’armée israélienne assure également avoir attaqué « 15 000 cibles » durant les trente-cinq premiers jours du conflit, contre 5 000 à 6 000 durant les cinquante et un jours qu’avait duré l’opération « Bordure protectrice », en 2014.

Connue depuis 2021

Avec Habsora, l’armée semble avoir démultiplié le nombre de cibles possibles et « accéléré au maximum le cycle du ciblage », analyse Laure de Roucy-Rochegonde, chercheuse à l’Institut français des relations internationales (IFRI), en référence au temps de latence entre le repérage d’un objectif et la décision de tir. Pour le « Dôme de fer », par exemple, le système qui protège le territoire israélien des menaces aériennes, « le temps laissé aux opérateurs, souvent des jeunes qui font leur service militaire, est d’environ une minute », détaille Mme de Roucy-Rochegonde, autrice d’une thèse soutenue, le 20 novembre, sur la régulation des systèmes d’armes autonomes, intitulée « Heurs et malheurs du contrôle de la force ».

« Les techniques auxquelles a recours Tsahal pour son algorithme apparaissent néanmoins assez classiques. Il n’y a rien de particulièrement nouveau », rappelle encore la chercheuse. Habsora est en effet connue des milieux spécialisés depuis 2021, année où la plate-forme a officiellement été expérimentée pour la première fois par l’armée israélienne, avec d’autres logiciels de ciblage, lors de l’opération militaire « Gardien des murs » contre la bande de Gaza. Comme beaucoup de solutions informatiques développées actuellement par la plupart des armées du monde, l’objectif d’Habsora est d’agréger des masses de données dites « hétérogènes », pouvant provenir à la fois du renseignement humain, spatial, de captation de conversations téléphoniques, ou de simples observations visuelles.

Dans un article publié en 2022 dans Vortex, la revue de l’armée de l’air française, l’une des chercheuses israéliennes les plus réputées dans le domaine des nouvelles technologies militaires, Liran Antebi, présentait ainsi Habsora comme un logiciel qui « génère des recommandations proposées par l’IA pour le personnel chargé de trouver des objectifs ». La chercheuse associée à l’Institut d’études de sécurité nationale, qui dépend de l’université de Tel-Aviv, précisait que le programme avait été développé au sein de l’unité 8 200, l’une des plus en pointe du renseignement israélien, responsable notamment du renseignement d’origine électromagnétique.

Usage inédit

Mais l’usage de l’intelligence artificielle présente bien un caractère inédit dans le cadre de la guerre qui a démarré le 7 octobre entre Israël et le Hamas. L’enclave apparaît comme « un terrain d’expérimentation à grande échelle », souligne Julien Nocetti, chercheur associé à l’IFRI, et spécialiste du cyber et des conflictualités numériques. Habsora s’inscrit « dans la continuité de ce que Tsahal fait depuis des années en traitant de très grandes quantités de données concernant des milliers de Palestiniens à des fins de sécurité intérieure. Mais les logiciels les retraitent aujourd’hui en franchissant un cran supplémentaire », ajoute-t-il.

Selon le magazine +972, l’armée israélienne a ainsi revu l’ensemble de ces critères de ciblages et s’autorise désormais à mener des frappes « sur des résidences où vit un seul membre du Hamas, même s’il s’agit d’agents subalternes » du mouvement. De même, le nombre de victimes collatérales autorisées dans le cadre d’une attaque pour cibler un seul responsable du Hamas serait passé de « dizaines de morts » à « des centaines », d’après +972. Ces choix ont abouti à la destruction d’immeubles entiers pour une seule cible répertoriée, comme l’a montré la frappe sur le camp de réfugiés de Jabaliya, le 31 octobre, qui visait selon l’armée « l’un des dirigeants de l’attaque terroriste du 7 octobre » et a fait 126 morts, selon le collectif Airwars.

Alors que l’intelligence artificielle, présente dans de très nombreux systèmes d’armes aujourd’hui, est d’ordinaire mise en avant par les milieux militaires comme une manière d’avoir une plus grande retenue dans l’usage de la force, car elle permet d’être plus précise dans la frappe, « là c’est précisément l’inverse », reprend Mme de Roucy-Rochegonde. Une approche inhabituelle, qui, au-delà des critiques qu’elle suscite, peut aussi être une manière pour Tsahal, selon la chercheuse, « de revoir la façon de calculer la proportionnalité d’une frappe ciblée, comme le réclame le droit international humanitaire, et en même temps d’essayer de faire accepter une part plus importante de dégâts collatéraux ».

« C’est aussi un message très clair au Hamas. Une façon de dire “on sait tout sur vous et on va tous vous éliminer” », poursuit M. Nocetti, qui y voit la traduction directe de la « fuite en avant » du premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, deux mois après le choc de l’attaque du 7 octobre, marquée par les défaillances de la stratégie du tout-technologique israélien. « C’est aussi une prise de risque de la part du leadership israélien, qui peut effriter une partie du soutien de la communauté internationale, notamment des Etats-Unis, où la question des dégâts collatéraux prend de plus en plus d’importance », ajoute le chercheur.

Lire l’article sur le site du Monde

Guerre en Ukraine : Vers un nouvel ordre mondial ?

Guerre en Ukraine : Vers un nouvel ordre mondial ?

(2ème partie)

Jean-Claude Allard (*) – Esprit Surcouf – publié le 1er décembre 2023
Général de Division (2s)

https://espritsurcouf.fr/geopolitique_guerre-en-ukraine-vers-un-nouvel-ordre-mondial_par-jean-claude-allard/


Dans une première partie (voir N°225), Jean-Claude Allard dressait un état global de la guerre russo-ukrainienne du conflit. Ici, il se penche sur le caractère multifactoriel du conflit, porteur d’un nouvel ordre mondial en gestation.
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L’Ukraine a rapidement rassemblé derrière elle une alliance dont le soutien politique, économique, militaire, humanitaire n’a cessé de s’amplifier[1] pour atteindre un montant de 157 Mrds€ fourni par une cinquantaine d’Etats. Dès avril 2022 l’aide militaire multilatérale est coordonnée par le Centre de Coordination Internationale des Donateurs et le Groupe de Contact Défense pour l’Ukraine dirigé par les Etats-Unis[2]. Cette aide militaire comporte la fourniture de renseignements, l’aide à la décision, la formation opérationnelle (par exemple le Royaume-Uni doit entrainer 30 000 soldats ukrainien en 2023 et l’UE le même nombre sur deux ans[3]) ; la fourniture de tous types d’armements (y compris désormais avions de combat) et de munitions. Elle amplifie l’aide apportée principalement par les Etats-Unis, le Royaume-Uni (garants de la sécurité de l’Ukraine depuis les accords de Budapest – 1994-) et l’OTAN entre 2014 et 2022[4].

Russie, Chine : vers une nouvelle diplomatie bicéphale ?
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La Russie poursuit méthodiquement sa politique de construction d’un monde de « non alignés » en multipliant les tournées diplomatiques (notamment de Lavrov), en organisant des réunions internationales sur les thèmes politiques, économiques, militaires, ainsi qu’en développant des coopérations bilatérales. Poutine, qui n’est allé qu’une fois en Ukraine pour visiter le chantier de Marioupol, a en revanche piloté directement toutes ces actions. Il est nécessaire d’aussi citer la stratégie russe en Afrique : cette diplomatie vise aussi à acquérir de l’armement et des munitions.

La Chine s’immisce aussi dans cet ébranlement du monde pour faire avancer ses objectifs. C’est le cas entre autres de sa diplomatie, bousculant les acquis, au Proche-Orient. Une diplomatie certes gelée par l’attaque terroriste du Hamas contre Israël, qui déclenche une onde de choc dont les effets pourraient cependant aggraver la scission Occident versus Sud Global, et bénéficier au couple sino-russe. Gardons en mémoire la visite, le 18 octobre 2023, de V. Poutine à Pékin[5], où il a confirmé que le changement se conduit bien « ensemble » comme le soulignait Xi Jinping.

Ressources et capital dans la guerre
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Cette guerre, par l’ampleur des destructions, aspire de grandes quantités des armements et des munitions disponibles, notamment dans le monde occidental. La Russie, elle, mobilise son industrie de défense pour subvenir à ses besoins. Outre une guerre d’influence, c’est aussi une guerre industrielle qui demande un effort important aux industries de défense dans les deux camps et ponctionne les ressources nécessaires dans le monde.

