Après vingt-cinq ans de crise et malgré le hiatus de 2017-2018 les forces armées françaises ont repris des couleurs après avoir été à deux doigts de l’effondrement. Il faut quand même rappeler que nos dirigeants avaient sérieusement envisagé en 2013 de ramener le budget annuel de la Défense à environ 31 milliards d’euros jusqu’en 2019 et moins encore si affinités avec Bercy. Les attentats terroristes de 2015 ont finalement inversé la tendance et en 2019 le budget était en réalité de 35,9 milliards, pour atteindre 44 milliards en 2023.
Cet effort louable se poursuit puisque 413 milliards d’euros sont annoncés dans la nouvelle Loi de programmation militaire 2024-2030, soit 50 milliards de plus de ce que souhaitait Bercy. On rappellera que les LPM respectées sont l’exception, mais comme celle qui se termine en est déjà une, faisons confiance pour la suivante. Faisons aussi confiance à l’inflation, désormais plus élevée, pour ronger au moins 20 % de la somme mais cela reste quand même un effort important. Est-ce le plus important depuis les années 1960 et la création de la force nucléaire, comme on l’entend parfois ? Nullement. Si on faisait le même effort qu’à la fin des années 1980 en termes de % de PIB, cette LPM 2024-2030 représenterait plus de 480 milliards d’euros.
Est-ce une LPM de « transformation » comme cela est annoncé ? Pas vraiment non plus puisqu’elle est assez largement dans la continuité de la précédente, comme si la guerre en Ukraine n’avait pas lieu. Cela peut se comprendre, on ne sort pas de 25 ans de crise en quelques années et on se trouve toujours dans la réparation des dégâts, et puis les programmes d’équipements sont des grands paquebots budgétaires que l’on a toujours du mal à lancer, à dévier une fois lancés et encore plus à stopper lorsqu’ils s’avèrent mauvais.
Il faut bien comprendre dans quelle situation on se trouvait en 2015 après 25 ans de crise. Faisons simple. La force de frappe nucléaire a été réduite (4 SNLE au lieu de 6, moins de 300 têtes nucléaires au lieu de 600), mais les sous-marins et missiles sont modernes et l’ensemble remplit toujours parfaitement sa mission. Il faudra juste y consacrer une part croissante du budget pour, en particulier, financer le remplacement des SNLE.
Au total, en 25 ans la Marine nationale s’est contractée de 40 % de ses effectifs,a perdu un peu de tonnage avec un seul porte-avions au lieu de deux, six sous-marins nucléaires d’attaque au lieu de 12, a conservé sensiblement le même nombre de frégates de premier rang (15) et trois porte-hélicoptères d’attaque au lieu de quatre grands navires amphibies. Le déficit le plus important réside plutôt dans les navires de second rang. Cette réduction de volume a été compensée par des moyens plus modernes qui autorisent au bout du compte une puissance de feu (une « projection de puissance » en termes plus technocratiques) plus importante. La Marine nationale peut toujours assurer toutes ses missions mais a perdu une certaine capacité de présence.
L’Armée de l’Air et de l’Espace a perdu la moitié de ses effectifs et la moitié de ses avions de combat. L’excellence et la polyvalence de l’avion Rafale a compensé en grande partie cette perte de volume mais si les Rafale peuvent faire beaucoup de choses et même à longue distance, ils ne peuvent être partout. La capacité de renseignement aérien s’est accrue. Celle de transport et de ravitaillement en vol s’est amoindrie jusqu’à devenir critique (lire : on est obligé de faire appel aux Américains lorsque cela dépasse un certain seuil). Les choses s’améliorent mais restent insuffisantes.
Le véritable effondrement a touché l’armée de Terre. Plus exactement, on a détruit son corps de bataille. Revenons encore en arrière. Lorsqu’on décide de disposer d’une force de frappe nucléaire au début des années 1960, on admet aussi très vite que c’est insuffisant en soi pour assurer réellement une dissuasion complète. Le nucléaire, c’est très bien pour dissuader du nucléaire. Si le « bloc totalitaire ambitieux de dominer et brandissant un terrible armement » décrit par le général de Gaulle lance des missiles thermonucléaires sur nos villes, nous faisons la même chose sur les siennes. Et c’est parce que nous avons toujours la possibilité de riposter – et cela quelles que soient les tentatives de l’ennemi de détruire notre force nucléaire – que cette attaque n’aura pas lieu.
Mais si l’ennemi ne dispose pas d’armes de destruction massive susceptibles de nous frapper, que faisons-nous ? Nous utilisons nos armes nucléaires en premier ? Si cet ennemi menace nos intérêts vitaux – par une invasion par exemple – et qu’il n’est pas doté de l’arme nucléaire, cela se justifie pleinement. S’il ne menace pas nos intérêts vitaux et qui plus est si la guerre se déroule hors du territoire français, c’est plus compliqué voire impossible tant la réprobation internationale, et peut-être même intérieure, serait forte. Des pays « dotés » ont ainsi subi des échecs parfois lourds face à des pays non dotés sans oser utiliser l’arme nucléaire. Les États unis en 1950 en Corée ou plus gravement au Vietnam, la Chine contre le Vietnam en 1979.
Si les enjeux vitaux sont menacés par une puissance nucléaire, frapper en premier en étant certain d’une riposte de même nature est également très délicat. Valéry Giscard d’Estaing admettra dans ses mémoires qu’il aurait encore préféré une France occupée par les Soviétiques, dans l’espoir que cela soit provisoire comme en 1940-1944, plutôt que détruite par des échanges nucléaires.
C’est essentiellement pour éviter autant que possible d’être placé devant le dilemme de l’emploi en premier ou du renoncement que l’on a formé aussi à côté de la force nucléaire un corps de bataille constitué de la 1ère armée française et de la Force aérienne tactique. En 1984, on regroupera également toutes les grandes unités terrestres sur le territoire métropolitain n’appartenant pas à la 1ère armée dans la Force d’action rapide (FAR). La FAR, formée de divisions légères est alors destinée à venir renforcer très vite le corps de bataille en Allemagne en cas d’attaque du Pacte de Varsovie. En 1989, la 1ère Armée et la FAR regroupent ensemble 82 régiments de mêlée (infanterie/cavalerie) ou d’hélicoptères d’attaque, prêts à entrer en action en quelques jours au complet à nos frontières. En arrière, la Défense opérationnelle du territoire dispose en plus de 55 régiments de mêlée, pour l’immense majorité composé de réservistes. C’est un ensemble cohérent et solide, même si financement du nucléaire oblige, il n’est pas aussi costaud que celui de la République fédérale allemande. Il a un gros défaut : puisqu’on refuse d’engager les soldats appelés et les réservistes dans des opérations extérieures, on est obligé de puiser dans les seuls régiments professionnels pour assurer ces missions. On forme parfois des unités de volontaires service long (VSL), en clair des appelés qui acceptent de servir quelques mois au-delà de la durée légale de service, pour les compléter dans les missions « autres que la guerre », mais tout cela ne représente pas un volume important. Jusqu’au 1990, on ne déploie jamais plus de 3 000 hommes dans une opération de guerre ou de confrontation à l’extérieur.
Tout semble cependant aller pour le mieux jusqu’à ce que survienne l’imprévu, ce changement complet des règles du jeu international qui intervient fatalement toutes les quinze à trente ans depuis deux cent ans. À l’extrême fin des années 1980, la présence soviétique que l’on pensait immuable en Europe orientale disparaît devant la volonté des peuples et l’Union soviétique elle-même se décompose rapidement. La guerre froide se termine. Le Conseil de sécurité peut à nouveau prendre des décisions, comme par exemple condamner l’invasion du Koweit par l’Irak en août 1990. Les États-Unis peuvent désormais prendre la tête d’une grande coalition et déplacer en Arabie saoudite le corps de bataille qui était déployé en Allemagne face au Pacte de Varsovie, plus de nombreux autres renforts. Les Britanniques qui ont également une armée professionnelle font de même et déploient plus de 50 000 hommes. Pour nous, c’est plus compliqué. La participation à la coalition paraît obligatoire, mais malgré le précédent de la confrontation avec la Libye et même de l’Iran dans les années 1980 ou encore le spectacle de la guerre des Malouines en 1982 nous avons abandonné l’idée d’avoir à mener une guerre de haute-intensité contre un État hors d’Europe. Comme François Mitterrand s’oppose absolument à envoyer des appelés (un interdit qui date la fin du XIXe siècle rappelons-le) et comme personne n’a songé à pouvoir faire monter en puissance notre corps professionnel avec une forte réserve opérationnelle d’hommes et d’équipements, on réussit à regrouper péniblement 16 000 hommes pour constituer la division Daguet associée à une petite force aérienne de 42 avions de combat. Petit aparté : tout le monde est alors persuadé que l’affrontement contre l’armée irakienne, inconcevable quelques mois plus tôt, sera meurtrier pour nos soldats et on s’attend à des centaines de morts. La chose est pourtant acceptée par l’opinion publique, ce qui paraissait tout aussi inconcevable.
Au bout du compte, nos soldats au sol et en l’air font le travail mais relégués à une mission secondaire avec des moyens très inférieurs à ceux de nos alliés, l’expérience est un peu humiliante. Qu’à cela ne tienne, après Mitterrand qui refusait tout changement, Jacques Chirac conclut que pour redonner une capacité de haute intensité lointaine, il faut professionnaliser complètement les forces et les regrouper dans une nouvelle FAR. On envisage de pouvoir déployer en 2015 plus de 60 000 hommes et un peu plus d’une centaine d’avions de combat n’importe où dans les trois cercles stratégiques, France, Europe, Monde.
Et c’est là qu’interviennent les « dividendes de la paix ». Si on avait simplement maintenu l’effort de Défense de 1989, une époque pas forcément florissante par ailleurs, on aurait pu réaliser ce « plan 2015 ». On peut imaginer rétrospectivement ce que l’on aurait pu faire, les morts que l’on aurait évités, les résultats supérieurs que l’on aurait obtenus et quel aurait été le poids de la France, jusqu’à aujourd’hui l’aide à l’Ukraine, si on avait eu cette nouvelle force d’action rapide. On ne l’a pas eu. On a préféré faire des économies.
Ces économies, on l’a vu, ont surtout porté sur l’armée de Terre qui a perdu presque 70 % de ses effectifs et à peu près autant de tous ses équipements majeurs,en conservant des échantillons : une petite artillerie sol-sol, une toute petite artillerie sol-air, une petite force de chars de bataille, etc. A titre de comparaison, on représente entre 10 et 20 % de la capacité de déploiement de l’armée ukrainienne au début de 2022 alors que le budget de cette armée ukrainienne représentait 10 % du notre. Si au moins, on avait prévu une remontée en puissance avec des régiments de réserve, des équipements en stock avec du rétrofit, mais même pas. C’est même ce que l’on a supprimé en premier, au nom du juste suffisant en flux tendus et de la même réticence à engager des réservistes en opérations qu’auparavant des appelés.
Au bout de ce processus de fonte, la capacité de projection de forces diminuait de moitié à chaque livre blanc de la Défense, 30 000 en 2008, 15 000 en 2013 avec 45 avions de combat, dont ceux de l’aéronavale. Autrement-dit on est revenu à la situation de Daguet, après s’être lamenté à l’époque sur la position secondaire de nos forces et la dépendance aux Américains (qui eux ont continué à faire un effort sérieux de Défense). Tout ça pour ça. Le pire est qu’à l’époque, derrière Daguet il y avait le reste de la FAR et tout le corps de bataille. Désormais, il n’y a plus qu’un équivalent Daguet. Au lieu des 82 régiments d’active et des 55 régiments de réserve de 1990, on est maintenant sûr d’équiper complètement six structures équivalentes, peut-être le double en s’arrachant les cheveux comme on l’avait fait pour Daguet, en cherchant surtout cette fois les équipements réellement disponibles derrière les chiffres de dotation, car oui, non seulement on a moins d’équipements qu’à l’époque mais leur disponibilité réelle est également très inférieure : trop vieux pour certains, trop sophistiqués pour d’autres et de toute façon pas assez de sous-systèmes pour les équiper tous en même temps, sans même parler de les alimenter en munitions sur une durée supérieure à quelques semaines.
Soyons clairs, il n’y a pas eu beaucoup de réflexions approfondies derrière cette destruction transformée en « transformation ». On considère rapidement dans les années 1990 qu’il n’y a plus de menace sur nos intérêts vitaux hors la menace nucléaire, et qu’on ne saura donc plus jamais placés devant le dilemme du « tout au rien ».
C’est évidemment une insulte à l’histoire. Petit florilège d’avant-guerres mondiales : en 1899, le jeune Winston Churchill écrit qu’il ne connaîtra jamais de gloire militaire, car il n’y aura plus de guerre en Europe. En 1910, Norman Angell publie La Grande Illusion, un essai dans lequel il explique que toute grande guerre est impossible entre États modernes aux économies interdépendantes. C’est alors une opinion communément admise. En 1925, les accords de Locarno normalisent les relations entre la l’Allemagne et ses vainqueurs de 1918. Trois ans plus tard, toutes les nations du monde signent le pacte Briand-Kellog qui met la guerre hors la loi. En 1933, Norman Angell publie une nouvelle version de La Grande Illusion où il réaffirme la folie que représenterait une nouvelle guerre mondiale. Il obtient même le Prix Nobel de la paix pour cela. Cette année-là, alors qu’Adolf Hitler arrive au pouvoir, la France réduit son budget militaire. En août 1939, le capitaine Beaufre publie un article sur le thème de la « paix-guerre », on ne parle pas encore de « guerre hybride » ou de « confrontation » mais c’est la même chose et c’est plutôt bien vu. Il conclut en revanche qu’il n’y aura plus de guerre en Europe. Les horizons visibles sont toujours victimes d’obsolescence programmée. L’« Extremistan » dont parle Nassim Nicolas Taleb revient toujours, là et à un moment où on ne l’attend pas, y compris éventuellement près de chez nous. Cela peut donner des choses inattendues positives comme la fin de l’URSS et du Pacte de Varsovie ou dangereuses comme le basculement d’une démocratie dans une dictature nationaliste.
En réalité, même si c’est la « fin de l’histoire » et même si les intérêts vitaux ne sont pas en jeu, on peut être amené à mener une guerre contre un autre État ou une organisation armée de la puissance d’un État. En fait c’est ce qu’on a fait une fois tous les quatre ans de 1990 à 2011 en affrontant successivement l’Irak, la République bosno-serbe, la Serbie, l’État taliban et la Libye. Avec un autre président que Jacques Chirac on y aurait même ajouté l’Irak une deuxième fois. On peut ajouter aussi et cette fois à coup sûr la guerre contre Daech qui même s’il n’était pas un État en droit en présentait toutes les caractéristiques lorsque l’organisation s’est territorialisée et a formé une solide petite armée.
Donc oui, la guerre contre des armées puissantes est toujours possible puisqu’en réalité on n’a jamais cessé de la faire. Pour autant, on n’a jamais cessé aussi pendant tout ce temps de réduire nos forces. Pour justifier ce paradoxe, on a sorti la carte magique « projection de puissance », accompagné peut-être de quelques petits raids de Forces spéciales pour faire moderne. En se contentant de lancer à distance des projectiles sur des gens, on peut obtenir la victoire sans grand risque à une époque de suprématie aérienne occidentale et sans utilité d’employer des forces terrestres.
