Armée et contre-terrorisme. Retour sur l’expérience de la bataille d’Alger

Armée et contre-terrorisme. Retour sur l’expérience de la bataille d’Alger

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 10 mai 2021

https://lavoiedelepee.blogspot.com/2021/05/armee-et-contre-terrorisme-retour-sur.html

Fiche au chef d’état-major des armées, 2007

Il y a juste cinquante ans, l’armée de terre était engagée aux côtés des forces de police pour éradiquer le terrorisme dans une grande ville française. On connaît le résultat : une victoire acquise en quelques semaines, mais un désastre stratégique et psychologique dont l’armée s’est difficilement remise. À l’heure où la menace du terrorisme est présentée à nouveau comme menace majeure, voire unique, et où la tentation est forte d’employer tous les moyens pour s’en préserver, il n’est peut-être pas inutile de revenir sur cette expérience.

Pourquoi l’armée ?

En 1957, le gouvernement fait appel à l’armée parce qu’il est désemparé face au phénomène du terrorisme urbain qui frappe Alger, menace nouvelle et d’une grande ampleur non pas par le nombre de victimes qu’occasionne chaque attentat, très inférieur par exemple aux attaques de Madrid en 2004 ou à New York en 2001, mais par leur multiplication. A partir de septembre 1956 et pendant plus d’un an, cette ville de 900 000 habitants est en effet frappée en moyenne chaque jour par deux attaques qui font, toujours en moyenne, un mort et deux blessés.

Les forces de police ne parviennent pas à faire face au problème, car elles sont paralysées par trois facteurs : la multiplicité et la rivalité des services (RG, sécurité militaire, PJ, DST, gendarmerie), la méconnaissance du phénomène et la compromission avec la population européenne dont elle est majoritairement issue. Elle se retrouve donc à la fois décrédibilisée pour son inefficacité du côté « européen », selon les appellations de l’époque, et pour sa partialité du côté « musulman », 400 000 habitants dont 80 000 dans le labyrinthe de la Casbah. Le 10 août 1956, les Musulmans ont été victimes rue de Thèbes dans la Casbah du pire attentat de toute la période avec officiellement 16 morts mais sans aucun doute beaucoup plus, une attaque dont les auteurs, des « ultras » partisans de l’Algérie française, ont été mollement poursuivis. Les Musulmans sont exaspérés aussi de l’inaction policière face aux « ratonnades » qui suivent souvent les attentats et qui occasionnent au moins autant de victimes innocentes que ces mêmes attentats. De ce fait et autant que par sympathie idéologique ou par peur, cette population musulmane accepte bon gré mal gré la mainmise du FLN.

Dans ces conditions et alors que le FLN lance la menace d’une grève générale, le ministre-résidant Robert Lacoste, estime n’avoir pas d’autre solutions que de faire appel à l’armée et notamment à la 10e division parachutiste du général Massu, dont on a pu constater l’efficacité dans le « djebel ». Dans son esprit, c’est la suite logique du glissement opérée depuis 1954 lorsque les militaires ont été engagées dans des opérations ipso facto de sécurité intérieure puisqu’on leur refusait le titre de « guerre ». Cette décision ne suscite que peu d’opposition politique.

Le 7 janvier 1957, le préfet du département d’Alger signe une délégation de pouvoirs au général Massu dont l’article premier est rédigé ainsi : «Sur le territoire du département d’Alger, la responsabilité du maintien de l’ordre passe […] à l’autorité militaire qui exercera, sous le contrôle supérieur du préfet d’Alger, les pouvoirs de police normalement impartis à l’autorité civile». Les premières unités parachutistes arrivent dans la nuit pour se lancer immédiatement dans une énorme perquisition au sein de la Casbah. A la fin du mois de janvier, ils brisent par la force la grève générale, au mépris de la loi et à la satisfaction de tous.

Logique militaire contre logique policière

Dès son arrivée à Alger, le général Massu donne la méthode à suivre : «Il s’agit pour vous, dans une course de vitesse avec le FLN appuyé par le Parti Communiste Algérien, de le stopper dans son effort d’organisation de la population à ses fins, en repérant et détruisant ses chefs, ses cellules et ses hommes de main. En même temps, il vous faut monter votre propre organisation de noyautage et de propagande, seule susceptible d’empêcher le FLN de reconstituer les réseaux que vous détruirez. Ainsi pourrez-vous faire reculer l’ennemi, défendre et vous attacher la population, objectif commun des adversaires de cette guerre révolutionnaire!

Ce travail politico-militaire est l’essentiel de votre mission, qui est une mission offensive. Vous l’accomplirez avec toute votre intelligence et votre générosité habituelles. Et vous réussirez. Parallèlement se poursuivra le travail anti-terroriste de contrôles, patrouilles, embuscades, en cours dans le département d’Alger.»

Toute l’ambiguïté de l’action policière effectuée par des militaires est dans ce texte. Pour les parachutistes, qui reviennent amers de l’expédition ratée à Suez, Alger est un champ de bataille, au cadre espace-temps précis, dans lequel ils s’engagent à fond, sans vie de famille et sans repos, jusqu’à la victoire finale et en employant tous les moyens possibles.

En réalité, cette opération mérite difficilement le qualificatif de « bataille » tant la dissymétrie des adversaires est énorme, à l’instar de la police face aux délinquants qu’elle appréhende. La logique policière agit alors de manière linéaire ne cherchant pas à surmonter une dialectique adverse qui n’existe pas ou peu, mais à déceler et appréhender tous ceux qui ont transgressé la loi. Cette logique est soumise à la tendance bureaucratique à rechercher le 100 % d’efficacité et donc à réclamer toujours plus de moyens pour y parvenir et plus de liberté dans l’emploi de la force, avec cet inconvénient qu’à partir d’un certain seuil, les dépenses s’accroissent plus que proportionnellement aux résultats. La tentation est alors forte de les justifier en élargissant la notion de menace. Cette tendance reste cependant étroitement contrôlée de manière explicite par la loi, mais aussi normalement par une culture policière d’emploi minimal de la force.

Dans la logique militaire, selon l’expression de Clausewitz, c’est chaque adversaire qui fait la loi de l’autre et c’est cette dialectique qui freine la montée en puissance. En Algérie, après quelques succès, les grandes opérations motorisées de bouclage menées en 1955 ont rapidement perdu toute efficacité dès que les combattants ennemis ont appris à les déjouer. Sans cet échec, on aurait probablement éternellement continué dans cette voie jusqu’aux fameux et finalement inatteignables 100 % de succès.

A Alger, la dialectique est très réduite et la force militaire tend donc à monter très vite aux extrêmes d’autant plus que les freins qui existent pour la police sont beaucoup moins efficaces avec des militaires qui n’ont pas du tout le même rapport au droit. Dès les premières opérations de contre-guérilla en 1954, les unités de combat étaient stupéfaites de voir des gendarmes devoir les accompagner, dresser des procès-verbaux et compter les étuis après les combats. Dans le combat, elles restaient dans une logique militaire de duel entre adversaires respectables, mais dès la fin du combat elles entraient dans une logique policière contraire. L’ennemi anonyme mais honorable devenait un individu précis mais contrevenant à la loi, à condition toutefois de le prouver. Lorsqu’elles ont vu par la suite que les prisonniers étaient souvent libérés « faute de preuves », la plupart des unités ont simplement conservé leurs ennemis dans la logique guerrière en les tuant. Ce faisant, elles ont franchi une « ligne jaune » bafouant ouvertement un droit en retard permanent sur la logique d’efficacité militaire.

Avec les attentats d’Alger, l’ennemi n’apparaît même plus respectable puisqu’il refuse la logique de duel pour frapper de manière atroce des innocents. Ajoutons enfin l’importance de la notion si prégnante pour les militaires du sacrifice, à la différence près que dans le cas de la « bataille » d’Alger, on ne sacrifiera pas sa vie (il n’y aura que deux soldats tués et cinq blessés) mais son âme.

La continuation de l’action policière par d’autres moyens

Le cadre légal de l’action de la division parachutiste est très large. Les quatre régiments parachutistes engagés peuvent appréhender en flagrant délit ou contrôler des groupes et agir sur renseignement avec des OPJ affectés à chacun d’eux.

Le général Massu, nommément désigné, a le pouvoir d’ordonner des perquisitions à domicile de jour et de nuit. Normalement, les individus arrêtés doivent être remis à l’autorité judiciaire ou à la gendarmerie dans les 24 heures, mais le préfet délègue à l’autorité militaire le droit d’assignation à résidence surveillée pendant au maximum un mois. Cette assignation à résidence permet d’arrêter de simples suspects et de constituer ensuite le dossier qui permettra éventuellement de les présenter au parquet, à l’inverse des méthodes de la Police judiciaire. Le tribunal militaire du corps d’armée de la région peut également juger les affaires de flagrant délit suivant une procédure très rapide, dite de traduction directe, où un simple procès-verbal de gendarmerie suffit. Le tribunal militaire peut également revendiquer les poursuites exercées par les tribunaux civils et de fait, dans la presque totalité des cas, les HLL (« hors-la-loi ») sont présentés devant lui.

Forte de ces pouvoirs, la division parachutiste met en place progressivement et de manière pragmatique plusieurs structures. Le premier système, dit « de surface », consiste à protéger les sites sensibles et à quadriller la ville par des points de contrôle et plus de 200 patrouilles quotidiennes. Les régiments sont affectés à des quartiers particuliers qu’ils finissent par connaître parfaitement et la Casbah est complètement bouclée. Ce contrôle constant en impose et rassure la population, tout en entravant les mouvements du FLN, mais il ne permet pas d’effectuer beaucoup d’arrestations.

Le démantèlement des réseaux est le fait de l’organisation « souterraine », c’est-à-dire d’abord de la structure de renseignement. Les renseignements proviennent de trois sources : la documentation, c’est-à-dire les fichiers (mais les services compétents sont réticents à coopérer) ou les documents du FLN ; la population, mais les langues ne commencent à se délier que lorsque l’emprise du FLN se desserre, et surtout les interrogatoires de suspects. Dans l’ambiance qui règne alors d’urgence, de lutte implacable contre un ennemi invisible et détesté et il faut bien le dire, de mépris vis-à-vis d’une population musulmane « moins française que les autres », les notions de suspects et d’interrogatoire se brouillent très vite. Tout musulman tend à être suspect et tout interrogatoire tend à devenir torture. Au sein de cette structure de renseignement, le commandant Aussaresses, est chargé des exécutions extrajudiciaires maquillées le plus souvent en suicide, comme celles du leader FLN Mohamed Larbi Ben M’hidi ou de l’avocat Ali Boumendjel.

Où s’arrête la sécurité globale ?

Comme le souligne le général Massu dans son ordre d’opération, la traque des terroristes selon des méthodes inspirées de celle de la police n’est qu’un aspect du problème. Il faut aller beaucoup plus loin. Dans la trinité clausewitzienne, la force armée, le gouvernement et le peuple se renforcent et se contrôlent mutuellement. Lorsqu’une guerre est déclarée, les deux armées ennemies s’affrontent dans un duel gigantesque, et lorsqu’un vainqueur se dessine, le gouvernement vaincu et le peuple à sa suite se soumettent. Dans la « guerre contre-terroriste », on détruit les cellules tactiques ennemies mais aussi les chefs, avec qui il est hors de question de négocier. Si l’on veut mener une guerre, le seul pôle sur lequel on peut agir est donc la population. Combinant la recherche policière du 0 terroriste et la vision militaire de lutte collective, l’armée se lance dans le contrôle étroit du « peuple de l’ennemi » pour éviter qu’il sécrète à nouveau des « malfaisants ».

On s’engage donc dans une voie dont on ne cerne pas la fin et les contradictions. Outre que l’on n’hésite pas à brutaliser la population musulmane (plusieurs dizaines de milliers de suspects, innocents pour la très grande majorité, passeront par les centres de triage), on lui impose, sur l’initiative du colonel Trinquier, un dispositif d’autosurveillance inspiré des régimes totalitaires communistes qui ont tant marqué les vétérans d’Indochine. Dans le cadre de ce dispositif de protection urbaine (DPU), aussitôt surnommé Guépéou. Chaque maison de la Casbah ou des bidonvilles est numérotée et chacun de ses habitants est fiché. Des chefs d’arrondissements, îlots, buildings ou maisons sont désignés (7 500 au total) avec l’obligation de tenir à jour des fiches de présence et de signaler tout mouvement, sous peine de sanctions. La mise en place du DPU permet ainsi de découvrir Ben M’Hidi.

Le DPU sert aussi de relais pour l’encadrement psychologique et administratif de la population. En s’immisçant dans tous les aspects de la vie, avec la création de sections administratives urbaines (SAU), d’organisations d’anciens combattants, de « cercles féminins » (où les femmes reçoivent un enseignement pratique sous l’impulsion d’équipes médico-sociales) et en inondant la ville de photos, affiches, tracts, messages par radio, journaux ou cinémas itinérants, on espère gagner « la bataille des cœurs et des esprits ». Cette mainmise permet aux parachutistes de devenir à leur tour des « poissons dans l’eau » même s’il s’agit surtout de poissons prédateurs.

Cela n’empêche pas Yacef Saadi, le chef du réseau « bombes » à Alger d’organiser à nouveau une série d’attentats atroces. Les 4 et 9 juin, Saadi et ses poseurs de bombes, souvent des porteuses pour moins attirer la méfiance, tuent 18 personnes et en blessent près de 200. Cette fois le général Massu fait appel au colonel Godard pour organiser les opérations. Godard, futur membre de l’OAS, est très hostile aux méthodes employées précédemment et notamment l’usage de la torture. Trinquier et Aussaresses sont écartés au profit du capitaine Léger qui parvient à organiser de spectaculaires opérations d’infiltration et d’intoxication des réseaux du FLN, la fameuse « bleuite ». Même s’il y aura quelques attaques l’année suivante, la bataille d’Alger se termine en octobre 1957, avec l’arrestation de Yacef Saadi et la mort du tueur Ali-la-pointe.

Où est la victoire ?

La méthode, souvent brutale, a été tactiquement efficace. Le réseau « bombes » est démantelé une première fois en février 1957 puis à nouveau en octobre. Le comité exécutif du FLN, privé de Ben M’Hidi s’est enfui pour la Tunisie. Officiellement, jusqu’à la fin mars, la 10DP a tué 200 membres du FLN et arrêté 1 827 autres, mais beaucoup plus selon d’autres sources comme Paul Teitgen, secrétaire général de la police à Alger, qui font aussi  l’objet de controverses. 

Mais si la victoire immédiate sur le terrorisme est flagrante, il est probable que les méthodes employées, quoique souvent moins dures que celles du camp d’en face y compris contre les siens, ont contribué encore à pousser la population musulmane dans le camp ennemi. La polémique qui naît sur les méthodes employées va également empoisonner l’action militaire jusqu’à la délégitimer gravement.

En interne, le malaise est aussi très sensible du fait du mélange des genres. D’un côté, certains ne se remettront pas de leur engagement dans l’action policière poussée à fond alors que d’autres souffriront au contraire de ce non-combat si contraire à l’éthique militaire et si frustrant. Cela se traduit parfois par des bouffées de violence comme en juin 1957, lorsque trois parachutistes agressés depuis une voiture se ruent dans un hammam et tuent plusieurs dizaines d’innocents. Bien qu’infiniment moins meurtrière pour eux que les batailles de 1944-1945 par exemple, les soldats français gardent un souvenir détestable de cette période jusqu’à l’incruster profondément dans l’inconscient collectif.

« Guerre au Rwanda. L’espoir brisé 1991-1994 », un livre du général Delort et une occasion de reparler du Rwanda.

« Guerre au Rwanda. L’espoir brisé 1991-1994 », un livre du général Delort et une occasion de reparler du Rwanda.

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 6 mars 2021

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La présidence Mitterrand a été la période de la Ve République la plus riche en désastres militaires après la fin de la guerre d’Algérie, au Liban et en ex-Yougoslavie en particulier, mais aussi au Rwanda. Contrairement aux deux engagements précédemment cités, aucun soldat français n’y est tombé au combat, mais la bataille a été perdue sur un autre champ, celui de l’image, des médias et des communications par clairement quelqu’un de plus fort que nous dans ce domaine. Quand plus de vingt-cinq ans après les faits, des généraux français sont encore obligés de s’expliquer sur ce qu’ils ont fait et les décisions qu’ils ont prises, c’est que quelque chose n’a pas fonctionné auparavant au-dessus d’eux, ne serait-ce que le courage d’assumer clairement tout ce qui a été fait.

L’engagement français au Rwanda a ainsi suscité de très loin le rapport nombre d’étoiles sur un livre/nombre de soldats engagés le plus important de la Ve République. Le général Dominique Delort vient apporter les siennes et une contribution très intéressante au débat. Le général Delort a été le conseiller Afrique du chef d’état-major des armées (CEMA), alors l’amiral Lanxade, de 1991 à 1994. Autrement dit, il était le colonel qui suivait les dossiers, rédigeait des analyses pour le CEMA, mais surtout participait avec les diplomates aux négociations politiques et parfois devenait commandant des forces sur le terrain le temps d’une crise.

C’est donc un acteur et un témoin de première main sur ce dossier, avec cette première limite, louable, de ne parler que ce qu’il connaît depuis l’état-major des armées (EMA), dans un engagement qui était surtout géré à l’Élysée par le président et un petit cercle de conseillers. Il agit donc et parle en soldat discipliné qui ne questionne jamais le politique et s’applique à exécuter au mieux les missions qu’on lui donne. La deuxième limite est que son rôle se termine avec la fin de l’opération Noroit en décembre 1993 et qu’il est un témoin beaucoup plus indirect des évènements de 1994, qu’il ne peut évidemment pas ignorer.

Avant même de parler du Rwanda, le témoignage du général Delort est intéressant déjà dans sa description de l’infrastructure organisationnelle et intellectuelle qui gère les opérations militaires françaises. En le lisant et avec un peu de recul, ce qui frappe d’abord est l’extrême centralisation des décisions. Tout remonte au président de la République jusqu’au moindre détail. C’est un effet des institutions de Défense de la Ve République. Cela a d’énormes avantages opérationnels, en particulier lorsqu’il faut s’engager très vite. Cela a aussi un certain nombre d’inconvénients et le premier d’entre eux est la dépendance à la personnalité d’un seul homme. Un autre élément qui frappe et qui vient croiser le premier est la grande diversité des sujets souvent complexes à traiter. La France est la vice-championne du monde du nombre d’opérations extérieures depuis 1945. En même temps que le dossier rwandais, il faut traiter la guerre du Golfe, l’engagement en ex-Yougoslavie, au Cambodge, en Somalie, au Tchad, etc. cela fait beaucoup pour peu de temps de cerveau disponible, surtout quand ce cerveau est celui du président de la République bien occupé par ailleurs.

