Au-delà de la blessure

Au-delà de la blessure


 

Texte lu aux arènes de Fréjus à l’occasion des cérémonies de Bazeilles 2023, dont le thème était cette année « Au-delà de la blessure ». Les blessés de l’arme des Troupes de marine ont été mis à l’honneur et ont pu mesurer à quel point la famille « colo » ne laissait personne au bord du chemin.

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Au XVIIe siècle, Louis XIV est un des premiers princes à se préoccuper des soldats blessés à son service. Pour les empêcher de tomber dans l’indigence, il crée l’hôtel des Invalides, institution destinée à traverser les âges jusqu’à nos jours et à être imitée dans le monde entier. Le rapport à la blessure en est transformé. Elle n’est plus une disgrâce ou une malédiction, mais elle appelle dès lors la reconnaissance et la guérison. Parce qu’au-delà de la blessure, il y a un homme, ou une femme.

Avec la Révolution, le peuple français renverse les trônes et bouscule l’Europe. Contre les rois ennemis, il se donne un empereur qui lève la Grande Armée, entrée dans l’histoire. Les soldats de marine participent à l’épopée. Leurs artilleurs, notamment, s’illustrent à Lutzen et à Bautzen. Mais le temps des guerres en dentelle est révolu. Les grandes batailles du règne entraînent de grandes pertes. À une puissance de feu décuplée, répond l’invention de la médecine de guerre, par le baron Larrey. Il crée les ambulances mobiles, qui interviennent et dispensent les soins d’urgence, directement sur le champ de bataille. Il organise le tri des blessés, encore pratiqué aujourd’hui, qui permet de gagner des délais et de les sauver en plus grand nombre. Larrey montre qu’au-delà de la blessure, il y a la vie.

Les campagnes du Second empire voient les Troupes de marine engagées dans des affrontements difficiles, notamment en Crimée, ou au Mexique. Jamais, la France n’avait projeté de tels volumes de force aussi loin de son territoire. Les concentrations en hommes et l’ignorance des règles d’hygiène favorisent les épidémies. Un tiers des 300 000 Français déployés en Crimée ne rentreront jamais chez eux, fauchés par le feu et, surtout, par le choléra. Les soldats de marine paient le prix fort mais une meilleure organisation et la diffusion des normes sanitaires permettront d’éviter de tels désastres à l’avenir.

À la même époque, la vue des milliers de blessés de Solferino, en 1859, pousse Henry Dunant à initier la création du Comité international de la Croix Rouge et des Conventions de Genève, deux étapes décisives dans la considération et le soin apportés aux blessés de guerre.

1870, « l’année terrible », est celle de la guerre contre les Allemands coalisés. Les Troupes de marine s’illustrent dans tous les engagements, et particulièrement à Bazeilles. Les pertes sont effroyables. Pourtant, leur combativité et leur rage de vaincre sont telles que marsouins et bigors se battent jusqu’à l’extrême limite de leurs forces, même au-delà de la blessure. L’empereur capitule à Sedan mais les combats se poursuivent, malgré la désorganisation d’une armée acculée à la défensive, qui soigne ses blessés avec les moyens du bord, jusqu’à la défaite finale, en 1871.

Les décennies suivantes sont celles de l’expansion outremer. En 1900, les Troupes de marine quittent les forces navales pour se rattacher à l’armée de Terre, aux côté de laquelle elles ont déjà si souvent versé leur sang.

Arrive l’heure de la grande épreuve de 1914-1918. La Revanche, attendue et préparée, devait prendre la forme d’une guerre courte, fraîche et joyeuse disait-on. Aussi a-t-on négligé l’installation d’hôpitaux de campagne et l’envoi de chirurgien au plus près du feu. La puissance dévastatrice de l’artillerie allemande est un choc. Pourtant, le service de santé s’adapte. L’invention des blocs opératoires mobiles, l’utilisation du sérum antitétanique, la désinfection systématique des plaies, la mise en œuvre des premières transfusions sanguines ou l’utilisation de la radiologie médicale sauvent de nombreuses vies. Les blessés graves étaient jadis des morts en sursis. Désormais, ils guérissent. L’anesthésie générale, lors des opérations chirurgicales, est progressivement maîtrisée et systématisée. Au-delà de la blessure, s’ouvre la voie du traitement de la douleur.

Les blessés contribuent à l’effort de guerre. Certains reprennent même le combat, après leur convalescence. La blessure est indifférente aux origines ou au grade. Elle touche le marsouin, comme ses chefs. Véritable légende de l’Arme, le général Gouraud est amputé du bras droit. Il reprend pourtant du service, à la tête de la prestigieuse 4e armée, qui comprend les divisions de choc du corps d’armée colonial.

La couleur de peau des soldats s’efface sous l’uniforme boueux, et il ne reste que des hommes, des frères, unis dans l’épreuve et le sang. Marsouins et tirailleurs risquent leur vie et la perdent trop souvent pour tirer un frère d’arme ensanglanté, même inconnu, du trou battu des feux où il appelle à l’aide. Engagées dans les mêmes combats, frappées par les mêmes balles, soignées par les mêmes infirmières, dans les mêmes hôpitaux, l’armée noire, l’armée jaune et l’armée blanche fusionnent sous l’ancre brodée sur leurs uniformes. Au-delà de la blessure, les hommes communient dans un sentiment d’unité indestructible.

Lorsque la guerre s’arrête, la blessure est devenue une réalité vécue par quatre millions de Français, et partagée par leur entourage. Une attention particulière est portée aux blessés de la face, les « gueules cassées », dont la chirurgie plastique tente de reconstituer le visage perdu. L’Union des gueules cassées, créée par le marsouin Albert Jugon, favorise leur intégration dans la société, et finance la recherche en chirurgie maxillo-faciale. La psychiatrie de guerre s’attache à comprendre, et à traiter, les séquelles psychologiques qui s’y rattachent, car le visage touche à l’individualité du soldat. Car, au-delà de leur visage blessé, les soldats ont une identité à retrouver.

Durant l’entre-deux-guerres, les soldats à l’ancre déployés outremer luttent contre une autre forme de blessure, cachée et souvent fatale : la maladie. Les médecins militaires s’investissent contre les maladies tropicales. Jean Laigret et Jean-Marie Robic créent respectivement un vaccin contre la fièvre jaune et un contre la peste qui sévit à Madagascar. Ils se choisissent eux-mêmes comme premiers cobayes. Le typhus recule, la maladie du sommeil est enrayée. L’état sanitaire des troupes affectées outremer en est transformé. Par extension, les découvertes de la médecine militaire tropicale étendent leurs bénéfices à l’ensemble de la population. Au-delà de la maladie s’affirme le refus de la fatalité pour donner au plus grand nombre une vie plus longue, et meilleure.

La « der des der » ne l’a pas été. Les combats de la Seconde guerre mondiale se livrent sous tous les cieux. Marsouins et bigors combattent de Koufra au nid d’aigle d’Hitler, en passant par Bir Hakeim et le débarquement de Provence. Les leçons de 1914-18 ne sont pas oubliées, mais les blessés bénéficient de surcroît des innovations britanniques et américaines et, surtout, du dévouement des fameuses Rochambelles, les infirmières de la France libre, qui interviennent jusqu’en première ligne. Certaines y laissent la vie, toutes y montrent leur héroïsme, elles y rencontrent même parfois le compagnon de leur vie, parce qu’au-delà de la blessure, il y a le dévouement et l’amour.

Les guerres de décolonisations durent près de deux décennies. Durant les combats emblématiques de Dien Bien Phu, on voit les blessés couverts de bandages surgir l’arme au poing de leur infirmerie pour refouler les Viets et dégager une position. Ils le font pour les copains qui les ont évacués sous le feu et qu’ils viennent aider à leur tour, au-delà de tout espoir. Le même esprit lie les hommes dans les douars et les djebels algériens où il faut parfois porter jusqu’à la limite de ses forces un camarade frappé par l’ennemi sur des pistes caillouteuses écrasées de soleil, car, au-delà de la blessure, il y a la fraternité d’armes.

Le médecin militaire du 8e BPC Patrice Le Nepvou de Carfort à Dien Bien Phu.

Depuis les années 1970, et l’ère des opérations extérieures, marsouins et bigors, les soldats de l’horizon, n’ont cessé de veiller et de combattre sous toutes les latitudes. Certains sont tombés. D’autres, plus nombreux, ont été meurtris dans leur chair et dans leur âme sous le feu. Tchad, Liban, Centrafrique, Irak, Bosnie ou, plus récemment, Côte d’Ivoire, Afghanistan, Sahel, les ont vu verser leur sang, mais aussi être secourus, protégés et pansés par leurs frères d’arme. Ces combats n’ont pas été menés seuls mais aux côtés d’alliés, avec lesquels les liens se sont renforcés au fil des engagements.

Les blessés reçoivent désormais directement de leurs camarades les premiers soins, dans les secondes ou les minutes qui suivent le choc. Tout est fait pour les évacuer dans l’heure fatidique où les chances de survie sont les plus importantes. Aussi sont-ils plus nombreux à survivre au feu et à entamer un nouveau combat, au-delà de la blessure : celui de la reconstruction.

La blessure peut être profonde mais invisible. La compréhension et la prise en charge des syndromes post-traumatiques permettent de rappeler les combattants, dont l’esprit est resté prisonnier d’une séquence d’une violence et d’une tension inouïe. Au-delà des blessures psychiques, il y a le retour parmi les siens.

Les grands blessés physiques se reconstruisent également. Prothèses, rééducation et volonté leur permettent de retrouver leurs passions ou de vibrer pour de nouveaux projets professionnels, familiaux, personnels ou sportifs. Les soldats blessés aux combat des grandes démocraties se retrouvent ainsi lors des fameux Invictus Games. Au-delà de la blessure, il y a le dépassement de soi.

La blessure n’est pas une fin ou une impasse. Elle est une épreuve qui se surmonte individuellement et collectivement. Les blessés guérissent, s’adaptent. Ils retrouvent leurs foyers et ceux qu’ils aiment. Mais ils continuent aussi à servir dans les régiments de la famille des Troupes de marine, en métropole et outremer. Demain, peut-être pourront-ils même être engagés à nouveau sur des théâtres opérationnels, où leur expérience du combat sera si précieuse. Parce qu’au-delà de la blessure, il y a la normalité retrouvée.

Au-delà de la blessure, il y a l’avenir.

Raphaël CHAUVANCY

Raphaël CHAUVANCY est officier supérieur des Troupes de marine. Il est en charge du module « stratégies de puissance » de l’École de Guerre Économique (EGE) à Paris. Il concentre ses recherches sur les problématiques stratégiques et les nouvelles conflictualités. Il est notamment l’auteur de « Former des cadres pour la guerre économique », « Quand la France était la première puissance du monde » et, dernièrement, « Les nouveaux visages de la guerre – Comment la France doit se préparer aux conflits de demain ». Il a rejoint l’équipe de THEATRUM BELLI en avril 2021.

Hercule empoisonné – Une toute petite histoire militaire de la France en Afrique subsaharienne 1. Le temps des guépards (1960-1980)

Hercule empoisonné – Une toute petite histoire militaire de la France en Afrique subsaharienne 1. Le temps des guépards (1960-1980)

 

par Michel Goya la Voie de l’épée – publié le 1er septembre 2023

https://lavoiedelepee.blogspot.com/

Alors que les autres anciennes puissances coloniales se désengagent militairement de l’Afrique au moment des indépendances, la France y reste très présente par l’intermédiaire d’une série d’accords de défense bilatéraux. Ce que le président ivoirien Houphouët-Boigny a baptisé la « Françafrique » est alors clairement une forme de protectorat parfaitement consenti par certains gouvernements d’anciennes colonies, dont un noyau dur d’Etats, Sénégal, Côte d’Ivoire, Gabon et Djibouti (indépendante en 1977) et certains plus fluctuants comme le Cameroun ou Madagascar, alors que d’autres comme la Guinée ou le Mali, sont très hostiles et se tournent plutôt vers l’Union soviétique.

Pour ces États, l’alliance militaire française, c’est l’assurance de la défense contre les menaces étrangères et surtout un soutien à la stabilité intérieure, en clair la protection du pouvoir. Pour la France, c’est alors un surplus d’audience sur la scène internationale et l’assurance d’un soutien de plusieurs nations aux Nations-Unis. C’est aussi secondairement la possibilité de protéger la route du pétrole du Moyen-Orient et de disposer de l’exclusivité de certains produits stratégiques, en particulier ceux nécessaires à l’industrie nucléaire et à la force de dissuasion en phase de réalisation.

Cet accord très particulier entre ancien colonisateur et nouveaux Etats indépendants, reposant avant tout sur une présence militaire, s’est révélé à l’usage un piège mutuel. Par une sorte de malédiction, la force militaire française reste désespérément la plus efficace dans la région mais chaque appel à elle, quel que soit sa forme et son succès, suscite mécaniquement la critique.

Le temps des guépards

Au moment des indépendances, deux options étaient possibles pour assurer les accords de Défense. La première consistait à intervenir directement depuis la France, mais les capacités aériennes de transport lourd manquent alors cruellement (et toujours) pour pouvoir faire quelque chose à la fois important et rapide et on n’est pas du tout sûr par ailleurs d’avoir l’autorisation de survoler les pays d’Afrique du Nord. On privilégie donc très vite l’idée de maintenir des bases permanentes en Afrique, malgré leur visibilité au cœur de nations jalouses de leur indépendance.

Deuxième problème très concret : De Gaulle se méfie des troupes professionnelles, dont certaines se sont mutinées en Algérie, mais dans le même temps on ne veut toujours pas engager de conscrits en Afrique subsaharienne depuis le désastre de Madagascar en 1895. On trouve une solution en imaginant les volontaires service long outre-mer (VSLOM), des appelés effectuant quelques mois supplémentaires au-delà de la durée légale. Les VSL arment les bases, qui forment aussi des dépôts d’équipements un peu lourds. Ils règleront les problèmes simples et on fera appel à des compagnies légères professionnelles en alerte guépard en France ou, alors, au Cameroun, qui viendront en quelques heures par avions.

Tout cet ensemble ne sert d’abord que de force de « contre-coup d’État » pour aider, dès août 1960 à Dakar, les chefs d’État menacés par un putsch. La présence visible des soldats français suffit généralement à calmer les ambitions. La première opération violente, avec plusieurs dizaines de morts dont deux soldats français, survient en février 1964 lorsqu’il faut libérer le président gabonais M’Ba pris en otage. Ces interventions ne sont pas non plus systématiques. De 1963 à 1968, la France, toujours sollicitée, ne bouge pas alors qu’elle assiste à 15 coups d’État. Par la suite, elle interviendra même de moins en moins dans cette mission qui nous déplaît. On clôt cette période à la fin des années 1990, notamment en octobre 1995 aux Comores, pour mettre fin à la tentative de coup d’état du mercenaire Bob Denard associé à des putschistes locaux, ou encore en 1997-1998 à Bangui pour faire face aux multiples mutineries. A partir du Conseil de Défense du 3 mars 1998, on laisse à d’autres le marché de la protection des pouvoirs contre leur propre armée.

