Considérations sur l’évolution du conflit en Ukraine.
Le 10 janvier 1942, la STAVKA signe la directive n°3. Tous les commandants de fronts et d’armée doivent utiliser les groupes de choc pour des actions offensives en concentrant leurs forces sur un front étroit afin d’acquérir une supériorité numérique. Idéalement, l’attaque sera menée sur 30 km de front[1].
À ce moment, la Wehrmacht a failli prendre Moscou, elle a atteint les premières gares de tramway de la capitale soviétique, mais elle est à bout de ressources, épuisée par une campagne dont la dimension avait échappé à ses concepteurs. La Russie, surprise par cette guerre lancée par un allié dont on avait voulu ignorer l’agressivité, avait tenté de faire face, malgré des pertes catastrophiques et des centaines de milliers de prisonniers. Les deux antagonistes sont épuisés. Le 5 décembre 1941, par des températures de −20 °C, les divisions sibériennes menées par le général Joukov ont lancé la contre-attaque[2]. Les Allemands sont contraints de reculer sur plus d’une centaine de kilomètres. C’est la bataille de Moscou. L’OKW organise une défense « en hérisson », en attendant de reprendre l’offensive au printemps. Pendant tout l’hiver, l’armée rouge lance alors des offensives limitées pour épuiser une Wehrmacht encerclée dans ses hérissons. Offensives coûteuses, lancées par l’infanterie sans soucis des pertes, selon cette directive n°3.
Le mimétisme actuellement affiché par la partie russe pour rejouer en Ukraine la « grande guerre patriotique » amène à l’utilisation des mêmes procédés de combat après le choc de l’opération Barbarossa.
« Nous finirons la guerre avec des lance-pierres » selon les paroles du chanteur Guy Beart[3]. Nous y sommes !
Les deux armées, épuisées au bout d’une année de guerre dévorant moyens matériels humains, en viennent à un mode dégradé, présentant des caractères passéistes avec, côté russe, une surconsommation d’infanterie lancée à l’assaut avec un appui écrasant d’artillerie. D’une artillerie conventionnelle, exigeant un grand nombre de projectiles et jouant la saturation plus que la destruction. Infanterie sortant des tranchées, sans appui de chars de combat, agissant essentiellement en zone urbaine, là où l’appui indirect adverse est difficile. Il n’y a plus de munitions intelligentes. Nous sommes en 1915.
Si l’on veut revenir à 1918 et à un champ de bataille plus dynamique, il faut des chars. Les matériels blindés appelés en renfort côté allié sont ceux des années 60 : chars Leopard 1 allemand, équivalent à notre AMX 30 qui a été ferraillé sur nos champs de tir et ailleurs. Chars Leopard 2, Challenger britannique et Abrams des années 70, plus modernes, cependant. Côté russe, après les T72 et T80, on a vu réapparaître des T62. Des T54-55 ont été observés en convoi ferroviaire. Ces sigles désignant l’année de conception des engins.
Cette situation résulte de la faillite, dans les deux camps, de la stratégie génétique qui, au côté de la stratégie opérationnelle, doit pourvoir aux moyens propres à conduire les opérations. Il n’y a plus de munitions, coté OTAN, selon une toute récente déclaration de son secrétaire général. Les Russes ont perdu 1700 chars et un nombre considérable d’engins blindés d’accompagnement. Ils ne peuvent les renouveler avant plusieurs mois. Leur consommation d’obus d’artillerie évaluée il y a quelque temps à 20 000 obus par jour a été diminuée par deux.
C’est le caractère inattendu de ce conflit qui conduit à cette situation. Les Russes ont cru mener une promenade militaire le 24 février 2022. L’échec les amène à recourir à des stocks dont la qualité est sujette à caution dans un pays particulièrement corrompu. Ils pallient cette insuffisance par une mobilisation importante en pensant ainsi submerger le dispositif adverse. Comme au cours de l’hiver 1942. Cette démarche s’avère insuffisante. Les pertes occasionnées peuvent à court ou moyen terme atteindre le moral des assaillants et la population en général.
Selon tous les observateurs, en l’absence de but de guerre clairement défini côté russe, face à la résolution ukrainienne de reconquérir les territoires envahis (Donbass et Crimée), le conflit peut durer encore longtemps.
Sans solution négociée, c’est la stratégie génétique, c’est-à-dire la capacité de produire des armements qualitativement supérieurs, et notamment en matière d’acquisition du renseignement et de gestion du champ de bataille, qui fera la différence. Si ce projet ne peut être atteint, c’est l’armée la plus apte à conduire les opérations en mode dégradé qui parviendra à ses fins.
Grande anecdote du moment : les chars de combat et avions d’armes, réclamés à grands cris par certains, ne conduisent plus obligatoirement à « l’évènement » au sens napoléonien du terme. C’est la maitrise de la conduite informatisée de la bataille (C4ISR[4]) qui y conduit. Les blindés sont nécessaires, mais ils ne sont plus déterminants. Ils ne font qu’accompagner ce basculement des combats, en répondant au principe de « stratification des modèles » décrit par le général Poirier[5] : l’évolution des techniques amène à faire cohabiter, sans les remplacer entièrement, les armements les plus modernes avec les plus anciens. Ainsi le couteau-baïonnette du grenadier-voltigeur, héritant des formes primitives de la guerre, cohabite dans la panoplie du combattant avec les actuels moyens de la cyberguerre… et avec l’arme nucléaire.
par le Colonel (e.r.) Gilles LEMAIRE – publié le 16 février 2023
[1] In « La guerre totale à l’Est » Boris Laurent, ed. Chronos
[2]Cette contre-attaque intervient lorsque les Allemands sont à l’entrée de Moscou, début décembre 1941. Ce sont les divisions sibériennes qui interviennent : celles-ci étaient stationnées en Extrême-Orient face au Japon. Elles sont devenues disponibles depuis que ce dernier a attaqué l’Amérique et que Staline sait qu’il ne craint rien de ce côté. Après le dégagement de Moscou intervient cette directive qui fixe les modalités opératives en attendant les beaux jours.
[4] C4ISR : sigle utilisé pour représenter un ensemble de fonctions militaires définies par C4 (Computerized Command, Control, Communications en 2007, anciennement Command, Control, Communications, Computers), I (Intelligence -renseignement militaire) et S (Surveillance), R (Reconnaissance),
[5] In « Essais de stratégie théorique », Institut de stratégie comparée, 1982.
Les armées françaises auront besoin de davantage de munitions pour s’entraîner à l’hypothèse d’un engagement majeur. Le besoin n’est pas neuf et se chiffre à plusieurs milliards d’euros pour la seule armée de Terre, révèle un rapport parlementaire sur la préparation opérationnelle réalisé par les députées Brigitte Liso (RE) et Anna Pic (PS).
« Plus de 1500 », c’est le nombre de munitions de 120 et 155 mm tirées par le 35e régiment d’artillerie parachutiste (35e RAP) lors d’un passage par le camp de Canjuers à l’automne dernier. Début décembre, l’exercice franco-koweïtien Pearl of the West conduit par le 5e régiment de cuirassiers nécessitait 42 tonnes de munitions diverses, de l’obus pour char Leclerc aux petits calibres pour armements individuels. Même s’il agrège de nombreux rendez-vous annuels, l’exercice majeur Orion aura pour conséquence d’amoindrir les potentiels en l’espace de quelques semaines.
La problématique est connue et n’épargne personne : le « pivot vers la haute intensité » annoncé par le président de la République lors de ses vœux aux armées, ce sont aussi des stocks de munitions qui s’érodent plus rapidement. Dans les armées, la phase de « réparation » de la préparation opérationnelle s’est achevée l’an dernier. Celle dite de « montée en puissance » démarre cette année « afin de correspondre progressivement aux normes annuelles d’activité de l’OTAN en 2025 ». Des normes qui, dans le cas des pièces de 155 mm, demanderont de pratiquement doubler le niveau actuel de 69 coups tirés en moyenne par pièce et par an.
Si l’armée de Terre bénéficie de stocks d’entraînement, ceux-ci doivent être renforcés « pour donner la possibilité aux militaires de s’entraîner davantage en conditions réelles», soulignent les deux rapporteuses. Quand « certaines catégories de munitions sont au niveau requis », plusieurs références pourtant déjà identifiées lors de précédents rapports restent en effet sous-dotées. Ce sont essentiellement les munitions d’artillerie de 155 mm, les obus d’entraînement du char Leclerc et de l’engin blindé AMX-10 RC ainsi que certaines munitions spéciales parmi les missiles et roquettes. De même, certains pans de l’entraînement ne peuvent être remplacés par la simulation, à l’instar d’un segment antichar au coût élevé.
