« L’Ukraine et le soutien occidental : Une solidarité stratégique essentielle » (Lettre de l’ASAF – Décembre 2023)
L’assistance militaire occidentale à l’Ukraine a pris plusieurs formes. Les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada, et d’autres pays d’Europe ont fourni des armes défensives et offensives, y compris des missiles antichars, des systèmes de défense aérienne, et des drones. …
Depuis l’éclatement du conflit en Ukraine en 2014, le soutien occidental à ce pays charnière est devenu un sujet de première importance sur la scène internationale. Ce soutien s’est intensifié en 2022, lorsque l’Ukraine a fait face à une invasion militaire à grande échelle. Les nations occidentales, principalement les États-Unis et les membres de l’Union européenne, ont réagi en fournissant une aide militaire, économique et diplomatique sans précédent à ce pays agressé, soulignant leur engagement envers les principes de souveraineté nationale et d’intégrité territoriale.
L’assistance militaire occidentale à l’Ukraine a pris plusieurs formes. Les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada, et d’autres pays d’Europe ont fourni des armes défensives et offensives, y compris des missiles antichars, des systèmes de défense aérienne, et des drones. En outre, l’entraînement des forces ukrainiennes par des instructeurs militaires occidentaux a renforcé les capacités de défense des forces armées ukrainiennes. Cette aide militaire a été cruciale pour permettre à l’Ukraine de résister et de repousser les forces adverses. Mais, trop contraignante, elle n’a pas permis une contre-offensive décisive.
Sur le plan économique, l’Occident a également joué un rôle clé en soutenant l’économie ukrainienne, gravement affectée par le conflit. Des sanctions économiques sévères ont été imposées à la Russie dans le but de diminuer sa capacité à financer l’effort de guerre. Parallèlement, des milliards de dollars d’aide financière ont été alloués à l’Ukraine pour stabiliser sa monnaie, soutenir son budget d’État, et aider à la reconstruction des infrastructures détruites par les combats.
Le soutien diplomatique occidental à l’Ukraine s’est manifesté par une condamnation unanime de l’agression et par le renforcement des liens politiques avec Kiev. Les pays occidentaux ont travaillé ensemble pour isoler diplomatiquement l’agresseur sur la scène internationale, en cherchant à maintenir une pression constante par le biais de forums internationaux tels que les Nations Unies et l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE).
Cependant, ce soutien occidental n’est pas sans complexité ni controverse. Il soulève des questions sur l’équilibre entre l’aide à un pays souverain et le risque d’escalade du conflit. Certains critiques craignent que l’augmentation de l’aide militaire ne conduise à une confrontation directe entre les puissances nucléaires, tandis que d’autres soulignent l’importance de défendre les principes démocratiques et le droit international.
En outre, le soutien occidental à l’Ukraine a des implications pour l’architecture de sécurité européenne. Il a renforcé la cohésion au sein de l’OTAN et a poussé certains pays à reconsidérer leur position sur la défense collective et la dépense militaire. La solidarité affichée envers l’Ukraine a également encouragé les discussions sur l’élargissement de l’Union européenne et de l’OTAN, avec l’Ukraine qui a exprimé son désir de rejoindre ces institutions.
Au moment où le conflit du Moyen-Orient occupe tous les esprits, n’oublions pas que notre soutien occidental à l’Ukraine est un témoignage de la solidarité internationale face à une violation flagrante des normes internationales. Il reflète un engagement envers la défense des valeurs démocratiques et de l’ordre basé sur des règles. Il est, pour la France, le témoignage de son engagement pour la défense d’un pays libre.
Quelles représentations ont amené le gouvernement américain à choisir une stratégie de soutien indirect de l’Ukraine basée sur le cyber et le renseignement ?
Par Jonathan Guiffard* – Diploweb, publié le 17 décembre 2023
*Jonathan Guiffard s’exprime ici à titre personnel. Cadre du ministère des Armées, passé par d’autres entités régaliennes, Jonathan Guiffard est actuellement doctorant à l’Institut Français de Géopolitique (IFG, Université Paris 8) et chercheur associé (Senior Fellow) à l’Institut Montaigne. Ses recherches académiques portent sur les stratégies territoriales de l’outil de renseignement technique et cyber américain. Compte twitter : @joeguiffard
La confrontation de représentations variées et divergentes ont mis le gouvernement américain sous une forte tension, l’amenant dès 2014 à mener une politique de soutien indirect aux Ukrainiens, politique qui a changé d’ampleur mais pas de nature en février 2022. Cette absence de changement résulte de l’équilibre de ce conflit de représentations qui n’a pas sensiblement évolué avec l’invasion russe de grande ampleur. Dans cette logique indirecte, le partage de renseignement et l’appui en cyber ont constitué des dimensions privilégiées, permettant d’obtenir des résultats importants pour la sécurité ukrainienne mais aussi américaine. Avec une carte sur « Les représentations américaines d’une menace russe stratégique » et une « Frise de l’évolution des représentations américaines à l’égard de la Russie ».
LE 10 mars 2022, alors que venait d’éclater deux semaines plus tôt, le 24 février 2022, une nouvelle phase de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, le général Paul Nakasone, directeur général de la National Security Agency (NSA), détaillait l’aide qu’il apportait aux forces armées ukrainiennes devant le Sénat : « Nous partageons beaucoup de renseignement mais avec une évolution : le renseignement que nous partageons est précis. Il est pertinent et actionnable» [1]. Ce conflit a ainsi rendu visible la participation active des Etats-Unis dans l’espace numérique. Les acteurs américains du cyber, qu’il s’agisse d’administrations (NSA, U.S. Cyber Command (CYBERCOM), etc.) ou d’entreprises (Google, Microsoft, Amazon, etc.), participent à la cyberdéfense des infrastructures ukrainiennes et aux opérations cyber-offensives contre les Russes, en s’appuyant pour cela sur une capacité américaine significative de collecte de renseignement, de reconnaissance et d’attaques par moyens cyber.
Toutefois, les politiques de soutien des gouvernements américains successifs au profit des institutions ukrainiennes, depuis 2014, ont été traversées par un conflit de représentations relatif à l’Ukraine et à son importance en tant que territoire à défendre, soutenir ou conquérir. Dans le « Dictionnaire de géopolitique », le géographe Yves Lacoste définit une représentation géopolitique comme « une construction, un ensemble d’idées plus ou moins logiques et cohérentes ». En tant que représentation-théâtre, cette notion permet aux acteurs d’un conflit de « décrire une partie de la réalité de manière plus ou moins exacte […] [ce] qui leur permet d’appréhender leur environnement et d’agir dessus, en lui donnant un sens » [2]. Ici, la « pièce de théâtre » correspond au conflit russo-ukrainien et devient l’objet de lectures divergentes et rivales par les acteurs impliqués, notamment américains, ukrainiens ou russes. Ces lectures rivales déterminent les stratégies adoptées pour le façonner.
Le gouvernement américain est ainsi traversé par des rivalités de représentations. D’une part, la retenue, ou le non-engagement, pour préserver des intérêts politiques ou de sécurité avec la Russie ou pour concentrer les ressources américaines sur d’autres enjeux. D’autre part, le souhait d’une intervention forte, pour soutenir et aider le gouvernement ukrainien à se défendre face aux forces armées russes. Ce conflit est complété d’un second, entre les représentations des gouvernements américain et russe, relatif au territoire ukrainien et à l’espace mondial. Pour ces raisons, les gouvernements des présidents Obama (2013-2017), Trump (2017-2021) et Biden (2021-) ont mis en œuvre, depuis 2014, une stratégie de soutien indirect aux institutions ukrainiennes, dans laquelle le partage de renseignement technique et l’appui dans le domaine cyber ont une place privilégiée.
I. Les représentations des Etats-Unis qui incitent à limiter une intervention en Ukraine
Une volonté américaine de ne pas provoquer la Russie et de maintenir un dialogue politique avec le gouvernement de Vladimir Poutine
La politique américaine à l’égard de la Russie a consisté en priorité à signaler clairement aux autorités russes l’intention américaine de ne pas enclencher de confrontation directe et de maintenir un dialogue politique, en évitant tout signe susceptible d’être considéré comme une provocation par les autorités russes.
Les autorités américaines ont ainsi démarré un dialogue visant à dissuader et apaiser les autorités russes dès le mois d’octobre 2021, lorsqu’elles ont été convaincues de l’imminence de l’invasion militaire russe [3]. A la demande du président américain Joe Biden, le directeur de la Central Intelligence Agency (CIA), William Burns, s’est rendu à Moscou, début novembre 2021, pour délivrer des mises en garde au président russe Vladimir Poutine. Le président Biden a lui-même entrepris d’échanger par téléphone avec le président Poutine, les 7 et 30 décembre 2021, pour l’inciter à coopérer. En portant un discours visant à convaincre que ni les Etats-Unis ni l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) ne sont en guerre contre la Russie et ne souhaitent un changement de régime [4], les autorités américaines tentent ainsi de contrer les accusations russes présentant l’Alliance atlantique comme engagée dans une guerre d’agression contre la Russie.
Les représentations américaines du pouvoir russe empruntent au registre de l’incertitude stratégique [5] et s’appuient sur une vision d’un président russe irrationnel, paranoïaque et hypersensible. Ces représentations imposent au gouvernement américain une politique de prudence. L’amiral Michael Rogers, ancien directeur de la NSA entre 2014 et 2018, estime ainsi que cette prudence américaine a aussi été prise en compte dans l’équation de la décision du président Poutine de lancer l’invasion du 24 février 2022 :
« Février 2022 était très cohérent avec la Crimée de 2014, très cohérent avec la Géorgie de 2008. Nous étions les seuls à affirmer que la Russie allait faire cela […] Nous avons toutefois été surpris, autant que frustrés, vis-à-vis de cette violation de la souveraineté [ukrainienne]. C’était totalement inacceptable. Légitime défense ou mouvement préventif, personne ne pouvait croire à cela. Il n’y avait aucune justification, du point de vue américain […] La Russie pensait que l’Occident ne répondrait probablement pas. Comme en Géorgie et en Crimée. Nous n’avons rien fait. » [6]
Une volonté américaine de ne pas combattre militairement la Russie
Dans le domaine stratégique, les représentations américaines de la puissance nucléaire et de la qualité des forces armées russes ont amené les responsables politiques américains à écarter une confrontation militaire directe. Les responsables de la sécurité nationale estimaient que le risque d’escalade nucléaire était trop important. Les représentations américaines du risque nucléaire datent du début de la Guerre froide et continuent de déterminer le calcul stratégique américain à l’égard de la Russie.
La doctrine nucléaire russe évoque un engagement du feu nucléaire seulement en cas d’agression contre l’intégrité de son territoire. Ce qui, dans le contexte ukrainien, laisse une place importante à l’interprétation : la Crimée, les républiques séparatistes du Donbass et les nouvelles républiques de Kherson et Zaporijia rattachées à la Russie par des « référendums » sont-elles considérées comme le territoire russe ? Un affrontement sur le sol ukrainien entre les forces américaines et russes aurait-il justifié le déclenchement de l’arme nucléaire pour le pouvoir russe ? Toutes ces questions, sans réponses, ont été posées et n’ont pas changé le positionnement stratégique historique des responsables américains [7]. C’est dans ce contexte stratégique que le président Poutine a plusieurs fois fait peser la menace d’une utilisation de l’arsenal nucléaire russe, tentant ainsi de renforcer les représentations américaines. Cette stratégie a un effet non-négligeable sur la posture américaine. Comme le détaille, en 2017, Keith Payne, responsable du département des études stratégiques et de défense de l’université du Missouri, les forces armées américaines ont une analyse prudente de la menace nucléaire russe, estimant que l’arsenal russe est plus moderne que l’arsenal américain et que la doctrine russe, couplant menace nucléaire à l’obtention de gain tactique conventionnel, empêche une réaction ferme et dissuasive.
A ce déterminant nucléaire s’ajoute l’analyse américaine du rapport de force militaire sur le terrain. Dans son évaluation des risques d’un affrontement militaire, le gouvernement américain a sans doute surestimé son adversaire, confortant une position prudente. Les services de renseignement américains ont parfaitement détecté l’imminence de l’invasion russe, mais ni ces derniers, ni le département de la Défense (DoD) ne sont parvenus à offrir une appréciation claire et précise du potentiel militaire russe.
Une rivalité entre le gouvernement et les courants isolationnistes
La politique interne est un déterminant fort de la politique étrangère américaine et il existe en 2023 une tension croissante avec des courants isolationnistes qui plaident pour la fin d’un interventionnisme américain. Un ancien haut-responsable de l’administration Trump explique [8] que, dans le contexte du retrait en catastrophe d’Afghanistan d’août 2021, les courants isolationnistes du parti républicain ont activement dénoncé cet interventionnisme à l’étranger, jugé dispendieux, inefficace et ne permettant pas de traiter les problèmes du peuple américain. En parallèle, un courant isolationniste du parti démocrate existe mais peine à porter une voix convaincante auprès de l’administration Biden. Une lettre datée du 30 juin 2022 et signée par 30 représentants démocrates du comité progressiste du Congrès, appelant à négocier avec la Russie, a déclenché de fortes tensions, incitant les intéressés à retirer leur demande en prétextant une mauvaise coordination interne.
Ces deux courants sont les héritiers des isolationnistes conservateurs, pour les Républicains, et des isolationnistes libéraux, pour les Démocrates, qui interprétaient strictement, aux XIXe et XXe siècles, la mise en garde du président et père fondateur George Washington, lors de son message d’adieu à la nation (1796) :
« La grande règle de conduite vis-à-vis des nations étrangères est, en étendant nos relations commerciales, de n’avoir avec elles qu’aussi peu de liens politiques que possible. […] L’Europe a toute une série d’intérêts de premier plan qui ne nous concernent pas ou qui ne nous touchent que de très loin. […] Notre véritable politique doit être d’éviter les alliances permanentes. » [9]
Dans cette conception, la politique étrangère devient « un mal nécessaire » qui doit permettre au pays de conserver « la plus grande liberté possible par rapport au système international ». L’opinion publique reste ainsi le facteur déterminant pour l’administration Biden qui préfère s’aliéner les cercles politiques interventionnistes si nécessaire.
Une division de « l’échiquier stratégique » à Washington D.C.
Les cercles politiques et stratégiques américains se divisent entre les partisans d’un soutien accru à l’Ukraine, pour répondre à une menace russe jugée prioritaire, et les partisans d’une concentration des efforts face au défi militaire chinois, considéré comme la menace la plus importante pour les Etats-Unis. Les institutions politiques (Maison Blanche, Congrès), les administrations (Conseil de sécurité nationale (NSC), département d’État (DoS) et DoD) ou les think-tanks sont traversés par ces lignes de partage.
Sur le plan idéologique, la chercheuse Marlène Laruelle explique qu’il existe une ligne de fracture entre les personnalités imprégnées d’une grille de lecture plus pragmatique – à relier à la tradition américaine « réaliste » – qui privilégient d’orienter la politique étrangère contre un expansionnisme chinois jugé dangereux pour les intérêts stratégiques de long-terme, et les personnalités plutôt qualifiées d’idéologiques – à relier à la tradition américaine « idéaliste » – qui promeuvent un affrontement plus ferme avec la Russie au nom de la lutte contre l’autoritarisme, la protection des droits de l’Homme et la promotion de la démocratie.