Il y a bien sûr autour de lui tout un écosystème de cellules de conseillers qui gère l’information montante, avec ses qualités, qui tiennent à celles des individus, et ses défauts bien connus de la sociologie des organisations. On y trouve ainsi et bien sûr tous les modes habituels de rivalité-collaboration entre chapelles, ici entre EMA, Mission de coopération, État-major particulier du président, secrétariat général ou cellule Afrique de l’Élysée, sans parler des ministères, mais aussi les filtrages de l’information en fonction de la réaction possible du décideur ultime. En juin 1992, le général Delort décrit ainsi sa surprise de voir disparaitre de son rapport le propos du chef d’état-major des Forces armées rwandaises (FAR) sur sa crainte de grands massacres interethniques, lorsque celui-ci est synthétisé au cabinet du Ministère de la Défense.

Il y a ce qui remonte vers le cerveau du chef des armées, que l’on peut donc interroger, et puis il y a ce qui en sort, et là on est souvent déçu si on attend une profondeur d’analyse, peut-être simplement parce que ce n’est pas possible dans le contexte de rationalité très limitée et de coq à l’âne évoqué plus haut. En fait de grande stratégie, on a surtout de grandes idées générales et des éléments qui relèvent plus de l’inconscient que du rationnel. Le général Bentégeat raconte ainsi dans Chefs d’État en guerre comment lors d’un conseil restreint où il était question de l’aide militaire à apporter au Cameroun Mitterrand interdit tout usage de l’arme aérienne, car il ne veut pas «que l’on voie des avions français frappant des noirs». Voilà à quoi tient parfois la forme d’un engagement militaire.

Plus précisément, dans le cadre de l’engagement au Rwanda, il y a ainsi deux éléments majeurs qui sont sortis du chapeau de François Mitterrand : le principe même de l’engagement militaire dans la durée au Rwanda et le fait que cet engagement ne serait jamais direct. Ce qui est frappant dans le livre du général Delort, c’est combien, encore une fois discipline oblige, cela est intégré comme évident, alors qu’en réalité ni l’un, ni l’autre ne vont de soi.

Dominique Delort commence donc son propos par la décision de répondre favorablement à l’appel au secours de Juvénal Habyarimana en octobre 1990 menacé par la première offensive du Front patriotique rwandais (FPR) basé en Ouganda. C’est le déclenchement de l’opération Noroit, à la double mission : protéger les ressortissants français et dissuader le FPR de s’emparer de la capitale. La France n’est pas la seule à intervenir, il y a aussi un bataillon belge et une brigade zaïroise qui elle est engagée au combat, et en fait surtout au pillage, avec les FAR. Le FPR est stoppé. Paul Kagame, revenu des États-Unis, en prend le commandement de fait après la mort mystérieuse de son prédécesseur. Belges et Zaïrois partent, mais Mitterrand décide finalement de maintenir la force française.

C’est là le vrai tournant. Pourquoi fait-on cela ? Ce n’est jamais clairement expliqué. Une stratégie s’appuie normalement sur une vision claire d’intérêts à défendre. Là on ne voit pas très bien quels intérêts la France défend dans cette région, hormis que selon l’amiral Lanxade cité dans le livre, Mitterrand, alors conseillé par son fils Jean-Christophe, à «presque un faible pour Habyarimana» (rappelons-le dictateur du Rwanda depuis son coup d’Etat de 1973 et adepte d’une politique de séparation ethnique). Mitterrand aime visiblement bien la région considérée comme faisant partie de la zone d’influence de la France, car francophone. N’est-ce pas au Burundi voisin que François Mitterrand a imposé la tenue du « carrefour du développement franco-africain » en 1984, à l’origine d’un des scandales politico-financiers de l’époque ?

Bref, on ne sait pas trop clairement pourquoi, mais on y va. Quelques mois plus tôt à La Baule, François Mitterrand a expliqué aux dirigeants africains francophones, dont Habyarimana, que l’aide française serait désormais conditionnée à des réformes démocratiques. Le Rwanda est le premier endroit où mettre en œuvre cette doctrine. La politique française consistera à aider militairement le gouvernement rwandais de deux manières : avec le bouclier dissuasif du détachement Noroit et un détachement d’assistance militaire et d’instruction (DAMI) de quelques dizaines de conseillers qui aidera à la montée en puissance des FAR. En échange, Habyarimana doit accepter le multipartisme et partager le pouvoir, avec son opposition interne d’abord, avec le FPR ensuite. Telle sera désormais la ligne française qui se félicitera fin 1993 d’avoir aidé à la paix et à la mise en place de la démocratie au Rwanda.

C’est tout ce processus que décrit le général Delort, en tant qu’acteur privilégié tant dans le champ diplomatique avec les négociations d’Arusha qui se déroulent en Tanzanie sur un an de l’été 1992 à l’été 1993 que le champ militaire lorsque le FPR lance des offensives pour appuyer ces mêmes négociations, à l’été 1992 d’abord puis en février 1993. Les Français ont sauvé la situation à chaque fois d’abord en renforçant Noroit et en le déployant hors de Kigali, la première fois au nord du pays en deuxième échelon des FAR (ce qui n’est pas décrit dans le livre) et la seconde fois, après l’évacuation de ressortissants vivants hors de la capitale, au nord de Kigali. À chaque fois également, le DAMI, qui n’a jamais dépassé une soixantaine d’hommes, a pris un rôle plus actif en appui des FAR au plus près de l’ennemi, en commandant notamment une batterie d’artillerie. Il n’y a jamais eu de combat direct entre Français et FPR parce qu’aucun des deux camps ne le voulait. Ces chapitres sont l’occasion pour l’auteur de répondre à l’accusation faite aux soldats français aux abords de Kigali d’avoir procédé à des vérifications d’identité, en clair d’avoir cherché à repérer les Tutsis (l’ethnie est inscrite sur la carte d’identité), car ceux-ci étaient considérés comme ennemis a priori. Pour le général Delort, il n’y a jamais eu que des contrôles de présence d’armes, et jamais aucun civil n’a été transféré par des militaires français aux forces de sécurité.

Pour avoir servi sur place à l’été 1992 et au sein d’un régiment, le 21e Régiment d’infanterie de marine, qui était aussi l’élément principal dans la crise de 1993, je peux corroborer à mon modeste niveau du moment, tout ce qui est dit dans le livre. Si dans une note l’amiral Lanxade, alors chef d’état-major particulier, ne parlait pas du FPR mais des Tutsis, le caractère ethnique était totalement absent des termes de nos missions. En clair, si on savait évidemment que le FPR (soit au passage moins de 3 000 combattants) recrutait très majoritairement parmi les Tutsis exilés en Ouganda, il n’a jamais été question de considérer les Tutsis comme suspects, ni même de considérer d’autres gens que ceux qui pouvaient nous menacer directement les armes à la main ou indirectement en nous espionnant. Un de mes amis m’a raconté avoir capturé un espion du FPR qui observait sa position en février 1993. Après l’avoir capturé, il a reçu l’ordre de le remettre à la gendarmerie locale, ce qui est la consigne habituelle quel que soit le théâtre d’opération. Il n’était pas sorti du camp de la gendarmerie qu’il a entendu le coup de feu de l’exécution. Nous étions clairement entourés, face à nous et derrière nous, de salauds. Nous avions hélas un peu l’habitude. Il est par ailleurs débile d’imaginer que c’était de notre faute ou que nous avons contribué à ce qu’ils le deviennent plus encore. Les Français ne sont pas responsables de tout le mal qu’il y a dans le monde. Il est en revanche délicat de nous laisser trop longtemps à son contact, sous peine de laisser croire que nous avons des liens avec lui.

Le général Delort peut légitimement se féliciter d’avoir rempli les missions délicates qu’il a reçues. D’une manière générale les militaires français n’ont à avoir honte de rien quand le dispositif militaire français est démonté en décembre 1993. Les accords d’Arusha ont été signés, le président Habyarimana a accepté de partager le pouvoir avec l’opposition modérée avec Agathe Uwilingiyimana comme Premier ministre, et donc même aussi avec le FPR avec qui la paix est signée. Les Nations-Unies veillent à la bonne exécution du processus de paix. Tout semble aller pour le mieux, et on se congratule à Paris d’avoir atteint tous les objectifs avec une mise minimale, puisqu’il n’y a jamais eu plus de 800 soldats français au Rwanda et qu’aucun n’y a perdu la vie, hormis un sous-officier par accident cardiaque.

Tout cela était un leurre. À Beyrouth ou à Sarajevo, tout le monde se félicitait aussi de réussir les missions sans jamais considérer que c’était les missions elles-mêmes et la stratégie qui posaient problème. François Mauriac parlait de la « maladresse des habiles » qui s’emmêlent dans la complexité de leurs plans. L’engagement français au Rwanda en est un parfait exemple.

On se félicite d’avoir réussi la mission militaire en dissuadant le FPR. En réalité, rétrospectivement, il aurait sans doute mieux valu pour le Rwanda que le FPR l’emporte tout de suite en 1990, ou alors quitte à s’opposer à lui, il aurait mieux valu le faire réellement et de briser ses attaques par des raids d’avions Jaguar et/ou avec des groupements tactiques au sol comme on l’avait fait en 1978 en Mauritanie, à Kolwezi et surtout au Tchad, à une époque où on avait moins peur d’utiliser la force.

Là dans les années 1980-1990, on adore employer les forces armées, c’est tellement facile, mais on est complètement inhibé à l’idée de la faire combattre (sauf contre l’Irak en 1991 et encore), ce qui ne peut manquer de placer parfois les soldats français dans des situations compliquées. En réalité, au Rwanda comme partout où on a fait de l’interposition, on a simplement gelé un rapport de force qui n’a pas manqué de s’exprimer dès que nous sommes partis, car il ne faut pas imaginer non plus que les quelques dizaines de conseillers que l’on a pu déployer ont réellement transformé une armée intrinsèquement nulle. Et derrière ce gel, au lieu d’un apaisement, on a surtout assisté à une radicalisation des positions.

On s’est cru habiles, on n’était que naïfs. L’imposition du multipartisme au Rwanda a abouti plus qu’ailleurs à l’augmentation des violences internes, du fait notamment de la création de milices partisanes. On a vu ainsi apparaître les Inkuba du Mouvement démocratique républicain (MDR), les Abakombozi du Parti social-démocrate (PSD) et surtout les Interahamwe (« personnes de la même génération ») du Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND), l’ancien parti unique du Président et les Impuzamugambi (« Ceux qui ont le même objectif ») de la Coalition pour la défense de la République (CDR), encore plus radicaux, racistes et hostiles à toute négociation avec le FPR. A partir de 1992 et surtout de la fin 1993, l’assassinat politique et les affrontements entre milices sont devenus monnaie courante.

Au lieu de la démocratie, on a eu un imbroglio violent au sein duquel Habyarimana, par conviction mais aussi par pression d’une coalition instable, a louvoyé pour freiner tout partage avec le FPR pour qui on savait bien que ce ne serait qu’une étape avant la prise totale du pouvoir. Dans cet ensemble lent, le mouvement « Hutu Power » transcendant plusieurs partis, est montée en paranoïa alimentée par le spectacle des massacres ethniques, de Tutsis d’abord puis de Hutus, par représailles au Burundi voisin, 50 000 morts qui n’interpellaient alors pas grand monde. Rappelons au passage que l’ennemi d’un salaud n’est pas forcément quelqu’un de bien et que la peur d’une prise du pouvoir par le FPR n’était pas dénuée de fondement. Paul Kagame s’est empressé de rétablir dès que possible une dictature à l’ancienne, et à caractère ethnique même si c’est moins avoué, et il ne reculera pas non plus devant la mort de masse des réfugiés au Congo.

Quelle naïveté aussi de croire que les Nations-Unies allaient faire quelque chose de plus efficace au Rwanda qu’à la même époque en ex-Yougoslavie ou en Somalie. La Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (MINUAR) n’a à peu près rien fait en grande partie parce qu’elle ne savait pas comment et avait peu de moyens, pour assurer la sécurité, secourir les centaines de milliers de réfugiés ou simplement aider à la démobilisation de milliers de soldats des FAR, deux terreaux de recrutement pour les milices.

On est parti en croyant à la paix alors que la mèche qui allait faire exploser le Rwanda était allumée.

Pour les militaires français donc le soutien aux FAR est terminé en décembre 1993, hormis la présence de quelques coopérants dont plusieurs le paieront de leur vie. Cela ne veut pas dire que le soutien est terminé tout court, puisque celui-ci peut continuer à s’effectuer par des voies plus occultes. On rappellera que l’on se trouve alors depuis le printemps 1993 en situation de cohabitation politique, avec un Premier ministre, Édouard Balladur, qui n’éprouve lui aucun faible pour Habyarimana, mais dirige un gouvernement lui-même divisé. Le ministre de la Défense, François Léotard pense qu’il faut en finir avec tout engagement au Rwanda alors qu’Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères est plutôt favorable à faire quelque chose. Le soutien à Habyarimana, considéré comme la « clé de voute » du Rwanda, est de plus en circonscrit à un cercle étroit élyséen. Le livre, qui ne se fonde que sur des faits observés depuis l’EMA, n’en parle pas.

Le dernier chapitre est consacré aux évènements de 1994. À la destruction de l’avion du président Habyarimana le 6 avril, bien sûr. La tendance fortement dominante dans les armées, que partage l’auteur, est alors de l’attribuer au FPR. C’est après tout une hypothèse sur laquelle on travaillait depuis longtemps. J’ai moi-même presque deux ans auparavant gardé la colline de Masaka à l’est de Kigali après que l’on ait reçu des renseignements sur une possible attaque de la part d’un commando FPR infiltré (c’était relativement facile) contre des avions par missiles anti-aériens. On estimait d’ailleurs à l’époque que c’étaient les seuls à pouvoir et à avoir envie de le faire. C’était toujours le cas en 1994, mais ils n’étaient plus les seuls, et l’hypothèse FPR est contrebattue depuis par l’hypothèse du coup d’État extrémiste hutu, sans doute plus probable sans que l’on puisse vraiment trancher (sauf quand on est déjà partisan).

Notons que cela ne change pas grand-chose à la suite des évènements, oui le génocide était planifié et oui aussi son déclenchement a pu avoir lieu en réaction à une attaque du FPR contre l’avion présidentiel. Quant aux motifs, autant ils pourraient avoir eu une cohérence cynique du côté FPR, autant l’absurdité ne pouvait que disputer à l’horreur du côté des extrémistes du Hutu Power. On ne voit pas en effet en quoi massacrer les Tutsis les auraient rendus plus forts face au FPR, bien au contraire. Peut-être comptaient-ils sur un nouveau Noroit. Si c’était le cas, ils ont été déçus. Toutes les demandes d’aide des FAR, notamment justement au colonel Delort via l’attaché de Défense à Paris, ont été rejetées sans suite par l’EMA. Ce qui ne veut pas dire encore une fois qu’il n’y a pas eu aide par des voies parallèles, privées notamment.

On ne sait pas en fait ce qui se serait passé s’il n’y avait pas eu cohabitation. Serait-on intervenus pour sauver le régime intérimaire en plein génocide ? Cela paraît difficile à imaginer, même si dans la cellule élyséenne on persiste alors à ne voir que des massacres à grande échelle et de tout bord. Et puis, comment et pourquoi faire ? Combattre, c’est interdit. Dissuader à nouveau le FPR par un dispositif au nord de la capitale, difficile à imaginer sans rien faire en même temps contre les génocidaires. Mais là, cela supposerait une tout autre implication et d’autres moyens puisqu’il faudrait neutraliser des dizaines de milliers de gens. Comment ? En les combattant ? Voir plus haut, Mitterrand a horreur de ça. En les désarmant et en les capturant ? Pour en faire quoi et les remettre à qui ? Aux autorités locales ? Elle sont très largement compromises. À la MINUAR ? Ce n’est pas son mandat et de toute façon elle s’est enfuie.

On se contente donc dans l’immédiat, avec d’autres pays, de lancer une opération d’évacuations des ressortissants. Cela permet en quatre jours de sauver 1 500 personnes, dont 600 Français et 400 Rwandais, mais suscite déjà des critiques. On en fait trop pour certains, pas assez pour d’autres, et surtout on évacue Agathe Habyarimana, veuve du président assassinée à qui François Mitterrand fait accorder un pécule de 200 000 francs alors qu’il s’agit d’une des inspiratrices du génocide.

Suit un grand « bal des hypocrites » comme dit Dominique Delort, pendant lequel pendant trois mois tout le monde observe les massacres en larmoyant, mais surtout sans rien faire. Le bataillon FPR à Kigali n’a pas bougé et la progression du reste des forces est très lente depuis le nord. Soit le FPR est plus mauvais que l’année précédente, soit les FAR qui le combattent se débrouillent mieux sans l’aide des Français. L’Ouganda ne bouge pas non plus alors que finalement c’est l’acteur militaire le plus proche de la zone et le plus capable de faire basculer rapidement les évènements. Son soutien américain ne bouge pas non plus le petit doigt, mais en plus freine même toute action internationale, de peur peut-être d’y être entrainé. Le général Delort fait remarquer à juste titre que les Américains, avec qui il a eu des contacts fréquents, étaient au moins aussi bien renseignés que les Français sur la situation au Rwanda depuis des années et disposaient de bien plus de moyens pour agir, mais n’ont rien fait sans être jamais mis en question. Ce qui tend à prouver qu’il aurait probablement et cyniquement mieux valu pour la France les imiter. Des dizaines de milliers de Rwandais supplémentaires auraient été tués, mais on serait sans doute moins critiqués.