Cet effort sur les munitions, l’état-major de l’armée de Terre l’évalue à 3 Md€. Soit l’équivalent d’une « marche » financière de fin de LPM 2019-2023 ou une fois et demi l’investissement attendu pour cette année pour l’ensemble du pilier munitionnaire. Derrière l’enveloppe budgétaire, toute remontée en puissance doit désormais aussi tenir compte des tensions sur les matières premières, de l’inflation, de délais qui s’allongent. Et si une prochaine LPM mieux dotée et la bascule vers une économie de guerre tenteront d’y remédier, encore faudra-t-il enrayer cette tendance à faire des munitions l’éternelle variable d’ajustement des exercices budgétaires.
Pour les autrices du rapport, il conviendra ainsi de rester vigilant « à ce que les effets bénéfiques de la dynamique initiée par la LPM actuelle ne soient pas amoindris ou reportés du fait du contexte macroéconomique fortement inflationniste ou de par la nécessité de financer des surcoûts non prévus par la programmation. La préparation opérationnelle ne devra pas servir de variable d’ajustement ».
Le sursaut demandé n’est par ailleurs qu’un pan d’une volonté globale d’amélioration. Rien ne sert de remplir les arsenaux si il n’y a pas, en parallèle, de progression sur la disponibilité des hommes, des matériels et des infrastructures. Autant d’axes pour lesquels des investissements sont programmés. Côté infrastructures et matériels, par exemple, l’armée de Terre s’est ainsi dotée d’un plan baptisé « Amélioration de la Préparation Opérationnelle Globale par les Espaces d’Entraînement » (APOGEE). Échelonné en trois phases, il vise à « mettre en adéquation l’ambition de montée en gamme de la préparation opérationnelle avec la qualité des installations mises à disposition des unités » d’ici à 2035.
« Le nécessaire retour des forces morales » : Lettre ASAF du mois de février 2023
À l’heure où nous commémorons, ce mois-ci, le 107e anniversaire de la bataille de Verdun, notre pays est envahi par la morosité. Il est vrai que, depuis trois ans, il traverse sans discontinuer des difficultés de tous ordres […]. Cependant, nous devrions nous interroger sur les ressorts qui ont permis, à Verdun, à des hommes […] de tenir.
Le nécessaire retour des forces morales
« Les poitrines sont le meilleur rempart de la cité » (Thucydide 400 ans av. J.-C.)
À l’heure où nous commémorons, ce mois-ci, le 107e anniversaire de la bataille de Verdun, notre pays est envahi par la morosité. Il est vrai que, depuis trois ans, il traverse sans discontinuer des difficultés de tous ordres : pandémie, mouvements sociaux et grèves à répétition, inflation, crise énergétique, accidents climatiques, spectre de la guerre à la frontière de l’Europe. Cependant, nous devrions nous interroger sur les ressorts qui ont permis, à Verdun, à des hommes, appartenant à toutes les classes sociales, aux niveaux scolaires et culturels les plus variés et dont les vies antérieures allaient de la plus confortable à la plus rude, de tenir.
Si, dès les premiers jours de la bataille qui en compta 301 (du 21 janvier au 18 décembre 1916), la résistance fut aussi acharnée, c’est parce que les combattants acceptèrent, quand bien-même cela aurait pu, parfois, leur paraître discutable sur le plan tactique, de tenir le terrain à tout prix (formule souvent utilisée dans les ordres du jour des chefs), sans aucune tentation de révolte et souvent dans les pires conditions. Pourquoi ? Parce que ces hommes défendaient leur territoire tout autant qu’ils obéissaient à leurs chefs. Chaque soldat défendait avec acharnement son morceau de créneau, sur parfois à peine plus d’un mètre de terrain, parce qu’il avait conscience que derrière lui se tenait le pays tout entier et, en son sein, sa mère, sa femme ou encore ses enfants. Son moteur ? La force morale ! Verdun fut avant tout le triomphe des forces morales.
La victoire de Verdun montre ce que peut faire un peuple qui ne veut pas mourir. Un nouvel exemple de ce que peut-être la force d’âme d’un peuple nous est donné aujourd’hui par les Ukrainiens. C’est précisément cette volonté que le peuple français d’aujourd’hui a perdue et qu’il doit retrouver. Depuis quatre ans, des sondages répétés montrent que les Français font preuve d’un immense pessimisme et, parmi eux, les jeunes plus encore que leurs aînés. Au sein de l’Union européenne, ils sont médaillés d’argent, seule l’Italie se montrant encore moins confiante en l’avenir.
Tout cela pourrait apparaître comme une caractéristique bien française, une forme d’individualisme bien connue, bref, un péché véniel. Sauf que, comme ne cessent de nous le répéter nos responsables politiques, « nous sommes en guerre » et, de surcroît, une autre guerre, aux frontières de l’Europe, menace notre vie intérieure. Or, la guerre est précisément la circonstance qui exige, de la part des habitants d’un pays attaqué, le sursaut moral le plus grand. Il n’y a pas d’événement supérieur à celui-ci en termes d’exigences ! De plus, ce sont précisément des jeunes qui ont constitué, le 13 novembre 2015 , l’essentiel des cibles des terroristes qui ont frappé à Paris. Ce sont donc ces jeunes qui, en priorité, doivent trouver les forces morales permettant à notre pays de rester debout.
Si néanmoins les jeunes Français ont besoin pour ce faire de références, de modèles, il leur suffit de penser à ces autres jeunes du même âge, et qui pourraient être leurs frères et sœurs (qui le sont peut-être dans certains cas) et qui combattent sur terre, sur mer et dans les airs, au Sahel, dans le Golfe arabo-persique ou en Méditerranée orientale, ou encore à tous ces soldats qu’ils croisent dans leur quotidien dans nos villes dans le cadre de l’opération Sentinelle. Ces soldats, comme leurs lointains parents de 1914 (oui, parents, car pas une seule famille française n’a pas eu au moins l’un de ses membres, proche ou lointain, mobilisé entre 1914 et 1918) n’ont pas seulement le sentiment d’avoir derrière eux des dunes de sable, des regs, des vagues soulevées par la houle ou des nuages plus ou moins menaçants, mais aussi leur maison, celle de leurs parents ou de leurs amis. En traquant les terroristes jusque dans leurs repères, c’est le territoire national français qu’ils défendent.
Pour ce qui concerne les aspects strictement militaires, qui sont ceux qui, au premier chef, intéressent l’ASAF, il faut que la France retrouve son rang de puissance et, pour cela, se réarme. Un accroissement substantiel des moyens doit s’accompagner d’une doctrine militaire adaptée à une nouvelle vision en matière de politique étrangère en direction du Moyen-Orient, de l’Afrique, mais aussi, désormais, de l’Europe où le combat de haute intensité est de retour comme l’avait prédit l’actuel chef d’état-major des Armées.
Nous devons aujourd’hui faire preuve de courage pour gagner non pas la guerre, mais les guerres, celle qui est portée sur notre sol et celle qui nous menace depuis l’Est. Cependant, la valeur de notre outil militaire dépend, en très grande partie, du moral de la Nation car d’une part, dans notre démocratie, c’est elle-même qui règle notre organisation militaire et d’autre part parce que nos soldats en émanent et que leur état d’esprit ne peut pas être très différent de celui de leurs concitoyens. Enfin, n’oublions jamais qu’en dernier ressort, et quelles que soient la quantité et la qualité des équipements militaires dont on dispose, c’est toujours avec son âme que l’on se bat.
D’après les indiscrétions du ministre des Armées, Sébastien Lecornu, au sujet de la prochaine Loi de programmation militaire [LPM], on sait que l’armée de Terre devra à nouveau se transformer. « Elle va prodigieusement se numériser, se digitaliser tout en se dotant de nouveaux moyens capacitaires », a-t-il ainsi confié au Figaro, le 2 février dernier. Et de préciser que 10’000 de ses soldats verront « leur mission évoluer »… et seront donc formés « pour des compétences nouvelles à forte valeur ajoutée ».