A titre d’illustration, le DoS et les think-tanks de Washington D.C. sont considérés comme des acteurs plutôt partisans d’un soutien fort à l’Ukraine et d’un affrontement déterminé avec la Russie, notamment en raison de leurs missions de promotion des principes démocratiques et des droits humains. A l’inverse, le DoD, moins concerné institutionnellement par les questions démocratiques mais ayant reçu la mission de préparer les forces armées américaines à un « défi militaire chinois » [10], est plutôt à enclin à privilégier un soutien moins coûteux et moins direct à l’Ukraine pour ne pas détourner ses ressources.
L’influence limitée des agences de renseignement américaines
Les représentations du pouvoir politique ont été peu nourries par celles de l’appareil de sécurité nationale, ce qui est plutôt un facteur ne favorisant pas un affrontement avec la Russie.
La compétition secrète ou discrète entre les services de renseignements américains et russes ne s’est jamais arrêtée après la dislocation de l’URSS en 1991. La confrontation dans le cyberespace est même devenue une dimension importante de cette « compétition d’espionnage ». Pourtant, celle-ci n’a pas été prise au sérieux par les responsables politiques.
Après la Seconde Guerre mondiale, le développement des services de renseignement américains a étendu leur mandat. Le processus de large classification et l’accroissement des ressources, permis par la Guerre froide et la lutte contre le terrorisme, a mené à « une extension sans précédent de la bureaucratie du secret » [11]. Cette extension a eu un impact sur les processus de décision, en augmentant la distance entre ces bureaucraties et les cercles politiques. La perception de la menace russe n’était pas la même entre les services de renseignement et les cercles de décision. De la chute de l’URSS en 1991 à l’ingérence russe dans le processus électoral américain de 2016, ces représentations n’étaient pas partagées, ce qui tend à illustrer une influence limitée de ces bureaucraties du secret sur la décision politique.
II. Les représentations qui incitent à agir en soutien des Ukrainiens
Les cadres culturels de l’interventionnisme américain
Les responsables américains sont les héritiers d’une tradition politique qui destine les Etats-Unis à une responsabilité spécifique pour protéger hors de ses frontières sa propre expérience démocratique. Ce besoin de protection et les surprises stratégiques qui ponctuent l’histoire américaine sont à l’origine d’un courant interventionniste fort et de la construction d’un appareil diplomatique, sécuritaire et militaire global.
Les cadres culturels et idéologiques, proposés par le politiste Louis Balthazar, sont très utiles pour comprendre les déterminants du style national américain. Les concepts de « destinée manifeste » et d’ « exceptionnalisme » américain, que certains enquêtés ont aussi appelé « responsabilité stratégique », permettent d’appréhender les représentations des responsables politiques qui influencent la prise de décision. Le gouvernement américain estime devoir agir en faveur de l’Ukraine compte-tenu de sa volonté de défendre fermement les principes définis par la charte des Nations-Unies, dont le respect des frontières est un point fondamental [12].
En outre, un déterminant culturel important du pouvoir politique américain est la nécessaire protection de son expérience démocratique à l’extérieur des frontières. La nation américaine est apparue, entre 1776 (Déclaration d’indépendance) et 1787 (Constitution américaine), dans un processus révolutionnaire. Cette première guerre victorieuse a toutefois amené le président George Washington à plaider pour la mise en place d’une armée fédérale professionnelle en complément des milices, sacrées par la Constitution mais peu efficientes sur le plan militaire et n’ayant pu empêcher la défaite de 1812 contre les Britanniques. Son vœu a été exaucé dès 1815. Ce mécanisme d’adaptation et d’évolution institutionnelle a été réactivé à chaque surprise stratégique. Cela a été le cas en 1898 suite à la destruction d’un navire américain à Cuba, puis en 1917, lorsque le gouvernement britannique informa le gouvernement américain d’une menace pesant contre lui, ce qui l’entraîna dans la Première Guerre mondiale. C’est ensuite le choc de l’attaque japonaise à Pearl Harbor, le 7 décembre 1941, qui constitua un point de rupture. Ainsi, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le président Truman souhaita faire évoluer les institutions : la loi sur la sécurité nationale de 1947, pierre angulaire de l’architecture actuelle de sécurité nationale, a été conçue pour prévenir une nouvelle surprise. Les attentats du 11 septembre 2001 ont réactivé cette représentation et participé à la conception d’une stratégie de lutte globale contre le terrorisme à l’étranger. L’ingérence russe de 2016 dans le processus électoral américain constitue la dernière surprise stratégique.
Cette représentation de vulnérabilité à l’égard de l’étranger sous-tend en partie la politique de soutien à l’Ukraine qui est un moyen pour réduire la menace stratégique en provenance de la Russie. Dans le domaine cyber américain, elle s’incarne dans la doctrine de Persistent Engagement et dans les opérations offensives menées dans l’espace numérique, en 2018, 2020 et 2022, pour préserver le processus électoral américain.
Les représentations américaines d’une menace russe stratégique
Figure 1 : Carte des représentations américaines de la menace russe
Cliquer sur la vignette pour agrandir la carte. Conception et réalisation : J. Guiffard
Guiffard/Diploweb.com
Lors de la dislocation de l’URSS, en décembre 1991, la classe politique américaine entrevoyait l’espoir d’une démocratisation rapide de l’espace post-soviétique. Le président russe Boris Eltsine incarnait cet espoir, mais son passage a été vécu comme une simple vague par un « Etat profond » [13] russe resté soviétique [14]. En effet, lors de la première guerre de Tchétchénie de 1994 à 1996, le gouvernement américain aurait soutenu les forces séparatistes, sous l’influence des représentations des cercles conservateurs américains d’une Russie trop puissante pour qu’elle puisse être préservée en l’état, sans qu’elle ne pose une menace existentielle aux Etats-Unis. Cette erreur d’analyse a eu un effet très important sur le retour de « l’Etat profond » soviétique. La guerre de Tchétchénie a ressoudé le système de sécurité russe et favorisé l’arrivée du poutinisme.
Les représentations américaines diffèrent de celles de l’Etat russe et expliquent les surprises stratégiques des années 2010. Si le système de sécurité russe se ressaisit dès 1996, le réveil est plus tardif dans les institutions américaines. Le changement de ton est observé lors du discours du président Poutine à la conférence de sécurité de Munich, en 2007, qui se veut un défi ouvert et assumé à la politique américaine dans le monde. Pour autant, un héritage de méfiance ne suffit pas à faire prendre conscience aux acteurs politiques de la dimension stratégique de la menace russe et un consensus existe parmi les enquêtés sur le fait que la prise russe de la Crimée, en 2014, a constitué un réveil tardif et que l’ingérence russe dans le processus électoral de 2016 a constitué le point de non-retour. La menace russe redevient stratégique et les activités cybercriminelles russes, notamment les cyberattaques de Solarwind (2020) et de Colonial Pipeline (2021), participent de cette révolution mentale.
Ainsi, la relance de l’invasion russe en Ukraine de février 2022 s’inscrit dans un contexte radicalement différent de mars 2014. Gavin Wilde le résume ainsi : « La guerre en Ukraine a revigoré toute la machine sur la Russie : les agences de renseignement, le Cybercom, le DoD et les militaires ». Ce réflexe a été « naturel » et renforcé par la réactivation des anciennes représentations de la Guerre froide.
Figure 2 : Frise de l’évolution des représentations américaines à l’égard de la Russie
Cliquer sur la vignette pour agrandir la frise. Conception et réalisation : J. Guiffard
Guiffard/Diploweb.com
Les cercles politiques américains en faveur d’un soutien fort à l’Ukraine
Les cercles politiques et d’influence de Washington D.C. partagent des positions communes sur la guerre en Ukraine et exercent une pression sur le gouvernement américain pour intervenir fortement en faveur de l’Ukraine.
Marlène Laruelle indique qu’une séparation existe sur le sujet de la guerre en Ukraine entre ce qu’elle nomme les « cercles de décision » [15] et les « cercles politiques ou d’influence » [16]. Les premiers, dont le gouvernement Biden est l’acteur principal, mènent une politique prudente car ils doivent prendre en compte les différentes contraintes qui s’imposent. Cette politique de prudence entre en contradiction avec les cercles politiques ou d’influence, très présents à Washington D.C., qui soutiennent majoritairement une politique forte de soutien à l’Ukraine. Un nombre important de cadres du DoS ou du NSC, et un très grand nombre de think-tanks portent une voix forte dans le débat public. Ces personnalités ont souvent un profil de carrière de « vétérans de la Guerre froide », ayant effectué une partie de leur carrière avant la dislocation de l’URSS ou ayant eu des fonctions liées aux enjeux transatlantiques et européens. Plusieurs représentations expliquent ces prises de parole :
. La frustration du DoS, des anciens diplomates en think-tanks et des responsables du parti démocrate à l’égard de la Russie, en raison de l’échec de la politique de reset de l’administration Obama menée entre 2009 et 2014. Cette politique de la main-tendue n’a pas été saisie par le président Poutine ;
. Le vote, le 12 novembre 2012, par l’organe législatif russe (Douma) d’une loi sur les « agents de l’étranger » qui a permis au pouvoir russe de contraindre juridiquement les ONG recevant un soutien ou des fonds en provenance de l’étranger ;
. Dans les rangs du parti démocrate, cette frustration s’est transformée en colère suite à l’ingérence russe dans les élections nationales de 2016. Pour les démocrates, cette ingérence a permis la victoire du président Trump, sans que le lien ne soit avéré.
L’Ukraine devient l’icône du parfait allié américain
Les relations historiques entre les Etats-Unis et l’Ukraine ne datent ni de février 2022, ni de mars 2014. Ainsi, à Washington D.C., se dresse une statue de Taras Shevchenko, poète et figure nationale ukrainienne, érigée en 1964 et sur laquelle se trouve une stèle avec les mots suivants :
« Dédiée à la libération, la liberté et l’indépendance de toutes les nations captives. Ce monument de Taras Shevchenko, poète ukrainien du XIXe s. et combattant pour l’indépendance de l’Ukraine et la liberté de toute l’humanité qui, sous le joug colonial et la tyrannie impérialiste étrangère russe, appelle pour « la nouvelle et juste loi de Washington » ».
Les représentations qui s’expriment sont assez claires et font écho aux discours actuels. Bien que le contexte soit différent, cette statue incarne la constante d’une politique américaine de soutien à l’indépendance politique de l’Ukraine.
Cette proximité historique a favorisé l’engagement américain dès le début de la guerre russo-ukrainienne. L’établissement d’un partenariat institutionnel depuis 2014 et couvrant plusieurs domaines (institutions, soutien économique et budgétaire, coopération technique, formation, armement, cyber) a ensuite permis la construction progressive d’une proximité et d’une confiance suffisantes pour nourrir les représentations de fiabilité de l’allié ukrainien. Le leadership démontré par le président Zelensky (2019 – ) et la combativité des forces ukrainiennes a ensuite confirmé la force de nouvelles représentations américaines d’un allié ukrainien déterminé et héroïque, nécessitant le soutien américain.
Cette proximité n’était pas une évidence pour l’administration Biden. Plusieurs enquêtés ont aussi évoqué une difficulté à nourrir de la confiance dans les institutions ukrainiennes, jugées corrompues et infiltrées par les services de renseignement russes. Pour cette raison, le gouvernement ukrainien et ses relais dans les cercles politiques américains ont su utiliser les codes culturels américains pour déployer une stratégie de communication efficace.
La confrontation de ces représentations variées et divergentes ont mis le gouvernement américain sous une forte tension, l’amenant dès 2014 à mener une politique de soutien indirect aux Ukrainiens, politique qui a changé d’ampleur mais pas de nature en février 2022. Cette absence de changement résulte de l’équilibre de ce conflit de représentations qui n’a pas sensiblement évolué avec l’invasion russe de grande ampleur. Dans cette logique indirecte, le partage de renseignement et l’appui en cyber ont constitué des dimensions privilégiées, permettant d’obtenir des résultats importants pour la sécurité ukrainienne mais aussi américaine.
Copyright 2023-Guiffard/Diploweb.com
Bibliographie
LACOSTE, Yves, dir., Dictionnaire de géopolitique, Flammarion, Paris, 1993, 1728 p. CATTARUZZA, Amaël, LIMONIER, Kevin, Introduction à la géopolitique, Armand Colin, Paris, 2019, 288 p. VEN BRUUSGAARD, Kristin, « Russian nuclear strategy and conventional inferiority » in Journal Of Strategic Studies, volume 44:1, Informa UK Limited, Taylor & Francis Group, 2021, pp3–35. LIMONIER, Kevin, « La Russie et la mer Noire : histoire d’une mise en récit géopolitique » in Questions Internationales n°72, La Documentation française, Paris, 2015. PAYNE, Keith B., « Thinking Anew about US Nuclear Policy toward Russia » in Strategic Studies Quarterly, Vol. 11 : 2, Air University Press, 2017, pp.13-25 BALTHAZAR, Louis, « Chapitre 3. Le cadre culturel. Le style national » in DAVID, Charles-Philippe, dir., La politique étrangère des Etats-Unis, 4e édition, Presse de Sciences Po, Paris, 2022, pp.99-131. VAN PUYVELDE, Damien, « Médias, responsabilité gouvernementale et secret d’État : l’affaire WikiLeaks » in LeTemps des médias, volume 16, 2011, pp.161-172 RID, Thomas, « Cyber War Will Not Take Place » in Journal of Strategic Studies, volume 35:1, Taylor & Francis Ltd, 2012, pp5-32. BALTHAZAR, Louis, « Chapitre 3. Le cadre culturel. Le style national » in DAVID, Charles-Philippe, dir., La politique étrangère des Etats-Unis, 4e édition, Presse de Sciences Po, Paris, 2022, pp99-131. MATLOFF, Maurice, dir., American Military History, bureau du chef de l’histoire militaire de l’US Army, Washington DC, 1969, 713 p. TAILLAT, Stéphane, « Cyber opérations offensives et réaffirmation de l’hégémonie américaine : une analyse critique de la doctrine de Persistent Engagement » in DOUZET, Frédérick, dir., Géopolitique de la datasphère, Editions La Découverte, Paris (France), 2020, pp313-328 ; HEALEY, Jason, « The implications of persistent (and permanent) engagement in cyberspace », in Journal of Cybersecurity, Oxford Press, 2019, pp.1–15 O’NEIL, Patrick H. « The Deep State : An Emerging Concept in Comparative Politics » in Comparative Politics, SSRN, 2017, pp. 1-30. Traduction par l’auteur. SAROTTE, M.E., Not One Inch : America, Russia, and the Making of Post-Cold War Stalemate, Yale University Press, 2022, 568 p. TALLON, Jean-marc, « Incertitude stratégique et sélection d’équilibre : deux applications » in Revue d’économie industrielle, n°114-115, Éditions techniques et économiques, Nice, 2006, p. 105. ROVNER, Joshua, « Cyber War as an Intelligence Contest », blog War on the rocks, 16/09/2019.
[1] Martin Matishak, « NSA chief trumpets intelligence sharing with Ukraine, American public », The Record, 10/03/2022.