Devant la lenteur de la mise en place d’une MUNUAR II, mais aussi celle de la progression du FPR, Édouard Balladur accepte finalement le principe d’une opération humanitaire armée sous mandat du Conseil de sécurité, limitée dans le temps et ses pouvoirs, mais susceptible de créer des « zones sûres », comme en Somalie ou en Bosnie (avec un succès mitigé dans ce dernier cas) où la population pourrait se réfugier. On connaît la suite, ce n’est pas le propos du livre, mais on est déjà depuis longtemps dans une situation où quoique fasse ou dise la France, elle sera accusée de duplicité, non sans raisons car on menait effectivement plusieurs politiques différentes (voir ici). 

De la même façon, on se trouve vingt-six ans après le génocide depuis longtemps au stade des opinions acquises, celle où les nouvelles informations ne sont acceptées que si elles les corroborent son opinion et considérées comme nulles et non avenues, voire taxées de négationnisme, si ce n’est pas le cas. Il en sera certainement ainsi des résultats de la commission Duclert. Il en sera de même pour le livre du général Delort, qui ne manquera évidemment pas de susciter des critiques avant même tout début de lecture. Il mérite pourtant d’être lu, c’est un témoignage de première main qui éclaire sur un dossier sensible, c’est même la seule raison de son existence, mais aussi sur le fonctionnement, conscient ou inconscient donc, de nos institutions opérationnelles depuis l’écosystème décisionnel jusqu’aux sections de combat sur le terrain.

Général Dominique Delort, Guerre au Rwanda. L’espoir brisé 1991-1994

Perrin-Pierre de Taillac, mars 2021.

André Malraux et l’esprit guerrier

André Malraux et l’esprit guerrier

par le Colonel (er) Claude Franc – Revue militaire générale n°56 –
 
Le général d’armée de Lattre de Tassigny remet la croix de chevalier de la Légion d’honneur et la croix de guerre avec palme à André Malraux, alias le colonel Berger, chef de corps de la brigade indépendante Alsace-Lorraine qui a combattu au sein de la 1re armée. © Pierre Raoul VIGNAL/ECPAD/Défense
Saut de ligne
Saut de ligne

C’est avec des guerriers que les guerres se gagnent, pas avec des militaires. L’Espoir.

L’auteur exploite l’expérience opérationnelle d’André Malraux lors de deux conflits très différents pour distinguer le militaire du guerrier. Son destin exceptionnel, ses convictions et son engagement politiques constituent une illustration hors norme de l’esprit guerrier manifesté dans des circonstances singulières voire controversées.

Contrairement à la plupart des gens qui exercent telle ou telle profession, le soldat n’a que bien rarement l’occasion d’exercer son métier dans des conditions réelles. À considérer ce terme dans son sens littéral, certains esprits peuvent même aller jusqu’à soutenir, qu’en toute logique, le métier des armes n’est pas une profession, mais un « emploi accidentel ». Et, poussant la logique, ou le paradoxe, jusque dans ses derniers retranchements, on peut même avancer qu’il cessa d’être une profession, le jour où le « soldat de fortune » laissa la place aux « militaires de métier », soit au XVIIe siècle, lors de la Guerre de Trente Ans. C’est-à-dire lorsque les troupes mercenaires, entretenues et employées pour des seuls buts de guerre, furent remplacées par des armées permanentes, lesquelles continuèrent à toucher une solde, quand bien même il n’y avait pas de guerre.

Nous sommes ici, au cœur de l’alternative entre « militaires » et « guerriers ». Même si le « militaire » s’affirme et veut se poser comme « un professionnel de la guerre », il ne sera jamais reconnu comme un véritable guerrier. Ce dilemme entre « militaire » et « guerrier » sous-tend L’Espoir, une des œuvres maîtresses d’André Malraux, en grande partie autobiographique, où l’auteur donne libre cours à sa fabuleuse imagination pour opposer le « militaire » jusqu’au-boutiste jusqu’à l’extrême, qui se sert de sa position pour s’emparer du pouvoir par les armes que l’État lui avait confiées pour le défendre, et le « guerrier », le citoyen espagnol, qui se lève spontanément pour s’opposer à ce pronunciamento, même s’il n’a aucune qualification « professionnelle » pour le faire. En 1944, ayant fédéré les maquis de Corrèze, c’est en tant que commandant de la Brigade Alsace-Lorraine, que le même Malraux se trouve être engagé dans les Vosges, aux côtés des « militaires » de la 1re Armée, nouvelle expérience guerrière qu’il rapporte dansLes Noyers de l’Altenbourg.

Ce sont donc ces deux expériences de « guerrier », le commandement par André Malraux de l’escadrille España en 1936 et de la Brigade Alsace- Lorraine à la Libération qui vont servir de toile de fond à cette approche du « guerrier ».

« Un homme est la somme de ses actes, de ce qu’il a fait, de ce qu’il peut faire », avait écrit André Malraux dans La Condition humaine. Aussi, les actes personnels de Malraux avant sa participation à la Guerre d’Espagne sont-ils importants et démontrent de sa part, une parfaite constante : se situer aux avant-postes de la lutte anti-fasciste, idéologie qui a ravagé l’Europe dans les années trente.

Membre actif, aux côtés d’André Gide, du Comité de Vigilance des Intellectuels anti-fascistes, il milite dès 1933, pour la libération de Dimitrov, dirigeant de l’Internationale, arrêté en Allemagne nazie à la suite de l’incendie du Reichstag, incendie manipulé et orchestré par les nazis. Il va même, toujours en compagnie de Gide, apporter une pétition en ce sens, des Intellectuels français, aux dirigeants nazis. À cette occasion, il aurait, selon sa femme, rencontré Goebbels pour la lui remettre en mains propres. Ici se pose la question de la position idéologique de Malraux. Indéniablement, il n’a jamais été marxiste. Mais, par efficacité dans l’action, il prône et participe à l’alliance avec les communistes, pour lutter contre ce qu’il considère comme étant le mal absolu, le fascisme, qu’il soit italien, nazi en Allemagne ou, plus tard, franquiste en Espagne.

C’est à ce titre, et dans ces dispositions d’esprit, que, « mettant sa peau au bout de ses idées » selon l’expression trotskiste, il fait partie de la délégation française qui se rend à Moscou, au 1er Congrès des Écrivains communistes. Au sein de cette délégation, il côtoie André Gide, Pasternak et Aragon. À Moscou, il rencontre Maxime Gorki1, et il y prononce un discours où, s’il prône l’alignement avec l’Internationale en termes politiques dans un souci d’efficacité, il se pose néanmoins en farouche défenseur de la liberté de pensée et d’expression de l’écrivain, dès lors qu’il quitte le terrain politique pour le domaine strictement littéraire.

Mais le destin de Malraux va basculer lors du putsch militaire espagnol contre la République. Le jour même où Franco organise un pont aérien entre le Maroc et l’Espagne, le 17 juillet 1936, grâce à ses connaissances et ses relations (familiales), Malraux est envoyé en Espagne par Pierre Cot, ministre de l’Air du gouvernement de Front populaire, pour y évaluer la « situation aérienne ». Malraux n’a strictement aucune compétence, ni expérience en la matière. De retour à Paris quarante-huit heures plus tard, il convainc le ministre et son directeur de cabinet (le préfet Jean Moulin) de l’absolue nécessité d’apporter un soutien aérien au gouvernement espagnol, la majorité de l’armée de l’Air espagnole ayant pris fait et cause pour les rebelles. Cot répartit les missions : à Jean Moulin de fournir une quinzaine de vieux Potez aux Gouvernementaux, tandis que Malraux, mis en relation avec Corniglion-Molinier2 qu’il connaissait depuis leur raid commun de 1934 au Yémen, doit recruter des pilotes. Ce sera l’escadrille España. Tout est réalisé avant que le président Léon Blum ne se résigne, sous la pression britannique, à une politique de non-intervention.

Se pose alors une nouvelle fois, la question des relations de Malraux avec les communistes. En fait, ce sont des non-relations, Moscou ne s’étant pas encore résolu à intervenir en Espagne. En effet, le parti communiste espagnol était très minoritaire, voire marginal. Les Gouvernementaux se partageaient entre les socialistes du PSOE (les « sociaux-traitres »), les anarchistes (« l’ennemi de classe ») et les trotskistes (la « bête immonde »). Ce n’est que plus tard que Staline saisira l’intérêt qu’il y avait à noyauter les brigades internationales3. Negrin, chef du gouvernement espagnol, pourtant très proche des communistes, s’est amèrement plaint que Moscou lui envoyait, pour se battre, plus de commissaires politiques que de colonels !

C’est dans ce contexte que Malraux a été amené à engager son escadrille. Singulière unité ! Selon tous les témoignages, la discipline y était absolument inexistante. C’était le Soviet. Malraux ne pouvait pas exercer le moindre commandement au sens tactique du terme, il n’avait aucune compétence, et le savait. Mais, il était le leader, doté d’un très fort charisme, et participait systématiquement à chacun des raids dans un poste d’exécution (mitrailleur). Tous les témoignages concordent pour souligner que les pilotes, dénués de toute motivation idéologique, mais très intéressés par les soldes élevées que payaient rubis sur l’ongle le tandem Cot & Moulin (sur les fonds secrets du gouvernement français), étaient en fait de simples et bons mercenaires. Même s’ils ne comprenaient pas toujours tout ce que leur racontait le « camarade Malraux », ils avaient à son égard une forme de respect naturel et admiraient son courage physique. La simple menace d’un retour en France, seule sanction sérieuse, permettait en outre à Malraux d’asseoir un semblant d’autorité formelle. C’est ainsi que l’escadrille España fut engagée avec succès dans les coups d’arrêt successifs que les Républicains portaient aux rebelles dans leur marche sur Madrid, opérations au cours desquelles ils étaient forcés de se déployer. Lorsque l’escadrille, rebaptisée « escadrille Malraux », fut incorporée au sein de l’armée républicaine pour la bataille de Teruel, bien que son chef ait été « promu » lieutenant-colonel, les appréciations portées sur Malraux par le commandant de l’aviation gouvernementale, Hidalgo de Cisneros, qui ne passait pourtant pas pour un parangon de formalisme militaire, étaient souvent peu amènes, eu égard au fonctionnement particulier de cette unité.

Malraux quitte l’Espagne en 1937. En 1938-39, il y revient pour réaliser un film de propagande qui s’est révélé être contre-productif : en effet, ce film illustre de façon criante les limites de l’action militaire des Républicains qui faisaient faire de la désignation d’objectifs par reconnaissance aérienne à de simples paysans locaux, en les embarquant dans leurs avions ; mais, totalement illettrés, ceux-ci se montraient parfaitement incapables de reporter le terrain observé sur une carte (qu’ils ne savaient d’ailleurs pas lire) ce qui, dans ce genre de missions, est rédhibitoire.

S’agissant toujours de ses relations avec les communistes, Malraux observe, à juste raison, que les anarchistes voulaient faire la révolution immédiate, tandis que les communistes espagnols voulaient d’abord bâtir une armée, vaincre le fascisme et faire la révolution ensuite. C’est la raison pour laquelle ils se sont montrés totalement opposés à la confiscation des terres et à leur redistribution, ce qui peut surprendre mais est à replacer dans ce contexte. Néanmoins en 1937, lorsque l’Internationale s’est rangée avec la force de tous ses moyens du côté des Gouvernementaux4, non seulement son objectif était la lutte armée contre le franquisme, mais également la liquidation physique des trotskistes et des anarchistes. Aussi, lorsque, durant l’été, Barcelone fut le théâtre des combats fratricides entre Gouvernementaux et que Marty (surnommé le « boucher d’Albacete ») agissait de même à la tête des Brigades internationales, Malraux s’est tu et est demeuré absolument silencieux. Il ne les a jamais dénoncés, ce que lui reproche son biographe Jean Lacouture, qui écrit : « Sur les massacres perpétrés en Catalogne par les communistes staliniens, il y a des paroles de Malraux qui nous manqueront à jamais. »

En 1944, entré tardivement dans la Résistance en liaison avec le lieutenant-colonel Jacquot5 responsable O.R.A. de la zone, André Malraux fédère les maquis de Dordogne, de Corrèze, du Lot et du Tarn. Constituée à partir de réfugiés Alsaciens et Lorrains, c’est tout naturellement, qu’il baptise son unité Brigade Alsace-Lorraine. Lui-même se fait appeler « colonel Berger ».

Arrêté par les Allemands, il est délivré lors de la libération de Toulouse, ce qui lui permet de reprendre sa place. Il parvient à faire homologuer son grade, rencontre de Lattre à Dijon, et rallie la Première Armée. Il sera engagé au sein de la 10e D.I. d’origine FFI commandée par le général Billotte, essentiellement dans les Vosges, lorsque la Première Armée prend à sa charge la défense de Strasbourg et de la Basse Alsace, évacuée par la 7e Armée US, à la suite de la contre-offensive allemande dans les Ardennes de décembre 1944.

L’aumônier de la Brigade, le Père Bockel, l’a définie lui-même comme étant une bande de « sauvages », des étudiants, des ouvriers et des paysans lorrains et alsaciens. Mais, grâce à Malraux, ils ont eu le sentiment d’être beaucoup plus qu’ils ne pensaient être. En effet, pour ce qui est du commandement de sa « brigade », Malraux appliquera les mêmes principes que pour son escadrille espagnole : au plan opérationnel, il se reposera entièrement sur Jacquot. Mais, il faut bien comprendre que les ordres, donnés par le colonel Jacquot seul, n’auraient certainement pas eu la même portée que les mêmes ordres, conçus par Jacquot certes, mais validés par Malraux.

C’est ainsi que Malraux apportera à ses combattants issus des maquis, cette transcendance qui leur a permis de réaliser qu’il y avait plus en eux-mêmes que ce qu’il pouvait y avoir chez un résistant ordinaire. Comme les pilotes en Espagne, ils ne comprenaient pas toujours tout ce que leur disait Malraux, mais ils le suivaient d’instinct. Malraux représentait en fait plus un emblème qu’un véritable chef de guerre.

C’est en janvier 1945 que se situe un événement capital pour Malraux : la rupture brutale et définitive avec les communistes. Malraux ne jugeait plus nécessaire cette alliance de circonstance, la réalité des fascismes européens ayant disparu ou étant en train de disparaître : le fascisme italien avait sombré en août 1943, le nazisme allemand était aux abois, et Malraux comme beaucoup de monde, pensait que le franquisme espagnol ne pourrait pas survivre à la victoire, n’imaginant pas un instant que Truman pourrait, pour des raisons de tactique politique, le maintenir en survie. C’est avec ces idées que Malraux, qui appartenait au « Mouvement de Libération nationale » quitta sa brigade quarante-huit heures pour assister à Paris au Congrès des mouvements de Résistance. Il s’opposa à la tentative de noyautage du parti communiste sur son mouvement, imposa son indépendance idéologique et politique et limita ainsi l’emprise communiste sur la Résistance. À compter de cette date, Malraux deviendra un adversaire implacable du communisme et de l’Internationale.

La fin de la guerre devait marquer la fin de l’épopée guerrière de Malraux qui, dès lors, cumulera une carrière politique, il sera onze ans ministre d’État du Général, poursuivant en parallèle sa prolixe activité littéraire. Néanmoins, au cours de cette carrière politique, son passé guerrier revint à la surface lors d’un échange un peu vif, avec quelqu’un qui pourtant appartenait au même gouvernement et n’avait, en outre, aucunement à rougir de son propre passé militaire, bien au contraire : Pierre Messmer.

Au cours d’un déjeuner auquel Malraux assistait en compagnie du ministre des Armées, « vieux FFL » ayant combattu dans les rangs de la 13e D.B.L.E., Malraux, alors ministre d’État chargé des Affaires culturelles voulut lui faire admettre ses titres de guerre. Messmer était la franchise même, sans fard. Le dialogue suivant s’engagea6 :

Malraux : On m’a dit que vous nous preniez pour des amateurs.

Messmer : C’est vrai, nous avions cinq ans de guerre, et vous, cinq mois.

Malraux : Vous oubliez que j’étais colonel dans deux armées.

Messmer : Oui, mais colonel FFI. Et aucun capitaine de Légion n’aurait accepté d’être placé sous les ordres d’un colonel FFI.

Le dialogue s’arrêta là. Messmer, formé au moule de la Légion et militaire dans l’âme, n’a jamais été sensible à l’illusion lyrique en matière guerrière7.

In fine, au-delà de cette glorification du guerrier qui n’est en réalité que seconde, le Malraux d’avant-guerre et de la guerre a accompli le tour de force littéraire sans précédent – et sans doute lui en veut-on un peu pour cela – de réconcilier l’art et l’action, à force de les brouiller inextricablement, comme il l’a fait.

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1 Pour avoir une idée des invraisemblables destins de cette époque, il faut savoir que Gorki, intellectuel et doctrinaire bolchévique, intime de Lénine et d’une fidélité sans bornes envers Staline, aura auparavant protégé Pechkoff qui, naturalisé français à l’issue de la Grande Guerre, commandera un bataillon de Légion au Maroc au cours de la Pacification conduite par Lyautey, rejoindra la France Libre, sera nommé général par de Gaulle et envoyé en tant qu’ambassadeur auprès de Chang Kai Check, puis, avec le grade de général de corps d’armée, désigné comme chef de la mission militaire française auprès de Mac Arthur, proconsul au Japon, alors que la France s’engageait militairement en Indochine.

2 Autre destin fabuleux : démobilisé comme lieutenant d’aviation en 1919, il devient journaliste, tout en poursuivant une riche activité aéronautique. Lors de la bataille de France, il est l’un des deux seuls pilotes de chasse à ajouter des victoires aériennes à son palmarès de celles de la guerre précédente. Dès 1940, il rejoint la France Libre, forme des groupes de bombardement (il confie le commandement du groupe Lorraine à Mendès France), effectue lui-même de nombreuses missions au-dessus de l’Allemagne, et achève la guerre comme général, COMAIR de Larminat sur le Front de l’Atlantique. Ministre de la IVe, c’est en tant que tel, qu’à 57 ans, il bat le record de vitesse entre Paris et Marseille, aux commandes d’un Mystère IV, que Dassault venait de livrer à l’Armée de l’Air.

3 Signe des temps, à la sortie de l’École Supérieure de Guerre en 1937, les stagiaires se sont vu offrir deux places de chef d’état-major de brigades internationales, en position de détachement hors-cadre. L’un d’eux sera le capitaine Putz, cavalier, qui sera tué comme lieutenant-colonel en Alsace, comme commandant de sous-groupement dans la 2e DB. Autre destin particulier !