Dans le même temps, le format de la Force opérationnelle terrestre [FOT] restera à 77’000 hommes tout en bénéficiant d’un renforcement significatif de l’effectif de la réserve opérationnelle de niveau 1 [RO1]. Et aucune réduction de « cible » concernant le programme SCORPION [Synergie du contact renforcée par la polyvalence et l’infovalorisation] n’est prévue. Enfin, l’accent sera mis sur l’acquisition massive de drones [dont 1’800 munitions téléopérées], la robotisation [avec 300 robots « capables d’évoluer sur le champ de bataille »], les feux dans la profondeur et la défense sol-air.
Lors d’une rencontre avec l’Association des journalistes de Défense [AJD], le 13 février, le chef d’état-major de l’armée de Terre [CEMAT], le général Pierre Schill en a dit un peu plus sur ce qui attend ses troupes. Ainsi, si aucun régiment ne sera dissous [pour le moment, du moins], les unités dites de « mêlée » [arme blindée cavalerie, infanterie] pourraient perdre quelques plumes…au profit des capacités devant faire l’objet d’investissements particuliers, comme le cyber, les transmissions, les drones et l’artillerie de longue portée… sans oublier le soutien et la logistique.
« Nous devons revenir à une cohérence globale de l’armée de Terre », a fait valoir le général Schill, comme le rapporte le quotidien Le Monde. Et d’annoncer que les détails de cette « transformation » seront dévoilés le 4 avril, à l’occasion du « Grand rapport de l’armée de Terre » [GRAT].
Cela étant, les changements annoncés ont d’ores et déjà commencé… En effet, en 2022, plusieurs régiments d’infanterie ont dissous des compagnies de combat qui avaient été créées en 2015, c’est à dire après la décision de porter l’effectif de la FOT de 66’000 à 77’000 soldats.
Et le ministère des Armées avait justifié ce retour à un format à quatre compagnies de combat dans les régiments de mêlée par la nécessité pour l’armée de Terre de s’investir dans de « nouveaux champs de conflictualité » susceptibles de « transformer les menaces liés aux conflits de haute intensité. »
Une « partie des effectifs récemment attribués à la mêlée a été réorientée pour renforcer les états-majors de régiment et les capacités de numérisation et de simulation, densifier la maintenance aéronautique et terrestre, développer la capacité drone et affecter des moyens à la préparation opérationnelle, à la formation et à l’intégration des effets dans les champs immatériels », avait-il ainsi expliqué, dans une réponse à une question écrite posée par un député.
Quoi qu’il en soit, ces changements vont donc se traduire par une nouvelle organisation de l’armée de Terre, laquelle passera par la création de deux nouveaux commandements, placés sous l’autorité directe du CEMAT.
Ainsi, le « commandement des guerres de demain » aura la tâche de « mettre en cohérence un certain nombre de nouvelles capacités […] aujourd’hui éparpillées au sein des régiments, notamment dans le domaine des feux dans la profondeur, des drones, des munitions téléopérées et de la défense sol-air de courte portée, dont la lutte antidrone », résume Le Monde.
Quant au second, il sera dédié à la « guerre hybride », c’est à dire aux opérations menées « sous le seuil » du conflit ouvert. Il aura notamment à s’occuper des capacités liées au cyber [lutte informatique défensive, lutte informatique offensive et lutte informatique d’influence], lesquels relèvent actuellement du Commandement de la Cyberdéfense [COMCYBER].
« Il y a un réel besoin de rendre l’armée de Terre plus autonome. Elle doit avoir sous son commandement tous les domaines de lutte, antiaérienne, cyber, informationnelle, frappes dans la profondeur… tout en demeurant interopérable avec les autres armées » car « lorsqu’on sous-traite des actions, on créé des dépendances, ce qui est risqué dans un conflit de haute intensité où on opère toujours sous contrainte des événements et de temps », fait valoir le général Pierre-Joseph Givre, le commandant du Centre de doctrine et d’enseignement du commandement [CDEC].
Cette recherche d’autonomie vaudra aussi pour les sept brigades de l’armée de Terre, lesquelles devront disposer de capacités leur permettant d’agir avec un minimum d’appuis extérieurs, l’objectif étant d’accroître leur réactivité.
On évoque beaucoup la possibilité d’une nouvelle grande opération offensive russe, à l’occasion notamment de l’anniversaire du début de la guerre le 24 février prochain. Outre que les différentes dates attendues avec angoisse durant cette guerre n’ont guère été fertiles en évènements particuliers, il est quand même très probable que cette grande opération offensive a déjà commencé. Nous y sommes entrés progressivement par une augmentation graduelle du nombre d’attaques jusqu’à un seuil critique où la majorité des moyens sont engagés. Si l’habitude est respectée, nous en sortirons dans deux ou trois mois.
Contournement impossible, percée difficile
Cette offensive russe d’hiver ressemble tellement à celle d’avril à juin que l’on peut la baptiser « deuxième offensive du Donbass » avec probablement le même objectif de conquête complète de la province de Donetsk et toujours le même flou sur l’objectif politique recherché au-delà de cet objectif militaire.
Cette nouvelle offensive a lieu simplement sur une ligne de front plus réduite qu’en avril puisque la tête de pont de Kherson a disparu et que les Russes ont été presque entièrement chassés de la province de Kharkiv, mais elle a lieu uniquement « plein fer » sur cette ligne. Il est vrai qu’il est difficile pour les Russes, comme pour les Ukrainiens d’ailleurs, de faire autrement.
On ne peut projeter de forces par-dessus la ligne par une opération aéroportée ou héliportée, par manque de moyens de transport pour les Ukrainiens et surtout pour tous par la densité des défenses antiaériennes qui rendrait l’expérience extrêmement périlleuse. Il n’est pas possible non plus de contourner par la mer à la manière du débarquement américain à Inchon en Corée en septembre 1950. Là encore, les moyens manquent pour réaliser des opérations amphibies de grande ampleur et les côtes sont trop dangereuses d’accès. Et puis, même y parvenant, il faudrait par air ou par mer, être capable d’alimenter, tenir puis agrandir la tête de pont formée, et ce n’est pas évident. Un franchissement offensif du Dniepr d’un côté comme de l’autre engendrerait des problèmes similaires, tant l’obstacle est important. Les Russes y sont parvenus un peu par surprise au tout de début de la guerre, avant de se retrouver bloqués puis refoulés. Ils ne bénéficieraient plus, ni les Ukrainiens, de telles conditions favorables.
Les Russes peuvent enfin tenter de contourner la ligne de front en passant par leur frontière ou celle de la Biélorussie qui constituent des murs politiques infranchissables pour les Ukrainiens. L’état-major de la 2e armée a été installé en Biélorussie avec peut-être 8 à 10 000 hommes. On assiste aussi à une concentration de forces dans la province de Belgorod, sans doute sous le commandement de la 20e armée. À ce stade, c’est clairement insuffisant pour imaginer menacer à nouveau Kiev. Ces deux armées sont surtout des cadres de formation de troupes à l’heure actuelle, et dans le cas de la province de Belgorod participent à la promotion de l’idée que la Russie et même la Biélorussie sont menacées. D’un point de vue ukrainien, même si agite cette menace, car il faut toujours stimuler l’attention des Occidentaux et leur désir d’aider, il est probable que l’on aimerait bien que les Russes tentent à nouveau de pénétrer en Ukraine par ces côtés afin de leur infliger presque à coup sûr une défaite majeure.
NTM en Ukraine
Car il n’y a pas que des questions de géographie ou d’équipements adaptés. Il y a aussi ce qu’une armée est réellement capable de faire face à un ennemi donné ce que l’on appeler la « puissance relative ». C’est fondamentalement l’association d’une masse de moyens et de compétences. Ces compétences elles-mêmes peuvent évoluer selon plusieurs facteurs. L’un d’entre eux est l’incitation à apprendre, s’adapter, innover. Cette incitation évolue en fonction de l’ampleur des défis à résoudre et de la confiance que l’on a à y parvenir. Sans stress organisationnel, disons en temps de paix, l’incitation à évoluer est beaucoup plus faible qu’alors qu’il y a des missions dangereuses et des défis multiples à résoudre. Autrement dit, les leçons sont plus chères, mais on apprend et on évolue beaucoup plus vite lorsqu’on combat pour de vrai, justement parce que les leçons sont chères. Le niveau tactique moyen (NTM) progresse et si en parallèle le nombre d’unités augmente, la puissance relative de l’armée augmente au carré.