[2] CATTARUZZA, Amaël, LIMONIER, Kevin, Introduction à la géopolitique, Armand Colin, Paris, 2019, 288 p.
[3] Erin Banco et al., « ‘Something Was Badly Wrong’ : When Washington Realized Russia Was Actually Invading Ukraine », Politico, 24/02/2023.
[4] Entretien anonyme avec un responsable de la sécurité nationale, Washington, le 14 février 2023.
[5] Notion issue de l’économie : « l’incertitude sur les actions et les croyances des autres, dans la modélisation d’une situation d’interaction ».
[6] Entretien avec l’amiral Michael Rogers, ancien directeur de la NSA (2014-2018), par appel vidéo, le 03 mars 2023.
[7] Entretien anonyme avec un responsable de la sécurité nationale, Washington, le 14 février 2023
[8] Entretien anonyme avec un ancien cadre de la sécurité nationale de l’administration Trump, par appel vidéo, le 15 février 2023.
[9] BALTHAZAR, Louis, « Chapitre 3. Le cadre culturel. Le style national » in DAVID, Charles-Philippe, dir., La politique étrangère des Etats-Unis, 4e édition, Presse de Sciences Po, Paris, 2022, pp.99-131
[10] Jim Garamone, « China Military Power Report Examines Changes in Beijing’s Strategy », US DoD, 29/11/2022
[11] VAN PUYVELDE, Damien, « Médias, responsabilité gouvernementale et secret d’État : l’affaire WikiLeaks » in LeTemps des médias, volume 16, 2011, pp. 161-172.
[12] Entretien anonyme avec un responsable de la sécurité nationale, Washington, le 14 février 2023
[13] Définition du politiste Patrick O’Neil du concept d’État profond : « [un] ensemble d’institutions coercitives, d’acteurs et de relations au-delà de ceux officiellement chargés de la défense, du renseignement et de la police. Poussé politiquement par une logique de tutelle et exerçant un haut degré d’autonomie, l’État profond se justifie par la nécessité de défendre la nation contre de prétendues menaces existentielles. ».
[14] Entretien avec Marlène Laruelle, directrice de l’institut pour les études européennes, russes et eurasiennes (IERES) à l’université Georges Washington, Washington, Etats-Unis, le 13 février 2023.
Le CF2R a pris la décision de publier ce texte[1], car il est d’une importance capitale pour comprendre la position de la Russie et sa perception de l’évolution géopolitique de l’année à venir. Il n’apporte ni approbation, ni improbation aux propos qui y sont tenus.
Les turbulences mondiales provoquées par la lutte acharnée entre l’Occident, qui tente de maintenir sa domination, et les nouveaux centres de pouvoir qui revendiquent le droit à un développement souverain, continueront de toute évidence à prendre de l’ampleur au cours de l’année à venir. En outre, il y a lieu de croire que le processus de restructuration du monde qui se déroule sous nos yeux s’accompagnera d’un réveil géopolitique d’un nombre croissant de pays, de peuples et de continents entiers cherchant à se libérer de la « stupéfaction » libérale-totalitaire.
Le conflit fondamental, ou peut-être déjà existentiel, entre « l’ancien » et le « nouveau » monde, sous-jacent depuis 30 ans, depuis la fin de la Guerre froide, et entré dans une phase ouverte avec le début de l’opération militaire spéciale en Ukraine, puis s’est étendu géographiquement au cours de l’année écoulée. L’agenda mondialiste et ouvertement antihumaniste imposé avec persistance par Washington et ses alliés suscite le rejet d’un nombre croissant d’États non occidentaux qui partagent les idées de la multipolarité et adhèrent à une vision traditionnelle du monde. Tout cela multiplie les risques d’instabilité et conduit à une augmentation des processus chaotiques dans l’arène de la politique internationale, ce qui exige beaucoup de retenue et de prévoyance de la part des dirigeants mondiaux.
Le paysage mondial qui s’est dessiné jusqu’à présent ressemble de plus en plus à une situation révolutionnaire classique : le « sommet », représenté par les États-Unis affaiblis, ne peut plus assurer son propre leadership ; et la « base » – dans laquelle l’élite anglo-saxonne inclut tous les autres pays – ne veut plus se soumettre au diktat de l’Occident. Afin d’éviter un effondrement radical de l’ensemble de la « superstructure » mondiale qui existe actuellement et qui ne profite qu’aux Anglo-Saxons, les hauts responsables euro-atlantiques vont s’attacher à la création d’un chaos contrôlé, déstabilisant la situation dans des régions clés de la planète en montant certains États « récalcitrants » contre d’autres, puis en formant autour d’eux des coalitions opérationnelles et tactiques sous le contrôle de l’Occident.
Cependant, la spécificité de la situation actuelle est que Washington et ses satellites sont de moins en moins en mesure de réaliser pleinement leurs desseins destructeurs. Les acteurs mondiaux responsables – parmi lesquels la Russie, mais aussi la Chine, l’Inde et de nombreux autres États – se sont unis et démontrent leur volonté de s’opposer résolument aux aventures extérieures et de mettre en œuvre de manière indépendante la résolution des crises, comme c’est le cas, par exemple, en Syrie. En outre, même les plus proches alliés des États-Unis cherchent désormais à diversifier leurs liens face à l’incapacité de plus en plus évidente de l’ancien hégémon à garantir leur sécurité. À cet égard, l’escalade dans la zone de conflit israélo-palestinienne, sans précédent au XXIe siècle, a donné à réfléchir à de nombreux responsables politiques occidentaux, habitués à miser sur des relations privilégiées avec Washington.
Il est évident que l’année à venir sur la scène mondiale sera marquée par une nouvelle intensification de la confrontation entre les deux principes géopolitiques : le principe anglo-saxon, ou insulaire, « diviser pour régner » et le principe continental, directement antagoniste, « unir pour diriger ». Les manifestations de cette confrontation féroce au cours de l’année à venir seront observées dans toutes les régions du monde, même les plus éloignées : de l’espace post-soviétique, le plus important pour nous, à l’Amérique du Sud et à l’océan Pacifique.
En ce qui concerne la situation en Ukraine, on peut s’attendre à ce que les politiciens occidentaux, en raison de l’impossibilité objective de remporter une victoire militaire sur notre pays, se montrent ardents à essayer de prolonger les combats autant que possible et essaient de transformer le conflit ukrainien en un « deuxième Afghanistan », en comptant sur notre épuisement progressif dans la lutte des potentiels. Ils pensent y parvenir, comme auparavant, grâce à un ensemble de mesures économiques et militaro-diplomatiques, y compris des sanctions qui violent les normes du droit international et la fourniture continue d’armes et d’équipements militaires à Kiev.
Néanmoins, il est très probable qu’un soutien accru à la junte de Kiev – en particulier compte tenu de la « toxicité » croissante de la question ukrainienne pour l’unité transatlantique et la société occidentale dans son ensemble – accélérera le déclin de l’autorité internationale de l’Occident. L’Ukraine elle-même se transformera en « trou noir », absorbant les ressources matérielles et humaines. En fin de compte, les États-Unis risquent de créer pour eux-mêmes un « deuxième Vietnam », avec lequel chaque nouvelle administration américaine devra composer jusqu’à ce qu’une personne sensée, ayant le courage et la détermination de « boucher le trou », arrive au pouvoir à Washington.
En 2024, le monde arabe restera l’espace principal de la lutte pour l’établissement d’un nouvel ordre mondial. C’est là que l’on voit le plus clairement comment les prétentions des élites mondialistes au rôle d’hégémon, qu’elles s’imaginaient incarner après la disparition de l’URSS, sont en train de s’effondrer. L’invasion de l’Irak, le tristement célèbre « printemps arabe » qui a détruit la Libye et le Yémen pacifiques, la guerre prolongée en Syrie, l’émergence du monstrueux groupe terroriste ISIS et, enfin, les tentatives de collision entre les « pôles » sunnite et chiite au Moyen-Orient en sont les manifestations – il ne s’agit en aucun cas d’une liste complète des manifestations criminelles de la pensée stratégique en vigueur à Washington et dans certaines autres capitales occidentales. Les administrations républicaines et démocrates qui se sont succédé à la Maison Blanche ont toujours suivi cette voie dans le seul but d’exercer une domination sans partage comme en témoigne la présence militaire américaine massive de la Méditerranée aux mers d’Arabie.
La raison principale de l’effondrement de cette politique occidentale unilatérale et à courte vue est incroyablement simple : il s’agit d’un nouveau – et cette fois véritable – réveil des peuples du Moyen-Orient, contrairement au tristement célèbre « printemps arabe » orchestré par Washington il y a dix ans. Ce réveil se manifeste, d’une part, par l’arrivée au pouvoir, dans un certain nombre de pays arabes, de dirigeants forts et souverains et, d’autre part, par la croissance rapide des sentiments anti-américains et, plus largement, anti-occidentaux dans la région. Le monde multipolaire est déjà une réalité que les mondialistes ne pourront pas « annuler ». Ce qui semblait presque impossible hier : la normalisation des relations entre l’Arabie saoudite et l’Iran, leur adhésion aux BRICS avec l’Égypte et les Émirats arabes unis, le retour de la Syrie au sein de la « famille arabe », sont aujourd’hui des faits incontestables.
La Russie s’en félicite de toutes les manières possibles et, dans la mesure du possible, continuera de contribuer au succès de ces processus. Mais l’essentiel est que tout cela témoigne de l’état d’esprit qui règne dans le monde arabe en faveur d’une résolution mutuellement acceptable des conflits, d’une recherche commune des moyens de résoudre les problèmes de sécurité et de l’établissement de relations constructives et prévisibles, soutenues par des intérêts économiques et humanitaires communs.
Dans ce contexte, on ne peut manquer de mentionner le rythme élevé du développement des relations mutuellement bénéfiques entre les pays arabes, la Russie et la Chine, malgré les tentatives désespérées des États-Unis et de l’Union européenne pour l’empêcher. Au cours de l’année à venir, l’Afrique continuera également à suivre avec confiance la voie qui lui permettra de devenir l’un des centres de pouvoir indépendants sur la scène mondiale. Les pays africains font preuve d’une indépendance croissante en matière de politique étrangère et intérieure, et leurs voix sont de plus en plus fortes à l’ONU. À l’avenir, le rôle de l’Union africaine en tant qu’institution mondiale capable de résoudre les crises en Afrique sans aide extérieure augmentera également. En fait, nous assistons aujourd’hui à une véritable décolonisation du continent noir, qui commence à se comprendre comme un sujet à part entière des relations internationales, et non seulement comme un marché de ressources bon marché, comme le voient encore les Anglo-Saxons.
La République centrafricaine et le Mali sont des preuves éclatantes du processus croissant de refonte de l’identité géopolitique de l’Afrique. Les nouvelles autorités de Bangui et de Bamako ont trouvé le courage de s’engager dans la voie d’un rejet décisif du patronage de la France et de « l’Occident collectif » en faveur de l’établissement de liens étroits avec notre pays dans les domaines économique, militaires et politiques, et ont été en pratique convaincus de la justesse de leur choix. Je suis certain que leur exemple inspirera d’autres États du continent noir intéressés à mettre en œuvre une politique souveraine fondée principalement sur les intérêts nationaux et ne dépendant pas des caprices des élites occidentales.
Dans le même temps, il est évident que les anciennes métropoles ne renonceront pas à leurs tentatives de saper les aspirations des Africains à un développement souverain, en utilisant le « kit du gentleman » éprouvé des méthodes coloniales classiques : des promesses sans fin d’assistance financière et militaro-politique, l’incitation délibérée à des conflits interétatiques, la propagation de l’idéologie islamiste radicale et des interventions militaires directes. Toutefois, cela ne fera qu’encourager les dirigeants régionaux à rechercher des « fournisseurs » de sécurité plus fiables, à savoir la Russie, la Chine et l’Inde, ainsi que les monarchies arabes, qui ne disposent pas d’un sombre passé colonial et, surtout, qui sont prêts à offrir aux pays et aux peuples d’Afrique une coopération sur une base d’égalité et non idéologique.
Il convient de noter que des processus similaires se développent activement partout, y compris en Amérique latine, que les Américains ont toujours considérée comme leur « arrière-cour ». Là aussi, il existe une demande de structures d’intégration indépendantes, non soumises aux diktats des Anglo-Saxons L’une d’entre elles est la Communauté des États d’Amérique latine et des Caraïbes (CELAC), à laquelle, de manière caractéristique, les États-Unis et le Canada ne sont pas censés participer.
Quelques mots à présent sur la situation au sein du bloc euro-atlantique lui-même. L’année prochaine, nous assisterons certainement à une augmentation du niveau de désunion publique et politique aux États-Unis et en Europe sur toute une série de sujets, du soutien à l’Ukraine à la promotion de l’agenda LGBT. L’un des signes avant-coureurs de cette tempête inévitable a été la Slovaquie, où le parti d’orientation nationale SMER-SSD dirigé par Robert Fico a remporté les récentes élections législatives malgré l’énorme pression exercée par les élites occidentales gaucho-libérales.
Je pense qu’en 2024, la plupart des campagnes électorales en Occident – élections européennes et élections présidentielles américaines – se dérouleront dans une atmosphère de confrontation dure entre les mondialistes, d’une part, et les partisans du réalisme en politique étrangère et des valeurs traditionnelles dans la sphère sociale, d’autre part. Bien qu’il ne soit guère pertinent de prédire le ton des campagnes à venir, on peut prédire avec une exactitude absolue que les politiciens occidentaux tenteront par habitude, d’accuser la Russie – ainsi que la Chine et d’autres États qui ont le courage d’offrir au monde leur propre vision du présent et de l’avenir, alternative au « camp de concentration » totalitaire-libéral – d’être responsables de l’augmentation inévitable des tensions internes dans leurs pays.
Pendant ce temps, une réalité fondamentalement nouvelle apparaît dans l’espace eurasiatique, dont les contours ont commencé à se dessiner avec le retour de la Crimée à la Russie et la réintégration des républiques populaires de Lougansk et de Donetsk, ainsi que des régions de Kherson et de Zaporozhye. Je suis convaincu qu’en 2024, le rôle unificateur de Moscou en tant que centre des principaux projets d’intégration du continent ne fera que se renforcer.
C’est également ce qu’indique l’émergence d’une vaste alliance entre la Russie et ses alliés et partenaires de la CEI[2], de l’OTSC[3] et de l’OCS[4], ainsi que l’émergence du « Grand Partenariat eurasien ». La qualité la plus importante de ces structures, qui les distingue fondamentalement des blocs occidentaux, est leur non-orientation contre les pays tiers et leur focalisation sur la création d’un ordre mondial juste basé sur le respect inconditionnel de la souveraineté et le respect du droit international.
Une association aussi représentative que les BRICS, dont six nouveaux États deviendront membres à part entière au cours de l’année à venir, dispose d’un puissant potentiel pour construire une architecture équitable et véritablement démocratique des relations internationales.
Dans le cadre de la campagne pour discréditer ce forum, les médias occidentaux le présentent souvent comme une alternative au G7 promu par Moscou et Pékin. Or, le G7, ce sont les États-Unis et les six satellites qui les servent, et l’ordre qui règne au sein de ce bloc n’est pas très différent d’une prison, où seul le directeur principal a le droit de vote, tandis que le les autres sont obligés d’exécuter docilement sa volonté.