Les approvisionnements en énergie, en matières premières, y compris alimentaires sont en difficulté, et ce dans la presque totalité des pays. Cela peut être observé comme le résultat des sanctions prises par la coalition occidentale, ainsi que les contre-sanctions prises par la Russie, qui ont, mécaniquement, eu des effets sur les équilibres politiques, économiques, financiers mondiaux et régionaux, donnant in fine un caractère total et mondial à cette guerre.

Nucléaire et cyber : vecteurs de la guerre de la peur
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N’oublions pas la dimension nucléaire. En premier, la menace du conflit nucléaire qui bride les efforts de la coalition occidentale. Mais aussi le double enjeu du nucléaire civil avec d’une part la menace d’une « fortune de guerre[6] » sur une centrale nucléaire (notamment Zaporijjia) et d’autre part la contestation de la crédibilité de la Russie sur l’immense marché du nucléaire mondial[7].

Enfin, cette guerre a, grâce aux outils numériques, une ligne d’action informationnelle et médiatique, avec une dimension émotionnelle voire propagandiste, qui a profondément orienté la perception populaire dans chacun des deux camps. La fracture entre les deux blocs antagonistes s’enfonce loin au cœur des peuples, participe au « changement du monde » et en accélère peut-être même la venue.

L’identité culturelle fait le ciment de la Nation et conforte sa défense
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Les Etats-majors travaillent avec acharnement sur les enseignements tactiques de la guerre, surtout en France dont la phase de construction de la Loi de Programmation Militaire a chevauché la première année de guerre. Nous aurons seulement trois réflexions pour poser des principes vitaux : l’assurance pour l’armée de disposer de capacités opérationnelles ; de s’inscrire dans la durée et de savoir s’appuyer sur des initiatives privées ;

Oublions le discours médiatique à la recherche de l’arme miracle ou critique vis-à-vis d’armements ou tactiques qualifiés d’obsolètes (La tranchée protégera toujours le combattant). Rappelons que pour gagner une guerre il faut arriver à prendre l’ascendant dans chacune des phases génériques du combat : renseigner, reconnaitre, fixer, déborder, attaquer, exploiter et pour cela avoir les systèmes tactiques adaptés techniquement, en nombres suffisants et utilisés avec intelligence pour dominer l’ennemi. Ces systèmes doivent pouvoir occuper, défendre et utiliser les trois espaces : aéroterrestre, aéromaritime, aérospatial. La construction d’une armée ne souffre aucune impasse capacitaire.

Cette guerre nous rappelle qu’une armée repose aussi sur sa capacité à durer et endurer. Entre ici en ligne de compte les stocks d’armements et de munitions, les capacités industrielles pour soutenir l’effort de guerre, l’engagement des soldats et la résilience et le soutien de la population. La fameuse interrogation de la première guerre mondiale « l’arrière tiendra-t-il ? » conserve tout son sens, notamment lorsqu’il faut faire l’effort sur le recrutement pour compenser les pertes humaines ou augmenter les cadences industrielles. De plus, à l’ère de la frugalité, n’oublions pas qu’il ne faut rien jeter qu’il s’agisse des armements, mais aussi et surtout de l’identité culturelle qui fait le ciment des Nations.

Une guerre entre Etats, mais dont le besoin en ressources a conduit à faire appel à des initiatives privées dans de nombreux domaines depuis la haute technologie (Starlink mis à disposition de l’Ukraine par son propriétaire, mais désormais financé par les Etats-Unis[8]) jusqu’aux compagnies de mercenaires (citons Wagner la plus médiatisée, même si la réalité de ses financements en fait une prolongation du gouvernement russe). Les dérapages de Wagner exclus, retenons que le caractère « total » d’une guerre de haute intensité exige la mobilisation de tous les services de l’Etat et de toutes les capacités de la Nation. Une vision gaullienne déjà codifiée dans l’ordonnance de 1959, mais qu’il faut encore et toujours faire vivre et adapter aux besoins et capacités (réservistes, mobilisation du secteur industriel, développement de l’esprit de défense, etc.).

XXX

L’enseignement majeur et englobant de cette guerre, que l’on peut juger évitable et inutile, reste néanmoins celui de la nécessité d’étudier avec objectivité l’ennemi pour identifier ses objectifs politiques et donc comprendre et anticiper sa stratégie. Les objectifs premiers de Poutine sont contenus dans son discours du 10 février 2007 lors de la conférence sur la sécurité de Munich. Lorsque l’inéluctable approche, les forces d’assaut russes sont en place aux frontières dès mars 2021. Après l’attaque, la manœuvre russe en Ukraine de saisie du Donbass est explicite dès les premiers jours de mars 2022. Nous ne pouvons revenir sur le passé, mais un enseignement majeur à tirer est d’examiner toujours toutes les hypothèses et d’étudier toutes les réponses à y apporter. Il n’y avait peut-être pas de solution pour contrer ces séquences, mais à ce stade de l’analyse, il semble qu’il n’y a pas eu non plus la volonté d’en rechercher.

Désormais l’Occident ne peut plus ergoter sur la réalité de l’advenue d’un nouvel ordre mondial, mais il doit l’admettre et y trouver sa place, nécessairement autre que ce qu’elle fut. Mais en veillant à assurer la survie et la continuité de sa civilisation originelle, ce qui suppose un effort de politique intérieure et extérieure.
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(*) Jean-Claude Allard, saint-cyrien, diplômé de l’École supérieure de guerre, de l’Institut des Hautes Études de Défense nationale et du High Command and Staff Course, a été, entre autres, chef des opérations de la KFOR au Kosovo, représentant de la France au Central Command des Etats-Unis. Il a commandé le 4ème régiment d’hélicoptères de commandement et de manœuvre puis a été commandant de l’Aviation Légère de l’Armée de Terre (ALAT). Il   a été directeur de recherche à l’IRIS et enseignant à IRIS SUP. Il est désormais chercheur associé à l’IRIS.

Jean-Claude Allard (*)
Général de Division (2s)

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[1]https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2023/07/07/quels-sont-les-pays-qui-ont-le-plus-aide-l-ukraine-financierement-depuis-le-debut-de-la-guerre_6126677_4355775.html
[2] L’aide militaire est fournie par les pays de l’OTAN, de l’Union européenne et par l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Japon. La Corée du sud pourrait rejoindre ce groupe.
https://researchbriefings.files.parliament.uk/documents/CBP-9477/CBP-9477.pdf
[3] https://www.eeas.europa.eu/sites/default/files/documents/2023-EUMAMUkraine.pdf
[4] https://researchbriefings.files.parliament.uk/documents/SN07135/SN07135.pdf
[5]https://www.epochtimes.fr/poutine-se-felicite-renforcement-liens-chine-xi-jinping-presente-vision-nouvel-ordre-mondial-2450594.html
[6] Analogie avec « fortune de mer ».
[7] Sur les 31 réacteurs en construction depuis 2017, 17 le sont par les Russes et 10 par les Chinois. Et le marché post 2030 pour le renouvellement ou la construction nouvelle se chiffre en milliers de milliards d’ici 2100. https://www.iea.org/reports/nuclear-power-and-secure-energy-transitions/executive-summary
[8]https://www.midilibre.fr/2023/06/01/le-systeme-de-communication-starlink-va-operer-en-ukraine-via-un-contrat-avec-le-pentagone-11234984.php

Gaza : combien de morts -2 ? par Michel Goya

Gaza : combien de morts -2 ?

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 12 novmbre 2023

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Il y a maintenant dix jours, j’ai effectué une évaluation des pertes humaines provoquées par la campagne de frappes de l’armée de l’Air israélienne sur la bande de Gaza depuis le 7 octobre, en faisant abstraction des déclarations faites qui s’appuyaient presque toujours sur les chiffres du ministère de la Santé palestinien, le même organisme qui avait menti de manière éhontée dans le drame de l’hôpital al-Ahli le 17 octobre.

Je me suis appuyé pour cela sur les campagnes aériennes passées de l’armée de l’Air israélienne sur Gaza (2008, 2012, 2014, 2021), au Liban (2006) ainsi celles des Coalitions américaines en particulier lors de la lutte contre l’État islamique (2014-2019) en considérant la similitude des moyens engagés, des règles d’engagement et des formes des zones cibles.

