Combien couterait aux contribuables français un alignement des capacités haute intensité de l’Armée de Terre sur la Pologne ?

Combien couterait aux contribuables français un alignement des capacités haute intensité de l’Armée de Terre sur la Pologne ?


Leclerc VAB Armee terre Meta-Defense.fr

Combien couterait aux contribuables français un alignement des capacités haute intensité de l’Armée de Terre sur la Pologne ?


Depuis quelques mois, en lien à la guerre en Ukraine et à la montée généralisée du risque d’engagement majeur en Europe et ailleurs, la question des capacités des armées françaises, et notamment de l’Armée de terre, à faire face à un conflit de « haute intensité » est devenue un thème récurrent tant dans l’hémicycle du parlement que dans la communication gouvernementale, les médias et les réseaux sociaux.

Très souvent, la Pologne, qui a annoncé un effort colossal pour moderniser et étendre ses capacités terrestres dans ce domaine dans les années à venir, est citée en référence, faisant de Varsovie l’exemple à suivre.

La Loi de Programmation Militaire 2024-2030 en cours de finalisation semble ne pas avoir suivi cette voie, en conservant un format de la Force Opérationnel Terrestre, le bras armé de l’Armée de Terre, sensiblement identique à ce qu’il est aujourd’hui, et en ne procédant qu’à une augmentation sectorielle de certaines capacités, comme dans le domaine du Renseignement, de la défense anti-aérienne ou encore des frappes dans la profondeur et des drones.

Pour autant, en 2030, selon ce schéma, l’Armée de terre conservera une force opérationnelle limitée en termes de haute intensité, avec seulement 200 chars lourds modernisés Leclerc, 650 véhicules de combat d’infanterie VBCI sur roues relativement légers et faiblement armés, moins de 120 tubes de 155 mm et une poignée de Lance-roquettes unitaires, potentiellement remplacés par des HIMARS américains.

De fait, en 2030, l’Armée de terre sera effectivement plus performante, notamment avec la poursuite du programme SCORPION et la livraison des VBMR Griffon et Serval pour remplacer les VAB, et des EBRC Jaguar pour le remplacement des AMX-10RC et des ERC-90 Sagaie, et disposera de réserves considérablement accrues en termes de munitions, mais aussi de personnels avec la montée en puissance de la Garde nationale.

Toutefois, pour ce qui est de la haute intensité, elle sera très loin des 6 divisions lourdes polonaises alignant 1250 chars de combat modernes M1A2 Abrams SEPv3 et K2PL Black Panther, 1400 véhicules de combat d’infanterie Borsuk, 700 canons automoteurs K9 Thunder et 500 lance-roquettes mobiles K239 et HIMARS.

Si dans de nombreux domaines, comme en matière de forces aériennes, navales et évidemment en termes de dissuasion, Varsovie devra s’appuyer sur ses alliés, elle disposera incontestablement de la plus importante force terrestre conventionnelle en Europe, sensiblement supérieure à la somme des forces terrestres françaises, allemandes, britanniques, italiennes et espagnoles réunies, soit les 5 économies les plus fortes du vieux continent.

K2 Black Panther PL 01 Meta-Defense.fr
Les premiers chars K-2 Black Panther ont été livrés par la Corée du Sud à la Pologne a la fin de l’année 2022

Si l’on ne peut que se féliciter de voir un allié s’équiper aussi efficacement dans ce domaine, force est de constater que dans de nombreux domaines, les positions et postures polonaises sont loin d’être alignées avec celles des européens de l’ouest.

En outre, Varsovie entend, de toute évidence, prendre une position politique centrale en Europe de l’Est précisément pour contrer l’influence des puissances d’Europe occidentale au sein de l’UE, en s’appuyant sur l’aura que lui conférera cet outil militaire face à la menace russe.

Pour équilibrer les rapports de force politiques, que ce soit face aux menaces militaires, russes ou autres (Turquie…), ou au sein de l’Union Européenne et de l’OTAN, il serait naturellement bienvenu, pour la France, de doter son Armée de Terre d’une puissance comparable, comme de nombreux anciens officiers supérieurs et généraux ne cessent de le répéter sur les réseaux sociaux et dans les médias.

Toutefois, au-delà du besoin lui-même, il convient d’évaluer les couts et les contraintes qu’engendrerait une telle transformation, de sorte à en déterminer la soutenabilité budgétaire, mais également sociale.

Et comme nous le verrons, l’effort budgétaire d’une telle ambition serait loin d’être hors de portée, puisqu’il serait sous la barre des 0,25% du PIB français aujourd’hui.

L’objectif de cet article n’étant pas de disserter sur l’organigramme optimisé de l’Armée de Terre pour répondre à ces menaces, nous prendrons comme base de travail un format souvent évoqué par les spécialistes du sujet, avec une FOT portée à 90.000 hommes (contre 77.000 aujourd’hui) pour armer deux divisions lourdes dédiées à la haute intensité, et une division de projection de puissance et d’appui rassemblant les multiplicateurs de force et troupes spécialisées que sont les Troupes de Marine, les Troupes de montagne, les forces parachutistes, la composante d’aéromobilité (ALAT) et la Légion Étrangère.

En termes de matériels, nous considérerons l’acquisition de 1000 chars de combat modernes, épaulés de 1000 véhicules de combat d’infanterie lourds chenillés, de 500 systèmes d’artillerie automoteurs de 155 et 105 mm, de 300 lance-roquettes à longue portée, ainsi que de 200 EBRC jaguar supplémentaires, 120 systèmes de défense anti-aérienne autotractés SHORAD et 500 véhicules blindés spécialisés (Génie, récupérateurs de blindés, Ravitaillement des systèmes d’artillerie, etc.).

Les autres programmes en cours, notamment dans le cadre du programme SCORPION, sont considérés inchangés, tout comme le format de l’Aviation légère de l’Armée de terre, qui serait toutefois bien avisée de se pencher sur la possible ré-acquisition des Tigre et NH90 TTH australiens pour densifier son format. L’enveloppe budgétaire pour acquérir ces équipements s’établit autour de 50 Md€, en tenant compte des couts de conception et de fabrication.

HIMARS Ukraine Fire Meta-Defense.fr
L’Armée de Terre semble se diriger vers l’acquisition sur étagère de systèmes HMARS américains pour remplacer ses LRU et densifier ses capacités de frappe dans la profondeur

Au-delà de ces couts initiaux, il convient d’évaluer les couts récurrents. En premier lieu, le parc matériel couterait 2 Md€ par an pour la maintenance et les pièces détachées, soit 4% du prix d’acquisition par an. Il conviendrait aussi d’augmenter les effectifs professionnels de l’armée de terre de 15.000 hommes et femmes, soit un cout annuel de 1,5 Md€, auxquels il faudrait ajouter 0,5 Md€ pour les quelque 45.000 réservistes supplémentaires qui devront être recrutés pour consolider les forces.

Au total, donc, sur une période de 15 ans, la montée en puissance ici envisagée couterait donc 3,2 Md€ par an pour l’acquisition de matériels, alors que l’extension des effectifs couterait en moyenne 2 Md€ par an. L’installation des nouvelles unités, quant à elles, est estimée à 300 m€ pour trois nouvelles unités par an. Sur les 15 premières années, donc, ce programme couterait aux finances publiques 5,5 Md€, soit 0,22% du PIB 2023.

Au-delà des 15 années d’acquisition, les couts récurrents s’établiraient à 4 Md€ pour les effectifs et la maintenance, auxquels il conviendra d’ajouter 2,5 Md€ pour le financement des modernisations de parc, soit un total de 6,5 Md€ par an (exprimés en Euro 2023) et 0,26% du PIB 2023.

Sur la seule prochaine LPM à venir, il serait donc nécessaire d’augmenter la dotation de 30 Md€ sur sept ans pour financer la mesure. On notera que pour atteindre un résultat sensiblement équivalent, Varsovie va consacrer plus de 1% de son PIB sur une période équivalente.

Pour autant, et comme à chaque fois qu’il est question d’investissements de défense, il convient également de considérer les recettes fiscales et sociales supplémentaires pour l’État consécutives à l’investissement. En effet, ce n’est pas tant l’investissement lui-même qui importe dans ce type de planification, mais son impact sur les déficits publics et par conséquent sur la dette souveraine française.

En l’occurrence, les investissements industriels génèrent un retour budgétaire supérieur à 50%. En effet, tous les équipements et prestations de service industrielles sont soumis à la TVA immédiatement récupérée par l’État, alors que les industries de défense sont très faiblement exposées à l’importation.

De fait, les investissent de l’état se dissipent dans l’économie essentiellement en salaires qui, rappelons-le, sont soumis à un taux de prélèvement supérieur à 42%. Dès lors, considérer un retour budgétaire à 50% est une valeur par défaut, prenant en considération la somme des recettes directes et indirectes, sociales et fiscales pour l’état.

Pour les investissements salariaux, un retour de 30% sera considéré, là encore par défaut. Appliqués à ce modèle, l’impact effectif du programme sur les équilibres budgétaires serait rapporté à 3,15 Md€ en moyenne sur la phase de montée en puissance, soit 0,125% du PIB, et à 3,4 Md€ au-delà, soit 0,136% du PIB exprimé en euro constant 2023. A titre de comparaison, un tel montant est relativement proche de ce que dépensent les Français chaque année en abonnements sur les plateformes de streaming.

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Il serait bien évidemment possible d’optimiser le modèle pour en réduire l’impact budgétaire, par exemple en appliquant les mesures préconisées dans l’article « Comment l’évolution de la doctrine de possession des équipements peut permettre d’étendre le format des armées ?« , ou en approfondissant les effets potentiels de l’effort industriel notamment en termes d’exportations, ce qui tendrait à en réduire le cout budgétaire effectif, et donc d’en accroitre la soutenabilité.

Quoi qu’il en soit, deux questions demeureraient. En premier lieu, il conviendrait d’établir que cet investissement serait le plus à même de répondre aux besoins de la France et de ses armées aujourd’hui et demain.

En effet, avec une Pologne aussi forte militairement, et le renforcement sensible des forces terrestres en Europe de l’Est et du nord, il est évident que la menace militaire russe sur l’OTAN et son flanc oriental sera contenue pour de nombreuses années.

Dit autrement, quitte à devoir investir 100 Md€ supplémentaires sur 15 ans, ne serait-il pas plus efficace de renforcer la composante chasse de l’Armée de l’Air, ou la composante sous-marine de la Marine Nationale, sachant que l’une comme l’autre offriraient des caractéristiques de retour budgétaire et donc d’impact budgétaire similaire ?

En second lieu, il convient de prendre en considération l’ensemble des contraintes qui s’appliqueront à la montée en puissance des armées. En l’occurrence, l’une des plus importantes, peut-être au-delà des contraintes budgétaires elles-mêmes, n’est autre que la contrainte de recrutement.

Ainsi, même si la situation s’est sensiblement améliorée ces dernières années du fait des évolutions de la condition militaire dans la LPM 2019-2025, il est loin d’être acquis que l’Armée de terre puisse effectivement recruter 15.000 militaires professionnels supplémentaires ainsi que 45.000 gardes nationaux, au-delà des trajectoires déjà établies dans la LPM 2024-2030.

Certes, la constitution de nouvelles unités de haute intensité équipées de matériels modernes ajoutera à l’attractivité des armées, mais il n’en demeure pas moins vrai que cette hypothèse de croissance aura sans le moindre doute fait sourciller les officiers s’étant confrontés aux difficultés RH de l’Armée de Terre ces dernières années.

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L’extension des effectifs demeure un sujet difficile pour les Armées françaises

Quoi qu’il en soit, il est désormais établi qu’il est loin d’être inconcevable de doter l’Armée de terre d’une capacité d’engagement comparable à celle en constitution en Pologne en matière de Haute Intensité, tout en conservant les capacités exclusives de ses unités en matière de projection et d’appui.

D’un point de vue budgétaire, cet effort serait relativement limité en termes d’impact sur les déficits, et pourrait même être sensiblement optimisé vis-à-vis du modèle ici abordé.

Une chose est certaine, cependant, un tel effort ferait de la France le pivot central de toute la défense européenne, et donnerait une légitimité incontestable à Paris pour soutenir l’autonomie stratégique européenne, puisqu’avec un tel modèle, le soutien militaire des États-Unis dans le domaine conventionnel face, par exemple, à la Russie, serait tout simplement superfétatoire.

Eu égard à la sensibilité de l’exécutif français aujourd’hui, c’est probablement cet argument, conjointement aux couts réels de la mesure détaillés dans cet article, qu’il conviendrait de mettre en avant dans les médias et au parlement pour espérer obtenir une altération positive de la trajectoire.