4 Tandis que fascistes italiens et nazis allemands appuyaient le franquisme.

5 Saint-cyrien, il achèvera sa carrière comme général d’armée, commandant les forces alliées de Centre Europe à Fontainebleau de 1961 à 1964, après avoir commandé les FFA à Baden Baden.

6 Frédéric TURPIN : Messmer, le dernier gaulliste, Paris, Perrin, 2019, p. 188.

7 Il n’empêche que c’est Messmer, alors président de l’Association Présence et action du gaullisme, qui proposa et obtint le transfert des cendres d’André Malraux au Panthéon, où il repose non loin de Jean Moulin.

La guerre en Algérie… mais pas la guerre d’Algérie

La guerre en Algérie… mais pas la guerre d’Algérie


Ce billet n’aborde pas la guerre d’Algérie, la seule que les Français connaissent plus ou moins, mais la guerre en Algérie dans sa phase initiale. Ce choix permet d’associer l’histoire de cette région, la conquête militaire et la diplomatie française, les spécificités socioculturelles de l’Afrique du Nord hier sous l’influence ottomane aux problématiques contemporaines comme la guerre d’Algérie, la relation entre la France et cet Etat, entre la France et la Turquie, l’islamisme, sinon même les modes d’action terroristes comme celui de la décapitation, l’esclavage, donc des sujets géopolitiques ou internes actuels.

L’approche sera faite volontairement avec la référence aux sources anciennes du XIXe et du début du XXe, avec des auteurs moins idéologiques, souvent témoins, moins engagés que ce que je peux lire aujourd’hui où parfois la manipulation des faits par leur interprétation dans un contexte contemporain me semble sujette à caution d’autant que le public est instruit d’une manière sélective ou imparfaite.

En complément, j’invite à lire « La politique turque en Afrique du Nord sous la monarchie de Juillet » de Jean Serres (1925), « Mes mémoires » du général du Barail (1896, tome 1), « Le maréchal Canrobert » par Germain Bapst (1898, tome 1), « La vie du général Yusuf » par Maurice Constantin-Weyer (1930), « La conquête d’Alger » par Camille Rousset (1899) sans que cette liste ne soit exhaustive et j’ai de nombreux autres livres d’époque à étudier ou dont je n’ai pas évoqué l’intérêt.

Déconstruire un environnement permissif pour la repentance

Ce retour sur l’histoire s’avère nécessaire car nous nous avançons tout doucement, certes avec prudence, vers de potentielles relations franco-algériennes renouvelées dans le cadre des commémorations en 2021 et 2022. Il n’est pas possible d’oublier les paroles du candidat Macron à la télévision algérienne en février 2017 : « La colonisation fait partie de l’histoire française. C’est un crime contre l’humanité, c’est une vraie barbarie et cela fait partie de ce passé que nous devons regarder en face, en présentant aussi nos excuses à l’égard de celles et ceux envers lesquels nous avons commis ces gestes.»

En désignant Benjamin Stora (Cf. Biographies sur Wikipedia et sur le site de B. Stora) pour une mission consacrée à « La mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie » dont le rapport doit être remis avant la fin de l’année 2020, en vue de favoriser « La réconciliation entre les peuples français et algérien », la stratégie macronienne est à l’œuvre dans l’optique d’élections de 2022 qui risquent d’être particulièrement disputées. Pourtant, comment faire confiance objectivement à un chercheur né à Constantine (Algérie) et trotskiste, liant affectivité, phénomène bien fréquent parmi ceux qui ont été contraints de quitter l’Algérie, et engagement politique d’extrême-gauche même si avec l’âge on peut espérer que l’extrémisme disparaisse ?

Or, compte tenu de la population française de 67 millions d’habitants en 2020, DOM-TOM y compris, les Français ayant un lien avec l’Algérie, toutes origines confondues, représentent une importance démographique que l’on ne peut pas négliger non seulement dans les relations conduites par la France envers l’Algérie mais aussi dans le contexte électoral français de 2022.

En effet, la guerre d’Algérie a imposé le rapatriement de plus d’un million de Français entre 1954 et 1962 (Cf. cet article de 2010 sur l’exode de 1962 vers le territoire national) qui ont une descendance désormais sur deux générations et ont naturellement augmenté leur nombre depuis soixante ans. L’immigration algérienne a aussi sa part dans la construction de cette communauté. Les binationaux franco-algériens sont estimés à environ quatre millions (Cf. article) et les Algériens vivant en France avec cette seule nationalité seraient environ de 800 000 personnes. Ne sont pas comptés les Français d’origine algérienne de la seule nationalité française. Cette « communauté » liée affectivement potentiellement à l’Algérie est objectivement un groupe de pression dans les relations entre la France et l’Algérie. En 2017, le président algérien déclarait que six millions d’Algériens vivaient en France et il comptait bien se servir de ce chiffre auprès du président Macron.

Il n’en reste pas moins qu’une guerre, long aboutissement de 130 ans de tensions sinon d‘affrontements nous sépare avec aussi des fissures dans la société française. En effet, deux journées sur les onze journées nationales annuelles d’hommage sont dédiées à la guerre d’Algérie. En 2003, le président Chirac instaurait la « Journée nationale d’hommage aux Morts pour la France pendant la guerre d’Algérie et les combats du Maroc et de la Tunisie » le 5 décembre pour rendre hommage aux 26 000 soldats d’active et du contingent « Morts pour la France » durant les huit années de la guerre d’Algérie. Pour satisfaire la gauche qui pourtant gouvernait la France pendant la guerre d’Algérie, le président Hollande transforme la commémoration du « cessez-le-feu » du 19 mars 1962 entre la République française et le FLN algérien en une « journée nationale du souvenir et de recueillement à la mémoire des victimes civiles et militaires de la guerre d’Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc », oubliant les nombreux massacres survenus après cette date notamment contre les harkis par le FLN.

Cette bataille très politique des mémoires persiste et le rapport de Benjamin Stora sera à lire avec attention sinon avec vigilance, notamment, dans les propositions qui pourraient être évoquées. Cette vigilance devra être autant de mise suite aux propos tenus par le président Macron ce 4 décembre au média Brut sur la mise en évidence, sinon la « mise à l’honneur » de la diversité dans notre histoire et notre environnement. Mettre à l’honneur ceux qui le méritent, oui sans aucun doute s’ils ont servi la France et cela devrait déjà être fait.

1830. Un retour sur la guerre … en Algérie

En accompagnement de cette commémoration du 5 décembre, il paraît nécessaire de faire un retour historique sur la présence de la France en Algérie, sujet d’autant plus sensible dans la mémoire collective française que son instrumentalisation est permanente par la classe politique. Oserai-je écrire que ce 190e anniversaire de la chute de la régence d’Alger le 5 juillet 1830 est opportun ? Sans aucun doute puisqu’il permet de rappeler les conditions de l’intervention française et des combats jusqu’à la chute de Constantine le 13 octobre 1837, signifiant la fin politique de l’influence turque et de ses revendications sur Alger.

La situation de l’Afrique du Nord qui n’a pas vraiment varié depuis 1830 hormis le fait qu’elle était sous l’autorité, certes lointaine, de l’empire ottoman. Même les découpages territoriaux se sont révélés pertinents car ils ont peu été modifiés depuis. Cependant, comme l’écrit Jean Serres, « Il faut entendre par Afrique du nord ce qu’on appelait alors la Barbarie c’est-à-dire d’Est en Ouest les régences de Tripoli, de Tunis et d’Alger, et dans une certaine mesure l’empire du Maroc ». Le terme « Barbarie » pour évoquer l’Afrique du Nord peut être choquant mais c’est un terme de l’époque. Il est cependant utilisé de nouveau aujourd’hui dans le cadre des actes terroristes.

Seul l’empire chérifien était indépendant. Les trois régences de Tunisie, d’Alger et de Tripoli dirigées par les représentants turcs à l’investiture confirmée tous les trois ans, bénéficiaient d’une large autonomie. Des « milices » turques recrutées en Asie mineure sous le statut de janissaires ou de mameluks à leur service assuraient l’autorité de l’empire ottoman. De fait, la présence turque, force d’occupation, était particulièrement honnie par les populations arabes qu’elle méprisait.

Le contexte régional et la préparation diplomatique de la conquête

La rupture diplomatique de la France avec Alger a lieu le 14 juin 1827. Le 15, un blocus d’Alger et de la côte commence. La Turquie ne réagit pas car elle est confrontée à l’insurrection des Grecs qui ont proclamé leur indépendance le 25 mars 1821. Devenue une fête nationale, son bicentenaire se tiendra en 2021 dans le contexte tendu que l’on connaît actuellement en Méditerranée orientale. La bataille navale de Navarin le 20 octobre 1827 voit la flotte turque détruite par les flottes française, britannique et russe. La paix est signée le 3 février 1830. Le gouvernement de Charles X peut alors s’intéresser de nouveau à l’Algérie.

L’évolution du contexte régional, la résistance du Dey d’Alger, l’inefficacité du blocus de la côte et des ports pour le contraindre à céder, contraignent le gouvernement français à envisager des mesures militaires plus importantes pour obtenir satisfaction. L’effet non recherché sera la chute de la domination turque en Afrique du Nord et sa conquête partielle par la France.

Bien loin d’une diplomatie unilatérale, la France informe début janvier 1830 les cours européennes de son intention de supprimer la piraterie et l’esclavage des chrétiens dans les régions barbaresques. Cependant, l’Angleterre et l’Autriche se montrent relativement hostiles à ce que la France retrouve un empire colonial et puisse menacer les intérêts britanniques en Méditerranée.

Néanmoins, le général Guilleminot, ambassadeur de France à Istanbul une époque où il n’était pas anormal de nommer un général ou amiral comme ambassadeur – notifie à la Porte l’envoi d’une expédition française à Alger afin qu’elle puisse intervenir auprès du dey pour trouver une solution pacifique. Jean Serres rappelle la perception turque de ce conflit potentiel : « Pendant le cours de ces événements l’opinion turque restait très calme. Tout le monde reconnaissait que les Algériens étaient des forbans indignes du moins d’intérêt et affirmait qu’il n’existait entre eux d’autres liens véritables que celui de la religion. Personne ne pensait à ce qui pourrait se passer si Alger était prise, éventualité qui paraissait invraisemblable ».

La France légitime dans sa conquête d’Alger

L’Afrique du Nord, hormis le Maroc, avait été conquise par les Turcs au XVIe siècle alors que les Espagnols s’étaient fortement implantés. Ceux-ci furent progressivement chassés. En 1527, les corsaires turcs s’emparent définitivement d’Alger. La milice, terme pour les soldats turcs, assure la solidité de la gouvernance. Les Corsaires enrichissent le trésor de l’État qui reçoit 1/8 du produit de leurs captures, esclaves chrétiens compris. Cette économie fonctionne durant trois siècles. Toutes les tentatives européennes pour s’emparer de la ville pour interdire l’esclavage des chrétiens échouent : deux débarquements espagnols au XVIe siècle, des expéditions maritimes françaises du XVIIe siècle, des tentatives maritimes anglo-néerlandaises en 1816 et en 1824.

De fait, le dey d’Alger est pratiquement un souverain grâce à ses victoires. Les ordres du sultan sont régulièrement rejetés mais avec le déclin de la milice, cette régence s’affaiblit à la fin du XVIIIe. Les six deys entre 1798 et 1817 ont été mis à mort par les milices. La guerre de course rapporte moins. Il y a moins d’esclaves chrétiens 25 000 en 1650, 3 000 en 1750. En outre, il existe une fermentation religieuse intérieure avec des révoltes en Kabylie et dans l’Oranais.

Lorsque la France se trouve donc en 1827 en conflit avec la régence d’Alger, celle-ci envisage sans appréhension la déclaration de guerre d’une puissance maritime de premier rang. Cette guerre fournirait aux corsaires l’occasion de prises fructueuses ce dont ils étaient privés depuis plusieurs années. La France de son côté, habituée à traiter directement avec les barbaresques et à régler avec eux sans passer par la Turquie, sait « fort bien le peu d’autorité dont La Porte disposait en Barbarie » écrit Jean Serres. Elle se borne à informer le gouvernement ottoman des causes de la guerre et des mesures qu’elle avait été contrainte de prendre. Le gouvernement français pense d’ailleurs régler pacifiquement son conflit. Pour le gouvernement de Charles X, la colonisation de l’Algérie n’est pas envisagée parce que la conquête serait longue et coûteuse, pouvant entraîner un conflit avec l’Angleterre.

Il s’agit donc d’imposer des conditions de paix empêchant définitivement le retour de la piraterie et de retirer au dey d’Alger toutes les prérogatives d’un souverain indépendant : des fortifications rasées, suppression du droit de faire la paix et la guerre, de recruter une milice turque. Les puissances européennes ne lui paieraient plus de tribut. Il serait alors un sujet immédiat du sultan confirmé par lui et qui nommerait ses successeurs. Le gouvernement français demanderait pour la sécurité de ces établissements d’Afrique la cession de la ville de Bône (aujourd’hui Annaba) et de la côte jusqu’au cap Roux à l’est d’Oran.

Cependant, La Porte est opposée à l’intervention militaire française. Elle n’est certes pas en mesure de modifier le régime politique des régences en raison de forces militaires et navales très faibles et pour des raisons financières. Le sultan ne peut cependant pas admettre l’installation d’une puissance étrangère à Alger ce qui signifierait l’abandon d’un territoire ottoman. Supprimer la milice serait difficile car elle était le symbole même de l’autorité du sultan.

Selon le général Guilleminot, il apparaissait néanmoins possible que la Porte acceptât de traiter avec la France quand elle serait maître d’Alger. Dans ce cas, « Le minimum de ses prétentions, ce serait un ordre de choses qui lui conserva, aux yeux des musulmans, le droit de suprématie religieuse, les apparents de la suprématie politique ou la souveraineté caractérisée par un tribut fixé et régulier ». Néanmoins, pour les Turcs, le conflit finirait comme tous les autres « par un bon arrangement pour la plus grande gloire de l’islam et des algériens et pour la plus grande honte des princes chrétiens qui avait osé offrir la bataille à l’invincible et guerrière milice d’Alger ».

Une opération amphibie réussie

Le débarquement français et la conquête d’Alger produisit en Europe une immense sensation y compris dans une France en instance de révolte contre Charles X. toutes les opérations passées avaient échoué. Alger s’est donc prémunie contre les attaques venant de la mer non de la terre.

Pierre-Julien Gilbert - 1783-1860 débarquement sidi-ferruch 1830

Pierre-Julien Gilbert – 1783-1860 débarquement sidi-ferruch 1830

Bénéficiant de vents favorables, le débarquement a lieu le 14 juin à Sidi Ferruch presqu’île située à une trentaine de kilomètres à l’ouest d’Alger après de longues semaines d’attente au large. Cette opération a été préparée d’après le rapport d’un officier du génie français, Vincent-Yves Boutin (1772-1815), qui avait effectué des observations en Algérie lors d’une mission d’espionnage en 1808 pour Napoléon Ier (Cf. Historia). Il avait jugé l’attaque directe d’Alger impossible. L’opération amphibie puis l’opération terrestre seront conduites en suivant ce rapport. La dimension logistique préparée par Charles Lemercier de Longpré, baron d’Haussez (1778-1854), ministre de la marine, est aussi un succès.

L’organisation de la force navale fut naturellement primordiale. Elle appareille de Toulon le 25 mai 1830 sous la direction du vice-amiral Guy-Victor Duperré (1775-1846) qui sera ultérieurement durablement ministre de la marine. Elle comprend 676 navires de tous types divisés en trois escadres : escadre de guerre de plus de 100 navires dont 11 vaisseaux et 24 frégates, 7 bâtiments à vapeur, escadre de débarquement avec 140 navires, 347 navires affrétés par l’État. Pour mettre à terre rapidement l’équivalent d’une division, 85 chalands de débarquement construits à Toulon sont embarqués à bord des vaisseaux de ligne et des frégates. Equipés de deux ou quatre pièces d’artillerie ou pouvant transporter une compagnie de 150 hommes, ils permettent de débarquer directement sur la plage. Des entrainements amphibies ont lieu en mai 1830. Le corps expéditionnaire français, sous commandement du général comte de Bourmont (1773-1846), comporte environ 35 000 hommes, 4 000 chevaux.

Les officiers reçoivent un manuel sur l’Algérie « Aperçu historique, statistique et topographique sur l’État d’Alger, à l’usage de l’armée expéditionnaire d’Afrique, rédigé au dépôt général de la Guerre ». De même les généraux reçoivent une instruction spécifique.

Les pertes de cette conquête sont approximatives car les données globales font défaut. 7 469 soldats français sont morts au combat dans les années 1830-1875 mais Il reste à évaluer les décès des suites des combats. Pour l’armée française, le rapport entre les morts au combat et les autres – blessés et malades – est d’environ quinze morts à l’hôpital pour un mort sur le terrain entre 1830 et 1875, soit un total sur 45 ans d’environ 115 000 décès ou 2500 décès en moyenne par an. Les pertes algériennes sont impossibles à évaluer. Si l’on se fie à l’année 1845, les pertes dénombrées du côté algérien par les militaires français s’élèvent à 6 616 tués au combat, pour 605 soldats français soit un ratio de dix pour un, non compris les décès par suite des blessures.

Une paix progressive avec la Turquie et le début de la colonisation française

Les instructions données le 18 avril au général Comte de Bourmont qui commande le corps expéditionnaire de l’armée d’Afrique marquent nettement la volonté du gouvernement de Charles X de remettre Alger sous l’autorité de La Porte. La colonisation de l’Algérie est rejetée parce que la conquête serait longue, coûteuse et pourrait entraîner un conflit avec l’Angleterre.