À la date du 2 novembre, j’estimais ainsi que les frappes menées le 7 octobre par l’armée de l’Air ainsi que, très secondairement, par l’artillerie israélienne, pouvaient avoir provoqué au minimum la mort de 2 000 civils, ainsi bien sûr qu’un nombre proche de combattants ennemis, 1 500 au minimum là encore en fonction les estimations des campagnes passées, soit un total d’environ 3 500. J’aurais dû insister sur le fait qu’il s’agissait qu’une évaluation minimale dans une fourchette macabre pouvant sans doute aller jusqu’à 5 000. Dans tous les cas, il s’agissait d’un chiffre nettement inférieur à celui fourni par le ministère de la Santé palestinien, qui était alors de 8 300 sans aucune distinction de civils ou de combattants.

Bien entendu, cette évaluation a suscité la critique et parfois les insultes de ceux qui jugeaient cela comme une entreprise de minimisation voire de négation des destructions provoquées par Tsahal ou inversement de jouer le jeu des ennemis d’Israël après le drame horrible du 7 octobre.

Dix jours plus tard, je suis obligé d’admettre que ces estimations de pertes étaient trop basses. En premier lieu, parce que des témoignages dignes de foi ne cessent de me dire qu’après avoir vu sur place les effets des campagnes aériennes précédentes, les dégâts provoqués par l’actuelle avaient incontestablement franchi un seuil. En second lieu parce que les éléments nouveaux indiquent effectivement non seulement un nombre quotidien de strikes très élevé – ce que j’avais pris en compte et qui n’est jamais un bon signe car cela signifie par contraste un nombre de missions annulées par précaution beaucoup moindres – mais que chacun d’eux était particulièrement « chargé ». Dans un Tweet en date du 12 octobre, qui m’avait échappé, l’armée de l’Air israélienne se targuait d’avoir « dropped about 6 000 bombs against Hamas targets ». Cela signifie d’abord logiquement l’emploi de plusieurs bombes par objectif, au moins deux en moyenne puisqu’au même moment Tsahal revendiquait dans un autre tweet avoir frappé 2 687 cibles. On notera au passage qu’à ce nombre de cibles, on se trouve déjà au-delà de la liste de ciblage initial, celle qui permet de bien préparer les tirs et d’avertir la population, pour basculer sur du ciblage dynamique, sur les cibles de tir de roquettes par exemple, forcément moins précautionneux.

C’est surtout globalement énorme. À titre de comparaison, lors de l’opération Harmattan en Libye l’armée de l’Air française a lancé très exactement 1 018 bombes de mars à octobre 2011, au cours de 2 700 sorties de Rafale et Mirage 2000 D ou N, auxquelles il faut ajouter les effets de 950 sorties de Rafale M et de SEM. On aurait sans doute été bien incapables à l’époque de lancer 6 000 bombes ou missiles. En considérant une moyenne très basse de 100 kg d’explosif par bombes larguées, 6 000 donnerait déjà l’équivalent de 1500 missiles de croisière russes Kalibr ou Kh-101, mais on très probablement au-delà en termes de puissance, car Tsahal utilise beaucoup de munitions de plus de 900 kg de masse (GBU-15, 27, 28 et 31) afin notamment d’atteindre des infrastructures cachées et les souterrains du Hamas. Il faut donc – si le chiffre de l’armée de l’Air israélienne ne relève pas de la vantardise mal placée – imaginer entre 1 500 et 3 000 missiles russes du même type de ceux qui sont tombés sur les villes ukrainiennes depuis 21 mois frapper les 360 km2 bande de Gaza en une semaine. C’est évidemment colossal et sans doute même inédit, même si le chiffre de propagande que l’on voit passer parlant de l’équivalent de deux bombes de type Hiroshima est évidemment farfelu. C’est en tout cas, au-delà de ce qui s’est passé en Syrie où le site AirWars estime le nombre de civils – et non de combattants – tués par les frappes russes entre 4 300 et 6 400 et en Irak-Syrie, où il est question de 8200-13200 civils tués par les 34 500 frappes de la Coalition américaine en six ans. Notons que dans ce dernier cas, la moitié de ces pertes civiles certaines ou probables se situent dans les mois de combats de 2017 à Mossoul et Raqqa où les règles d’engagement avaient été « élargies ». On ajoutera que l’intensité des frappes est telle que les Israéliens utilisent aussi certainement (Business Insider 17 Octobre) des munitions M117 non guidées, comme on peut le voir là encore sur des tweets de Tsahal.

En résumé, en poursuivant les principes utilisés le 2 novembre, où je parlais d’un total de 7 000 strikes en trois semaines avec une bombe, le chiffre total de pertes devrait être dix jours plus tard de 5 000 dont environ 2800 civils. Je crois désormais qu’il est effectivement nettement plus élevé, et se rapprocherait sans doute de celui proclamé par le ministère de la Santé, actuellement 11 000 tout confondus. Barbara Leaf, Sous-secrétaire d’État américain pour les Affaires du Proche-Orient, peu susceptible d’hostilité pour Israël, disait il y a quelque jours que le chiffre pourrait peut-être même supérieur (“We think they’re very high, frankly, and it could be that they’re even higher than are being cited,” The Time of Israel, 9 novembre 2023). Notons que selon I24 News, là encore une chaîne peu encline à la critique anti-israélienne, il était même question le 04 novembre selon « une source sécuritaire anonyme » de 20 000 morts. Cette fameuse source parlait de 13 000 combattants ennemis tués (selon une méthode de calcul assez étrange de 50 et 100 morts par tunnel touché) mais aussi de manière décomplexée de 7 000 morts civils, dont la responsabilité incomberait au Hamas puisque ces civils sont utilisés comme bouclier.

Ajoutons pour être juste que bien évidemment le Hamas et ses alliés mènent aussi une campagne aérienne à base de mortiers, qassam et roquettes plus évoluées, avec le 9 novembre plus de 9 500 projectiles selon Tsahal lancés depuis Gaza, très majoritairement, le Liban et même le Yemen. C’est beaucoup, par comparaison le Hezbollah en avait lancé 4 400 en 33 jours de guerre en 2006 et le Hamas/Jihad islamique 4 500 dans les 51 jours de la guerre de 2014. Je ne sais pas bien, dans toutes les horreurs de cette guerre, combien ces 9 500 projectiles ont tué de civils israéliens, trop c’est certain, beaucoup ce n’est pas sûr. En tout cas, pas des milliers si le dôme de fer n’existait pas comme j’ai pu l’entendre. En 2006, les projectiles du Hezbollah avaient tué 44 personnes ; en 2014, après la mise en place du Dôme de fer, ceux de Gaza en avaient tué 6. Israël et c’est tout à son honneur, protège bien sa population, au contraire du Hamas qui, c’est un euphémisme, n’a guère mis en place de protection civile et se satisfait même largement de la production de martyrs et d’images tragiques relayées immédiatement par Al-Jazeera. Toujours est-il que ces tirs de roquettes, qui se rajoutent au choc de l’attaque-massacre abominable du 7 octobre, paralysent la vie israélienne aux alentours de Gaza, mais ils ne peuvent se comparer en rien en intensité à ce qui se passe à Gaza.

Si on se réfère aux principes du droit des conflits armés, le Hamas les trahit absolument tous, en plus de tous les actes terroristes qu’il a commis depuis trente ans. Rappelons au passage que des crimes de guerre, commis par une force armée d’une organisation peuvent aussi être des actes terroristes à partir du moment où leur but premier est de susciter l’effroi. Pas son ampleur, l’attaque du 7 octobre dernier est même clairement un crime contre l’humanité et, alors que la volonté du Hamas est également de détruire Israël peut également avoir une visée génocidaire. Le Hamas doit être détruit, il n’y a aucun doute là-dessus. Tout cela n’est pas nouveau et Israël aurait pu essayer vraiment de le faire plus tôt, mais c’est une autre question.

Pour autant, ce n’est pas parce que l’on combat des salauds qu’on a le droit de le devenir soi-même. Tout le monde aurait compris que les soldats de Tsahal pénètrent dans Gaza quelques jours après le massacre du 7 octobre pour aller traquer cet ennemi infâme, d’homme à homme, et en prenant des risques la chose aurait paru encore plus légitime et courageuse qu’en frappant à distance et manifestement trop fort. Je regrette beaucoup moi-même qu’après les attentats 2015 en France, le gouvernement ait préféré envoyer ses soldats dans les rues avec la stérile opération Sentinelle plutôt qu’à la gorge de l’ennemi dans une opération Châtiment. C’est pour cela que les soldats ont été inventés, et mon cœur est tout entier avec les fantassins de Tsahal dans les rues de Gaza.