L’ébouillantement de la Crimée

L’ébouillantement de la Crimée

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 24 juillet 2023

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Ce n’était pas complètement nouveau, mais après la Première Guerre mondiale, on a commencé à s’interroger sur la manière d’obtenir des gains stratégiques face à des puissances adverses sans déclencher la catastrophe d’une nouvelle Grande guerre. Le problème est même devenu encore plus aigu dès lors que cette nouvelle guerre mondiale pouvait être nucléaire. On a ainsi inventé la stratégie du « piéton imprudent » qui s’engage d’un coup sur la chaussée et bloque la circulation ou encore celle de l’« artichaut » où on s’empare de la cible feuille à feuille, souvent par des piétons imprudents. L’Allemagne nazie a pratiqué les deux dans les années 1930 en arrachant chaque feuille – rétablissement du service militaire, remilitarisation de la Rhénanie, Anschluss, annexion de la Bohême et de la Moravie – par des opérations-éclair, jusqu’à la tentative de trop en Pologne. L’Union soviétique-Russie a souvent pratiqué la chose, l’annexion-éclair de la Crimée en février 2014 par exemple.

Depuis l’été dernier, les Ukrainiens sont sans doute en train de tester un nouveau mode opératoire justement pour reconquérir cette même Crimée : l’ébouillantement progressif de la grenouille. Le problème est complexe pour eux puisqu’il s’agit de reprendre à terme un territoire considéré comme faisant partie du territoire national par une puissance nucléaire. Le 17 juillet 2022, le secrétaire adjoint du Conseil de sécurité de Russie et ancien président russe, Dmitri Medvedev, déclarait que l’attaque de la Crimée serait considérée comme une attaque contre le cœur du territoire russe et que toucher à ses deux sites stratégiques : le pont de Kertch qui relie la presqu’île à la Russie ou la base navale de Sébastopol provoquerait le « jour du jugement dernier » en Ukraine, autrement dit des frappes nucléaires. Même si on est alors déjà habitué aux déclarations outrancières de Dimitri Medvedev, la menace nucléaire, portée depuis le début de la guerre par Vladimir Poutine et Sergueï Lavrov son ministre des Affaires étrangères, est malgré tout prise au sérieux par de nombreux experts. La possibilité d’une attaque ukrainienne aérienne et encore moins terrestre en Crimée paraît alors lointaine mais beaucoup pensent que dans un contexte où l’Ukraine n’a aucun moyen de riposter de la même manière, une frappe nucléaire serait possible afin de dissuader de toute autre agression sur le sol russe ou prétendument tel. Selon le principe de l’« escalade pour la désescalade », cette frappe, éventuellement purement démonstrative pour en réduire le coût politique, effraierait aussi les Ukrainiens et peut-être surtout les Occidentaux et imposerait une paix russe.

Et pourtant, quelques jours seulement après la déclaration de Medvedev, le 9 août, deux explosions ravagent la base aérienne de Saki en Crimée avec au moins neuf avions détruits. Sept jours plus tard, c’est un grand dépôt de munitions qui explose à son tour dans le nord de la Crimée dans le district de Djankoï accompagné de sabotages. On ne sait toujours pas très bien comment ces attaques ont pu être réalisées d’autant plus qu’elles ne sont pas revendiquées. Cela permet aux Russes de sauver un peu la face et de minimiser les évènements en parlant, contre toute évidence, d’accidents. Néanmoins, ces premières attaques ont démontré que l’on pouvait attaquer la Crimée sans susciter de riposte de grande ampleur. Elles continuent donc. Le 1er octobre, c’est l’aéroport militaire de Belbek, près de Sébastopol, qui est frappé à son tour, là encore sans provoquer de réaction sérieuse. Toutes ces attaques ont un intérêt opérationnel évident à court terme, la Crimée constituant la base arrière du groupe d’armée russes occupant une partie de provinces ukrainiennes de Kherson, Zaporijjia et Donetsk. Leur logistique et leurs appuis aériens se trouvent évidemment entravés par toutes les attaques sur les axes et les bases de la péninsule de Crimée. Mais ces actions doivent aussi se comprendre dans le cadre d’une stratégie à plus long terme de banalisation de la guerre en Crimée.

Les Ukrainiens effectuent alors le test ultime. Le 8 octobre 2022, le pont de Kertch est très sévèrement touché par une énorme explosion provoquée probablement par un camion rempli d’explosifs. Cette attaque constitue alors une élévation de la température autour de la grenouille mais l’eau est déjà chaude et l’élévation est amoindrie par l’absence de revendication et l’ambiguïté d’une attaque a priori réalisée à l’aide d’un camion rempli d’explosif venant de Russie. L’affront n’est donc pas aussi grand qu’une attaque directe revendiquée et réalisée par surprise, mais la claque est violente et quasi personnelle envers Vladimir Poutine, dont le nom est souvent attaché à se pont qu’il a inauguré en personne au volant d’un camion en 2018. Ce n’est pas cependant pas assez, ou plus assez, pour braver l’opinion des nations et notamment celle de la Chine – très sensible sur le sujet – ou des Etats-Unis – qui ont clairement annoncé une riposte conventionnelle à un tel évènement. Il n’y a donc pas de frappe nucléaire russe et on ne sait même pas en réalité si cette option a été sérieusement envisagée par le collectif de décision russe. Mais les Russes disposent alors d’une force de frappe conventionnelle. Le 10 octobre, plus de 80 missiles balistiques ou de croisière s’abattent sur l’intérieur de l’Ukraine. C’est la première d’une longue série de salves hebdomadaires sur le réseau énergétique. Cette opération n’a pas été organisée en deux jours, mais le lien est immédiatement fait par effet de proximité entre l’attaque du pont le 8 et cette réponse.

Le problème est que l’ « escalade pour la désescalade » fonctionne rarement. Non seulement les attaques contre la Crimée ne cessent pas mais elles prennent même de l’ampleur, en nombre par le harcèlement de petits drones aériens et en qualité avec des attaques plus complexes. Quelques jours seulement après l’attaque du pont de Kertch, le 29 octobre, c’est la base navale de Sébastopol, l’autre grand site stratégique de la Crimée, qui est attaquée par une combinaison de drones aériens et de drones navals. Trois navires au moins, dont la frégate Amiral Makarov, sont endommagés. Que faire pour marquer le coup alors que l’on fait déjà le maximum ? Pour qu’on puisse malgré tout faire un lien avec l’attaque de Sébastopol, l’effort est porté sur les ports ukrainiens, bases de départ des drones navals. Cela ne suffit pas pour autant pour arrêter les attaques d’autant plus que les Occidentaux, accoutumés aussi à l’idée que la guerre peut se porter en Crimée sans susciter de réaction nucléaire, commencent à fournir des armes à longue portée.

Le 29 avril 2023, un énorme dépôt de carburant est détruit près de Sébastopol. Le 6 et le 7 mai, la base de Sébastopol est attaquée une nouvelle fois par drones aériens. Le 22 juin, c’est la route de Chongar, une des deux routes reliant la Crimée au reste de l’Ukraine, qui est frappée par quatre missiles aéroportés Storm Shadow, une première. Surtout, le lundi 17 juillet au matin, le pont de Kertch est à nouveau attaqué, par drone naval cette fois. Cette nouvelle attaque sur une cible stratégique est pleinement revendiquée cette fois par les Ukrainiens dans une déclaration officielle qui assume aussi rétrospectivement toutes les actions précédentes. Deux jours plus tard, c’est un grand dépôt de munitions à Kirovski, non loin de Kertch, qui explose, puis un autre le 22 juillet à Krasnogvardeysk, au centre de la péninsule.

Mais alors que les attaques se multiplient sur la Crimée, la capacité de riposte russe hors nucléaire est désormais réduite puisque le stock de missiles modernes est désormais au plus bas. Les Russes ratissent les fonds de tiroir en mélangeant les quelques dizaines de missiles de croisière moderne qu’ils fabriquent encore chaque mois avec des drones et des missiles antinavires, dont les très anciens et très imprécis KH22/32. Pour établir un lien avec l’attaque par drone naval, ces projectiles disparates sont lancés pendant plusieurs jours sur les ports ukrainiens, Odessa en particulier. Ces frappes n’ont aucun intérêt militaire et dégradent encore l’image de la Russie en frappant notamment des sites culturels. On est surtout très loin des possibilités d’écrasement, même simplement conventionnelles, que l’on imaginait avant-guerre ou même des salves d’Iskander ou de Kalibr du début de la guerre. Les frappes sur Odessa sont aussi une démonstration d’impuissance.

Le pouvoir russe a aussi perdu beaucoup de crédibilité dans sa capacité à dépasser cette impuissance pour aller plus haut. Michel Debré expliquait qu’on pouvait difficilement être crédible dans la menace d’emploi de l’arme nucléaire si on se montrait faible par ailleurs. Il n’est pas évident à cet égard que le traitement de la mutinerie d’Evgueny Prigojine et de Wagner le 24 juin, du terrible châtiment annoncé le matin à l’arrangement le soir, ait renforcé la crédibilité nucléaire de Vladimir Poutine. Pour être dissuasif, il faut faire peur et à force de menaces vaines, le pouvoir russe fait de moins en moins peur. Bref, la Crimée est désormais pleinement dans la guerre et si un jour des forces ukrainiennes y débarquent, d’abord ponctuellement lors de raids, puis en force – perspective pour l’instant très hypothétique et lointaine – on sait déjà, ou du moins on croit désormais, que cela ne provoquera pas de guerre nucléaire. C’est déjà beaucoup.

Les manœuvres informationnelles sur la fin de l’accord céréalier en Mer Noire

Les manœuvres informationnelles sur la fin de l’accord céréalier en Mer Noire

 

par Martin Toussaint (MSIE38 de l’EGE) – École de Guerre économique – publié le 19 juillet 2023

Avec le déclenchement de la guerre en Ukraine, l’opération « spéciale » de la Russie a conduit à un blocus des ports ukrainiens sur la mer Noire, causant d’importantes perturbations dans l’approvisionnement mondial en nourriture. En effet, l’Ukraine est un acteur clé dans les exportations mondiales de nourriture, notamment en blé (5ème en 2021), en maïs (3ème en 2021), et en huiles de graines (1ère en 2021).

Les effets du blocus ont initialement été atténués par un accord en juillet 2022 entre la Russie, l’Ukraine, l’ONU et la Turquie, qui a agi en tant que médiateur. Cet accord, connu sous le nom d’accord céréalier en Mer Noire, visait à garantir le passage sûr des exportations alimentaires ukrainiennes via la mer Noire.

Entre juillet 2022 et juillet 2023, l’accord a permis l’exportation ininterrompue de la nourriture ukrainienne :

Source : Statista, Black Sea Grain Initiative

 

Le 17 juillet 2023, la Russie a mis fin à l’accord à la suite du bombardement du pont de Crimée. Cependant, cette décision n’a probablement que peu de lien avec le bombardement, qui semble être utilisé comme un prétexte. En effet, la Russie avait menacé de mettre fin à l’accord ces dernières semaines, exigeant la levée de plusieurs sanctions affectant l’économie russe comme condition à sa poursuite.

En mettant fin à l’accord, la Russie affecte les importations de certains de ses partenaires stratégiques, la Chine étant le plus important. Malgré le renforcement des liens depuis le début de la guerre, Moscou ne peut se permettre d’antagoniser Pékin pendant une période prolongée, car elle a beaucoup à perdre. La fin de l’accord affecte également les pays occidentaux comme l’Italie et les Pays-Bas.

Source : Statista, Black Sea Grain Initiative

 

La décision de Poutine peut être interprétée comme un mouvement stratégique visant à exercer une pression sur l’Occident et à faciliter les négociations sur des questions clés, comme la levée de certaines sanctions, en particulier celles imposées à des banques russes comme Rosselkhozbank. Poutine a exigé la semaine dernière la levée des sanctions affectant cette institution en échange de la prolongation de l’accord, une proposition déjà examinée par l’ONU.

Rosselkhozbank, la Banque Agricole Russe, est une entité détenue par l’État qui se concentre sur le secteur agro-industriel russe et a été durement touchée par les sanctions. La levée de ces sanctions, en particulier la réintégration de la banque dans le système SWIFT, permettrait la reprise du commerce des produits alimentaires et des engrais russes et attirerait également des devises étrangères dans le système financier russe.

Un tel afflux de devises étrangères aiderait à soutenir le rouble, qui s’est déprécié d’environ 20% depuis le début de l’année par rapport au dollar.