Le premier problème est que pour avoir un effet stratégique sur un ennemi comme tout ceux de la liste évoquée plus haut, il a fallu non seulement des frappes précises mais aussi beaucoup de frappes. Or, ce n’est pas avec les 45 avions de combat déployables, en comptant l’aéronavale, et une capacité de frappes aériennes de 10 à 15 projectiles par jour sur une durée de six mois, comme au Kosovo en 1999 et en Libye en 2011, que nous allons seuls faire plier un État ou même un proto-Etat. Les thuriféraires de la projection de puissance oublient que dans ce cadre, ce sont les Etats-Unis qui ont seuls la masse critique pour faire quelque chose de très important en la matière. Dans les combats cités plus haut, nous n’avons été que des seconds, peut-être brillants mais surtout lointains. Que l’on doive augmenter notre capacité d’action dans le ciel est une évidence, mais dans tous les cas ce ne sera jamais suffisant.
On oubliait enfin aussi que le ciel seul, même massif, obtient rarement d’effets décisifs sans des combattants au sol, qui prennent des villes, plantent des drapeaux, percent des dispositifs ennemis, occupent le terrain. Dans la guerre contre l’Irak en 1990-1991, le mois de campagne aérienne a fait des ravages dans l’armée irakienne mais ce n’est pas ça qui l’a chassé du Koweït. Mais au moins à l’époque, on a eu le courage d’engager une division. Par la suite, nous n’avons plus eu ce courage, et à une échelle bien moindre, qu’en Afghanistan puis au Mali contre des organisations armés. Pour les gros ennemis, on a laissé faire les locaux, armée bosno-croate, UCK, Alliance du nord, rebelles libyens, armée irakienne, Kurdes, à la fortune de leurs capacités militaires très aléatoires, ce qui avait souvent pour effet de prolonger les guerres. Pour le reste, les forces terrestres ont fait des missions sans ennemis – interpositions, opérations humanitaires armées – ou du « service après-guerre » – stabilisation – sans forcément beaucoup de réussites mais quand même des morts.
Tout cela est à la fois lâche et contre-productif. L’État islamique a cessé d’être une base d’attaques terroristes de grande ampleur et au loin, comme par exemple en France, quand il a cessé d’être un territoire. On aurait engagé les quelques brigades que nous avons encore en Irak et en Syrie contre Daech avant 2015 on aurait peut-être évité les attentats de novembre, et si on les avait engagés après cela aurait au moins servi à les venger et empêcher qu’il y en ait d’autres.
Un pays voisin aurait envoyé un commando en France pour tuer 131 personnes dans une grande ville, on aurait – on peut espérer en tout cas – envoyé notre FAR et notre corps de bataille à l’attaque, à condition qu’il y en ait eu encore. On ne l’a pas fait contre l’État islamique. Michel Debré disait qu’on n’est pas crédible dans notre capacité à défendre nos intérêts vitaux en utilisant l’arme nucléaire si on ne l’est pas dans la défense de nos intérêts secondaires. Être crédible, c’est être fort, or nous ne sommes ni l’un, ni l’autre, si on ne peut rien faire d’important sans les Américains et si on n’a pas des divisions à jeter sur l’ennemi sur très court préavis et sans faiblir. L’opération Serval au Mali était remarquable en tout point, de la volonté politique à la mise en œuvre tactique des forces aéroterrestres. Le problème est qu’on le veuille ou non, on n’aura pas éternellement à n’affronter que des petites organisations armées regroupant au total 3 000 combattants légers. Il faut donc au moins dans un premier temps reconstituer complètement nos brigades existantes avec tous leurs équipements, reformer des régiments de commandement et de soutien, remettre le soutien dans les régiments, créer des montagnes de fer de munitions et de toutes les choses nécessaires pour combattre à grande échelle. Il faut reformer au plus vite des corps de réserve, qui pourront éventuellement être engagés en opérations. Pour faire du vite, fort et loin, il faut aussi repenser nos équipements de transport, des hélicoptères lourds au avions de transport stratégique, un énorme chantier négligé.
Et puis, il y a la révolution à faire dans nos équipements. Sans doute serait-il plus souple et plus économique que chaque armée s’occupe des équipements qui lui sont propres, avec un budget d’investissement spécifique, en laissant à la DGA la gestion de programmes communs. Il faut faire exploser les normes et contraintes, les soldats réguliers meurent autant que ceux du Commandement des opérations spéciales qui bénéficient de dérogations. On n’est pas obligé d’attendre neuf ans, entre la décision et l’achat sur étagère, pour remplacer un fusil d’assaut. Il faut sortir de l’artisanat de luxe pour retrouver un centre de gravité coût-efficacité, c’est-à-dire sophistication-masse, plus rationnel que l’achat de missiles antichars 17 fois plus chers que ceux qu’ils remplacent. Sur notre incapacité à produire des drones armés qui ne soient pas aussi chers et complexes que des avions de chasse. On n’a visiblement fait aucun retour d’expérience de la guerre en Ukraine pour cette LPM, sinon on aurait découvert que c’est le rétrofit qui a permis aux deux adversaires de combattre à cette échelle et à cette durée. Peut-être qu’un jour à apprendra aussi à en faire. Il parait qu’on se penche enfin sérieusement sur toutes ces questions, c’est la meilleure nouvelle du moment.
En résumé, une armée n’est pas qu’une accumulation de programmes d’équipements, mais un ensemble de forces destinées à faire face aux scénarios d’emploi les plus probables et/ou les plus graves pour la France. Le plus probable, c’est la confrontation sous le seuil de la guerre ouverte et nous n’y sommes pas préparés correctement, oubliant les leçons du passé et ne constituant même pas les stocks et réserves pour remonter en puissance très vite ou aider militairement à grande échelle un pays allié. Le plus grave, c’est la guerre à haute intensité contre un État, et là nous sommes encore moins prêts.
Dans une de nos précédentes publications, Alain Juillet, ancien directeur du renseignement à la DGSE, nous livrait quelques réflexions sur la guerre en Ukraine, sur le rôle ambigüe des Américains et la solidité de l’Etat ukrainien. Ici, l’auteur a sur le conflit une vision sensiblement différente. Ne s’en laissant pas conter par les fake news, intox et manipulations qui déferlent dans les réseaux sociaux, il porte sur le conflit un regard qui en démonte les mauvaises fois, les mensonges et les absurdités.
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Alors que la guerre en Ukraine entre dans son onzième mois, les conséquences de ce conflit absurde s’avèrent d’ores et déjà dévastatrices pour l’Ukraine, la Russie et l’Europe. Il suffit pour s’en convaincre de rappeler les pertes et les dégâts subis à ce jour par les deux camps : 17 % du territoire ukrainien sont occupés, 7 millions d’Ukrainiens et au moins un million de Russes ont fui leur pays, plus de 100 000 morts sont comptabilisés de part et d’autre. Selon le site suédois Oryx, référence internationale pour les conflits en cours, les pertes en matériels militaires atteignent des chiffres astronomiques : au 4 janvier 2023, 8590 véhicules détruits pour la Russie dont 1603 chars et 2912 blindés, 2699 véhicules dont 441 chars et 903 blindés côté ukrainien.
On évalue à 750 milliards de dollars la reconstruction de l’Ukraine dont 40 % du système énergétique et une grande partie de l’infrastructure ont été détruits. De son côté, l’Europe se remettra difficilement du cataclysme économique qui s’est abattu sur elle avec l’arrêt des importations de gaz et de pétrole russes, la chute des exportations agricoles ukrainiennes et l’explosion du coût de l’énergie aux conséquences encore imprévisibles.
Comment en est-on arrivé là ? Quels intérêts stratégiques voire vitaux ont justifié le déclenchement d’un conflit d’une telle ampleur ? Quelle est la part de responsabilité des différents protagonistes dans le mécanisme qui a conduit à cet affrontement d’un autre âge ? Certains milieux ont cru y voir l’action insidieuse des États-Unis pour étendre leur mainmise sur l’Europe, oubliant, dans le même temps, que les pays européens, France en tête, dénonçaient leur désengagement en Europe au profit de la zone indopacifique.
Aujourd’hui, les péripéties de la guerre et les craintes d’escalade font oublier progressivement la question des responsabilités pour faire place aux inquiétudes sur les conséquences à en attendre. Pour autant, il n’est pas inutile de rappeler les origines de ce conflit pour éviter de voir s’écrire une histoire en rupture avec la réalité. Il suffit pour cela d’examiner les motifs avancés par le pouvoir russe pour justifier son entrée en guerre puisque, à l’entendre, il n’avait d’autre choix.
De manière explicite, la Russie a invoqué l’histoire commune des deux pays, la persécution des populations russophones du Donbass, la résurgence du nazisme en Ukraine, l’humiliation subie après l’implosion de l’URSS, la menace présentée par l’OTAN et le non-respect des accords internationaux dont ceux de Minsk. Au fil des mois se sont ajoutées d’autres justifications dont celle, extravagante, de la défense légitime de la nation russe « agressée » par l’Occident ! Qu’en est-il réellement ?
L’Ukraine d’aujourd’hui était en 1914 à cheval sur deux empires. Carte DR
Les racines du conflit
L’histoire « commune » se résume en fait à celle d’une Ukraine longtemps partagée entre deux entités : la Pologne catholique à l’ouest et la Russie orthodoxe à l’est. De cette double oppression est né un nationalisme ukrainien se voulant indépendant des Russes et des Polonais. Il a trouvé son aboutissement en 1917 avec la naissance d’un État indépendant, reconnu par le traité de Versailles de 1919, et annexé un an plus tard par la Russie soviétique.
Pour soumettre le pays, Staline n’hésita pas à recourir aux méthodes les plus extrêmes en provoquant deux famines, la première en 1921 qui fit 700 000 morts, et la seconde entre 1932 et 1933, connu sous l’appellation d’Holodomor, qui entraîna la mort de 4 à 5 millions de personnes. Ces événements ont laissé des traces indélébiles dans la mémoire collective des Ukrainiens. Ce qui explique qu’au moment du référendum du 1er décembre 1991, la population ukrainienne se soit prononcée pour l’indépendance avec 90,5 % des voix pour le « oui », Crimée et Donbass compris.
Survient la révolution orange de 2004, qui chasse du pouvoir Victor Ianoukovytch après une élection truquée. Puis c’est la révolution de Maïdan en 2014, après la volte-face de Ianoukovytch, qui, revenu aux affaires, suspend l’accord d’association de l’Ukraine avec l’Union Européenne. Ces deux révolutions, considérées par Moscou comme des coups d’État provoqués par la CIA, ont entraîné la sécession du Donbass et l’annexion de la Crimée par la Russie. L’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022 a parachevé cette entreprise de reconquête. Pour expliquer ces coups de force, Moscou n’a pas hésité à convoquer l’histoire du IXème siècle en évoquant la Rus’ de Kiev tout en oubliant celle du XXème siècle et les millions de morts dus au stalinisme !
Bien loin de céder au syndrome de repentance, la Russie a choisi alors de dénoncer le « génocide » dont seraient victimes les russophones en Ukraine. Ce discours, répandu depuis les années 90 dans les milieux sécessionnistes du Donbass, a été relayé par un événement tragique survenu à Odessa en 2014 avec la mort de 42 militants prorusses lors de l’incendie de la Maison des syndicats. Dans la foulée, la guerre de sécession du Donbass, alimentée par Moscou, a entrainé la mort de 13 000 personnes, à savoir 4 100 morts pour les Forces ukrainiennes, 5 650 pour les Forces séparatistes et russes et 3 350 civils répartis entre les deux camps (Source ONU). Il est donc faux de dire que les bombardements ukrainiens ont tué 14 000 civils pendant cette guerre.
Photo UK Inform.
. Depuis, le terme de « génocide » a été utilisé à maintes reprises par le pouvoir russe dans l’espoir de contrebalancer l’impact historique de l’Holodomor. De même a été invoquée la nécessité de « dénazifier » l’Ukraine pour protéger la population. Il suffit de se référer aux résultats obtenus aux élections présidentielles par le parti d’extrême-droite Svoboda pour mesurer la réalité de cette soi-disant menace : 1,43 % des voix en 2010, 1,16 % en 2014 et 1,62 % en 2019. Tout commentaire serait superflu. Quant au célèbre bataillon Azov, bien utile pour la propagande russe, il n’a jamais compté que 2 500 à 3 000 hommes dans une armée ukrainienne de l’ordre de 500 000 hommes. Ajoutons qu’une fois intégré à l’armée régulière et au fil des pertes et des remplacements, il a rapidement perdu les caractéristiques à l’origine de sa réputation.
Accords diplomatiques bafoués
A ces données historiques et politiques censées légitimer son intervention en Ukraine, la Russie a ajouté l’humiliation qu’elle aurait subie de la part des Occidentaux. Passons sur le fait que laver une humiliation par l’emploi des armes lui paraisse un procédé naturel et penchons-nous sur le sort que lui fit le camp occidental dans les années 90. Dès 1992, les Occidentaux lui ont ouvert les portes du FMI et celles de la Banque mondiale, lui permettant ainsi de souscrire des prêts de plusieurs milliards de dollars. Moscou est aussi entrée au Conseil de l’Europe en 1996 et au G7 l’année suivante. En 1998, Washington a apporté son soutien aux autorités russes lors de la crise du rouble.
Bien après les coups de force en Tchétchénie (1994) et en Géorgie (2008), l’Occident a continué à proposer au Kremlin des partenariats et des échanges de vue, dans l’espoir vain de le voir adoucir ses pratiques. Les ouvertures faites en permettant l’accès de l’OTAN aux observateurs russes et en négociant des accords de confiance et de désarmement ont été progressivement détournées de leur objet. Simultanément, la Russie profitait des facilités qui lui étaient offertes pour infiltrer un peu partout des agents du FSB et du SVR tout en multipliant les incursions de sous-marins dans les eaux territoriales des pays membres de l’Alliance et les survols agressifs des zones frontalières.
Le comble de la mauvaise foi a été atteint avec les accusations de non-respect des accords internationaux portées par Moscou contre les Occidentaux. Pourtant, la première et la plus grave violation de traité est bien celle du mémorandum de Budapest du 5 décembre 1994 signé conjointement par la Russie, l’Ukraine, la Biélorussie, le Kazakhstan, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. Aux termes de cet accord, les trois nouveaux États nés de l’éclatement de l’URSS renonçaient aux armes nucléaires stationnées sur leur territoire et s’engageaient à les restituer à la Russie. La contrepartie de ce rapatriement était la reconnaissance de l’intangibilité des frontières des nouveaux Etats. Ce sont les Etats-Unis qui ont joué les intermédiaires et ont obtenu le rapatriement et le démantèlement de ces armes.
Cet accord a été allégrement violé par les interventions russes en Tchétchénie en 1994 et en 1999, en Géorgie en 2008, en Crimée et au Donbass en 2014, avant l’invasion de l’Ukraine en février 2022. Quant au prétendu engagement de l’OTAN de ne pas s’élargir, il n’a jamais existé : au moment de la réunification de l’Allemagne en 1991, il avait été promis par le secrétaire d’État américain qu’aucune troupe américaine ne stationnerait sur le territoire de l’ex-RDA. Engagement respecté jusqu’à ce jour. Il ne pouvait pas être question de l’adhésion d’autres pays de l’Est à l’OTAN puisque l’URSS n’avait pas encore éclaté en 1991.
S’agissant des accords de Minsk de 2015, ils prévoyaient un cessez-le-feu contrôlé par une mission de l’OSCE, le départ des combattants étrangers (c’est-à-dire russes), et le retrait des armes lourdes comme l’artillerie et les blindés. Ils prévoyaient également que l’Ukraine recouvre le plein contrôle de sa frontière. Contrairement à ce que l’on entend régulièrement, ces accords n’ont été respectés par aucun des deux partis. Et c’est la Russie qui a mis fin à toute perspective d’application, en reconnaissant unilatéralement l’indépendance des républiques autoproclamées de Donetsk et Louhansk
Photo Ministère de la Défense de l’Ukraine
. Tous les autres accords passés avec la Russie au début des années 90 ont été progressivement vidés de leur substance ou contournés de différentes manières. Il en a été ainsi du Partenariat pour la paix (PPP), du traité sur la réduction des Forces conventionnelles en Europe (FCE), du traité sur les Forces nucléaires intermédiaires (FNI) et du traité « Open sky » qui permettait de vérifier l’application de ces accords.