Bien évidemment, cette incitation va produire des effets plus ou moins importants en fonction de l’écosystème d’apprentissage. Face à des défis similaires, certaines armées vont plus progresser et plus vite que d’autres selon, sans entrer dans le détail, leur capacité interne à susciter, promouvoir puis imposer des idées nouvelles. À cet égard, et même s’il ne faut pas l’idéaliser dans ce domaine, l’armée ukrainienne a incontestablement une plus grande propension à apprendre et innover que l’armée russe. Après un an de guerre, ce constat est inchangé.
Un autre facteur essentiel est le niveau de pertes. Il est difficile de capitaliser une expérience collective quand trop de membres meurent ou disparaissent parce que blessés ou mutés ailleurs. Le 23 mars 1918, la IIIe armée française est engagée en Picardie au secours de la Force expéditionnaire britannique (BEF). Les divisions mobiles allemandes viennent de percer les lignes de défense et il faut donc les affronter en terrain libre hors de la zone des tranchées. Face à ce nouveau défi, les artilleurs français s’en sortent plutôt bien car il y a encore parmi eux beaucoup de vétérans de 1914. Innover, c’est parfois se souvenir et il leur suffit de puiser dans les expériences passées analogues pour trouver des solutions. Les fantassins français en revanche, qui subissent depuis le début des pertes très supérieures à celle des artilleurs, n’ont de leur côté plus de vétérans de 1914. Ils ne connaissent que le combat de tranchées et il leur faut tout réinventer sous le feu.
Pourquoi parler de cela à l’occasion de cette offensive d’hiver en Ukraine ? Parce que le NTM est une donnée stratégique suprême. L’armée russe en Ukraine est maintenant plus nombreuse qu’à l’été avec l’arrivée des mobilisés, les mobiks. Elle dispose même peut-être de 180 bataillons de manœuvre, mais le taux de perte et de turn over a été tél que ces bataillons, certes très hétérogènes entre un bataillon de mobiks et une unité de Wagner + (hors ex-prisonniers), restent d’une qualité tactique médiocre. Quand une unité, pourtant d’élite au départ, comme la 155e brigade d’infanterie navale doit être reconstituée deux fois, on peut imaginer qu’elle a eu du mal à capitaliser sur son expérience ou par exemple que les soldats formés au feu et qui auraient pu constituer de bons sous-officiers ne sont simplement plus là. Le NTM conditionne largement la forme des combats. Avec des soldats, des cadres et des états-majors bien formés on peut organiser des combats ou des batailles complexes, sans cela c’est impossible. Dans ce cas, il n’y a que deux solutions, soit on attend pour rehausser le niveau tactique moyen et pouvoir ensuite organiser des opérations plus ambitieuses, soit on attaque tout de suite mais très pauvrement tactiquement.
Face aux offensives ukrainiennes de l’automne, les Russes ont réussi une « Hindenburg 1917 », du moins ils en ont réussi les premières phases avec la mise en place d’une solide ligne de défense sur le front et la mobilisation des forces en arrière. À l’abri de ce bouclier, les Allemands avaient alors tenté d’étouffer le Royaume-Uni par la guerre sous-marine à outrance. On peut la comparer à la campagne des missiles sur le réseau énergétique ukrainien. Mais ils ont surtout travaillé. Après avoir récupéré des forces du front russe, ils ont durant l’hiver 1917-1918 la patience de reconstituer une masse de manœuvre à base de divisions recomplétées, réorganisées et entraînées pendant des semaines sur de nouvelles méthodes. Le problème pour eux est que les Alliés ont également beaucoup travaillé dans cette période. Les opérations de 1918 se trouvent de part et d’autre d’un niveau de complexité impossible à atteindre avec les compétences de 1916 à l’époque des batailles de Verdun ou de La Somme. Il est d’ailleurs probable que dès les années 1920, après la démobilisation des forces on ne soit déjà plus capable de les organiser.
Bref, devant ce dilemme, par pression politique ou pour prendre l’initiative les stratèges russes ont décidé d’attaquer tout de suite et donc très pauvrement à base, comme d’avril à juin, d’assaut de bataillons sous appui d’artillerie, mais avec peu de fantassins compétents et trois fois moins d’obus. Disons-le tout de suite, cela se paye mécaniquement de lourdes pertes, trois fois plus chaque jour que pendant la première bataille du Donbass selon les chiffres ukrainiens, il est vrai à prendre toujours avec précautions. Les Russes restent donc sciemment dans une trappe à incompétence.
L’assommoir arithmétique
Ces attaques ont lieu sur l’ensemble du théâtre d’opérations avec une distribution des forces russes plutôt dense et équitable, autrement dit dispersée et sans deuxième échelon. Cela indique déjà qu’il n’y a pas de volonté réelle de percer, mais simplement de pousser et à défaut de fixer et d’user.
On se souvient que le secteur de Kherson avait été très renforcé au cours de l’été, trop sans doute. On y retrouve toujours les 49e armée et 5e armée, plus le 22e corps d’armée et qui tiennent la rive droite du Dniepr avec des forces réduites. En arrière, la petite 29e armée sert de réserve à proximité de la Crimée. C’est un ensemble disparate privé de la plupart de ses unités de manœuvre les plus lourdes au profit bataillons légers, une vingtaine au total. Le premier échelon sert de « mur du Dniepr » et mène surtout une bataille d’artillerie et de commandos le long du front. L’arrière sert sans doute surtout de zone de réserve et reconstitution. On y trouve notamment plusieurs divisions et brigades d’assaut par air éprouvées par les combats.
Le secteur de Zaporijjia est plus actif. La 35e armée, réduite, tient la centrale nucléaire d’Enerhodar et la rive sud du Dniepr, mais la 36e armée a renforcé la 58e armée sur la ligne de contact. L’ensemble, qui représente entre 30 et 40 bataillons de manœuvre, est insuffisant pour une opération offensive de grande envergure, mais permet de mener des attaques locales sur Orikhiv et Vuhledar, qui fait partie de l’oblast de Donetsk. Ce sont deux points clés de la zone. Orikhiv est un carrefour routier important qui commande toute la manœuvre à l’ouest du front de Zaporijjia, sa possession offrirait à la fois une base de départ éventuelle pour des attaques futures ou au contraire en priverait les Ukrainiens. Vuhledar de son côté est surtout une base de feux, et peut-être plus tard de manœuvre, ukrainienne qui menace avec l’artillerie à longue portée tout le réseau de communication entre Donetsk-ville et Marioupol. Sa conquête, qui est loin d’être réalisée, soulagerait l’approvisionnement de toute la zone sud occupée par les Russes, un axe d’autant plus important que celui venant de Crimée a été endommagé. En résumé, la mission du secteur de Zaporajjia semble être surtout de rectifier la ligne à son avantage en s’emparant de point clés et en fixant le maximum de forces ukrainiennes au profit de l’attaque principale.
Cette attaque principale a lieu évidemment dans le Donbass dont les deux provinces forment en réalité trois secteurs regroupant plus d’une centaine de bataillons de manœuvre. Le plus au sud, le secteur de Donetsk-ville, est occupé par la 8e armée russe et le 1er corps d’armée DNR et vise, comme depuis le début de la guerre, à repousser les forces ukrainiennes au-delà de la ville et hors de la position fortifiée qu’ils tiennent depuis 2015. Il s’agit plus d’une opération de pression, aux gains limités à quelques villages, que d’une tentative de percée et de dislocation. Le secteur le plus au nord est celui de la province de Kharkiv. On y trouve la 1ère armée blindée de la garde, la 4e division blindée en particulier, et les 14e et 68e corps d’armée. Sa mission semble être de protéger la frontière de la province de Louhansk, en débordant par le nord de la ligne de contact à l’intérieure de la province de Kharkiv. Son objectif immédiat est le bourg de Dvoritchna en tête de pont au-delà de la rivière Oskil et son objectif ultérieur semble être Koupiansk. Plus au sud la 41e armée russe tient la région de Svatove.