En conclusion, la décision de Poutine de mettre fin à l’Accord sur les Céréales de la Mer Noire devrait être considérée comme une stratégie potentielle pour influencer les négociations en cours et servir de levier pour contraindre l’Occident à accepter ses conditions concernant la levée de certaines sanctions. Si cette stratégie est couronnée de succès, cela représenterait un nouveau revers pour la stratégie poursuivie par l’Occident.

Des nouvelles de la GOO Ukrainienne par Michel Goya

Des nouvelles de la GOO Ukrainienne

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 15 juillet 2023

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Rappel des épisodes précédents : au niveau stratégique l’Ukraine doit nécessairement être offensive si elle veut réaliser son objectif de libération totale de territoire. La Russie, de son côté, peut se contenter – et semble le faire – d’une posture purement défensive. Cette posture stratégique offensive ukrainienne oblige à agir fortement sur le front et/ou sur l’arrière ennemi. Les moyens ukrainiens pour agir directement sur l’arrière politique russe, un champ d’action très incertain, sont très limités. Le seul moyen pour agir directement et efficacement contre le front russe dans un délai raisonnable est d’organiser de grandes opérations offensives (GOO) qui permettront de le percer ou au moins de repousser très largement la ligne vers le sud. L’armée ukrainienne doit planter des drapeaux sur des villes importantes, pas sur des villages, et de coups en coups repousser par la force l’ennemi des territoires occupés et /ou provoquer par résonnance un ébranlement interne politique à Moscou qui obligera la Russie à négocier en position défavorable avant le désastre, façon Allemagne 1918. C’est du moins l’idée de manœuvre.

Deux problèmes opérationnels se posent cependant. Le premier est que l’armée ukrainienne n’a pas l’expérience des grandes opérations offensives, qui constituent certainement une des activités humaines les plus complexes à organiser. Celle en cours actuellement est la troisième seulement de son histoire depuis l’indépendance. La première, dans la province de Kharkiv en septembre 2022, a été très mobile et brillante, mais en profitant de circonstances tout à fait exceptionnelles. Le front russe de 2023 ne présente plus – sauf surprise à la russe – de telles opportunités. La seconde opération, plus conforme à la guerre de positions, s’est déroulée autour de la tête de pont de Kherson. Les choses y ont été beaucoup plus difficiles face à une zone de front russe très bien organisée et commandée, sans doute sur la fin par le général Mikhail Teplinsky, le commandant des troupes d’assaut par air et unanimement reconnu comme un des meilleurs officiers russes. On cite son nom, à retenir, car il fait aussi partie de ceux qui fustigent la manière dont cette guerre est conduite par le haut-commandement. La méthode utilisée à Kherson, martelage du front et interdiction en profondeur (en clair, coupure de la logistique via le Dniepr) s’est révélée payante, obligeant les Russes à se replier en bon ordre, mais humainement coûteuse.

On pouvait s’attendre, par pensée linéaire, à ce que les Ukrainiens fassent à nouveau « du Kherson » en attaquant partout sur la ligne tout en frappant en profondeur, mais c’était sans compter avec les ruptures conceptuelles. Le 23 octobre 1917, l’armée française a attaqué les Allemands à La Malmaison après leur avoir lancé 3 millions d’obus sur un front de 12 km (l’équivalent de plusieurs armes nucléaires tactiques et à peu près tout ce que les Ukrainiens ont utilisé en seize mois) et pourtant la grande offensive française suivante, le 18 juillet 1918 durant la seconde bataille de la Marne s’est effectuée pratiquement sans aucune préparation d’artillerie. Entre-temps, on a compris qu’on ne pouvait continuer de cette manière et on a trouvé autre chose. Cette fois, peut-être après une première phase de test, l’armée ukrainienne a renoncé au martelage, très coûteux en hommes pour des résultats limités tant que la défense était solide, ou plus exactement, elle a décidé de séquencer les choses : neutralisation d’abord du système de défense russe, assaut ensuite lorsque les conditions seront réunies, une sorte de Desert Storm – un mois de pilonnage en janvier-février 1991 du dispositif irakien en profondeur, suivi d’une estocade par une attaque terrestre de 100 heures – mais à l’échelle ukrainienne.

Après le manque d’expérience des GOO, le second problème ukrainien est que le soutien militaire occidental n’est plus forcément adapté à ce type de guerre. Dans les années 1970-1980, les forces de l’OTAN avaient développé tout un arsenal de moyens permettant de frapper fort les troupes du Pacte de Varsovie dans toute la profondeur de son dispositif de la ligne de contact jusqu’aux armées de deuxième échelon traversant la Pologne. On ne s’attendait pas à une guerre de positions de longue durée (mais on avait peut-être tort).

Depuis, on vit sur les restes des années 1980. La grande majorité des équipements encore en service dans l’OTAN a été conçue à cette époque ou dans sa foulée. Même le missile SCALP, le matériel star du moment, ou les canons Caesar ont été conçus au début des années 1990, à une époque où on se battait encore dans nos exercices contre une armée soviétique qui avait cessé d’exister. Le problème de ces équipements est qu’il y en a désormais beaucoup moins qu’à l’époque et avec encore moins de munitions. Pourquoi en effet maintenir ces équipements coûteux alors qu’il y avait l’aviation américaine qui était capable de faire tout le boulot sans grand risque ? Hormis pour l’Irak en 1991, qui a commis l’erreur d’envahir le Koweït alors même que les États-Unis et les Britanniques (pas les Français) pouvaient « roquer » leurs forces alors au top en Allemagne vers l’Arabie saoudite, les autres opérations de guerre contre les États dits voyous, se sont faites sous parapluie aérien américain. Oui, mais là en Ukraine il n’y a pas d’aviation américaine, il y a même assez peu d’aviation tout court et même avec 40 F-16, ce ne sera pas une campagne à l’américaine.

Tout doit donc se faire à l’ancienne et on se trouve fort dépourvu. Heureusement pour les Ukrainiens et contrairement aux pays européens, les États-Unis ont maintenu un effort militaire conséquent, à partir de 2001, et conservent encore des moyens importants dans tous les domaines, même si on est loin des capacités des années 1980. Donc en raclant un peu, on a pu à l’été 2022 rassembler une coalition de matériels d’artillerie pour la plupart prévus pour affronter les Soviétiques (en même temps ça tombe bien, puisque les Russes sont aussi équipés de matériels de l’époque) mais avec des stocks de munitions désormais faibles. Cette artillerie occidentale s’est ainsi adossée à une artillerie ukrainienne ex-soviétique avec peut-être de stocks initiaux sans doute importants (mais avec d’énormes quantités d’obus détruites juste avant-guerre par des sabotages russes) mais une capacité de renouvellement pratiquement réduite à une usine bulgare. Dans cette rareté générale, les Américains font encore figure de demi-riches, ce qui contribue à les maintenir dans cette position d’allié aussi indispensable que versatile. A qui d’autre faire appel en cas de problème important lorsqu’on n’a pas fait d’effort militaire soi-même ? Mais en même temps, comment faire totalement confiance dans une puissance qui peut changer radicalement de politique étrangère tous les quatre ans et doit simultanément défendre ses intérêts dans le monde entier.

Bref, le Desert Storm ukrainien est certainement une bonne idée, plus exactement – comme en 1916 – c’est celle que l’on commence à utiliser lorsqu’on commence à manquer d’hommes, mais il faut en avoir les moyens et c’est là que le bât blesse. Ce n’est pas forcément un problème de lanceurs, qu’ils soient au sol ou en l’air d’ailleurs, mais de nombre de projectiles. Les Occidentaux arrivent en fond de cuve en obus de 155 mm, et comme on est encore loin de l’« économie de guerre », il faut continuer à fournir à ce que l’on a, mais aussi penser à autre chose, d’où les roquettes bricolées comme les Trembita ukrainiennes de 400 km de portée, l’option des armes à sous-munitions – indispensables par leur efficacité et leur nombre, pour taper les batteries d’artillerie – et celle des missiles à longue portée Storm-Shadow/SCALP ou, peut-être des ATACMS pour taper les dépôts et axes logistiques. Une autre option serait de faire main basse sur les énormes dépôts de munitions russes en Transnistrie. La bonne nouvelle pour les Ukrainiens est que les Russes sont sensiblement dans la même situation, avec des stocks d’obus tellement raréfiés qu’ils doivent faire appel aux Nord-Coréens, Iraniens et Biélorusses pour les approvisionner, mais aussi une usure du parc considérable.

Plusieurs indices indiquent clairement que la bataille d’artillerie est « la » bataille du moment. Du 1er mai au 21 juin, le commandement ukrainien revendique avoir détruit 1 000 pièces d’artillerie russes. Ce qu’il faut retenir, ce n’est pas le chiffre – sans aucun doute très exagéré – mais le fait que pour la première fois de la guerre les Ukrainiens revendiquent avoir détruit plus de pièces d’artillerie que de véhicules de combat. Du 8 mai au 13 juillet, Oryx indique environ 200 pièces d’artillerie russe détruites ou endommagées à coup sûr, ce qui est déjà considérable et surtout représente en deux mois et demi un quart des pertes totales russes constatées depuis le début de la guerre. Ajoutons à cela les déclarations du général Popov, le commandant de la 58e armée russe limogé depuis peu et qui parle clairement des difficultés russes dans cette bataille. Les Russes souffrent donc incontestablement, et plus que les Ukrainiens dont l’artillerie a perdu selon Oryx une cinquantaine de pièces depuis le 8 mai, ce qui est quand même un record.  

Pour autant, est-ce suffisant pour gagner cette bataille, qui ne serait elle-même que le préambule indispensable à des attaques de martelage de grande ampleur, le fameux « casse-briques », qui se dérouleraient dans de bien meilleures conditions. Il faudra sans doute attendre la fin du mois d’août pour avoir une petite idée de la tournure de la GOO ukrainienne, et donc aussi de la tournure de la guerre. 

Dans le brouillard de la guerre

Dans le brouillard de la guerre

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Vincent Gourvil (*) -Esprit Surcouf – publié le 16 juillet 2023
Docteur en Sciences Politiques

https://espritsurcouf.fr/humeurs_dsns-le-brouillard-de-la-guerre_par_vincent-gourvil/


A Vilnius, mercredi dernier, les membres de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord l’ont solennellement acté : l’Ukraine ne peut pas aujourd’hui entrer dans l’Otan. Le verdict, même s’il était connu d’avance, est un revers pour le président ukrainien Volodymyr Zelensky. Mais est-ce le seul ? Les nuages qui s’accumulent ne deviennent-ils pas menaçants ? C’est la question que se pose l’auteur, irrité de constater une sorte de pensée unique dans l’esprit des commentateurs.
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« La vérité d’un jour n’est pas toujours celle du lendemain ». Il est regrettable qu’une majorité de nos dirigeants, experts en relations internationales, commentateurs… perdent de vue l’esprit de cette maxime populaire. Ancrés dans leurs convictions, ils sont persuadés de la linéarité de l’Histoire alors que nous sommes entrés dans une nouvelle ère stratégique. Comme les Ukrainiens étaient parvenus à mettre en échec la machine militaire russe, leur victoire était à portée de main. La contre-offensive annoncée par Kiev depuis plusieurs mois, lancée il y a peu, devait conduire à la défaite de l’ours face à l’agilité du renard. Jusque dans un passé récent, cette thèse ne souffrait pas la moindre contestation. Aujourd’hui, la situation semble plus complexe qu’hier si l’on veut bien affronter le réel dans ce qu’il peut avoir de dérangeant. La zone grise semble pourtant prendre le dessus sur la ligne claire. Saurons-nous concilier le désirable avec le possible ?

Victoire ukrainienne : vérité d’évidence
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Depuis le début de « l’opération militaire spéciale » lancée le 24 février 2023, la promenade de santé s’est transformée en un véritable cauchemar pour l’armée russe. La conjonction de plusieurs facteurs explique cette « étrange défaite ». Citons les plus connus : volontarisme du président Zelensky, parfait communicant ; combat légitime pour lutter contre l’agresseur ; motivation du peuple retrouvant les accents d’un nationalisme de bon aloi ; moral élevé des troupes, disposition, grâce en particulier à l’aide occidentale à l’instar de l’OTAN dont l’Europe est toujours plus dépendante, de matériels modernes, de renseignements en temps réel ; maniement exemplaire de l’arme informationnelle ; faiblesse de l’adversaire dans toute une série de domaines (impréparation, absence de stratégie, matériels obsolètes, rôle de la milice Wagner jouant un jeu trouble comme l’a démontré sa chevauchée avortée du 24 juin 2023 …).