Le premier imprévu au modèle françafricain survient en 1968 d’abord puis surtout fin 1969 lorsque le gouvernement tchadien doit faire face, non pas à une tentative de putsch mais une grande rébellion armée. C’est très embêtant car c’est typiquement le type de guerre que l’on ne veut pas faire quelques années après la guerre d’Algérie, mais on s’aperçoit aussi que l’on est le seul « pompier de la ville ». Personne d’autre n’est militairement capable de régler le problème. On s’y résout donc et on réunit sur place tout ce que l’on a de troupes professionnelles, à peine plus de 2 000 hommes. Cela réussit plutôt bien par une stratégie de présence permanente sur le territoire. On ne détruit pas la rébellion Front de libération nationale (Frolinat) mais on l’affaiblit suffisamment pour sécuriser tout le centre et sud du pays, tandis que le nord (BET) reste incontrôlable (opération Bison). Au bout de trois ans, alors que le succès militaire est au rendez-vous et que nous avons eu 39 soldats tués, les Tchadiens nous rappellent que nous sommes les anciens colonisateurs. D’un commun accord nous mettons fin à l’opération. En 1975, dans un nouveau sursaut nationaliste, le nouveau pouvoir à N’Djamena, issu d’un coup de force que nous n’avons pas empêché, exige le départ des dernières troupes françaises.

Avec des institutions aussi centralisées et hors de tout véritable contrôle parlementaire, la décision d’engagement des forces françaises et la forme de cet engagement dépendent beaucoup de la personnalité du président de la République. Comme Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing n’est initialement pas très interventionniste. Le contexte international l’y contraint. La fin des années 1970 est une époque de troubles dans le monde entier. Les États-Unis post-guerre du Vietnam sont en retrait alors qu’inversement l’Union soviétique se déploie, en Afghanistan d’abord, mais aussi rapidement en Afrique avec l’aide des Cubains et des Européens de l’Est. La France est alors une des rares puissances occidentales qui ait la volonté de combattre et les moyens de le faire, avec l’aide discrète américaine pour le transport aérien. Elle le fait sur un laps de temps très court, de 1977 à 1979, et avec succès. C’est ce que l’amiral Labouérie appelle le temps de la foudroyance et qui constitue pendant longtemps un « âge d’or » de l’intervention « à la française ».

Cela commence en Mauritanie. Le Sahel n’est pas du tout une zone d’influence française, en partie du fait de la proximité de l’Algérie hostile et de l’influence soviétique, mais la question du Sahara occidental ex-espagnol change un peu la donne. Le gouvernement mauritanien attaqué sur son sol par les colonnes du Front Polisario basé en Algérie, fait appel fin 1977 à la France. On accepte de l’aider mais sans troupe sur place. L’opération Lamantin consiste en fait à protéger le train évacuant le minerai de fer de Zouerate vers le port de Nouadhibou, en le surveillant depuis le ciel et le sol par un petit élément discret, puis en frappant les colonnes du Polisario qui viennent l’attaquer avec la dizaine de Jaguar basée à Dakar à 1500 km de la zone d’action. Le seul vrai problème est la centralisation du commandement qui impose l’autorisation présidentielle française pour chaque frappe. Cela fera échouer un raid, mais trois autres en décembre 1977 et mai 1978 détruisent autant de colonnes du Polisario. Ces coups conduisent à la fin des attaques, mais pas à la fin de la guerre. La chute du président mauritanien Moktar Ould Daddah en juillet 1978 à la suite d’un coup d’État militaire entraine la fin des revendications du pays sur le Sahara occidental et du même coup la fin de la guerre contre le Polisario.

Lamantin n’est pas encore terminée que se déclenche une nouvelle crise, dans la province du Katanga, ou Shaba, au sud du Zaïre (ex-­Congo belge). Après l’échec d’une première tentative en 1963, soutenu par des mercenaires, les partisans de l’indépendance de la province s’étaient réfugiés en Angola où ils ont formé le Front national de libération du Congo (FNLC). Les « Tigres katangais » du FLNC, soutenus par les Soviétiques et les Cubains, tentent une première incursion en avril 1977. Dans un contexte plus large où le Zaïre est allié à la France dans la lutte clandestine contre les mouvements prosoviétiques en Angola, le président Joseph Désiré Mobutu appelle à l’aide le président Giscard d’Estaing. Celui-ci répond d’abord timidement par une aide matérielle avec un pont aérien du 6 au 17 avril avec 13 avions de transport pour aider au transport de troupes dans le sud. Cela suffit alors. Le FNLC revient en mai 1978 beaucoup plus fort avec 3 000 combattants. La troupe s’empare de Kolwezi, une ville de 100 000 habitants, dont 3 000 Européens, et point clé du Shaba. Les exactions contre la population et notamment les Européens poussent cette fois le président français à intervenir directement au combat alors que les Belges penchent pour une simple évacuation des ressortissants. Le 19 et le 20 mai 1978, 700 soldats français sont largués directement sur Kolwezi. Au prix de cinq légionnaires tués, le FLNC est écrasé, chassé de la ville, et se replie en Angola. C’est le début d’une présence militaire française importante au Zaïre jusqu’au renversement de Mobutu.

Entre temps, la guerre a repris au Tchad où le Frolinat renforcé par l’aide libyenne lance une offensive vers N’Djamena. Le même gouvernement tchadien qui nous avait demandé de partir en 1975 nous appelle au secours trois ans plus tard. Nous intervenons, avec quatre groupements tactiques interarmes (GTIA), c’est-à-dire des bataillons de plusieurs centaines d’hommes formés d’unités de régiments professionnels différents, infanterie, cavalerie et artillerie, et la force de frappe des Jaguar revenue de Dakar. L’ensemble représente au maximum 3 200 soldats français. D’avril 1978 à mars 1979, cette opération, baptisée Tacaud, est l’occasion de cinq combats importants de la dimension de celui de Kolwezi, tous gagnés de la même façon par les soldats français. On ne parvient pas cependant à traduire ces succès tactiques en effets stratégiques, en grande partie parce que la situation politique nous échappe. Un peu sous la pression de la communauté internationale et de l’opposition politique française, où on voit d’un très mauvais œil cette intervention qualifiée forcément de « néocoloniale », on se rallie à une « solution négociée ». Les forces françaises et pour la première fois une force interafricaine, sont placées en situation neutre et donc impuissantes à l’imbroglio tchadien. Plusieurs gouvernements tchadiens sont constitués entre les différentes factions en lutte mais se défont rapidement.

C’est de N’Djamena qu’en septembre 1979 décollent les unités des opérations Caban et Barracuda, 500 hommes au total, en direction de Bangui où l’empereur Bokassa 1er que l’on soupçonne de se tourner avec l’Union soviétique est rejeté par la population et les pays voisins pour ses frasques et ses exactions. La ligne de la France est normalement de privilégier la stabilité des États, mais cette fois Valéry Giscard d’Estaing, lui-même accusé à tort de corruption avec Jean-Bedel Bokassa, accepte de renverser ce dernier et de le remplacer par son opposant David Dacko. Du 20 au 23 septembre, les forces françaises s’emparent sans combat de l’aéroport de Bangui M’Poko, puis de tous les points clés de la ville. Barracuda fait place juin 1981 aux Eléments français d’assistance opérationnelle (EFAO), qui servent pour longtemps de réserve pour toute l’Afrique centrale.

Sous la pression de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) et à la demande du gouvernement tchadien du moment, la France retire ses forces du Tchad à la fin du mois d’avril 1980 tandis que le pays bascule dans le chaos. Les forces françaises engagées se sont révélées tactiquement excellentes, mais contraintes à une pure posture défensive voire à de l’interposition, cette excellence n’a pour la première fois servi à rien. Dix-huit soldats français sont tombés, et cinq avions Jaguar ont été détruits, pour des effets stratégiques nuls.

Avec Tacaud s’achève piteusement le temps des « guépards », du nom du dispositif d’alerte des forces d’intervention terrestres françaises. En incluant l’intervention de dégagement de la base de Bizerte en juillet 1961, plus de cent soldats français sont morts en moins de vingt ans pour plus de 5 000 combattants ennemis au cours de dizaines de combats dont sept engageant au moins un GTIA ainsi que six grands raids aériens autonomes. S’il n’y a jamais eu de défaite sur le terrain, il y a eu des échecs partiels comme à Salal, en 1978, des surprises comme l’embuscade de Bedo au Tchad en 1970 et des coups dans le vide comme les trois phases de l’opération Bison au nord du Tchad en 1970 mais surtout beaucoup de victoires. Ces victoires ont permis d’obtenir des résultats opérationnels : l’armée tunisienne a été repoussée en 1961, le président de la république gabonaise libérée, la 1ère armée du Frolinat neutralisée, le Polisario stoppé, le FNLC vaincu et repoussé du Zaïre. Seule la 2e armée du Frolinat dans le BET n’a pas été vaincue mais simplement contenue.

Ce sont des résultats assez remarquables, mais qui ont atteint leur point culminant en 1979. Comme Superman face à la kryptonite, les forces armées françaises en Afrique sont invincibles sauf face à deux éléments qui n’effraient pas les soldats mais l’échelon politique à Paris. Le premier est la sempiternelle accusation de néo-colonialisme dès qu’un soldat français combat en Afrique, que cette accusation soit locale, surtout lorsque la présence française se perpétue au milieu des problèmes, ou en France même. Le second est la peur des pertes humaines, françaises au moins, et la croyance que cela trouble l’opinion publique. Ces deux kryptonites ont commencé à agir dès le début des interventions françaises, mais elles prennent une ampleur croissante à la fin des années 1970. Les opérations extérieures françaises sont alors très critiquées par l’opposition de gauche comme autant d’ingérences militaristes et néocoloniales, qu’il s’agisse de soutenir des dictateurs ou au contraire de les renverser comme Bokassa. Et pourtant on va continuer.

A suivre.

Hercule empoisonné. 2. Assistance, appui et ambiguïté (1981-1993) par Michel Goya

Hercule empoisonné. 2. Assistance, appui et ambiguïté (1981-1993)

 

par Michel Goya la Voie de l’épée – publié le 2 septembre 2023

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Alors qu’on décrit la France comme le « gendarme de l’Afrique », François Mitterrand parle dans les années 1970 du président Giscard d’Estaing comme d’un « pompier pyromane » ajoutant du désordre à l’Afrique par les interventions militaires. Mitterrand accède à la présidence en 1981, mais loin de mettre fin à la Françafrique militaire, il devient à son tour un pompier. Il est trop facile pour un président de la République de faire appel à l’armée et l’Afrique est le seul endroit où il est possible d’exister internationalement – une idée fixe de la France – avec un seul bataillon. La tentation est donc trop forte. Entre dirigeants africains obsédés par leur sécurité et présidents français obsédés par leur position politique en France et sur la scène internationale, l’usage de l’intervention militaire est une drogue.

Mitterrand endosse donc allègrement le costume de pompier, mais c’est un pompier qui craint le feu. Il fait intervenir toujours autant, mais désormais sans combattre, parce que c’est dangereux et que cela rappelle trop les guerres coloniales, nos deux kryptonites. En 1993, au moment de la crise entre le Nigéria et le Cameroun, ce dernier demandera l’aide de la France. En conseil de Défense, le président Mitterrand accepte une formule réduite à l’assistance, mais sans appuis aériens au prétexte suivant : «Imaginez l’effet sur les opinions publiques d’images montrant des avions pilotés par des Blancs écrasant sous les bombes des soldats noirs africains». Tout est dit sur la profondeur de réflexion de certains choix stratégiques et sur l’angoisse de l’étiquette « colonialiste ».

Mais on s’avance. En 1981, alors qu’on décide de ne peut plus combattre directement, du moins au sol (en fait de poursuivre la décision de Giscard d’Estaing depuis 1979) il ne reste plus dans le paquet d’actions possibles que l’aide matérielle, l’assistance technique et l’appui feu – les 3A – ainsi que la présence dissuasive.

On applique la nouvelle méthode comme d’habitude au Tchad, que l’on vient de quitter mais où le nouveau gouvernement, celui d’Hissène Habré cette fois, nous appelle au secours. N’Djamena est menacée cette fois par les forces du GUNT (gouvernement d’union nationale du Tchad) de Goukouni Oueddei, nouvel avatar du Frolinat, et surtout par la Libye qui revendique la bande d’Aouzou au nord du pays. Depuis juillet 1961 et la courte guerre contre la Tunisie, c’est la première fois que l’on peut se trouver face à un État africain. Oubliant allègrement qu’Hissène Habré, futur condamné pour crimes contre l’humanité, a torturé et assassiné un officier français quelques années plus tôt, Mitterrand accepte d’intervenir mais sans combattre.

Assez audacieusement, on joue un « piéton imprudent » en déployant très vite quatre GTIA au centre du pays et une puissante force aérienne à N’Djamena et Bangui (47 avions et 31 hélicoptères), ainsi que le groupe aéronaval au large des côtes libyennes. Le 15e parallèle est immédiatement décrit par la France comme une ligne rouge infranchissable sous peine de déclenchement de la guerre. Tout le monde est placé et bloqué devant le fait accompli.

Avec le détachement d’assistance militaire (DAMI) mis en place pour assister et parfois accompagner discrètement les Forces armées nationales du Tchad (FANT), on se trouve donc avec cette opération baptisée Manta en présence du corps expéditionnaire le plus complet et le plus puissant déployé par la France depuis 1962. La dissuasion fonctionne, même si un raid du GUNT au sud du 15e parallèle s’achève par la perte d’un Jaguar et la mort de son pilote, le président de la République se décidant trop tard à donner l’ordre d’ouverture du feu. Le bruit court qu’il aurait demandé si le Jaguar ne pouvait pas simplement tirer dans les pneus. Bien avant le « caporal stratégique », ce simple soldat pouvant avoir des dégâts d’image considérables par son attitude dans un environnement médiatisé, existait déjà le « président tactique » s’immisçant de manière désastreuse dans la conduite des opérations.

Pour compenser cet échec, la ligne rouge est placée au 16e parallèle, les effectifs français renforcés jusqu’à 3 500 hommes et les conditions d’ouverture du feu plus décentralisées. Le colonel Kadhafi finit par céder à la pression et accepte de retirer ses forces du Tchad en échange de la réciprocité française. C’est en réalité une manœuvre diplomatique et une tromperie. Le dispositif français est effectivement retiré en novembre 1984, mais au mépris des accords les Libyens continuent de construire une grande base à Ouadi Doum dans le nord du Tchad. La France laisse faire.