De leur côté, les BRICS, surtout dans leur composition élargie, sont une alliance de puissances égales – ou plutôt d’États civilisationnels, pour reprendre les termes du président Vladimir Poutine – qui cherchent à trouver ensemble un moyen de parvenir à une solution commune aux problèmes. Je suis persuadé que la prochaine présidence russe du Conseil de l’Union européenne sera un succès. Je suis également convaincu que la prochaine présidence russe des BRICS en 2024 donnera un élan supplémentaire au développement de ce format véritablement prometteur.
Il ne fait aucun doute que les États-Unis et leurs alliés continueront à prendre des mesures pour exercer une pression directe et indirecte sur notre pays, ainsi que sur tous ceux qui n’acceptent pas de « déposer leur âme » et de « prêter allégeance » aux valeurs néolibérales. Au cours de l’année à venir, nous nous attendons à ce que les attaques anglo-saxonnes s’intensifient, y compris dans les instances internationales, principalement à l’ONU, ainsi que dans le cadre de divers « sommets pour la démocratie » révisionnistes et de formats multilatéraux ad hoc. Le véritable objectif de ces entreprises est visible à l’œil nu : sous le prétexte d’une réponse collective à la « menace » russe, chinoise ou autre, poursuivre le démantèlement des institutions de gouvernance issues de la Seconde Guerre mondiale, supprimant ainsi les derniers obstacles à l’odieux « ordre fondé sur des règles » imposé par les Américains.
Ici, je me permettrai de citer une fois de plus le président russe, qui a qualifié cet « ordre » « d’absurdité » et de tentative de remplacer le droit international. J’ajouterai pour ma part que dans le monde multipolaire émergent, ce « produit pourri » se vend déjà mal, même parmi les hommes politiques occidentaux qui ne veulent pas défendre les intérêts étroits des élites anglo-saxonnes et de certains groupes d’influence. Que dire du reste. Les dirigeants et les peuples de la grande majorité des États de la planète reconnaissent depuis longtemps le caractère hypocrite de l’Occident et ne croient plus à ses belles et fausses promesses : le réveil mondial est irréversible.
Je suis convaincu que nous devons également nous réveiller pleinement de la « drogue » libérale des années 1990 et revenir à nos racines. Nous avons notre propre chemin. La Russie est un pays-civilisation unique avec une histoire millénaire qui ne peut être oubliée, et encore moins trahie.
C’est pour cette raison que nous avons décidé, afin de rétablir la justice historique, d’ériger sur le territoire du siège du SVR à Yasenevo un monument à la mémoire de Felix Edmundovich Dzerzhinsky, un homme d’État exceptionnel et le fondateur des services de renseignement extérieurs russes – un symbole de détermination, d’abnégation, d’acharnement, un héros qui est resté attaché à l’idée de construire un monde nouveau et juste jusqu’à la fin.
[1] Article paru dans le n°4(5) décembre 2023 du magazine Razvedchik, publié par la Fondation caritative pour la protection sociale des agents et des vétérans du renseignement extérieur de la Fédération de Russie (KGB, SVR). (Traduction CF2R)
[2] Communauté des états indépendants : organisation intergouvernementale composée de 9 des 15 anciennes républiques soviétiques créée en 1991 suite à la chute de l’URSS.
[3] Organisation du traité de sécurité collective : organisation intergouvernementale à vocation politico-militaire créée en 2002et regroupant l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, la Russie et le Tadjikistan.
[4] Organisation de coopération de Shangaï créée en 2001 par la Chine, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan. Elle s’est élargie à l’Inde et au Pakistan en 2017, et à l’Iran (2023). La Mongolie, la Biélorussie et l’Afghanistan sont membres observateurs.
Djibouti: L’Évolution de la Base Militaire Française au Cœur des Discussions lors de la Visite de Lecornu et Colonna
Le 14 décembre, les ministres français des Affaires étrangères et des Armées, Catherine Colonna et Sébastien Lecornu, ont effectué une visite à Djibouti dans le cadre des négociations en cours pour le renouvellement du Traité de coopération en matière de défense (TCMD). Initialement signé dans les années 1970, le TCMD a été prolongé en 2014 pour une durée de 10 ans, détaillant la configuration de la base militaire française à Djibouti. Cette base, abritant environ 1 500 soldats, revêt une importance stratégique pour Paris en tant que point de projection des forces françaises en Afrique et dans la zone Indo-Pacifique.
La visite, bien que symbolique, marque une transition des discussions d’ordre technique vers le domaine politique, cherchant à rééquilibrer les débats après la visite de ministres djiboutiens à Paris en mai dernier. Les rencontres entre Sébastien Lecornu, Catherine Colonna, leurs homologues djiboutiens, et le président Ismaël Omar Guelleh ont été décrites comme « constructives » par un participant.
L’avenir de la base militaire a été au cœur des discussions, en particulier les revendications financières et territoriales de Djibouti. Daoud Houmed, porte-parole de la majorité, souligne que le traité actuel ne correspond plus à la conjoncture actuelle ni aux besoins du pays. Djibouti demande une augmentation du loyer, soulignant également la pression foncière dans la zone du Héron, où est située la base. Il précise que le loyer actuel de 30 millions d’euros est nettement inférieur à celui payé par d’autres partenaires étrangers, créant ainsi un important manque à gagner pour Djibouti.
Le contexte géopolitique a évolué, avec la menace des rebelles houthis en mer Rouge, la concurrence russe et chinoise dans la Corne de l’Afrique, et les aspirations maritimes de l’Éthiopie voisine. Djibouti a exprimé le besoin de protection, tandis que la France voit cette base comme cruciale pour étendre son influence jusqu’à la zone Indo-Pacifique. Malgré les tensions actuelles envers Paris sur le continent africain, les relations entre Djibouti et la France sont décrites comme « privilégiées » par Daoud Houmed, confirmant des « avancées » lors des discussions.
La France, consciente des enjeux, cultive ses bonnes relations en cherchant à résoudre le conflit territorial entre Djibouti et l’Érythrée. Cette démarche s’inscrit dans la volonté de préserver le lien privilégié avec Djibouti, un partenaire crucial qui est également membre d’institutions telles que la Ligue arabe.
Un autre point de discussion concerne la clause de sécurité du traité, engageant l’armée française à contribuer à la défense du territoire djiboutien, un principe maintenu exclusivement avec Djibouti. Bien que Paris n’écarte aucun sujet, la France aspire à un nouveau texte mutuellement bénéfique. Catherine Colonna a souligné la nécessité de sortir du domaine strictement militaire et de renforcer les partenariats axés sur le développement.
Les négociations vont maintenant être reprises par des techniciens lors de prochaines réunions en janvier, avec l’espoir d’un accord d’ici au printemps, démontrant la volonté des deux parties de parvenir à un consensus équilibré pour l’avenir de la base militaire française à Djibouti.
La base militaire française à Djibouti, officiellement connue sous le nom de Base de Défense de Djibouti (BDD), est située dans la région du Golfe d’Aden, sur la côte est de l’Afrique, à proximité stratégique de la Mer Rouge et du détroit de Bab el-Mandeb. La distance entre la base de Djibouti et Israël est d’environ 2 500 kilomètres.
Elle sert de plateforme logistique et opérationnelle pour les opérations militaires françaises dans la région, avec un accent particulier sur la lutte contre le terrorisme, la piraterie maritime et la stabilisation de la zone. Bien que la base de Djibouti puisse jouer un rôle dans la stabilité de la région, il n’y a pas d’alliance formelle ou de coopération militaire directe entre cette base et Israël.
On sera plus bref, car on a déjà beaucoup parlé sur ce blog. Ce qu’il faut d’abord retenir de La foudre et le cancer, c’est qu’on n’a pas attendu la « guerre hybride » pour parler des formes d’affrontement autres que la guerre ouverte. Profitons-en pour re-tuer cette expression de « guerre hybride » qui ne veut pas dire grand-chose car ce que l’on désigne généralement ainsi n’est pas de la guerre et ensuite parce que la guerre elle-même est toujours hybride, au sens où on y combine toujours des actions militaires et civiles.
Pour ma part, je parle toujours de « confrontation » par référence à la Confrontation de Bornéo de 1962 et 1966, exemple parfait d’opposition « avant la guerre » entre le Royaume-Uni et l’Indonésie. On pourra utiliser si on préfère le terme « contestation » situé entre la compétition et l’affrontement dans le Concept d’opérations des armées de 2021. En 1939, le capitaine Beaufre parlait de « paix-guerre » dans la Revue des deux mondes pour décrire cet état intermédiaire entre la paix totale et la guerre totale qui caractérisait les évènements en Europe depuis 1933.
Dans ce champ, rappelons-le tout est possible, y compris l’emploi des forces armées, du moment que l’on modifie favorablement le comportement politique de l’adversaire du moment sans franchir le seuil de la guerre ouverte. La seule limite est l’imagination.
Si on veut classifier les choses, il y a d’abord l’emploi de la force armée à des fins de dissuasion (empêcher un comportement hostile) ou de coercition (modifier un comportement hostile) mais toujours sans (trop de) violence. Ne nous étendons pas, c’est bien connu. Le blocus de Berlin (1948-1949) par l’armée soviétique et la réponse alliée par le pont aérien en est un exemple parfait. Les pays occidentaux savent faire aussi comme lors du « conflit de la langouste » en 1963 lorsque le général de Gaulle engage la marine nationale pour protéger les langoustiers français au large du Brésil ou à plus grande échelle lors du couple d’opérations Manta-Epervier (1983-1987) pour protéger le sud du Tchad contre la Libye de Kadhafi. De temps en temps, ces oppositions peuvent déboucher sur quelques accrochages et quelques frappes aériennes, mais la violence reste limitée. Étrangement, le général Delaunay ne parle pas de cet aspect ou cela m’a échappé, de la même façon qu’il ne parle pas de notre soutien aux armées et groupes armés qui servent nos intérêts, en Afrique en particulier comme l’armée tchadienne ou l’UNITA en Angola.
L’auteur s’intéresse beaucoup plus à ce qu’on appelle alors la « guerre révolutionnaire ». En fait, on l’a un peu oublié mais le terrorisme est le problème sécuritaire majeur des années 1970-1980. Il y a alors en Europe quelques groupes d’extrême-droite comme Charles-Martel en France mais surtout des organisations « rouges », Fraction armée rouge, Brigades rouges, Action directe et quelques autres, qui pratiquent attentats à la bombe et assassinats. Ces groupes rouges s’associent aussi régulièrement aux groupes palestiniens comme le FPLP, les FARL, ou Septembre Noir dans leurs actions, mais aussi aux groupes indépendantistes, tous également classés « révolutionnaires », comme l’ETA, l’IRA mais aussi le FLNC ou le FLNKS. Les attentats sont souvent moins meurtriers que les attentats djihadistes du XXIe siècle, mais très nombreux. Il n’y pas un mois, voire une semaine, à cette époque où on n’entend pas parler d’un attentat à la bombe ou d’un assassinat politique ou tentative d’assassinat. Tous ces groupes ont des motivations diverses, mais Delaunay voit la main de Moscou derrière la plupart d’entre eux, de la même façon que l’URSS soutient la plupart des groupes armés du Tiers-Monde luttant contre leurs États, selon le principe qu’il faut simplement soutenir tout ce qui peut faire du mal à l’adversaire.
Il n’évoque qu’avec quelques mots la menace islamiste montante depuis 1979, qu’elle soit salafiste ou chiite. La France est pourtant dans les années 1980 en confrontation non seulement avec la Libye – rappelons que l’attentat du vol UTA 772 en 1989, 170 morts dont 54 Français, est la plus grande attaque terroriste contre la France jusqu’en 2015 – mais aussi contre l’Iran et le Syrie. Les deux alliés nous ont déjà attaqués au Liban via des groupes libanais sous différentes formes – otages, assassinat de l’ambassadeur, attaques contre le contingent à Beyrouth – mais l’Iran va également porter le fer à Paris quelques mois après la publication de La foudre et le cancer, avec 11 attentats de 1985 à 1986 (13 morts, 303 blessés). La première vague de terrorisme jihadiste viendra d’Algérie quelques années plus tard.
Ce qu’il faut retenir à la lecture de La foudre et le cancer, c’est que le terrorisme est finalement presque une normalité dans l’histoire et la période relativement calme – sauf en Corse – de 1997 à 2012, apparait comme une anomalie. Le terrorisme apparaît comme l’expression violente d’idéologies politiques extrémistes. Son effacement est certes le résultat d’une action répressive, dont on constate à la lecture du livre qu’elle a mis beaucoup de temps à s’organiser et continue visiblement à poser problème, mais aussi et peut-être surtout de l’effacement parallèle des idéologies-mères et des sponsors étrangers. La Chine de Deng Xiaoping, au pouvoir à partir de 1982, a d’autres priorités. L’Iran gagne la confrontation contre nous. L’URSS disparaît. On négocie avec les indépendantistes. On peut donc croire ce cancer-là est endormi au milieu des années 1990, ce qui va certainement endormir la vigilance.
L’autre cancer décrit est l’« orchestre rouge », c’est-à-dire toutes les actions clandestines possibles de l’Union soviétique, comme le sabotage qui reste surtout à l’état de préparation en attente du Grand soir et de la grande offensive, mais qui pensait-on pouvait être très destructeur. Notons que dans les années 1980, on parle déjà de lutte informatique comme dans le roman Soft War (1984) de Denis Beneich et Thierry Breton. L’Union soviétique pratique surtout à grande échelle l’espionnage et l’infiltration des réseaux politiques. On pratique aussi à l’époque bien sûr, la contrainte économique (et de souligner dans le livre que les Soviétiques ont « barre sur nous en nous vendant du gaz »), l’instrumentalisation du sport avec les boycotts de part et d’autre des jeux olympiques de 1980 et 1984 ou des matchs qui virent à l’affrontement politique comme le match de hockey entre les Etats-Unis et l’URSS à Lake Placid en 1980 qui a marqué les esprits. Bref, en la matière les années 2020 n’ont pas inventé grand-chose.
Elles n’ont même pas inventé ce qu’on appelle aujourd’hui l’« influence » mais qu’on baptisait « subversion » jusqu’à la fin des années 1980, lorsque là encore on a cru que c’était terminé avec la fin de l’URSS. Paru en 1982, Le montage de Vladimir Volkoff fait un tabac chez les militaires, dont le top management a fait les guerres d’Indochine et d’Algérie – Delaunay y a été grièvement blessé – et y revenu à la fois imprégné par cette idée de subversion et frustré de ne pas pouvoir en parler, après le fiasco de la « guerre psychologique » en Algérie.