Mois après mois, celle que l’on pensait être l’une des premières armées au monde s’est prise à son propre piège, parfois ridiculisée par un adversaire de taille peu comparable. Selon les experts occidentaux, le colosse aux pieds d’argile devait/doit s’effondrer tôt ou tard sous le poids de ses propres défaillances plus que sous les coups de boutoir de l’Ukraine. Les Russes préfèrent la fiction d’un passé fantasmé à la réalité du présent, ajoutaient-ils. Certains prédisaient/prédisent une défaite rapide la Russie, accompagnée de l’éviction par le peuple de Vladimir Poutine. La messe était dite. Toutes les voix discordantes étaient écartées au nom d’un terrorisme intellectuel ambiant.

Or, le cours de l’Histoire peut s’inverser rapidement, de manière inattendue. Peut-être est-ce ce qui se passe depuis peu ? Comme le déclarait Louis XIV : « C’est toujours l’impatience de gagner qui fait perdre ».

Essoufflement ukrainien : hypothèse plausible

Depuis peu, les certitudes sur l’issue du conflit se transforment en interrogations. Elles peuvent ainsi se résumer. Et si la Russie parvenait, grâce à son pouvoir de nuisance, à mettre quelques grains de sable dans la machine parfaitement huilée ukrainienne. Même si nous ne disposons que de signaux faibles étayant cette thèse, elle progresse lentement. La contre-offensive, dont Kiev défend désormais la prudence, ne donne pas encore l’effet escompté, l’enfoncement décisif des défenses russes (gain territorial annoncé de 35km²). Les militaires du nouveau Tsar semblent tirer les leçons de leurs cuisants échecs, donnant du fil à retordre à leurs adversaires. Par ailleurs, ils n’hésitent pas à utiliser les vieilles ficelles ayant fait leurs preuves dans le passé : destruction du barrage de Kakhovka provoquant des inondations dans la région, menaces autour de la centrale nucléaire de Zaporijjia faisant craindre le pire, exploitation d’un certain sentiment de lassitude dans la population ukrainienne, importance de la capacité de résilience… Par ailleurs, la multiplication des médiations (chinoise, africaine, indonésienne, vaticane …) donnerait à penser que le temps de la négociation (pour la paix ou pour un cessez-le-feu) n’est pas si éloigné. Que s’est-il vraiment dit lors de la visite du secrétaire d’état américain, Antony Blinken à Pékin, qui souhaitait rétablir une certaine forme de dialogue avec la Chine sur divers sujets dont l’Ukraine ?

Tous ces éléments ne doivent-ils pas nous interroger sur notre cécité stratégique ? Le cours de la guerre (le Pentagone l’estime « longue et violente ») n’est-il pas en train de s’inverser ? Les évidences ne sont-elles plus que des probabilités ? Ce que nous vivons traduit un grand bouleversement des paramètres de la guerre russo-ukrainienne, à distinguer d’une géopolitique des sentiments. Dérèglement rime souvent avec aveuglement. Tout ceci invite à une réflexion sans tabou. C’est le moins que l’on puisse faire pour prévenir une énième surprise stratégique. La seule certitude, en dehors de l’incertitude, relève de l’hypothèse. Gouverner, c’est prévoir surtout le pire, y compris une guerre qui dure, voire l’éventuelle victoire de l’agresseur qui viole les grands principes du droit international !

Les temps changent

« Mieux vaut combattre le pire que rêver perpétuellement au meilleur » (André Comte-Sponville). Et, c’est bien la question essentielle posée aux Occidentaux dans cette période de fluidité succédant à un temps d’une certaine stabilité. Les choses peuvent prendre un tour imprévisible. Les transitions sont toujours des moments de doutes qu’il faut savoir affronter avec réalisme. Le voulons-nous ? Le pouvons-nous ? Pour plagier la célèbre formule du général de Gaulle en 1940, avoir perdu une bataille ne signifie pas nécessairement avoir perdu la guerre. N’est-ce pas ce à quoi nous assistons aujourd’hui et encore plus demain ? Cultiver à la fois clarté et ambiguïté, conjuguer court et long terme, n’est-il pas le propre de toute bonne diplomatie ? Jamais l’ordre international n’a paru aussi complexe, imprévisible. Il nous met face à la fin de certaines illusions passées. Le conflit en Ukraine agit comme un accélérateur de mutations d’un monde en mouvement. Dans cet épais brouillard de la guerre, l’important est de se contraindre à penser l’impensable pour mieux s’y préparer.

Les opinions exprimées ici n’engagent que leur auteur

 

Source de la photo : ©airsoftrang, – Page facebook des germans air-soft rangers

(*) Vincent Gourvil est le pseudonyme d’un haut fonctionnaire, par ailleurs Docteur en sciences politiques.

Haute intensité : quels défis pour les armées françaises ? Notes de l’Ifri, Ifri, juillet 2023.

Haute intensité : quels défis pour les armées françaises ? Notes de l’Ifri, Ifri, juillet 2023.

Scène de combat de nuit dans une ville en ruine. Credits: © Zef Art/Shutterstock

par Elie Tenenbaum – IFRI – publié le 12 juillet 2023

https://www.ifri.org/fr/publications/notes-de-lifri/haute-intensite-defis-armees-francaises


La nouvelle Loi de programmation militaire 2024-2030 engage résolument les armées françaises dans la voie de la haute intensité. Ce terme continue cependant d’être sujet à débat et source de confusion au sein de la communauté de défense.

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Une définition stricte de la notion est donc nécessaire afin de mieux en comprendre la portée et les implications pour la France. Sur le plan militaire, la haute intensité renvoie d’abord à un type d’engagement déployant un haut niveau d’énergie cinétique dans un espace et une durée limités. À ce facteur énergétique, s’ajoutent le niveau de sophistication technologique des équipements (intensité en capital) et la létalité qui résulte de ces deux éléments. Émerge ainsi une notion de haute intensité capacitaire qui s’articule autour du triptyque énergie-technologielétalité.

Cette intensité capacitaire doit être distinguée  de l’intensité politique, ou virulence d’un conflit armé, laquelle dépend avant tout des intérêts en jeu. Lorsque ceux-ci sont très élevés pour un belligérant, le conflit prend pour ce de rnier les aspects d’une guerre majeure, mettant en jeu sa survie. À l’inverse, la mise en jeu d’intérêts réels mais non existentiels se traduit par des formes de guerre limitée. Si l’histoire militaire offre des exemples de conflits où haute intensité politique et militaire se combinent, elle montre aussi des cas de guerres limitées à haute intensité capacitaire. C’est cette configuration qui paraît la plus pertinente pour la France où la dissuasion nucléaire prémunit en principe de toute menace contre les intérêts vitaux de la nation.

Il existe donc une large gamme de scénarios situés en deçà des intérêts vitaux mais au-delà de l’horizon capacitaire et opérationnel des trois dernières décennies, marquées avant tout par la gestion de crise et dans la perspective desquelles s’est construit le format des armées françaises. Solidarité stratégique dans le cadre de l’alliance atlantique ou d’accords de défense, confrontation avec une puissance grande ou moyenne sur des espaces périphériques, affrontement avec un « proxy », acteur tiers soutenu par un État-puissance ou encore confrontation dans des espaces communs isolés (haute mer, espace exo atmosphérique, cyber, fonds marins, etc.) sont autant d’hypothèses à prendre en compte qui relèveraient de la haute intensité capacitaire.

Haute intensité : quels défis pour les armées françaises ?

Centre de Gravité – Réflexions autour de l’offensive ukrainienne de 2023 (épisode 2)

Centre de Gravité – Réflexions autour de l’offensive ukrainienne de 2023 (épisode 2)


Passée la distraction des gesticulations rebelles wagnériennes — plus proches d’un numéro de clowns que du Götterdämmerung — l’attention est revenue sur l’offensive ukrainienne. Avec une inquiétude qui tourne en boucle : « pourquoi ça n’avance pas » ? Passons sur les réflexes liés à l’immédiateté de notre société, qui ne conçoit guère le temps long comme dépassant la semaine et commence à klaxonner dès que le prédécesseur met plus de deux secondes pour démarrer lorsque le feu passe au vert : le temps médiatique est ce qu’il est, mais on peut néanmoins se poser la question sur le plan de l’analyse des opérations. Est-ce que l’offensive « s’enlise », est-ce qu’elle est un « échec », est-ce qu’elle n’est « pas vraiment commencée », est-ce que, au contraire et malgré les apparences, tout se déroule « a peu près comme prévu », ou est-ce que « le plan a changé » ?

 

Un bilan pas si nul

Tout d’abord, il faut constater que l’armée ukrainienne est toujours celle qui dicte le tempo des opérations. L’armée russe est globalement sur la défensive partout le long de la ligne de contact terrestre et si les Russes mènent toujours ça et là des attaques, elles se limitent à des coups d’épingle sur la première ligne. Ce sont des combats et pas des opérations, sans intention ni moyens d’aller plus loin et sans coordination. L’initiative semble durablement ukrainienne, même si certains rapports annonçant des concentrations russes au nord de l’oblast de Louhansk laissent craindre que Moscou puisse tenter de lancer au moins une contre-attaque d’ampleur pour chambouler un peu la situation. À tout le moins, cette menace latente oblige le commandement ukrainien à conserver des réserves mobiles, ce qui est toujours une bonne politique. Si les Russes demeurent capables de mener des frappes dans la profondeur avec leurs missiles balistiques et de croisière, cet effort s’est réduit à quelques attaques sporadiques par semaine. Trop peu pour avoir un quelconque impact sur les opérations militaires, mais suffisamment pour faire peser sur la population civile une pression qui maintien au loin les réfugiés, internes ou déplacés hors d’Ukraine. Un des rares modes d’action russes, peut-être le seul, à continuer de prouver son « efficacité » au regard de son objectif sordide, dépeupler l’Ukraine.

De son côté, l’armée ukrainienne peut annoncer depuis l’accélération des frappes à la mi-mai et le début des opérations offensives au sol en juin la reprise d’environ 200 km². En un mois, c’est mieux que les dernières opérations offensives russes, et à un coût bien moindre. Sans être certains de savoir si le coût payé est supportable par l’appareil militaire ukrainien, on peut quand même admettre que ce n’est « par rien », même si c’est sans doute « en dessous » des attentes occidentales, toujours prises dans la mystique de la bataille. On attend Austerlitz, une charge héroïque, un chaudron, Stalingrad sur le Dniepr. Or ce qui se déroule n’y ressemble pas. « On » cherche donc les erreurs, les failles, et la fabrique du doute s’installe, alimentée par la propagande pro-russe. Devant Bakhmut pourtant, les deux « pinces » conquises par les Russes ont été réduites, ce qui stabilise le front sans risque d’encerclement des forces ukrainiennes. Au sud, bien que les avancées aient été difficiles, plusieurs localités ont été reprises et des positions favorables ont été enlevées, après des combats difficiles.

 

De vraies difficultés

Au bout d’un mois d’engagement au sol, les difficultés des deux camps commencent à être bien cernées. L’armée ukrainienne butte sur un dispositif étagé en profondeur, plutôt bien construit, correctement planifié, largement pourvu en mines et obstacles, et défendu par des troupes dont la motivation est adéquate pour le combat défensif. L’armée russe peut compter sur l’expérience acquise par ses artilleurs depuis le début du conflit, sur ses stocks encore assez larges d’armes légères, de missiles antichars et de mines, et sur une habitude très ancienne de penser la défense dans la profondeur. La principale « surprise » a été que les positions avancées russes ont été défendues plutôt farouchement, avec le soutien d’hélicoptères de combat qui avaient été comme souvent un peu trop vite rangés au rang des matériels obsolètes, mais qui s’avèrent toujours capables d’infliger de gros dégâts à des forces mécanisées ne disposant pas de couverture aérienne ou antiaérienne suffisante. Ils sont complétés de munitions rodeuses (Lancet notamment), disponibles en quantité, efficaces et bien utilisées. Les faiblesses de l’armée russe sont connues, et elles expliquent que malgré certains succès défensifs locaux il n’y a pas de tentative de renversement de l’initiative par lancement de contre-attaques. L’objectif russe est de « tenir » et les forces ne semblent plus paramétrées pour l’heure que pour cette ambition. La logistique russe est toujours insuffisante, le niveau tactique général des troupes est toujours faible et juste suffisant pour tenir en défensive, les matériels modernes commencent à manquer et – fait nouveau qui a son importance – les obus aussi. Si le rapport de feu est toujours à l’avantage des Russes, l’intensité a diminuée en valeur absolue, entre destructions de dépôts dans la profondeur, gaspillage, insuffisance des fabrications et incapacité de la Russie à se fournir en Iran ou en Corée du Nord au niveau de ses besoins.