Les engager plus tôt n’aurait pas empêché les dommages collatéraux, ils sont inévitables alors que 95 % des êtres vivants qui vivent dans la zone des combats sont des innocents, mais on aurait pu espérer, à condition d’avoir des soldats solides et disciplinés, bref de vrais soldats, en prenant le temps et un maximum de précaution atteindre le cœur de l’ennemi, lui tuer le maximum de combattants et détruire ses infrastructures sans tuer des milliers et des milliers de civils. Cela n’obérerait rien de la difficulté de la gestion politique de Gaza après les combats, ni même des causes profondes qui ont fait qu’il y ait des dizaines de milliers de Palestiniens qui acceptent de prendre les armes contre Israël avec une forte chance de mourir, et ce n’est pas une simple question d’endoctrinement.

Au lieu de cela, le gouvernement israélien, qui avant sa recomposition, porte une énorme responsabilité sur la baisse de la garde devant le Hamas, a choisi de commencer par un blocus et une campagne de frappes qui par son gigantisme a nécessairement piétiné au moins quatre des cinq principes du droit des conflits armés – humanité, nécessité, proportion, précaution – et finit donc aussi par flirter avec celui de la distinction (ou intention). On peut argumenter comme on veut, absolue nécessité, mensonges du Hamas, l’ennemi est un salaud qui se cache derrière la population ou dans les lieux sensibles, on laisse la population fuir les combats, etc. mais instaurer un blocus total et frapper avec une telle puissance une zone densément peuplée pour un bilan militaire finalement assez maigre – et qu’on ne présente pas la nième liste de cadres du Hamas tués comme un bilan sérieux – est une catastrophe. C’est une catastrophe pour la population gazaouie, mais aussi pour Israël, à court terme par l’indignation que cela continue de provoquer, mais aussi à long terme parce qu’on vient là de recruter dans les familles meurtries des milliers de futurs combattants ennemis. Aucune tragédie n’en efface une autre.

Conflit Israël-Hamas: la France gèle les avoirs des chefs de la branche militaire du Hamas

Conflit Israël-Hamas: la France gèle les avoirs des chefs de la branche militaire du Hamas


Photographies non datées de Mohammed Deif et Marwan Issa, commandant en chef et commandant en chef adjoint de la branche militaire du Hamas, les Brigades Ezzedin al-Qassam.

Photographies non datées de Mohammed Deif et Marwan Issa, commandant en chef et commandant en chef adjoint de la branche militaire du Hamas, les Brigades Ezzedin al-Qassam. AFP / –

Cette sanction financière à l’encontre de Mohammed Deïf et de Marwan Issa a pris effet le 13 novembre pour une durée de six mois.

L’argent est le nerf de la guerre, y compris dans le conflit entre Israël et le Hamas. La France a bloqué «les fonds» des deux principaux chefs des Brigades Ezzedin al-Qassam, la branche armée du Hamas, Mohammed Deïf et Marwan Issa. Cette décision survient plus d’un mois après l’attaque terroriste du Hamas contre le territoire d’Israël le 7 octobre dernier et alors que l’armée israélienne a investi la bande de Gaza dans l’objectif «d’anéantir» l’organisation terroriste.

Cette décision prend la forme de deux arrêtés publiés au Journal officiel par Bercy ce lundi 13 novembre 2023. «Les fonds et ressources économiques qui appartiennent à, sont possédés, détenus ou contrôlés par M. Mohammed DEIF, alias Muhammad AL-DAYF, ou encore Mohammed AL-MASRI» et «Marwan ISSA» ainsi que les fonds «possédés, détenus ou contrôlés par des personnes morales ou toute autre entité elles-mêmes détenues» par ces deux hommes «font l’objet d’une mesure de gel des avoirs». Cette mesure prend effet pour une durée de six mois, soit jusqu’au 13 mai 2024.

Cible numéro 1 de Tsahal

L’organisation terroriste du Hamas comporte deux branches, une branche politique et une branche militaire. Mohammed Deïf dirige la branche militaire depuis 2002 et la mort du précédent chef, Salah Shehadeh. Il est probablement né vers 1965 et a rejoint les rangs de l’organisation dès sa création en 1987. Il est aujourd’hui la cible numéro 1 pour Israël.

Le raid des Brigades Ezzedin al-Qassam le 7 octobre a fait environ 1200 morts israéliens (en majorité des civils) et environ 240 otages, selon les estimations de l’armée israélienne. Bien loin du simple groupuscule armé, elles possèdent une véritable chaîne de commandement, des équipements, des régiments, des bataillons, à l’image d’une petite armée. Ses forces sont estimées à 20.000 combattants, soit six brigades regroupant 30 bataillons. Le nombre de ces «soldats» pouvant doubler en cas de mobilisation.

Stupeur et fureur par Michel Goya

Stupeur et fureur

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 6 novembre 2023

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Fin 2004, le général commandant le Centre de doctrine de l’armée de Terre française rendait visite à son homologue israélien à Tel-Aviv. Je faisais partie de la délégation en tant qu’officier en charge de l’analyse des conflits dans la région. Les Israéliens nous firent un exposé de la situation qui commençait par « le problème palestinien est résolu » et de poursuivre en expliquant que grâce à l’édification en cours du « Mur intelligent » le nombre d’attentats terroristes avait drastiquement diminué sur le sol israélien, ce qui était considéré comme un résultat suffisant.

Il fallait désormais selon eux éviter de s’enfermer dans des bourbiers inutiles comme au Liban. Quatre ans plus tôt Tsahal s’était donc retiré du Sud-Liban et il en serait bientôt de même de la bande de Gaza, où 80 % du territoire était déjà sous la responsabilité de l’Autorité palestinienne et où on compliquait la vie pour défendre seulement 8 000 colons (sur 20 % du territoire donc). Beaucoup considéraient alors que Gaza n’avait aucun intérêt et qu’en fait, il aurait même été préférable de rendre ce fardeau à l’Égypte en même temps que le Sinaï une fois la paix conclue. Au moins, les Frères musulmans y auraient été vraiment combattus. Seule importait la Judée-Samarie (Cisjordanie) comme bourbier politico-sécuritaro-religieux acceptable. Pour le reste, leur priorité, presque leur obsession, était clairement la menace balistique et nucléaire iranienne.

Les officiers israéliens pensaient alors avoir conçu un modèle de défense unique capable de faire face simultanément aux organisations armées et aux États hostiles. Sans même parler de la dissuasion nucléaire, un grand bouclier au sol avec la grande barrière intelligente et dans le ciel avec les différentes couches contre les différents aéronefs et missiles permettait de contrer les attaques les plus probables, raids des organisations armées et attaques balistiques. Mais dans la tradition israélienne des « représailles disproportionnées » bâtie dans les guerres contre les États voisins et qui consiste faire le plus mal possible à l’agresseur pour le dissuader de recommencer et dans l’immédiat lui détruire les moyens de le faire, il importait aussi de conserver aussi une épée puissante. On conservait toujours des forces terrestres puissantes, d’active ou de réserve, mais cette épée était surtout une épée volante. Grâce à une force aérienne puissante et inversement la faiblesse de la défense antiaérienne de tous les ennemis potentiels, il devenait possible de frapper et sans grand risque de pertes humaines israéliennes.

Résumons : quadrillage et maintien en Cisjordanie, barrière partout contre les intrusions, défense du ciel devenue de plus en plus hermétique et frappes aériennes et en dernier recours raids terrestres sur les ennemis périphériques. On tendait vers l’idéal du « zéro mort » pour soi mais en transférant le risque sur les autres, sur l’ennemi ce qui est normal, mais aussi sur les civils palestiniens. C’est ainsi qu’Israël a tenté d’assurer sa sécurité pour l’éternité autrement qu’en faisant définitivement la paix. Cela a fonctionné un temps.

La première faille du système a été de laisser dans les zones abandonnées un terrain vide ou presque à des organisations armées qui y ont pu y prospérer et se développer en proto-État disposant de l’aide quasi ouverte de sponsors étrangers et de ressources endogènes pour faire des armées de plus en plus puissantes. Après s’être implantés à Gaza sans grande opposition, les Frères musulmans ont pu passer à l’action armée à la fin des années 1980, diffusant par ailleurs, avec le Jihad islamique, dans le monde sunnite l’« innovation » chiite de l’attentat-suicide. Puis alors que Gaza passait en grande partie sous le contrôle de l’Autorité palestinienne après les accords d’Oslo puis complètement en 2005, le Hamas a été assez fort contester au Fatah la prééminence de ce contrôle. Lorsque cette contestation a tourné à la guerre civile palestinienne en 2007, il aurait possible d’intervenir militairement pour empêcher la victoire du Hamas. Le désastreux gouvernement d’Ehoud Olmert a jugé préférable de laisser gagner le Hamas et de poursuivre ainsi l’affaiblissement de l’Autorité palestinienne. A charge pour le Hamas de prendre le fardeau de Gaza tout en gelant par son existence même toute perspective de paix véritable. Gaza devenait une « entité hostile », objet nouveau du droit international qui ne reconnaît toujours juridiquement le territoire de Gaza que comme un territoire occupé par Israël et géré par l’Autorité palestinienne. Par un jeu de carotte – la levée partielle du blocus – et de coups d’épée – les campagnes de frappes et les incursions – on pensait gérer la menace et la conserver à distance grâce au bouclier du mur et du dôme de fer à partir de 2012.