Les hostilités reprennent en février 1986 avec une nouvelle offensive rebelle et libyenne avec le franchissement du 16e parallèle. La France réagit cette fois par un raid aérien frappant la base de Ouadi Doum depuis Bangui. La Libye répond à son tour par le raid d’un bombardier Tu-22 sur N’Djamena, qui fait peu de dégâts et s’écrase au retour. Un nouveau dispositif militaire français est mis en place au Tchad. Il est baptisé Épervier et durera jusqu’en 2014. Les forces terrestres sont limitées cette fois à la protection du dispositif aérien et aux discrets conseillers placés au sein des Forces armées nationales tchadiennes (FANT).

Le tournant intervient lorsque Goukouni Oueddei se rallie au gouvernement tchadien. Celui-ci est alors assez fort pour lancer en janvier 1987, une vaste offensive de reconquête discrètement appuyée par la France avec les « soldats fantômes » du service Action de la DGSE et plus ouvertement par quelques frappes aériennes. Les FANT s’emparent successivement de toutes les bases libyennes et pénètrent en Libye. Le 7 septembre, trois bombardiers TU-22 libyens sont lancés en réaction contre N’Djamena et Abéché. L’un d’entre eux est abattu par un missile antiaérien français Hawk. Le 31 août 1989, la signature de l’accord d’Alger entre le Tchad et la Libye met fin au conflit. Le 19 septembre 1989, les services libyens organisent la destruction d’un avion long-courrier au-dessus du Niger qui fait 170 victimes, dont 54 Français. C’est jusqu’en novembre 2015, l’attaque terroriste la plus meurtrière menée contre la France. Comme lors des attentats d’origine iranienne de 1986, la « non attribution » de l’attaque permet de justifier de ne rien faire. La confrontation « sous le seuil de la guerre » contre la Libye de 1983 à 1989 aura donc coûté à la France toutes ces victimes civiles et 13 soldats tués, dont 12 par accident.

Malgré ce dernier coup, qui témoigne encore trois ans après les attentats de Paris de notre vulnérabilité aux attaques terroristes, on croît alors avoir trouvé avec le quadriptyque aide-assistance-appui-dissuasion une formule gagnante applicable partout. On oublie cependant une évidence : si un État fait appel à la France, c’est qu’il n’est pas capable de résoudre le problème lui-même avec une armée qui se trouve inférieure à celle de l’ennemi. L’aide française peut certes dissuader et éventuellement aider les troupes locales à gagner des combats, mais si personne ne résout les problèmes structurels qui ont fait que ces troupes étaient nettement plus faibles que celles de l’ennemi, cela ne change que provisoirement la donne opérationnelle.

Sans doute s’est-on un peu leurré sur notre rôle dans la victoire contre la Libye. Les troupes tchadiennes recrutés dans le BET, sensiblement les mêmes que les Français avaient affronté avec difficultés quelques années plus tôt, étaient d’un niveau tactique supérieur aux forces libyennes. Le changement d’alliance du GUNT a sans doute eu plus d’impact sur l’évolution du rapport de forces que l’aide française. C’est pourtant fort de cette croyance, que l’on va renouveler cette expérience à bien moindre échelle dans d’autres pays africains en difficultés.

Nul ne sait très bien pourquoi François Mitterrand a accepté d’intervenir militairement au Rwanda, les intérêts de la France dans les anciennes colonies belges des Grands Lacs étant des plus limités hormis une vague et fumeuse défense de la francophonie face à l’influence anglo-saxonne. Toujours est-il que lorsque le Front patriotique rwandais (FPR) lance sa première offensive au Rwanda depuis l’Ouganda en octobre 1990, le régime de Juvénal Habyarimana, dictateur putschiste depuis 1973 mais fin lettré, se trouve impuissant. Le FPR est un parti armé à l’ancienne qui a fait ses armes en Ouganda et se trouve bien plus fort que les Forces armées rwandaises (FAR). Habyarimana se trouve vers les seuls pompiers possibles : le Zaïre voisin qui envoie une brigade dont l’action se limitera au pillage du nord du pays, l’ancien colonisateur belge qui envoie un bataillon à Kigali et enfin la France qui envoie également un petit GTIA, le détachement Noroit.

La mission est une réussite puisqu’effectivement le FPR, dissuadé, ne tente pas de s’emparer de Kigali tout en restant en place dans le nord du pays. Les Zaïrois sont priés de quitter le territoire au plus vite et les Belges partent dès novembre 1990. Seuls restent les Français. Mitterrand a en effet accepté d’assurer la protection du régime en échange d’une démocratisation forcée du pas, la grande tendance du moment, et la négociation avec le FPR de Paul Kagamé. Le GTIA Noroit reste sur place, facilement renforçable depuis la Centrafrique et le Zaïre, et on forme un DAMI d’une trentaine d’hommes pour aider à la montée en puissance des Forces armées rwandaises qui souhaitent doubler de volume. On reproduit donc, à une échelle réduite, le schéma qui avait fonctionné au Tchad, à cette différence près que les FAR n’ont pas du tout la force de l’armée tchadienne. On reste ainsi pendant trois ans. Le FPR lance régulièrement des offensives qui sont stoppées par les FAR soutenues, conseillées et appuyées par les Français, non pas avec des Jaguar mais avec de l’artillerie (dont une batterie de pièces soviétiques fournies par l’Égypte) franco-rwandaise. Inversement les FAR sont incapables de réduire les forces du FPR.

Pendant ce temps on négocie à Arusha en Tanzanie et Habyarimana accepte le multipartisme. Après un an de négociations, le dernier accord est signé à Arusha en août 1993 par le nouveau gouvernement d’Agathe Uwilingiyimana. Ces accords prévoient l’intégration politique et militaire du FPR au Rwanda avec la mise en place d’un gouvernement et d’une assemblée de transition en attendant une stabilisation définitive. Un bataillon du FPR est autorisé à s’installer dans la capitale en décembre 1993, alors que la force française se retire à l’exception quelques rares conseillers dans le cadre de la coopération. C’est désormais la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (MINUAR) qui est le garant international de l’application des accords et de la sécurité du pays.

On se félicite alors beaucoup à Paris de la réussite de la méthode française, où sans engagement militaire direct et sans aucune perte au combat, on est parvenu à la fois à imposer la paix et la démocratisation du pays. Tout semble aller pour le mieux. Paul Kagamé, dirigeant du FPR, écrit même une lettre de remerciement au président Mitterrand. C’est en réalité un leurre. Ni le régime ni le FPR ne veulent à terme partager le pouvoir. Nous avons simplement gelé un affrontement, et une fois les soldats français partis, la réalité des rapports de forces reprend immédiatement le dessus et dans un contexte qui s’est radicalisé. Pendant que les forces françaises quittaient le territoire, mais que l’Élysée conservait un œil bienveillant et myope pour le régime de Kigali, certains partis politiques locaux nouvellement créés avec leurs milices se sont lancés dans une surenchère nationaliste sur fond de paranoïa ethnique largement alimentée par le spectacle terrible du Burundi voisin.

31 août 1870 : l’infanterie de marine commémore les combats de Bazeilles

31 août 1870 : l’infanterie de marine commémore les combats de Bazeilles


 

Bazeilles est devenu le symbole des troupes de marine. L’anniversaire de Bazeilles est commémoré chaque année dans tous les corps de troupe de France et d’Outre-mer et sur les lieux mêmes de la bataille. À ce haut fait, marsouins et bigors attachent l’origine légendaire de certaines particularités de l’arme : port du képi et de la cravate noirs et suppression des tambours, mesures qui, d’après la tradition, auraient été prises au lendemain de Bazeilles en signe de deuil et pour commémorer le souvenir de ceux qui préférèrent mourir plutôt que de se rendre. 1870 : la France est en guerre. Son territoire est envahi.

 

La dernière cartouche

À cinquante mètres des lisières du village, un peu à l’écart de la route qui conduit à Balan et sur son côté droit, les murs gris d’une maison encore solide apparaissent à travers les feuillages d’antiques peupliers.

Au-dessus de la porte une enseigne : « Bourgerie, vin, bière, eau de vie ».

Cette demeure isolée, fréquentée sans doute le soir par les amoureux ou les compagnons du bourg, cette auberge inconnue sera demain immortalisée par le peintre de Neuville sous le nom de « La maison des dernières cartouches ».
Simple petit bouchon de chez nous avec, derrière sa cour qui fait face à la vallée de la Meuse, une grande salle, un salon, une salle à manger et une cuisine au-dessus d’une cave, les quatre chambres claires du premier étage et le vaste grenier ; simple coin de chez nous qui fleure bon dans sa haie de feuilles vives ; petit logis qui ne doit qu’à sa position d’être encore épargné, mais qui va devenir l’ultime forteresse de Bazeilles.

L’auberge forme deux corps de bâtiments contigus, avec huit fenêtres en haut, autant en bas, et trois portes, toutes donnant sur la façade est. Une courette la sépare d’un appentis.

Dans son repli sur Balan, le 2e de Marine est passé près de là. Au cours d’un repli mordant, chaque point d’appui doit être utilisé. Le capitaine Bourgey qui déjà ce matin l’a occupée, reçoit l’ordre d’y tenir avec quelques éléments. Il y pénètre et y trouve le commandant Lambert qui vers 9 heures, après sa blessure, s’y est fait transporter. Avec le capitaine Delaury et les sous-lieutenants Escoubet et Saint-Félix, Bourgey organise la défense, cependant que le mouvement général continue. Des hommes passent, des officiers les encadrent ; ce sont les derniers combattants des coins de rue, ceux qui ont refusé de se rendre. En apercevant ce réduit encore calme, ils n’ont qu’un réflexe : aider ceux qui ont reçu mission de le défendre. Se joignant ainsi aux défenseurs les capitaines Aubert, du 2e de Marine, et Picard, du 3e, et quelques marsouins et sous-officiers de tous les régiments. Ils sont peut-être une soixantaine à laquelle les Bavarois, occupés dans leur sauvage répression, laissent un moment de répit.

En bas, dans les caves, les soldats ont trouvé des bascules, des balances, et du vin (que les officiers firent croire empoisonné) ; dans les greniers, du blé. La maison vient d’être abandonnée. Aux fenêtres pendent encore des rideaux ; les lits sont garnis de leur fourniture, sauf les draps qui ont été emportés.

Bourgey et Aubert organisent la défense. Lambert est couché dans une chambre au premier étage. Rapidement, la maison devient un fortin. Pour tous la situation est claire : il s’agit de tenir le plus longtemps possible afin de protéger le repli et de retarder l’avance ennemie jusqu’au retour offensif de la division depuis Balan.

Il faut donc se défendre jusqu’au bout par un feu nourri et ajusté. Aubert est un champion de tir. Il se place à la fenêtre de la grande chambre, où gît Lambert qui approuve ces dispositions. Dealaury est dans la pièce à côté. Saint-Félix, du grenier, renseigne sur les mouvements de l’ennemi. Picard est en bas. Bourgey avec Escoubet coordonnent l’ensemble.

Des meurtrières sont pratiquées dans les tuiles, dans les coins de mur, partout où l’on peut voir sans être vu. Les grandes fenêtres sont protégées avec tout ce qui tombe sous la main : sacs de blé, matelas, coussins, meubles. Les meilleurs tireurs sont aux créneaux ; les autres passent les munitions. L’infanterie de Marine est prête à subir l’assaut.

Il ne tarde guère.

Une fois Bazeilles occupé, la première griserie passée, les Bavarois se jettent à la poursuite de l’armée. Ils débouchent par la grand’route, en direction de Sedan.

Une décharge générale fauche les tuniques bleues.

L’ennemi s’arrête, car chaque coup qui part de cette maison maudite fait mouche. Le 15e Bavarois en son entier reçoit alors mission de prendre cette redoute. L’Allemand sait maintenant le prix qu’il faut mettre pour venir à bout des « diables bleus ».

En s’abritant derrière les arbres, les haies, les murs de clôture, les talus, par une série de bonds prudents, le 15e du Roi Louis parvient jusqu’à l’épaisse haie vive qui entoure le jardin et le verger attenant. Embusqués derrière cet abri, couchés dans le fossé de la route ou à genou à l’abri d’une murette de clôture qui disparaît sous la haie, les Bavarois déchargent leurs Werder à bout portant, dans toutes les ouvertures de la maison. Les marsouins ripostent avec énergie. L’adresse du capitaine Aubert crée chez tous une émulation qui est loin d’exclure le calme. Chacun pressent l’imminent assaut.

Nos pertes sont sensibles. Tout marsouin qui se découvre est touché. Le sang coule et éclabousse le bord des meurtrières. Les blessés sont évacués, loin des cloisons ; ceux qui n’avaient pu trouver place, montent aux créneaux.

La grande horloge de la chambre est percée par une balle. Comme plus tard, le 24 mai 1871, le cadran des Tuileries indiquera 4h55 quand le palais de Catherine de Médicis prendra feu, l’horloge de la maison Bourgerie s’arrêtera à 11h35. À partir de ce moment le temps ne compte plus pour les braves qui y résistent.

Le feu est si bien ajusté que l’ennemi n’ose donner l’assaut, et décide plutôt de cerner la maison.

Saint-Félix signale cette manœuvre. Lambert comprend ce qu’elle signifie : « Il m’est impossible de marcher, dit-il aux officiers qui se trouvent dans la chambre. Laissez-moi quelques hommes, et retirez-vous avec le détachement sur la division ».

« Non, mon commandant, nous resterons avec vous jusqu’à la fin. Nous ne vous abandonnerons jamais ! » Bourgey est responsable de la défense : on lui a confié la maison, il la garde.

Les travaux entrepris à la barre à mine, dans les murs du rez-de-chaussée, sont abandonnés. Les portes sont bloquées par des enclumes, des vieilles roues, des établis, des meubles… La manœuvre allemande se déroule comme l’avait prévu Saint-Félix. La maison est encerclée. La position cernée. La mission s’en trouve presque facilitée : il suffit maintenant de tuer et de mourir sur place. Alors le village de Bazeilles aura été défendu jusqu’à la mort : le général sera content.

Il est près de midi. Von der Thann installé sur la place de l’Église, s’aperçoit de l’arrêt de ses avant-gardes. Il s’en inquiète. Sa colère est grande. « Ils veulent tenir, assiégez-les ». Tout siège comporte de l’artillerie. Les batteries de Liry reçoivent la maison Bourgerie comme objectif. Les premiers obus éclatent au delà ; la seconde bordée atteint la toiture obligeant l’évacuation du grenier. Un moment, la confusion règne à l’intérieur. Le feu se ralentit. Les Bavarois croient à l’anéantissement de la résistance et reprennent la progression. Pas pour longtemps.