De leur côté, les Ukrainiens ont fait l’amère expérience des champs de mines et de la capacité russe à procéder à du « minage dynamique » au moyen de mines antichar dispersées par roquettes. On redécouvre toute la difficulté du « brêchage », de l’ouverture des champs de mines battus par l’artillerie et les armes automatiques, avec des Ka-52 et des Lancet pour compléter un tableau connu depuis les années 1980. L’exercice est périlleux. Il suppose d’abord de reconnaitre les abords du champ de mine, puis d’amener à proximité (quelques centaines de mètres) des lignes explosives de déminage qui vont, en sautant, détonner ou détruire les mines sur une longueur de quelques centaines de mètres. Ensuite, des engins blindés spécialisés munis de fléaux ou de socs ressemblant à de grosses charrues vont idéalement compléter cette action en courant un couloir. Le tout avec des tirs de neutralisation des armes automatiques et des postes antichar adverses. Cela demande un haut niveau de coordination, une préparation fumigène et/ou d’artillerie sur les postes avancés du défenseur et une capacité à insérer rapidement des forces mécanisées dans le couloir ainsi ouvert pour déboucher. Une opération passablement complexe donc, et que le plus petit accroc peut gripper, comme la destruction d’un engin au milieu du couloir, obligeant les autres véhicules à sortir de la zone déminée. La présence de nombreuses haies est propice à la dissimulation des équipes antichar et lance-grenades adverses, tandis que les hélicoptères peuvent intervenir à distance de sécurité et les drones lancés hors de vue.

Au-delà des manques en matière d’engins de brêchage et de défense antiaérienne rapprochée, la plus grande faiblesse de l’Ukraine, face à cette situation, semble être, toujours, le rapport de feu insuffisant. Or, c’est précisément ce qui semble attirer l’attention de l’armée ukrainienne et si les attaques mécanisées semblent s’être ralenties, elle ne demeure pas inactive. On peut penser que, à minima, la phase initiale de « test » du dispositif russe a permis, au prix de pertes sensibles mais nullement critiques, de montrer sa solidité, d’identifier ses forces et faiblesses, et que les Ukrainiens se concentrent maintenant sur le centre de gravité adverse, l’artillerie russe.

 

De Clausewitz à la COPD : de la métaphore de la masse à l’analyse d’un système

La notion de « centre de gravité » semble très simple de prime abord. Mais lorsqu’on commence à chercher à l’appliquer dans une situation concrète, elle se révèle assez délicate à manier (à titre personnel cela m’a occasionné quelques maux de tête et entrainé dans de beaux débats lors du brevet technique interarmées de réserve et depuis). Cette notion apparait sous la plume de Clausewitz au chapitre IX du livre IV de De la Guerre[1], d’abord pour qualifier la bataille de « centre de gravité de la guerre ». Elle est définie ensuite au chapitre XXVII du livre VI. Le passage mérite citation :

 « Le centre de gravité est toujours situé là où la plus grande masse de matière est concentrée et le coup porté au centre de gravité d’un corps est le plus efficace. Les forces armées de tout belligérant ont une certaine unité et par suite une certaine cohésion. Ces forces armées ont donc certains centres de gravité, dont le mouvement et la direction déterminent ceux des autres points, et ces centres de gravité se trouvent là où sont réunis les corps de troupes les plus importants. » Il en déduit que « reconnaître ces centres de gravité de la force militaire ennemie, discerner leurs sphères d’action est donc l’une des fonctions principales du jugement stratégique ».

Cette notion de centre de gravité, dont Clausewitz lui-même écrit en bon philosophe issu de la pensée du XVIIIe siècle qu’elle n’est nullement son invention mais la transcription d’une « méthode naturelle », fera flores dans la pensée stratégique. Plus près de nous, la Compréhensive Operations Planning Directive de l’OTAN (COPD) définit le centre de gravité comme « les caractéristiques, capacités ou localités desquelles une nation, une alliance, une force militaire ou un groupe dérive sa liberté d’action, sa force physique ou sa volonté de combattre ». La définition française retenue dans la PIA-5(B) dédiée à la planification de niveau opératif est sensiblement la même, avec des différences subtiles : « un élément, matériel ou immatériel, dont un Etat, ou un ensemble d’Etats, une collectivité, une force militaire, tire sa puissance, sa liberté d’action ou sa volonté de combattre ». La version française, à raison sans doute, évacue la notion de localité pour se concentrer sur des capacités, matérielles ou immatérielles. On notera l’évolution du concept depuis Clausewitz. Si en faire l’histoire n’est pas pertinent ici, on se contentera de relever que l’évolution est sans doute liée à la transformation industrielle de la guerre au XXe siècle. A l’époque du philosophe prussien, les armées sont toujours composées de la trinité « infanterie, cavalerie, artillerie », avec des portées et des modes d’action qui évoluent certes depuis des siècles, mais de façon assez linéaire, au moins depuis le XVe siècle. La rupture industrielle du tournant du XXe siècle fit entrer les armées modernes dans l’ère des systèmes complexes. La complexification des armes, l’invention de nouvelles armes sans jamais déclasser les anciennes, la dilatation de l’espace stratégique, le développement des transmissions, des transports à longue distance, l’essor des cadences de feu, des potentiels de destruction, la mobilisation des masses, la direction de l’économie en guerre par la bureaucratie… Autant de facteurs qui ont complexifié l’analyse du centre de gravité. Celui-ci n’est plus forcément là où se trouve « le gros des forces » ou « la capitale » de l’adversaire. Il peut se trouver ailleurs, et de façon immatérielle. Attention : il ne s’agit pas d’identifier une fragilité structurelle. Le centre de gravité est bien ce qui permet la liberté d’action de l’adversaire (merci Foch). Trouver le « centre de gravité » de l’adversaire est donc d’abord un exercice de pensée, une construction intellectuelle qui repose sur une analyse de ce qui est connu du « système » adverse. Cette analyse se fait avec, toujours, en arrière pensée l’idée de vaincre et la question du mode d’action qui serait employé. Car l’identification du centre de gravité n’a qu’un objectif : le détruire (ou le neutraliser). Sans aller jusqu’à dire qu’il faut adapter le choix du centre de gravité aux modes d’action disponibles contre lui (ce qui serait un contresens) il faut néanmoins garder à l’esprit qu’il n’y a pas toujours qu’une seule voie pour gravir une montagne et qu’il peut exister plusieurs façons de neutraliser le centre de gravité adverse.

 

Un centre de gravité russe de 152 mm ?

Quel est le centre de gravité des forces russes en Ukraine ? La question à elle seule circonscrit le problème. Il ne s’agit pas de trouver le centre de gravité « de la Russie ». La réponse pourrait rapidement être « ses forces stratégiques nucléaires ». Ce que l’Ukraine souhaite est moins vaincre son agresseur que mettre un terme à cette agression et libérer son territoire. Pour autant, cet objectif de libération territoriale, partagé et entériné par ses soutiens, ne doit pas conduire à tomber dans le piège du centre de gravité « géographique ». Il y a des cas où, bien entendu, on peut considérer qu’un centre de gravité peut l’être. On débat encore pour savoir si Moscou était le centre de gravité soviétique en 1941-1945 ou s’il fallait plutôt le chercher dans le régime soviétique lui-même. En tous cas, ni Tokmak, ni même Melitopol ne répondent à la définition. Ce sont des objectifs importants, à la fois pour des raisons symboliques et opérationnelles (nœuds logistiques). Mais on ne peut pas dire que les forces russes en Ukraine y trouvent leur « liberté d’action ».

La capacité qui répond sans doute le mieux, au moins depuis mai 2022, à cette interrogation est l’artillerie russe. Ce n’est d’ailleurs pas une surprise, tant cette arme est mise en avant par la doctrine, est puissante en termes d’effectifs, et structure la manœuvre des forces terrestres russes. C’est l’artillerie qui a permis, en écrasant l’adversaire par le feu, d’avancer en Donbass en 2022, au prix de millions d’obus tirés (3 ou 4 millions pour Marioupol, Sievierodonetsk et Lysychansk comme le note Michel Goya, soit environ 3000 obus du km² conquis).

En juillet 2023, l’artillerie russe est toujours le centre de gravité des forces russes en Ukraine, notamment dans la manœuvre défensive. Sa capacité à tirer sur les manœuvres de brêchage ukrainiennes puis à reboucher les trous en déployant à la volée des champs de mines comme autant de rustines garantit que les forces mécanisées ukrainiennes ne débouchent pas en terrain libre face à l’infanterie russe. Elle fait peser une lourde menace sur l’infanterie ukrainienne en terrain découvert et demeure capable d’oblitérer toute concentration imprudente qui passerait à sa portée.

Or ce centre de gravité se trouve fragilisé. Certes, l’artillerie russe demeure puissante, malgré d’importantes pertes depuis un an : 253 pièces d’artillerie tractée, 442 canons automoteurs et 233 lance-roquettes multiples (LRM) d’après les chiffres d’Oryx au 10 juillet (sans doute d’avantage donc, en prenant en compte les pertes non documentées et notamment l’usure des pièces). Comme l’a rappelé l’étude de Vincent Tourret et Philippe Gros, le parc russe actif en unité était en 2021 composé d’environ 2 000 canons automoteurs dont 1 750 de 152 mm (à comparer avec la petite centaine de l’armée française), d’un millier de LRM et de 150 canons tractés. Si les stocks de vieux matériels étaient – sur le papier – pléthoriques (4 000 automoteurs, 3 000 LRM et 12 000 canons tractés), leur remise en état a rencontré, comme pour les chars, d’immenses difficultés. Les stocks laissés à l’air libre, souvent en climat hostile, sans entretien, sont souvent réduits à l’état d’épaves.

En prenant en compte l’usure des pièces (espérance de vie de 2 000 à 3 000 coups), les pertes et les difficultés de remise à niveau des vieux matériels, les pertes humaines moindres que pour l’infanterie mais difficiles à remplacer car concernant des officiers et des techniciens, l’artillerie russe n’a sans doute plus beaucoup de capacités à absorber de nouvelles pertes lourdes. Les volumes de feu ont diminué considérablement, ce qui explique d’ailleurs en bonne partie le passage sur la défensive un peu partout. La Russie n’a plus ni les canons ni les obus pour repartir à l’assaut de nouvelles positions comme l’an dernier à Sievierodonetsk et Lysychansk et les assauts de Wagner à Bakhmut ont surtout reposé sur des manœuvres d’infanterie accompagnées de tirs d’artillerie plus parcimonieux (à la grande ire de Evgueni Prigojine). La montée en ligne de mortiers lourds 2S4 de 240 mm identifiée dans le presse est peut-être le signe que les pertes des obusiers de 152 mm 2S19 et 2S3 ne peuvent plus être remplacées (et/ou que les stocks d’obus de 152 mm sont épuisés).

 

La suite de l’offensive : Jutland terrestre à Zaporijjia ?

L’identification faite du centre de gravité adverse (l’artillerie en capacité de tirer bien et beaucoup sur des cibles bien identifiées), de ses forces (nombre de pièces, réactivité correcte, ciblage par drones efficace, roquettes, sous-munitions et mines, soutien antiaérien et GE correct) et de ses faiblesses (flux d’obus en tarissement, flux de matériel juste suffisant, usure des pièces et des hommes, logistique dispersée mais fragile) conduit à envisager les modes d’action possible. Il ne s’agit pas de « simplement » casser des canons, mais de neutraliser les composantes du système qui font qu’il fonctionne. L’artillerie a besoin de canons, d’artilleurs, de munitions et de cibles bien identifiées. La neutralisation de la logistique ou des postes de commandements a constitué un mode d’action important l’an dernier. Il était alors plus « facile », notamment avec les roquettes des HiMARS, de tirer sur les dépôts mal protégés et les postes de commandement insuffisamment disciplinés sur le plan des émissions EM. Mais à l’heure actuelle, le ciblage des pièces d’artillerie semble être devenu le mode d’action le moins inabordable et c’est bien ce que semble s’être résolue à faire l’armée ukrainienne depuis quelques semaines et ce que suggère notamment l’analyse d’un témoin avisé des opérations. Il faut noter que de son côté, l’armée russe n’a pas été inactive pour contrer l’artillerie ukrainienne, comme en témoignent les pertes lourdes subies par l’artillerie livrée par les Occidentaux (surtout par les canons tractés). Or il s’agit bien de faire évoluer le rapport de feu de manière favorable. Si pour éliminer l’artillerie russe l’Ukraine perd la sienne, l’offensive sera aussi impossible. La bataille d’artillerie est une bataille très mobile, contrairement à ce qu’on pourrait penser. Mais elle se déroule dans un contexte de front assez statique : les batteries se repositionnent en permanence après avoir tiré et l‘affaire est un peu similaire à un duel de navires de ligne au début du siècle, les accidents de terrain en plus : il s’agit de localiser l’adversaire le premier et de tirer avant qu’il ne se déplace, sur la base d’indications de ciblage plus ou moins correctes. Les pays occidentaux auraient sans doute recours pour ce genre de mission à l’arme aérienne, mais l’Ukraine ne peut compter que sur ses propres canons et LRM pour frapper ceux de l’adversaire. Le ciblage s’effectue au moyen de drones, mais aussi de radars de contrebatterie (plus rares et qu’il est délicat de trop utiliser sous peine d’attirer le feu sur eux) ou même de renseignement humain. Il est très possible que d’autres moyens de ciblage soient fournis par le renseignement occidental (interceptions électromagnétiques, imagerie). La réactivité et la précision compte, car dans un contexte de pénurie de munitions, il faut tirer juste et éviter de labourer le sol. Pour l’heure, toujours en se basant sur les données du site Oryx, les pertes russes dépasseraient les 120 pièces en deux mois. C’est encore assez peu, mais il faut tenir compte du fait que ces pertes surviennent sur les arrières des lignes russes et ne sont documentées en sources ouvertes que si un drone passe par là. La qualité et surtout la réactivité du ciblage ukrainien semble être la clé des succès et cela peut fonctionner à condition d’avoir suffisamment d’obus et/ou d’obus de précision : même avec des canons occidentaux très précis comme le CAESAR et de bonnes coordonnées de tir, la destruction d’une pièce adverse n’est jamais évidente. Surtout si les coordonnées sont un peu approximatives (batterie camouflée dans un bois par exemple).