Comme beaucoup, le général Delaunay est persuadé qu’il y a dans notre pays, une entreprise délibérée de corrosion des valeurs afin de l’affaiblir. Il n’est pas loin de penser, d’autres ont moins de retenue, que les militaires voient cela mieux que les autres et qu’il est leur devoir de proposer une contre-offensive psychologique. Je crois pour ma part que les sociétés changent vite en fonction des circonstances (à la suite d’un débat en1933, les étudiants d’Oxford votent que jamais ils n’iront « mourir pour le Roi et la Patrie » et en 1939 ils se portent volontaires en masse pour intégrer la RAF) et qu’il est un peu vain, comme en stratégie, de tracer des lignes de fuite trop lointaines sur l’évolution des sociétés car elles seront forcément démenties et parfois brutalement. Je ne suis par certain non plus que les militaires soient plus légitimes et compétents que les autres, ni moins d’ailleurs, pour évaluer et faire évoluer la société. Après tout, les « colonels » ont pris le pouvoir en Grèce en 1967 au nom de la lutte contre la subversion et le retour des valeurs (interdiction de mini-jupe et des cheveux longs) et cela s’est terminé en pantalonnade sept ans plus tard car ils n’avaient aucunes compétences pour gouverner. Mais c’est un autre débat. Les chapitres que le général Delaunay sur le sujet, la majeure partie du livre, sont tout à fait intéressants et intelligents. Je rejoins totalement tout ce qui est dit sur l’expression libre et large nécessaire sur les questions de Défense ou encore sur la gestion économique de cette Défense.
Le défaut d’un historien est souvent de ne rien trouver de nouveau dans les situations du moment puisqu’il y aura toujours dans le passé quelque chose qui y ressemblait. C’est évidemment trompeur car il y a toujours aussi des choses inédites dans les évènements du jour, mais c’est un défaut utile pour l’action. Il est donc lire et relire les écrits d’un passé que l’on croit ressemblant à notre époque, on y trouve toujours de quoi éclairer celle-ci.
Le 7 octobre, la France confrontée aux horreurs perpétrées par le Hamas, a rapidement condamné les actes. Cependant, une étrange évolution s’est produite, déplaçant l’indignation vers Israël au prétexte d’une riposte disproportionnée. Claude Ascenci explique cette stratégie utilisée par le Hamas, qui partage des similitudes avec le FLN.
Le 7 octobre, la France a découvert avec horreur les abominations dont le Hamas était capable. Réserve faite des banlieues islamisées et de la mouvance islamo-gauchiste, la condamnation a été unanime. Pourtant, au fil des jours, l’indignation s’est estompée et les critiques se sont reportées sur Israël au prétexte d’une riposte disproportionnée. Étrange démarche qui renvoie dos à dos victimes et agresseurs. Pour les plus anciens d’entre nous, ce processus est bien connu : c’est celui dont a bénéficié le FLN en Algérie et dont nous payons encore le prix sur les plans politique, diplomatique et historique.
Dans ces deux conflits, l’arme principale des insurgés est la terreur. Elle vise un triple but : obtenir la soumission des populations, creuser le fossé entre les communautés et provoquer des représailles aussi féroces que possible. Les horreurs commises par le Hamas sont trop proches pour qu’il soit nécessaire de les rappeler. En revanche qui se souvient encore des massacres commis par les nationalistes algériens à Sétif, Guelma, Djidelli, El-Halia, Melouza, Oran, etc. La liste serait trop longue à détailler mais tout au long de ces huit années de guerre, l’horreur a succédé à l’horreur avec sa litanie de femmes violées et éventrées, d’enfants égorgés et de prisonniers torturés à mort.
Une riposte difficile à mesurer
Hier comme aujourd’hui, pareilles exactions ne peuvent rester impunies. Elles sont inévitablement suivies d’une riposte dont le dosage est facile à mesurer pour les donneurs de leçons en chambre, mais qui l’est beaucoup moins pour les décideurs et encore moins pour ceux qui, sur le terrain, sont confrontés à l’horreur de la situation. Un bon massacre bien sanglant permet d’ouvrir la porte à ce qu’on qualifiera ensuite de « représailles féroces », de « riposte disproportionnée » ou de « vengeance aveugle ». La « bataille d’Alger » constitue le parfait exemple du bénéfice à attendre de cette stratégie. Tout le monde a entendu parler des moyens mis en œuvre par les parachutistes pour éradiquer le terrorisme, mais personne ne sait qu’on comptait en moyenne 300 attentats par mois à Alger au printemps 1957 ! La victoire militaire s’est effacée devant le scandale politique et ne reste dans les mémoires que le souvenir d’une répression « aveugle et disproportionnée ». On l’a vu à Sétif, à Sakiet-Sidi-Youssef et en bien d’autres lieux. On le voit déjà à Gaza.
Les médias, relais de la propagande
L’orchestration médiatique des événements permet en outre de transmettre à la postérité des chiffres totalement falsifiés. Il en fut ainsi à Sétif où les rapports officiels parlent de 600 morts du côté des rebelles. Les historiens, avec les précautions d’usage, estiment ce chiffre à 3 000 morts au maximum. Le gouvernement algérien, lui, n’hésite pas à avancer celui de 45 000 porté même à 60 000 par Ferhat Abbas ! Ces chiffres délirants sont hélas bien souvent repris par des journalistes, des « chercheurs » … et des politiques de tout bord ! De même, le souvenir qui risque de rester de la « bataille de Gaza » est celui des bombardements israéliens et du nombre de victimes calculé par le Hamas tandis que la tragédie du 7 octobre serait occultée, ignorée, voire niée.
La stratégie du Hamas est bien la même que celle du FLN. Comme elle, elle s’appuie sur la terreur exercée aussi bien sur sa propre population que sur celle de l’adversaire. Comme elle, elle repose sur un pouvoir sans partage acquis par la force en éliminant toute opposition interne : le MNA de Messali Hadj en Algérie, le Fatah de Mahmoud Abbas à Gaza. Comme elle, elle bénéficie d’appuis solides à l’étranger : Egypte, Tunisie, Maroc pour le FLN, Qatar, Iran, Syrie pour le Hamas.
Bien évidemment, l’environnement international a profondément changé, les objectifs des protagonistes ne sont pas les mêmes, les moyens d’information ont considérablement évolué mais la démarche reste identique : se présenter en victime, remporter la bataille de l’opinion publique et faire passer à la postérité le narratif mis au point, ici par le FLN, là par le Hamas.
Espérons qu’au contraire de la France, Israël aura la volonté et la capacité de transmettre à l’Histoire une version des faits plus conforme à la réalité vécue sur le terrain !
Source photo bandeau : Hosny Salah via Pixabay
(*) Claude ASCENSI est général de corps d’armée (2S). Il a commandé le 94° Régiment d’infanterie à Sissonne, dirigé le Bureau études stratégiques et militaires générales (BESMG) de l’Etat-major des armées, et a été directeur de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD). Nommé contrôleur général des armées en mission extraordinaire en 2000, il a servi comme chargé de mission réserves auprès du ministre de la défense jusqu’en septembre 2007.
En parallèle de l’écriture de mon prochain livre (teasing), en fait la synthèse et l’actualisation de mes notes d’analyse militaire sur le conflit entre Israël et le Hamas depuis dix-sept ans, je m’efforce de faire un peu de « rétro-prospective ». Cela rend humble et cela permet aussi de retrouver des éléments utiles pour analyser les choses de notre époque. Aujourd’hui on va parler de La foudre et le cancer du général Jean Delaunay, écrit il y a presque 40 ans et publié en1985. Comme il y a beaucoup de choses à dire, on fera ça en deux fois.
Aujourd’hui, la foudre
Ce qu’il faut retenir, c’est d’abord le titre qui décrit bien la distinction entre les deux formes d’affrontement moderne : sous le seuil de la guerre ouverte et au-delà. C’est une distinction ancienne mais qui a été exacerbée par l’existence des armes nucléaires, car entre « puissances dotées » le franchissement du seuil de la guerre amène très vite à frôler celui, totalement catastrophique, de l’emploi des armes nucléaires. Autrement dit, le seuil de la guerre ouverte entre puissances nucléaires est un champ de force qui freine les mouvements à son approche et peut les accélérer après son franchissement, du moins le croit-on car on n’a jamais essayé. Dans cette situation l’affrontement ne peut être que long et peu violent ou bref et terrible.
Dans la première partie de son livre, présenté sous forme de faux dialogues, le général Delaunay expose d’abord sa conception de la foudre. L’ennemi potentiel de l’époque est alors clairement identifié : l’Union soviétique.
Le monde n’est pourtant pas alors aussi bipolaire qu’on semble le croire aujourd’hui. La Chine populaire mène alors son jeu de manière indépendante, après un franchissement de seuil contre l’URSS en 1969-1970 qui a failli virer à la guerre nucléaire. Le Petit livre rouge fait un tabac dans les universités françaises. Jean Yanne réalise Les Chinois à Paris de Jean Yanne (1974). Il y a des guérillas maoïstes partout dans le Tiers-Monde, on ne dit pas encore « Sud-Global », et certains pays comme la Tanzanie s’inspirent de la pensée du Grand timonier. Pour autant, l’étoile rouge palie quand même pas mal à la fin des années 1970 alors que le pays est en proie à des troubles internes, un phénomène récurrent, et vient de subir un échec militaire cinglant contre le Vietnam. Dans les années 1980, on parle beaucoup du Japon, non pas comme menace militaire ou idéologique, mais comme un État en passe de devenir la première puissance économique et technologique mondiale. Le voyage au Japon est alors un passage obligé pour tout décideur en quête de clés du succès, avant que le pays ne fasse pschitt à son tour quelques années plus tard. Et puis il y a les États-Unis qui ont été eux aussi secoués par des troubles internes dans les années 1960-1970 en parallèle de la désastreuse guerre au Vietnam et à qui on prédisait un long déclin mais qui reviennent sur le devant de la scène politique internationale avec Reagan. Comme quoi, décidément, il faut se méfier des projections sur l’avenir des nations. Après tout, on parlait aussi dans les années 1960 d’un « miracle français », on n’en parle plus dans les années 1980.
Tout cela est une digression. La foudre ne peut alors vraiment venir que de l’URSS ainsi d’ailleurs que le cancer le plus dangereux, on y reviendra plus tard. Il faut bien comprendre que l’époque est aussi très tendue et que la guerre est présente dans le monde sous plusieurs formes, au Liban, entre l’Argentine et le Royaume-Uni, entre l’Iran et l’Irak, en Ulster, en Afghanistan, en Angola ou au Mozambique, sur la frontière de la Namibie où s’affrontent notamment Cubains et Sud-Africains, entre la Somalie et l’Éthiopie où survient également une famine terrible, en Syrie, et dans plein d’autres endroits du Tiers-Monde en proie à des contestations internes. C’est l’époque aussi de grandes catastrophes écologiques et industrielles comme à Bhopal, Tchernobyl ou les grandes marées noires.
Foudre rouge
Il y a surtout la menace nucléaire. L’horloge de la fin du monde ou horloge de l’Apocalypse (Doomsday Clock) est mise à jour régulièrement depuis 1947 par les directeurs du Bulletin of the Atomic Scientists de l’université de Chicago. De 1984 à 1987, elle indique trois minutes avant le minuit de l’emploi de l’arme nucléaire, du jamais vu depuis 1953. Plus précisément, depuis la fin des années 1970, on s’inquiète beaucoup du développement par les Soviétiques d’un arsenal nucléaire de grande précision, en clair les missiles SS-20 capables de frapper non plus seulement les larges cités mais aussi désormais de petites cibles comme des silos de missiles ou des bases aériennes.
Le premier scénario que décrit Jean Delaunay et auquel on pense alors beaucoup est donc celui d’une attaque nucléaire désarmante en Europe. Dans ce scénario, les Soviétiques provoquent une grande explosion à impulsion électromagnétique au-dessus de la France puis après une série de frappes nucléaires précises, des raids aériens et des sabotages parviennent à détruire ou paralyser la majeure partie des capacités nucléaires en Europe. Il ne resterait sans doute vraiment de disponibles que les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) qui auraient maintenu la communication.
A ce stade, l’arsenal nucléaire américain en Europe serait largement mis hors de combat. Les Américains ne pourraient utiliser le nucléaire que depuis leur territoire et avec la certitude qu’une riposte soviétique les frapperait aussi sur ce même territoire. On peut donc considérer qu’ils seraient beaucoup plus dissuadés de le faire que s’ils tiraient de République fédérale allemande (RFA) avec riposte en RFA.
Quant aux pays européens dotés, leur force de frappe attaquée dans ses bases militaires et ces centres de communication aura été très affaiblie mais sans que la population soit beaucoup touchée. Ce qui restera de cette force ne sera peut-être plus capable de franchir les défenses soviétiques, et de toute façon il s’agira surtout de missiles tirés de sous-marins trop peu précis pour frapper autre chose que des cités et là, retour à la case départ : si tu attaques mes cités, je détruis les tiennes, d’où là encore une forte incitation à ne pas le faire. Bref, on serait très embêté et très vulnérable à la grande offensive conventionnelle qui suivrait.
Pour faire face à ce scénario, les États-Unis ont proposé en 1979 de déployer des armes nucléaires, non pas « tactiques » — celles-ci ont été largement retirées, car peu utiles et déstabilisatrices — mais de « théâtre » ou encore « forces nucléaires intermédiaires, FNI » tout en proposant à l’URSS un dégagement simultané d’Europe de ce type d’armes. L’URSS tente d’empêcher ce déploiement en instrumentalisant les mouvements pacifistes sur le thème « s’armer c’est provoquer la guerre » ou « plutôt rouges (c’est-à-dire soumis) que morts ! ». Les manifestations sont impressionnantes de 1981 à 1983 mais les États de l’Alliance atlantique ne cèdent pas. En 1985, cette crise des « Euromissiles » est pratiquement terminée et ce risque d’attaque désarmante se réduit beaucoup. Gorbatchev, à la tête du Comité central depuis le mois de mars, accepte de négocier et l’accord sur les FNI deux ans plus tard marque le début véritable de la guerre froide.
La guerre des étoiles
Un autre sujet dont on parle beaucoup en 1985 est l’initiative de défense stratégique (IDS) lancée par Reagan en mars 1983, popularisée sous le nom de « Guerre des étoiles », en clair la mise en place d’un bouclier infranchissable antimissile utilisant notamment massivement des « satellites tueurs » armés de puissants lasers. Entre bluff et volontarisme américain sur le mode « conquête de la Lune en dix ans », on ne sait pas très bien dans quelle mesure les initiateurs du projet y croyaient vraiment, mais on ne parle que cela à l’époque. Le général Delaunay a tendance à croire cela comme très possible à terme, ce qui ne manquera pas d’avoir des conséquences très fortes sur toutes les stratégies d’emploi du nucléaire. Ce sera d’abord très déstabilisant, car l’URSS se trouvera désarmée devant ce bouclier, d’où peut-être la tentation d’agir avant qu’il ne soit effectif. Ce sera ensuite paralysant pour la France, car on imagine alors que les Soviétiques feront de même et disposeront aussi de leurs boucliers antimissiles antibalistiques. Delaunay en conclut que : «L’arme nucléaire, qui a préservé la paix pendant quarante ans une certaine paix ne pourra bientôt plus être considérée comme la panacée en matière de défense». Il ne voit pas d’avenir aux SNLE au-delà de vingt ans, mais privilégie le développement des missiles de croisière, moins coûteux et considérés comme invulnérables pendant longtemps.