Le silence qui a suivi l’arrivée des obus a été mis à profit par Bourgey pour réorganiser la défense. Le grenier est abandonné, les munitions sont redistribuées. On devine au loin les chassepots. On en entend aussi dans Bazeilles où tiennent encore Bourchet, Watrin et d’autres. On en entend vers Balan où la division continue de lutter. Ce claquement bien connu confirme les espoirs : les camarades reviendront ; il faut tenir, tenir. Bourgey et le caporal Aubry, par la fenêtre d’une chambre voient quatre gaillards s’avancer. Leur chassepots rallument la bataille.

Bourgey est assommé par une partie du plafond arraché par un obus ; rapidement remis, il reprend sa mission. Delaury est atteint au cou et à la hanche ; Picard est blessé à la face.

À tout coup, les marsouins tombent. L’atmosphère dans les chambres devient irrespirable. Le grenier flambe doucement. L’odeur du feu, de la poudre et du sang, la poussière, la fumée et le plâtras empêchent de penser à autre chose qu’à cette lutte à mort librement acceptée.

Von der Thann, au comble de la rage, essaie de faire miner l’arrière de la maison et sauter ce dernier bastion du droit qui barre la route à la force. Un sous-officier en avertit Bourgey. Celui-ci fait concentrer le feu sur les sapeurs qui sont aussitôt stoppés. Maintenant le toit est en flammes. La maison va sans doute s’écrouler. L’aile est atteinte par un obus de plein fouet. Les marsouins combattent toujours. Ils sont magnifiques ; ils sont beaux comme seuls sont beaux ceux qui savent se sacrifier. Les visages sont crispés, les volontés tendues. Ni excitation, ni fausse exaltation. Pas un cri, pas un mot, hors le râle des mourants et les quelques plaintes des blessés.

Mais jusqu’à quand vont-ils mourir ? Les cartouches s’épuisent, les gibernes se vident. C’est alors que Von der Thann, jugeant l’inanité de ses efforts, ordonne d’amener deux pièces d’artillerie qui remplaceront l’impossible travail des sapeurs.

D’un côté des moyens toujours renforcés. De l’autre, le sous-lieutenant Saint-Félix, après avoir fouillé les blessés et les morts, rapporte trente cartouches.

Ce sont les dernières.

Il ne s’agit pas de les perdre. Les meilleurs tireurs vont les employer. Bourgey est l’ancien instructeur de tir de son bataillon ; il n’a plus rien à commander ; il va tirer… Aubert n’a pas quitté sa fenêtre.

Vingt-neuf sûrement, lentement, font mouche.

Il ne reste que la dernière.

À Aubert l’honneur de la tirer. Il l’introduit dans la culasse.

Le silence est pressant… Le sang s’arrête… Les sens sont tendus…

Le coup est parti… Il n’a pas été perdu.

C’est la dernière cartouche.

À présent règnent dans les ruines de l’auberge le calme, le désœuvrement, le vide de l’âme, la fin du ressort. Autour du commandant Lambert, un conseil de guerre est tenu. Tous les cadres y sont convoqués. Dehors, dans un grand bruit, les pièces demandées par von der Thann arrivent au galop. Doit-on se rendre ou se faire tuer ? Les yeux se rallument, les baïonnettes sortent des fourreaux… charger.

Lambert ne se sent pas le droit de sacrifier ces hommes qui sont restés avec lui. Il doit essayer de sauver leurs vies Bourgey responsable de la défense, a rempli sa mission. Il s’incline maintenant devant le devoir constant des officiers : la vie des soldats.

Sur la baïonnette du chassepot N° 69 399, appartenant au sergent Poitevin, le mouchoir blanc d’Escoubet est tendu par la fenêtre. Les hurlements sauvages répondent à la consternation des marsouins.

« Je sortirai le premier » dit Lambert. « S’ils me massacrent, alors vendez vos vies. Vous sortirez à la baïonnette et tâcherez de percer vers Sedan ».

Une fois encore, la raison et le devoir ont triomphé d’un fol enthousiasme. Bourgey prend le commandement des survivants qui ont rageusement dégainé.

La porte du rez-de-chaussée est ouverte… Lambert s’engage sous la tonnelle de houblon… Vingt lances cherchent sa poitrine. Les marsouins bondissent. Un capitaine bavarois, le capitaine Lissignolo, du 42e Régiment s’interpose. Son geste chevaleresque empêche le plus horrible des massacres.

Face au soleil couchant, irréels, ayant encore dans leurs yeux la mort qu’ils ont acceptée, sales de l’éclat lumineux des combats, dédaigneux de la force et du nombre qui les a vaincus, les troupes de la Marine quittent Bazeilles.

Six cent cadavres entourent la maison de la dernière cartouche.


Texte extrait de « 
Bazeilles 31 août – 1er septembre 1870 » du capitaine Jean Coigniet de l’infanterie coloniale, édité chez Pouzet en avril 1953 à Paris.

Idée reçue : La ligne Maginot n’a servi à rien

Idée reçue : La ligne Maginot n’a servi à rien

 

par Pierre Royer* – Revue Conflits – publié le 28 août 2023


Une fois n’est pas coutume, intéressons-nous à une bataille non livrée, ou en tout cas réduite à sa plus simple expression. L’historiographie savante a balayé bien des clichés négatifs sur la débâcle du printemps 1940, mais on peut craindre que ses avis nuancés aient moins de poids dans l’opinion que la série multirediffusée des « 7e Compagnie ». Au centre des représentations erronées et dépréciatives trône la ligne Maginot qui, c’est bien connu, n’a « servi à rien ». Mais est-ce bien le cas ?

C’est un défaut classique, et pas seulement des militaires : tirer les leçons du passé est indispensable, mais incite à se préparer à la répétition du scénario précédent, car il est toujours hasardeux d’anticiper la portée des évolutions, technologiques notamment. Le système de fortifications mis en place à ses frontières orientales par la France à partir de 1928 semble illustrer cette analyse rétrospective. Il répondait à deux obsessions du commandement depuis la Grande Guerre : le rapport de force démographique entre la France et l’Allemagne et la préservation des bases industrielles du pays.

Préparer la guerre d’avant

Sur le premier point, la situation avait empiré depuis 1914. À cette date, l’Allemagne était de moitié plus peuplée que la France. Malgré la récupération de l’Alsace-Moselle, l’atonie de la natalité fait qu’en 1939, « le Français se fait rare » selon Giraudoux1, et la population totale est identique à celle de 1914 (41,5 millions), alors que celle de l’Allemagne, augmentée de l’Autriche et des Sudètes, atteint 79 millions d’âmes – près du double. Pourtant, l’armée allemande ayant été limitée à 100 000 hommes par le traité de Versailles, la France s’était autorisée à réduire son service militaire à douze mois en 1928, l’année même où la loi prévoyant la fortification des régions frontalières est adoptée2 .

La deuxième motivation est un retour d’expérience de la Grande Guerre : à l’été 1914, les succès initiaux de l’armée allemande lui avaient permis d’occuper des régions représentant 14 % de la production industrielle française avant-guerre, dont 75 % de la production de charbon, 90 % de la production lainière et 63 % de la production d’acier ; la France avait aussi perdu le contrôle du bassin ferrifère de Briey, en Lorraine, le plus grand d’Europe, dont les Allemands extrairont 70 millions de tonnes de minerai durant toute la guerre, la France étant contrainte à importer. La perspective d’une nouvelle guerre « totale » impose évidemment de mettre ces régions, proches des frontières les plus exposées, à l’abri d’un coup de force, ou d’une prise de gage lors d’une crise3. Cette préoccupation rejoint la conception de l’état-major d’un champ de bataille « aménagé » : orienter l’ennemi vers des zones plus faciles à défendre et économiser des forces en ligne, les fortifications diminuant drastiquement la densité de troupes nécessaire, car leur puissance de feu est démultipliée par les ouvrages permanents et l’artillerie de forteresse. La perspective d’une réduction des pertes rassurait également un pays convaincu qu’il ne se relèverait pas d’une saignée aussi forte que celle de 1914-1918.

Ce n’est donc pas par aveuglement ou manque de moyens si la ligne Maginot n’est pas continue : elle n’a jamais été conçue comme telle, mais plutôt pour protéger les passages les plus vulnérables (vallée du Rhin, frontière de la Sarre, vallées alpines) et obliger l’envahisseur à passer par des zones où il serait facile de le piéger – la trouée de la Woëvre, notamment. L’absence de couverture des Ardennes s’explique par l’alliance de 1920 entre la Belgique et la France, qui permet aux états-majors de préparer un déploiement préventif de l’armée française sur le territoire belge en cas de crise avec l’Allemagne.

Or, en 1936, la Belgique redevient neutre : plus question de défense conjointe des frontières belges, l’armée française attendra l’arme au pied le long de sa frontière que sa voisine l’appelle au secours4. Quelques ouvrages supplémentaires sont alors aménagés à la hâte, notamment vers Maubeuge ou l’Escaut, et seront complétés par des fortifications de campagne réalisées durant la « drôle de guerre », mais les besoins les plus urgents sont l’aviation et la motorisation de l’armée de terre. Les Ardennes sont, elles, jugées « impraticables » aux unités motorisées ou blindées, compte tenu du faible nombre et de la mauvaise qualité des routes qui les traversent, malgré l’issue contraire d’un exercice dirigé par le général Prételat en 1938.

La ligne Maginot n’a-t-elle servi à rien ?

La « ligne Maginot » n’étant qu’une expression journalistique5, la question, ainsi posée, n’a aucun sens et doit être examinée par secteurs géographiques. Ainsi, les secteurs fortifiés des Alpes ont été redoutablement efficaces et ont parfaitement rempli leur rôle. Avec à peine 170 000 hommes, l’armée des Alpes tient en échec un groupe d’armées italien6 à peu près deux fois plus nombreux, faisant 1 000 prisonniers et 5 000 tués et blessés, en perdant seulement 250 hommes ; l’artillerie des forts, qui avait eu le temps de repérer ses tirs pendant la drôle de guerre, obtient quelques beaux succès, comme le fort de l’Infernet qui, le 21 juin, détruit en quelques salves six des huit tourelles de 149 mm du fort du mont Chaberton, surnommé le « cuirassé des nuages ». La ligne fortifiée ne cède que parce qu’elle est prise à revers par les troupes allemandes venant du nord, que le général Cartier parvient à freiner mais pas à arrêter. Le constat n’est guère différent pour les frontières du nord et de l’est.

Contrairement à ce qu’on croit, les Allemands ont attaqué la ligne Maginot ; ils ont même remporté un succès plutôt rapide et inattendu après trois jours d’assaut (16-19 mai) au fort La Ferté, l’ouvrage le plus occidental de l’ensemble, à 25 km au sud-est de Sedan. Mais l’essentiel des assauts survient après la déroute de la gauche française, début juin. Ils ont alors pu vérifier la solidité du système de défense bien qu’à cette date, l’armée française ait allégé considérablement les effectifs défendant la ligne Maginot, en particulier les troupes de couverture et d’intervalle, ce qui facilitait l’approche des ouvrages. De plus, Prételat, qui commandait le secteur, déclenche l’évacuation de sa partie occidentale dès que le front reconstitué tant bien que mal sur la Somme – la « ligne Weygand » – a cédé (9 juin). Malgré cela, la plupart des assauts frontaux contre les forts échouèrent. Quand ils étaient correctement couverts, interdisant les tirs directs d’artillerie à courte distance, surtout ceux des redoutables canons de 88 mm qui révèlent alors l’incroyable pouvoir de pénétration de leurs obus à haute vélocité, les forts étaient inexpugnables, car leur béton ou leurs tourelles blindées résistaient aux tirs paraboliques et aux bombardements aériens, même en piqué.

Ce fut par exemple le cas du fort de l’Einseling, près de Saint-Avold, qui repoussa un assaut de huit heures le 21 juin et ne se rendit que le 2 juillet, une semaine après l’entrée en vigueur des armistices, sur ordre formel du haut commandement. Même des fortifications moins sophistiquées, comme le secteur de Maubeuge, résistent près d’une semaine aux assauts allemands (du 21 au 27 mai), sans toutefois empêcher les divisions blindées de poursuivre leur route – ces poches de résistance ont pu influencer l’ordre d’arrêt de la progression adressé par Von Rundstedt aux Panzer le 23 mai, confirmé par Hitler le lendemain.

La débâcle n’était pas écrite

La résistance de la ligne Maginot valide, a posteriori, le choix fondamental du Fall Gelb (Plan jaune), mis à exécution à partir de mai 1940, qui consistait à éviter les zones fortifiées du nord-est. Les Allemands visent ainsi le centre du dispositif allié, au point d’articulation entre l’aile mobile, dont tout le monde savait qu’elle s’engagerait en Belgique dès l’ouverture des hostilités, et l’aile statique de la ligne Maginot : Sedan, où devait être franchie la vallée de la Meuse pour une rapide exploitation en direction de l’ouest. Mais pour déboucher en force à Sedan, le groupe blindé de Kleist (cinq divisions blindées et trois motorisées) devait traverser les Ardennes.

« Une légende noire qui empêche de comprendre les enjeux de l’époque. »

Quoique difficile, ce franchissement parut plus aisé aux généraux allemands que de défier frontalement la ligne Maginot, tâche pour laquelle les blindés de l’époque n’étaient d’aucune utilité7, et surtout plus à même de provoquer une surprise stratégique pour un résultat décisif. Il aurait pu tourner au désastre : dans les premiers jours de l’offensive, le petit nombre d’itinéraires et les actions de retardement de l’armée belge freinent tellement l’avance allemande qu’un gigantesque embouteillage se forme, plus de 40 000 véhicules et leurs réserves de carburant s’étirant sur quelque 250 km, jusqu’à 80 km à l’est du Rhin ! Repérées par deux reconnaissances aériennes le 12 mai, ces colonnes vulnérables – malgré une forte densité de chasseurs pour les couvrir – ne sont pas attaquées par l’aviation alliée, parce que les états-majors croient à une erreur et parce que l’architecture du commandement français, et le système de communications, comptant sur les réseaux filaires plus que sur la radio, rendent difficile la coopération interarmées, à l’inverse de la pratique allemande.

La modernité technologique de l’armée française de 1940 était en effet tout entière concentrée dans… les ouvrages de la ligne Maginot, y compris pour les équipements radio. C’est la première erreur, stratégique, du commandement français, qui s’engage dans la guerre dans une optique défensive : attendre que l’ennemi s’use avant de l’écraser comme un rouleau compresseur, comme en 1918. La ligne Maginot symbolise le fallacieux sentiment de sécurité du commandement, Gamelin la comparant même à la Manche, qui protège la Grande-Bretagne – oubliant que la Manche n’est rien sans la marine et sans… l’aviation, comme le montrera la bataille d’Angleterre ! De sorte que la modernisation de l’outil offensif n’a pas été conduite en parallèle, et amorcée trop tardivement : la France ne compte que deux divisions mécanisées en 1939 et ses quatre divisions cuirassées (DCR) ne sont créées qu’en 1940 – et pas toutes opérationnelles en mai.