En parallèle de cette attrition, les troupes ukrainiennes mènent toujours des opérations de combat, d’ampleur plus réduite. C’est sans doute important pour accroitre l’aguerrissement des brigades formées pendant l’hiver, et dont beaucoup des personnels n’avaient pas d’expérience militaire préalable. L’expérience des conflits mondiaux a montré l’importance cruciale, au-delà de la formation des individus, de la construction du collectif, surtout dans un contexte interarmes. Les brigades sont des équipes et quelle que soit la qualité de leurs « joueurs », il faut du temps et des épreuves pour former le collectif. Les divisions américaines formées ex nihilo en 1942 connurent la difficile « école » de la Tunisie avant de devenir, deux ans plus tard, de redoutables équipes de combat. Si on peut penser qu’une partie de cet aguerrissement collectif a lieu en Ukraine sous la forme d’entrainement, les « petites » opérations de harcèlement ont le double mérite de forcer l’artillerie russe à tirer (et donc se découvrir) tout en accroissant le niveau tactique des troupes ukrainiennes et en maintenant une pression usante sur les groupes russes, moins mobiles et moins relevés puisque défenseurs de positions.

 

Faire feu de tout bois (hélas)…

Comme souvent, les comparaisons historiques sont utiles mais il ne faut pas en faire des calques de similitude. En particulier, il faut toujours garder à l’esprit que l’Ukraine ne dispose pas d’une arme aérienne capable d’agir dans la profondeur du dispositif adverse et que cette situation ne changera pas avant des mois. Pour l’heure, c’est donc avec les seuls feux de l’artillerie qu’il est possible de réduire le centre de gravité adverse, complétés de quelques missiles Storm Shadow qui peuvent éliminer des nœuds du C2 ou les dépôts importants de la logistique russes. Cette bataille d’artillerie pourrait prendre de longues semaines et durer jusqu’à la fin du mois de juillet, voire se prolonger en août. Si les Ukrainiens y perdent trop d’artilleurs et de canons ou qu’ils tombent à court d’obus, ce sera sans doute un échec et les opérations de brêchage de la ligne russe ne pourront déboucher. Le conflit pourrait alors connaître une phase prolongée de stabilité, le temps qu’un des deux camps reconstruise ne capacité offensive. Mais si l’artillerie russe est réduite à un volume de feu suffisamment faible, il sera alors possible d’utiliser l’artillerie ukrainienne restante pour appuyer par feux roulants et cloisonnant de véritables « percées ». C’est à cette aune qu’il faut lire la volonté américaine de livrer des obus M864 à sous-munitions : les Occidentaux sont arrivés à l’étiage manifeste de leurs armes de précision. Ni la Suède ni la France ne doivent par exemple plus avoir d’obus BONUS à livrer, ni les Américains suffisamment d’obus EXCALIBUR. Des armes qui peuvent justement attaquer avec précision un canon en direction duquel on aurait tiré sur la base d’une signature radar ou d’une détection par drone. Au-delà des questions humanitaires liées à la présence subséquente d’engins non explosés, l’Ukraine n’aura sans doute heureusement pas à craindre de tirer sur des civils, le front sud ayant largement été évacué. Mais c’est bien notre incapacité – collective – à produire suffisamment d’obus et notamment d’obus de précision qui rend nécessaire la livraison de ces armes pour neutraliser le centre de gravité russe et in fine mettre un terme à la guerre d’agression menée par Moscou et qui place l’Ukraine en situation de légitime défense et en état de nécessité au regard du droit.

Enfin, pour la France et les débats sur la LPM, cela ne veut pas forcément dire qu’il faudrait investir dans 500 canons de plus. Si notre modèle interarmes qui compte sur l’arme aérienne reste conceptuellement solide, encore faut-il lui donner les moyens de fonctionner. Ce qui suppose par exemple de disposer de suffisamment de moyens de guerre électronique et antiradars pour éliminer une couche antiaérienne, mais aussi de missiles antiaériens à longue portée pour vider le ciel des aéronefs adverse. Et ensuite de suffisamment d’armes de précision pour que l’aviation élimine l’artillerie adverse. Et dans le doute, mieux vaudrait aussi accroitre les stocks d’obus et d’armes de précision…

  1. N’étant pas germaniste, les citations de l’article sont issues de la traduction de 1955 parue aux Editions de Minuit.
Stéphane AUDRAND est consultant indépendant spécialiste de la maîtrise des risques en secteurs sensibles. Titulaire de masters d’Histoire et de Sécurité Internationale des universités de Lyon II et Grenoble, il est officier de réserve dans la Marine depuis 2002. Il a rejoint l’équipe rédactionnelle de THEATRUM BELLI en décembre 2019.

L’Occident serait-elle trop confiante dans la non-utilisation d’armes nucléaires par la Russie, la Chine ou la Corée du nord ?

L’Occident serait-elle trop confiante dans la non-utilisation d’armes nucléaires par la Russie, la Chine ou la Corée du nord ?


 

L’Occident serait-elle trop confiante dans la non-utilisation d’armes nucléaires par la Russie, la Chine ou la Corée du nord ?


Dans son nouveau rapport au sujet des armements, du désarmement et de la Sécurité international, le Stockholm International Peace Research Institute, ou SIPRI, l’institut suédois faisant référence dans ce domaine, trace un instantané du rapport de force mondial en matière de forces armées. Cette année, celui-ci montre, entre autre, une progression inédite depuis plusieurs décennies des systèmes d’arme nucléaires et des têtes en service dans le monde.

En effet, entre 2022 et 2023, le nombre total de têtes nucléaires opérationnelles est passé de 9.490 à 9.576, soit une hausse de 0,9% au global. Toutefois, cette variation faible au demeurant cache d’importantes disparités, alors que les pays occidentaux (Etats-Unis, Grande-Bretagne, France et Israel) ont maintenu des stocks strictement identiques, là ou la Chine (410 vs 350) a connu une hausse de plus de 17%, et la Corée du Nord (30 vs 25) de 20%. Quant à la Russie (+0,2%), l’Inde (+2,5%) et le Pakistan (+3%), leurs stocks ont augmenté de manière plus modéré.

Pour autant, cette hausse rapide des stocks chinois et nord-coréens, n’a pas donné lieu à une quelconque réponse marquée par les autorités des pays occidentaux dotés.

Cette absence de réaction est à chercher dans la certitude partagée par les chancelleries occidentales, selon laquelle le seuil nucléaire ne pourrait être franchit par les autorités de Moscou, Pékin ou Pyongyang, sachant que le cas échéant, cela déboucherait probablement sur un conflit nucléaire généraliser duquel personne ne sortirait vainqueur.

La Russie mettra en oeuvre une flotte de 12 SNLE Borei/ Borei-A soit autant que la flotte de sous-marins de la classe Columbia de l’US Navy

Cette théorie de la destruction mutuelle assurée a été au coeur de nombres de décisions ces derniers mois, qu’il s’agisse du soutien occidental à l’Ukraine face à la Russie, ou du soutien américain à Taïwan face à la Chine dans le Pacifique.

De toute évidence, européens et américains n’ont jamais vraiment pris au sérieux les menaces du Kremlin dans ce domaine, pas davantage que le réarmement massif en cours de ces pays dans le domaine nucléaire.

Rappelons en effet que ces dernières années, la Russie a considérablement accru ses efforts dans ce domaine, avec la production intensive des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins de la classe Borei, la reprise de la construction de bombardiers stratégiques Tu-160M2 et l’entrée en service prochaine du système ICBM Satan potentiellement équipé de planeurs hypersoniques Avangard.

La Chine, de son coté, a admis au service 3 SNLE Type 09IV(A) ces 3 dernières années, poursuivi le développement du bombardier stratégique furtif H-20, et surtout a entrepris la construction de 3 nouveaux sites destinés à accueillir des missiles ICBM en silo, pouvant potentiellement amener Pékin à parité avec les Etats-Unis et la Russie dans ce domaine dans les années à venir.

La Corée du Nord, enfin, a procédé à de nombreux essais de nouveaux vecteurs balistiques, y compris un missile à changement de milieux qui armera le prochain sous-marin lanceur d’engins à propulsion conventionnelle de la Marine nord-coréenne.

L’absence de réponse occidentale à ces programmes chinois et nord-coréens, et la certitude des chancelleries européennes et américaines que la Russie n’emploiera jamais l’arme nucléaire en Ukraine, ont été au coeur des préoccupations exprimées par le docteur Francesca Giovannini, la directrice du Harvard Research Network on Rethinking Nuclear Deterrence, à l’occasion du NATO’s Riga StratCom Dialogue qui s’est tenu les 7 et 8 juin dans la capitale lettone.

La Chine a entreprit la construction de 3 sites destinés à accueillir jusqu’à 300 missiles ICBM en silo, contre 399 Minuteman III américains en service

Pour cette spécialiste reconnue de la dissuasion nucléaire, les certitudes occidentales dans le domaine de la dissuasion nucléaire, sont bien trop optimistes. D’une part, Pékin, Moscou et Pyongyang n’ont montré, ces dernières années, aucune volonté pour réduire et contrôler les armes nucléaires, les leurs comme celles de leurs compétiteurs, ce qui démontrerait une stratégie et une doctrine pleinement basée sur le rapport de force nucléaire.

Surtout, aucun de ces pays n’adhère au principe d’inefficacité des armes nucléaires dans un conflit limité, du fait des risques d’escalade et de destruction mutuelle assurée. Au contraire, ils ont développé des doctrines employant les armes nucléaires dans une approche se voulant maitrisée pour obtenir un avantage militaire ou politique circonscrit au théâtre d’opération.

La directrice du Harvard Research Network on Rethinking Nuclear Deterrence n’est d’ailleurs pas la seule à exprimer des inquiétudes motivées dans ce domaine. Ainsi, dans un article publié le 17 Mai par le belier Center de Harvard, le général de brigade en retraite de l’US army Kevin Bryan, a lui aussi expliqué que l’utilisation de l’arme nucléaire en Ukraine par la Russie avait été encadrée depuis plusieurs mois par le Kremlin, notamment si les armées russes venaient à s’effondrer face aux coups de boutoir ukrainiens.

Bien évidemment, les positions exprimées par le docteur Giovanni ou par le général Bryan, ne doivent nullement être considérées comme des prédictions inévitables, mais davantage comme des arguments en faveur d’une évolution des postures occidentales dans ce domaine.

On doit se rappeler, en effet, que jusqu’à quelques jours avant l’offensive russe contre l’Ukraine, l’immense majorité des chancelleries occidentales, ainsi que de leurs services de renseignement, convergeait sur la certitude que la Russie ne commettrait pas l’erreur d’attaquer son voisin.