Les négociations avec la Turquie s’engagent alors que le général comte de Bourmont est persuadé que la France gardera Alger. Il prend possession du territoire de la régence. Il réunit notamment les personnages religieux les plus importants d’Alger et en obtint la modification de la prière que l’on disait le vendredi dans les mosquées à faire dans faire disparaître le nom du sultan. Persuadé ainsi que tous les Français que la milice turque est exécrée et que la population arabe, maure, juive s’adapterait immédiatement au vu du gouvernement français et serait en mesure de gérer les affaires publiques, il expulse la plus grande partie de la milice et l’administration turque. Ce fut l’état-major français qui assura la gestion de la régence y compris avec avec des administrateurs civils dont par exemple M. d’Aubignosc qui s’était fait remarquer sous le maréchal Davout à Hambourg, assiégé par les Prussiens de décembre 1813 à mai 1814 (Cf. Mémoire du maréchal Davout sur le siège de Hambourg, 1815)

La France adresse à La Porte le 17 juillet 1830 ses conditions pour rendre Alger à l’empire ottoman sauf le territoire qui allait de Tunis à la chaîne de montagnes qui vient aboutir au cap Boujaron. Aucun autre privilège n’est demandé sauf celui d’être constamment traitée comme la nation la plus favorisée. Dans une dépêche du 18 juillet, le prince de Polignac, ministre des affaires étrangères, affirme que la France ne veut pas garder la régence d’Alger. Elle coûterait trop cher à conserver.

Avec l’intronisation de Louis-Philippe comme roi des Français le 9 août 1830, la position française change. La France ne pouvait remettre en cause la conquête d’Alger qui pouvait servir de base aux Anglais mais qui avait aussi coûté la vie à de nombreux soldats. La décision du roi des Français est transmise à La Porte le 26 octobre 1830. Le 12 novembre 1830, le ministre de la guerre confirme au ministre des Affaires étrangères l’intention du roi de conserver Alger « dans le but d’assurer l’écoulement du superflu de notre population, des produits de nos manufactures et la production des denrées coloniales ».

Dès les premiers jours de novembre 1830, le nouveau commandant en chef, le général Clauzel annonce la détermination du gouvernement français de coloniser Alger suscitant la réaction de Mathieu de Lesseps, consul à Tunis (et père de Ferdinand) qui lui écrit le 18 novembre 1830 : « Il y a 40 ans, je mis le pied en Barbarie pour la première fois. Je me convainque non seulement que jamais un moghrébin quelque faible qui soit n’obéirait à un chrétien mais même ne consentirait à marcher, à vivre avec lui son égal, que les Européens pourraient les vaincre et les subjuguer momentanément… mais que jamais ils ne parviendraient à leur imposer une administration, une police, des lois positives, de l’industrie, des arts, par l’organe d’autorités qui ne leur parleraient pas la langue du Coran et qui ne partageraient pas avec eux les prières, les jeûnes et les cérémonies que coordonne le livre sacré. » Aussi, de Lesseps appelle la colonisation tel que le souhaitait Louis-Philippe dans le cadre d’une protection assurée par les forces armées françaises à partir des forteresses d’Alger et d’Oran.

Cependant l’influence française est limitée par l’expédition fatale de Blida en 1830 montrant que tout le pays ne serait pas soumis sans combat. En outre, suite à l’insurrection parisienne des Trois Glorieuses, la chute de Charles X perturbe les opérations. Le Bey de Constantine refuse d’évacuer Bône d’autant qu’une grande partie des fantassins et des artilleurs turcs de la garnison d’Alger l’ont rejoint.

Comme le rappelle Jean Serres, le général Clauzel considère indispensable de conquérir la régence tout entière et d’étendre la domination française au Sud jusqu’au désert, à l’Ouest jusqu’au Maroc, à l’Est jusqu’à Tunis.  Aussi il s’agissait d’occuper Constantine et Oran pour empêcher la Tunisie et le Maroc d’entretenir l’agitation des Arabes de la régence d’Alger. Il utilisa donc le principe du protectorat confiant par exemple au bey de Tunis « le soin de s’emparer d’Oran et de Constantine, administrant ces territoires sous la suzeraineté de la France en lui payant un tribut ». Il fut cependant désavoué par la France et est rappelé.

Avec le général Savary, duc de Rovigo, ancien ministre de la police de Napoléon 1er, la France envoie  les anciens de la campagne d’Égypte pour commander les forces, recrute un grand nombre d’interprètes parmi les derniers mameluks pour communiquer avec la population mais « ces hommes d’une autre époque et d’une origine étrangère avaient gardé quelques fâcheuses habitudes contractées dans les campagnes lointaines de leur jeunesse, principalement celle de faire couper des têtes à tout propos ». Le duc estima qu’il fallait occuper Oran, ville portuaire qui reçut sans difficulté une garnison française en 1831. Bône fut moins heureuse, seule la seconde tentative fut réussie. En 1832, il est remplacé par le général Clauzel, entretemps élevé à la dignité de maréchal tout en ayant été élu député, qui reprend le commandement des opérations en 1832 jusqu’en février 1837.

Source. Anne Guillou, 2019

L’islam, un instrument idéologique pour  mobiliser contre les Européens

Les guerres menées contre la France en Afrique du Nord l’ont été après l’appel au djihad contre les chrétiens, en l’occurrence français. Ainsi, pour préparer l’affrontement, outre la mobilisation de tous et l’appel à ses alliés de Constantine, d’Oran, de Titteri) le dey d’Alger fait appeler à la guerre sainte par les mosquées. Abd el-Kader en fera de même, tout comme les différents marabouts qui appelleront à la guerre dans le futur.

En parallèle, la puissance d’Abd el-Kader, fils d’un maître religieux soufiste, commence sa montée en puissance grâce à un accord en 1833 proposé par le général français Desmichel. Ceci permettra en fait à l’émir de s’armer pour reprendre la guerre. Certes, l’objectif militaire français est de permettre la conquête de Bône, les forces militaires étant insuffisantes.

La guerre contre Abd el-Kader reprend en 1835, période à laquelle le capitaine Canrobert, futur maréchal, est affecté en Algérie. Dans ses mémoires, son appréciation est intéressante à relever. Voyant l’état de l’armée française, son indiscipline, son équipement « Le grand homme en Afrique n’était pas dans le camp français : c’était Abd el-Kader ». Dans ses mémoires, le général du Barail explique aussi le succès d’Abd el-Kader par la division des Arabes soigneusement entretenue par les Turcs au profit de leur domination, mettant en place une rivalité entre un parti dit aristocratique fournissant les tribus Maghzens, exemptés d’impôts pour guerroyer au service des Turcs, et un parti dit théocratique qui revendiquait des chefs descendant du Prophète.

Concernant l’islam, quel que soit l’auteur du XIXe jusqu’au moins dans l’entre-deux guerres, les commentaires se ressemblent : le général du Barail rappelle que « Les fameux pères blancs moitié guerrier moitié missionnaires sont des hommes admirables de dévouement. Ils ont pénétré avec nos troupes jusqu’au cœur de l’Afrique mais je ne crois pas qu’ils aient à leur actif une seule conversion sérieuse. L’arabe les respecte, parce qu’il les prend pour des marabouts ; mais s’ils amenaient un seul douar à abjurer l’islamisme, l’armée française ne les empêcherait pas d’être tous massacrés jusqu’au dernier. On ne convertit pas le Musulman ». Il ajoute que « tous ceux qui connaissent un peu l’Orient savent que le musulman est intraitable sur les questions religieuses. À ses yeux, elles sont les seules importantes ici-bas ». Et il est apparent que les Français malgré l’information reçue ne comprenaient pas la population. Cela explique sans doute la création plus tard des bureaux militaires arabes.

De même, sur les atrocités commises, les mêmes témoignages se répètent. Le 15 mai 1830, deux navires français s’échouent sur la côte. Attaqués par les Kabyles, plus de la moitié des 200 hommes sont tués, une partie des prisonniers égorgés. Les autres prisonniers sont acheminés le 21 mai à la Kasbah d’Alger où ils voient exposer les têtes de leurs 110 camarades. Comme en témoigne Canrobert en 1832, les combattants locaux au service des Français amoncèlent les pyramides de têtes suscitant l’horreur et les interventions des officiers français, avec cette réponse du bey d’Oran Ibrahim avant d’accéder à leurs demandes de mansuétude : « Soit ! seulement vous ne savez pas à quelles vipères vous rendez la vie. On voit que vous ne connaissez pas encore les arabes ». Les corps des soldats français sont mutilées tout comme tout soldat isolé, y compris blessé, est mutilé et décapité.

Pour conclure

Historiquement, la régence d’Alger est définitivement conquise dans son environnement immédiat en 1839 après la chute de Constantine. La régence de la Tunisie est devenue à l’Est un allié fiable de la France. Elle abolira l’esclavage en 1845… avant la France. Le paradoxe du « en même temps » semble bien être la règle de fonctionnement de notre pays qui ne le fera qu’en 1848.

Cette conquête d’Alger rappelle aussi que les chrétiens étaient capturés comme esclaves par les régences et leurs corsaires. L’un d’entre eux, le général Yusuf (Joseph Vantini), capturé à sept ans en 1815, deviendra un mameluk du bey de Tunis pour être recruté comme interprète du général comte de Bourmont lors de la prise d’Alger en juillet 1830 pour finir général divisionnaire français de cavalerie, ayant créé les unités de Spahis, soit 20 escadrons, et titulaire de 19 citations au service de la France…

Plus à l’Est, la Turquie a repris possession de la régence de Tripoli en 1935 et tente de reconquérir son influence sur l’Algérie. À l’Ouest, l’empire marocain veut élargir son emprise sur une partie de la régence d’Alger et agite les populations contre la France, notamment en soutenant Abd el-Kader. Sous le commandement du général Bugeaud puis de ses successeurs, les opérations aboutissent notamment à la prise de la Smala en 1843 puis à la défaite marocaine d’Isly en 1844 pour finalement obtenir la soumission de l’Émir au général Lamoricière en 1847.

Enfin, cette approche historique et culturelle, certes rapide, faite à partir des ouvrages cités et de commentaires des témoins nous éclaire aussi d’une part sur les problèmes contemporains qui nous heurtent sinon nous menacent aujourd’hui d’autre part sur les modes d’action à adopter compte tenu des invariants constatés. Je laisse bien chacun le soin de faire son opinion et d’approfondir ces réflexions.

Déroute à Beyrouth

Déroute à Beyrouth

Par Michel Goya – La Voie de l’épée –  Publié le 23 octobre 2020

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L’opération Diodon a coûté la vie à 89 soldats français en dix-mois de septembre 1982 à mars 1984 pour un bilan humiliant. C’est la plus grande défaite militaire de la France depuis la fin de la guerre d’Algérie.

Une micro-guerre mondiale

Lorsque les Occidentaux interviennent à Beyrouth en 1982, la guerre civile libanaise dure déjà depuis sept ans. Ce conflit est d’abord un affrontement entre le Front libanais chrétien et la coalition islamo-progressiste, alliée aux Palestiniens dont l’archipel des camps constitue un proto-Etat autonome. Les combats sont particulièrement violents dans la capitale, coupée en deux entre l’ouest musulman et l’est chrétien par une « ligne verte ». La guerre prend vite une dimension régionale avec l’alliance des chrétiens maronites et de la Syrie qui intervient militairement en 1976 et occupe Beyrouth. Conformément aux accords de Riyad (novembre 1976) l’armée syrienne est inclue dans la Force arabe de dissuasion (FAD) reconnue par tous les belligérants.

Les combats s’arrêtent jusqu’à ce que le parti Kataëb de Bachir Gémayel s’impose par la force aux autres mouvements chrétiens et se retourne contre les Syriens vus désormais comme des occupants. Les combats reprennent en février 1978. En mars, l’armée israélienne lance une opération limitée jusqu’au fleuve Litani pour détruire les organisations palestiniennes qui se servent du territoire du Sud-Liban comme base d’opérations. La Force intérimaire des Nations unies au Liban (FINUL) est mise en place. Elle n’empêche en rien les Israéliens de revenir une nouvelle fois en juin 1982 avec des moyens et des ambitions beaucoup plus importants. En une semaine, l’armée israélienne repousse l’armée syrienne dans la plaine de la Békaa et assiège les combattants de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) réfugiés dans Beyrouth Ouest. Il y a alors 150 000 combattants de dix-huit nationalités (dont les 8 000 Casques bleus de la FINUL) sur un territoire grand comme le département de la Gironde. Bachir Gémayel devient Président de la république du Liban porteur de l’espoir de règlement des conflits entremêlés.

La force multinationale d’interposition

Le 12 août, après deux mois de siège et alors que la tension est à son comble au Proche Orient, les Etats-Unis imposent l’idée d’un cessez-le-feu et l’envoi à Beyrouth d’une force multinationale d’interposition (FMI) afin de protéger le départ simultanée de l’OLP et de l’armée israélienne. La France et l’Italie acceptent d’y participer. La mission de cette FMI, limitée à un mois et à un volume de 2 000 hommes, est triple : assurer la sécurité physique des combattants palestiniens en instance de départ de Beyrouth, assurer la sécurité physique des autres habitants de la région de Beyrouth et y favoriser la restauration de la souveraineté du gouvernement libanais. La FMI est une force d’interposition, finalement guère différente dans son esprit de la FINUL, à ce détail près que les contingents restent sous commandement national.

L’aéroport étant aux mains des Israéliens, c’est par le port que la FMI pénètre dans Beyrouth. Pour les Français, c’est l’opération Olifant qui mobilise une partie importante des moyens de la Marine nationale depuis Toulon et le port chypriote de Larnaka. Les légionnaires du 2e Régiment étranger de parachutistes (REP) sont les premiers à débarquer, le 21 août, pour sécuriser le port jusqu’à la relève par les Américains, le 25. Le 26, le reliquat des forces françaises et le contingent italien viennent compléter le dispositif. Avec 850 hommes, les légionnaires et marsouins de l’opération Epaulard constituent le contingent le plus important.

Le départ des combattants palestinien par mer s’achève sans incident le 31 août avec l’évacuation de Yasser Arafat. Le détachement français est alors sur la ligne verte pour escorter les convois évacuant les Palestiniens et certains éléments syriens en direction de la Syrie. Au 1er septembre, 11 000 membres de l’OLP ont été évacués dans le monde arabe. La FMI, et le 3e Régiment parachutiste d’infanterie de marine (RPIMa) en premier lieu, aide alors la petite armée libanaise à reprendre le contrôle de Beyrouth Ouest. Grâce au petit détachement du 17e Régiment de génie parachutiste (RGP) les rues sont dépolluées tandis que la population revient dans les quartiers placés sous la protection des Français.

La mission est cependant interrompue plus tôt que prévu par la décision unilatérale des Américains qui décident de mettre fin à leur participation le 10 septembre, suivis deux jours plus tard par les Italiens. La France, accusée par ailleurs d’être trop favorable aux Palestiniens, peut difficilement poursuivre seule. L’opération Epaulard prend fin le 13 septembre. Au prix de trois marsouins blessés, elle est considérée comme un succès.

La mise en place d’un colosse aux pieds d’argile

Le lendemain même du départ des derniers français, Bachir Gémayel est assassiné. L’armée israélienne en repli revient immédiatement dans Beyrouth et cerne les camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila où on soupçonne la présence résiduelle de combattants de l’OLP. Le 16 septembre, des phalangistes chrétiens, partisans de Gémayel, pénètrent dans les camps et se livrent pendant deux jours au massacre de civils (le nombre des victimes varie entre 700 et 3 500). L’émotion est immense dans le monde entier.

Le 19 septembre, le Conseil de sécurité des Nations Unies adopte la résolution 521 qui propose l’intervention d’une nouvelle force multinationale. Celle-ci est demandée le même jour par le gouvernement libanais. La FINUL propose d’intervenir mais cette solution ne plait ni aux Israéliens ni surtout au gouvernement libanais, sceptique sur l’efficacité des Casques bleus. Sous l’impulsion des Etats-Unis, toujours soucieux d’accroître leur influence dans la région, les trois alliés de la FMI et le Liban s’accordent par échanges de lettres sur le retour de leurs contingents. Il est bien proposé à d’autres pays de participer à la force mais seuls les Britanniques y répondront en envoyant une unité de renseignement d’une centaine d’hommes en février 1983. Le 24 septembre, la Force Multinationale de Sécurité à Beyrouth (FMSB) est créée et commence à se mettre en place dans Beyrouth Ouest. Sa mission principale, sans limite de temps, est d’appuyer les forces armées du gouvernement libanais dans la protection des populations civiles dans Beyrouth et ses alentours. Le caractère très large de cette mission laisse cependant place à autant d’interprétations que de membres. Si tout le monde est d’accord pour aider matériellement les forces armées libanaises (FAL), les avis divergent sur l’emploi des forces.

Pour l’administration Reagan, soucieuse d’éviter la qualification de guerre ou d’opération de guerre qui nécessiterait un vote du Congrès, la FMSB a une fonction essentiellement dissuasive. Les 1 200 Marines s’installent autour de l’aéroport au sud de Beyrouth ouest, avec des moyens lourds, chars de bataille, pièces d’artillerie, hélicoptères d’attaque, etc. mais avec de grandes restrictions dans l’ouverture du feu et la consigne de ne pas bouger de ses emprises. Les 1 200 Italiens sont au centre du dispositif et se concentrent sur la surveillance des camps palestiniens de Chatila et Bourj-el-Brajneh et l’aide humanitaire.

Au Nord, les 1 160 Français l’opération Diodon sont renforcés au bout de quelques jours par un bataillon « prêtée » par la FINUL et un autre venu de métropole en février 1983, pour atteindre un effectif total de 2 000 hommes, relevés tous les quatre mois. Répartis sur 35 postes et reprenant des habitudes héritées des opérations en Afrique, ce sont les seuls à aller sciemment au contact de la population que ce soit par une présence « militaire » (points de contrôle, patrouilles, missions de dépollution) ou plus informelle (achats auprès des commerçants locaux, footings, aides à la population, etc.). Cette approche permet de montrer la force à la population et, surtout, par les renseignements et la sympathie qu’elle procure, elle apporte une « protection invisible » souvent plus efficace que les murs de sacs à terre.

Les Français, comme les Italiens, peuvent faire usage de leurs armes pour leur autodéfense et protéger les camps palestiniens (le camp de Sabra est dans la zone française) mais, contrairement aux Américains, aussi pour appuyer les FAL. Dans les faits, les règles seront très restrictives. Le « soldat de la paix », concept nouveau, n’est pas là pour combattre.