L’effort russe est porté entre les deux, sur un secteur que l’on peut baptiser « Kreminna-Bakhmut » du nom des deux batailles aux extrémités d’une opération offensive générale en direction de Sloviansk-Kramatorsk. L’effort à Kreminna est porté par la 20e armée et le 3e corps d’armée, avec la 7e division d’assaut par air (VDV) comme fer de lance. Il s’agit de ce côté de repousser les Ukrainiens vers la rivière Oskil et de pénétrer à nouveau dans la zone forestière de la rivière Donets en direction de Lyman et Siversk. L’effort est appuyé au sud depuis Lysychansk par le 2e corps d’armée LNR renforcé de bataillons de mobilisés russes. De son côté, l’effort à Bakhmut est porté par la société Wagner, dont les effectifs sur place équivalent à celui d’une armée régulière russe, mais renforcée de la 106e division d’assaut aérien et de brigades d’artillerie de la 8e armée. L’attaque sur Bakhmut progresse lentement, mais inexorablement au nord et surtout au sud-ouest de la ville. La zone tenue par les Ukrainiens commence à former nettement une poche qui n’est plus par ailleurs alimentée que par un petit axe. La question de l’abandon de Bakhmut ou d’une contre-attaque par les Ukrainiens se pose forcément.
En résumé, d’un point de vue russe l’offensive progresse et use l’armée ukrainienne. Grâce à un apport régulier de forces par une mobilisation désormais sans limites des hommes et de l’industrie, le général Gérasimov peut espérer par une pression continue conquérir le Donbass pour l’été 2023. Il sera temps alors en fonction des rapports de forces de décider de l’évolution des buts stratégiques. Dans tous les cas, alors que le pays résiste à la pression extérieure des sanctions et qu’il n’y a pas de troubles internes, le temps semble jouer en faveur de l’assommoir arithmétique russe.
On compare parfois le conflit en Ukraine avec la guerre de l’hiver 1939-1940 entre l’URSS et la Finlande, en faisant le parallèle entre la détermination et des succès des Finlandais et des Ukrainiens face à un envahisseur incomparablement plus puissant. On oublie de mentionner que les Soviétiques l’ont finalement emporté par une débauche de moyens et de sacrifices. Après des mois d’efforts et 350 000 morts ou blessés (six fois plus que les défenseurs) les Soviétiques ont finalement percé la ligne Mannerheim et poussé le gouvernement finlandais à reconnaître sa défaite et négocier défavorablement. C’est très probablement comme cela que l’on voit les choses à Moscou. L’expérience de cette guerre tend pourtant à montrer que les prévisions au-delà de trois mois ne valent pas grand-chose.
La guerre se fait toujours au moins à deux, la prochaine fois, on parlera du camp ukrainien.
Quatorze engins blindés AMX-10RC sont en partance pour l’Ukraine, conformément au souhait du ministre des Armées de fournir une première capacité à l’armée ukrainienne « dans les deux mois« , apprend-on de source militaire.
Ces 14 AMX-10RC, les premiers parmi plusieurs dizaines d’exemplaires annoncés début janvier, ce sont autant d’équipages et de cadres formés aux cours des dernières semaines à l’École de cavalerie de Saumur, berceau de l’arme blindée cavalerie française.
Détail intéressant mais qui risque de relancer un débat inutile : le contingent ukrainien envoyé dans le Maine-et-Loire n’était pas uniquement composé de spécialistes de la reconnaissance sous blindage, malgré un cursus français centré sur ce type de mission. De quoi alimenter l’hypothèse d’autres usages potentiellement plus « frontaux » du vénérable engin par les forces ukrainiennes.
Ce renforcement intervient sur fond de nouvelle ministérielle OTAN. Une réunion centrée sur le conflit russo-ukrainien au cours de laquelle le ministre des Armées Sébastien Lecornu a réaffirmé le soutien « total« , « complet« , « opérationnel » et « spécialisé » de Paris envers Kiev, appui notamment focalisé sur « la défense sol-air, l’artillerie et les chars ».
Alors que tous les regards sont tournés vers l’Ukraine, l’Éthiopie sort difficilement de deux ans de guerre civile qui a provoqué plus de victimes que dix ans de guerre en Syrie. Les évènements actuels semblent signer l’acte de décès de l’expérience ethno-fédérale éthiopienne.
Alexandre Goodarzy est directeur adjoint des Opérations et responsable Développement chez SOS Chrétiens d’Orient. Il a vécu de 2015 à 2020 en Syrie et se rend régulièrement en Éthiopie pour des missions humanitaires.
Propos recueillis par Louis-Marie de Badts.
Le 4 novembre 2020, une guerre éclate entre le gouvernement fédéral éthiopien et le Front de Libération du Peuple du Tigré (FLPT). Deux ans plus tard, la possibilité d’un accord de paix redonne espoir, tandis que les mémoires sont marquées par le demi-million de victimes. Qu’en est-il de la situation globale de l’Éthiopie aujourd’hui ?
Ce qu’il faut avant tout bien comprendre c’est que les troupes éthiopiennes avec le soutien érythréen et le FLPT (Front de Libération du Peuple du Tigré) ont commis des massacres et autres horreurs.En fin d’année dernière, le 2 novembre, un accord de paix a été signé. Il ressemble cependant plus à un cessez-le-feu, ce qui va figer la situation probablement encore longtemps. Un accord de paix à proprement dit entrainerait des enquêtes internationales, chose qu’ils ne souhaitent pas. Il y a eu tellement d’horreurs pendant cette guerre que l’Occident serait obligé d’ouvrir des enquêtes sur différents crimes de guerre. J’ai bien compris sur place que ni l’Éthiopie ni le Tigrée souhaitent montrer qu’ils ont eu les mains sales.
À la suite de cet accord, les affrontements ont cessé : les zones du nord, auparavant en zone rouge, sont aujourd’hui à un niveau de vigilance bien moindre, ça n’est plus du tout comme avant. Le problème actuel n’est pas la guerre, mais le siège et l’asphyxie économique imposés par le gouvernement éthiopien dans la région du Tigré. Les voies ne sont cependant pas accessibles pour autant. Pendant la guerre, la région nord et les différentes zones occupées étaient inaccessibles, et le sont toujours malgré le cessez-le-feu et la paix en vigueur. Le gouvernement éthiopien exerce une certaine pression économique et territoriale sur le Tigrée, rien ne rentre. Face à la famine et au manque important de médicament, nous avons aujourd’hui affaire à un exode rural massif vers les grandes villes, des populations qui espèrent pouvoir faire face à la famine dans les grandes villes du Tigré.
La ville de Mekele était avant la guerre enviable par toute l’Éthiopie, économiquement et technologiquement. Mais l’afflux massif des populations à drastiquement fait chuter le niveau de vie, certains pleins d’essence se négocie à près de 600$.
Où en sommes-nous après deux ans de guerre ?
En deux ans de guerre, nous parlons à peu près, seulement du côté Tigréen, de 600 000 morts par la famine et la guerre. Les Éthiopiens ne se sont pas contentés de frapper les Tigréens en représailles de la tentative de renversement du gouvernement, ils ont affamé et bloqué la population du Tigré. Ils ont par ailleurs aussi délégué une partie des représailles à l’Érythrée. Les troupes érythréennes sont entrées sur le territoire avec le consentement des Éthiopiens, dans l’objectif de diminuer la résistance du Tigrée.
Nous pouvons prendre l’exemple de la ville d’Aksoum (Tigré), lieu saint proche de la frontière érythréenne : les troupes érythréennes y sont entrées volontairement pour voler des objets sacrés, ceux qui s’y sont opposés ont été massacrés. Ce genre d’action était assez récurrent pendant le conflit.
Le Tigrée est bloqué par sa situation géographique, et s’éteint à petit feu. La population est verrouillée par le Soudan du Sud, l’Érythrée et le gouvernement éthiopien.
Quelles sont les conséquences actuelles de l’exode rural ?
L’exode rural est en train de provoquer une des plus grandes catastrophes humanitaires. Aujourd’hui, les hôpitaux sont submergés et sont touchés par un manque important de médicaments. Le blocage mis en place par l’Éthiopie a de lourdes conséquences humanitaires et vitales. Des milliers de gens meurent dans les hôpitaux, les femmes ne peuvent plus nourrir leur nourrisson et il nous est impossible de combler cette carence. Pas de nourritures, pas de médicaments, pas d’aides, rien.
En deux ans de guerre, ce conflit a fait plus de victimes que la Syrie en dix ans. En Syrie, c’est environ 500 000 morts. En deux ans, les instances en présence parlent de 600 000 morts Tigréens, tout en découvrant encore de nouveaux charniers. La guerre en Ukraine c’est un peu plus de 250 000 victimes réparties entre la Russie et l’Ukraine.