La Russie comme la Chine et la Corée du nord disposent de vecteurs adaptés aux armes nucléaires de faible intensité, contrairement aux pays occidentaux dotés de l’arme nucléaire

Il est également important de prendre conscience que si la Chine, la Russie ou la Corée du nord, et peut-être bientôt l’Iran, disposent ou disposeront bientôt de vecteurs adaptés à la posture ou a la frappe nucléaire de faible intensité, parfois désignée comme tactique, ce n’est plus le cas aujourd’hui des pays occidentaux dotés, tous n’ayant dans leur arsenal que des armes stratégiques pouvant, éventuellement, voir leur capacité de destruction réduite.

Or, s’il est possible d’identifier un missile balistique Iskander ou DF-21 comme une arme balistique nucléaire de faible intensité, il n’existe aucun moyen de savoir si l’ASMPA, la bombe nucléaire B61 ou les véhicules de rentrée atmosphérique lancés par des ICBM ou des SLBM sont de faible, moyenne ou forte intensité.

De fait, on peut se demander si, aujourd’hui, il ne manquerait aux pays occidentaux dotés de l’arme nucléaire, toute une partie de l’alphabet nécessaire à l’inévitable dialogue stratégique qui fut au coeur du rapport de force face à l’Union Soviétique au cours de la guerre froide, au risque de ne pouvoir contenir les risques de dérapages potentiels qui se dessinent ?

Le salut est dans l’obus par Michel Goya

Le salut est dans l’obus

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 8 juillet 2023

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Allons droit au but : l’opération offensive ukrainienne, ou peut-être plutôt désormais les trois opérations ukrainiennes séparées à Orikhiv, Velika Novosilka et Bakhmut, ne sont pas des opérations de conquête, de celles que l’on peut suivre sur la carte en voyant la progression rapide des petits drapeaux en direction d’un objectif lointain. Cela viendra peut-être mais pour l’instant, ce n’est pas possible. Or, si ce ne sont pas des opérations de conquête, ce sont forcément des opérations d’usure, opérations cumulatives dont on espère un jour voir émerger quelque chose comme la rupture d’une digue, selon l’expression de Guillaume Ancel (ici). Le problème majeur de ces opérations – assassinats ciblés, sanctions économiques, campagnes aériennes, guérilla, etc. – est qu’on ne sait jamais quand cette fameuse émergence surviendra et on est souvent déçu.

Back in Donbass

Revenons en arrière. La guerre, au sens anglais de warfare, de mouvement s’est transformée en guerre de positions au mois d’avril 2022 selon un phénomène tout à fait classique, même si pas forcément obligatoire. Cette guerre de positions qui signifiait que la guerre, au sens de war cette fois, allait durer longtemps incitait aussi aux actions sur l’arrière (frappes aériennes, sabotages, etc.) ou sur le « grand arrière » ukrainien (nous) par une campagne d’influence, en espérant que l’un de ces éléments arrive au niveau zéro de motivation et nullifie donc l’ensemble de l’effort de guerre. On aura reconnu là des opérations cumulatives.

Sur le front, les Russes étaient un peu plus pressés et s’empressaient de conquérir l’ensemble du Donbass. La méthode utilisée était, de manière tout à fait classique, celle du martelage ou du casse-briques pour reprendre l’expression mise en vogue par @escortert sur Twitter (ici) : neutralisation de la défense par le feu indirect et assaut de bataillons, répétés des centaines de fois autour de la poche dont ils espéraient s’emparer, de Severodonetsk à Kramatorsk. Les Russes ont beaucoup échoué mais ils ont parfois réussi et ils ont même rompu la digue une fois, à Popasna le 9 mai 2022 non loin de Bakhmut. Cette « émergence » n’a pas suffi en soi mais leur a donné un avantage décisif qui, après encore plusieurs semaines de martelage, leur a permis, outre Marioupol, de s’emparer des villes de Severodonetsk et de Lysychansk au tout début du mois de juillet. La moitié du travail de conquête était faite et puis, autre effet émergent plus inattendu cette fois, tout s’est arrêté. Un peu parce que l’arrivée de l’artillerie occidentale avait permis d’équilibrer un peu les débats, un peu aussi faute de combattants, car pour monter à l’assaut…il faut des troupes d’assaut et il n’en restait plus guère du côté russe alors que les Ukrainiens continuaient à fabriquer des brigades. C’était là toute la différence clausewitzienne entre une petite armée professionnelle de prince faite pour des guerres limitées et une armée d’une nation en armes engagée dans une guerre absolue.

Retenons cependant bien la leçon tactique : les forces russes n’ont pu progresser face à des positions retranchées depuis des années que parce qu’elles lançaient trois fois plus de projectiles en tout genre qu’elles n’en recevaient sur le nez. Le principe du 3 contre 1 en hommes pour attaquer n’a en réalité pas beaucoup de sens, celui des 3 obus pour 1 en revanche en a beaucoup dans la guerre de positions. On ne parle pas alors de rapport de forces (RAPFOR) qui est toujours de fait plus ou moins équilibré, mais de rapport de feux (RAPFEU) qui lui ne l’est que rarement.

L’armée russe était devenue stérile offensivement et on pouvait se demander légitimement ce qu’il en était pour les Ukrainiens placés sur la défensive depuis avril. L’attaque de septembre à Kharkiv puis la réduction de la tête de pont de Kherson jusqu’à la mi-novembre par les Ukrainiens ont donné tort à ce scepticisme. D’un seul coup les opérations, quoique très différentes entre les provinces de Kharkiv et de Kherson, sont redevenues dynamiques. Cela n’était pourtant finalement qu’un peu illusoire et transitoire. Illusoire parce qu’il y a eu dans la province de Kharkiv une conjonction de circonstances tout à fait étonnante avec une incroyable faiblesse et un aveuglement des Russes dans ce secteur du front qui a fourni une occasion, brillamment saisie par les Ukrainiens de frapper un grand coup. C’était la deuxième et seule percée à ce jour du front après celle de Popasna et avec beaucoup plus d’effets. La bataille de la tête de pont de Kherson de son côté a été très différente mais a bénéficié aussi de circonstances favorables, la principale étant justement le fait de s’attaquer à une tête de pont. Et puis là encore les opérations offensives se sont arrêtées fin novembre, la faute cette fois en grande partie à un rehaussement significatif de la défense russe. Les Russes ont fait un pas de plus vers la guerre absolue par une forme de stalinisation partielle de la société et les effectifs sur le front ont doublé. Sous la direction du général Sourovikine, ils ont raccourci le front en évacuant la tête de pont de Kherson et en s’appuyant sur l’obstacle du Dniepr. Ils ont ensuite et enfin travaillé, construisant une « ligne Surovikine » dans les secteurs qui étaient jusque-là un peu faibles. L’aspect offensif était surtout le fait des opérations à l’arrière, comme la campagne de frappes sur le réseau électrique, une nouvelle opération cumulative qui n’a pas donné grand-chose, et un peu de l’opération d’attaque de Bakhmut confiée à la société Wagner.

Avec la prise de commandement direct par Gerasimov, les Ruses ont tenté de renouer avec le casse-briques mais ils n’ont conquis que 500 km2 en quatre mois, soit deux fois moins que d’avril à juillet 2022. On peut même se demander, à 3 ou 4 km2 par jour s’il y avait une réelle volonté de conquérir le Donbass comme à l’époque et s’il ne s’agissait pas simplement d’améliorer la position défensive et d’acquérir quelques victoires plus symboliques qu’autre chose à Soledar et Bakhmut. Plus de 1000 km2 et trois villes importantes, Marioupol, Severodonetsk et Lysychansk, conquis pour Donbass 1 et 500 km2 et Bakhmut pour Donbass 2. Le fait que les Russes aient lancé environ 3-4 millions de projectiles divers dans Donbass 1 et seulement un à deux million(s) dans Donbass 2 n’y est pas pour rien.

A la recherche de l’effet émergent

Rappelons que stratégiquement, les Russes peuvent néanmoins se contenter d’un front bloqué ou simplement grignoté par les Ukrainiens. Ils « mènent au score » et si la guerre s’arrêtait demain le Kremlin pourrait s’en accommoder et proclamer victoire (« on a déjoué préventivement une grande offensive contre le Donbass », « on a résisté à l’OTAN », « on a libéré ceci ou cela » etc.). Leur stratégie peut simplement être de résister sur le front et d’attendre que l’arrière et surtout le grand arrière s’épuisent quitte, à l’aider un peu. Il n’en est évidemment pas de même pour les Ukrainiens, dont l’objectif est de libérer l’ensemble du territoire de toute présence russe, ni pour nous, qui sommes (sans doute, car rien n’est affiché clairement) plutôt désireux d’une victoire ukrainienne rapide sinon complète.

Est-ce que les Ukrainiens sont bien partis pour atteindre sinon complètement cet objectif, mais au moins une part significative de cet objectif avant la fin de l’été ? On peut l’espérer mais rien ne l’indique en réalité. Oublions d’emblée l’idée de percer comme dans la province de Kharkiv, tout le front russe est désormais solide. Reste donc le martèlement, ou le fameux « casse-briques », et nous revoici donc dans une opération cumulative dont on espère voir émerger quelque chose avant la fin de l’été.

Parlons terrain d’abord. Selon le site Twitter @War_Mapper les Ukrainiens ont libéré 200 km2 en un mois, soit l’équivalent de cinq cantons français alors qu’il s’agit de reconquérir l’équivalent de l’Occitanie et de la région PACA réunies. Les Ukrainiens ne peuvent évidemment pas se satisfaire de ça. Ils ne gagneront pas la guerre à coup de 7 km2 par jour d’où l’espoir que cela va faire émerger quelque chose comme la fameuse digue qui se brise sous les vagues ou le château de sable qui fond. Le problème est que cela reste pour l’instant dans le domaine du souhait.

Du côté des pertes, le bilan du côté des unités de combat est plutôt mince avec selon « Saint Oryx », 455 matériels majeurs russes touchés depuis le 7 juin 2023 dont 233 véhicules de combat majeurs (chars de bataille et véhicules blindé d’infanterie), soit environ 7,5 VCM par jour. Ce n’est finalement guère plus que depuis le début de l’année. Pire, les pertes ukrainiennes identifiées dans le même temps sont respectivement de 283 matériels et de 126 véhicules de combat majeurs, soit environ 4 par jour, ce qui est plus que depuis le début de la guerre. Jamais depuis le début de la guerre, il n’y a eu un aussi faible écart sur Oryx entre les pertes des deux camps. On peut donc difficilement dire que les Ukrainiens sont en en train de « saigner à blanc » les Russes. Cette perte quotidienne, et il y a une bonne partie de matériels réparables parmi eux voire mêmes quelques-uns récupérés chez les Ukrainiens, correspond sensiblement à la production industrielle. À ce rythme là, à la fin de l’été, le capital matériel russe sera entamé, mais pas de manière catastrophique et celui des Ukrainiens le sera presque autant.

Il faut donc au moins pour l’instant placer son espoir ailleurs. C’est généralement à ce moment-là que l’on parle du moral des troupes russes. Celui-ci serait au plus bas, ce que confirmeraient de nombreuses plaintes filmées ou de messages interceptés. Le problème est qu’on entend ça pratiquement depuis la fin du premier mois de guerre et que l’on ne voit toujours pas d’effets sur le terrain, hormis une certaine apathie offensive. Ce que l’on constate d’abord c’est que ces soldats ne rejettent jamais le pourquoi de la guerre mais seulement les conditions dans laquelle ils la mènent en réclamant de meilleurs équipements et des munitions (des obus en particulier, on y revient toujours). On ne voit pas non plus d’images de redditions massives ou de groupes de déserteurs vivant à l’arrière du front, à la manière de l’armée allemande fin 1918. Or, ce sont les indices les plus sûrs que quelque chose ne va pas du tout. On ne peut pas interpréter la mutinerie de Wagner comme le signe d’un affaiblissement moral de cette troupe. Bref, faire reposer une stratégie sur l’espoir que l’armée russe va s’effondrer comme en 1917 n’est pas absurde mais simplement très aléatoire. Il est délicat de combattre en se fondant juste sur un espoir très incertain.