Oui, mais il ne fallait pas être grand expert pour constater que, guerre après guerre, « tonte » après « tonte » selon l’horrible formule – 2006, 2008, 2009, 2012, 2014, 2018, 2021, 2022 – que le gazon devenait toujours plus dur. On pouvait aligner les listes de commandants du Hamas éliminés, multiplier les frappes sur les dépôts de roquettes et les sites de tir, tuer quelques centaines de combattants, la quantité et surtout la puissance et la portée des roquettes du Hamas ne cessait d’augmenter à chaque fois tandis que les incursions terrestres dans le territoire de Gaza se faisaient plus difficiles. Lors de l’opération Hiver chaud en février 2008, les fantassins israéliens constatent que les combattants ennemis ne s’enfuient plus à leur avance. Avec Plomb durci moins d’un an plus tard, les combats ressemblent déjà à de vrais combats d’infanterie et en 2014, avec Bordure protectrice ce sont de vrais combats face à une infanterie largement professionnelle. Tsahal perd trois soldats tués par jour dans ces combats, ce qui paraissait alors énorme. Elle en perd actuellement le double. Bref, malgré les cessez-le-feu et l’arrêt des frappes de roquettes, présentés à chaque fois comme des victoires, et toutes les « têtes coupées », le Hamas a continué inexorablement à monter en puissance au croisement de deux soutiens parfois fluctuants : celui de l’axe iranien-chiite et celui de l’axe Frères musulmans (Égypte du gouvernement Morsi, Turquie d’Erdogan et Qatar) et ce jusqu’à trouver la faille dans le système. Cela devait logiquement arriver un jour et les actions récentes du gouvernement israélien ont accéléré cette arrivée. Celle-ci a été horrible.

Avant même d’évoquer le changement éventuel de leurs objectifs politiques très contestables, les autorités israéliennes doivent donc dans l’immédiat changer leur modèle stratégique et se préparer à une nouvelle longue période de guerre.

L’objectif immédiat n’est plus de punir le Hamas afin de le dissuader cumulativement, ce qui visiblement n’a pas fonctionné, mais de l’éradiquer. Soyons-clairs, c’est impossible à court terme. Quand on prend toutes les organisations armées un peu importantes et avec un minimum de soutien populaire de la côte méditerranéenne jusqu’à l’Afghanistan en passant par l’Irak ou la Syrie, combien ont-elles été détruites depuis le début du XXIe siècle ? De fait, aucune ! Il est possible en revanche de parfois réussir à les étouffer. Mais dans ce cas, il ne faut se contenter de faire de l’élimination à distance, ce qui reste finalement superficiel et a paradoxalement à plutôt tendance à stimuler l’organisation cible qu’à réduire sa force. Face à une organisation armée, pour éliminer efficace, il faut éliminer beaucoup et autant que possible proprement sinon on recrute également. La seule solution militaire réaliste est de l’étouffer jusqu’à ce qu’elle retourne à une clandestinité difficile d’où il lui sera compliqué d’organiser à nouveau des attaques, terroristes ou non, importantes et complexes.

Or, pour l’étouffer, il faut occuper son terrain. L’opération Paix en Galilée en 1982 a bien réussi à écraser l’armée de l’OLP au Sud-Liban et même à chasser l’organisation du pays. De fait, malgré les dégâts occasionnés, l’opération Remparts en 2002 a bien réussi à casser les organisations palestiniennes des villes de Cisjordanie. A plus grande échelle, le Surge américano-irakien a également réussi à étouffer l’État islamique en Irak en 2007-2008 en occupant le terrain avec de la masse. Cela a été plus difficile, en grande partie d’ailleurs parce que les forces irakiennes ou syriennes étaient seules pour conquérir et occuper le terrain, mais le nouvel État islamique ne représente plus le même danger depuis qu’il ne constitue plus un califat. Élément important dans les circonstances actuelles, on a récupéré bien plus d’otages dans la conquête du terrain qu’en le bombardant.

Si la méthode est efficace pourquoi n’est-elle pas utilisée plus souvent ? D’abord, parce qu’elle exige de faire prendre des risques à ses soldats et donc d’en perdre. Dans une ambiance de « zéro mort », il est donc beaucoup plus simple de bombarder à distance et donc de reporter le risque sur les autres, les ennemis, ce qui est normal et souhaitable, mais aussi les civils autour de ces ennemis. Le « zéro mort » c’est pour ses soldats, pas pour les civils que l’on bombarde. Ensuite, parce qu’il faut y consacrer des ressources afin d’avoir toujours des unités de combat en nombre et qualité tactique supérieurs à l’adversaire. Or, on l’a vu, la qualité tactique des unités de certaines organisations a beaucoup augmenté alors que les siennes propres ont tendance à stagner. Il faudrait donc investir massivement dans des choses pas sexy comme les sections d’infanterie afin qu’elles soient capables, avec leurs équipements modernes et leurs compétences, de vaincre n’importe qui en combat rapproché en particulier dans un milieu urbain, en limitant aussi leurs propres pertes et les dommages collatéraux. Là encore, pour plusieurs raisons qu’on ne développera pas, on préfère dans la grande majorité des armées modernes investir dans autre chose. Tsahal n’échappe à la règle qui consiste à s’apercevoir que l’on a négligé ses combattants rapprochés juste au moment où on doit les engager. Enfin, même si on parvient à étouffer l’ennemi, encore faut-il maintenir l’étouffement sur la durée tout en évitant de s’enliser. Le souvenir du bourbier libanais, où plus de 900 soldats israéliens ont été tués et des milliers d’autres blessés en dix-huit ans, a beaucoup joué dans les refus successifs du gouvernement Netanyahu de pousser jusqu’à la reconquête complète de Gaza. Désormais, il n’y a pas d’autre solution.

Comme personne n’a jamais, sinon anticipé mais du moins pris en compte, que la stratégie parfaite mise en œuvre depuis presque vingt ans puisse être prise en défaut un jour, tout se fait désormais dans l’urgence et l’improvisation. Quand on ne sait pas quoi faire, on fait ce qu’on sait faire. La première réaction israélienne a donc été d’instaurer un blocus total et de lancer la plus terrible campagne aérienne de leur histoire. Cela avait peu de chance de faire vraiment mal à un adversaire qui s’était préparé à cette situation depuis des mois voire des années, mais il fallait faire quelque chose et montrer que l’on faisait quelque chose même si c’était surtout la population palestinienne qui en pâtirait le plus. Cela a peut-être satisfait un pur désir de vengeance, mais il était difficile de faire plus contre-productif en recrutant de nombreux volontaires à combattre Israël, en attisant encore le ressentiment d’un côté et le désespoir des soutiens d’Israël.

On commence seulement depuis une semaine l’opération de conquête, plus légitime que la première phase, car les soldats israéliens y prennent des risques, plus efficace contre l’ennemi et pour l’instant plus éthique. Pour autant le mal est déjà fait, qui obérera non pas cette conquête, que se fera dans les semaines qui viennent, mais la phase suivante de « stabilisation » dont pas le moindre mot n’a pour l’instant été évoqué, sans doute parce que personne n’en d’idée claire en la matière. La longue guerre a commencé par un choc et se poursuit en tâtonnant.