Absurdités
Parallèlement, la doctrine militaire russe n’a jamais cessé de désigner l’Occident comme la menace principale alors que la Russie avait totalement disparu des plans de l’OTAN dès les années 90. Qui donc menaçait la Russie en 2022 ? L’Ukraine ? L’Union européenne et ses armées squelettiques ? Les troupes américaines stationnées en Europe, passées de 315 000 en 1990 à 30 000 en 2021 ? Il n’a jamais été question pour l’OTAN d’agresser la Russie, qu’elle soit soviétique ou post-soviétique. La baisse drastique, depuis les années 90, des effectifs et des matériels US prépositionnés en Europe autant que la faiblesse militaire des pays membres de l’OTAN témoignent de l’absurdité des menaces évoquées par les Russes et complaisamment reprises par certains de leurs relais.
A la recherche permanente de justifications pour légitimer son agression, la Russie – en l’occurrence, son président – ne cesse d’avancer de nouveaux arguments dont le côté baroque n’échappe à personne. Le dernier en date fait appel à l’ordre moral et au besoin de spiritualité dont l’Occident serait dépourvu. La Russie, loin de toute ambition hégémonique, n’agirait que pour soustraire ses populations aux dangers conjugués du wokisme, de l’altérité et du transhumanisme propagés par les sociétés occidentales décadentes. Il s’agirait donc là d’un réflexe d’autodéfense visant à protéger le monde slave de la perversion née des dérives intellectuelles de l’Ouest.
Outre le fait qu’il peut paraître curieux de combattre l’immoralisme et la dépravation à coups de canons et de missiles, l’observateur attentif ne manquera pas de s’étonner des alliances nouées par le pouvoir russe avec des États bien connus pour leur humanisme et leur moralité : l’Iran des mollahs, la Corée du Nord, la Syrie, le Venezuela, le Hezbollah et la République populaire de Chine. On passera sous silence la milice Wagner et les bandes tchétchènes de Ramzan Kadirov, parangons de loyauté et d’honorabilité. Cet assemblage hétéroclite et hautement toxique n’en trouve pas moins des relais d’opinion en France, sans doute auprès d’âmes égarées à la recherche d’une nouvelle spiritualité.
Il serait fastidieux de déconstruire toute la rhétorique moscovite tant ses arguments sont variés et évolutifs. Ainsi, pour convaincre les opinions publiques de son désir de paix et de sa répugnance à utiliser la force, le Kremlin n’hésite pas à reprocher à Kiev de refuser ses conditions de paix. Lesquelles ne sont rien d’autre que la satisfaction de ses buts de guerre : l’annexion définitive de la Crimée et du Donbass, la démilitarisation et la neutralisation de l’Ukraine, c’est-à-dire sa vassalisation. De même, selon Moscou, aider l’Ukraine à se défendre ne conduirait qu’à faire durer la guerre et les souffrances du peuple ukrainien. Il est sûr que le même raisonnement appliqué à l’ensemble de l’Europe en 1940 aurait permis de négocier la paix bien plus rapidement. Mais pour quel résultat ?
L’histoire retiendra que cette guerre d’Ukraine a été planifiée et déclenchée par un régime autiste, vivant dans un monde parallèle et persuadé que la solution de tout problème réside dans l’usage de la force. Les raisons invoquées pour déclencher une telle catastrophe ne peuvent trouver d’écho que chez quelques idéologues et dans les pays où l’information, la libre parole et la circulation des idées sont sous étroit contrôle du pouvoir. Qu’il me soit permis de penser que cela n’est pas encore le cas chez nous !
(*) Claude ASCENSI est général de corps d’armée (2S). Il a commandé le 94° Régiment d’infanterie à Sissonne, dirigé le Bureau études stratégiques et militaires générales (BESMG) de l’Etat-major des armées, et a été directeur de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD). Nommé contrôleur général des armées en mission extraordinaire en 2000, il a servi comme chargé de mission réserves auprès du ministre de la défense jusqu’en septembre 2007.
Après de longues tergiversations, Washington a annoncé la livraison de 31 chars Abrams à l’Ukraine pour l’aider à combattre l’invasion russe.
Le président Biden a confirmé cette aide mais en précisant que les Etats-Unis achèteront pour l’Ukraine 31 chars Abrams M1. Ils seront achetés dans le cadre de l’Ukraine Security Assistance Initiative (USAI) et pas dans le cadre de la Presidential drawdown authority qui permet de livrer des matériels en parc, voire en ligne.
Ces 31 chars ne seront pas prélevés sur les stocks de l’US Army; ils ne seront donc disponibles que plus tard. On se souviendra que les Abrams achetés par le Pologne en 2022 seront livrés à partir de 2025.
Phebe Novakovic, la patronne de l’équipementier General Dynamic a confirmé avoir la capacité industrielle et humaine pour fabriquer ces chars. Sur le dernier semestre de 2022, les ventes d’équipements militaires par General Dynamics ont augmenté de 15,5% à 2,18 milliards de dollars.
Pour la Maison-Blanche, la décision de Jo Biden constitue un geste d’accompagnement des Américains en faveur des Européens pour qu’ils débloquent eux immédiatement leurs chars Léopard.
Le chancelier Olaf Scholz devant un Leopard 2, le 23 janvier. Fabien Bimmer / Reuters
La chancellerie a annoncé la mise à disposition immédiate de 14 chars Leopard 2 A6, issus des stocks de la Bundeswehr. Les pays partenaires vont recevoir l’autorisation de faire de même.
La fin d’un long feuilleton. L’Allemagne a finalement donné son feu vert pour la livraison de chars Leopard à l’Ukraine, a déclaré la chancellerie, ce mercredi 25 janvier. Le gouvernement fédéral a décidé de mettre à disposition des forces armées ukrainiennes ces chars de combat, résultat d’intenses consultations qui ont eu lieu avec les partenaires européens et internationaux les plus proches de l’Allemagne.
«Cette décision suit notre ligne de conduite bien connue, qui consiste à soutenir l’Ukraine de toutes nos forces. Nous agissons de manière étroitement concertée et coordonnée au niveau international», a déclaré le chancelier allemand Olaf Scholz à Berlin. «C’est le résultat d’intenses consultations qui ont eu lieu avec les partenaires européens et internationaux les plus proches de l’Allemagne», a précisé le porte-parole du gouvernement, Steffen Hebestreit.
14 chars issus des stocks de la Bundeswehr
«L’objectif est de constituer rapidement deux bataillons de chars Leopard 2 pour l’Ukraine», a indiqué la chancellerie. Pour ce faire, l’Allemagne mettra dans un premier temps à disposition de l’Ukraine une compagnie de 14 chars Leopard 2 A6, issus des stocks de la Bundeswehr. Ce char est un modèle plus récent et perfectionné que les 2A4, qu’entendent livrer notamment la Pologne et la Finlande.
L’Allemagne donnera d’ailleurs aux pays partenaires qui souhaitent livrer rapidement des chars Leopard-2 de leur stock à l’Ukraine les autorisations nécessaires pour le transfert. Les pays ayant acheté pour leurs forces armées des chars Leopard 2 à l’Allemagne doivent obtenir l’autorisation de Berlin pour les réexporter. Plusieurs pays, dont la Pologne, la Finlande et les Pays-Bas, ont exprimé leur volonté de livrer ces chars lourds, réclamés à cor et à cri par Kiev.
La formation des équipages ukrainiens doit commencer rapidement en Allemagne, selon la chancellerie. Outre la formation, l’Allemagne garantira également la logistique, la fourniture des munitions et la maintenance des systèmes.
Remerciements de la Pologne
Le premier ministre polonais Mateusz Morawiecki a remercié mercredi l’Allemagne pour sa décision. «Merci, chancelier Olaf Scholz. La décision d’envoyer des Leopard en Ukraine est un grand pas vers l’objectif d’arrêter la Russie. On est plus forts ensemble», a twitté Mateusz Morawiecki, après le feu vert donné par Berlin à la livraison de ces chards lourds.
L’Ukraine ébranlée par un scandale de corruption visant ses dirigeants
Plusieurs hauts responsables ukrainiens, dont le vice-ministre de la Défense, ont été contraints de démissionner mardi après des accusations de corruption.
C’est un scandale qui fait grand bruit en Ukraine. Plusieurs hauts responsables ukrainiens ont annoncé mardi 24 janvier leur démission après des révélations de la presse sur des achats présumés de provision pour l’armée à des prix gonflés, ont fait savoir les autorités en pleine invasion russe. Parmi les responsables qui ont démissionné figurent le vice-ministre de la Défense Viatcheslav Chapovalov, qui était en charge de l’appui logistique des forces armées, le chef adjoint de l’administration présidentielle Kyrylo Tymochenko et le procureur général adjoint Oleksiy Symonenko.
Au total, cinq gouverneurs régionaux, quatre vice-ministres et deux responsables d’une agence gouvernementale vont quitter leurs postes, en plus du chef adjoint de l’administration présidentielle et du procureur général adjoint. Le président Volodymyr Zelensky défendu mardi soir des décisions « nécessaires » pour avoir « un État fort ». « C’est juste, c’est nécessaire à notre protection et cela aide à notre rapprochement avec les institutions européennes », a-t-il insisté dans son allocution quotidienne. « Tous les problèmes internes qui empêchent l’État de se renforcer sont en train d’être réglés et le seront encore davantage » à l’avenir, a-t-il souligné.
« Même si ces accusations sont infondées », le départ de Viatcheslav Chapovalov « permettra de préserver la confiance de la société et des partenaires internationaux ainsi que d’assurer l’objectivité » des efforts pour faire la lumière sur cette affaire, a assuré le ministère de la Défense dans un communiqué. Ces annonces interviennent après que les autorités ont limogé un vice-ministre des Infrastructures ukrainien Vassyl Lozynsky soupçonné d’avoir reçu un pot-de-vin de 400 000 dollars pour « faciliter » l’achat de générateurs à des prix gonflés alors que le pays est confronté à de vastes coupures d’électricité à la suite des frappes russes contre des infrastructures énergétiques.
Des démissions en cascade annoncées par Zelensky
Kyrylo Tymochenko, un des rares collaborateurs du président en place depuis l’élection de Volodymyr Zelensky en 2019 et qui supervisait notamment des projets de reconstruction des installations endommagées par des frappes russes, a pour sa part figuré dans plusieurs scandales pendant et avant l’invasion de Moscou. En octobre, il a notamment été accusé d’utiliser un tout-terrain donné à l’Ukraine par le groupe General Motors à des fins humanitaires. Après ces révélations, Kyrylo Tymochenko a annoncé transférer le véhicule vers une zone proche de la ligne de front.
Oleksiy Symonenko a été, lui, accusé par un influent média ukrainien Ukraïnska Pravda d’être récemment parti en vacances en Espagne alors que les déplacements à l’étranger sauf à des fins professionnelles sont normalement interdits pour les hommes ukrainiens en âge de combattre. Selon le média, il est parti en voiture appartenant à un homme d’affaires ukrainien et en compagnie d’un garde du corps de celui-ci. Le président Volodymyr Zelensky avait annoncé lundi soir qu’une série de responsables ukrainiens allaient quitter leur poste.
Cinq gouverneurs régionaux et quatre vice-ministres ont également été démis de leurs fonctions en Ukraine, a annoncé le gouvernement mardi. Selon Taras Melnytchouk, représentant du gouvernement auprès du Parlement, les gouverneurs des régions de Dnipropetrovsk (centre), Zaporijia (sud), Soumy (nord), Kherson (sud) et de la capitale Kiev vont quitter leurs postes. Le vice-ministre de la Défense, celui de la Politique sociale et deux vice-ministres du Développement territorial ont été limogés.
L’invasion russe de l’Ukraine a brutalement confronté l’Europe à sa propre impuissance. Réduites au rang de quasi-spectatrices du conflit, les nations du continent n’ont d’autre choix que le réarmement et la coopération militaire. Une situation qui régénère, de facto, l’OTAN dans sa vocation défensive. Même si les défis opérationnels de l’Alliance sont aujourd’hui nombreux. Du côté français, la conjoncture ouvre des opportunités alors que les forces de Paris accentuent leur manœuvre en Roumanie et dans les pays baltes.
La réalité, glaciale, s’est définitivement imposée en février dernier, lors de l’invasion russe de l’Ukraine. L’Europe ne dispose pas de suffisamment de capacités coercitives aptes à dissuader l’action d’un belligérant sur son sol. Malgré les difficultés éprouvées par la Russie face à la défense ukrainienne – appuyée par l’aide internationale- aucun pays d’Europe ne serait en possibilité de mener une contre-attaque décisive contre les forces de Moscou ; il en irait de la même manière dans le reste de l’Europe orientale. C’est la raison pour laquelle l’OTAN, auparavant abondamment critiquée, voit maintenant sa légitimité se raffermir.
L’Alliance est-elle en mesure d’assurer durablement la sécurité de l’Europe ? De fait, aucun pays d’Europe de l’Est ne serait capable d’assurer seul sa défense face à Moscou. A contrario, la tendance à se reposer sur les capacités de l’OTAN, et donc sur l’armée américaine, a largement grevé les capacités militaires des pays européens. Une donnée qui doit dorénavant pousser les pays du continent au réarmement et à la résolution de leurs lacunes capacitaires. L’enjeu réside autant dans la montée en puissance de l’OTAN que dans la sortie de la dépendance militaire à Washington. Cette dernière, d’ici quelques années, du fait de son basculement de puissance vers l’Indopacifique, ne sera plus en mesure d’assigner qu’une part minoritaire de ses forces à l’Alliance.
L’impérative montée en puissance
La plupart des pays du continent ne disposent que d’une autonomie stratégique réduite, voire nulle. Leur engagement en opération est alors conditionné à l’intervention d’un État disposant des moyens logistiques (production, stockage, transport, MCO, etc.) et opérationnels (renseignement, projection de forces et de puissance, ouverture de théâtre, etc.) adéquats, dans les quatre dimensions, terre, mer, air et espace. Un rôle assumé depuis 30 ans, en coalition, par les États-Unis ; et dont est aussi capable, à une plus petite échelle, la France, comme en ont témoigné avec succès les opérations Eufor, Barkhane ou encore Takuba.
Or, l’Europe doit faire face aujourd’hui à l’éventualité d’autres attaques russes à l’Est de son territoire. Sans compter les menaces réelles d’autres états belligérants comme la Turquie ou même l’Azerbaïdjan. Peu de pays européens seraient en mesure de leur imposer leur volonté, même un aussi petit État que Bakou. La question d’un réarmement massif, visant l’ensemble du spectre capacitaire, apparaît donc comme un impératif stratégique.
Après l’électrochoc ukrainien, plusieurs pays ont ainsi annoncé des politiques de défense ambitieuses, notamment l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la Pologne. Cette dernière affiche, toutes proportions gardées, le plus gros effort du continent : passage progressif du budget militaire à 3% du PIB, commandes exponentielles de matériel (blindés, chasseurs, armement anti-char, hélicoptères de combat, artillerie lance-roquette, etc.) et augmentation de la dimension de ses forces. Varsovie veut s’imposer comme une puissance militaire incontournable en Europe. C’est l’un des principaux soutiens à l’Ukraine sur le continent.