L’essentiel est invisible pour les yeux

Au bilan, tant que les Ukrainiens n’auront pas une écrasante supériorité des feux, le fameux 3 contre 1 en projectiles de toute sorte, ils ne pourront pas espérer raisonnablement obtenir un succès et pour le rappeler une nouvelle fois, conquérir un village n’est pas un succès stratégique. Un succès majeur c’est aller à Mélitopol ou Berdiansk, un succès mineur mais succès quand même serait de prendre Tokmak. Pour cela, il n’y a pas d’autre solution comme pour percer la ligne d’El Alamein, la ligne Mareth en Tunisie, la ligne Gothique en Italie, les lignes allemandes en Russie à Orel et ailleurs ou encore les défenses allemandes en Normandie, que d’avancer en paralysant les défenses par une force de frappe suffisamment écrasante, une FFSE. Le chef d’état-major des armées américain, Mark Milley, évoquait récemment les deux mois de combat acharné qu’il a fallu mener en Normandie avant la percée d’Avranches. Il a oublié de dire que les Alliés avaient lancé à quatre reprises l’équivalent d’une arme nucléaire tactique sur les Allemands avant de percer, cela a même servi de base aux premières réflexions sur l’emploi des ANT dans les années 1950. A cet égard, je ne peux que recommander la lecture de l’impressionnant Combattre en dictature – 1944 la Wehrmacht face au débarquement de Jean-Luc Leleu pour comprendre ce que cela représentait. Certaines lignes de défense ont pu être contournées, comme celle de la 8e armée britannique à El-Gazala en mai 1942 ou bien sûr deux ans plus tôt notre Ligne Maginot qui avaient toutes les deux le malheur d’être contournables. Pour le reste, pas moyen de passer à travers sans un déluge de projectiles, obus de mortiers, de canons, d’obusiers, roquettes, missiles, peu importe et peu importe le lanceur qu’il soit au sol, en l’air ou sur l’eau pourvu qu’il lance quelque chose.

Or, le malheur de l’artillerie ukrainienne, désormais la plus puissante d’Europe, est qu’elle lance deux fois moins d’obus qu’au plus fort de l’été 2022, époque Kherson et surtout toujours moins que l’artillerie russe qui en plus ajoute des munitions téléopérées plutôt efficaces. Retournons le problème : si les Ukrainiens lançaient autant de projectiles quotidiens que les Russes lors de Donbass 1, l’affaire serait très probablement pliée et ils auraient sans doute déjà atteint et peut-être dépassé la ligne principale de défense de Tokmak. Mais ils ne les ont pas, du moins par encore. Loin de la question des avions F-16, qui serait un apport intéressant pour cette FFSE mais pas décisif, on ne comprend pas très bien pourquoi les Etats-Unis ont tant attendu pour livrer des obus à sous-munitions, qui ont le double mérite d’être très utiles en contre-batterie et abondants. Peut-être s’agissait-il d’une réticence morale à livrer une arme jugée « sale », car il y a un certain nombre de non-explosés (les Forces spéciales françaises ont connu leurs plus fortes pertes, en 1991, à cause de ça) mais livrés beaucoup plus tôt cela aurait changé les choses. Il en est de même pour les missiles ATACMS, beaucoup moins nombreux, mais très efficaces avec une très longue portée. On aurait pu y ajouter aussi depuis longtemps les vénérables avions d’attaque A-10 que réclamaient les Ukrainiens, certes vulnérables dans l’environnement moderne, mais qui terrifieraient les premières lignes russes, etc. Mais surtout le nerf de la guerre en guerre, c’est l’obus de 155 mm qu’il faudrait envoyer par centaines de milliers en Ukraine ou de 152 mm rachetés à tous les pays anciennement équipés par l’Union soviétique et qui ne les utiliseront de toute façon jamais. Il faudra qu’on explique aussi pourquoi, seize mois après le début de la guerre on est toujours incapable de produire plus d’obus. Heureusement que ce n’est pas nous qui avons été envahis.

Bref, si on veut vraiment que l’Ukraine gagne, il faut avant tout lui envoyer beaucoup de projectiles. Cela lui permettra d’abord de gagner la bataille d’artillerie qui est en cours, dont on ne parle jamais, car elle est peu visible et qui est pourtant le préalable indispensable au succès. Je me demande même parfois si les petites attaques des bataillons de mêlée ukrainiens ne s’inscrivent pas d’abord dans cette bataille en faisant tirer l’artillerie russe en barrage afin qu’elle se dévoile et se fasse taper en retour. S’il y a un chiffre finalement encourageant sur Oryx, c’est celui des pertes de l’artillerie russe. En deux mois et au prix d’une quarantaine de pièces touchées ou endommagées, les Ukrainiens ont mis hors de combat le triple de pièces russes, soit l’équivalent de l’artillerie française. En comptant, les destructions non vues et l’usure des pièces d’artillerie, sans doute plus rapide dans l’artillerie russe, ancienne, que dans l’Ukrainienne, c’est peut-être le double qui a été réellement perdu. Les dépôts de munitions comme celui de Makiivka, à une quinzaine de kilomètres seulement de la ligne de contact, continuent à être frappés. En augmentant un peu ce rythme et avec l’apport occidental accéléré, cette bataille des feux peut, peut-être être gagnée fin août ou début septembre.

C’est peut-être le seul effet réaliste que l’on peut voir émerger dans toute cette bataille et sans doute aussi le seul qui puisse débloquer cette situation stratégique figée depuis sept mois. Si on n’y parvient pas à la fin de l’été et alors que les stocks et la production seront à la peine dans les deux cas, on sera probablement parti sur un front gelé et l’espoir de voir émerger quelque chose se reportera sur les arrières.

« Allons médecins de la patrie… Ce que la médecine civile doit à la médecine militaire » d’Elisabeth Segard : nos vies – leur combat

« Allons médecins de la patrie… Ce que la médecine civile doit à la médecine militaire » d’Elisabeth Segard : nos vies – leur combat

Le livre « Allons médecins de la patrie… Ce que la médecine civile doit à la médecine militaire » d’Elisabeth Segard est publié aux éditions du Rocher.

« Allons médecins de la patrie… Ce que la médecine civile doit à la médecine militaire » d’Elisabeth Segard : nos vies – leur combat

 

avec Bertrand Devevey pour Culture-Tops – atlantico.fr – publié le 8 juillet 2023

https://atlantico.fr/article/decryptage/allons-medecins-de-la-patrie-ce-que-la-medecine-civile-doit-a-la-medecine-militaire-d-elisabeth-segard-nos-vies-leur-combat


« Allons médecins de la patrie… Ce que la médecine civile doit à la médecine militaire » 

De Elisabeth Segard

Edition du Rocher

 

THÈME

Les blessures aux combats, sans doute parce qu’elles impliquaient simultanément de nombreuses victimes, ont conduit les belligérants à se préoccuper de leurs blessés – qu’il s’agisse de préoccupations purement humanistes ou qu’il s’agisse prosaïquement de les remettre au combat… au plus vite ! 

C’est sans doute à Ambroise Paré, qui n’était pas militaire mais médecin au service des princes, que l’on doit les premiers principes de la médecine réparatrice de guerre, appliquée à la chirurgie des membres, aux premières tentatives de maîtrise des hémorragies, et des sutures en tous genres. 

Elisabeth Segard, journaliste de son état, a parcouru les archives militaires, des institutions médicales de l’armée, et rencontré de nombreux médecins généraux et chefs de service pour composer cet essai qui raconte l’essaimage de la médecine traumatologique de guerre vers les applications civiles, de plus en plus nombreuses au cours de ces dernières décennies.

Sur le champ de bataille, d’abord, sauver ! C’est recoudre, amputer, lutter contre les infections, contre le temps du rapatriement à l’arrière. Il est question de chirurgie bien sûr, d’anesthésies, d’asepsie, de brancardage, d’ambulances, de postes de soins avancés. Mais il s’agit aussi, dans les pays conquis, de lutter contre les maladies infectieuses, d’inventer les vaccins, de leur trouver des formes galéniques adaptées aux territoires, aux températures, à la conservation dans des conditions « extrêmes ». Il s’agit encore d’inventer des médicaments ou des dispositifs médicaux, des formes d’interventions innovantes – l’hélicoptère et l’ambulance pour le secours des blessés, qui deviendront des outils courants de la sécurité civile, recherches pour lutter contre les nouveaux périls, chimiques, bactériologiques, radioactifs, ou encore les carences en tous genres comme en connaissaient les équipages de bateaux. 

Bref, toutes ces inventions des services de santé des armées, sous contraintes du terrain d’affrontement, de confinements, d’expéditions en milieux hostiles pour préserver des vies, leur essaimage dans la médecine hospitalière et de ville sont l’objet de cet essai.

POINTS FORTS

Le point fort de cet essai est tout simple : nous expliquer comment la science militaire et son corollaire de combats, ont très « généreusement » contribué à la médecine moderne. L’ouvrage est didactique et thématique, qui part des traumas les plus évidents – ceux suscités par les armes blanches et à feu, vers des développements plus complexes – les enseignements de la guerre de 14-18, dont l’extraordinaire audace de la chirurgie réparatrice de la face et de l’orthodontie (au profit des « gueules cassées »), la résistance aux gaz toxiques, la prise en compte des traumatismes psychologiques, la résolution des problèmes spécifiques de santé publique liés aux territoires, la mise en œuvre des premiers cahiers des charges agro alimentaires, sans oublier le rôle des pharmaciens (dont le fameux Parmentier), des médecins embarqués à bord des navires, des technologies modernes, notamment appliquées à la médecine d’urgence – expérimentée – on s’en doute- sur les terrains de combats. 

Cet ouvrage est enrichi d’un petit cahier d’illustrations en couleur, d’une présentation du service de santé des armées dans son organisation actuelle, des sources documentaires, et de remerciements, qu’il est toujours intéressant de parcourir afin de mesurer la profondeur du travail d’enquête.

QUELQUES RÉSERVES

Il va être question dans ces pages de quelques termes techniques, pharmacologiques et médicaux – mais ils sont peu nombreux à être d’un niveau expert. Il est aussi question de tous ces précurseurs, inventeurs, chercheurs, médecins, pharmaciens qui se sont illustrés au front, à l’arrière et dans les labos. Pas sûr qu’on puisse tous les retenir. Mais il est aussi intéressant de voir que quelques grands noms de la médecine sont pour tout ou partie de leur carrière, des militaires de formation.

Et une (probable) délicieuse petite coquille en page 184, qui écrit qu’un médecin est soupçonné d’avoir assaisonné à la digitaline son ancienne maîtresse. Il est donc -probable que le terme exact soit « assassiné », voire empoisonné !!

ENCORE UN MOT…

Le saviez-vous ? Notre santé doit beaucoup à la médecine militaire. Allons médecins de la patrie est un titre clin d’œil fort bien vu car les découvertes et pratiques validées souvent sous la contrainte des combats, ont eu un véritable retentissement pour l’ensemble de la population, française, mais aussi mondiale. Cela est moins connu du grand public que l’essaimage des technologies de défense dans les équipements et infrastructures civiles, la lecture de cet essai explique clairement que la médecine militaire a véritablement ensemencé la médecine civile et accéléré, bien souvent, le passage de techniques réservées aux combattants vers l’ensemble de la population. Toute la médecine d’urgence, qui nous est familière, en est un parfait exemple. Cet essai, qui flirte naturellement avec les grands faits d’arme de l’histoire de France et de ses « colonies », vous fera découvrir au fil de ses pages, à l’image de la création de l’Hôtel des Invalides à Paris ordonné par Louis XIV, que la médecine militaire française est à l’origine de nombreuses « premières mondiales ». « Votre vie, notre combat », adaptée à l’exergue de cette chronique, est la devise du Service de Santé des Armées.

UNE PHRASE

[A propos de Valérie André, médecin militaire, pilote d’avion devenue pilote d’hélicoptère, première femme à devenir Officier Général et femme la plus décorée de France]

« Quand deux pilotes effectuent une démonstration de leur hélicoptère au-dessus de la cathédrale de Saigon, Valérie André est fascinée : des appareils qui décollent à la verticale ! Qui peuvent se poser dans un mouchoir de poche ! Ces deux appareils viennent d’être acquis par le Service de santé des armées et sont destinés aux évacuations sanitaires. La jeune médecin explique à son supérieur, le général Robert, qu’elle doit absolument apprendre à piloter pour évacuer les blessés perdus dans des zones inaccessibles en voiture ou en avion ». P 162

« La médecine d’urgence préhospitalière se concrétise à la fin des années 1960, au sein de la Brigade des sapeurs-pompiers de Paris ; jusque- là, c’étaient les équipes de police-secours qui amenaient les blessés à l’hôpital. La brigade des sapeurs-pompiers de Marseille ayant la particularité d’être des corps de militaires, leurs médecins-chefs sont passés par différents régiments et ont exercé sur le champ de bataille. Ils en tireront l’expérience qui mènera à la naissance de la médecine d’urgence et de la médecine de catastrophe. » P 164

L’AUTEUR

Elisabeth Segard est journaliste pour le quotidien La Nouvelle République du Centre, et romancière. Son roman Si fragiles et si forts a été lauréat du prix Srias Centre Val de Loire 2021. Elle a écrit plusieurs romans, qui ont notamment pour cadre le centre de la France (Mouy sur Loire – qui n’existe pas vraiment !), sa région de prédilection.