Le général Delaunay exprime en fait de nombreux doutes sur la priorité absolue accordée au nucléaire (alors à peu près un cinquième du budget de Défense) au détriment du reste des forces. Chef d’état-major de l’armée de Terre depuis 1980, Delauany avait démissionné en 1983 afin de protester contre la faiblesse des crédits accordée à son armée. Il privilégie alors l’idée de « dissuasion par la défense », en clair en disposant d’abord d’une armée conventionnelle forte, plutôt que « par la terreur ». Cela nous amène au deuxième scénario, auquel on croit alors en fait beaucoup plus qu’au premier, trop aléatoire.
Moisson rouge
La menace de « foudre » qui inquiète le plus à l’époque est «l’attaque éclair aéromécanisée» conventionnelle. L’idée est simple : «rompre l’encerclement agressif des pays de l’OTAN et préserver l’acquis du socialisme»en conquérant un espace tellement vite que les pays occidentaux n’auront pas le temps de décider de l’emploi l’arme nucléaire. Delaunay décrit un scénario où depuis l’Allemagne de l’Est les Soviétiques essaieraient d’atteindre la côte atlantique de Rotterdam à La Rochelle en cinq jours. Cela paraît à la fois très long et très ambitieux. D’autres scénarios de l’époque comme celui du général britannique Hackett (La troisième guerre mondiale, 1979 ; La guerre planétaire, 1983) décrivent une opération sans doute plus réaliste limitée à la conquête fédérale allemande en deux ou quatre jours, je ne sais plus. Je ne sais plus non plus quel alors est le scénario de Tempête rouge de Tom Clancy (1987) mais il doit être assez proche.
On voit cela comme une grande offensive en profondeur essayant de s’emparer de tout ou presque en même temps : sabotages et partisans dans la grande profondeur, parachutistes et héliportages sur les points clés comme les passages sur le Rhin, groupes mobiles opérationnels (GMO) perçant les lignes le long de la frontière de la RDA et armées blindées les suivant sur les grands axes. Dans le même temps et utilisant tous les moyens possibles, en particulier une flotte de près de 300 sous-marins d’attaque, les Soviétiques s’efforceraient d’entraver autant que possible le franchissement de l’Atlantique aux Américains. Une fois l’objectif choisi « mangé », l’Union soviétique arrêterait ses forces, « ferait pouce ! », et proposerait de négocier une nouvelle paix.
Delaunay, comme tout le monde à l’époque et moi compris, croit alors en la puissance de l’armée rouge. Les chiffres sont écrasants, mais la qualité reste floue. Il y a alors un autre livre dont on parle beaucoup, c’est La menace — La machine de guerre soviétique d’Andrew Cockbur (1984) qui donne une image peu reluisante de l’armée soviétique. Tout le monde alors l’a lu, dont le général Delaunay qui l’évoque avec scepticisme. Certains parlent même alors de maskirovka, une habile tromperie. Il est vrai qu’il est toujours aussi difficile de mesurer la valeur d’une armée avant un combat que celle d’une équipe de sport avant son premier match depuis des années. On observe à l’époque que les Soviétiques ne sont pas franchement à l’aise en Afghanistan où ils se signalent surtout par leur immense brutalité, justifiée à l’époque par certains en France de nom de la lutte contre l’impérialisme américain et de la libération des Afghans. C’est cependant un conflit très différent de ce qu’on imagine en Europe. On aurait été très surpris, voire incrédules, si on nous avait présenté des images d’un futur très proche, 1994, montrant des troupes russes humiliées et battues à Grozny par quelques milliers de combattants tchétchènes. On aurait aussi tous dû aussi relire La menace avant la guerre en Ukraine.
Revenons à notre guerre éclair. La menace était donc réelle et elle l’est toujours, puisque c’est ce qui après de nombreux exemples de l’histoire soviétique a été fait en Crimée en février 2014 et tenté à grande échelle en février 2022 à l’échelle de l’Ukraine tout entière. La possession de l’arme nucléaire ne suffit pas à dissuader complètement de tenter des opérations éclair. Même si l’Ukraine avait disposé de l’arme nucléaire en 2014, la Crimée aurait quand même été conquise par les Russes. On peut se demander aussi ce qui se serait passé si au lieu de foncer vers l’Ukraine les forces russes réunies en Biélorussie en 2021 s’étaient retournées contre les petits Pays baltes ou la Pologne. En fait, l’offensive éclair (russe, pas de l’OTAN) est le seul scénario de guerre contre la Russie sur lequel on travaille sérieusement, et avec beaucoup d’incertitudes.
L’affrontement entre puissances nucléaires est un affrontement entre deux hommes armés d’un pistolet face à face, avec cette particularité que celui qui se fait tirer aura quand même toujours le temps (sauf frappe désarmante, voir plus haut) de riposter et tuer l’autre avant de mourir. À quel moment va-t-on tirer en premier ? Au stade des insultes ? Des jets de pierre ? Des coups de poing ? etc. ? Personne ne le sait très bien, mais a priori il faut avoir peur pour sa vie. Le meilleur moyen de dénouer cette incertitude terrible est non seulement de disposer d’une arme mais aussi d’être suffisamment fort, musclé, et maîtrisant les arts martiaux pour repousser le moment où se sentira menacé pour sa vie. En clair, avoir une force conventionnelle puissante et là je rejoins les conclusions du général Delaunay en 1985.
Comment être fort dans les années 1980
En fait dans les années 1980, et même avant, tout le monde est à peu près d’accord là-dessus : si on doit franchir le seuil de la guerre, il faut disposer d’une force conventionnelle suffisamment puissante pour au moins pour retarder l’arrivée au seuil du nucléaire.
Un courant représenté en France en 1975 par Guy Brossolet avec son Essai sur la non-bataille ou encore par le général Copel dans Vaincre la guerre (1984) mais aussi par beaucoup d’autres en Europe, privilégie alors la mise en place d’un réseau défensif de « technoguérilla ». L’histoire leur donnera plutôt raison en termes d’efficacité mais ce modèle est jugé trop passif et trop peu dissuasif par la majorité, à moins qu’il ne s’agisse de simple conservatisme.
Le général Delaunay, qui a fait toute sa carrière dans l’Arme blindée cavalerie, est logiquement partisan d’un corps de bataille de type Seconde Guerre mondiale, et le modèle du moment — 1ère armée française, Force d’action rapide et Force aérienne tactique — pour aller porter le fer en République fédérale allemande lui convient très bien. Il aimerait simplement qu’il soit plus richement doté afin de « dissuader par la défense » et si cela ne suffit pas de gagner la bataille sans avoir à utiliser la menace de nos gros missiles thermonucléaires. Il est en cela assez proche de la doctrine américaine volontariste et agressive AirLand battle mise en place en 1986 et déclinée ensuite, comme d’habitude, en doctrine OTAN.
Point particulier, s’il est sceptique sur le primat absolu du nucléaire « stratégique » (pléonasme), le général Delaunay aime bien les armes nucléaires qu’il appelle encore « tactiques ». Il a bien conscience que les missiles Pluton qui ne frapperaient que la République fédérale à grands coups d’Hiroshima présentent quelques défauts, surtout pour les Allemands. Leurs successeurs qui ne seront jamais mis en service, les missiles Hadès d’une portée de 480 km permettraient de frapper plutôt en Allemagne de l’Est, avec si je me souviens bien, des têtes de 80 kilotonnes d’explosif (4 à 5 fois Hiroshima), ce qui est quand même un peu lourd pour du « tactique ». La grande mode du milieu des années 1980, ce sont les armes à neutrons, des armes atomiques à faible puissance explosive mais fort rayonnement radioactif qui permettraient de ravager des colonnes blindées sans détruire le paysage. Cela plait beaucoup à Delaunay comme à Copel et d’autres, mais on n’osera jamais les mettre en service. On commence aussi à beaucoup parler des armes « intelligentes », en fait des munitions conventionnelles précises au mètre près, dans lesquelles on place beaucoup d’espoir, cette fois plutôt justifié. Vous noterez que c’est pratiquement le seul cas parmi toutes les grandes innovations techniques qui sont évoquées depuis le début.
De fait, il y a un effort considérable qui est quand même fait pour moderniser les forces occidentales. Par les Américains d’abord et massivement, avec un effort de Défense de 7,7 % du PIB en 1985, mais par les Européens aussi, y compris les Allemands qui ont alors une belle armée et les Français qui lancent de nombreux grands programmes industriels, du Rafale au char Leclerc en passant par le porte-avions Charles de Gaulle. Le problème est que tout cet appareillage doctrinal et matériel que l’on met en place pour affronter le Pacte de Varsovie, ne servira jamais contre le Pacte de Varsovie qui disparaît seulement six ans après La foudre et le cancer, mais de manière totalement imprévue contre l’Irak.
Le Hic, c’est X
Ce que ne voit pas le général Delaunay, comme pratiquement tout le monde en France, c’est que le modèle de forces français n’est pas transportable hors d’Europe, ou si on le voit, on s’en fout car cela ne sera jamais nécessaire. Personne n’imagine alors en France avoir à mener une guerre à grande échelle et haute intensité contre un État hors d’Europe. En juillet 1990 encore, le général Forray, chef d’état-major de l’armée de Terre du moment, nous expliquait que le modèle d’armée français permettait de faire face à toutes les situations. Trois semaines plus tard, le même général Forray annonçait qu’il fallait faire la guerre à l’Irak qui venait d’envahir le Koweït, mais comme on ne voulait pas y engager nos soldats appelés on ne savait pas comment on allait faire.
Il n’est, étonnamment, quasiment jamais question des opérations extérieures dans La foudre et le cancer, alors que celles-ci sont déjà nombreuses et violentes, au Tchad et au Liban en particulier. On sent que ce n’est pas son truc et qu’il considère cela comme une activité un peu périphérique et à petite échelle pour laquelle quelques régiments professionnels suffisent. Il ne remet jamais en question le principe de la conscription et du service national, bien au contraire, et comme le général Forray, ne voit pas comment cela pourrait poser problème.
Et c’est bien là le hic. Il est très étonnant de voir comment des grands soldats comme Forray ou Delaunay qui avait 17 ans en 1940, a combattu pendant les guerres de décolonisation, a vu arriver les arsenaux thermonucléaires capables de détruire des nations entières en quelques heures, puissent imaginer que la situation stratégique du moment — qui dure à ce moment-là déjà depuis plus de vingt ans — se perpétue encore pendant des dizaines d’années. De fait, il était impossible à quiconque de prévoir les évènements qui sont allés de l’arrivée de Mikhaïl Gorbatchev à la tête du comité central en mars 1985 jusqu’à la décision de Saddam Hussein d’envahir le Koweït en 1990, à peine cinq ans plus tard. Un simple examen rétrospectif sur les deux derniers siècles, montre de toute façon que jamais personne n’a pleinement anticipé les redistributions brutales des règles du jeu international, et donc de l’emploi de la force, qui se sont succédées tous les dix, vingt ou trente ans, ce qui est un indice fort que c’est sans doute impossible.
La seule chose à admettre est que les arbres ne montent pas jusqu’au ciel et que l’on connaîtra forcément une grande rupture au moins une fois dans sa carrière militaire. Le minimum à faire est de se préparer à être surpris et de conserver en tête ce facteur X dans nos analyses. En 1990, les Américains n’ont pas plus que les autres prévus ce qui allait se passer mais ils s’étaient dotés armée puissante supérieurement équipée et entièrement professionnelle, donc projetable partout. Après le blanc-seing du Conseil de sécurité des Nations-Unies, impensable quelques années plus tôt, il leur a suffi de déplacer leur VIIe corps d’armée d’Allemagne, où il ne servait plus à grand-chose, en Arabie saoudite. Pour nous, qui n’avions pas fait le même effort, l’espoir de peser sur les affaires du monde est resté un espoir.
Venant après la guerre d’Ukraine, la guerre à Gaza a remis sur le devant de la scène la question de la guerre juste. Mais la plupart des réactions se caractérisent par une dominante extrêmement émotionnelle, certes compréhensible, mais qui envoie les uns et les autres dans des directions complétement divergentes, et ne donne pas de repères pour le jugement. Par ailleurs, il n’est que très rarement fait référence à la réflexion sur ce qu’on peut qualifier de guerre juste. Celle-ci est pourtant une aide précieuse pour le jugement et pour l’action. Et pour échapper aux manipulations à prétexte moralisant.
Mais il est un point important qui est encore plus négligé : la possibilité que ce jugement puisse évoluer dans le temps, en fonction du déroulement des opérations d’une part, de l’évolution des buts de guerre réels de l’autre. Le fait qu’une guerre soit considérée juste au départ, par exemple en réponse à une agression caractérisée, n’implique pas que les décisions prises ultérieurement le soient aussi. Et il faut savoir reconnaître quand le déroulé des combats et conséquemment l’évolution des enjeux changent les données du raisonnement initial.
Les données du débat
Rappelons que la justesse d’une guerre ne se limite pas à la justesse de la cause défendue, mais aussi à la haute probabilité du succès des opérations, et à la conviction raisonnablement établie que la situation résultante sera sensiblement meilleure que ce qu’elle aurait été sinon. Tous facteurs de considération réaliste qui sont par nature évolutifs. En ce sens donc, réalisme et moralité ne s’opposent pas : bien au contraire ils se combinent étroitement.
En particulier, comme je l’ai souligné par ailleurs, la guerre une fois déclenchée a sa logique : qui dit guerre dit choc de deux volontés en sens contraire, dont la solution est recherchée dans la violence réciproque. Par définition, cela suppose que l’une au moins des deux parties considère que ce recours à la force a un sens pour elle, et que l’autre soit ait la même perception, soit préfère résister à la première plutôt que céder. La clef de la sortie de l’état de guerre est dès lors principalement dans la guerre elle-même et son résultat sur le terrain. Mais comme la guerre est hautement consommatrice de ressources, puisque son principe est la destruction, elle a en elle-même un facteur majeur de terminaison : elle ne peut durer indéfiniment. Le rapport de forces sur le terrain peut d’abord aboutir à la victoire d’une des deux parties… Alternativement, on a une situation non conclusive, mais qui ne peut durer indéfiniment. A un moment donc les opérations s’arrêtent… Mais tant que ces facteurs de terminaison n’ont pas opéré suffisamment, la guerre continue… Arrêter prématurément signifierait en effet pour celui qui va dans ce sens non seulement que tous ses efforts antérieurs ont été vains, pertes humaines et coûts matériels en premier lieu, mais surtout cela reviendrait à accepter une forme de défaite avant qu’elle soit acquise ; or il avait par hypothèse décidé de se battre. Dès lors il continue, et l’adversaire de même. C’est là que les bonnes volontés, attachées à la paix, sont déçues – un peu naïvement. Leurs appels à une cessation des hostilités, si possible sans gagnant ni perdant, tombent alors presque toujours sur des oreilles sourdes. Du moins tant que la logique même du déroulement de la guerre n’y conduise.
La guerre d’Ukraine
Prenons la guerre en Ukraine. Sans remonter aux origines, il paraît clair que la résistance ukrainienne à l’invasion russe était une guerre juste. Corrélativement, il était justifié pour les Européens et les Américains de vouloir éviter une déferlante russe qui aurait déséquilibré le continent, et donc d’aider les Ukrainiens, en particulier par des armes. En revanche, l’ampleur des sanctions économiques était totalement disproportionnée et courait un risque élevé d’être contreproductive. Sur ce dernier plan, les faits ont confirmé cette analyse : la perte sèche de plus de 100 milliards d’actifs européens en Russie a été une grave sottise, sans parler du coût de la guerre, direct ou indirect. Parallèlement, la Russie a progressivement réorienté son activité en la rendant bien plus autonome, et surtout travaille à ressusciter son complexe militaro-industriel, dans la tradition soviétique, ce qui n’est certainement pas une évolution souhaitée par le côté européen.