S’y ajoutera une faute tactique impardonnable : déplacer la 7e armée de Giraud, la plus mécanisée, du secteur de Reims, où elle servait de réserve stratégique, à l’extrémité ouest du front pour lui confier une mission impossible et finalement inutile : foncer jusqu’aux Pays-Bas. Elle n’aurait sans doute pas suffi à stopper l’irruption des blindés en mai 1940, faute d’une couverture aérienne suffisante, mais elle l’aurait sensiblement ralentie et évité une débâcle totale. Assez pour planifier une évacuation et la poursuite de la guerre depuis l’empire ?


1 Jean Giraudoux (1882-1944) est l’auteur de la pièce La Guerre de Troie n’aura pas lieu, créée en 1935. Proche d’Édouard Daladier, il est nommé commissaire général à l’information en juillet 1939.

2 La durée revient à deux ans par la loi de 1935 pour faire face au réarmement allemand et à l’arrivée des « classes creuses » nées entre 1915 et 1919, pour lesquelles le contingent annuel dépasse à peine 100 000 hommes.

3 La mise en défense de la ligne Maginot commence d’ailleurs dès le 21 août 1939 et est achevée le 27, une semaine avant la déclaration de guerre (3 septembre).

4 Pour convaincre tout le monde de sa volonté de rester neutre, l’armée belge donne même pour thème à ses grandes manœuvres de l’été 1938 « Défense contre une invasion par le Sud »… Face à Hitler, la France n’avait vraiment pas le monopole de l’aveuglement !

5 L’expression apparaît en 1935 en référence à André Maginot (1877-1932), invalide de guerre et ministre de la Guerre de 1929 à 1932, qui n’est pourtant pas l’initiateur des travaux.

6 Restée « non belligérante » en septembre 1939, malgré le Pacte d’acier signé en mai avec l’Allemagne, l’Italie déclare la guerre à la France le 10 juin 1940, alors que l’armée française est en pleine débâcle, mais l’armée italienne n’attaque qu’à partir du 20 juin.

7 En 1940, 55 à 60 % des chars allemands sont des Pz I et II, armés de mitrailleuses ou d’un canon de 20 mm, totalement inoffensifs contre des ouvrages fortifiés (voire contre d’autres blindés). Même le canon de 37 mm du Pz III (15 %) et celui de 75 mm du Pz IV (12 %) sont insuffisants.


À propos de l’auteur
Pierre Royer

Pierre Royer*

Agrégé d’histoire et diplômé de Sciences-Po Paris, Pierre Royer, 53 ans, enseigne au lycée Claude Monet et en classes préparatoires privées dans le groupe Ipesup-Prepasup à Paris. Ses centres d’intérêt sont l’histoire des conflits, en particulier au xxe siècle, et la géopolitique des océans. Dernier ouvrage paru : Dicoatlas de la Grande Guerre, Belin, 2013.

Ce traité qui favorise l’immigration des Algériens en France: l’héritage secret du général De Gaulle

Ce traité qui favorise l’immigration des Algériens en France: l’héritage secret du général De Gaulle

Le général De Gaulle durant son dernier voyage en Algérie, du 9 au 13 décembre 1960. Sa visite provoqua de nombreuses manifestations européennes et musulmanes, pour et contre l’Algérie française. LE CAMPION/SIPA / LE CAMPION/SIPA

GRAND RÉCIT L’accord du 27 décembre 1968, qui facilite l’immigration des Algériens en France, a eu raison de ce qui avait été le cœur de la politique algérienne du général De Gaulle : éviter la submersion de la France par l’immigration.

La tour de Babel

La tour de Babel


par Christian Benoit (*) – Esprit Surcouf – publié le
Lieutenant-colonel (ER)

https://espritsurcouf.fr/humeurs_la-tour-de-babel_par_christian-benoit/


Le ministère de la Culture a publié au printemps dernier un Rapport au Parlement sur la langue française (2023), émanant de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France. Ce document, pour le moins surprenant, a échauffé la bile de notre auteur qui nous livre ici tout le mal qu’il en pense.

 

Depuis qu’en 2008 fut introduit dans la Constitution l’article 75-1 qui dit que « les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France », l’État (entendez l’argent des contribuables) soutient, encourage et finance le développement et l’emploi d’autres langues que le français. L’effet d’une telle politique est désormais connu.

En réponse à une enquête du CREDOC (2020-2022) sur la perception de la langue française, 89 % seulement des Français jugent que l’emploi du français est utile pour garantir la cohésion sociale. Les autres considèrent sans doute que parler les langues régionales, le corse, le breton, l’alsacien, l’occitan, le basque, ou les langues non-territoriales que le rapport énumère, l’arabe dialectal, le maghrébin, l’arménien occidental, le berbère, le judéo-espagnol, le romani et le yiddish (et pourquoi pas le swahili et on ne sait quel autre volapuk), permet d’être Français et favorise l’unité nationale.

Il est permis d’en douter. Ne pas parler français en toute circonstance publique contribue au contraire à défaire la Nation française. L’histoire et l’actualité montrent les risques qu’il y a à ne pas parler la même langue dans un même pays.

Si le rapport consacre deux pages à l’ordonnance de Villers-Cotterêts, c’est pour conclure que, « ciment de la société, la langue française est un sujet sensible chez nombre de nos concitoyens. Le soin que nous prenons collectivement de notre langue contribue au lien républicain. » Comprenne qui pourra !

Au service militaire

Au début du XXe siècle, le français était enseigné aux enfants avec détermination par l’instruction publique, mais dans beaucoup de familles on ne parlait que le patois. Arrivés au service militaire, la plupart des fils de paysans, faute de le pratiquer, avaient oublié le français depuis qu’ils avaient quitté l’école à l’âge de treize ans, et parfois plus tôt quand leurs parents les gardaient pour travailler la terre. « Ils s’exprimaient mal mes cavaliers d’escorte », dit Louis-Ferdinand Céline, se souvenant de son expérience de maréchal de logis au 12e régiment de cuirassiers. « Ils parlaient à peine pour tout dire. C’étaient des garçons venus du fond de la Bretagne pour le service, et tout ce qu’ils savaient ne venait pas de l’école, mais du régiment. »

À son tour, le sous-lieutenant Jean Hugo, arrière-petit-fils de Victor, raconte dans ses souvenirs : « Mes soldats étaient pour un tiers de très jeunes montagnards des Alpes, […] obéissants et endurants. Ils ne savaient ni lire ni écrire et ne parlaient guère le français. Ils se mettaient en cercle à l’écart et se racontaient en provençal des histoires de leurs montagnes. » Plus tard, il voit arriver une troupe venue le relever ; un chef de section s’avance vers lui et se présente : « Aspirant Lartigue du 18e de ligne. Puis il s’adressa à ses soldats en une langue inconnue. » Ce régiment stationné à Pau en temps de paix comptait de nombreux Béarnais dans ses rangs.

Si dans ces circonstances l’armée, et plus encore la France, ne se défont pas, c’est à la présence de l’encadrement qu’elles le doivent, à qui elles imposent de parler lui aussi ces idiomes régionaux. Les pertes subies au combat sont comblées par des renforts prélevés sur des dépôts hors des régions d’origine des régiments, obligeant tous les hommes à parler français, mettant en évidence, s’il en était besoin, le rôle indispensable d’un creuset où se fondent les particularismes locaux en unité nationale.

Deux exemples

Au moment où la Finlande devient indépendante le 5 décembre 1917, une guerre civile se déclenche. Les habitants des îles Ahvenanmaa, tous descendants de Suédois, veulent être rattachés à la Suède. Le gouvernement suédois accède à leur demande et envoie ses marins dans les îles. Le conflit s’achève en avril 1918 par leur désarmement par les troupes finlandaises débarquées à leur tour. Après de longues négociations entamées lors de la conférence de la Paix à Paris et poursuivies à la Société des Nations, une large autonomie au sein de la République finlandaise est accordée aux îles en 1921, garantissant l’emploi du suédois à leurs habitants et retirant toute troupe nationale. Les dissentions entre les deux groupes finnois et suédois, animant les partis politiques qui les portent, ne cessent pas pour autant, d’aucuns allant jusqu’à demander la reconnaissance de l’existence de deux peuples vivant dans un même pays, ayant des droits égaux, impliquant des frontières linguistiques intérieurs et le droit à l’autodétermination. L’animosité dure jusqu’à ce que la Seconde Guerre mondiale fasse passer au second plan ces rivalités.

La constitution belge actuelle s’exprime ainsi : « La Belgique est un État fédéral qui se compose des communautés et des régions » (art. 1er) ; comprend « trois communautés : la Communauté française, la Communauté flamande et la Communauté germanophone » (art. 2), « trois régions : la Région wallonne, la Région flamande et la Région bruxelloise » (art. 3) et « quatre régions linguistiques : la région de langue française, la région de langue néerlandaise, la région bilingue de Bruxelles-Capitale et la région de langue allemande » (art. 4). On y parle aussi de nombreuses langues régionales, comme le brabançon, le champenois, le flamand occidental, le flamand oriental, le francique ripuaire, le luxembourgeois, le lorrain, le picard, le wallon ou le brusseleer. Cette diversité linguistique est grosse de conflits soutenus par des groupes politiques qui s’affrontent sur presque tout et parviennent parfois à paralyser le pays. Certains envisagent même la partition du pays.

Ces deux exemples des risques créés par la perte de l’unité langagière doivent faire réfléchir.

Confusion

Qu’un Français veuille dans l’intimité parler le patois de sa région ou tout autre langue lui est loisible. Cela reste une affaire privée qui n’engage pas l’État ni les Français dans leur ensemble. Mais le soutien accordé à l’emploi privé conduit à vouloir son emploi public. Le tribunal administratif de Bastia, s’appuyant sur le texte de la Constitution de 1958 qui établit dans son titre premier, à l’article 2, alinéa 1, que « la langue de la République est le français », a retoqué les articles des règlements intérieurs de l’Assemblée de Corse prévoyant que les débats pouvaient se faire en français ou en corse.

Dans un communiqué commun, le président de l’Exécutif Gilles Simeoni et la présidente de l’Assemblée de Corse Marie-Antoinette Maupertuis considèrent que cette décision du 9 mars 2023 « revient à priver les élus de la Corse du droit de parler leur langue à l’occasion des débats au sein de l’Assemblée de Corse, du Conseil exécutif de Corse, et des actes de la vie publique ». Derrière la revendication en faveur de la langue se cache mal celle de l’indépendance, prélude à des demandes similaires d’autres régions et, au bout du compte, à l’anéantissement de la France.

Le rapport adressé au Parlement par le ministère de la Culture, tant dans sa forme que dans son vocabulaire, est écrit dans le jargon de la communication, si éloigné du français classique. Il ne manque pas non plus de céder à la lubie du moment avec un article intitulé : « Féminisation de la langue et écriture inclusive : une question de pratique », façon d’entériner son emploi officiel.

Sans doute ce rapport est-il un des effets d’une pensée plus confuse que complexe qui anime désormais le gouvernement, à la suite du candidat Emmanuel Macron devenu président de la République, qui déclarait le dimanche 5 février 2017 : « il n’y a pas de culture française ». Son diagnostic était en avance sur la réalité, mais il s’emploie depuis à le rendre patent.

(*) Christian Benoit, saint-Cyrien, ancien officier du Service Historique des Armées, poursuit sa vocation d’historien en s’intéressant plus particulièrement à l’organisation de l’armée française à la veille et pendant la première guerre mondiale. Auteur de plusieurs ouvrages, il a codirigé en 2021 la publication de L’Empire colonial français dans la Grande Guerre, un siècle d’histoire et de mémoire. Son dernier livre, Un artilleur de marine sous l’Empire, les souvenirs de Pierre-François Le Maire, 1780-1848, est paru l’an dernier.

La troisième dimension et l’armée de Terre

La troisième dimension et l’armée de Terre

 

par Jean-Claude Allard (*)
Général de Division (2s)
https://espritsurcouf.fr/defense-la-troisieme-dimension-et-larmee-de-terre_par_jean-claude-allard_general-de-division-2s/


Les débuts de l’avion, « plus lourd que l’air », n’ont pas laissé indifférent l’armée de Terre qui s’intéressait depuis les années 1880 à l’espace aérien pour élargir sa manœuvre. L’auteur nous retrace cette histoire, depuis les ballons pour l’observation du terrain, les reconnaissances et le réglage des tirs d’artillerie, jusqu’à l’aérocombat d’aujourd’hui.

 

En 1877, le génie militaire crée le premier laboratoire aéronautique au monde sous les ordres du capitaine Renard. Cet « Établissement central de l’aérostation militaire », installé dans le parc de Chalais-Meudon, avait pour mission de poursuivre l’étude théorique de toutes les formes possibles du vol : dirigeable, hélicoptère, aéroplane. En 1890, une convention est signée avec Clément Ader et des subventions lui sont versées pour qu’il développe un avion. Avec un appareil s’inspirant de la morphologie des chauves-souris, il peut ainsi parcourir 200 mètres le 14 octobre 1897, au camp de Satory. Mais les difficultés qu’il éprouve dans l’amélioration de son prototype et ses demandes de rallonges budgétaires conduiront l’armée à mettre fin à la convention en 1898.

En décembre 1903, aux États-Unis, Wilbur Wright réussira à franchir 260 mètres, puis dès 1904, l’avion des Wright réussira à réaliser une boucle. Après avoir pris contact avec les frères Wright, l’armée française les installe au camp d’Auvours pour leurs expérimentations. Le 21 septembre 1908, Wilbur établit le record du monde de durée et de distance en parcourant 66 kilomètres en une heure 31 minutes. Le 31 décembre 1908, Wilbur couvre 124 kilomètres en deux heures vingt minutes. La passion pour la « locomotion aérienne » s’empare alors du monde politique français.

Mais les pionniers européens ne sont pas restés sans initiative. Le 27 mai 1905, Ferber a réussi en Europe à s’élever comme les frères Wright. Le 25 juillet 1909, Blériot franchit la Manche. Un exploit considérable dont les conséquences militaires sont bien perçues par le Morning Post qui écrit : « Cela va modifier profondément les théories de la guerre et menacer nos moyens traditionnels de défense ». L’armée a compris le sens de cette évolution et, dès 1910, elle achète différents modèles d’avions à des fins d’expérimentation. Elle les utilise lors des grandes manœuvres en Picardie puis, satisfaite des résultats, crée en octobre 1910 l’Inspection permanente de l’aéronautique dont dépendent l’aérostation et l’aviation.