Même s’il faut évidemment nuancer le propos, les Tigréens ne sont évidemment pas tout blanc non plus. Mais c’est la violence contre les combattants du FLPT, et surtout contre les populations, que je souhaite souligner. Nous faisons actuellement face à un génocide.
Quelles sont les origines de ce conflit ?
Ce n’est pas une question religieuse : les chrétiens représentent près de 60% de la population, au sein desquelles 59% sont orthodoxes tawahedo et seulement 1% sont catholiques, suivis par les musulmans à 35%, le reste se divisant en de nombreuses religions polythéistes.
Dans tout cela les Tigréens représentent 6 millions de personnes, soit environ 5% de la population éthiopienne.
Pour comprendre ce conflit, il faut reprendre le contexte politique antérieur. Historiquement ce sont les Tigréens qui détenaient le pouvoir, comme les Pachtounes en Afghanistan ou les Perses en Iran, c’est ce que l’on peut définir comme « la race des seigneurs ». C’est eux qui sont à l’origine de l’Éthiopie historique. Quand on parle des Éthiopiens, on dit que ce sont des Habesha, ils s’identifient à part du continent africain. Ils ne se considèrent pas comme des noirs, mais ils considèrent les autres ainsi, alors qu’étymologiquement « Éthiopie » signifie en grec : « visage brûlé ». Les Tigréens ont créé l’Éthiopie historique, c’est à nuancer pour l’Éthiopie actuelle ou moderne (depuis le XIXe siècle), même s’ils avaient le pouvoir jusqu’à encore récemment.
Ils ont tenté de reprendre le pouvoir qui leur avait été confisqué, et ils en ont payé le prix fort.
Il ne faut cependant pas oublier en fond de tableau le conflit qui concerne les retenues d’eau faites en amont des chutes du Nil, la source de ce fleuve se trouvant en Éthiopie. Mais aussi les projets de barrages qui sont censés ralentir le débit d’eau des pays situés en aval de ces retenues, comme le Soudan et surtout l’Égypte. L’Égypte avait par ailleurs marqué son opposition à ces barrages, et avait donc soutenu le FLPT afin de ralentir le projet.
La paix est donc plutôt utopique dans le cadre actuel des choses ?
Au travers de mes cinq séjours en Éthiopie, dont trois pendant la guerre et au total près d’un mois ces trois derniers mois, il se dit sur place qu’il n’y a pas d’intérêt à faire une paix à proprement dit. La paix entrainerait des enquêtes, et aucun des camps ne souhaitent de ces enquêtes. Il y a eu des massacres de tous les côtés, ils ont tous les mains salies. Les Éthiopiens ont participé à des massacres horribles, mais les Tigréens en tant que FLPT ont également eu la main lourde. En tout cas, c’est ce qu’il se dit là-bas.
Les Éthiopiens en veulent beaucoup à la France et sont très agacés par l’Occident. Ils estiment qu’ils ont vraiment souffert et que nous les avons laissés mourir. Personne ne s’est intéressé à leur malheur, le monde entier étant focalisé sur l’Ukraine, alors que ces deux dernières années ils ont subi de nombreux massacres. En plus de cela nous avons soit menti, soit occulté le sujet, et se sentent donc oubliés et trahis.
L’Éthiopie se trouve dans une des zones les plus violentes du continent africain (génocide, piraterie, terrorisme, trafics), peut-elle réussir à devenir une nouvelle puissance émergente du continent ?
L’Éthiopie a été une puissance régionale incontestable. Quand il y a des problèmes en Somalie, les membres de l’ONU qui sont envoyés c’est eux, c’est le pays le plus respecté dans la région. Ce sont ceux que l’on accepte de voir prendre le rôle de médiateur dans certains des conflits régionaux. Ils font figure d’anciens, et de pays respecté.
C’est le seul pays d’Afrique qui n’a jamais été colonisé, mis à part cinq ans de présence italienne. Il a aussi une des démographies les plus importantes du continent, après le Nigeria. Son influence régionale est incontournable et centrale dans la corne de l’Afrique. Il renferme le plus d’institutions mondiales et européennes de toute l’Afrique. La Marine française a même un représentant là-bas, alors qu’ils ne possèdent aucun littoral. L’Éthiopie est le Genève de l’Afrique, même si la guerre les a forcément affaiblis.
KIEV, Ukraine – Les responsables ukrainiens déclarent avoir besoin de coordonnées fournies ou confirmées par les États-Unis et leurs alliés pour la grande majorité des frappes utilisant ses systèmes de roquettes avancés fournis par les États-Unis, une pratique jusque-là non divulguée qui révèle un rôle plus profond et plus actif sur le plan opérationnel pour le Pentagone dans la guerre.
La divulgation, confirmée par trois hauts responsables ukrainiens et un haut responsable américain, intervient après des mois où les forces de Kiev ont pilonné des cibles russes sur le sol ukrainien avec le système de lance-roquettes d’artillerie à haute mobilité (HIMARS) fourni par les États-Unis et d’autres armes à guidage de précision similaires.
Un haut responsable ukrainien a déclaré que les forces ukrainiennes ne lançaient presque jamais les armes avancées sans coordonnées spécifiques fournies par le personnel militaire américain depuis une base ailleurs en Europe. Les responsables ukrainiens affirment que ce processus devrait donner confiance à Washington quant à la fourniture à Kiev d’armes à plus longue portée.
Un haut responsable américain – qui, comme d’autres, a parlé sous couvert d’anonymat en raison de la sensibilité de la question – a reconnu le rôle clé des États-Unis dans la campagne et a déclaré que l’aide au ciblage servait à garantir la précision et à conserver des réserves limitées de munitions pour une efficacité maximale. . Le responsable a déclaré que l’Ukraine ne demande pas l’approbation des États-Unis sur ce qu’il faut frapper et cible régulièrement les forces russes par elles-mêmes avec d’autres armes. Les États-Unis fournissent des coordonnées et des informations de ciblage précises uniquement dans un rôle consultatif, a déclaré le responsable.
Les frappes guidées par GPS ont repoussé les forces de Moscou sur le champ de bataille et ont été célébrées comme un facteur clé dans la tentative des outsiders de Kiev de conjurer l’assaut russe vieux de près d’un an. Lorsque le président Volodymyr Zelensky s’est rendu à la Maison Blanche en décembre, il a remis au président Biden une médaille militaire qui avait été approuvée pour service méritoire par le commandant d’une unité ukrainienne HIMARS.
La question est sensible pour le gouvernement américain, qui s’est présenté comme un ami non belligérant du gouvernement de Kiev alors qu’il se bat pour sa souveraineté et sa survie. Le Kremlin a répliqué en accusant à plusieurs reprises les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN de mener une guerre par procuration en Ukraine.
De hauts responsables du Pentagone ont refusé pendant des jours de répondre aux questions sur l’opportunité et la manière dont ils fournissaient les coordonnées des frappes, invoquant des préoccupations concernant la sécurité opérationnelle. Ils ont plutôt fourni une déclaration soulignant les limites de l’implication américaine.
« Nous reconnaissons depuis longtemps que nous partageons des renseignements avec l’Ukraine pour les aider à défendre leur pays contre l’agression russe, et nous avons optimisé au fil du temps la manière dont nous partageons les informations pour pouvoir prendre en charge leurs demandes et leurs processus de ciblage à une vitesse et à une échelle améliorées« , a déclaré le général de brigade Patrick Ryder, porte-parole du Pentagone, dans le communiqué. « Les Ukrainiens sont chargés de trouver des cibles, de les hiérarchiser et de décider finalement lesquelles engager. Les États-Unis n’approuvent pas les cibles, et nous ne sommes pas impliqués dans la sélection ou l’engagement des cibles ».
Le haut responsable ukrainien a décrit le processus de ciblage, en général : le personnel militaire ukrainien identifie les cibles qu’il souhaite atteindre, et à quel endroit, et cette information est ensuite envoyée aux commandants supérieurs, qui transmettent ensuite la demande aux partenaires américains pour obtenir des coordonnées plus précises. Les Américains ne fournissent pas toujours les coordonnées demandées, a déclaré le responsable, auquel cas les troupes ukrainiennes ne tirent pas.