Israël/Gaza : un scénario noir pour l’administration Biden

Geopragma

https://geopragma.fr/israel-gaza-un-scenario-noir-pour-ladministration-biden/

par Leslie Varenne, co-fondatrice et directrice de l’IVERIS, paru sur le site de l’IVERIS le 5 novembre 2023.

https://www.iveris.eu/list/notes/575-israelgaza__un_scenario_noir_pour_ladministration_biden


Commencé avec la débâcle de Kaboul, le mandat de Joe Biden pourrait se terminer par un conflit généralisé au Moyen-Orient. Entre-temps, il y eut l’Ukraine où plus personne n’oserait parier sur une victoire de Kiev et de ses alliés de l’OTAN. Un mois après le début du brasier à Gaza l’administration démocrate se retrouve dans la pire des configurations possibles. Elle est coincée entre son soutien inconditionnel à Israël et la colère des opinions publiques arabes qui la renvoie à la détestation de l’Amérique sous l’ère Georges W. Bush. « Nous n’avons pas à choisir entre défendre Israël et aider les civils palestiniens. Nous pouvons et devons faire les deux. » a déclaré Anthony Blinken. Cependant, plus l’asphyxie et les bombardements sur l’enclave palestinienne se prolongent, plus ce numéro d’équilibriste devient dangereux. 

L’arbre qui cache la forêt.

L’attaque du 7 octobre a surpris tout le monde. Une semaine plus tôt, le conseiller à la sécurité nationale, Jack Sullivan prononçait cette phrase déjà entrée dans l’histoire : « le Moyen-Orient n’avait jamais été aussi calme depuis deux décennies ». Cela s’appelle avoir de bons capteurs et une intelligence des situations dans une région où pourtant les Etats-Unis sont omniprésents. En plus de leurs nombreuses emprises militaires et de leurs imposantes ambassades, le Pentagone dispose également comme le révèle Intercept, d’une base secrète au cœur du désert israélien du Néguev, à seulement 32 kilomètres de Gaza. Mais les militaires surveillaient l’Iran au lieu de regarder ce qu’ils avaient sous leurs yeux.

Deux autres événements majeurs n’auraient pas dû passer inaperçus.

Après 15 ans de luttes intestines et de très longues négociations, en octobre 2022, à Alger, 14 factions palestiniennes se sont officiellement réconciliées. Islamiques ou laïques comme le Hamas, le Djihad Islamique ou le Front Populaire de libération de la Palestine (FPLP), ces organisations se sont réunies sur la base de la cause palestinienne au-delà de leurs différences religieuses et idéologiques. Ce sont les branches armées des factions citées qui opèrent sur le front de Gaza.

L’autre fait marquant fut la coupe du monde à Doha où cette cause s’est affichée massivement dans les tribunes à tel point que certains journaux titraient : « La Palestine a remporté la coupe du monde ». (voir article de l’IVERIS). Comment dès lors continuer à penser que cette lutte était devenue surannée et invisible ? Comment imaginer que les milliers de prisonniers dans les geôles israéliennes, l’embargo sur Gaza, la colonisation en Cisjordanie pouvaient durer indéfiniment ?

L’aveuglement américain a été tel qu’il a malgré tout fait des accords d’Abraham sa priorité au Moyen-Orient. Ces accords, initiés sous le mandat de Donald Trump, signés par les Emirats Arabes Unis, le Bahreïn, le Soudan et le Maroc, rejetés par l’Autorité Palestinienne comme par le Hamas, sont pourtant basés sur le postulat que la cause palestinienne était définitivement enterrée.

Mieux, de manière incompréhensible, alors que cette normalisation avec Israël est en partie responsable de l’explosion en cours, les diplomates américains continuent à s’entêter et à multiplier les pressions sur Mohamed Ben Salmane pour qu’il la signe.

La stratégie du poulet sans tête

Depuis le 7 octobre, la Maison Blanche mène une politique encore plus erratique qui montre à quel point elle est démunie. Une semaine après le début du conflit, le Secrétaire d’Etat s’est rendu en Egypte et en Jordanie avec, comme l’a raconté sur France Inter l’ancien envoyé spécial de l’ONU en Libye, Ghassam Salamé, : « l’idée folle de mettre les Palestiniens au Sinaï ». En réalité, le plan consistait à transférer les Gazaouis en Egypte et les Cisjordaniens en Jordanie. Organiser une deuxième Nakba, comme en 1948, avec des tentes en dur ? Selon une source libanaise proche du dossier, devant les ponts d’or qui lui étaient promis, le maréchal Sissi aurait un temps hésité, mais l’armée a opposé un non catégorique. Le roi Abdallah ne s’est pas montré plus enthousiaste.

Toute la stratégie américaine est à l’avenant. D’un côté, les dirigeants américains répètent inlassablement le mantra : « Israël a le droit de se défendre » ; la Maison Blanche envoie deux porte-avions en Méditerranée ; le Pentagone fournit les armes en ne traçant pas de lignes rouge quant à leur utilisation ; le Congrès vote une aide de 14 milliards de dollars à Tel Aviv. De l’autre, elle demande à Benjamin Netanyahu de protéger les civils. Après avoir, dix jours plus tôt, mis son véto à une résolution du Conseil de Sécurité demandant une pause humanitaire, Anthony Blinken a demandé à Tel Aviv… une pause humanitaire ! Il espérait ainsi obtenir la libération des otages détenteurs d’un passeport américain. Tsahal a répondu à cette proposition en intensifiant les bombardements. Les appels de Joe Biden à cesser la colonisation et la répression en Cisjordanie, ont reçu une réponse similaire. Résultat, le Secrétaire d’État repartira encore bredouille de son deuxième voyage dans la région.

La colère du monde       

Le conflit Israël/Palestine dure depuis 75 ans, ce qui signifie qu’environ 98% des habitants de la planète sont nés avec cette crise en héritage, le monde arabe la porte dans ses gènes. Au 5 novembre, le bilan des bombardements israéliens faisait état, selon le Hamas, de 9.488 personnes dont 3900 enfants auxquels il faut ajouter plus de 25 000 blessés. Pour les opinions publiques de la région, ce soutien inconditionnel à Israël fait de Washington le complice de ce décompte macabre. Retour à la période de la guerre en Irak, de Guantanamo, de l’Afghanistan, avant Obama et son fameux discours du Caire…

Dans tout le monde arabo-musulman, de l’Egypte à l’Indonésie les manifestations de soutien aux Palestiniens sont impressionnantes. Les éditorialistes se sont beaucoup émus de celles qui ont eu lieu en Turquie accompagnées des propos durs à l’endroit d’Israël tenus par Recep Tayyip Erdogan. Mais le président turc parle beaucoup, agit peu, tient ses troupes et n’est pas prêt de quitter l’OTAN. En revanche, il faut prêter attention aux cortèges encore plus massifs qui se sont déroulés au Pakistan, pays de 250 millions de musulmans.

En Afrique, le Maghreb est vent debout, y compris au Maroc qui a signé les accords d’Abraham. Dans les pays d’Afrique subsaharienne, malgré les nombreux évangélistes, qui pour des raisons bibliques vénèrent Israël, l’empathie se porte majoritairement vers les Palestiniens. Une Ivoirienne membre de cette communauté explique « Nos églises nous demandent de soutenir les Israéliens, mais nous sommes nombreux à considérer que c’est une affaire politique. De toute façon, entre notre religion et les peuples colonisés notre solidarité va à ces derniers ».   

En Amérique du Sud, la contestation prend une autre forme, avec la rupture des relations diplomatiques comme en Bolivie, ou le rappel des ambassadeurs en poste à Tel Aviv par la Colombie, le Honduras ou encore l’Argentine.

Les États-Unis font face également à leurs divisions internes, notamment au sein de la jeunesse démocrate, woke et décolonialiste. Ils doivent aussi affronter une bronca sourde au sein de leur propre administration, de l’ONU et des ONG (1-2-3). Il faut reconnaître qu’un tel bilan : décès de 88 employés des Nations Unies, de 36 journalistes sur une période aussi courte est sans précédent. Le siège moyenâgeux de Gaza, les bombardements sur les populations et les infrastructures civiles remettent également en cause le droit international que ces organisations sont censés défendre. Ce deux poids, deux mesures des Etats-Unis, par rapport à leur position sur d’autres théâtres, qui affaiblit tant l’Occident fragilise aussi, de manière inédite, l’édifice des organisations multilatérales.

Zéro pointé

A la veille d’entrer en campagne électorale, le bilan de la politique étrangère de Joe Biden est un désastre. Les faits sont implacables. Les États-Unis se sont mis, et avec eux leur alliés occidentaux, une grande partie du monde arabo-musulman à dos et le reste des pays dits du Sud ne sont guère plus bienveillants. Alors que, précisément leur stratégie consistait à reconquérir ce « Sud global » pour peser dans leur confrontation avec la Chine. Raté.

La défaite ukrainienne est sur le point d’être actée. Il faudra en assumer la responsabilité d’autant que cette guerre aura renforcé le Kremlin sur le plan militaire et démuni les alliés de l’OTAN de leur armement. Dans le même mouvement, les sanctions à l’encontre de la Russie ont considérablement affaibli les économies des pays de l’Union européenne, pendant que l’axe Moscou/Pékin/Téhéran se renforçait. 