La logistique : un point saillant
Depuis la fin de la guerre froide, les capacités logistiques des pays de l’OTAN n’ont pas vu leurs capacités évoluer, voire se sont érodées. Cela malgré l’ouverture progressive de l’Alliance aux pays d’Europe centrale et orientale, anciens membres du pacte de Varsovie. En cause, les faiblesses capacitaires décrites plus haut, mais aussi le manque d’infrastructures. Les pays d’Europe de l’Est, les « neuf de Bucarest », se caractérisent ainsi par un faible coefficient de mobilité, du fait d’une faible infrastructure ferroviaire, routière et aéroportuaire. Ces lacunes auraient un impact direct délétère sur les capacités de projection, de mobilité et de résilience des forces de l’Alliance, dans le cadre d’une riposte à une attaque russe. C’est donc bien la capacité de l’OTAN à générer, transporter et ravitailler (régénérer) ses forces, dans toutes les dimensions, qui est ici remise en question.
Plusieurs initiatives doivent apporter une réponse à cette faiblesse structurelle. La coopération structurée permanente (CSP) européenne poursuit un programme de construction de réseaux d’hubs logistiques militaires en Europe. Le projet est mené par l’Allemagne, la France et Chypre. Complémentaire et très prometteur, le chantier du « Solidarity Transport Hub » (CPK en polonais) mené par Varsovie intéresse l’OTAN de prés. Le CPK sera un complexe de transport multimodal aéroportuaire, ferroviaire et autoroutier. Situé au carrefour des grands axes de communication d’Europe de l’Est, il fera de la Pologne le point nodal de la mobilité centrale-européenne : notamment dans le cadre du nouveau corridor de transport (marchandises et passagers) : « mer Baltique – mer Noire – mer Égée » encouragé par l’UE. L’envergure du CPK en fait un candidat idéal pour être le hub logistique militaire d’Europe de l’Est. Il imposera la Pologne comme un pilier stratégique de la sécurité européenne.
Une carte à jouer pour la France
Dotée d’une armée opérationnelle, autonome et expérimentée, la France est en mesure d’exercer un vrai leadership dans la montée en puissance des armées européennes. Même si, parallèlement, Paris doit aussi travailler à la massification, et à la conversion partielle, de son outil de défense aux nouvelles exigences de la haute intensité. Celui-ci s’était forgé, depuis 30 ans, dans une logique expéditionnaire adaptée à des conflits de basse à moyenne intensité. Elle y a affiné ses doctrines de projection de force et de puissance : des capacités maitrisées par un club très restreint de puissances.
Dans une intervention télévisée, au début du mois de mars, le président Macron rappelait la nécessité de disposer d’une défense européenne autonome. Le retour en force de l’OTAN n’est pas nécessairement contradictoire avec cette doctrine. D’autant que le contexte européen, après huit mois de guerre, l’y contraint diplomatiquement. Parallèlement, la volonté d’autonomie stratégique européenne voulue par la France a, in fine, buté sur l’atlantisme britannique et germanique. Un changement d’approche s’impose même si la finalité ne change pas.
Avec l’échec maintenant consommé du couple franco-allemand, la France aurait une carte à jouer en s’investissant, via l’OTAN, puis de manière bilatérale, en direction des PECO (Pays d’Europe centrale et orientale). Notamment la Pologne, dont les achats successifs à l’industrie de défense américaine sont probablement moins le résultat d’un atlantisme à tout crin que de son isolement politique au sein de l’Union européenne. Une double politique de coopération militaire appuyée, et d’investissement dans les secteurs critiques attenants, dont les infrastructures logistiques, procurerait à Paris une position de force en Europe de l’Est. In fine, c’est potentiellement par l’OTAN que la France pourrait continuer le développement de son propre système d’alliance. Celui-ci s’étend déjà à la Grèce et poursuit son développement outre-mer (Émirats arabes unis, Indonésie, etc.). L’investissement estonien dans le Sahel ne serait-il d’ailleurs pas la réciproque du déploiement de la mission française Lynx sur son territoire depuis 2017 ? À ce titre, le déploiement de la mission Aigle en Roumanie, depuis février 2022, va dans le bon sens, mais doit être amplifié.
Ce 19 janvier, s’exprimant en visioconférence en marge du Forum de Davos, le président ukrainien Volodymyr Zelenski, a une nouvelle exhorté ses partenaires occidentaux à livrer davantage d’armes à ses troupes… non seulement pour mettre en échec l’offensive russe contre son pays… mais aussi pour récupérer la Crimée, annexée en 2014 par Moscou.
« La Crimée est notre terre, notre territoire, notre mer et nos montagnes. Donnez-nous vos armes et nous récupérerons nos terres », a lancé M. Zelenski. Et cela alors que, la veille, le secrétaire général de l’Otan, Jens Stoltenberg, avait assuré que les Alliés fourniraient à l’Ukraine des armes « plus lourdes et plus modernes » pour l’aider à se défendre contre la Russie.
Après avoir obtenu des systèmes d’artillerie avancés, comme le M142 HIMARS américain, le PzH2000 allemand ou encore le CAESAr français, ainsi que des batteries de défense aérienne Patriot [et peut-être Mamba], l’Ukraine insiste désormais pour disposer de chars de conception occidentale. Et la France lui a promis de lui livrer, d’ici deux mois, des AMX-10RC… tandis que le Royaume-Uni lui enverra 14 Challenger 2, avec une trentaine d’obusiers automoteurs AS-90 et d’autres véhicules blindés.
Seulement, et au-delà des problèmes logistiques [l’AMX-10 RC et le Challenger 2 n’utilisent pas de munitions aux normes de l’Otan] et de maintien en condition opérationnelle [MCO], cela reste insuffisant… Reste que la Pologne est prête à livrer 14 Leopard 2 [de fabrication allemande] à l’Ukraine. De même que la Finlande, voire le Danemark. Sauf que, pour cela, une autorisation de Berlin est nécessaire. Or, le chancelier Olaf Scholz, n’est pas enclin à la donner… Comme du, reste, 43% des Allemands, à en croire un sondage de la Deutsche Presse-Agentur [cela étant, 37% sont favorables à la livriaosn de Leopard 2 et 16% sont indécis].
D’après le Wall Street Journal, qui cite des responsables allemands, M. Scholz pourrait autoriser l’envoi de Leopard 2 en Ukraine qu’à la condition que les États-Unis livrent également des chars M1 Abrams. Or, pour Washington, il en est hors de question.
« Je ne pense pas que nous en soyons là », a déclaré Colin Kahl, le numéro trois du Pentagone, alors qu’il était interrogé sur ce sujet. « Le char Abrams est un équipement très compliqué. Il est cher, il requiert une formation difficile […]. Je crois qu’il consomme 11 litres de kérosène au km », a-t-il expliqué. « Ce n’est pas le système le plus facile à entretenir », a-t-il ajouté, sans pour autant exclure une évolution de la position américaine.
En attendant, et après les cinquante véhicules de combat d’infanterie [VCI] Bradley promis à Kiev le 5 janvier [en plus des quarante Marder allemands dont la livraison a été annoncée le même jour, ndlr], les États-Unis devraient débloquer une nouvelle tranche d’aide, d’un montant de 2,5 milliards de dollars. Et dans la liste des équipements susceptibles d’être fournis à l’armée ukranienne figureraient une centaine de blindés de transport d troupes Stryker.
Si obtenir des Leopard 2 et des M1 Abrams est difficile pour Kiev, qu’en est-il des chars Leclerc? L’idée d’en livrer à l’armée ukrainienne a été avancée dans une tribune publiée en septembre dernier dans les pages du quotidien Le Monde par Pierre Haroche, un expert en sécurité internationale passé par l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire avant d’atterrir à l’Université Queen Mary de Londres.
Depuis, l’ambassadeur de France en Ukraine, Étienne de Poncins, a confirmé l’intérêt de Kiev pour le char Leclerc lors d’une audition à l’Assemblée nationale, le 9 novembre. Puis, un peu plus d’un mois après, alors qu’il était en visite officielle à Paris, le Premier ministre ukrainien, Denys Shmyhal, a affirmé que les Ukrainiens seraient « très reconnaissants » si la France leur en livrait…
En tout cas, l’exécutif français examine la question. C’est en effet ce qu’a affirmé Sébastien Lecornu, le ministre des Armées, lors de la dernière séance des questions au gouvernement au Sénat, le 18 janvier, dans une réponse au sénateur François Bonneau [Union centriste].
« La France conforte son aide militaire en livrant des chars de combat légers AMX-10 RC. Nous saluons ce geste, mais il est impossible de différer davantage la livraison de matériels blindés plus performants – chars lourds, missiles, lanceurs sol-air – , pour mieux protéger les civils. […] Allez-vous compléter ces livraisons par des chars Leclerc et des systèmes anti-missiles? », avait demandé le parlementaire.
Selon les explications données par M. Lecornu, tout cession éventuelle d’armes à l’Ukraine est évaluée selon trois critères. « Premièrement, qu’elle réponde à une logique défensive, pour maîtriser l’escalade. Deuxièmement, qu’elle ne détériore pas notre modèle de sécurité et de défense […]. Troisièmement, le maintien en condition opérationnelle de ce qui a déjà été livré à l’Ukraine », a-t-il dit, avant de faire observer que la maintenance des Leclerc « est une question très sensible ».
Cela étant, a poursuivi M. Lecornu, « le Président de la République a demandé au Gouvernement de fournir une réponse rapide, d’où la livraison des chars AMX-10, saluée par l’Ukraine », et « il a également souhaité l’instruction de la cession de chars Leclerc à l’aune de ces trois critères ».
Pour rappel, l’armée de Terre ne comptera que 200 chars Leclerc portés au standard XLR à l’horizon 2030, sur les 406 lui ont été livrés à partir des années des 1990. Et ceux qui ont été mis sous cocon ont été « cannibalisés » pour faire fonctionner ceux en première ligne. Qui plus est, les équipages sont loin du compte, s’agissant des heures d’entraînement, avec seulement 54 heures par an alors que l’objectif fixé par la LPM 2019-25 est de 115 heures…
Ces derniers jours, le Royaume-Uni a déjà annoncé l’envoi de chars Challenger 2 (et 600 missiles Brimstone, selon Londres), la France de blindés AMX-10 RC et les Pays-Bas d’une batterie sol-air Patriot. Les alliés de l’Ukraine renouent ainsi avec les cessions frénétiques d’il y a dix mois. En effet plusieurs pays viennent de révéler la nature de leur dernier package d’aides militaires et des fuites ont éclairé le contenu de certains autres packages nationaux.
Le point avant le sommet des donateurs de Ramstein où, à ce rythme, il ne restera plus rien à annoncer…
Selon CNN, Washington prépare un nouveau package d’une valeur de 2,5 milliards de dollars. Cette cession à venir devrait étendre la gamme des blindés destinés à Kiev, mais sans aller jusqu’à comprendre des chars Abrams.
Cette fois, Washington va céder des Stryker (photo ci-dessous), une centaine selon certains sources US, auxquels s’ajouteraient 50 Bradley supplémentaires. Il existe plusieurs variantes du blindé à roues Stryker, dont le ICV (Infantry Carrier Vehicle), le véhicule de transport de troupe de base (avec un équipage de 2 hommes et pouvant transporter 9 fantassins). Parmi les autres configurations, citons le véhicule NBC, le véhicule avec missiles antichar (ATGM), le véhicule d’évacuation sanitaire (MEV), le véhicule porte mortier (MC), le véhicule du génie (ESV), le véhicule de commandement (CV), le véhicule de reconnaissance (RV), le MGS (Mobile Gun System)…
Autre armement dont Washington pourrait annoncer la livraison et que Kiev réclame depuis des mois, le GLSDB produit par Saab et Boeing. Le Ground-Launched Small Diameter Bomb (GLSDB, photo ci-dessous) est une roquette guidée qui peut être tirée par les M142 HIMARS ou les lance-roquettes multiples de type M270. Sa portée est de 150km, le double des roquettes GMLRS actuellement tirés par les HIMARS en particulier.
Cette livraison éventuelle n’est pas du goût de Moscou qui estime qu’une telle cession entraînerait une aggravation dangereuse du conflit armé entre Kiev et Moscou. « C’est potentiellement très dangereux, cela signifierait que le conflit atteindrait un nouveau palier qui ne promettrait rien de bon pour la sécurité européenne« , a déclaré le porte-parole de la présidence russe, Dmitri Peskov.
L’inventaire des autres donateurs:
L’Estonie a annoncé jeudi qu’elle allait fournir une nouvelle aide militaire à l’Ukraine. Elle comprend des canons de 122mm D-30 et de 155mm FH-70, des munitions et des équipements de soutien à l’artillerie (dont des camions), des lance-roquettes Carl-Gustav… La valeur de ce package est de 113 millions d’euros, ce qui porte à 370 millions d’euros la valeur totale des aides estoniennes à Kiev. Précision: 370 millions représentent 1% du PIB de l’Estonie, selon le gouvernement estonien.
Le Canada (voir mon post de mercredi) a annoncé mercredi, lors de la visite de sa ministre de la Défense à Kiev, l’envoi de 200 véhicules blindés de transport de troupes de type Senator.
La Suède a décidé de livrer à l’armée ukrainienne des canons automoteurs à longue portée de modèle Archer, ainsi que 50 blindés de combat d’infanterie CV-90 (l’un des meilleurs IFV actuels, photo ci-dessous) ainsi que des missiles anti-tank portables NLAW. D’une portée de plus de 30 kilomètres, pouvant dépasser 50 km avec certaines obus perfectionnés, le système d’artillerie Archer est de la même classe que le canon Caesar français.
La valeur de l’aide suédoise est estimée à 410 millions d’euros.
Pour sa part, le Danemark a décidé de donner à l’Ukraine la totalité de ses 19 canons à longue portée Caesar de fabrication française, dont la plupart n’ont pas encore été livrés. Le Danemark avait commandé 15 canons au groupe français Nexter en 2017, puis quatre supplémentaires en 2019. Mais les livraisons ont pris du retard et seuls quelques exemplaires ont déjà été livrés.
En dépit de ces annonces, l’Ukraine estime ne pas recevoir suffisamment de matériel. « Nous lançons un appel à tous les États partenaires qui ont déjà fourni ou envisagent de fournir une aide militaire, en les appelant à renforcer considérablement leur contribution« , ont ainsi exhorté, ce jeudi, dans un communiqué commun les ministres ukrainiens de la Défense et des Affaires étrangères, Oleksiï Reznikov et Dmytro Kouleba.Selon eux, « la Russie conserve un avantage quantitatif substantiel en matière de troupes, d’armes et d’équipements militaires« .
La rupture du tabou nucléaire par la Russie semble aujourd’hui très improbable, malgré quelques déclarations un peu trop vite assimilées à des menaces réelles. Pour autant, aucune probabilité n’est jamais nulle en la matière et il y a un intérêt, au-delà de la simple spéculation théorique, à tenter de construire des scénarios concrets, avec toutes les réserves méthodologiques d’usage, pour explorer les possibilités réelles de la Russie en la matière, la compatibilité d’un emploi ou d’un autre avec la doctrine, les effets possibles d’un ou de plusieurs tirs sur la situation militaire, sur les relations internationales de la Russie, sur les États occidentaux, les risques d’escalades, les avantages réels ou supposés, les risques et effets collatéraux. Parce que, au-delà des mots, tous les scénarios d’emploi n’auraient pas les mêmes effets et les mêmes conséquences, de l’explosion d’une arme de deux kilotonnes dans une zone rurale à la destruction d’une grande ville par une arme thermonucléaire. Cet exercice doit donc permettre de mieux cerner les cas « à risque » et bien entendu d’envisager quelles sont les mesures qui peuvent être prises pour les maîtriser. L’objet de cet article est donc modestement de chercher le « moins improbable » et de réfléchir à comment faire tendre encore d’avantage cette probabilité vers 0.