Cette force à terre en appui des FAL, est elle-même appuyée par une puissante force navale croisant au large de Beyrouth. Pour la France, la force Olifant comprend un groupe aéronaval permanent, centré autour d’un des deux porte-avions Foch et Clemenceau qui se succèdent et d’une force amphibie comprenant en général deux transports de chalands de débarquement (TCD). Au total, la force multinationale, à terre et en mer, mobilise aux alentours de 20 000 hommes. Elle souffre cependant de trois faiblesses : les divergences déjà évoquées et qui ne seront pas corrigées par une direction commune, l’absence d’accord sur sa présence avec les acteurs politico-militaires locaux et régionaux et surtout l’absence de volonté réelle d’engagement au combat pour soutenir le gouvernement libanais.

Le début de la mission est pourtant encourageant. Le 1er octobre 1982, par une cérémonie organisée place du Musée, lieu symbolique de combats entre les deux Beyrouth, le Président Amine Gemayel, frère ainé de Béchir, élu le 21 septembre, consacre la réunification de la capitale. Equipée et entrainée par les Alliés, l’armée libanaise prend une certaine consistance et se déploie à nouveau dans l’ensemble de la ville. Une prise d’armes réunit les contingents de la FMSB et des FAL. C’est le point culminant de l’action de la FMSB alors que des phénomènes souterrains sont à l’œuvre.

Le retour de la Syrie et l’arrivée de l’Iran

En même temps qu’elle participe à la FMSB, la France a un contentieux financier avec Téhéran (elle refuse de rembourser le prêt d’un milliard de dollars accordé par le Shah) et, comme les Etats-Unis, elle aide militairement l’Irak dans sa guerre contre l’Iran des Mollahs. Début octobre 1983, elle fournit même cinq avions Super-Etendard (livrés par le porte-avions Clemenceau) aux Irakiens. On ne perçoit pas alors que l’Iran est capable de frapper par procuration au Liban grâce à son influence sur la milice chiite Amal et surtout grâce au Hezbollah, création commune avec la Syrie.

Cette cécité stratégique se double d’une cécité tactique. Si le suicide est prohibé dans les actes et paroles du Prophète, il imprègne, sous la forme du sacrifice et de martyr (shahid), tout l’islam chiite depuis la mort de Hussein ibn Ali, « roi des martyrs », à Kerbala en 680. Le premier emploi systématique de combattants suicides est le fait de Chiites ismaéliens connus sous le nom d’ « assassins » qui firent régner la terreur dans le califat de Bagdad et la Palestine du XIe au XIIIe siècle. Les combattants suicide sont remis au goût du jour lors de sa guerre entre l’Iran et l’Irak à partir de 1980. Le premier attentat suicide moderne avec emploi d’explosif est le fait de membres d’Amal, le 15 décembre 1981, contre l’ambassade irakienne à Beyrouth puis le quartier-général israélien à Tyr en novembre 1982. Le 18 avril 1983, un pick-up chargé d’explosifs s’écrase contre l’ambassade américaine. Le bilan est terrible : 63 personnes sont  tuées, dont 17 américains. L’enquête qui a suivi n’a pas permis pas de déterminer avec certitude le commanditaire de l’attaque, mais les soupçons se portent sur Imad Moughniyah, un important membre du Hezbollah.

La situation évolue rapidement à partir de l’été 1983. La milice d’Amal, alliée de la Syrie, tente de pénétrer dans les quartiers de Beyrouth-Ouest mais elle est refoulée par les FAL. La FMSB n’a pas bougé malgré sa mission d’appui aux FAL. Cela ne l’empêche pas d’être frappée notamment le 31 août lorsque le bombardement de l’ambassade de France tue quatre soldats et un policier français. Le 4 septembre, l’armée israélienne évacue soudainement les montagnes du Chouf, au sud-est de Beyrouth. Le vide est occupé par les Druzes du Parti socialiste progressiste (PSP) alliés de la Syrie et qui se trouvent désormais à portée d’artillerie de la capitale libanaise. Les combats avec les FAL sont très violents dans le secteur de Souq El-Gharb à quelques kilomètres au sud de la capitale. Le 11 septembre, pour appuyer l’armée libanaise en posture délicate et protéger ses forces de la menace d’artillerie, le département d’État américain autorise ses troupes à riposter et à faire appel à l’appui naval et aérien. C’est chose faite les 19 et 20 septembre. Le 22 septembre, c’est au tour des Français de faire appel aux forces navales pour lancer un raid de huit Super-Etendards pour anéantir une batterie druze au-dessus de Beyrouth à Dour El-Cheir.

La FMSB est ainsi entrée malgré elle dans la guerre, en sortant par ailleurs du cadre prévu initialement pour l’emploi des forces. Les frappes de l’US Navy, qui se renouvelleront une fois en décembre et trois fois en février 1984, dépassent le cadre géographique du Grand Beyrouth et le raid français, survenant cinq jours après un bombardement qui a tué deux soldats à la résidence des Pins, n’est plus de la légitime défense. La FMSB continue pourtant à conserver l’illusion de la neutralité en n’engageant pas les forces terrestres. Tous les partis opposés au gouvernement libanais et son armée, considèrent désormais la FMSB comme hostile. Au bilan, alors que la France ne déplore qu’un mort, seize seront tués du 22 juin au 23 octobre. Les pertes françaises sont le double des pertes américaines alors que les Italiens ont un soldat tué.

Pour réduire la vulnérabilité des forces françaises celles-ci sont regroupées. C’est ainsi que lorsque la 3e compagnie du 6e Régiment d’infanterie parachutiste (RIP), formée d’appelés volontaires du 1er Régiment de chasseurs-parachutistes (RCP),  débarque le 27 septembre, elle est affectée toute entière dans un immeuble de huit étages face à la plaine des Jhah et du quartier Chatila, à quelques centaines de mètres de l’Ambassade d’Iran. Le bâtiment, baptisé Drakkar par le commandant de la compagnie, le capitaine Jacky Thomas, a été occupé par les Syriens l’année précédente et dépollué par les sapeurs du 17e RGP. A la mi-octobre, la situation se tend encore. Des renseignements annoncent une opération imminente contre les Français.

L’attaque de drakkar

Le 22 octobre au soir, le capitaine Thomas a mis en alerte ses sections. La nuit est pourtant calme jusqu’à 6h17 lorsque la sentinelle en observation sur le toit de Drakkar voit exploser le quartier-général des forces américaines. Sept minutes plus tard, un camion chargé d’explosifs (la charge de plusieurs missiles de croisière) force l’entrée du poste jusqu’à la rampe d’accès de l’immeuble. A 6h30, Drakkar n’existe plus. Les Américains ont perdu 241 hommes (plus que pendant la première ou la deuxième guerre contre l’Irak) et les Français 58 dont 55 du 1er RCP et 3 du 9e RCP. Quinze autres sont blessés. Seuls vingt-six hommes de la compagnie sont indemnes car occupant un poste à l’extérieur à ce moment-là ou, pour trois d’entre eux, en allant chercher des croissants. Américains et Français n’ont plus subi autant de pertes en une seule journée depuis les guerres du Vietnam et d’Algérie.

Les deux attentats quasi-simultanés sont revendiqués par le Hezbollah, ainsi que par le Mouvement de la révolution islamique libre puis par le Jihad Islamique. Le nom d’Imad Moughniyah est à nouveau évoqué. L’implication de la Syrie et de l’Iran parait évidente mais aucune preuve formelle ne sera avancée. La France, malgré la demande de plusieurs députés, ne constituera jamais de commission d’enquête laissant le champ libre à plusieurs théories alternatives dont celle de l’immeuble piégé par les Syriens avant de l’abandonner.

Pendant quatre jours et quatre nuits, les sauveteurs s’acharnent pour tenter d’extraire ce qui reste de vie de cet amas de pierres. Le président François Mitterrand se rend sur place le 24 octobre pour apporter son soutien au contingent français. Le trouble est immense. Le ministre de la défense déclare que la France n’a pas d’ennemi au Liban, ce qui fait dire au général Cann que ses hommes « ont été tués par personne ». Le 4 novembre, c’est au tour de l’armée israélienne de perdre 50 hommes dans une autre attaque suicide.

En représailles, « non pas pour se venger mais pour que cela ne se reproduise pas », le Président Mitterand fait déclencher l’opération Brochet le 17 novembre 1983. Huit Super-Etendard de la Marine nationale décollent du porte-avions Clemenceau et effectuent un raid sur la caserne Cheikh Abdallah, une position des Gardiens de la Révolution islamique et du Hezbollah dans la plaine de la Bekaa. Les avions français larguent 34 bombes de 250 kg et 400 kg sur une position opportunément évacuée quelques minutes plus tôt. La rumeur prétend que les occupants ont été avertis par une source française au Quai d’Orsay. Le 20 décembre, la marine française évacue 4 000 combattants palestiniens de Tripoli. Le lendemain, une nouvelle attaque à la voiture piégée a lieu contre le PC du 3e RPIMa. La voiture est arrêtée par les merlons de terre mais les 1 200 kilos d’explosif tuent un parachutiste et treize civils. On compte également plus de 100 blessés dont 24 Français.

Une fin sans gloire

Dès lors, la priorité n’est plus à la protection des populations ou à la restauration de l’Etat libanais mais à l’autoprotection, ce qui finit de couper la force de la population. Du 15 décembre 1983 au 15 janvier 1984, les postes français sont regroupés sur deux pôles, au centre de Beyrouth et sur la ligne verte, tandis qu’une batterie de cinq canons automoteurs de 155 mm AMX-13 est amenée de France. En février 1984 à l’occasion de la relève de la 11e division parachutiste par les marsouins de la 9e Division d’infanterie de marine (DIMa), le bataillon emprunté à la FINUL lui est rendu et le contingent à Beyrouth passe de 2 000 à 1 200 hommes regroupés sur une dizaine d’emprises.

Le début du mois de février est l’occasion de nouveaux combats dans la capitale. L’armée libanaise se désagrège dans la montagne face aux Druzes de Walid Joumblatt et dans Beyrouth face aux chiites d’Amal. La force multinationale impuissante soutenant une armée fragile au service d’un Etat faible n’a plus de raison de perdurer sinon pour prendre des coups qu’elle ne pourra rendre malgré ses cuirassés, porte-avions et ses hélicoptères d’attaque. La France propose pourtant de remplacer la FMSB par une force des Nations-Unies, qui, d’évidence, aurait été encore plus impuissante. Les Alliés évacuent Beyrouth en ordre dispersé, Britanniques en tête le 8 février, suivis par les Italiens le 20 et les Américains le 26, arguant simplement d’un « bond de trois à quatre kilomètres à l’Ouest » sur les bâtiments de la Navy. Le 29 février, le veto soviétique met définitivement fin au projet français de force des Nations-Unies. Isolée, la France n’a plus d’autres choix que de se replier également car, selon les mots du Président de la République, « elles ont rempli leur mission ». Du 22 au 31 mars, les Français évacuent Beyrouth (opération Carrelet). La mission de la FMSB prend fin officiellement le 31 mars 1984 après dix-huit mois d’existence.

La fin peu glorieuse de la FMSB a un retentissement immense dans le monde arabe. Preuve était faite que l’action résolue de quelques hommes pouvait faire plier des Occidentaux corrompus et rétifs aux pertes humaines. Elle laisse un goût amer et une immense frustration chez tous les soldats français qui y ont participé. La FMSB s’est retrouvée au cœur d’un nœud d’affrontements locaux, régionaux et internationaux sans avoir la possibilité de combattre. Or, ne pas vouloir d’ennemi n’empêche pas d’en avoir. La leçon ne portera pas car les troupes seront engagées dix ans plus tard dans les mêmes conditions en ex-Yougoslavie et avec les mêmes résultats.

Une brève histoire des Troupes de marine

Une brève histoire des Troupes de marine

par Michel Goya – La Voie de l’épée – Publié le 30/08/2020

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Destinées aux opérations amphibies et outre-mer, les Troupes de marine ont été, et sont toujours, de tous les combats de l’armée française. Tour à tour fusiliers marins et soldats de ligne, mais toujours voyageurs, Marsouins et Bigors forment le premier corps d’intervention de la France depuis quatre siècles.

La première armée de marine

Les Troupes de marine (TDM) sont nées de la volonté du cardinal de Richelieu de doter la flotte de sa propre armée, afin de protéger ports et arsenaux, mais aussi d’assurer le service des armes à bord des vaisseaux de ligne qui apparaissent alors. Il crée donc, en 1622, avant les Royal Marines britanniques et bien sûr les Marines américains, les premières « compagnies de la mer » associant fusiliers et canonniers au sein de petites unités d’une centaine d’hommes intégrés dans des corps aux noms changeants. 

D’emblée cette force rattachée à la marine se trouve tiraillée entre les besoins contradictoires de la flotte, des colonies et de l’armée. L’armée a besoin de soldats, la marine préfère investir dans les navires et marins. Quant au « service des colonies », il est initialement le fait des armées des compagnies à charte et des milices locales. Les « compagnies de la mer » sont donc régulièrement dissoutes puis reconstituées lorsqu’on s’aperçoit que le combat, qu’il soit à bord ou à terre dans les colonies ne s’improvise pas. La France est ainsi incapable de défendre les Indes et le Canada faute d’une véritable « capacité de projection ».

Tirant les leçons des errements de la guerre de Sept Ans (1757-1763), on organise en 1772 un solide corps royal de la marine regroupant huit régiments stationnés dans les ports et on les équipe des premières tenues bleues avec une ancre sur les boutons. Cette première armée de marine disparaît finalement dans la tourmente des guerres de la révolution et, après Trafalgar (1805), ses fantassins et artilleurs combattent dans les rangs de la Grande Armée.

La nouvelle armée de marine

Après maints atermoiements depuis 1822, l’ordonnance du 14 mai 1831 reforme les nouvelles Troupes de marine avec la formation des deux premiers régiments d’infanterie de marine (RIM) à 30 compagnies, un troisième étant ajouté en 1838. Il est formé également un régiment d’artillerie de marine, porté en 1840 à 40 batteries. Ce sont donc des régiments considérables qui présentent la particularité d’être présents simultanément sur plusieurs continents. Le 3e RIM est ainsi présent simultanément à Toulon, à Cayenne, au Sénégal et sur l’île Bourbon (Réunion). En 1845 enfin, la vocation interarmes s’étoffe avec la naissance de la cavalerie de la marine avec la création d’un escadron de spahis au Sénégal. C’est à cette époque que les fantassins de marine désormais dispensés du service de bord pendant les traversées sont comparés par les marins aux marsouins qui suivent les navires en quête de nourriture. Quant aux artilleurs désormais attachés aux batteries côtières, ils sont comparés à petits coquillages fixés aux rochers et deviennent des bigors, diminutifs de bigorneaux, à moins que cela vienne du vieil ordre « bigues dehors » de mise en batterie au temps de la marine à voile.

Les troupes de marsouins et bigors sont plus qu’ailleurs encadrées par des officiers issus du rang ou du corps des sous-officiers, mais aussi formés dans les écoles de l’armée, à Saint-Cyr ou Polytechnique — où ils occupent le fond des classements jusqu’aux années 1880. Il ne fait pas bon trahir l’armée en allant servir la marine et puis le service outre-mer est éprouvant. La troupe formée de volontaires souvent issus des milieux les plus pauvres est jugée de mauvaise qualité. Il s’y forme cependant une culture très particulière, revendiquant l’origine très populaire de ses membres avec des traditions à faire pâlir les ligues de vertu jusqu’à aujourd’hui, mais aussi le goût du voyage et de l’aventure. L’attachement à cette communauté particulière coincée entre les marins et les « biffins » (« chiffons ») de l’armée métropolitaine est très fort, plus qu’à des régiments où on ne fait que tourner.

Cette communauté est petite, 16 000 hommes au total, est de toutes les expéditions de la monarchie de Juillet, du Mexique en 1838 à la guerre franco-tahitienne de 1844 en passant par la prise de Tanger en 1844 ou les débarquements dans l’océan Indien. Après une interruption lors de la IIe République, le Second Empire renoue avec l’aventure coloniale et un quatrième RIM est formé en 1854. Les cadres sont par ailleurs déployés dans les quelques troupes indigènes qui commencent à se former.

Les expéditions de la marine (désormais à vapeur) reprennent : les marsouins s’emparent de la Nouvelle-Calédonie en 1853, débarquent à Canton en 1857 puis au Liban en 1860. Surtout, la Marine conquiert la Cochinchine de 1858 à 1860. Les Troupes de marine participent aussi au long siège de Puebla au Mexique en 1863 et aux guerres en Europe. On les retrouve ainsi face à l’armée russe en 1854, en Crimée et dans la Baltique. Pendant la guerre de 1870, marsouins et bigors sont regroupés dans la division bleue du général de Vassoigne, qui s’illustre à Bazeilles (près de Sedan) par sa résistance acharnée — exploit qui devient en 1952 le fait d’armes fédérateur des TDM, célébré tous les ans (pour un excellent résumé voir ici).

Après 1870, les TDM sont pourtant à nouveau sur la sellette : la priorité est en effet à la préparation de la « revanche » sur le continent européen, et la nouvelle république se méfie des troupes professionnelles, toujours susceptibles de fomenter un coup d’État. C’est pourtant cette nouvelle république qui se lance au début des années 1880 dans la conquête coloniale et pour cela les marsouins sont indispensables. Le combat n’est plus sur mer, ni sur les côtes. La France envoie quelques officiers de marine, comme Borgnis-Desbordes, Archinard, Lamy ou Largeau s’emparent de territoires immenses en Afrique avec des colonnes de quelques centaines d’hommes seulement.

Il y a aussi les grandes expéditions, comme celles de Tunisie en 1881, du Tonkin à partir de 1883 et de Madagascar en 1894. Les 15 000 marsouins et bigors dispersés dans le monde sont insuffisants pour cela et il faut faire appel à l’armée métropolitaine. Outre que le ministère de la guerre est réticent à ce détournement de ressources, on s’aperçoit que les pertes par maladies sont considérables parmi les appelés venant directement de France, presque 6 000 à Madagascar en 1895 pour seulement 25 morts au combat. Le principe est alors acquis de ne plus envoyer outre-mer que des soldats engagés ou des volontaires acclimatés.