Quant au terrain principal, qui est la guerre elle-même, la perspective d’une victoire ukrainienne est désormais plus éloignée que jamais. Si donc la réaction initiale était justifiée, le jugement à porter n’est plus le même. Ni les chances de gain, ni la perspective d’une situation meilleure ne sont favorables. Et une escalade occidentale, que certains appellent de leurs vœux, serait dévastatrice. En termes clairs, pour les Ukrainiens la recherche d’une solution de paix devient de plus en plus seule pertinente, ou au moins de cessation des hostilités.
La guerre à Gaza
Passons maintenant à Gaza. De la même façon, l’agresseur immédiat et caractérisé le 7 octobre dernier est le Hamas, marqué en outre par une barbarie révélatrice. De plus, le programme du Hamas prévoit la destruction d’Israël, et il paraît crédible que tel est bien leur but. Dès lors l’attaque d’Israël sur Gaza paraît justifiée en soi.
Je laisse ici de côté une question pourtant importante : celle des modalités de l’opération, notamment à l’égard des civils, car y répondre suppose une information qui me paraît actuellement trop parcellaire. Certes, à partir du moment où un pouvoir politique utilise sa population comme bouclier, on voit mal comment l’éradiquer sans des dommages sur celle-ci ; encore faut-il les réduire le plus possible, et pour cela il faut savoir dans quelle mesure la méthode suivie par Israël le fait. Je laisse donc ce débat ouvert à ce stade.
Mais le point qui nous concerne plus directement ici est la suite des opérations. D’un côté, la guerre suscite des réactions émotionnelles considérables, notamment dans le monde arabo-musulman, mais aussi ailleurs dans le monde. On peut certes souligner qu’il y a là deux poids et deux mesures par rapport à bien d’autres situations souvent plus douloureuses pour des populations elles aussi musulmanes, mais qui ne suscitent pas les mêmes indignations bruyantes (Iraq contre Daech avec notamment la prise de Mossoul, Syrie, Yémen, Ouigours etc.). Ce qui est vrai ; mais il faut néanmoins prendre en compte la réalité de cette différence de traitement, sans doute due en bonne partie au fait qu’ici l’autre protagoniste (Israël) est perçu comme occidental. Une telle réaction peut avoir éventuellement des conséquences géopolitiques non négligeables, et pourrait déraper en guerre élargie dans la région – même si ce n’est pas le plus probable à ce stade. Sous un autre angle, on constate la même pression émotionnelle en Israël, pays démocratique obsédé par la question des otages et par là vulnérable.
D’un autre côté, en soi la logique de l’opération israélienne est de finir ce qui a été commencé : si la guerre s’arrête demain sans élimination de l’essentiel des forces du Hamas, d’une certaine manière son effet sera limité, et par là sa justification éventuelle réduite. Toutes choses égales par ailleurs, au point où ils en sont, il peut être alors légitime pour Israël de continuer. Cela dit, la pression, notamment externe, peut conduire à une issue hybride, qui risque de ne rien clarifier.
En revanche, il est une autre considération qui sera décisive pour apprécier la justesse de cette guerre : ce que fera Israël sur la question palestinienne. On ne peut en effet apprécier le juste fondement d’une guerre que dans une perspective longue, en considérant l’ensemble de la situation. Et donc, soit Israël propose à un moment approprié un plan de paix raisonnablement crédible, donc avec une forme ou une autre d’Etat palestinien (hors Hamas évidemment) ; mais cela suppose la viabilité des territoires palestiniens, et donc un abandon de la colonisation en Cisjordanie, y compris d’une part appréciable de celle déjà réalisée. Soit Israël écarte cette hypothèse et poursuit sa politique de réduction progressive des territoires palestiniens. Mais cela signifie alors que le problème subsistera intégralement ; la seule stabilisation possible de la situation impliquerait alors d’une manière ou d’une autre le départ des Palestiniens, ce qui n’est ni juste, ni crédible : ils ne partent pas, et leur natalité est forte ; il y en a deux fois plus dans les zones concernées qu’il y a trente ans. Du point de vue de la guerre juste, dans cette deuxième hypothèse l’objectif de la guerre devient contestable ; en tout cas elle ne peut être qualifiée de guerre juste. Dit autrement, en supposant même que la conduite de la guerre soit acceptable, une opération aussi violente et brutale que l’intervention chirurgicale en cours sur Gaza ne peut être qualifiée de juste, que si, par un paradoxe apparent, elle s’accompagne au moment approprié d’une offre de paix crédible.
Conclusion
Naturellement, à nouveau, le déluge d’émotions contradictoires que suscitent ces conflits, surtout le dernier, est sans commune mesure avec les considérations précédentes. Mais cela n’enlève rien à celles-ci : c’est en regardant les réalités en face qu’on peut progresser. D’autant que l’utilisation abusive d’arguments moralisants par les divers camps en présence exige de prendre du recul. Plus que jamais, l’utilisation d’arguments moraux dans des conflits suppose une analyse lucide et attentive, en outre susceptible d’évoluer dans le temps. Le raisonnement prudentiel est une chose, la vengeance ou l’émotion incontrôlée une autre.
Depuis la Libération, le procès intenté à l’École Supérieure de Guerre de sa responsabilité dans la défaite de 1940, est récurrent. Il ressort périodiquement, avec, souvent, des arrières pensées pas toujours très saines et peu avouées, comme celle de démontrer que cette institution pécherait par son passéisme, c’est-à-dire qu’elle préparerait ses stagiaires à la guerre d’hier. Cette accusation est lourde, grave, et même infâmante, car non seulement, elle porte atteinte au renom de l’École de Guerre, mais en plus, elle fournit des arguments irréfutables à ceux qui souhaitent sa disparition. Cette accusation doit donc être soit étayée, soit contestée.
La question qui se pose revient donc d’une part, à déterminer comment la doctrine d’emploi des forces terrestres était conçue avant-guerre et quels organismes en avaient la charge, et d’autre part, à mettre en perspective la formation militaire supérieure reçue par les chefs vaincus de 1940 avec celle dont les vainqueurs de la Libération ont pu disposer. Une telle démarche évite ainsi de tomber dans l’ornière du « deux poids deux mesures ».
En fait, cette accusation ne saurait être reçue comme telle, dans la mesure où elle s’apparente beaucoup plus à un procès d’intention qu’à un jugement de réalité : dans un souci d’équité, estimer que la responsabilité de l’École de Guerre serait engagée dans la défaite de 1940 est indissociable de celle visant à vouloir considérer que la même responsabilité existe dans les victoires de la Libération. La démarche consistant à argumenter de tout et de son contraire est absurde.
Il convient donc, initialement d’identifier la source de cette accusation particulièrement sévère, puis, une fois le problème posé du côté de l’accusation, analyser la manière dont la doctrine d’emploi des forces terrestres (incarnée par les Instructions sur l’emploi des Grandes Unités, ou IGU) était conçue dans l’entre-deux–guerres, avant de se pencher sur la formation militaire supérieure que les vainqueurs de 1944-45 ont reçue, et même la mesure dans laquelle ils ont directement été impliqués dans cette formation, c’est-à-dire, leur passage à la direction des études de l’ESG avant-guerre.
Indiscutablement, l’accusation d’incompétence de l’École de Guerre, responsable de la défaite de 1940 a été forgée et instruite par Marc Bloch, dans son ouvrage L’étrange défaite, rédigé à chaud après le drame, ouvrage qui connait un regain d’intérêt depuis quelques années. Il y a donc lieu d’examiner la personnalité même de Bloch, ainsi que la teneur de ses arguments.
D’emblée, il est important d’affirmer que la personnalité de Marc Bloch n’est aucunement en cause, et ce, d’autant plus qu’il a connu une fin absolument dramatique, ayant été assassiné en 1944, par les Allemands pour cause d’appartenance à la communauté juive de France. Par ailleurs, il s’agit d’un grand intellectuel de l’entre-deux-guerres ; historien de renom, il a été l’initiateur du mouvement de l’École des Annales, qui privilégie une méthode de recherche historique privilégiant une approche sur le long terme, plutôt que factuelle sur le court terme.
Ceci écrit, l’objectivité oblige à écrire que, sur le plan militaire, s’il a été officier de réserve qui peut s’enorgueillir d’une belle guerre qu’il a achevée en 1918 avec le grade de capitaine, il a été touché par la vague pacifiste qui a sévi dans l’entre-deux-guerres, comme un grand nombre d’intellectuels, que ce soit Alain, Dorgelès ou Giono. Pour cette mouvance, qui a fourni les gros bataillons du briandisme, la frontière entre pacifisme et antimilitarisme était assez ténue.
Pour ce qui est de la nature des reproches portés par Pierre Bloch à l’encontre de l’École de Guerre, ils peuvent en fait se réduire à un constat : l’armée française de 1940, engoncée dans le formalisme de sa bureaucratie du temps de paix, n’a pas été en mesure de s’en extraire pour planifier et conduire la campagne de 1940. Cette bureaucratie a conduit à une dilution des responsabilités perdues au sein d’un « mille feuilles » hiérarchique, ce qui produit des délais pour la transmission des ordres, lesquels sont diffusés trop tard, sur la base d’une évaluation de situation déjà dépassée. Selon Marc Bloch, la cause première de cette situation de blocage résiderait dans le formalisme de la formation dispensée par l’École de Guerre, d’où son idée de condamner définitivement cette école.
Cette analyse de Marc Bloch, un peu sommaire, appelle plusieurs réflexions. La première est que, se situant à son niveau d’officier traitant dans un bureau d’état-major, Marc Bloch élève peu le débat. Il demeure au niveau des modalités d’exécution, et non pas à celui des principes qui sous-tendent toute conception en matière opérationnelle. Or, un jugement complet porté sur la campagne et les causes profondes de son échec aurait mérité qu’il élevât sa réflexion à ce niveau. Par ailleurs, et ici, on quitte le domaine du rationnel, comme indiqué plus haut, le pacifisme absolu de Marc Bloch s’accompagnait durant toute l’entre-deux-guerres d’un non moins puissant sentiment antimilitarisme. Cela l’a conduit à refuser systématiquement toute période de réserve et, a fortiori, toute formation supérieure d’état-major (il a refusé de suivre un cursus de formation d’ORSEM[1]). Il n’est pas interdit de penser que le jugement négatif porté par Marc Bloch sur l’essence même de l’École de Guerre, plus que sur son fonctionnement, plongeait ses racines dans ce profond sentiment d’antimilitarisme, partagé à l’époque par une grande partie de l’élite intellectuelle du pays.
Ceci étant posé quant au contexte de l’accusation, il convient de poursuivre la réflexion plus avant que la simple forme de l’enseignement militaire supérieur de l’entre-deux-guerres, pour se poser la question de savoir comment se forgeait la doctrine d’emploi des forces, à l’époque considérée, et quelle place l’Ecole de guerre y tenait… ou non.
Indiscutablement, avant 1914, par le biais du comité d’état-major, l’École Supérieure de Guerre se trouvait impliquée au premier chef dans les affaires doctrinales militaires. Ce comité d’état-major, auquel le général Joffre prêtait une grande considération (il l’a souvent réuni entre 1911 et 1914), réunissait les grandes élites militaires : les membres du Conseil supérieur de la Guerre, les généraux commandant les corps d’armée de couverture, les chefs d’état-major des généraux disposant d’une lettre de commandement pour une armée, les chefs de bureau de l’état-major de l’armée et les chefs de cours de l’École de Guerre. Sa très grande force, et toute sa légitimité d’ailleurs, venaient de ce mélange de cultures militaires différentes entre le commandement proprement dit, l’administration centrale, les forces et l’enseignement militaire supérieur. Si ce comité n’avait une existence qu’informelle, il représentait néanmoins l’incarnation réelle du haut-commandement, quel que puisse être le grade de ses membres (de général de division exerçant un commandant supérieur[2] à colonel). Tout le monde se connaissait et était connu de tout le monde (cas de Pétain, alors colonel avant-guerre, ce qui devait expliquer son ascension fulgurante jusqu’au commandement d’une armée en juin 1915, soit le passage de de colonel à commandant d’armée en moins d’une année). Au sein de ce comité, l’influence de l’École de Guerre était fort réelle. En termes de doctrine, c’est ce comité qui était en charge de la rédaction des instructions sur l’emploi des grandes unités.
Or, en 1920, parvenu au commandement de l’Armée, le maréchal Pétain a dissous ce comité, dont il ne connaissait que trop l’influence réelle, pour centraliser la conception de la doctrine d’emploi des grandes unités au niveau du seul Conseil Supérieur de la Guerre., soit l’instance de commandement la plus élevée dont il assurait la vice-présidence (le président formel étant le ministre). Pétain verrouillait. Et si, en 1921, c’est le général Debeney qui a présidé la commission de rédaction de l’IGU 1921, ce n’est pas en tant que commandant de l’ESG qu’il a été désigné, mais comme membre du CSG dont la pensée était la plus proche de celle de Pétain[3]. Et ce ne fut pas Buat, alors chef d’état-major de l’armée, donc parfaitement légitime pour présider cette commission, que choisit Pétain pour cette tâche, mais bien Debeney. Buat, en effet, était toujours demeuré assez proche de « l’écurie » Foch. C’est le même Debeney, devenu chef d’état-major de l’armée, qui tenait la plume lors de l’élaboration de la loi de 1927 portant sur la fortification des frontières, en clair, la Ligne Maginot[4]. Et, enfin, en 1936, lorsque le général Gamelin lance les travaux d’une nouvelle Instruction générale d’emploi des grandes unités, l’IGU 36, il en confie la rédaction au général Georges. Dans ces trois occasions, qui ont réellement dimensionné la doctrine française de l’entre-deux-guerres, l’Ecole de Guerre n’a strictement tenu aucun rôle.
En revanche, son enseignement ne pouvait, bien évidemment, ne pas être en contradiction avec la doctrine en vigueur. C’est ainsi que quarante ans après, le général Beaufre, certainement l’officier le plus brillant de sa génération, juge ainsi son passage à l’École militaire[5] entre 1927 et 1929 : « La guerre de 1914 –1918, codifiée par Pétain et Debeney avait conduit à tout placer sous le signe de barèmes, d’effectifs, de munitions, de tonnes, de délais, de pertes, le tout ramené au kilomètre courant. C’était technique et commode, voire rassurant, mais foncièrement faux ; on le vit bien en 1940…Les moindres réflexions sur les fronts de Russie, de Salonique et de Palestine en eût montré l’inanité. Mais c’étaient là des fronts secondaires, sans intérêt pour l’armée française ».
Quelques années auparavant, en 1924, alors qu’il y était lui-même stagiaire, un certain capitaine de Gaulle n’y a guère supporté non plus le dogmatisme ambiant[6]. Ce dogmatisme n’a pas empêché le général Héring, commandant de l’ESG en 1930, de faire appel au colonel Doumenc, pour prononcer une conférence qui a fait date sur les perspectives ouvertes par le char, employé en masse. C’est le CSG qui a mis en garde Doumenc contre le risque qu’il prenait pour sa carrière en s’engageant sur des chemins de traverse en termes de doctrine.