Lors de son discours du 4 novembre, le patron du Hezbollah, Hassan Nasrallah a clairement expliqué que l’élargissement à une guerre régionale, tant redoutée par la Maison Blanche, était corrélé à la poursuite des hostilités en Palestine. Dans ce cas, avec quels alliés les Américains feront-ils face à tous les fronts ? Ils sont en première ligne et seuls, l’Europe est divisée, atone et plus aucune voix ne porte dans son camp. Les dirigeants arabes, proches de Washington, ne pourront intégrer une coalition en l’état de la colère de leurs peuples.

Les bases américaines en Syrie en Irak sont déjà régulièrement attaquées. Du côté de la mer Rouge, les Houtis du Yémen ont déclaré la guerre à Israël en tirant des missiles sur Eilat et le Soudan voisin est aussi la proie des flammes. Ce conflit est un autre échec américain patent. Alors que la médiation internationale sous leur égide était censée ramener la démocratie, elle a créé les conditions de l’explosion. Les conséquences sont là aussi catastrophiques : six millions de déplacés, un million de réfugiés, des milliers de morts dont le décompte est impossible tant la situation est chaotique.

Au Moyen-Orient, plus les heures passent et plus la situation se dégrade. Si les États-Unis n’obtiennent pas un cessez-le-feu à Gaza rapidement et ne trouvent pas une issue politique, inévitablement l’embrasement aura lieu. Ils seront embourbés dans une région dont ils pensaient s’être débarrassée pour focaliser leur énergie et leurs moyens sur la Chine. Encore raté…

Leslie Varenne

(1) https://www.trtfrancais.com/actualites/conflit-israelo-palestinien-demission-dun-haut-responsable-du-departement-detat-americain-15461571
(
2) https://www.france24.com/fr/moyen-orient/20231104-la-d%C3%A9mission-d-un-haut-responsable-de-l-onu-symbole-d-un-monde-divis%C3%A9-sur-l-offensive-%C3%A0-gaza
(
3) De manière assez inédite toute la communauté humanitaire a signé un communiqué appelant à un cessez-le-feu
https://interagencystandingcommittee.org/inter-agency-standing-committee/we-need-immediate-humanitarian-ceasefire-statement-principals-inter-agency-standing-committee 

Conséquences du conflit israélo-palestinien sur les litiges maritimes israélo-libanais concernant les hydrocarbures

Conséquences du conflit israélo-palestinien sur les litiges maritimes israélo-libanais concernant les hydrocarbures

par Giuseppe Gagliano – CF2R – publié le 5 novembre 2023

https://cf2r.org/actualite/consequences-du-conflit-israelo-palestinien-sur-les-litiges-maritimes-israelo-libanais-concernant-les-hydrocarbures/

Président du Centro Studi Strategici Carlo De Cristoforis (Côme, Italie). Membre du comité des conseillers scientifiques internationaux du CF2R.

 

Comme nous le savons, Israël se positionne comme un acteur clé dans le secteur énergétique de la Méditerranée orientale, grâce à la découverte et à l’exploitation d’importants gisements de gaz naturel tels que Leviathan et Tamar. Ces gisements ont transformé le pays, auparavant importateur de gaz, en un exportateur émergent, avec des implications économiques et politiques significatives.

Jusqu’en 2008, Israël dépendait fortement des importations de gaz de l’Égypte, mais la situation a changé avec la découverte des gisements mentionnés. En particulier, Leviathan, avec des réserves estimées à environ 450 milliards de mètres cubes de gaz, a commencé sa production à la fin de 2019. Tamar, plus petit mais néanmoins significatif, est entré en production depuis quelques années déjà. Ces gisements promettent non seulement de satisfaire les besoins intérieurs d’Israël, mais également son potentiel d’exportation, changeant la dynamique énergétique de la région.

Cependant, la transition énergétique de l’État hébreu a été confronté à un défi e, en raison d’un différend maritime sur les droits d’exploitation des ressources naturelles avec son voisin, le Liban. Celui-ci a délimité sa propre zone économique exclusive, la subdivisant en blocs et en attribuant des licences pour l’exploration d’hydrocarbures. Le bloc numéro 9 fait l’objet d’un conflit avec Israël. Tel Aviv a revendiqué une portion de ce bloc en se basant sur un accord maritime avec Chypre, tandis que Beyrouth a établi ses propres délimitations, donnant lieu à une question ouverte concernant les droits d’exploration et d’exploitation.

Les tensions entre les deux pays ont été constantes, le Liban accusant Israël de prendre des actions unilatérales et d’expansionnisme. Toutefois, sous l’administration Biden, un accord a été conclu en 2021 qui pourrait atténuer ces tensions. L’accord prévoit une médiation qui offre à Israël une sécurité économique grâce à la possibilité d’exploiter le gisement de Leviathan, tandis qu’il est permis au Liban d’explorer et de développer le controversé bloc 9, en échange d’une compensation pour le gaz extrait à l’intérieur de sa propre zone maritime.

Malgré cette avancée, la question de la « ligne bleue », la frontière terrestre temporairement tracée par les Nations Unies, reste un point en suspens. Cela montre que les différends territoriaux et les ressources naturelles continuent d’être des facteurs critiques dans les relations internationales en Méditerranée orientale. La situation reste tendue, car le potentiel économique des gisements gaziers pourrait à la fois servir de catalyseur pour la coopération régionale, mais aussi accentuer les tensions existantes entre les pays voisins.

En effet, le conflit persistant entre Israël et la Palestine a le potentiel de modifier considérablement l’équilibre géopolitique au Moyen-Orient, en particulier en ce qui concerne la dynamique énergétique impliquant Israël et le Liban. La dispute sur les hydrocarbures dans l’est de la Méditerranée, notamment en ce qui concerne le gisement de Leviathan et les différends sur les droits d’exploration du bloc 9, pourrait être influencée de diverses manières par la prolongation des hostilités israélo-palestiniennes.

D’abord, l’instabilité croissante pourrait compromettre la sécurité des infrastructures énergétiques en Israël, posant un risque pour la production et l’exportation de gaz naturel. Cela pourrait entraîner une réduction de la confiance des investisseurs et un impact économique conséquent pour Tel Aviv, ce qui pourrait affaiblir sa position de négociation avec le Liban.

D’autre part, l’intensification du conflit israélo-palestinien pourrait mener à un renforcement des alliances régionales. Le Liban, confronté à ses propres défis internes, pourrait être incité à rechercher une résolution rapide du différend énergétique avec Israël, surtout si cela impliquait des bénéfices économiques immédiats pour alléger ses tensions financières.

Cependant, une escalade pourrait aussi avoir l’effet contraire, intensifiant le nationalisme et la rhétorique anti-israélienne, ce qui compliquerait davantage les pourparlers. Les factions opposées à Israël au sein du Liban pourraient utiliser la guerre actuelle comme prétexte pour interrompre les négociations ou pour exercer une pression afin d’adopter des positions plus fermes.

Il est également plausible que la guerre israélo-palestinienne détourne l’attention internationale de la dispute énergétique entre Israël et le Liban, retardant une résolution tandis que les puissances mondiales se concentrent sur le conflit plus immédiat et ses ramifications.

Enfin, une plus grande instabilité pourrait conduire à une intervention internationale plus décidée, avec des acteurs tels que les États-Unis qui pourraient jouer un rôle plus actif pour stabiliser la région à travers des accords énergétiques favorisant la coopération économique, pouvant être perçus comme antidote aux tensions croissantes.

En conclusion, la guerre israélo-palestinienne n’est pas un conflit isolé mais une pièce d’un puzzle beaucoup plus vaste comprenant la sécurité énergétique, la diplomatie et la stabilité régionale au Moyen-Orient. Ses répercussions se font sentir au-delà des frontières nationales et la dispute concernant les gisements gaziers entre Israël et le Liban n’est que l’une des nombreuses questions qui pourraient être façonnées par l’issue de ce conflit.