Volontariat et métissage

La fin du XIXe  siècle est donc marquée par plusieurs évolutions. Il est décidé de renforcer les effectifs des TDM tout en ne faisant appel qu’à des volontaires. Le nombre de régiments d’infanterie de marine en métropole est doublé et on en forme dix autres dans l’Empire. C’est un échec, les volontaires s’avérant insuffisamment nombreux pour les armer. Après des années de tergiversations, on se décide enfin, par la loi du 5 juillet 1900, après 102 projets avortés, à retirer les TDM à la marine pour en faire « l’armée coloniale » placée sous la double tutelle des ministères de la Guerre et des Colonies, en fonction du stationnement des troupes.

Un corps d’armée colonial de deux divisions est même formé en métropole et intégré dans les plans de mobilisation de l’armée avec ses 30 000 marsouins et bigors. Ses unités sont à recrutement métropolitain mixte, volontaires et appelés, mais seuls les premiers peuvent servir outremer. Simultanément, pour le service des colonies, on fait de plus en plus appel aux troupes indigènes, sous l’appellation de spahis et surtout de « tirailleurs », sénégalais, annamites, tonkinois ou malgaches. Les tirailleurs sénégalais — venant de moins en moins du Sénégal — passent ainsi de 6 600 en 1900 à 31 000 en 1914. Ces bataillons prévus à l’origine pour le contrôle de leur propre territoire deviennent vite une réserve opérationnelle qui est engagée au Maroc à partir de 1907, avant peut-être la métropole comme le propose Charles Mangin en 1910, dans La Force noire.

On théorise aussi de nouvelles méthodes. En 1899, Joseph Gallieni publie un Rapport d’ensemble sur la pacification, l’organisation et la colonisation de Madagascar, où il expose son expérience de résident-général. Reprenant des méthodes déjà appliquées au Tonkin mais dont l’origine remonte sans doute jusqu’à l’occupation de l’Aragon par Suchet en 1808, via Bugeaud, puis Faidherbe, Gallieni exprime l’idée que «le soldat ne doit pas se borner à l’action militaire», mais œuvrer à la mise en valeur du territoire qu’il occupe afin de démontrer clairement les bienfaits de la présence française et créer ainsi un cercle vertueux. La méthode n’est pas exempte de brutalité lorsque des résistances se présentent, mais à l’inverse des « Soudanais » qui ont conquis l’Afrique occidentale, elle s’accompagne de séduction. Cette approche empathique avec le milieu constitue depuis un élément fondamental et particulier de la culture des TDM.

Dans les guerres mondiales

Lorsque la guerre commence, l’armée coloniale en métropole est forte d’un corps d’armée de deux divisions d’infanterie coloniale (DIC) soit environ 30 000 hommes. Ces deux divisions sont suivies de cinq autres et d’un deuxième corps d’armée. Les bataillons de tirailleurs y sont intégrés progressivement à partir de septembre 1914 et ils sont plus de 70 à la fin de 1915. Contrairement à la légende, ces bataillons ne sont pas plus engagés que les autres et leurs pertes au combat sont inférieures à la moyenne des troupes métropolitaines. Il est vrai que les tirailleurs ont surtout été engagés après les combats les plus meurtriers, ceux de 1914, et qu’ils souffrent plus en revanche du climat et des maladies. On prend donc l’habitude de les retirer du front les mois d’hiver. À la fin de la guerre, les troupes coloniales de toutes origines représentent environ 10 % des forces combattantes françaises, avec une forte concentration dans le front des Balkans et même en Ukraine en 1919 où des bataillons de tirailleurs affrontent avec succès des troupes russes bolcheviques.

On découvre à cette occasion que ces troupes professionnelles sont plus fiables que les troupes d’appelés métropolitains qui ne comprennent pourquoi ils combattent aussi loin de la patrie et alors que celle-ci n’est plus menacée. C’est après le risque des maladies tropicales, le deuxième argument pour ne plus engager hors des frontières que des soldats professionnels. Or, les expéditions sont nombreuses jusqu’en 1927, on retrouve donc l’armée coloniale sur tous les fronts, en Rhénanie, en Silésie, en Syrie et surtout au Maroc pendant la guerre du Rif de 1921 à 1926. On conserve aussi l’idée d’un corps à double mission de garde de l’empire et de réserve métropolitaine. Lors de la mobilisation de 1939 et jusqu’en juin 1940, ce sont neuf divisions coloniales qui sont formées. Avec un total de 500 000 hommes, les troupes coloniales atteignent alors leur sommet. Elles se battent avec courage, perdent 20 000 hommes, obtiennent quelque un des rares succès de l’armée française notamment au nord de Lyon, mais n’empêchent pas le désastre. Les tirailleurs sénégalais ont payé cette fois un tribut plus lourd que les autres dans les combats et sont victimes du racisme allemand.

Comme les autres corps, l’armée coloniale se retrouve ensuite très divisée. Avec l’application de l’armistice, il ne reste plus que trois régiments en métropole, l’Indochine est occupée par les Japonais et l’Afrique occidentale reste fidèle à Vichy. Ce sont finalement dans les provinces les plus éloignées de l’empire, dans l’Afrique-Équatoriale française et dans le Pacifique, que sont formés les contingents les plus importants de la France libre. Par habitude de l’autonomie, mais sans doute aussi parce que la culture de l’armée coloniale s’accorde mal avec les idées fascistes et racistes de l’envahisseur et des collaborateurs de Vichy, les coloniaux forment le gros des volontaires de la France libre.

Les bataillons de marche intègrent la force du colonel Leclerc au Tchad ou les brigades françaises libres combattant avec la 8e armée britannique. Trois bataillons de marine combattent ainsi à Bir Hakeim en mai 1942 aux côtés de la Légion étrangère. Avec la réorganisation de 1943, ces premières forces forment le noyau dur de la 1ère division française libre et de la 2e Division blindée de Leclerc tandis qu’une nouvelle grande unité, la 9e DIC, est formée. La coloniale participe ainsi largement à la libération de la France et à la campagne en Allemagne. Presque tous les régiments actuels des TDM, à l’exception des parachutistes (sauf le 1er RPIMa, héritier des Special Air Service français) sont issus de cette armée de la libération. Sur les six corps de l’armée de Terre faits « compagnons de la Libération », six sont de l’armée coloniale.

Tout de suite après la fin de la guerre, les troupes coloniales sont au premier rang de la réaction aux premiers mouvements d’indépendance à Madagascar et surtout en Indochine. Le corps expéditionnaire qui y débarque en octobre 1946 avec un groupement de la 2e DB, la 9e DIC et la 3e DIC, est composé pour 80 % de coloniaux. Aux côtés de l’armée d’Afrique et des volontaires métropolitains, les coloniaux fournissent un certain nombre d’unités de combat, notamment, à partir de 1948, les huit nouveaux groupements de commandos coloniaux parachutistes (GCCP, devenus ensuite Bataillon parachutiste coloniaux).

Leur action principale est cependant une action de présence dans les postes, les montagnes ou les écoles avec les forces locales, les indigènes ou de l’armée nationale vietnamienne. À la confluence de l’héritage de Gallieni et des méthodes de contrôle du Vietminh, des officiers y développent une école de pensée de la « guerre révolutionnaire » avant de basculer en Algérie. L’Algérie est par définition le territoire de l’armée d’Afrique et les « colos », 80 000 hommes, y interviennent pour la première fois. Ils y mettent en œuvre, en particulier sous le commandement du général Salan, de 1956 à 1958, diverses théories de pacification centrées sur la séduction et le contrôle de la population civile arabe. Ces idées s’opposent aux méthodes initiales plus répressives ou ensuite plus conventionnelles comme celle du général Challe (où s’illustrent à nouveau les quatre régiments parachutistes coloniaux). Elles échouent tout autant à trouver une issue favorable au conflit.

Le retour des Troupes de marine

La fin de l’empire ne signifie pas pour autant la fin de cette armée qui abandonne son qualificatif de « coloniale » par un décret d’avril 1958 pour devenir d’« outre-mer » puis définitivement et à nouveau « Troupes de marine » à partir de 1961. Même si les « colos » sont désormais majoritairement en métropole, le service outre-mer demeure, il est même reconnu par la loi du 20 décembre 1967 comme leur «vocation principale», qui justifie de conserver le statut d’« arme » et donc aussi l’autonomie de gestion du personnel.

Dans les DOM-TOM, ce service outre-mer prend la forme de troupes de souveraineté, mais aussi avec Service militaire adapté (SMA), c’est-à-dire une formation professionnelle encadrée par des militaires. De manière plus originale, il s’exerce aussi par une présence dans les anciennes colonies africaines qui se concrétise par des conseillers, des bases permanentes et des forces d’intervention venues de métropole. Ce service outre-mer prend finalement une extension imprévue à partir de 1969 lorsqu’il faut mener une campagne de contre-insurrection au Tchad, puis lorsque les interventions se multiplient à partir de la fin des années 1970, en Afrique toujours, mais aussi au Liban ou en Nouvelle-Calédonie ou dans le Golfe en 1990. Pour satisfaire les besoins en troupes d’intervention, on professionnalise sept régiments et la 9e division d’infanterie de marine est reformée en 1976.

La fin de la guerre froide et la décision, en 1996, de professionnaliser entièrement les forces armées françaises entraînent la fin de la distinction entre armée métropolitaine et armée d’outre-mer. L’existence des troupes de marine est une nouvelle fois menacée. Un projet court un temps d’un nouveau rattachement à la marine. S’il n’est pas suivi d’effet, les « colos » jouent de cette tradition pour réinvestir les opérations amphibies. Les TDM sont finalement peu affectées par les restructurations. Logiquement on ne dissout pas des régiments déjà professionnels et les régiments d’appelés sont souvent des « Compagnons de la Libération » et donc alors intouchables pour le président Chirac. Paradoxalement, le poids des troupes de marine tend ainsi à augmenter en métropole alors qu’il se réduit outre-mer où les bataillons deviennent des unités cadres accueillant des compagnies tournantes venues de toute l’armée de terre. Surtout, les Troupes de marine et la Légion étrangère n’ont plus le monopole presque exclusif des opérations extérieures. Pour autant, les marsouins sont encore très engagés. Plus du tiers des soldats français tombés en opération depuis 1962 portaient une ancre de marine alors qu’ils ne représentent, avec 18 000 hommes et femmes, que 15 % des effectifs de l’armée de Terre.

Les Troupes de marine françaises constituent ainsi une structure atypique assez différente des unités de « marines » des autres armées. Si elles ont une compétence pour les opérations amphibies, leur cœur de métier reste l’intervention au loin et au milieu de populations étrangères avec une appréhension toujours globale des problèmes. Les marsouins et bigors sont plus que jamais les soldats voyageurs de la France.

Centre d’étude d’histoire de la défense, Les troupes de marine dans l’armée de terre, un siècle d’histoire 1900-2000, Lavauzelle, 2004.

Collectif, De Bizerte à Sarajevo : Les troupes de marine dans les opérations extérieures de 1961 à 1994, Lavauzelle, 2004.

Christian Benoit, Antoine Champeaux, Éric Deroo, Maurice Rives, Des Troupes coloniales aux Troupes de marines : Un rêve d’aventure 1900-2000, Lavauzelle, 2000.

Collectif, Les troupes de marines, 1622-1984, Lavauzelle, 2000.

Erwan Bergot La Coloniale : Du Rif au Tchad (1925-1980), Presses de la Cité (1982)

20 février 1918, une opération « commando » française géante en Lorraine

20 février 1918, une opération « commando » française géante en Lorraine

 

Par Michel Goya – La Voie de l’épée – Publié le 5 août 2020

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La plus grande opération « commando », le terme n’est évidemment pas d’époque, de l’histoire militaire française a probablement eu lieu en février 1918 en Lorraine. Elle est remarquable et donc largement ignorée de l’historiographie française.

Tout commence le 16 janvier, lorsque le général commandant la 8e armée française ordonne de réaliser un coup de main au nord du bois de Bezange. Un coup de main est une opération dite de va-et-vient, c’est-à-dire sans occupation du terrain et visant généralement à rechercher du renseignement à l’intérieur même des lignes ennemies. L’hiver 1917-1918, c’est un peu la « drôle de guerre » de 1939-1940 puisqu’on attend les offensives allemandes, à cette différence près qu’en 17-18 on s’y prépare intensivement. On travaille, on s’entraine, on innove, beaucoup plus qu’en 1939. L’hiver 1918 est en particulier l’occasion d’une intense bataille du renseignement, du côté allemand pour tromper l’ennemi et en même temps sonder ses défenses, du côté allié pour déterminer le point d’application de l’effort allemand. Le coup de main est dans les deux cas un instrument privilégié de cette lutte et on assiste ainsi à une petite guerre de corsaires le long du front.

C’est dans ce cadre que la 8e armée cherche à savoir ce qui se passe dans la région de Bezange, et si possible d’entraver les éventuels préparatifs allemands. Dans le même temps, cette opération devra servir d’expérimentation de nouvelles méthodes d’attaque par surprise, assez proches de celles qu’ont déjà développées les Allemands. La mission est confiée à la 123e division d’infanterie pour un début d’opération un mois plus tard. Il n’est pas évident que l’on soit capable aujourd’hui de faire plus court au regard de tous les moyens engagés.

L’objectif choisi est le plateau des Ervantes, juste au nord du village de Montcel-sur-Seille à 22 km au nord-est de Nancy. On ne parle pas encore comme cela mais l’« effet majeur » est de parvenir à « nettoyer » ce carré d’environ 2 km sur 2 en deux heures, avant l’organisation par l’ennemi d’une contre-attaque importante.

L’objectif est très solidement tenu, aussi va-t-on privilégier d’abord une infiltration par la route qui mène à Sarreguemines par un ravin, zone plus faible, se retrouver ainsi à l’intérieur du dispositif ennemi au sud-est de l’objectif et obliquer ensuite à 45 degrés en direction du nord-ouest. C’est une manœuvre complexe mais qui permet d’éviter la zone de défense la plus dure et de progresser ensuite latéralement à l’intérieur des lignes parallèles ennemies.

Une fois l’idée de manœuvre définie, on procède à la « génération de forces ». L’attaque sera le fait de trois groupements formés chacun autour d’un bataillon d’infanterie, de détachements du génie pour franchir la rivière Loutre au début de l’action puis pour appuyer l’attaque avec les sections de lance-flammes Schilt. Parmi ces trois groupements, deux centrés autour du 411e Régiment d’infanterie sont chargés du nettoyage de la zone cible pendant que le troisième, provenant surtout du 6e RI, les couvrira face à l’est.

Les appuis sont fournis par un total de 352 pièces, dont 180 lourdes. C’est une proportion évidemment considérable, presque un canon pour 5 à 10 soldats à l’attaque. L’artillerie de l’époque est en fait aéroterrestre, puisqu’elle ne peut fonctionner sans moyens aériens. Trois escadrilles sont donc réunies pour assurer l’observation des tirs et deux escadrilles de chasse pour la domination du ciel et la protection des observateurs. La division engage également son escadrille d’infanterie. Celle-ci est chargée de l’observation et du renseignement en avant de l’infanterie à l’attaque, en marquant par exemple au fumigène les positions de défense repérées, ou mitraillant l’ennemi à découvert.

Quatre ans plus tôt seulement, tout ce qui est décrit là aurait relevé de la pure science-fiction. L’artillerie ne tirait que sur ce qu’elle voyait directement comme pendant les guerres napoléoniennes. En 1918, elle peut tirer relativement précisément à plusieurs dizaines de kilomètres. Elle peut même le faire sur simples calculs sans passer par de longs réglages préalables, ce qui excluait toute surprise.

Pour cette opération, on lui demande d’abord de neutraliser les batteries ennemies, d’aveugler ses observatoires, de détruire certains points clés et de créer des brèches sur les défenses de la rivière Loutre afin de faciliter la pénétration. Puis, lorsque l’attaque sera lancée de créer deux boites de protection. Une boite est un carré d’obus, dont trois côtés sont des barrages fixes empêchant l’ennemi de pénétrer à l’intérieur ou de s’en échapper. Le quatrième est le barrage mobile qui protège les fantassins à l’attaque par un mur d’obus et effectue ensuite une série de bonds, en général de 100 mètres toutes les trois minutes. Pour assurer le coup, on décide même de faire deux barrages mobiles, un avec des percutants devant les fantassins français, ce qui procure l’avantage de faire un écran de poussière, et un plus loin avec des fusants éclatant donc dans le ciel. Il y aura donc une première boite pour protéger la pénétration dans le ravin et une deuxième dans la foulée et sur des angles totalement différents pour l’attaque du plateau.

Pour assurer encore plus le coup, on réunit aussi un groupement de 200 mitrailleuses qui appuieront l’infanterie à l’assaut en tirant au-dessus d’elle. C’est une innovation que l’on a empruntée au corps d’armée canadien. Elle consiste à faire tirer sur ordre une grande quantité de mitrailleuses à angle maximum de façon à envoyer des dizaines de milliers de projectiles sur une zone que l’on veut interdire à plusieurs kilomètres. Le froissement des balles dans l’air, au-delà de la vitesse du son, donne l’impression aux combattants à l’assaut d’être à l’intérieur d’un tambour.

Il faut imaginer à ce stade le degré de sophistication nécessaire pour parvenir à faire tout cela et le coordonner harmonieusement.

Et puis, il y a l’infanterie. Il faut oublier les attaques en foule courant de manière désordonnée que l’on voit dans les films sur la Première Guerre mondiale, la scène d’ouverture d’Au revoir là-haut par exemple. L’infanterie de 1918 et déjà bien avant en fait, c’est de la mécanique. Pas de foule, mais des sections nettement séparées. Chaque section est elle-même partagée deux, bientôt trois, « groupes de combat » ou « demi-sections », d’une quinzaine d’hommes répartis en deux escouades commandées par des caporaux. Une escouade est organisée autour d’un fusilier, porteur du fusil-mitrailleur, l’arme principale (mauvaise, mais c’est une autre histoire). Le fusilier coordonne son action de tir de saturation avec des grenadiers à fusils protégés autour d’eux par les grenadiers-voltigeurs qui combattent au fusil ou à la grenade. On est beaucoup plus près d’un combat relativement lent et méthodique que de la ruée. La norme est alors d’avancer au rythme d’un barrage roulant, c’est-à-dire à environ 2 km/h.