Les rodomontades sur l’arme nucléaire furent récurrentes du fait du pouvoir soviétique et se sont perpétuées sous Vladimir Poutine, depuis 2009. En 2015 par exemple, l’ambassadeur russe au Danemark menaçait les navires de ce pays du feu nucléaire si le royaume se ralliait au bouclier antimissile de l’OTAN. Mais, au-delà des mots, il n’y a pas eu depuis le début de l’invasion de l’Ukraine de véritable signal stratégique qui aurait laissé craindre que l’escalade nucléaire fût concrètement dans l’esprit des dirigeants russes. La Russie a poursuivi les exercices de sa triade nucléaire, sans modification notable. La « mise en alerte » des forces stratégiques annoncée au début du conflit ne consistait qu’en un renforcement de personnels, sans changement de posture. A aucun moment la Russie n’a laissé penser, par des actes concrets, qu’elle allait dévier de sa doctrine de dissuasion et d’emploi publiée en 2020. Les mentions de « mouvement d’unités chargées de la sécurité des armes nucléaires » ou les « réunions de discussion autour de l’emploi de l’arme » qui ont défrayé la chronique ne sont au final que des épiphénomènes sans conséquence majeure dans le dialogue stratégique qui s’est installé pendant la Guerre froide et qui prévaut toujours entre les puissances dotées de l’arme nucléaire. Dialogue qui repose à la fois sur une certaine transparence dans la composition des forces et leur niveau de déploiement via le signalement stratégique (publicité plus ou moins large sur les composantes, avertissement des tirs de missiles, notification des exercices, surveillance connue de chacun par tous, …), sur des accords de maîtrise des armements entre certaines puissances, sur une architecture de sécurité plus ou moins érodée ces dernières années et sur l’énoncé par chaque Etat disposant d’armes nucléaires d’une doctrine publique précisant, urbi et orbi, les conditions et le périmètre d’emploi éventuel de l’arme. On peut ajouter à ces facteurs la force intrinsèque du tabou — au sens ethnologique du terme comme acte interdit car touchant au sacré — de l’emploi de l’arme nucléaire et la pression de certains États non dotés et non protégés par une alliance à caractère nucléaire, et plus ou moins hostiles à son usage ou à son existence même.
Dans ce cadre de dialogue donc, il n’y a pas eu, depuis le 24 février 2022, de réelle montée en tension autour de l’emploi de l’arme nucléaire. La posture assumée par la France au début de l’invasion de l’Ukraine, et divulguée par la presse depuis, faisait sans doute partie d’un signalement stratégique, bien perçu et compris par Moscou comme les membres de l’Alliance, pour rappeler les contours de la dissuasion. Signalement qui fut prélude à une retombée rapide des tensions « nucléaires » entre États dotés au mois de mars.
Pour autant, la question de l’emploi de l’arme nucléaire est revenue régulièrement sur le devant de la scène médiatique, à la faveur des importants revers conventionnels russes et de l’hystérie de certains commentateurs dans les médias. Un peu oubliée en dehors des cercles spécialisés, cette problématique concrète de l’emploi de l’arme nucléaire, au-delà de la promesse mystique mais théorique d’Armageddon, mérite qu’on l’examine de manière concrète, en posant, au-delà des réflexions philosophiques et politiques, quelques questions pratiques, « où, quand, comment et pourquoi », afin d’élaborer des scénarios possibles d’emploi dans le cadre de l’invasion de l’Ukraine. Scénarios dont on verra qu’ils sont à ce stade encore bien d’avantage porteurs de risques que d’une amélioration significative de la situation stratégique russe, mais qui ont le mérite de fournir un peu de prospective pour se préparer un à pire qui n’est jamais certain mais que l’histoire a montré parfois possible.
Compte tenu de la complexité et de la sensibilité du sujet, afin d’élaborer ces quelques scénarios, il convient de préciser les éléments de cadrage qui ont présidé la réflexion de l’auteur.
Rappel de la doctrine russe
Tout d’abord, il convient de souligner, à ce stade, que vu les conditions militaires qui prévalent en Ukraine, tout emploi (ou presque) de l’arme nucléaire serait contraire à la doctrine russe telle qu’elle a été publiée en juin 2020 (l’article s’appuie sur la traduction du CNA). L’emploi de l’arme nucléaire par la Russie n’est envisagé que dans deux cas de figure :
en réponse à une agression de la Russie ou de ses alliés par des armes nucléaires ou de destruction massive (non précisées, mais à minima sans doute également biologiques et chimiques selon les définitions de la résolution 1540 du CSNU – on peut imaginer que les armes radiologiques pourraient en faire partie),
en cas de d’agression contre la Russie ou ses alliés, par des moyens conventionnels, qui menacerait l’existence même de l’Etat.
Les conditions de concrétisation de ces deux cas de figure sont également précisées : détection d’un tir de missile balistique contre la Russie ou ses alliés, usage par l’adversaire d’armes nucléaires ou de destruction massive contre les territoires de la fédération de Russie, actions adverses affectant des sites étatiques ou militaires critiques de la Russie dont l’endommagement pourrait diminuer la capacité de représailles des forces nucléaires, agression conventionnelle qui met en péril l’existence de l’Etat.
On le voit, à ce stade du conflit entre la Russie et l’Ukraine, le seul cas possible qui pourrait justifier un emploi de l’arme nucléaire par la Russie serait l’emploi en premier par l’Ukraine d’une arme nucléaire, chimique, biologique ou éventuellement radiologique. C’est une des raisons pour lesquelles les accusations russes vis-à-vis de l’Ukraine de préparer une « bombe sale » devaient être prises au sérieux et promptement démenties par une expertise de l’AIEA : une attaque sous faux drapeau conduite par la Russie avec une arme radiologique faussement attribuée à l’Ukraine par Moscou pourrait « justifier » sur le plan doctrinal l’usage de l’arme nucléaire. Pour le reste, l’Ukraine n’a aucun moyen de menacer l’intégrité de l’Etat russe, même si elle reconquiert l’intégralité des territoires perdus. Elle ne dispose pas d’armes nucléaires, ne met en œuvre qu’une poignée de vieux missiles balistiques à courte portée et est parfaitement incapable de menacer les forces nucléaires russes ou leur chaine de commandement. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles les pays occidentaux s’abstiennent de livrer des missiles à trop longue portée (ATACMS ou Storm shadow). Là encore, pas tellement par crainte d’un mauvais usage ukrainien, mais plutôt d’une possibilité qu’aurait la Russie de faire croire à une attaque ukrainienne employant censément certains de ces matériels.
La doctrine de 2020 précise également les conditions générales d’exercice de la dissuasion ainsi que les évènements qui pourraient conduire à une escalade justifiant un changement de posture de la dissuasion (et non l’emploi automatique de l’arme). C’est dans cette partie de la doctrine que se trouve l’idée d’une « dé-escalade par l’escalade » qui est parfois invoquée comme un cas possible d’emploi. Mais ce n’est pas ce qui est annoncé par la Russie, qui entendrait plutôt, par un changement de posture de ses forces stratégiques, signaler à un adversaire éventuel que la situation évolue vers une menace existentielle. Or depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, un tel changement de posture de la part de la Russie n’a pas été signalé en source ouverte. Compte tenu de la transparence assumée par les États-Unis depuis le début du conflit sur les mouvements russes, on peut penser que Washington aurait signalé immédiatement tout changement de posture notable. Et, dans tous les cas, s’il y avait volonté de « dés-escalader par l’escalade », le changement de posture devrait être rendu le plus transparent possible pour accompagner un avertissement concret. Cela n’a pas été le cas.
Aux fins de la réflexion prospective, on assumera donc l’idée que Vladimir Poutine serait prêt à un emploi de l’arme nucléaire, « y compris en violation à sa propre doctrine ». Après tout, un tel texte n’est qu’une expression politique, souveraine et unilatérale. Il peut être modifié à loisir par l’État qui le publie ou même ignoré complètement. Mais violer la doctrine publique aurait un coût politique immédiat (la réprobation) et pour l’avenir (l’érosion durable de la confiance entre puissances nucléaires par rapport à leur stratégie déclaratoire).
Le cadre de la réflexion retiendra néanmoins l’idée que, dans certaines circonstances, le Kremlin pourrait décider d’assumer une telle rupture. Après tout, il faut garder à l’esprit que depuis le 24 février 2022, le pouvoir russe a assumé une invasion en bonne et due forme, des violations systématiques du droit international humanitaire, des crimes de guerre et un blocus maritime non déclaré, sans jamais donner l’impression d’un remord. Au contraire, l’annexion des territoires occupés a constitué une forme d’approfondissement de l’engagement militaire du Kremlin, de sa volonté « d’assumer » une rupture qui a commencé en fait en 2014, lorsque la Russie, en annexant la Crimée, avait décidé de violer son propre engagement écrit de respecter l’intégrité territoriale de l’Ukraine (mémorandum dit de Budapest du 5 décembre 1994) et de remettre en cause un tabou presque aussi fort que le non-emploi de l’arme nucléaire depuis 1945 : l’annexion de territoires par la force.
L’état final recherché par l’emploi – améliorer les choses et ne pas les empirer
On assumera également l’idée qu’un emploi de l’arme nucléaire en Ukraine s’inscrirait dans la recherche d’effets positifs pour la Russie et non dans le cadre d’un acte qui serait uniquement mu par un désir psychotique de tuer. Le besoin d’inscrire l’emploi de l’arme dans un narratif politique puissant, de maîtriser les effets diplomatiques et l’espoir d’en retirer un effet militaire présideraient sans doute à la rupture du tabou, qui resterait incroyablement couteuse sur le plan symbolique, même si le coût exact dépendrait fortement des spécificités du ou des tirs nucléaires (puissance, cible, légitimité apparente, gestion des retombées et des effets sur des tiers, …).
On estimera que, dans tous les cas, l’état final recherché par la Russie serait constitué des objectifs suivants par ordre d’importance décroissante :
Situation stratégique de la Russie significativement améliorée en Ukraine par l’usage de l’arme nucléaire ;
Risques d’escalade nucléaire avec les États-Unis, la France ou le Royaume-Uni maîtrisés ;
Risques d’escalade conventionnelle avec des pays européens membres de l’OTAN limités ;
Stabilité intérieure du régime non dégradée, voire renforcée ;
Relation privilégiée avec la Chine préservée ;
Manœuvre diplomatique vers les pays émergents critiques maîtrisée (Inde, OPEP+ notamment) ;
Risques collatéraux et humanitaires contenus et ciblés.
Dans la mesure où — objectivement — l’Ukraine est bien incapable de menacer la survie de l’État russe, on notera donc la prépondérance de la maîtrise des effets diplomatiques et militaires consécutifs à la frappe. La gradation des enjeux reflète leur caractère plus ou moins vital : il n’est nullement question de risquer un échange thermonucléaire avec les puissances occidentales, pas plus que de mettre en péril la survie intérieure du régime.
Cela suppose donc des emplois qui ne risqueraient pas de créer une situation d’escalade, notamment par malentendu ou impression que le pouvoir russe aurait développé des tendances irrationnelles au point du suicide. On exclura donc toute attaque massive des cités ukrainiennes. Même si l’arsenal thermonucléaire russe est largement suffisant pour détruire rapidement l’ensemble des villes du pays tout en conservant suffisamment de réserves pour maintenir une posture de dissuasion face aux autres puissances nucléaires, il semble peu probable que Vladimir Poutine soit prêt à aller jusqu’à une telle extrémité, qui justifierait presque toute forme de représailles et provoquerait une telle inquiétude chez l’ensemble des États du monde que toute issue positive pour la Russie — et pour lui personnellement — semblerait bien improbable. Même la mise en œuvre de quelques missiles balistiques intercontinentaux contre des objectifs strictement militaires en Ukraine serait porteuse de risques d’escalade, dans la mesure où les tirs n’auraient pas été notifiés au préalable et où l’emploi de tels vecteurs pourrait être interprété comme une agression par les autres États dotés.
En revanche, il faut admettre que tous les cas d’usage de quelques armes nucléaires de puissance modérée contre l’Ukraine ne seraient pas immédiatement porteurs d’escalade. Contrairement à certains raccourcis médiatiques, celle-ci n’aurait rien d‘automatique. Emmanuel Macron avait, dans une précédente interview, été critiqué en déclarant que la France ne répondrait pas avec l’arme nucléaire à un tir nucléaire russe contre l’Ukraine. Il n’a sans doute fait qu’énoncer une évidence : chaque État doté de l’arme nucléaire demeure souverain dans l’appréciation de l’emploi de l’arme, selon une décision qui dépendrait largement de circonstances d’une complexité qu’il est impossible de planifier de manière systématique. La nécessité de maîtriser tout risque d’escalade y compris en cas de rupture du tabou est une question débattue avec intensité depuis des décennies. Il est donc naturel de penser qu’aucune puissance nucléaire occidentale ne s’engagerait de manière automatique dans des représailles nucléaires au profit de l’Ukraine, dans la mesure où ce pays n’est pas membre de l’Alliance atlantique ni partie à un traité d’alliance militaire défensif avec les États-Unis, la France ou le Royaume-Uni et ne bénéficie donc d’aucun engagement de la part de l’une ou l’autre des trois puissances nucléaires occidentales. Même si le contour précis des intérêts vitaux de chaque pays demeure flou, l’intérêt de tous est de maîtriser les escalades.
On peut argumenter à l’envi du caractère plus ou moins inéluctable de l’escalade en cas de tir nucléaire sur le territoire et/ou les forces d’un État doté de l’arme, sur la base d’exercices passés, mais il faut convenir que cette escalade n’est en rien inéluctable si une puissance nucléaire utilise l’arme contre un État qui n’en dispose pas. En l’occurrence, le risque d’un tir contre l’Ukraine vis-à-vis des autres puissances nucléaires serait avant tout lié à un éventuel malentendu qui pourrait laisser craindre une dérive psychotique de Moscou ou une perte de contrôle sur l’arsenal nucléaire. Si ces deux aspects sont maîtrisés par le dialogue, les risques d’escalade seraient sans doute plutôt faibles à brève échéance.
Il conviendrait bien sur pour la Russie d’être en capacité de limiter les risques d’escalade conventionnelle avec les pays européens proches qui pourraient être tentés en représailles de s’engager de manière plus ou moins unilatérale contre Moscou par des moyens militaires (on peut penser à la Pologne). Cela supposerait sans doute, en amont de tout tir, un déploiement de forces conventionnelles et nucléaires ainsi que, après le tir, un dialogue intensif avec l’OTAN pour dissuader ses membres de toute action unilatérale qui serait porteuse de risques d’escalade, y compris nucléaire, avec le reste de l’Alliance. Bien entendu, ce déploiement préalable pourrait ne pas être réalisé pour préserver la « surprise » ou l’apparente « non préméditation » du tir, mais avec d’avantage de risques qu’un pays européen ne s’engage militairement en Ukraine, s’estimant en droit d’aider l’Ukraine tout en étant protégé lui-même par le « parapluie nucléaire » de l’Alliance. Quant à la volonté « automatique » de l’OTAN de frapper la Russie en cas de tir nucléaire sur l’Ukraine, là encore il ne faut pas la surestimer, même si un cavalier seul américain demeure possible. L’obtention d’un consensus atlantique prendrait, à minima, des jours, qui seraient mis à profit par de nombreux États pour tout faire pour désamorcer la crise.