Gaza: l’impact environnemental du conflit actuel sera sans commune mesure avec celui des attaques passées

Gaza: l’impact environnemental du conflit actuel sera sans commune mesure avec celui des attaques passées

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par Philippe Chapleau – Lignes de défense – publié le 5 novembre 2023

https://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/


A la fin (inéluctable) des opérations militaires israéliennes dans la bande de Gaza et avant même la résolution (beaucoup moins certaine) de la crise politique régionale, il faudra faire les comptes humains: dresser la liste des morts dans le camp israélien (au moins 1500 tués civils et forces de sécurité) et estimer les pertes dans les rangs des civils combattants et non-combattants du camp palestinien. Selon des chiffres du ministère de la Santé du Hamas palestinien, après 30 jours de guerre, plus de 10 000 Palestiniens ont trouvé la mort; d’autres sources minorent ce chiffre d’un tiers, voire des deux tiers (photos AFP).

Il faudra aussi faire les comptes environnementaux. Dans l’hypothèse où les plus de deux millions d’habitants de la bande de Gaza y restent bloqués, sans espoir de trouver refuge dans un pays voisins (l’Egypte et la Jordanie refusent toujours cette possibilité), ils devront tenter de survivre dans un environnement dévasté, en proie à une crise environnementale majeure.

Et même si des aides humanitaires massives permettent de réduire les souffrances de la population civile, il faudra du temps, alors que l’hiver approche, pour mettre en place des structures efficaces à même de soigner, nourrir et loger les habitants, pour réduire les pollutions de l’air et des sols, ainsi que les contaminations des terrains aquifères, pour évacuer des monceaux de débris et d’innombrables cadavres d’animaux etc. 

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Le défi est à relever; sinon le nombre des victimes continuera de croître dans Gaza. Les morts interviendront à cause  à cause de la contamination par les obus, roquettes, grenades, bombes non explosés, à cause de la pollution des sols, de l’atmosphère et des eaux (de surface, de profondeur ou côtières), à cause de probables des carences sanitaires et épidémies.

Crise environnementale.

J’ai déjà eu l’occasion d’écrire sur les émissions militaires de gaz à effet de serre (dans le cadre de la guerre en Ukraine par exemple). Tant que les opérations militaires, israéliennes spécifiquement, ne sont pas finies, il sera difficile de quantifier les émissions de GES. Je renvoie vers le site The Military Emissions Gap, site qui précise que l’IDF (armée israélienne) ne communique pas sur ce sujet, même en temps de paix. Rien pour l’instant donc sur la « carbon boot print » de cette guerre entre Israël et le Hamas.

A défaut de données stabilisées pour mesurer les effets de la crise environnementale en cours, on peut toutefois se pencher sur les effets des guerre passées et sur la nature des destructions enregistrées dans l’enclave palestinienne.

Après les opérations de 2008-2009

L’Onu (le United Nations Environment Programme) a publié en septembre 2009 un rapport sur l’impact des combats de décembre 2008 et janvier 2009 dans la bande de Gaza. Il est intitulé Environmental Assessment of the Gaza Strip. Il détaille toutes les atteinte à l’environnement du fait des bombardements et des combats au sol. En voici quelques-unes.

Selon les chiffres de ce rapport, 2 692 bâtiments et 186 serres ont été détruits ou irrémédiablement endommagés. Ces destructions ont généré 600 000 tonnes de débris et de gravats où la présence d’amiante (entre autres polluants) était massive. La pollution de l’air a été intense du fait des particules de combustion en particulier et elle a été exacerbée par la toxicité des débris (béton, pierres, briques,  bois, terre et autres matériaux).

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Aux bâtiments et serres s’ajoutaient 167 kilomètres de routes qui ont été détruits, selon un autre rapport. Intitulé « Public services and roads in the Gaza Strip after the last 22 days of war in Gaza« , il pointe la difficulté d’évacuer tous les débris, le coût d’enlèvement (10$ la tonne) et la superficie nécessaire pour entreposer ces débris avant le tri et le concassage (125 000 m2 sur 5 m de haut). 

Autre problème majeur: les eaux usées qui se déversent souvent directement dans la mer (entre autres via le Wadi Gaza, rivière et dépotoir géant) et les décharges publiques à ciel ouvert. Des déversements massif de bassins de rétention ont eu lieu en 2008-2009. Ainsi à la grande station d’épuration d’Az Zaitoun, une rupture de digue liée à un bombardement a provoqué le déversement de 100 000 m3 d’eaux usées qui ont pollué 55 000 m2 de terres agricoles.

Les terres agricoles ont, elles aussi, particulièrement souffert. Selon une étude conjointe de l’UNDP et de la PAPP, 17% des surfaces agricoles ont été détruites, ainsi que 17,5% des vergers et 9,2% des pâturages, labourés par les chenilles des blindés et pollués par les résidus de carburants et de munitions.

Pour en finir avec les effets sur l’agriculture, l’Onu avait recensé la mort d’au moins 35 750 vaches, moutons et chèvres, et celle d’un million de volailles. La masse de ces carcasses, qui ont pourri en plein air et pollué les sols, était estimée entre 1000 et 1500 tonnes.

L’assaut terrestre de 2014

En 2014, les 51 jours de combats terrestres et les bombardements avaient généré 2,5 millions de tonnes de débris et de gravats, selon une étude palestinienne. Elle était titrée: « 2014 War on Gaza Strip: Participatory Environmental Impact Assessment »

Cette étude d’octobre 2015 avançait le chiffre de 15 264 structures frappées par les tirs dont 10 326 bâtiments détruits/endommagés. 

Les combats avaient provoqué l’interruption totale de la collecte des déchets. 80 000 tonnes de déchets se sont donc accumulées dans les rues, les villages, les camps de réfugiés selon l’Environmental Quality Authority-Gaza.

Autre chiffre: 250 000 arbres ont alors été détruits (oliviers, citronniers, arbres fruitiers…).

11 jours de guerre en mai 2021

Une étude plus récente porte sur les bombardements de mai 2021 (11 jours de guerre). Publiée en novembre 2022 par Airwars et Conflit and Environment Observatory, elle est titrée « Reverberating civilian and environmental harm from explosive weapons use in Gaza in 2021« . 

Elle aborde surtout les effets des bombardements sur les réseaux d’assainissement et de distribution d’eau de Gaza. 109 des 290 infrastructures liées à l’eau s’occupaient du traitement des eaux usées, selon des chiffres de l’organisme onusien Water Sanitation & Hygiene (WASH).

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WASH estimait alors qu’un million d’habitants de l’enclave avaient été directement impactés par les destructions sur ces réseaux, avec des coupures d’eau, du rationnement et, surtout, des déversements d’eaux usées dans les rues, dans les champs, dans les réservoirs d’eau et dans la Méditerranée, comme l’ont confirmé les images satellites (photo ci-dessus Gaza City Municipal Council). Au plan sanitaire, ces déversements ont fait courir de sérieux risques à la population (infections qui ne peuvent pas être traitées par des antibiotiques, risques d’épidémies etc.). 

Des retards dans les travaux de rénovation des infrastructures n’ont pas permis de réduire rapidement les effets des déversements. De fortes pluies en janvier et novembre 2022 à Gaza ont même soit augmenté la taille des zones où croupissaient des eaux polluées depuis mai 2021, soit entraîné dans la mer toutes les eaux croupies et les déchets.

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2023 et après?

La virulence des frappes israéliennes et des combats au sol font craindre qu’en 2023, les effets sur l’environnement soient décuplés.

Quelques données circulent déjà. Dont cette carte du United Nations Satellite Centre (UNOSAT) qui estime qu’entre 38 200 et 44 500 constructions de la bande de Gaza ont été affectés (endommagés/détruits) par les combats entre le 7 et le 29 octobre 2023 (pour rappel, 2 692 bâtiments touchés en 2008-2009).

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L’UNSAT estime que 22% des terres arables sont désormais endommagés par les combats. Les vues satellitaires de l’UNSAT témoignent aussi de la diminution de la densité de la végétation suite aux abattages, aux dégâts causés par les véhicules militaires, par les bombardements et par les combats au sol. La biodiversité est donc menacée. Elle l’est aussi en mer avec les rejets sauvages et ceux provoqués par les ruptures de canalisation.

Les combats actuels ont les mêmes effets que ceux des années précédentes sur les réseaux d’eau et la qualité de l’eau qui est peu ou pas traitée (en 2018, 92,6% de l’eau puisée dans le sol était impropre à la consommation humaine), sur les stations d’épuration, sur les infrastructures routières et ils dégagent les mêmes types de pollution aux particules toxiques.

Deux différences toutefois sont à noter: d’abord ces combats durent depuis près d’un mois (pour la partie aérienne et les tirs d’artillerie) et depuis le 27 octobre pour partie terrestre; ensuite, leur intensité est sans commune mesure à celle connue précédemment (même en 2014). La crise environnementale sera donc sévère et durable.