L’Ukraine pourrait mener des frappes sans l’aide des États-Unis, mais parce que Kiev ne veut pas gaspiller de précieuses munitions et rater, elle choisit généralement de ne pas frapper sans la confirmation des États-Unis, a déclaré le responsable, ajoutant qu’il n’y avait aucune plainte concernant le processus.
par Xavier Guilhou (*) – Esprit Surcouf – publié le 10 février 2023 Expert international en prévention des risques,
pilotage de crises, et aide à la décision stratégique.
Avant le Covid, déjà, les commentaires militaires croulaient sous l’expression « haute intensité ». La guerre de haute intensité est là désormais, on la voit tous les jours, depuis un an, en Ukraine. Et bien des responsables de constater avec effarement que l’armée française aurait été incapable de mener une guerre pareille pendant si longtemps. Pour l’auteur, aucun doute : il faut repenser nos armées ! ;
« Nous sommes sur l’os… ! ». Qui n’a pas entendu nos grands chefs utiliser cette expression pour préciser que nous n’avons plus de marges de manœuvre sur le plan capacitaire, voire que nous sommes bien en deçà de l’acceptable pour assurer les missions assignées à nos armées. Il est évident qu’après trois décennies de rabotage budgétaire nous ne pouvons qu’être en limite basse en termes de suffisance opérationnelle (moyens, munitions, stocks stratégiques, personnels…) et que, pour reprendre un terme de marins, « nous talonnons ! ». A ce rythme, la prochaine étape est « l’échouage ».
La guerre en Ukraine sert de révélateur dans tous les domaines et a la vertu de réveiller les consciences endormies par des années de « dividendes de la paix ». Pourtant les signaux précurseurs n’ont pas manqué, mais chaque fois le relativisme et la bureaucratie ont effectué leur travail de neutralisation et de normalisation pour continuer à tirer vers le bas nos postures de défense. De fait « nous sommes bien sur l’os » et il nous faut avant tout « remettre de l’épaisseur », à tous les niveaux, pour combler ou compenser ces faiblesses structurelles. La projection de corps expéditionnaires tous azimuts n’est plus dans nos moyens. Nous devons nous recentrer sur la défense de nos intérêts vitaux, la protection de notre territoire et remuscler notre dissuasion. Il faut changer de méthode et surtout de modèle !
CAPACITES NOUVELLES
Certes nous avons développé des capacités marginales à très forte valeur-ajoutée pour « faire autrement » quand nous ne pouvions plus « faire normalement ». Ce fut le cas au cours de ces trois décennies avec la montée en puissance des opérations spéciales. Par leurs performances indéniables, notamment dans la lutte « anti-terroriste » en Orient et en Afrique, elles ont assuré au pouvoir politique la garantie d’une posture opérationnelle à succès, avec une forte résonnance médiatique auprès des opinions publiques. Cela a plutôt bien fonctionné. Dans ce contexte les OPEX ont au moins eu le mérite de permettre à toutes ces composantes de se tester et d’acquérir une courbe d’expérience considérable.
Mais avec l’Ukraine nous passons à autre chose et le travail « sur-mesure » de nos forces spéciales doit désormais s’intégrer dans des schémas complexes de combat de haute intensité, avec un retour aux confrontations de masse sur des lignes de front, que nous n’avons plus connues depuis les grandes guerres mondiales.
Il en fut de même avec les deux fonctions essentielles que sont le renseignement et la logistique, armes souvent considérées comme secondaires dans notre culture militaire , mais qui se sont avérées cruciales pour accompagner nos projections de corps expéditionnaires sur des conflits hybrides, au sein d’alliances, sur des terres lointaines (Afghanistan, nœud syriaque, Sahel). Ces composantes souvent qualifiées de soutiens, alors qu’elles sont des précurseurs qui conditionnent le succès des opérations, ont permis sur le terrain de faire preuve de réactivité et d’inventivité dans les modes d’action, face à de nouveaux modes d’adversités (cf. les techniques de guérillas pratiquées par les groupes islamiques, mais aussi les méthodes de désinformation et déstabilisation des Sociétés Militaires Privées comme Wagner, ainsi que l’utilisation de technologies duales et des réseaux sociaux).
Nous avons aussi compensé la baisse de nos moyens avec de la haute technologie et une professionnalisation remarquable de nos forces. Nos armées sont réduites en nombre, mais elles sont plus performantes du fait des technologies embarquées et du niveau de formation de nos combattants. Ce qui suppose aussi un niveau de soutien et de maintenance non négligeable (pour un soldat au combat il en faut en moyenne neuf en soutien). Néanmoins, pour nos spécialistes, avec les moyens actuels, nous ne pourrions tenir qu’un front de 80 kms, soit Dunkerque – Lille, là où nos anciens furent en mesure de tenir un front de 750 kms lors de la première guerre mondiale. Et que penser de nos capacités de feu qui n’excéderaient pas une semaine en termes de stock de munitions…
CAPACITES A RESISTER
De nouveau le conflit en Ukraine, et surtout les risques de confrontations pressenties en Mer de Chine et en Méditerranée orientale, posent la question des masses critiques et du niveau de rusticité qu’il faudrait désormais être en mesure d’assumer face à des armées qui utilisent des centaines de milliers d’hommes et un déluge de feu sans précédent pour arriver à leurs fins.
Ces armées ont recours à la conscription et à la mobilisation de réserves considérables. Par ailleurs elles se battent avec des doctrines basiques similaires à celles de la guerre de 1914, que nous qualifions certes d’archaïques et de barbares, mais qui s’avèrent dimensionnantes actuellement dans les conflits. Au cours de l’été 2022, les Ukrainiens ont tiré 6000 à 7000 obus d’artillerie par jour selon un haut responsable de l’Otan. Dans le même temps les Russes en tiraient 40 000 ou 50 000. A titre de comparaison les Etats Unis ne produisent que 15 000 obus par mois…
De notre côté nous n’avons plus la conscription et nous avons des réserves qui sont réduites à la portion congrue malgré tous les effets d’annonce vertueux de ces dernières années… Nous faisons confiance à l’intelligence embarquée dans nos moyens, qui sont de plus en plus sophistiqués, en prétendant que cela sera suffisant pour casser ces armées « ringardes » dotées d’équipements datant de la guerre froide… Les évènements nous démontrent qu’il faut faire preuve d’un peu plus d’humilité, ces armées n’ayant pas la même notion de l’attrition et de la vie humaine que nous. Avec une société soumise à la religion du « bien-être », et soyons honnêtes peu résiliente, nous ne remplissons pas les mêmes critères en termes de résistance morale et physique que ces adversaires qui n’ont pas nos états d’âme…
Certes nous avons l’impression actuellement que le corps politique, pas seulement en France mais sur tout le continent européen, subi un électrochoc devant l’intensité et la brutalité des combats en Ukraine. Que n’ont-ils eu les mêmes réactions lors des évènements dans les Balkans, qui ont fait, rappelons-le, de l’ordre de 100 000 morts (200 000 selon les médias) ? Il en fut de même au Moyen-Orient avec les enchainements post-Irak sur le nœud syriaque qui ont fait quasiment le même nombre de victimes. Nous sommes déjà au-dessus de ces seuils pour l’Ukraine
A chaque fois les niveaux de brutalité et d’inhumanité ont augmenté, franchissant des seuils que les ONG et les organisations internationales n’ont cessé de recenser et d’expliciter pour alerter nos dirigeants. La réponse de ces derniers fut l’invention sémantique des « lignes rouges » à ne pas franchir, mais sans postures réelles et crédibles… Tous ces théâtres d’opération furent des laboratoires, notamment pour les armées Russes et Turques, qui désormais stressent notre flanc oriental et méridional. Heureusement que la posture de dissuasion nucléaire, dont la crédibilité repose sur la permanence à la mer de nos SNLE et sur les capacités de frappes de nos composantes aéroportées ( FAS et FAN), n’a pas subi le même niveau d’altération, voire de destruction systématique, que pour nos moyens conventionnels.
Aujourd’hui le temps n’est plus aux lamentations mais à la reconstruction d’un modèle, en s’appuyant sur cette épaisseur tactique qu’offrent les composantes à forte valeur ajoutée dont nous avons parlé. Il est évident que ces moyens, en s’intégrant intelligemment dans des schémas plus élaborés de combat de haute intensité, peuvent devenir des « démultiplicateurs de forces ».