La stabilité intérieure du régime reste un point clé dans toute action de la part de Moscou. Le contrôle scrupuleux du narratif est essentiel pour parer à toute déstabilisation. Cela plaide pour une action qui soit parfaitement maitrisée, donc assez préméditée, forcément collégiale dans sa décision. Il faut souligner que cet effet recherché de stabilité intérieure est capital, mais plutôt facile à obtenir. Il y a objectivement pour l’heure peu de risques de soulèvement de la part de la population russe, qui oscille entre atonie, fuite à l’étranger et soumission au régime. Les réactions hostiles intérieures seraient plutôt à craindre de la part des forces militaires russes, qui pourraient ne pas vouloir « suivre » le régime. Elles pourraient — paradoxalement — obtempérer à un ordre de tir pour ne pas fragiliser la crédibilité de la chaine de commandement, tout en exerçant immédiatement une forme de rétorsion contre Vladimir Poutine qui serait allé « trop loin ». Le Kremlin devrait donc s’assurer de la bonne acceptation du scénario d’emploi, à la différence du plan du 24 février, qui avait été manifestement dissimulé à une grande partie de la chaine de commandement mais qui n’était pas (en apparence) porteur d’une menace existentielle pour le devenir des forces armées russes.
La préservation de la relation avec la Chine et, dans une moindre mesure des relations avec les grands pays émergents qui pour l’heure observent une neutralité « d’opportunisme économique » est également un sujet très sensible. Moscou ne peut en aucun cas se permettre de perdre son lien avec Pékin, la Chine seule pouvant se substituer en partie aux pays occidentaux pour la fourniture d’une partie des biens technologiques critiques. Or le pays est attaché à sa doctrine de non emploi en premier de l’arme nucléaire et à une rhétorique très responsable, non agressive et soutenant le désarmement, même si cela devient de plus en plus difficilement conciliable avec l’expansion quantitative et qualitative de son arsenal nucléaire. Il ne faut pas néanmoins surestimer les risques de rupture « automatique » en cas d’emploi de l’arme nucléaire russe. Pékin a, depuis le début de la crise en Ukraine, montré une certaine prudence dans ses mouvements diplomatiques. Attaché au respect des frontières et à la non-ingérence dans les affaires intérieures, la Chine est par-dessous tout soucieuse de maintenir ses liens avec la Russie pour l’importation de matières premières et d’énergie et pour ses partenariats de défense, mais aussi avec l’Occident pour ses exportations de biens manufacturés. Là encore, tout dépendrait de la capacité de la Russie à justifier l’emploi de l’arme nucléaire tout en maîtrisant ses effets, notamment sur des tiers. C’est vrai pour la Chine, mais aussi pour tous les autres pays émergents que l’ont peut séparer en deux cercles : les grands partenaires dont le soutien ou à minima l’abstention est nécessaire à Moscou (Iran, Brésil, Inde,…) et la masse des membres de l’Assemblée générale des Nations unies, que la Russie tentera de maintenir dans l’indifférence, notamment via le chantage aux exportations de céréales et d’énergie, mais sans que cela soit une question existentielle.
Concernant les effets collatéraux et les dégâts humanitaires de l’arme nucléaire, la Russie a montré depuis le début de la guerre qu’elle ne reculait pas devant le crime et l’horreur. Mais l’usage de l’arme nucléaire promet des risques potentiels d’une toute autre magnitude si des populations civiles sont ciblées. En particulier, la planification de la frappe russe devrait pour limiter les risques d’escalade être très attentive aux dégâts collatéraux hors de l’Ukraine, sur les pays limitrophes, membres ou non de l’OTAN. De même, des dégâts sur l’armée russe ou le territoire russe pourraient avoir un impact sur la situation intérieure. Enfin, s’il est peu probable qu’une stratégie d’extermination soit poursuivie, les dégâts indirects résultant de l’usage d’une arme nucléaire ne ciblant pas les populations spécifiquement ne peuvent être écartés sans évaluation (rupture des services essentiels, désorganisation, saturation des systèmes de soin, …etc.).
Reste la question de l’amélioration de la situation stratégique de la Russie. Car au final, c’est bien ce qui serait le mobile principal. Tous les autres effets recherchés, même s’ils sont sans doute prioritaires, sont défensifs : préserver des relations, ne pas s’engager dans une escalade. L’emploi de l’arme, au contraire, sera présumé comme (espérant) améliorer la situation russe au regard de son invasion en Ukraine, soit en conférant un avantage offensif, soit en mettant un terme à une détérioration de la situation.
Cette amélioration passerait par l’obtention d’un changement d’état radical : arrêt immédiat d’une offensive en cours qui menace d’effondrement tout ou partie de l’armée russe, sanctuarisation territoriale efficace, neutralisation significative des capacités militaires ukrainiennes, soumission du gouvernement ukrainien, retrait de ses soutiens internationaux, voire neutralisation des capacités socio-économiques de l’Ukraine à poursuivre la guerre en dépit de ses soutiens et de ses succès militaires. On notera, d’emblée, que pour l’heure Vladimir Poutine peut espérer encore atteindre la plupart de ces effets « par d’autres moyens » dans la durée et que la Russie, même affaiblie sur le plan économique et militaire n’est nullement, en janvier 2023, « à court d’options autres que nucléaires ».
Éléments techniques des scénarios d’emploi
La Russie dispose d’un vaste arsenal nucléaire, mais les informations en sources ouvertes sont assez lacunaires sur les forces non stratégiques : si les mécanismes et traités de maîtrise des armements ont permis, par les mesures de transparence et de vérification, de parvenir à une certaine clarté sur les capacités des forces stratégiques, le flou demeure quant aux caractéristiques des armes et forces qui par leur portée et/ou leur typologie sont exclues des traités signés par la Russie.
De manière simplifiée, on retiendra que la Russie dispose — sur le papier — d’environ 1900 têtes « non stratégiques », de modèles et de puissance très variées : armes à fission, armes thermonucléaires, voire armes à rayonnement renforcé (dîtes « à neutrons »). Ces armes sont pour la plupart anciennes, voire très anciennes, ce qui pose la question de leur fiabilité. On considèrera néanmoins que la Russie pourrait facilement disposer d’un nombre d’engins suffisant pour les scénarios évalués. Ces armes sont pour la plupart destinées à être mises en œuvre par des vecteurs « duaux », capables d’emploi d’armes conventionnelles ou nucléaires : avions d’attaque, navires de surface, sous-marins d’attaque, systèmes terrestres de missiles balistiques ou de croisière, voire systèmes d’artillerie conventionnelle. La puissance de certaines armes est sans doute modulable, à l’image d’autres armes occidentales, et l’hypothèse retenue sera l’emploi d’armes d’une puissance dans la gamme « de 1 à 100 kilotonnes » (pour mémoire Hiroshima : ~13-18 kt).
On notera que, si les forces stratégiques sont très surveillées par les moyens de renseignement occidentaux, on peut penser que cette surveillance ne vas pas jusqu’à la connaissance exhaustive, en temps réel, de la localisation et de l’éventuel mouvement de chaque tête nucléaire de ce parc « ancillaire ». En particulier, certaines armes de la flotte de la Mer noire à Sébastopol peuvent sans doute être embarquées ou débarquées à bord de missiles duaux sans que le suivi ne soit aussi aisé et immédiat que celui de l’appareillage des sous-marins nucléaires lanceurs d’engin ou du mouvement de têtes nucléaires stratégiques couvertes par les mécanismes des traités bilatéraux avec les Etats-Unis. Et leur mise en œuvre n’implique sans doute pas l’activation des mêmes mécanismes que le reste des forces stratégiques (mise à l’abri des décideurs, envol de certains aéronefs, changement de posture des forces de défense aériennes, etc.).
Comme précisé plus haut, un des critères essentiels d’emploi serait pour la Russie la certitude du succès dans l’emploi de l’arme. L’interception éventuelle par la défense antiaérienne ukrainienne d’un vecteur russe emportant une arme nucléaire au dessus de l’Ukraine aurait des effets désastreux dans la mesure où le coût politique de la rupture du tabou devrait être « payé », sans aucun effet produit. La crédibilité des forces nucléaires russes serait en jeu et l’attribution à la Russie de la tentative se ferait sans difficulté, les « débris » d’une arme nucléaire étant très spécifiques. Les scénarios se concentreront donc sur des situations où la mise en œuvre pourrait se faire sans trop de risques d’échec. On notera ainsi, en creux, des pistes possibles d’aide à l’Ukraine pour réduire ces possibles « fenêtres de tir », notamment au niveau de la défense antibalistique : même une capacité limitée de défense ABM fait peser un risque d’échec sur une frappe, ce qui accroit l’incertitude et donc est à même de décourager la frappe.
Pour ce qui est des effets de l’arme nucléaire, on rappellera que le premier effet recherché est la capacité instantanée de destruction sur une vaste zone, par effet de chaleur, de pression et de rayonnement. La production d’une impulsion électromagnétique significative est à prendre en compte, de même que la production de retombées radioactives, plus ou moins fortes, sous la forme principalement de produits d’activation (poussières et débris rendus radioactifs par le rayonnement de l’explosion) ainsi que d’une quantité limitée de produits de fission et de matières fissiles non fissionnées. Les effets produits par l’arme dépendent bien entendu de son type et de sa puissance, mais aussi de ses conditions d’explosion : un tir très près du sol produit une importante quantité de retombées mais s’accompagne de destructions moindres. Un tir en altitude permet d’optimiser les destructions, tout en limitant les retombées radioactives. Un tir en très haute altitude optimise l’impulsion électromagnétique, sans effet de souffle au sol ni retombées significatives (mais occasionne des dommages potentiels sur les objets en orbite). Ajoutons que, sur le plan symbolique, seul un tir relativement près de la surface produit un « champignon atomique », avec une différence de forme marquée entre le tir à la surface de la mer et de la terre. Or la symbolique peut être recherchée, notamment dans un tir de « sidération ».
Il n’a pas été envisagé de scénario d’emploi de l’arme nucléaire sur le champ de bataille dans le cadre d’un schéma « tactique » de percée du front. D’une part la densité des troupes sur le théâtre ukrainien est très faible et l’étalement dans la profondeur important, ce qui demanderait d’utiliser de nombreuses armes (plusieurs dizaines) pour obtenir une percée significative. D’autre part, cela supposerait une armée russe capable de manœuvrer en environnement très radioactif, ce qui n’est sans doute plus le cas vu les pertes et la désorganisation subies depuis février 2022.
Ces éléments de cadrage étant posés, les scénarios d’emploi peuvent être évoqués, avec à chaque fois une description de l’usage, des armes mises en œuvre, et de l’impact sur l’état final recherché.
Scénario 1 — « stupeur en Mer noire »
C’est un des scénarios fréquemment évoqués ; le tir par la Russie d’une arme nucléaire dans les eaux de la Mer noire, afin de « montrer sa détermination ». On notera qu’un tel tir, s’il est effectué dans les eaux russes ou internationales, sans viser aucun objectif ni occasionner de destruction, s’apparenterait d’avantage à une forme d’essai atmosphérique qu’à un emploi militaire de l’arme : il y aurait rupture d’un « tabou », mais de manière moins radicale. Cependant, vu le trafic marchand civil en Mer noire, et notamment le trafic pétrolier depuis les ports russes, les zones de tir possibles sont limitées (la zone ouest de la Crimée étant la plus propice) et les risques sont élevés d’entrainer au moins quelques victimes civiles en mer.
L’idée serait de provoquer une forme de sidération, en Ukraine et dans le monde. Il s’agirait d’une posture résolument tournée vers l’escalade, qui appellerait un signalement stratégique fort de la part des forces russes : ce genre de tir n’a d’intérêt que pour signaler à la partie adverse qu’on est prêt à « aller plus loin ».
Pour justifier un tel tir, la Russie pourrait exiger l’arrêt immédiat de toute offensive ukrainienne contre ce qui est considéré comme « le territoire russe ». Mais outre que cela constituerait de fait un aveu de faiblesse sur le plan conventionnel, cela serait en violation avec la doctrine russe, qui ne prévoit pas de tel contexte d’emploi tant que la menace ne plane pas sur la « survie de l’État ». Enfin, l’avantage militaire immédiat serait nul, le tir étant sans effet sur les forces ukrainiennes. Un pur pari politique donc, dont le coût serait important, même s’il serait relativisé par l’absence de dégâts et des retombées très modérées.
Le tir serait un des plus aisés à effectuer par les forces russes : à l’abri depuis Sébastopol, un missile de croisière à charge nucléaire serait tiré vers un point suffisamment éloigné des côtes, un jour propice sur le plan météorologique (absence de vent, beau temps). Cependant, le risque est bien réel d’atteindre un appareil de renseignement de l’OTAN en vol dans l’espace aérien international. Cela suppose une bonne dose de prudence et de préméditation, qui implique forcément des risques de fuite et de divulgation.
Le « dosage » de la frappe serait de même très délicat, surtout s’il s’agit de provoquer une sidération. En particulier, il faudrait absolument maîtriser d’éventuelles retombées radioactives qui, même si elles seraient sans doute faibles avec une arme de quelques kilotonnes (un tir en mer produit peu de produits d’activation), seraient de nature à entrainer de fortes difficultés diplomatiques, surtout vis-à-vis des États riverains membres de l’OTAN (Roumanie, Bulgarie, Turquie). Le « pari » serait donc que le gouvernement ukrainien serait suffisamment terrifié pour se soumettre à certaines exigences russes, sans pour autant que la posture internationale ne soit trop dégradée. Il faudrait que le tir soit à la fois spectaculaire, mais aussi d’impact très limité. L’espoir dans une division des opinions européennes serait sans doute complémentaire des motivations russes, avec une campagne d’information faisant planer une menace de destruction en cas de poursuite du soutien à l’Ukraine. Le recul d’un seul gouvernement de l’Alliance serait déjà une (petite) victoire pour la Russie.
S’il n’y a pas grand-chose à faire en amont pour prévenir un tel tir, la réponse occidentale devrait être très ferme : signalement stratégique des forces nucléaires pour montrer à la Russie qu’elle aurait tout à perdre en cas de poursuite de l’escalade, resserrement des liens de l’Alliance pour éviter tout cavalier seul, manœuvre diplomatique auprès de l’Inde et de la Chine pour condamner dans les termes les plus forts la rupture du tabou et encourager à la rupture avec Moscou, déploiement de forces antibalistiques de théâtre, au sol et en mer, pour montrer la détermination de l’OTAN à résister au chantage nucléaire. Mais, bien entendu, se poserait comme toujours la question « jusqu’où aider et défendre l’Ukraine » ? On ne peut exclure qu’un tel scénario diviserait profondément la communauté occidentale. Ce serait un test assez ultime des liens transatlantiques.
Compte tenu de l’absence d’effet militaire direct sur la situation stratégique, des aléas politiques et techniques et du risque diplomatique, un tel pari semble néanmoins vraiment très risqué et ce scénario est sans doute le moins probable de ceux retenus ici, même s’il est fréquemment évoqué dans les médias.
Zones possible de tir (cercles rouge) au large de la Crimée, loin de tout trafic marchand, dans les eaux internationales.
Scénario 2 — « isthme de Crimée »
Ce scénario répondrait à une invasion en cours de la Crimée par l’Ukraine qui, après des succès sur le champ de bataille, s’estimerait en capacité et en droit de reprendre la péninsule qui fut annexée par la Russie en 2014 au mépris du droit international. Il devrait là encore être précédé par une série d’ultimatums, exigeant que l’Ukraine cesse son offensive sur le « territoire russe ». Cela impliquerait d’admettre que la perte de la Crimée menacerait la « survie » de l’État russe, mais aussi que les options conventionnelles pour la défendre sont épuisées.