 

Le troisième avion construit par Clément Ader, qui a volé, exposé au Grand Palais à Paris. Carte postale tirée d’une collection personnelle.

L’aéronautique militaire, « cinquième arme »

Une loi du 29 mars 1912 crée l’aéronautique militaire. Elle est chargée de « l’étude, de l’acquisition ou de la construction, et de la mise en œuvre des engins de navigation aérienne utilisables pour l’armée, tels que ballons, avions, cerfs-volants » Elle est organisée en sept compagnies d’aéronautique et dotée d’un budget de 16 479 040 francs. L’aéronautique militaire est instituée comme la cinquième arme, à côté de l’infanterie, de la cavalerie, de l’artillerie et du génie militaire. Les discussions entre ces deux dernières armes qui avaient chacune une vue différente de l’emploi du « plus lourd que l’air », la première voulant régler ses tirs et la deuxième voulant effectuer des reconnaissances sont terminées. Désormais, l’aéronautique militaire non seulement remplira ces missions, mais élargira son champ d’action tout au long de la Grande guerre. Son parc est constitué en deux types différents : les appareils légers dit « de cavalerie ou d’artillerie » et les appareils lourds dits « de reconnaissance ou de bombardement ». Les premiers combattent en liaison directe avec les forces, les seconds remplissent des missions de soutien qui peuvent se dérouler plus loin en avant des zones d’action.

La grande affaire de l’aéronautique militaire avant la guerre furent les manœuvres de septembre 1912, dans laquelle l’aéronautique déploya 60 appareils, engagés avec une doctrine et une organisation militaire et non plus en « appliquant pour le mieux l’aviation dans sa forme sportive aux besoins de l’armée ». Les escadrilles sont constituées avec personnels et matériels volants, et personnels et matériels pour les trains de combat qui se déplacent de 20 à 30 kilomètres pour établir les campements, les terrains de travail et monter les tentes abris « Bessonneau » sous lesquelles dormiront les avions « au coin du bois ».

L’avion se contente en effet de pistes de fortune en herbe, les escadrilles suivant ainsi au plus près les forces terrestres dans lesquelles elles sont imbriquées. En conclusion de cette manœuvre, se dessinait déjà le destin futur des combattants de la troisième dimension, comme on peut le lire dans le bulletin de l’association générale aéronautique du septembre 1912 : « Il est probable qu’on concevra bientôt deux types distincts d’aviation d’armée qui justifieront les deux méthodes : l’appareil léger suivant les lignes (l’armée de terre) avec impedimenta réduits au minimum ; grands appareils lourds et puissants, armés et blindés, tenus à l’arrière de l’armée jusqu’au moment du besoin ». De ces deux visions naîtra bien plus tard l’ALAT et l’Armée de l’Air.

L’essor de l’avion dans la Grande guerre

Durant toute la guerre 1914-1918, l’aéronautique militaire sera engagée dans ces deux espaces de manœuvre, spécialisant progressivement ses unités, car très rapidement est apparu que la doctrine d’emploi de l’arme aérienne ne pouvait être monolithique. Les progrès des avions en rayon d’action et en capacité d’emport, tant d’armes d’attaques (bombes, fléchettes) que de défense (mitrailleuses), permettaient d’envisager leur emploi sur les arrières ennemis contre des objectifs militaires ou contre des infrastructures ou des usines d’armement. La manœuvre aérienne élargissait ainsi sa zone d’action au-delà des zones d’intérêt de la manœuvre terrestre et gagnait ainsi de l’autonomie.

De leur côté, les forces terrestres exigeaient toujours plus de l’aéronautique pour affiner leurs mouvements : observation, reconnaissance, réglage de tir, surveillance de zone, appui feu rapproché. Toutes ces opérations devaient être conduites en étroite coordination avec les troupes au sol, posant rapidement le problème de la préparation intégrée de l’action, des communications pendant le vol, de la coordination des opérations aéroterrestres.

Carte postale à la gloire de Georges Guynemer, qui totalisa 53 victoires en combat aérien avant d’être abattu le 11 septembre 1917 à l’âge de 22 ans. Collection personnelle.

Curieusement, durant toute cette période, le combat aérien n’est, aux dires des analystes de l’époque, qu’un phénomène prestigieux mais de second plan au regard de l’apport de l’avion dans toutes les autres missions. Car l’Allemand refuse de s’exposer dans ces duels inefficaces.

Entrée en guerre avec 140 avions en 1914, l’armée de terre aura en novembre 1918 une aéronautique militaire de plus de 3600 avions et une doctrine qui en fera « un instrument aérien capable de compenser, grâce à sa mobilité stratégique et à sa puissance de feu, les cruelles carences en effectifs dont souffre une armée française saignée à blanc par quatre années de combats meurtriers ». Cette aéronautique sera articulée autour d’unités d’armée et d’une division aérienne crée en mai 1918. En somme, une doctrine et une organisation qui n’est pas sans forte ressemblance avec l’ALAT et sa doctrine d’aérocombat d’aujourd’hui.

Aux sources de l’aérocombat : la guerre du Rif

La guerre du RIF en 1925 en sera le modèle achevé : intervention de l’aviation en avant des forces terrestres pour stopper l’ennemi. « L’aviation a sauvé Fez » dira le Maréchal Lyautey.  On développa des actions combinées tout au long de la campagne (combat, reconnaissance, surveillance, tirs et appui feu, etc.), avec des escadrilles déployées sur les terrains avancées au plus près des fantassins.

L’action autonome dans la profondeur, et principalement sur les villages des tribus rebelles, souvent envisagée, fut toujours refusé par Lyautey, qui se souvenait de la recommandation de Gallieni « Lorsque vous prenez un village, agissez toujours en pensant que vous devrez y ouvrir un marché le lendemain ». Mais d’autres commandants en chef n’hésitèrent pas à l’utiliser. La guerre du Rif fut la matrice de l’aérocombat dans laquelle l’on retrouve bien des traits de l’emploi de l’hélicoptère dans les opérations modernes (guerre du Golfe 1991 avec l’assaut des RHC en avant des forces terrestres ; Balkans et les actions aéroamphibies ; Afghanistan ; Côte d’Ivoire ; Lybie 2011 ; Mali 2013 ; etc.).

Le tournant des années 30

Les progrès techniques modifièrent le rôle des avions. L’augmentation de leur puissance, de leur vitesse et de leur rayon d’action des avions, comme la nécessité de les mettre en œuvre à partir d’infrastructures fixes, devaient progressivement leur faire perdre les caractéristiques nécessaires à l’aérocombat. Une autre voie devenait nécessaire pour tirer pleinement parti de leurs capacités. Le 1° avril 1933, l’armée de l’Air était créée, et le 2 Juillet 1934 une loi fixait « L’organisation générale de l’Armée de l’Air ».

Ces textes prévoyaient que l’armée de l’air rassemblerait tous les avions pour remplir trois missions : les opérations purement aériennes, la défense du territoire et les opérations aériennes combinées avec l’armée de terre. Mais la faiblesse du parc et la volonté d’affirmer l’indépendance de la nouvelle armée ont conduit à négliger la troisième mission. La France n’aura ni aviation d’assaut, ni d’ailleurs de forces blindées, au contraire de son ennemi allemand qui établira sa force sur le couple char-avion.

Elle n’aura même pas d’aviation légère avant que l’équipement des Forces Françaises Libres,  sur le modèle des divisions américaines, ne la dote des avions légers de reconnaissance qui ouvriront la voie de beaux succès français, notamment sur le Garigliano, et permettront au capitaine Callet et au Lieutenant Mantoux, du peloton aérien de la 2° DB (Division Blindée) de larguer sur la préfecture de police de Paris, au milieu d’une grêle de balles, le message de Leclerc, « Tenez bon, nous arrivons ! ».

L’hélicoptère et le retour progressif aux principes de l’aérocombat

L’hélicoptère Tigre en Afghanistan. Photo adc Petremand/armée de terre

Si cette aviation légère facilite la manœuvre terrestre, elle ne peut y contribuer pleinement, comme ce fut le cas de 1912 à la fin de la guerre du Rif. Ce sera grâce à la souplesse de l’hélicoptère que l’armée de terre renouera avec la manœuvre en trois dimensions. Et les tactiques de l’aérocombat ne cesseront plus de s’affiner au fur et à mesure des innovations techniques (turbine et vol de combat, intensification de lumière et thermographie pour le combat de nuit, demain, nécessairement, coopération drone/hélicoptère pour l’action en sureté).

Aujourd’hui, Armée de l’air et ALAT sont l’une et l’autre redevables des efforts faits par l’armée de terre, notamment dans la période 1910-1934, pour développer les avions et leur emploi opérationnel. Chacune des deux institutions est légitime pour trouver dans cette période « commune » ses racines et ses principes d’action. L’ALAT y puise les principes fondateurs et intemporels de sa doctrine actuelle nourrissant une volonté constante d’innovations et d’améliorations.

Article publié le 10 juillet 2023, sur le site revusconflits.com
https://www.revueconflits.com/la-troisieme-dimension-une-tres-ancienne-tentation-de-larmee-de-terre/

(*) Jean-Claude Allard, saint-cyrien, diplômé de l’École supérieure de guerre, de l’Institut des Hautes Études de Défense nationale et du High Command and Staff Course, a été, entre autres, chef des opérations de la KFOR au Kosovo, représentant de la France au Central Command des Etats-Unis. Il a commandé le 4ème régiment d’hélicoptères de commandement et de manœuvre puis a été commandant de l’Aviation Légère de l’Armée de Terre (ALAT). Il   a été directeur de recherche à l’IRIS et enseignant à IRIS SUP. Il est désormais chercheur associé à l’IRIS.

Source photo bandeau : Airbus Helicopter / Ministère des Armées

Théorie de la percée : l’échec de la conduite scientifique de la bataille (1916)

Théorie de la percée : l’échec de la conduite scientifique de la bataille (1916)

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 28 juillet 2023

https://lavoiedelepee.wordpress.com/


Les doctrines militaires, comme les paradigmes scientifiques, n’évoluent vraiment que lorsqu’elles sont très sérieusement prises en défaut. L’échec sanglant de l’offensive de Champagne fin septembre-début octobre 1915 constitue cette prise en défaut. En fait, c’est même une grande crise au sein de l’armée française où on perçoit les premiers signes de découragement, voire de grogne dans la troupe. En novembre 1915, le général Fayolle note dans son carnet : « Que se passe-t-il en haut lieu ? Il semble que personne ne sache ce qu’il faut faire […] Si on n’y apporte pas de moyens nouveaux, on ne réussira pas ». La crise impose de trouver de nouvelles solutions et on assiste effectivement à une grande activité durant l’hiver1915 dans le « monde des idées » qui aboutit à la victoire de l’« opposition » et de son école de pensée alors baptisée « la conduite scientifique de la bataille ».

Changement de paradigme

L’opposition ce sont d’abord les « méthodiques », comme Foch, alors commandant du groupe d’armées du Nord (GAN) et Pétain, commandant la 2e armée. Le rapport de ce dernier après l’offensive de Champagne, met en évidence l’« impossibilité, dans l’état actuel de l’armement, de la méthode de préparation et des forces qui nous sont opposées, d’emporter d’un même élan les positions successives de l’ennemi ». Le problème majeur qui se pose alors est que s’il est possible d’organiser précisément les feux d’artillerie et l’attaque des lignes de la première position ennemie, cela s’avère beaucoup plus problématique lorsqu’il s’agit de s’en prendre à la deuxième position plusieurs kilomètres en arrière. Pétain en conclut qu’il faut, au moins dans un premier temps, se contenter d’attaquer les premières positions mais sur toute la largeur du front afin d’ébranler celui-ci dans son ensemble. Ce sera la doctrine mise en œuvre – avec succès – à partir de l’été 1918, mais l’idée de grande percée est encore vivace. Une nouvelle majorité se crée autour de quelques Polytechniciens artilleurs, avec Foch comme tête d’affiche, pour concevoir cette bataille décisive comme une succession de préparations d’artillerie-assauts d’infanterie, allant toujours dans le même sens position après position ( Autant de positions, autant de batailles selon Fayolle) et non pas latéralement comme le préconise Pétain et ce jusqu’à ce que « l’ennemi, ses réserves épuisées, ne nous oppose plus de défenses organisées et continues » (Foch, 20 avril 1916).

C’est une réaction contre les « folles équipées » de l’infanterie au cours des batailles de 1915, désormais « la certitude mathématique l’emporte sur les facteurs psychologiques ». Une analyse de tous les détails photographiés du front doit permettre une planification précise de la destruction de tous les obstacles ennemis à partir de barèmes scientifiques. L’imposition de ce nouveau paradigme est la victoire de l’école du feu sur celle du choc mais aussi la revanche des généraux sur les Jeunes-Turcs du Grand quartier général (GQG). Ce sont les idées qui portent les hommes bien plus souvent que l’inverse, et changer d’idées impose souvent de changer les hommes. Les officiers du GQG, qui pour beaucoup avaient été les champions de l’« offensive à outrance » puis de l’ « attaque brusquée », sont envoyés commander au front. A la suite des décisions arrêtées en décembre 1915 à Chantilly entre les Alliés, cette nouvelle doctrine doit être mise en œuvre dans l’offensive franco-britannique sur la Somme prévue pour l’été 1916. Le groupe d’armées du Nord (GAN) de Foch est chargé de sa mise en pratique.

En attendant, toutes les idées nouvelles trouvent leur matérialisation dans le nouveau GQG qui passe l’hiver 1915-1916 à rédiger le nouveau corpus de documents doctrinaux sur l’organisation et les méthodes des différentes armes, infanterie et artillerie lourde en premier lieu ainsi que la coordination entre elles. Ce sera par la suite une habitude, tous les hivers on débat puis on rédige toute la doctrine, soit un rythme douze fois plus rapide qu’en temps de paix avant la guerre. Mais ce n’est pas tout de partir du bas, de faire du retour d’expérience, de débattre puis de voir émerger un nouveau paradigme au sommet, encore faut-il que les nouvelles idées redescendent et que l’explicite des documents se transforme en bas en nouvelles habitudes.