Chronique initialement publiée sur le site de Xavier Guilhou : www.xavierguilhou.com Dans un second article, l’auteur donnera quelques pistes pour un nouveau modèle d’armée
(*) Xavier Guilhou, spécialiste international reconnu depuis 40 ans dans les domaines de la prévention des risques, du pilotage de crises, et l’aide à la décision stratégique. Ancien responsable de la DGSE (dans les années 1980), fortement engagé dans la montée en puissance des Opérations Spéciales (COS) dans la décennie 1990, a une longue expérience de terrain. Il a par ailleurs exercé pendant 15 ans des fonctions exécutives et opérationnelles au sein de grands groupes français (Schneider Electric) et a conseillé depuis 2004 des Etats et des réseaux vitaux en matière de pilotage de crise et de géostratégie. Il est auditeur de l’IHEDN et capitaine de vaisseau (h). cf. son site www.xavierguilhou.com
Dans un rapport publié ce matin, les sénateurs Cédric Perrin et Jean-Marc Todeschini appellent à tirer les conclusions de la guerre en Ukraine dans la prochaine loi de programmation militaire. Les priorités: l’artillerie, les drones, la défense sol-air, l’aviation de combat et les stocks de munitions.
Militaires ukrainiens manipulant un canon Caesar, dans la région du Donbass, en Ukraine.
A. Messinis/AFP
Bientôt un an après le début de l’invasion de l’Ukraine, quels enseignements tirer du conflit pour les armées françaises? Alors que les derniers ajustements et arbitrages de la loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 sont en cours, la commission de la défense du Sénat s’est livré à l’exercice délicat du Retex (retour d’expérience), cher aux militaires. Le résultat: un rapport d’une cinquantaine de pages, signé par Cédric Perrin (LR, Territoire de Belfort) et Jean-Marc Todeschini (PS, Moselle), et adopté mercredi 8 février en commission de la défense, qui appelle à un « changement de logiciel » des armées françaises.
Quels enseignements tire le document du conflit ukrainien? Il appelle en préambule à garder la tête froide. « La France n’est pas l’Ukraine, ni dans son environnement géostratégique, ni dans les moyens dont elle dispose, écrivent les deux sénateurs. Cette guerre ne doit pas devenir l’alpha et l’oméga de la réflexion stratégique. La guerre qu’il nous faut préparer, c’est la prochaine, qui ne ressemblera probablement à aucune des précédentes. »
Une dissuasion pas suffisante
La France est un Etat doté de l’arme nucléaire, membre de l’UE et de l’Otan, ce qui le rend difficilement comparable à l’Ukraine, qui n’a pas ces trois garanties. Cela dit, elle ne pourra pas faire l’économie d’une remise en question profonde de son outil militaire. D’abord parce que la guerre en Ukraine, « symétrique, interétatique et de haute intensité, avec une forte attrition » rappelle la nécessité « de disposer de volumes d’équipements et de munitions suffisants ». Ensuite parce que l’hypothèse d’un engagement majeur est crédible. Les auteurs listent trois scénarios plausibles: « la possibilité d’un conflit ouvert entre l’Otan et la Russie »; un engagement majeur dans la zone méditerranéenne; ou un conflit ouvert en Outre-mer.
Face à ces menaces, la dissuasion n’apparaît pas comme une garantie suffisante, indiquent les sénateurs. « Bien que fondamentale, la dissuasion nucléaire ne fournit pas de solution à tous les cas de figure, écrivent-ils. Elle ne doit pas être notre nouvelle ligne Maginot. Ces défis nécessitent une montée en puissance conventionnelle. Coûteux dans leur gestion, les stocks d’équipements militaires ont été sacrifiés depuis la fin de la guerre froide. C’est toute cette logique de gestion en flux tendus et de juste suffisance qui doit être revue. »
Le problème, estiment les rapporteurs, c’est que la LPM en préparation, malgré un investissement prévu de 413 milliards d’euros, risque de ne pas être à la hauteur de l’enjeu. La Revue nationale stratégique (RNS) présentée en novembre, trop générale, « manque d’ambition », disent-ils. « Il manque un cadrage global de nos ambitions opérationnelles et capacitaires, sur la base de différents scénarios d’engagement des armées à l’horizon de la fin de la décennie. » Soit, en gros, ce que détaillaient les différents Livres blancs sur la défense (2008, 2013…), documents plus volumineux et plus complets que la RNS.
Une « économie de guerre » qui ne décolle pas
Autre limite identifiée par les rapporteurs: le passage à une « économie de guerre », poussé par Emmanuel Macron, n’est pas vraiment au rendez-vous. L’expression « est excessive au regard des objectifs poursuivis et, surtout, des résultats obtenus à ce jour », estiment-ils. Certes, l’Etat met la pression sur les industriels pour qu’ils produisent plus vite et moins cher. Mais la puissance publique doit accélérer, assurent les rapporteurs, en prenant des engagements de commandes de long terme. « Sans engagements fermes de l’État, sans contrats-cadres pluriannuels, les industriels continuent à dépendre de l’exportation et ne bénéficient pas de la visibilité nécessaire pour se préparer le cas échéant à monter en puissance », estiment Cédric Perrin et Jean-Marc Todeschini.
La grande leçon de l’Ukraine, c’est ce que les spécialistes, rejoints par les rapporteurs du Sénat, appellent « le retour de la masse »: la nécessité de redonner du volume à des armées réduites à la portion congrue par les dividendes de la paix. Les formats d’armées attendus pour 2030 (200 chars, 225 avions de combat, dont 185 pour l’armée de l’air) apparaissent trop modestes. « Un plancher de 185 appareils est probablement trop bas, estimait le major général de l’armée de l’air et de l’espace, le général Frédéric Parisot, en juillet 2022 devant les députés de la commission de la défense. Sans doute faudrait-il tendre vers un plancher de 225 avions afin de pouvoir remplir sereinement nos missions. »
Idem pour les matériels navals et terrestres. « Dans l’hypothèse – purement théorique – où la France serait confrontée à un conflit du même type (que l’Ukraine, ndlr), on peut dire approximativement que l’ensemble des chars français auraient été perdus à la fin du mois de mars, l’ensemble des VBCI (véhicules blindés de combat d’infanterie) au début du mois d’avril, l’ensemble de l’artillerie (Caesar + canons AUF1 + lances roquettes unitaires) avant la fin avril et l’ensemble des 1.600 Griffon (blindés de transport) en août« , écrivent les rapporteurs, s’appuyant sur les travaux de Léo Péria-Peigné, chercheur au Centre des études de sécurité du think-tank de l’Ifri (Institut français des relations internationales).
Remuscler la défense sol-air
Les urgences à traiter dans la LPM sont multiples, estime encore le rapport. D’abord, les feux dans la profondeur: nouveaux lance-roquettes unitaires (LRU), canons Caesar supplémentaires. Ensuite, les drones et munitions téléopérées (drones kamikazes). Le document appelle aussi à muscler les défenses sol-air et moyens de lutte anti-drones: « L’armée de l’air dispose aujourd’hui de de 18 systèmes de défense sol-air (8 SAMP/T et 10 Crotale), ce qui est très peu« , souligne les sénateurs. Un investissement important devrait également être consacré aux moyens de suppression des défenses aériennes ennemies (SEAD), largement dégarnis en France depuis la retraite, à la fin des années 90, des missiles antiradars Martel.
Le retour de la masse passe aussi par une politique volontariste de reconstitution de stocks de munitions, estime le rapport du Sénat. Ce dernier appelle à « combiner les anciens et nouveaux équipements, plutôt que d’éliminer systématiquement les anciennes capacités au profit des nouvelles ». Un travail sur les normes est aussi nécessaire pour vérifier qu’elles « sont en adéquation avec la réalité du cycle de vie des munitions et, le cas échéant, des contraintes de la haute intensité ». En clair, certaines munitions, dont la date d’expiration est théoriquement dépassée, peuvent très bien être encore tout à fait fonctionnelles.
Stopper l’opération Sentinelle
Le rapport appelle enfin à relever le niveau de préparation opérationnelle des armées, notoirement insuffisant. Avec une proposition inspirée de celle de la Cour des comptes: arrêter l’opération Sentinelle, qui engage encore environ 10% des 77.000 militaires la force opérationnelle terrestre (FOT).