La Crimée tient une place indiscutablement particulière dans la longue liste des menées de Vladimir Poutine depuis sa prise de pouvoir, à la fois sur le plan symbolique, mais aussi — surtout — sur le plan stratégique. La péninsule est au cœur du dispositif russe d’agression de l’Ukraine. Elle permet le blocus maritime des côtes ukrainiennes de la Mer Noire, la maîtrise de la Mer d’Azov, elle a servi de tremplin à l’invasion du sud du pays et constitue un axe logistique crucial, elle est un coin enfoncé sur le flanc de l’Ukraine, qui permet des raids aériens, des tirs de missiles et une surveillance aérienne dans la profondeur. Sa perte serait indéniablement un affront majeur au pouvoir russe, mais surtout un désastre pour son dispositif militaire. On ne peut donc exclure qu’elle constitue dans l’esprit des dirigeants du Kremlin un intérêt vital dont la perte pourrait être une menace pour (l’idée qu’ils se font de) « la survie de l’État » et donc justifier sur le plan doctrinal à minima un changement de posture et au bout du compte un emploi de l’arme nucléaire.
L’invasion de la Crimée pourrait donc servir à la fois de justification, mais aussi de théâtre à un emploi en premier in situ, dont l’ambition serait de matérialiser par l’atome une ligne rouge définitive.
Concrètement, le risque d’interception de l’arme en cas de tir sur une zone proche du champ de bataille plaide plutôt pour la mise en œuvre d’un missile balistique de type « Iskander-K », dont la charge nucléaire est estimée entre 10 et 50kt.
Simulation d’un tir de 50kt sur l’isthme de Crimée par vent d’ouest, via https://nuclearsecrecy.com/nukemap/ avec représentation de la zone de destruction (cercles concentriques) et des retombées radioactives (plume ouest-est). Les cercles concentriques indiquent les effets destructifs de l’arme employée. Le cercle jaune est le diamètre de la boule de feu, le cercle vert celui de la zone d’irradiation immédiate fatale, et le cercle gris montre la zone de destruction de la plupart des bâtiments par effet de souffle.
Simulation d’un tir de 50kt sur l’isthme de Crimée par vent d’ouest, via https://nuclearsecrecy.com/nukemap/ avec représentation de la zone de destruction (cercles concentriques) et des retombées radioactives (plume ouest-est). Les cercles concentriques indiquent les effets destructifs de l’arme employée. Le cercle jaune est le diamètre de la boule de feu, le cercle vert celui de la zone d’irradiation immédiate fatale, et le cercle gris montre la zone de destruction de la plupart des bâtiments par effet de souffle.
L’effet recherché ici serait à la fois la sidération, mais pourrait être aussi la formation d’une forme de « barrage » de retombées radioactives isolant la Crimée du reste de l’Ukraine par un tir près de la surface du sol. La qualité du barrage serait dépendante de l’orientation du vent au moment des retombées et un vent de secteur ouest ou est semble préférable. Les observations du régime des vents en Mer Noire suggèrent toutefois que les vents d’ouest sont plus rares que les vents d’est. En revanche, le caractère changeant de l’orientation des vents rend la fiabilité de la mise en œuvre de ce « barrage » très aléatoire.
A l’opposé, l’utilisation d’un vent orienté dans l’axe logistique ukrainien s’éloignerait de l’idée du « barrage » protégeant le territoire russe, pour viser l’irradiation par retombées du dispositif adverse et donc son évacuation immédiate. Il faut souligner que, dans tous les cas, l’attaque ne provoquerait sans doute de manière instantanée que quelques centaines de morts, avec un impact militaire immédiat très limité, détruisant quelques dizaines de véhicules tout au plus. L’effet de panique pourrait être très important et le commandement ukrainien pourrait être confronté à la perte de contrôle temporaire de plusieurs unités bien au-delà de la zone d’impact. La désorganisation serait cependant sans doute de courte durée. L’impulsion électromagnétique se situant très près du sol serait également d’un impact très limité, se recoupant sans doute avec la zone des effets destructifs.
Sur le plan militaire, il ne fait pas de doutes que l’attaque provoquerait un arrêt immédiat de l’offensive ukrainienne. Mais il faut également garder à l’esprit que les retombées radioactives sont plutôt rapides, surtout en cas de pluie. Si les sols seraient contaminés pour longtemps par les produits de fission et les matières fissiles, la radioactivité des produits d’activation serait assez limitée dans le temps. Une arme nucléaire moderne emportant quelques kilos de plutonium, la quantité de matières radioactives à longue durée de vie serait dans tous les cas très faible. La conséquence opérationnelle serait que, passé le moment de stupeur, l’offensive ukrainienne pourrait reprendre sans trop de risques, à condition que soient mises en place des mesures de défense NRBC de base (décontamination, conduite des véhicules en surpression, limitation des tirs explosifs par temps sec dans la zone contaminée). Les risques radiologiques seraient rapidement très faibles pour les combattants, infiniment plus faibles que les risques conventionnels sur le champ de bataille, même à long terme.
La Russie aurait donc violé le tabou nucléaire pour arrêter une attaque contre la Crimée, mais avec un impact militaire direct très limité sur les forces adverses, et une durée d’effet faible. Le narratif pourrait toutefois être préservé vis-à-vis de Pékin. La Chine qui, tout en condamnant symboliquement le recours « aux armes nucléaires et à la menace de leur emploi » par toute puissance, n’irait sans doute pas jusqu’à couper tous les liens avec Moscou. Tout en constituant un aveu de faiblesse sur le plan conventionnel, le tir russe pourrait s’inscrire dans un narratif intérieur de défense de la mère patrie. En revanche, un tel usage comporterait des risques évidents d’escalade conventionnelle de la part des Etats voisins, de même qu’une certitude de l’accroissement des sanctions. La panique d’une partie des opinions européennes pourrait là encore survenir, et ce serait un test pour les gouvernements occidentaux dans leur capacité à rassurer contre les risques d’escalade et les impacts radiologiques, faibles dans les deux cas. La maîtrise de l’escalade ne serait pas très différente d’un tir au dessus de la mer, à condition que les victimes soient peu nombreuses et essentiellement militaires.
Le seul facteur de succès durable pour la Russie serait la démonstration concrète d’une détermination sans failles de conserver la Crimée dans le cadre de négociations qui pourraient être poussées par certains États non alignés ou soutiens fragiles de l’Ukraine à la faveur de la « sidération ».
À plus long terme, un des effets de bord les plus risqués d’un tel tir serait que Moscou aurait « payé » le coût de la rupture du tabou nucléaire pour un effet destructif modeste. D’autres pays pourraient être enclins à un nouvel emploi sur le champ de bataille, considérant que l’arme nucléaire serait redevenue une arme d’emploi « comme une autre » à condition de se tenir loin des zones urbaines.
La probabilité de ce scénario est tout de même faible, mais dépend de la volonté de Vladimir Poutine d’aller « jusqu’au bout » pour conserver la Crimée. Dans tous les cas, il semble bien que la Crimée soit, sur le théâtre ukrainien, le seul vrai enjeu qui puisse justifier pour l’heure un changement de posture dissuasive et/ou un emploi de l’arme nucléaire qui soit approchant des cas prévus par la doctrine russe.
Scénario 3 – « paralyser l’armée ukrainienne »
Si les frappes sur la ligne de front dans le cadre d’une manœuvre offensive semblent bien improbables, voire ingérables pour l’armée russe, une série de frappes nucléaires pourraient viser des centres de commandement et des dépôts logistiques ukrainiens, notamment ceux qui concentrent munitions et matériels issus de l’aide occidentale.
La justification doctrinale pourrait être là encore liée à une menace sur la Crimée, mais son ampleur impliquerait un contexte encore plus dégradé pour la Russie, comme un effondrement généralisé du front et la perte du Donbass. Couplé ou non à quelques tirs tactiques de sidération sur la ligne de front comme le scénario précédent, il s’agirait ici avant tout de provoquer une hypoxie immédiate des forces ukrainiennes de première ligne.
Un tel scénario impliquerait l’utilisation simultanée de nombreuses armes nucléaires de faible puissance, mise en œuvre par missiles balistiques pour limiter les risques d’interception, le tout dans le cadre d’un grand raid impliquant de gros moyens conventionnels aériens. L’intérêt serait de neutraliser de manière certaine des cibles trop grandes, durcies ou trop bien défendues contre les attaques conventionnelles : grandes bases militaires, centrales électriques ou aérodromes notamment.
Afin de produire des effets militaires significatifs, le renseignement militaire russe devrait disposer d’une vision très fiable des installations ukrainiennes et d’une vision systémique du fonctionnement de la structure de commandement et des chaines logistiques afin de limiter les frappes aux nœuds les plus critiques. Plus le nombre d’armes employées serait grand et plus le coût politique serait élevé. En outre, la plupart des grandes installations militaires sont situées en périphérie de centres urbains. Cela supposerait d’assumer de tuer des milliers de civils, même de manière « collatérale ».
L’effet obtenu, une désorganisation significative des arrières de l’armée ukrainienne, serait forcément temporaire. Le corps de bataille serait fragilisé, mais nullement vaincu. Passé le moment de sidération, l’organisation serait reconstituée peu à peu sur des bases secondaires, mieux camouflées. Ce genre d’opération, non reproductible, n’aurait d’intérêt que si elle est exploitée immédiatement par une offensive au sol, ce dont semble actuellement bien incapable l’armée russe.
Simulation d’une explosion au sol de 5 kt ciblant la base aérienne de Lutsk. Dans ces conditions, les pertes civiles dans la ville voisine de 220 000 habitants seraient au moins d’un millier de morts immédiats et plusieurs milliers de blessés et d’irradiés. Selon l’orientation du vent, les retombées radioactives pourraient être bien plus sévères.
Bien entendu, s’il survient dans un contexte d’effondrement de l’armée russe, ce scénario aurait sans doute au moins le mérite d’arrêter toute offensive ukrainienne, Kyiv ayant sans doute la sagesse de le faire et ses soutiens lui demandant immédiatement un tel arrêt.
Ce scénario mettant en œuvre de nombreuses armes nucléaires (5 ? 10 ? 15 ?) serait de loin le plus couteux politiquement, notamment vis-à-vis de la Chine. La rupture avec Pékin dans ce cas de figure serait sans doute inéluctable, de même que la mise au ban de la Russie par l’ensemble des pays du globe. Même en invoquant comme dans le scénario précédent une menace sur la Crimée ou un effondrement militaire, il semble tout de même bien improbable à ce stade du conflit.
L’amélioration obtenue de la situation stratégique serait fort couteuse politiquement et ne produirait qu’un effet bien temporaire au prix d’une détérioration définitive de la situation diplomatique. Sans parler des risques d’escalade avec l’OTAN dans de telles circonstances, qui seraient maximums, la frontière avec l’impression que le pouvoir russe a « perdu l’esprit » étant ici ténue.
Scénario 4 – « IEM sur l’Ukraine »
L’hypothèse d’un emploi offensif d’une impulsions électromagnétique (IEM) revient parfois quand on évoque les scénarios nucléaires. Même s’il est techniquement peu probable, il est militairement intéressant et mérite qu’on s’y attarde, ne serait-ce que pour dissiper quelques idées reçues. Les IEM sont des émissions, généralement brèves mais intenses, d’ondes électromagnétiques, capables si elles sont initiées en très haute altitude, de détruire une large gamme d’équipements électriques et électroniques, potentiellement bien au-delà des zones d’effet de souffle de l’explosion qui les initierait. Des impulsions électromagnétiques naturelles existent que cela soit par décharge électrostatique due à la foudre ou par vent solaire. Les IEM produites par les armes nucléaires sont formées de trois vagues successives d’ondes, à très haute fréquence, fréquence moyenne et basse fréquence.
L’IEM d’origine nucléaire la plus connue fut produite en juillet 1962 par le test thermonucléaire américain d’une arme W49 de 1,4 mégatonne (1 400 kt) détonnée à 400 km d’altitude au dessus de l’atoll Johnston, dans l’océan Pacifique. Si l’explosion n’occasionna ni dégâts au sol ni retombées radioactives du fait de son altitude, l’IEM produite dépassa largement l’ampleur prévue et ses effets se firent ressentir jusqu’à Hawaii, à plus de 1 300 km. Des dégâts mineurs furent observés sur l’éclairage public et la téléphonie. Mais en 1962, le taux d’équipement électronique des îles Hawaï était bien moindre qu’il peut l’être en Ukraine actuellement. Un total de (selon les sources) sept ou neuf satellites artificiels furent également mis hors service par la ceinture électromagnétique résultante, qui demeura active plusieurs années.
L’URSS de son côté avait expérimenté le concept d’IEM au dessus du Kazakhstan, procédant à sept tirs entre septembre 1961 et novembre 1962 à des altitudes comprises entre 23 et 300 km. Le test 184, dont une partie des résultats furent communiqués par les Soviétiques, parvint à endommager des lignes électriques enterrées de 90 cm dans le sol, via le train d’ondes à basse fréquence. Des dommages furent infligés à plus de 1 000 km de l’explosion à des équipements électriques et électroniques. Ils suggèrent que, au-delà de la destruction instantanée des appareils électroniques non protégé par le train d’ondes à haute fréquence, des dégâts les plus substantiels seraient subits par les infrastructures électriques. L’emploi éventuel d’IEM dans le cadre d’un conflit de haute intensité fut envisagé pendant la Guerre froide, notamment par les Soviétiques, conscients de la plus grande dépendance des Occidentaux à l’électronique de pointe. Dans un rapport de la Task Force consacrée aux IEM publié en 2021 et intitulé « Russia : EMP threat », les Etats-Unis accusent la Russie de disposer d’armes à IEM non nucléaires, mais aussi d’ogives de faible puissance (10kt) capables d’un grand rayonnement gamma, et optimisées pour la formation d’IEM plus resserrées (et donc censément plus utilisables).
L’impact d’une IEM au dessus de l’Ukraine s’inscrirait parfaitement dans la campagne actuelle menée par Vladimir Poutine contre les infrastructures du pays. Ayant détruit une partie du réseau électrique et des installations de production d’énergie, la campagne de frappes russes a manifestement l’intention de rendre la vie impossible à la population ukrainienne, privée d’électricité, d’eau et de chauffage en plein hiver. Si l’impact moral est incertain, et peut même contribuer à renforcer la détermination de la population, cela favorise aussi l’exode des réfugiés et a un impact direct sur la capacité matérielle du pays à soutenir l’effort de guerre depuis l’arrière, mais aussi plus globalement sur la possibilité de poursuivre des activités sociales et économiques « normales » (éducation, services publics, économie générale). Face à cette offensive, les pays occidentaux ont annoncé l’envoi de nombreux systèmes antiaériens capables d’abattre les missiles et drones mis en œuvre par la Russie. S’il est indéniable que la campagne se poursuit pour l’heure avec quelques succès au moyen d’engins « bas du spectre » (drones iraniens notamment), le taux d’interception des attaques russes est élevé (de 60% à 80% selon les raids) et le renforcement des défenses antiaériennes ukrainiennes devrait permettre de limiter l’impact de ce qui constitue un des derniers modes offensifs russes ayant quelques succès. L’usage d’une IEM pourrait donc apparaitre aux yeux de Vladimir Poutine comme sa meilleure option pour parvenir à ses fins sur le plan économique.