Tout le front est restructuré. On distingue désormais une ligne des armées, tenue désormais par le strict minimum de troupes, des réserves de groupes d’armées à environ 20-30 km du front et enfin des réserves générales encore plus loin. Il se met en place une sorte de « 3 x 8 » où les troupes enchainent secteur difficile, repos-instruction, secteur calme. L’année 1916 se partage ainsi, pour la 13eDivision d’infanterie, en 93 jours de bataille (Verdun et La Somme) contre plus de 200 en 1915, 88 jours de secteur calme et le reste en repos-instruction. Toute cette zone des réserves générales se couvre d’un réseau d’écoles, de camps et de centre de formation où on apprend le service des nouvelles armes et les nouvelles méthodes. On remet en place des inspecteurs de spécialités afin de contrôler les compétences de chaque unité mais aussi de rationaliser les évolutions alors que le combat séparé de chaque unité tend à faire diverger les pratiques. Une innovation majeure de la guerre est la création du centre d’instruction divisionnaire ou CID). Ce centre, base d’instruction mobile de chaque division permet d’accueillir les recrues en provenance des dépôts de garnison de l’intérieur, avant de les envoyer directement dans les unités combattantes. Elles y rencontrent des cadres vétérans, des blessés de retour de convalescence. Les cadres de leurs futures compagnies viennent les visiter. Les hommes ne sont pas envoyés directement sur une ligne de feu avec des compétences faibles ni aucun lien de cohésion avec les autres, mais acclimatés et instruits progressivement.

La transformation des armes

Cette approche permet une évolution plus rationnelle des unités. L’infanterie connaît sa deuxième mutation de la guerre après l’adaptation improvisée et chaotique à la guerre de tranchées. Elle devient vraiment cette fois une infanterie « industrielle ». Les structures sont allégées et assouplies. Les divisions d’infanterie ne sont plus attachées spécifiquement à un corps d’armée et commandent directement à trois régiments et non plus à deux brigades de deux régiments. Les bataillons eux-mêmes passent aussi à une structure ternaire mais la 4e compagnie, grande nouveauté, devient une compagnie d’appui équipée de mitrailleuses, de canons à tir direct de 37 mm et de mortiers. Encore plus innovant, les sections d’infanterie ne combattent plus en ligne mais en demi-sections feu et choc (les demi-sections deviendront identiques et autonomes en 1917, c’est l’invention du groupe de combat), et organisées autour de nouvelles armes comme les fusils-mitrailleurs et les lance-grenades. Les fantassins deviennent spécialisés et interdépendants. D’une manière générale, la puissance de feu portable de l’infanterie fait un bond considérable jusqu’à la fin de 1917. L’étape suivante sera l’intégration des chars légers d’accompagnement à partir de mai 1918.

L’artillerie a la part belle dans le nouveau paradigme. Pour Foch : « Ce n’est pas une attaque d’infanterie à préparer par l’artillerie, c’est une préparation d’artillerie à exploiter par l’infanterie » qui, ajoute-t-il plus tard, Foch ajoute que l’infanterie « doit apporter la plus grande attention à ne jamais entraver la liberté de tir de l’artillerie ». Dans une étude écrite en octobre 1915, son adjoint Carence écrit : « L’artillerie d’abord ; l’infanterie ensuite ! Que tout soit subordonné à l’artillerie dans la préparation et l’exécution des attaques ». Pour autant, le volume de cette arme augmente assez peu avec seulement 590 nouvelles pièces lourdes pour l’ensemble de 1916. Le grand défi pour l’artillerie est celui de l’emploi optimal de l’existant, c’est-à-dire l’artillerie de campagne et les pièces de forteresse récupérées, dans des conditions totalement différentes de celles imaginées avant-guerre. Pour y parvenir on commence par mettre en place de vrais états-majors d’artillerie capables de commander les groupements de feux de centaines de pièces. Le 27 juin 1916, est créé le Centre d’études d’artillerie (CEA) de Châlons chargé d’inspecter les régiments d’artillerie et de synthétiser leurs idées, définir la manœuvre, perfectionner l’instruction technique et faire profiter les commandants de grandes unités de toutes les innovations touchant l’emploi de l’artillerie. Un peu plus tard, on formera aussi des Centres d’organisation d’artillerie (COA), un par spécialité, qui constituent les matrices des nouvelles formations et où les anciens régiments viennent recevoir les nouveaux matériels et apprendre leur emploi. La troisième voie pour mieux maîtriser la complexité croissante des méthodes est la planification. Elle existe sous une forme embryonnaire dès 1915 mais elle connaît un fort développement en 1916 grâce à l’influence du CEA. Celui-ci codifie et vulgarise l’usage des « Plans d’emploi de l’artillerie » qui permettent de gérer les étapes de la séquence de tir. L’aérologie et la météorologie font d’énormes progrès. Le GAN dispose de sa propre section météo commandée par le lieutenant de vaisseau Rouch avec un vaste réseau de transmissions y compris sur des navires.

Le premier effort porte sur la maîtrise de la gestion des informations. Les Français mettent l’accent sur l’emploi de l’avion dans l’observation et la liaison entre les armes. Foch envoie le commandant Pujo à Verdun, la première grande bataille de 1916 et qui est très observée par le GAN qui prépare la seconde. Pujo reprend l’idée d’un « bureau tactique » charger de centraliser toutes les informations des escadrilles et des ballons d’observation (TSF, photos, écrits) afin d’actualiser en permanence un grand panorama photographique et cartographique de la zone de combat. A l’instar des drones aujourd’hui, l’aviation de l’époque est cependant surtout un système d’observation et de liaison en cours d’action, au service de l’artillerie afin de guider les tirs et d’en mesure les effets au-dessus des lignes ennemies, mais aussi de l’infanterie, qui dispose en 1916 de ses propres appareils. Pour l’offensive de la Somme, la 13e DI disposera par exemple d’une vingtaine d’appareils avec tout un panel de moyens de liaisons pour organiser les communications entre l’air, qui envoie des messages en morse ou message lesté, et le sol, qui répond avec des fusées de couleur, fanions ou projecteurs et indique ses positions avec des pots éclairants et ou des panneaux. Lorsque la division sera engagée sur la Somme, ses compagnies d’infanterie seront survolées par huit avions et appuyées par une quarantaine de mitrailleuses, huit canons d’infanterie ou mortiers et surtout 55 pièces d’artillerie…pour chaque kilomètre de front attaqué.

Le GAN reprend également deux grandes innovations de Verdun. La première est l’idée de supériorité aérienne sur un secteur du front. Dès le début de leur offensive sur Verdun, en février 1916, les Allemands concentrent 280 appareils de chasse sur la zone et chassent les quelques appareils français présents. L’artillerie française, qui dépend désormais de l’observation aérienne devient aveugle. Pour faire face à cette menace, les Français sont obligés de livrer la première bataille aérienne de l’Histoire. Le 28 février, le commandant De Rose reçoit carte blanche. Il constitue un groupement « ad hoc » de quinze escadrilles avec ce qui se fait de mieux dans l’aviation de chasse en personnel (Nungesser, Navarre, Guynemer, Brocard, etc.) et en appareils (Nieuport XI). Cette concentration de talents forme un nouveau laboratoire tactique qui met au point progressivement la plupart des techniques de la maîtrise du ciel. On expérimente également l’appui feu air-sol notamment lors de l’attaque sur le fort de Douaumont le 22 mai ou la destruction des ballons d’observation ennemies (fusées à mise à feu électrique Le Prieur d’une portée de 2000 m, balles incendiaires, canon aérien de 37 mm). A son imitation, le GAN groupe de chasse est constitué à Cachy sous le commandement de Brocard avec huit escadrilles Spad.

La seconde innovation est l’œuvre du capitaine Doumenc, l’« entrepreneur » du service automobile, subdivision qui appartient à l’artillerie comme tout ou presque ce qui porte un moteur à explosions. Grâce à lui et quelques autres, l’idée s’impose que le transport automobile peut apporter une souplesse nouvelle dans les transports de la logistique et surtout des hommes, leur évitant les fatigues de la marche tout en multipliant leur mobilité. Les achats à l’étranger et la production nationale permettent de disposer dès 1916 de la première flotte automobile militaire au monde avec près de 40 000 véhicules (200 fois plus qu’en 1914). Cette abondance de moyens autorise la constitution de groupements de 600 camions capables de transporter en 1916 six divisions d’infanterie d’un coup. L’efficacité de cet outil est démontrée lorsqu’il s’agit de soutenir le front de Verdun, saillant relié à Bar-le-Duc, 80 km plus au Sud, par une route départementale et une voie ferrée étroite. Le 20 février 1916, veille de l’attaque allemande, Doumenc y forme la première Commission Régulière Automobile (CRA), organisée sur le modèle des chemins de fer, et dont la mission est d’acheminer 15 à 20 000 hommes et 2 000 tonnes de ravitaillement logistique par jour par ce qui est baptisée rapidement la Voie sacrée. Le GAN copie l’idée et créé sa propre CRA sur l’axe Amiens-Proyart afin d’alimenter la bataille de la Somme, avec un trafic supérieur encore à celui de la Voie sacrée.

La déception de la Somme

En sept mois de préparation, aucun effort n’a été négligé pour faire de l’offensive sur la Somme la bataille décisive tant espérée. Loin des tâtonnements de 1915, la nouvelle doctrine a été aussi scientifique et méthodique dans la préparation qu’elle le sera dans la conduite. L’objectif de l’offensive d’été préparée avec tant de soins est de réaliser la percée sur un front de 40 km, pour atteindre ainsi le terrain libre en direction de Cambrai et de la grande voie de communication qui alimente tout le front allemand du Nord. Le terrain est très compartimenté avec, en surimposition des trois positions de défense, tout un réseau de villages érigés par les Allemands en autant de bastions reliés par des boyaux. La préparation d’artillerie, d’une puissance inégalée s’ouvre le 24 juin et ne s’arrête qu’une semaine plus tard, le 1er juillet après au moins 2,5 millions d’obus lancés (sensiblement sur 40 km tout ce que l’artillerie ukrainienne actuelle a lancé en 15 mois sur l’ensemble du front). L’offensive n’est ensuite n’est déclenchée qu’après avoir constaté l’efficacité des destructions par photographie. Comme prévu, l’aviation alliée bénéficie d’une supériorité aérienne totale, autorisant ainsi la coordination par le ciel alors que comme pour les Français au début de la bataille de Verdun, l’artillerie allemande, privée de ses yeux, manque de renseignements.

Dans cet environnement favorable, la VIe armée française de Fayolle s’élance sur seize kilomètres avec un corps d’armée au nord de la Somme en contact avec les Britanniques, et deux corps au sud du fleuve. Contrairement aux Britanniques, l’attaque initiale française est un succès, en partie du fait de l’efficacité des méthodes employées. Au Nord, le 20e corps d’armée français progresse vite mais doit s’arrêter pour garder le contact avec des Alliés qui, dans la seule journée du 1er juillet, paient leur inexpérience de 21 000 morts et disparus. Au Sud, le 1er corps colonial (un assaut que mon grand-père m’a raconté) et le 35e corps enlèvent d’un bond la première position allemande. En proportion des effectifs, les pertes totales françaises sont plus de six fois inférieures à celles des Britanniques, concrétisant le décalage entre la somme de compétences acquises par les Français et celle de l’armée britannique dont beaucoup de divisions sont de formation récente. Du 2 au 4 juillet, l’attaque, toujours conduite avec méthode, dépasse la deuxième position allemande et s’empare du plateau de Flaucourt. Le front est crevé sur huit kilomètres, mais on ne va pas plus loin car ce n’est pas le plan.

La réaction allemande est très rapide. Dès le 7 juillet, seize divisions sont concentrées dans le secteur attaqué puis vingt et une une semaine plus tard. La réunion de masses aériennes contrebalance peu à peu la supériorité initiale alliée. Dès lors, les combats vont piétiner et la bataille de la Somme comme celle de Verdun se transforme en bataille d’usure. La mésentente s’installe entre les Alliés et les poussées suivantes (14-20 juillet, 30 juillet, 12 septembre) manquent de coordination. Au sud de la Somme, Micheler, avec la Xe armée progresse encore de cinq kilomètres vers Chaulnes mais le 15 septembre Fayolle est obligé de s’arrêter sans résultat notable, au moment où les Britanniques s’engagent (et emploient les chars pour la première fois). Les pluies d’automne, qui rendent le terrain de moins en moins praticable, les réticences de plus en plus marquées des gouvernements, les consommations en munitions d’artillerie qui dépassent la production amènent une extinction progressive de la bataille. Après cinq mois d’effort, l’offensive alliée a à peine modifié le tracé du front. Péronne, à moins de dix kilomètres de la ligne de départ, n’est même pas atteinte. Les pertes françaises sont de 37 000 morts, 29 000 disparus ou prisonniers et 130 000 blessés. Celles des Britanniques et des Allemands sont doubles. En 77 jours d’engagement sur la Somme, la 13e DI n’a progressé que de trois kilomètres et a perdu 2 700 tués ou blessés pour cela.

La percée n’est pas réalisée et la Somme n’est pas la bataille décisive que l’on cherchait, même si elle a beaucoup plus ébranlé l’armée allemande que les Alliés ne le supposaient alors. C’est donc une déception et une nouvelle crise.

L’offensive de la Somme a d’abord échoué par excès de méthode. La centralisation, la dépendance permanente des possibilités de l’artillerie, la « froide rigueur » ont certainement empêché d’exploiter certaines opportunités, comme le 3 juillet avec le corps colonial ou le 14 septembre à Bouchavesnes devant le 7e corps. A chaque fois, ces percées, tant espérées l’année précédente, ne sont pas exploitées. Certains critiquent le manque d’agressivité de l’infanterie. D’un autre côté, pour le sous-lieutenant d’infanterie Jubert du 151e RI, « le fantassin n’a d’autre mérite qu’à se faire écraser ; il meurt sans gloire, sans un élan du cœur, au fond d’un trou, et loin de tout témoin. S’il monte à l’assaut, il n’a d’autre rôle que d’être le porte-fanion qui marque la zone de supériorité de l’artillerie ; toute sa gloire se réduit à reconnaître et à affirmer le mérite des canonniers ».

Les procédés de l’artillerie s’avèrent surtout trop lents. On persiste à chercher la destruction au lieu de se contenter d’une neutralisation, ce qui augmente considérablement le temps nécessaire à la préparation. Les pièces d’artillerie lourde sont toujours d’une cadence de tir très faible, ce qui exclut la surprise. De plus, le terrain battu par la préparation d’artillerie est si labouré qu’il gêne la progression des troupes et des pièces quand il ne fournit pas d’excellents abris aux défenseurs. L’artillerie avait le souci de travailler à la demande des fantassins mais ceux-ci ont eu tendance à demander des tirs de plus en plus massifs avant d’avancer, ce qui a accru la dévastation du terrain et les consommations de munitions. Compenser la faible cadence de tir nécessite d’augmenter le nombre de batteries, ce qui suppose de construire beaucoup d’abris pour le personnel ou les munitions et complique le travail de planification nécessaire pour monter une préparation de grande ampleur. Le temps d’arrêt entre deux attaques dépend uniquement de la capacité de réorganisation de l’artillerie. Or ce délai reste supérieur à celui nécessaire à l’ennemi pour se ressaisir.