Il existe un dernier élément d’appréciation quant à la responsabilité éventuelle de l’École de Guerre dans la défaite. En effet, depuis le commandant en chef, Gamelin, jusqu’au moins ancien des commandants d’armées, ainsi que la majorité des commandants de corps d’armée, c’est-à-dire le niveau de commandement de conception de la manœuvre, tous ces généraux ont été formés à l’École de Guerre avant 1914. Mettre en cause la formation de ces chefs de rang élevé revient donc à remettre en cause l’Ecole de Guerre d’avant 1914. Cette démarche n’a jamais effleuré personne, bien au contraire, et c’est heureux !
En revanche, quand on examine attentivement l’encadrement des grandes unités qui ont libéré la France en 1944 – 1945, force est de reconnaître que l’on y croise moult anciens stagiaires de l’École de Guerre. Le tableau ci-dessous en fournit la preuve, s’il en était besoin.
GRANDES UNITÉS
TITULAIRES BREVETÉS ESG
TITULAIRES NON BREVETÉS
CEFI
Juin
1re Armée
De Lattre
1er C.A.
Béthouart
2e C.A.
Goislard de Monsabert
1re D.F.L.
Brosset
Garbay
2e D.I.M.
Dody, Carpentier, de Linarès
3e D.I.A.
Guillaume
4e D.M.M.
Sevez, de Hesdin
9e D.I.C.
Magnan, Molière, Valluy
1re D.I.
Caillies
10e D.I.
Billotte
14e D.I.
Salan
1re D.B.
Touzet du Vigier
Sudre
2e D.B.
Leclerc
5e D.B.
Schlesser
de Vernejoul
D.A. des Alpes
Doyen
F.F.O. (Atlantique)
de Larminat, Bognis-Desbordes, d’Anselme, Chomel
TOTAL
23
4
La comparaison entre les commandants de grandes unités brevetés et non brevetés se passe de commentaires, 23 contre 4. Ce qui veut dire qu’en dépit de ses défauts — conjoncturels — relevés sans concession par Beaufre, l’École de Guerre a bien maintenu son renom et a rempli sa mission dans l’entre-deux-guerres, à savoir former des chefs vainqueurs.
Ce constat est encore renforcé lorsqu’on établit la liste des anciens professeurs de l’ESG, c’est-à-dire ceux en charge de responsabilités directes de formation, qui ont tenu de hautes fonctions de commandement durant la campagne de 1944 – 1945.
En premier lieu, Giraud, qui, s’il a fait preuve d’une parfaite inaptitude politique reconnue par tout le monde, n’en a pas moins reconstitué l’outil militaire français en 1943 : il a été chef du cours Infanterie entre 1927 et 1930.
Juin, brillant commandant du CEFI, s’il en fut, a été par deux fois, adjoint à la chaire de tactique générale et au cours d’état-major : avant de commander son régiment, en 1934-1935 et à l’issue de son temps de commandement, dans l’attente de rejoindre la session du CHEM dont il sera auditeur en 1937-1938.
Revers, qui prit le commandement de l’ORA après l’arrestation et la déportation de Verneau et qui succéda à de Lattre dans les fonctions de chef d’état-major de l’armée en 1947, succéda à Juin en 1935 dans les fonctions d’adjoint au titulaire de la chaire de tactique générale.
Monsabert, bouillant commandant de la 3e DIA en Italie et en Provence, avant de commander avec brio le 2e C.A. jusqu’à la fin de la campagne d’Allemagne, fut adjoint au cours d’infanterie de 1929 à 1932.
Au niveau des divisionnaires, Caillies et Dody étaient également des anciens professeurs de l’ESG, Caillies à la chaire de tactique générale et Dody au cours Infanterie[7].
Même chez les cavaliers, qui ont commandé les groupements blindés (les combat command) au sein des divisions blindées, on trouve un ancien professeur de l’ESG, Caldairou qui y a servi à deux occasions : de 1929 à 1933 comme adjoint au directeur des Etudes et de 1935 à 1937, à la chaire de tactique générale.
Il est donc peu cohérent, même si Marc Bloch ne pouvait pas connaître la suite de 1940, d’instruire à charge le procès d’une institution qui aurait été responsable du désastre de 1940, alors que la victoire qui lui a succédé cinq ans plus tard a été acquise par des chefs qui avaient été, pratiquement tous, formés au moule de la même école. En fait, le désastre de 1940, qui a entraîné la chute de tout un système, militaire, politique et social, a été le révélateur d’un mal beaucoup plus profond qu’un supposé défaut de formation de l’élite militaire française. Ce que Marc Bloch a d’ailleurs perçu, puisque la troisième partie de son ouvrage décortique cet aspect- global de la déroute de 1940.
Le mot de la fin. Il est quand même assez mal venu d’instruire le procès d’une École qui a formé comme stagiaire au sein de la dernière promotion avant le déclenchement de la guerre, le capitaine de Hautecloque, futur maréchal Leclerc.
NOTES
Officier de réserve du service d’état-major.
À l’époque, les rangs et appellations de corps d’armée et d’armée n’existait pas. Les titulaires de ces fonctions étaient identifiables au fait qu’en grande tenue, ils arboraient des plumes blanches sur leur bicorne.
Debeney a toujours été un « fidèle » de Pétain dont il est resté très proche. Il fut son adjoint au cours d’Infanterie à l’École de guerre avant-guerre, et son major général au GQG en 1917, lorsque Pétain a succédé à Nivelle. C’est Debeney qui a succédé à Buat à la mort de celui-ci en 1923, dans les fonctions de chef d’état-major de l’armée, Pétain étant vice-président du CSG et Inspecteur-général. Debeney était l’incarnation même de « l’écurie » Pétain. Cette proximité ne s’est jamais démentie et a perduré jusqu’après 1940. Fidèle d’entre les fidèles sous le régime de Vichy, Debeney est tombé sous les balles du maquis en novembre 1943.
La Ligne Maginot s’est appelée ainsi car les crédits nécessaires à son édification ont été votés lorsque André Maginot était ministre de la Guerre. Il n’avait en rien trempé dans sa conception. Si on veut être puriste, cette ligne aurait dû s’appeler « Painlevé » (du nom du ministre qui l’a approuvée) – Debeney (du nom du chef d’état-major qui l’a conçue et organisée). Maginot, qui connaissait les aléas des débats budgétaires a fait voter une loi qui gelait les crédits nécessaires à l’édification de cette Ligne, sur cinq ans. Toutes choses étant égales par ailleurs, il est possible de faire l’analogie avec les lois de programmation actuelles.
Général Beaufre, Mémoires 1920 – 1940 – 1945, Paris, Plon, 1965, p. 56.
Ses notes s’en sont ressenties, puisqu’elles portaient la mention « À l’attitude d’un roi en exil ». In Lacouture, De Gaulle, Paris, Seuil, 1984, Tome 1, p. 121.
Dody appliquait un principe de commandement bien connu, « voir loin mais commander court ». En Italie, chargé de la percée sur le Majo, lors de l’offensive du Garigliano, comme commandant de la 2e division marocaine, ses trois colonels commandant les régiments de tirailleurs étaient de ses anciens stagiaires. Il s’est fait communiquer, préalablement au débouché du 13 mai 1944, leurs ordres initiaux respectifs, qu’il a corrigés de sa main !
Colonel (ER) Claude FRANC
Saint-cyrien de la promotion maréchal de Turenne (1973-1975) et breveté de la 102e promotion de l’École Supérieure de Guerre, le colonel Franc a publié une dizaine d’ouvrages depuis 2012 portant sur les analyses stratégiques des conflits modernes, ainsi que nombre d’articles dans différents médias. Il est référent « Histoire » du Cercle Maréchal Foch (l’ancien « G2S », association des officiers généraux en 2e section de l’armée de Terre) et membre du comité de rédaction de la Revue Défense Nationale (RDN). Il a rejoint la rédaction de THEATRUM BELLI en février 2023. Il est âgé de 70 ans.
L’armée se sert de l’IA pour augmenter le nombre de cibles, malgré les dommages collatéraux. Les buts de guerre de l’armée israélienne dans la bande de Gaza sont réaffirmés chaque jour par les autorités : « L’élimination du Hamas et le retour des otages en Israël », comme l’a encore assuré, lundi 4 décembre, le ministre de la défense, Yoav Gallant.
Mais, alors que la trêve entre Israël et le Hamas a pris fin le 1er décembre et que l’armée intensifie désormais ses frappes et son déploiement dans le sud de l’enclave, une série d’enquêtes publiées dans la presse israélienne et britannique depuis le 30 novembre, faisant état d’une plate-forme informatique dotée d’intelligence artificielle à laquelle aurait recours l’armée israélienne pour piloter ses campagnes de bombardements et mener à bien ses objectifs affichés, soulève d’importantes interrogations.
Bien que l’armée israélienne revendique l’usage de cette technologie, la controverse prend de l’ampleur face à l’extension de son offensive à l’ensemble du territoire palestinien et au nombre de victimes – près de 16 000 selon le ministère de la santé administré par le Hamas.
Selon le Guardian et le magazine israélien de gauche +972, qui ont publié ces articles sur la base d’entretiens avec des officiers israéliens en fonctions et d’anciens militaires en désaccord avec la stratégie suivie, la principale plate-forme aujourd’hui utilisée par l’armée est baptisée « Habsora » (« le gospel »). Sur une page de son site Internet, mise en ligne le 2 novembre, l’armée israélienne présente ce logiciel – sans le nommer – comme un système qui « permet d’utiliser des outils automatiques pour produire des cibles à un rythme rapide (…) en améliorant le renseignement (…) avec l’aide de l’intelligence artificielle ». La page est rehaussée d’un titre emphatique : « Une usine à cibles » qui « fonctionne vingt-quatre heures sur vingt-quatre ».
Ces déclarations font directement écho au nombre de frappes et de cibles sur lesquelles l’armée israélienne communique chaque jour depuis le début de la guerre. Le 3 décembre, les autorités militaires ont ainsi indiqué avoir mené « environ 10 000 frappes aériennes » sur Gaza depuis le 7 octobre. Un chiffre jugé colossal par nombre de spécialistes. L’armée israélienne assure également avoir attaqué « 15 000 cibles » durant les trente-cinq premiers jours du conflit, contre 5 000 à 6 000 durant les cinquante et un jours qu’avait duré l’opération « Bordure protectrice », en 2014.
Connue depuis 2021
Avec Habsora, l’armée semble avoir démultiplié le nombre de cibles possibles et « accéléré au maximum le cycle du ciblage », analyse Laure de Roucy-Rochegonde,chercheuse à l’Institut français des relations internationales (IFRI), en référence au temps de latence entre le repérage d’un objectif et la décision de tir. Pour le « Dôme de fer », par exemple, le système qui protège le territoire israélien des menaces aériennes, « le temps laissé aux opérateurs, souvent des jeunes qui font leur service militaire, est d’environ une minute », détaille Mme de Roucy-Rochegonde, autrice d’une thèse soutenue, le 20 novembre, sur la régulation des systèmes d’armes autonomes, intitulée « Heurs et malheurs du contrôle de la force ».
« Les techniques auxquelles a recours Tsahal pour son algorithme apparaissent néanmoins assez classiques. Il n’y a rien de particulièrement nouveau », rappelle encore la chercheuse. Habsora est en effet connue des milieux spécialisés depuis 2021, année où la plate-forme a officiellement été expérimentée pour la première fois par l’armée israélienne, avec d’autres logiciels de ciblage, lors de l’opération militaire « Gardien des murs » contre la bande de Gaza. Comme beaucoup de solutions informatiques développées actuellement par la plupart des armées du monde, l’objectif d’Habsora est d’agréger des masses de données dites « hétérogènes », pouvant provenir à la fois du renseignement humain, spatial, de captation de conversations téléphoniques, ou de simples observations visuelles.
Dans un article publié en 2022 dans Vortex, la revue de l’armée de l’air française, l’une des chercheuses israéliennes les plus réputées dans le domaine des nouvelles technologies militaires, Liran Antebi, présentait ainsi Habsora comme un logiciel qui « génère des recommandations proposées par l’IA pour le personnel chargé de trouver des objectifs ». La chercheuse associée à l’Institut d’études de sécurité nationale, qui dépend de l’université de Tel-Aviv, précisait que le programme avait été développé au sein de l’unité 8 200, l’une des plus en pointe du renseignement israélien, responsable notamment du renseignement d’origine électromagnétique.
Usage inédit
Mais l’usage de l’intelligence artificielle présente bien un caractère inédit dans le cadre de la guerre qui a démarré le 7 octobre entre Israël et le Hamas. L’enclave apparaît comme « un terrain d’expérimentation à grande échelle », souligne Julien Nocetti, chercheur associé à l’IFRI, et spécialiste du cyber et des conflictualités numériques. Habsora s’inscrit « dans la continuité de ce que Tsahal fait depuis des années en traitant de très grandes quantités de données concernant des milliers de Palestiniens à des fins de sécurité intérieure. Mais les logiciels les retraitent aujourd’hui en franchissant un cran supplémentaire », ajoute-t-il.
Selon le magazine +972, l’armée israélienne a ainsi revu l’ensemble de ces critères de ciblages et s’autorise désormais à mener des frappes « sur des résidences où vit un seul membre du Hamas, même s’il s’agit d’agents subalternes » du mouvement. De même, le nombre de victimes collatérales autorisées dans le cadre d’une attaque pour cibler un seul responsable du Hamas serait passé de « dizaines de morts » à « des centaines », d’après +972. Ces choix ont abouti à la destruction d’immeubles entiers pour une seule cible répertoriée, comme l’a montré la frappe sur le camp de réfugiés de Jabaliya, le 31 octobre, qui visait selon l’armée « l’un des dirigeants de l’attaque terroriste du 7 octobre » et a fait 126 morts, selon le collectif Airwars.
Alors que l’intelligence artificielle, présente dans de très nombreux systèmes d’armes aujourd’hui, est d’ordinaire mise en avant par les milieux militaires comme une manière d’avoir une plus grande retenue dans l’usage de la force, car elle permet d’être plus précise dans la frappe, « là c’est précisément l’inverse », reprend Mme de Roucy-Rochegonde. Une approche inhabituelle, qui, au-delà des critiques qu’elle suscite, peut aussi être une manière pour Tsahal, selon la chercheuse, « de revoir la façon de calculer la proportionnalité d’une frappe ciblée, comme le réclame le droit international humanitaire, et en même temps d’essayer de faire accepter une part plus importante de dégâts collatéraux ».
« C’est aussi un message très clair au Hamas. Une façon de dire “on sait tout sur vous et on va tous vous éliminer” », poursuit M. Nocetti, qui y voit la traduction directe de la « fuite en avant » du premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, deux mois après le choc de l’attaque du 7 octobre, marquée par les défaillances de la stratégie du tout-technologique israélien. « C’est aussi une prise de risque de la part du leadership israélien, qui peut effriter une partie du soutien de la communauté internationale, notamment des Etats-Unis, où la question des dégâts collatéraux prend de plus en plus d’importance », ajoute le chercheur.