D’après les différents documents disponibles sur le sujet et notamment « Nuclear EMP Attack Scenarios » de P.V. Pry, la plus « petite » IEM utilisable sans retombées radioactives ni effet de souffle serait créée par l’explosion d’un engin nucléaire adapté à une altitude minimale d’une trentaine de kilomètres. Une altitude plus faible ne permettrait pas de créer une IEM ayant un effet significatif tout en entrainant des retombées radioactives et des effets de souffle indésirables. L’IEM ainsi produite aurait un rayon minimum d’environ 300km, quelle que soit la puissance de l’arme utilisée. En revanche, la puissance de l’IEM serait proportionnelle à la puissance de l’explosion. Des charges nucléaires optimisées pour le rayonnement gamma permettraient en outre de produire une IEM très puissante pour une relativement petite explosion nucléaire. On peut conjecturer que la Russie, de part l’historique des tests soviétiques au Kazakhstan et de ses capacités de simulation, pourrait disposer d’un savoir-faire adéquat pour moduler la taille de la zone qui serait soumise aux effets électromagnétiques les plus intenses. C’est la principale difficulté, compte tenu du voisinage de la cible ukrainienne, coincée entre le territoire russe et les pays de l’OTAN. Il semble également souhaitable d’éviter de frapper les satellites artificiels en orbite au dessus de l’Ukraine au moment du tir, ce qui serait porteur de risques d’escalade. Les États-Unis ont ainsi déjà pris position en 2021 pour indiquer que l’accès libre à l’espace était un « intérêt national vital », avec implicitement des conséquences sur le plan de la dissuasion.
Il semble également souhaitable de ne pas frapper une centrale électronucléaire en activité (les six tranches de Zaporijjia sont actuellement en arrêt froid ou chaud, ce qui poserait moins de risques). Seule la centrale « sud Ukraine » (Oblast de Mykolaïv) serait actuellement située dans la zone la plus sensible pour un tir d’IEM. En traçant une ligne jusqu’à la frontière biélorusse, on atteint un diamètre maximum de 450 km, ce qui est un peu juste. Tout dépend, en somme, des capacités russes réelles en la matière, que rien dans les sources ouvertes ne permet vraiment d’évaluer.
Hypothèse d’IEM sur l’Ukraine – le cercle intérieur représente le diamètre maximal exploitable sans toucher une centrale nucléaire active tout en infligeant d’importants dommages aux équipements électriques des zones urbaines (225km de rayon). Le grand cercle (600km de rayon) représente le diamètre minimum d’une IEM créée à 30km d’altitude. Les dommages potentiels s’étendraient à toute la Moldavie, la Crimée, une partie de la Pologne, l’essentiel du territoire biélorusse et d’importants territoires russes, mais pourraient être limités en fonction de la taille de l’arme utilisée pour l’explosion initiant l’IEM.
La difficulté principale consisterait pour la Russie à doser une explosion assez forte pour causer d’importants dommages dans un cercle réduit, tout en limitant les dommages collatéraux. Une IEM n’est pas seulement capable de détruire les équipements électroniques et les circuits intégrés. De part sa longueur d’onde et la quantité d’énergie qu’elle transmet, elle peut faire fondre les transformateurs et couper les longues lignes électriques, même enterrées. Un tel tir sur l’Ukraine aurait des effets considérables, sur les plans civils et militaires : une large part du pays, dont la capitale, serait instantanément dans le « black out », sans moyens de communication, sans électricité, pour ainsi dire sans véhicules. De nombreux incendies seraient allumés partout qui ne pourraient pas être combattus, les services essentiels seraient paralysés, des mouvements de panique importants auraient lieu, et une grande partie des communications militaires seraient coupées.
Selon les capacités réelles de la Russie, il est possible que le pays puisse mettre en œuvre plusieurs IEM de plus petite taille, créées par des armes nucléaires de plus faible puissance, et dont l’effet serait plus dirigé. Avec une demi-douzaine d’ogives de 2 ou 3 kt à rayonnement renforcé explosant à plus basse altitude, les dommages pourraient également être considérables mais limités au territoire ukrainien. En contrepartie, les effets directs de l’irradiation et les retombées radioactives pourraient être plus significatives.
La plus grande incertitude demeurant sur le plan technique, sur les capacités russes réelles et sur le taux de confiance de Moscou envers ce qui reste un mode d’action jamais éprouvé de manière concrète font que le cumul d’aléas est tout de même assez important.
L’usage d’une IEM contre l’Ukraine pourrait être présenté par le Kremlin comme ne constituant pas « vraiment » une rupture du tabou de l’usage de l’arme nucléaire au sens courant du terme, puisqu’il aurait lieu à une altitude trop élevée pour entrainer destructions directes et retombées radioactives. Le narratif autour de la doctrine pourrait être préservé et la Russie pourrait prétendre toujours agir dans le cadre de son « opération spéciale ». Le tir étant effectué à l’aide d’un missile balistique à portée intermédiaire ou courte, il ne déclencherait pas d’alerte particulière chez les États dotés. En revanche, à l’avenir, tout tir balistique, même à faible portée, pourrait être considéré comme porteur d’une IEM, ce qui accroitrait immédiatement de manière considérable les tensions entre puissances nucléaires en cas d’usage de missiles balistiques, même prétendument à ogive conventionnelle.
Ce scénario — le plus spéculatif — n’est sans doute pas très « probable », au sens où il est très délicat à réaliser, suppose des capacités russes que rien ne permet de valider à ce jour et est porteur de nombreux risques d’escalade avec les puissances occidentales, notamment en fonction de son impact sur les satellites artificiels et de ses effets de bord potentiels. Il est aussi celui qui pourrait impacter le plus négativement le territoire russe et les moyens militaires présents en Crimée. Mais il pourrait permettre de préserver les relations avec la Chine et les autres pays émergents un peu mieux que les usages plus « classiques » de l’arme nucléaire et — surtout — serait sans doute celui qui contribuerait le plus à améliorer la situation stratégique de la Russie : l’Ukraine serait paralysée pendant de longues semaines, ses infrastructures électriques sinistrées et sa société pour ainsi dire à genoux. Les sociétés industrialisées modernes sont totalement dépendantes de l’électricité pour tous les services de base, l’éducation, l’alimentation, le système de santé, le chauffage, les transports, l’eau courante… Sans électricité et sans moyens de réparer les infrastructures, des millions d’Ukrainiens seraient contraints d’évacuer en urgence leur pays et l’armée ukrainienne serait de manière instantanée « coupée » de ses arrières, ce qui causerait de gros problèmes logistiques, de communications, de commandement et de moral.
Pour l’heure, la Russie peut poursuivre sa campagne de frappes conventionnelle et viser le même résultat « à petits feux » et à moindre coût sur le plan diplomatique. Un tel scénario ne deviendrait souhaitable pour le Kremlin qu’à deux conditions cumulatives : parce que les moyens conventionnels ne parviennent plus à infliger des dommages substantiels à l’Ukraine (renforcement des défenses) et parce qu’un sentiment d’urgence semble justifier une escalade dans les moyens mis en œuvre pour mettre le pays à genoux.
Conclusion — un emploi décidément peu probable
On le voit, dans tous les cas les risques sont toujours très significatifs au regard de l’amélioration de la situation obtenue et des risques collatéraux. Même si le scénario d’engagement de l’arme en « défense de la Crimée » semble le moins improbable au regard de la doctrine et des enjeux, la probabilité finale d’emploi de l’arme nucléaire par la Russie reste très faible, au regard de la simple difficulté d’atteindre des objectifs utiles par ce biais. Le coût politique et diplomatique et les risques de déstabilisation et d’escalade sont toujours assez élevés, au regard de gains stratégiques qui semblent dans la plupart des cas bien ténus et transitoires.
Cet exercice prospectif est donc plutôt rassurant, même s’il complexifie encore la question de la Crimée — indéniablement ukrainienne en droit mais sans doute perçue par Vladimir Poutine comme un pivot de son dispositif. Il permet tout de même de conforter les analyses qui considèrent que, dans l’immédiat, la Russie aurait bien plus à perdre qu’à gagner à un usage de quelques armes nucléaires. Les moyens conventionnels dont dispose encore Moscou pour poursuivre son agression contre l’Ukraine sont, hélas, encore nombreux et l’économie russe, si elle présente quelques difficultés, ne semble nullement au bord de l’effondrement. On ne peut pas en dire autant de l’Ukraine sur ce plan, malgré la détermination de son peuple et de son armée.
Ces constats nous renvoient également aux limites de l’arme nucléaire et au besoin de disposer de forces conventionnelles en nombre et en qualité pour faire face aux très nombreux cas de figure pour lesquels l’arme nucléaire ne sert à rien ou est porteuse de trop de risques pour être employée au regard des gains espérés. Même si on ne peut sans doute pas réduire la dissuasion nucléaire à l’aphorisme « l’atome ne dissuade que de l’atome », il y a sans doute peu de cas conventionnels qui justifient un emploi en premier de la part de la Russie, qui bénéficie d’une grande profondeur stratégique et de forces nombreuses et diversifiées, et qui ne peut donc pas facilement être placée dans une situation de mise en jeu de la survie de l’État ou être désarmée par surprise.
Le pouvoir neutralisant de l’arme atomique joue à plein dans ce conflit, qui est une guerre totalement conventionnelle et pleinement inscrite dans l’âge nucléaire : de par l’existence de son arsenal nucléaire, la Russie ne peut espérer vaincre, mais peut difficilement être totalement vaincue. L’arme nucléaire, pour l’heure, sert surtout à Moscou pour limiter les options pouvant être envisagées contre la Russie. La sanctuarisation agressive joue, de manière offensive mais en fait surtout défensive. En revanche, on voit clairement les options qui existent pour se préparer à un tel scénario et en diminuer la probabilité et l’impact : le renforcement, même limité, des capacités antibalistiques ukrainiennes accroitrait l’aléa d’éventuelles frappes nucléaires russes, dont un échec serait désastreux. Le renforcement de la défense NRBC de l’Ukraine permettrait d’envoyer le signal à Moscou que tout risque de panique serait maîtrisé par les soutiens du pays. Le dialogue stratégique avec les pays émergents est crucial pour contrer tout narratif russe. Enfin, le maintien par l’OTAN d’une posture résolue, défensive et comportant la bonne dose d’ambigüité stratégique aux frontières de la Russie constitue certainement le meilleur facteur de prévention de toute dérive.
Stéphane Audrand* est consultant indépendant spécialiste de la maîtrise des risques en secteurs sensibles. Titulaire de masters d’Histoire et de Sécurité Internationale des universités de Lyon II et Grenoble, il est officier de réserve dans la Marine depuis 2002. Il a rejoint l’équipe rédactionnelle de THEATRUM BELLI en décembre 2019.
Message du Président du CNE (Comité National d’Entente), Monsieur le Général Bruno Dary sur les Effectifs et pertes des « Métropolitains » et des « Africains » durant le Premier conflit mondial.
Il est triste de devoir faire un « exercice comptable » concernant les effectifs et les pertes des « Métropolitains » et des « Africains » durant le Premier conflit mondial. J’y suis cependant contraint par les déclarations idéologiques de l’acteur Omar Sy qui, à travers elles, ajoute sa touche à la grande entreprise de réécriture de l’histoire de France.
Avec la sortie du film « Tirailleurs », une polémique est en train de naître au sujet des pertes des contingents africains au cours de la 1° Guerre Mondiale. De façon à couper court à toute manipulation, vous trouverez ci-dessous un bilan des pertes humaines du côté français au cours de la 1° Guerre Mondiale ; ce bilan fait bien le point entre les Français de souche (qu’ils soient originaires de métropole ou d’Afrique du Nord) et les soldats d’origine africaine, baptisés souvent « Tirailleurs sénégalais ».
Fidèlement.
GAL Bruno DARY Président du CNE
Effectifs et les pertes des « Métropolitains » et des « Africains » durant le Premier conflit mondial.
Il est triste de devoir faire un « exercice comptable » concernant les effectifs et les pertes des « Métropolitains » et des « Africains » durant le Premier conflit mondial.
J’y suis cependant contraint par les déclarations idéologiques de l’acteur Omar Sy qui, à travers elles, ajoute sa touche à la grande entreprise de réécriture de l’histoire de France[1]. En effet, à travers l’action des Tirailleurs dits « Sénégalais » mais majoritairement venus de toute l’AOF (Afrique occidentale française), il adresse aux Français un message-postulat plus que subliminal : les Africains que vous avez utilisés comme « chair à canon » durant le Premier conflit mondial ayant permis la victoire française, leurs descendants ont des droits sur vous. Voilà donc pourquoi ils sont chez eux chez vous…
J’ai déjà répondu à cette question dans un communiqué de l’Afrique Réelle en date du 13 mai 2016 dont le titre était « La France n’a pas gagné la Première guerre mondiale grâce à l’Afrique et aux Africains ».
Au total, la France eut 8.207.000 hommes sous les drapeaux. Laissons donc parler les chiffres[2] :
1) Effectifs de Français de « souche » (Métropolitains et Français d’outre-mer et des colonies) dans l’armée française durant le Premier conflit mondial
– Durant le premier conflit mondial, 7,8 millions de Français furent mobilisés, soit 20% de la population française totale. – Parmi ces 7,8 millions de Français, figuraient 73.000 Français d’Algérie, soit 20% de toute la population « pied-noir ». – Les pertes parmi les Français métropolitains furent de 1.300 000 morts, soit 16,67% des effectifs. – Les pertes des Français d’Algérie furent de 12.000 morts, soit 16,44% des effectifs.
2) Effectifs africains
– Le Maghreb (Maroc, Algérie et Tunisie) fournit 218.000 hommes (dont 178.000 Algériens), soit 2,65% de tous les effectifs de l’armée française.- Les colonies d’Afrique noire dans leur ensemble fournirent quant à elles, 189.000 hommes, soit 2,3% de tous les effectifs de l’armée française. – Les pertes des Maghrébins combattant dans l’armée française furent de 35.900 hommes, soit 16,47% des effectifs. – Les chiffres des pertes au sein des unités composées d’Africains sud-sahariens (les Tirailleurs) sont imprécis. L’estimation haute est de 35.000 morts, soit 18,51% des effectifs ; l’estimation basse est de 30 000 morts, soit 15.87%.
Ces chiffres contredisent donc l’idée-reçue de « chair à canon » africaine d’autant plus qu’au minimum, un tiers des pertes des Tirailleurs « sénégalais » furent la conséquence de pneumonies et autres maladies dues au froid, et non à des combats. D’ailleurs, en 1917, aucune mutinerie ne se produisit dans les régiments coloniaux, qu’ils fussent composés d’Européens ou d’Africains.
Enfin, une grande confusion existe dans l’emploi du terme « Coloniaux ». Ainsi, l’héroïque 2° Corps colonial engagé à Verdun en 1916 était composé de 16 régiments (pour 254 régiments et 54 bataillons composant l’Armée française), mais ces 16 régiments étaient largement formés de Français mobilisés, dont 10 régiments de Zouaves composés majoritairement de Français d’Algérie, et du RICM (Régiment d’infanterie coloniale du Maroc), unité alors très majoritairement européenne.
Autre idée-reçue utilisée par les partisans de la culpabilisation et de son corollaire qui est « le grand remplacement » : ce serait grâce aux ressources de l’Afrique que la France fut capable de soutenir l’effort de guerre. Cette affirmation est également fausse car, durant tout le conflit, la France importa 6 millions de tonnes de marchandises diverses de son Empire et 170 millions du reste du monde.
Conclusion :
Des Tirailleurs « sénégalais » ont courageusement et même héroïquement participé aux combats de la « Grande Guerre ». Gloire à eux !
Cependant, utiliser leur mémoire pour des buts idéologiques est honteux car, durant la guerre de 1914-1918, ils ne composèrent que 2,3 % du corps de bataille français.
Bernard LUGAN
[1] Sur toute l’entreprise de falsification de l’histoire de la colonisation française on lira mon livre « Colonisation l’histoire à l’endroit .Comment la France est devenue la colonie de ses colonies » publié en 2022 [2] Faivre, M (Général)., (2006) « A la mémoire des combattants musulmans morts pour la France », La Voix du Combattant, mai 2006, p.6.