Car la guerre se « fait à deux ». La guerre se prolongeant sur plusieurs années, phénomène inédit depuis la guerre de Sécession, les adversaires s’opposent selon une dialectique innovation-parade d’un niveau insoupçonné jusqu’alors. La capacité d’évolution de l’adversaire est désormais une donnée essentielle à prendre en compte dans le processus d’élaboration doctrinal qui prend un tour très dynamique. La puissance de feu de l’artillerie alliée terriblement efficace au début de juillet, est finalement mise en défaut. Les Allemands s’ingénient à ne plus offrir d’objectifs à l’artillerie lourde. Ils cessent de concentrer leurs moyens de défense sur des lignes faciles à déterminer et à battre. Constatant qu’ils peuvent faire confiance à des petits groupes isolés même écrasés sous le feu, ils installent les armes automatiques en échiquier dans les trous d’obus en avant de la zone et celles-ci deviennent insaisissables. En août, Fayolle déclare à Foch : « Enfin, ils ont construit une ligne de tranchés, je vais savoir sur quoi tirer ». Les Allemands vident les zones matraquées, amplifient le procédé de défense en profondeur, procédant à une « défense élastique » qui livre le terrain à l’assaillant, mais lui impose des consommations de munitions énormes et des attaques indéfiniment répétées. Malgré la puissance de l’attaque, ils réussissent ainsi à éviter la rupture de leur front.

L’échec de la « conduite scientifique de la bataille » entraîne donc sa réfutation en tant que paradigme et la mise à l’écart de Foch. Comme à la fin de 1915, l’échec de la doctrine en cours laisse apparaître les autres théories en présence. Pétain propose toujours la patience et le combat d’usure sur l’ensemble du front. Mais l’école du choc revient en force en soulignant la perte de dynamisme, issue selon elle de la sécurité relative qu’apporte un combat où toutes les difficultés sont résolues par une débauche d’artillerie. Elle fait remarquer que les pertes sont plus importantes dans les attaques qui suivent l’offensive initiale. Il est donc tentant de revenir à la « bataille-surprise ».

Extrait et résumé de Michel Goya, L’invention de la guerre moderne, Tallandier (édition 2014)

La troisième dimension : une très ancienne tentation de l’armée de Terre

La troisième dimension : une très ancienne tentation de l’armée de Terre

par Jean-Claude Allard* – Revue Conflits – publié le 10 juillet 2023


Les débuts de l’avion, « plus lourd que l’air », n’ont pas laissé indifférent l’armée de Terre qui s’intéressait depuis les années 1880 à l’espace aérien pour ouvrir sa manœuvre, avec les ballons pour l’observation du terrain, les reconnaissances et le réglage des tirs d’artillerie.

*Jean-Claude Allard est général de division (2S).

En 1877, le génie militaire crée le premier laboratoire aéronautique au monde sous les ordres du capitaine Renard. Cet « Établissement central de l’aérostation militaire », installé dans le parc de Chalais-Meudon avait pour mission de poursuivre l’étude théorique de toutes les formes possibles du vol : dirigeable, hélicoptère, aéroplane. En 1890, une convention est signée avec Clément Ader et des subventions lui sont versées pour qu’il développe un avion1. Il peut ainsi parcourir 200 mètres le 14 octobre 1897, au camp de Satory. Mais les difficultés qu’il éprouve dans l’amélioration de son prototype et ses demandes de rallonges budgétaires conduiront l’armée à mettre fin à la convention en 18981.

En décembre 1903, aux États-Unis, Wilbur Wright réussira à franchir 260 mètres, puis dès 1904, l’avion des Wright réussira à réaliser une boucle. Après avoir pris contact avec les frères Wright, l’armée française les installe au camp d’Auvours pour leurs expérimentations. Le 21 septembre 1908, Wilbur établit le record du monde de durée et de distance en parcourant 66 kilomètres en une heure 31 minutes. Le 31 décembre 1908, Wilbur couvre 124 kilomètres en deux heures vingt minutes. La passion pour la « locomotion aérienne » s’empare alors du monde politique français.

Mais les pionniers européens ne sont pas restés sans initiative. Le 27 mai 1905, Ferber a réussi en Europe à s’élever comme les frères Wright. Le 25 juillet 1909, Blériot franchit la Manche. Un exploit considérable dont les conséquences militaires sont bien perçues par le Morning Post qui écrit : « Cela va modifier profondément les théories de la guerre et menacer nos moyens traditionnels de défense2». L’armée a compris le sens de cette évolution et, dès 1910, elle achète différents modèles d’avions à des fins d’expérimentation. Elle les utilise lors des grandes manœuvres en Picardie puis, satisfaite des résultats, crée en octobre 1910 l’Inspection permanente de l’aéronautique dont dépendent l’aérostation et l’aviation.

La création de l’aéronautique militaire, « cinquième arme »

Une loi du 29 mars 1912 crée l’aéronautique militaire. Elle est chargée de « l’étude, de l’acquisition ou de la construction, et de la mise en œuvre des engins de navigation aérienne utilisables pour l’armée, tels que ballons, avions, cerfs-volants.3 » Elle est organisée en sept compagnies d’aéronautique et dotée d’un budget de 16.479.040 francs. L’aéronautique militaire est instituée comme la cinquième arme, à côté de l’infanterie, de la cavalerie, de l’artillerie et du génie militaire. Les discussions entre ces deux dernières armes qui avaient chacune une vue différente de l’emploi du « plus lourd que l’air », la première voulant régler ses tirs et la deuxième voulant effectuer des reconnaissances sont terminées. Désormais, l’aéronautique militaire non seulement remplira ces missions, mais élargira son champ d’action tout au long de la Grande guerre. Son parc est constitué en deux types différents : les appareils légers dit « de cavalerie ou d’artillerie » et les appareils lourds dits « de reconnaissance ou de bombardement ». Les premiers combattent en liaison directe avec les forces, les seconds remplissent des missions de soutien qui peuvent se dérouler plus loin en avant des zones d’action des forces terrestres.

La grande affaire de l’aéronautique militaire avant la guerre furent les manœuvres de septembre 1912, dans laquelle l’aéronautique déploya 60 appareils qui sont engagés avec une véritable doctrine et une organisation militaire et non plus en « appliquant pour le mieux l’aviation dans sa forme sportive aux besoins de l’armée.4 ». Les escadrilles sont constituées avec personnels et matériels volants et personnels et matériels pour les trains de combat qui se déplacent de 20 à 30 kilomètres pour établir les campements, les terrains de travail et monter les tentes abris « Bessonneau » sous lesquelles dormiront les avions « au coin du bois ». L’avion se contente en effet de pistes de fortune en herbe, les escadrilles suivant ainsi au plus près les forces terrestres dans lesquelles elles sont imbriquées. En conclusion de cette manœuvre, se dessinait déjà le destin futur des combattants de la troisième dimension : « Il est probable qu’on concevra bientôt deux types distincts d’aviation d’armée qui justifieront les deux méthodes : l’appareil léger suivant les lignes (l’armée de terre) avec impedimenta réduits au minimum ; grands appareils lourds et puissants, armés et blindés, tenus à l’arrière de l’armée jusqu’au moment du besoin5 ». De ces deux visions devraient naître bien plus tard l’ALAT et l’armée de l’air. Et l’ALAT se reconnaitra facilement dans la description des modes d’actions mit en œuvre au cours de ces grandes manœuvres de 1912.

L’aéronautique militaire : un poids important dans la Grande guerre

Durant toute la guerre 1914-1918, l’aéronautique militaire sera engagée dans ces deux espaces de manœuvre, spécialisant progressivement ses unités. Très rapidement en effet, il est apparu que la doctrine d’emploi de l’arme aérienne ne pouvait être monolithique. Les progrès des avions en rayon d’action et en capacité d’emport tant d’armes d’attaques (bombes, fléchettes) que de défense (mitrailleuses) permettait d’envisager leur emploi sur les arrières ennemis contre des objectifs militaires ou contre des infrastructures ou des usines d’armement6. La manœuvre aérienne élargissait ainsi sa zone d’action au-delà des zones d’intérêt de la manœuvre terrestre et gagnait ainsi de l’autonomie.

De leur côté, les forces terrestres exigeaient toujours plus de l’aéronautique pour affiner leur propre manœuvre : observation, reconnaissance, réglage de tir, surveillance de zone, appui feu rapproché. Toutes ces opérations devaient être conduites en étroite coordination avec les troupes au sol, posant rapidement le problème de la préparation intégrée de l’action, des communications pendant le vol, de la coordination des opérations aéroterrestres. Curieusement, durant toute cette période, le combat aérien n’est, aux dires des analystes de l’époque, qu’un phénomène prestigieux mais de second plan au regard de l’apport de l’avion dans toutes les autres missions. Car l’Allemand refuse de s’exposer dans ces duels inefficaces.

Entrée en guerre avec 140 avions en 1914, l’armée de terre aura en novembre 1918 une aéronautique militaire de plus de 3600 avions et une doctrine qui en fera « un instrument aérien capable de compenser, grâce à sa mobilité stratégique et à sa puissance de feu, les cruelles carences en effectifs dont souffre une armée française saignée à blanc par quatre années de combats meurtriers. 7». Cette aéronautique sera organisée autour d’unités d’armée et d’une division aérienne8. En somme, une doctrine et une organisation qui n’est pas sans forte ressemblance avec l’ALAT de la fin du XXe siècle. Et en effet, dans son organisation, sa doctrine, les caractéristiques tactiques de ses équipements, l’aéronautique militaire jusqu’au tournant des années 1930 est dans ses principes très proche de l’ALAT et de sa doctrine d’aérocombat.

Aux sources de l’aérocombat : la guerre du Rif

La guerre du RIF en 1925 en sera le modèle achevé : intervention de l’aviation en avant des forces terrestres pour stopper l’ennemi « l’aviation a sauvé Fez9 », puis actions combinées tout au long de la campagne (combat, reconnaissance, surveillance, tirs et appui feu, etc.), avec des escadrilles déployées sur les terrains avancées au plus près des forces terrestres. L’action autonome dans la profondeur, et principalement sur les villages des tribus rebelles, sur le modèle des campagnes aériennes des années 1940, souvent envisagée, fut toujours refusé par Lyautey qui se souvenait de la recommandation de Gallieni « Lorsque vous prenez un village, agissez toujours en pensant que vous devrez y ouvrir un marché le lendemain. ». Mais d’autres commandants en chef n’hésiteront pas à l’utiliser. La guerre du Rif fut la matrice de l’aérocombat dans laquelle l’on retrouve bien des traits de l’emploi de l’hélicoptère dans les opérations modernes (guerre du Golfe 1991 avec l’assaut des RHC en avant des forces terrestres ; Balkans et les actions aéroamphibies ; Afghanistan ; Côte d’Ivoire ; Lybie 2011 ; Mali 2013 ; etc.).

Le tournant de 1933-34

Mais les augmentations de puissance, vitesse et rayon d’action des avions, et la nécessité de les mettre en œuvre à partir d’infrastructures fixes devaient progressivement leur faire perdre les caractéristiques nécessaires aux tactiques de l’aérocombat. Une autre voie devait nécessairement s’ouvrir pour eux afin qu’ils tirent pleinement parti sur le plan opérationnel de leurs caractéristiques techniques. Le 1° avril 1933, l’armée de l’Air est créée et le 2 Juillet 1934, une loi fixe « L’organisation générale de l’Armée de l’Ai 10 ».

Ces textes prévoient que l’armée de l’air rassemblera tous les avions pour remplir trois missions : les opérations purement aériennes, la défense du territoire et les opérations aériennes combinées avec l’armée de terre. Mais la faiblesse du parc et la volonté d’affirmer l’indépendance de la nouvelle armée ont conduit à négliger la troisième mission. La France n’aura ni aviation d’assaut, ni d’ailleurs de forces blindées, à l’opposé de son ennemi allemand qui établira sa force sur le couple char-avion. Elle n’aura même pas d’aviation légère avant que l’équipement des forces françaises libres sur le modèle des divisions américaines ne la dote des avions légers de reconnaissance qui ouvriront la voie de beaux succès français, notamment sur le Garigliano et permettront au capitaine Callet et au Lieutenant Mantoux du peloton aérien de la 2° DB (Division Blindée) de larguer sur la préfecture de police de Paris, au milieu d’une grêle de balles, le message de Leclerc, « Tenez bon, nous arrivons ! ».

L’hélicoptère et le retour progressif aux principes de l’aérocombat

Si cette aviation légère facilite la manœuvre terrestre, elle ne peut y contribuer pleinement comme ce fut le cas de 1912 à la fin de la guerre du Rif. Mais, ce sera grâce à la souplesse de l’hélicoptère que l’armée de terre peut renouer avec la manœuvre en trois dimensions. Les tactiques de l’aérocombat ne cesseront alors plus de s’affiner au fur et à mesure des innovations techniques (turbine et vol de combat, intensification de lumière et thermographie pour le combat de nuit, demain, nécessairement, coopération drone/hélicoptère pour l’action en sureté).

Aujourd’hui, Armée de l’air et ALAT sont également redevables des efforts fait par l’armée de terre, notamment dans la période 1910-1934 pour développer les avions et leur emploi opérationnel. Chacune des deux institutions est légitime pour trouver, dans cette période « commune », ses racines et ses principes d’action. L’ALAT peut y trouver notamment, dans les campagnes citées, les principes fondateurs et intemporels de sa doctrine actuelle nourrissant une volonté constante d’innovations et d’améliorations.


1 Clément Ader, La première étape de l’aviation militaire en France, Bosc et Cie, Paris, 1907.

2 Sylvain Champonnois, Les Wright et l’armée française : les débuts de l’aviation militaire (1900-1909) in Revue historique des armées, n° 255/2009, p. 108-121.

3Voir le texte sur : http://albindenis.free.fr/Site_escadrille/Organisation_Aero_Mil.htm

4 L’aviation militaire aux manœuvres, in Bulletin mensuel de l’association générale aéronautique, septembre 1912, p. 156.

5 Idem.

6 Dans les villes : Ostende, Ludwigshafen, Karlsruhe, Friedrichshafen, Fribourg.

7 Facon Patrick, « Quête identitaire et doctrine de l’armée de l’air 1914-1960 », dans L’armée de l’air – tome II

des armées françaises à l’aube du XXIe siècle, 2003, p. 41.

8 Créée le 14 mai 1918.

9 Maréchal Lyautey

10 Loi n°1934-07-02 du 2 juillet 1934 fixant l’organisation générale de l’armée de l’air ; http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do;jsessionid=7B95AD636835C15148045DA58349A68E.tpdjo04v_1?cidTexte=LEGITEXT000006070683&dateTexte=29990101