Toute cette force, l’équivalent d’une brigade moderne, se met en place au dernier moment sur des positions préparées, organisées, fléchées, avec éventuellement des plans de tir déjà calculées, et dans la plus totale discrétion. La surprise sera totale.

Le 20 février au matin, l’opération débute par les escadrilles qui chassent les ballons et les avions ennemis, ce qui, avec les fumigènes sur les observatoires rend l’artillerie ennemie aveugle. A 7h30, le groupement d’artillerie ouvre le feu. Toutes les missions préalables de l’artillerie sont réalisées sept heures plus tard.

À 14 h 30, les deux compagnies du 4e régiment du génie se lancent sur la rivière Loutre et protégées par les appuis, mettent en place 43 passerelle en moins d’une heure sur deux zones de franchissement. Dans la foulée, les deux premiers bataillons franchissent, le troisième un peu plus tard. La première « boite » se met en place.

Comme souvent la défense ennemie se manifeste presque exclusivement par des tirs de mitrailleuses. Ils sont violents. Un bataillon est obligé d’aborder la première ligne allemande en rampant. Mais une fois celle-ci abordée les choses vont très vite. Comme souvent là encore, il y a peu de combats dans les tranchées, l’ennemi s’est replié ou se rend surtout s’il est surpris dans un abri. Le combat retardateur est mené par les points d’appui de mitrailleuses lourdes à la « surface » au-dessus des tranchées, ou à la mitrailleuse légère dans les boyaux longs et à la grenade sur les courts.

A ce moment-là, c’est plutôt le barrage d’artillerie français qui gêne la progression. Un chef de section, le sous-lieutenant Gouraud prend l’initiative de le franchir pour attaquer seul à la grenade une position de mitrailleuses, qu’il capture. De leurs côtés, les mitrailleurs du bataillon abattent deux avions allemands. La progression dans le ravin est rapide.

La bordure de la zone cible est atteinte vers 16 heures. Protégés par la deuxième boite, les six compagnies alignées des deux bataillons progressent inexorablement le long de leur axe chacune sur un front de 300 mètres de large pour 2 000 de profondeur. Les sections de tête, une ou deux, suivant les lignes, progressent le plus vite et fixent les positions. Les sections suivantes, les réduisent, fouillent les abris puis les détruisent au lance-flammes. Les dernières sections acheminent tués et blessés amis, prisonniers et documents ou matériels capturés à l’arrière.

Les Allemands sont totalement impuissants. Ils tentent de lancer une contre-attaque vers 17 h 15. Elle est repérée par l’aviation et neutralisée par l’artillerie et le groupement de mitrailleuses. À 17 h 45, les compagnies se replient comme prévu et sans précipitation. Les sections les plus avancées de chaque compagnie se repliant à tour de rôle à travers les sections arrières, jusqu’au point de départ.

Les 38 tués français et 67 blessés graves ont tous été ramenés dans les lignes françaises, ainsi que 357 prisonniers. Les sources allemandes parlent de la perte totale de 646 hommes dans leurs rangs. Toute la zone a été ravagée et restera neutralisée jusqu’à la fin de la guerre. On a surtout la certitude que rien ne se prépare à grande échelle de son côté, ce qui avait été envisagé un temps par l’état-major allemand. Les Français peuvent se concentrer sur Reims ou la Picardie, ce qui aura une énorme influence pour la suite des évènements.

Au bilan, dans sa conception et sa réalisation quasi parfaite, il s’agit d’une des opérations les plus remarquables de la Grande Guerre. Il faut considérer l’immensité des innovations en tous genres et de la somme de compétences qu’il a fallu accumuler, en partant de rien malgré les pertes considérables, pour passer en quelques années de la guerre à la manière napoléonienne à quelque chose qui n’a rien à envier à ce qui se fait cent ans plus tard. 

Florence Parly aux Saint-Cyriens: « Faites vivre le panache »

Florence Parly aux Saint-Cyriens: « Faites vivre le panache »

Par Philippe Chapleau – Lignes de défense – Publié le 18 juin 2020

http://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/

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Il est bien normal de clore la séquence « fourragère » avec quelques photos de la cérémonie de mercredi soir, aux Invalides. Une cérémonie en petit comité mais qui a eu, visiblement, du panache (photos MinArm).

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La ministre des Armées a eu des mots forts et justes destinés aux élèves-officiers présents et à tous leurs camarades restés à Guer (Morbihan) et qui ne recevront la fourragère noire et verte que le 24 juin:
« Soyez intrépides. Soyez, s’il le faut, imprudent. N’allez pas croire que je vous enjoins à concourir pour décrocher le titre de « major Ours » et pour multiplier les perches à Coëtquidan – même si je reconnais bien là le panache français dont se réclament volontiers les Saint-Cyriens. Mais, tout en étant exemplaires, faites vivre le panache de vos vingt ans. S’il y a bien quelque chose que peuvent vous enseigner les histoires des Compagnons de la Libération, c’est que face à des évènements qui nous sont imposés, chacun est maître de son destin et de sa mission. Les compagnons de la Libération ont choisi la France, comme vous l’avez fait le jour où vous avez reçu votre casoar. Ils ont choisi de combattre pour leurs valeurs. Ce sera votre vie et ce sera votre choix.« 

Et Florence Parly de conclure: « Elèves-officiers de la promotion Compagnons de la Libération, Vous aussi, vous avez répondu à l’appel de la France. Vous avez reçu la fourragère de l’Ordre de la Libération. Vous la transmettrez à vos camarades de la promotion. Et si vous deviez ne retenir que quelques mots à leur dire à cette occasion les voici : chérissez le souvenir de vos anciens, et comme eux, soyez toujours libres. Libres de vivre vos rêves, vos passions et vos aventures. Libres de servir votre pays et de vous donner, corps et âme, à lui.« 

 

Comment fossiliser une grande armée-L’exemple de l’entre-deux-guerres

Comment fossiliser une grande armée-L’exemple de l’entre-deux-guerres

Par Michel Goya – La voie de l’épée – Publié le 17 mai 2020

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


De 1919 à 1924, la France conserve son rang par son armée qui impose la considération par sa puissance, son modernisme et sa capacité d’intervention. En cinq ans, on la voit « garder le Rhin, occuper Francfort, Düsseldorf, la Ruhr, prêter main forte aux Polonais, aux Tchèques, demeurer en Silésie, à Memel, au Schleswig,  surveiller Constantinople, rétablir l’ordre au Maroc, réduire Abd el-Krim, soumettre la « tâche » de Taza, s’opposer aux rezzous sahariens, prendre pied au Levant, pénétrer en Cilicie, chasser Fayçal de Damas, s’installer sur l’Euphrate et sur le Tigre, réprimer l’insurrection du djebel Druze, montrer la force en tous points de nos colonies d’Afrique, d’Amérique, d’Océanie, contenir en Indochine l’agitation latente, protéger au milieu des émeutes et des révolutions nos établissements de Chine » (Charles de Gaulle, Le fil de l’épée). Le rayonnement de l’armée française est à son comble et plusieurs Etats étrangers comme la Tchécoslovaquie, la Roumanie ou le Brésil font appel à son expertise et à son matériel pour réorganiser la leur.

Pourtant, à peine douze plus tard, en 1936, alors qu’Adolf Hitler envoie quelques bataillons « remilitariser » la Rhénanie, portant ainsi à nouveau la menace à la frontière de la France, cette même armée avoue sa totale impuissance. Il est vrai qu’entre temps, au nom de la disparition de l’ennemi majeur, des économies budgétaires et de la réticence à employer la force, le vainqueur de 1918 s’est replié sur lui même. La France vieillissante et traumatisée a été saisie de frilosité mais en croyant adopter une politique plus « sécurisante », elle a, en réalité, provoqué sa perte.

La fièvre obsidionale

Cette rupture a d’abord une origine militaire. Lors de la séance du 22 mai 1922 du Conseil supérieur de la Guerre, le maréchal Pétain insiste sur la recherche de l’ « inviolabilité absolue du territoire » par une stratégie purement défensive. Cela lui attire la réplique du maréchal Foch qui estime que : « Si l’on est victorieux, on assure par là même la conservation du territoire…Assurer l’inviolabilité du territoire n’est pas le but principal à donner aux armées : c’est un dogme périlleux ». Foch considère que, à choisir, l’épée apporte finalement plus de sécurité que le bouclier, par sa capacité à « réduire » au plus tôt les menaces (re)naissantes et à soutenir les alliés européens qui ont remplacé des Russes désormais hostiles et des Anglo-saxons redevenus distants.

La conception de Pétain finit pourtant par l’emporter car elle rencontre à la fois l’idéalisme de l’opinion publique et le souci d’économie des gouvernants. Pour beaucoup, en effet, la négociation et le droit international sont les vraies armes de la paix. En 1924, le Cartel des gauches met fin à l’occupation de la Ruhr, enclenchant ainsi le repli général sur le territoire national. En 1926, à la tribune de la société des nations, Aristide Briand lance son « Arrière les fusils, les mitrailleuses et les canons ! Place à la conciliation, à l’arbitrage, à la paix ». La France parraine alors l’adhésion de l’Allemagne à la SDN et Briand obtient le prix Nobel de la paix. En 1928, la France signe le pacte Briand-Kellog mettant la guerre hors la loi. Nombreux sont aussi ceux qui sont soucieux de toucher les « dividendes de la paix », comme Poincaré qui estime que « si nous sommes pour une dizaine d’années à l’abri d’aventures militaires, nous sommes, en revanche, pour cinq à six ans à la merci d’un accident financier » ou le ministre finances Lasteyrie qui déclare lors du vote du budget de 1922 : « Y a-t-il réellement une nécessité absolue de s’engager dans la voie d’armement aussi importants ? […] Nous sommes pour l’instant à l’abri du danger ».

Cette nouvelle vision se concrétise par la loi d’organisation de l’armée en 1927 qui explique que : « L’objet de notre organisation militaire est d’assurer la protection de nos frontières et la défense des territoires d’outre-mer ». En présentant la loi, Daladier, ministre de la Guerre, renchérit même : « la France ne déclarera la guerre à aucun peuple mais elle fermement résolue à défendre son territoire, et empêcher que la guerre y soit à nouveau portée ». Tout cela se traduit concrètement par une réduction drastique des programmes d’équipements « offensifs » (jugés « agressifs ») au profit du service de la dette, qui représente la moitié du budget et de la ligne Maginot, instrument premier de la sécurité, qui doit, en parant à toute surprise, nous donner le temps de mobiliser nos forces. En 1934, un an après l’arrivée au pouvoir d’Hitler, la France ne produit plus que trois chars.

En revanche, en cette période troublée (l’année 1934 est aussi celle des 15 morts et 1500 blessés des émeutes de février et de l’assassinat du ministre Barthou et du roi de Yougoslavie), les moyens de l’Intérieur sont sensiblement augmentés. Une garde républicaine mobile est créée pour assurer le maintien de l’ordre à la place d’une armée qui, depuis les « inventaires » et la répression des émeutes du Languedoc ou des mineurs du Nord avant 1914 garde un souvenir amer de son implication dans la sécurité intérieure. A l’époque, ces interventions avaient suscité un antimilitarisme virulent qui avait fait douter de la capacité de la France à se défendre et donc incité les Allemands à saisir l’occasion d’en finir. Dans les années 1920 et alors que le pacifisme se développe, on ne souhaite pas affaiblir la crédibilité de l’outil de défense en l’exposant à la critique de sa propre population.

Tous les instruments d’une sécurité en accord avec un effort budgétaire limité semblent en place : barrière défensive et dissuasive, augmentation des moyens de sécurité intérieure et, parallèlement, réduction de l’outil de défense mais avec la certitude de pouvoir le reconstituer en cas de retour d’une menace majeure.

L’endormissement

Ce repli initié par le ministère de la Guerre va finalement se retourner contre lui, transformant les armées françaises de force d’intervention en une structure nouvelle finalement apte à peu de choses. Voulant conserver des structures lourdes malgré une diminution rapide des effectifs (parallèle à la réduction de la durée du service à un an en 1928) l’armée de terre voit son commandement paralysé par la dilution de l’autorité et de la responsabilité entre de multiples personnes et organismes, tandis que les grandes unités (30 divisions) sont bien incapables d’être autre chose que des cadres de mobilisation. Selon le général Beaufre, « l’armée subsistait mais vivotait au rabais : les effectifs squelettiques mangés par les corvées et les gardes, l’instruction individuelle bâclée en quatre mois, puis tous les hommes disponibles transformés en employés  […] l’armée usait sa substance à flotter dans un habit trop large pour elle ». En 1930, le général Lavigne-Delville alerte l’opinion : « Que nous reste-t-il donc, l’évacuation [de la Rhénanie] faite, pour résister à l’agression possible allemande ? Des frontières sans fortifications, des fortifications sans canons, des canons sans munitions, des unités sans effectifs, des effectifs sans instruction ».

La loi de finances de 1933 qui prévoit la suppression de 5 000 postes d’officiers contribue encore à la dégradation de l’encadrement et du moral. « Tout se conjugue pour dérouter et désenchanter les officiers : situations médiocres, avenir incertain, sentiment d’inutilité, hostilité latente du pouvoir, impression d’isolement de la nation. A cela s’ajoute le sentiment très net que l’organisation nouvelle de l’armée les empêche de faire leur métier ». Les démissions se multiplient et le personnel d’active souffre d’un déficit de 60 000 hommes en 1933. Weygand écrit alors au président du Conseil Herriot : « L’armée risque de devenir une façade coûteuse et trompeuse. Le pays croira qu’il est défendu. Il ne le sera pas. »

Quelques voix proposent bien des alternatives plus offensives grâce à la motorisation. Elles sont immédiatement sanctionnées. Parlant du projet d’une force d’intervention moderne décrit par de Gaulle en 1934, le général Maurin, ministre de la Guerre, dévoile le piège logique : « Comment peut-on croire que nous songions encore à l’offensive, quand nous avons dépensé des milliards pour établir une barrière fortifiée ? Serions-nous assez fous pour aller au-devant de cette barrière de la ligne Maginot à je ne sais quelle aventure ». En 1935, Gamelin s’appuie sur un argument d’autorité : « Qu’il soit bien entendu que la seule autorité habilitée à fixer la doctrine est l’état-major de l’armée. En conséquence, tout article et toute conférence sur ces sujets devront lui être communiqués aux fins d’autorisation ». En 1938, le général Chauvineau écrit Une invasion est-elle encore possible ? et répond par la négative. Dans la préface, le maréchal Pétain écrit que : « L’expérience de la guerre a été payée trop cher pour qu’on puisse revenir aux anciens errements [c’est-à-dire les doctrines offensives] ». Selon une interprétation freudienne, l’armée est paralysée par la logique du Moi, l’autorité du Surmoi et un fort traumatisme Inconscient, tous trois se nourrissant mutuellement jusqu’à former, derrière l’apparence des certitudes, un sentiment d’impuissance.

Le réarmement raté

L’armée ne sortira jamais vraiment de cette torpeur jusqu’au choc de mai 1940. De 1933 à 1935, alors qu’Hitler au pouvoir ne cache pas ses intentions, le gouvernement français réduit d’un tiers les dépenses des ministères de la Guerre, de l’Air et de la Marine. La tendance s’inverse à partir de 1935 et surtout de 1936, avec le Front populaire mais sans que cela s’accompagne vraiment d’une revitalisation de l’outil de défense.

Les instances de décision militaires dispersées sont incapables de faire des choix rapides, recherchent trop la perfection et maîtrisent moins bien les procédures budgétaires que le ministère des finances qui multiplie les entraves (60 % des crédits allouées en 1935 doivent être reportés). On est ainsi incapable de produire un pistolet-mitrailleur moderne avant 1940, il faut dix ans pour faire passer le fusil successeur du Lebel du bureau d’étude à la fabrication en série et alors qu’un prototype de l’excellent char B est disponible depuis 1925, on est incapable de le produire en grande série. Il est vrai aussi que l’industrie de défense n’a plus aucun rapport avec celle de la victoire de 1918. Elle manque d’ouvriers qualifiés et de machines-outils modernes. Elle se méfie aussi de l’armée, client à la fois exigeant et peu fiable dont, jusqu’en 1936, elle n’a reçu que des commandes dérisoires et morcelées (comme les 332 prototypes d’avions imaginés de 1920 à 1930).

L’armée de l’air n’est créée qu’en 1934 après le constat de sa déliquescence sous la tutelle du ministère de la Guerre. Mais comme il lui faut à la fois lutter contre les autres armées qui contestent son autonomie, composer avec une opinion qui considère le bombardement comme trop agressif et tenter de dynamiser une industrie aéronautique sinistrée et paralysée par les troubles sociaux, elle est incapable de retrouver sa puissance perdue.

Seule la marine nationale a pu tirer son épingle du jeu dans la disette budgétaire pour constituer une force de protection des flux nécessaires au soutien d’une éventuelle guerre totale. A partir de 1935, elle peut initier la construction de bâtiments de ligne mais pratiquement aucun ne pourra être prêt à temps.

L’impuissance

En mars 1935, Léon Blum, alors dans l’opposition, estimait que la parade au danger hitlérien résidait dans le désarmement et s’opposait au passage du service à deux ans pour compenser l’arrivée des « classes creuses » estimant que « nous sommes bien au-delà des effectifs et des conceptions qu’exige la défense effective du territoire national ». Un an plus tard, les Allemands pénètrent dans une Rhénanie démilitarisée depuis les accords de Locarno (1925). L’affront et la menace sont évidents mais on découvre alors que la France est incapable de la moindre offensive sans lancer au moins une mobilisation partielle (soit le rappel d’un million de réservistes), et ce à quelques semaines des élections législatives (où le slogan vainqueur sera « Pain, paix, liberté »). La France renonce à toute action et donc aussi à toute crédibilité sur ses engagements. Les Alliés en prennent acte. La Pologne se rapproche du Reich et la Belgique dénonce le traité de 1920 préférant la neutralité à l’alliance française peu sûre, rendant d’un coup très incomplet notre système défensif.

En juillet 1936, le gouvernement du Front populaire, désireux d’aider la République espagnole en lutte contre Franco, ne peut aller au-delà de l’hypocrisie d’une « non intervention relâchée », là où l’Allemagne et l’Italie envoient des troupes. En 1938, Hitler reprend ses coups de force avec l’anschluss, puis par des revendications sur les Sudètes, menaçant cette fois directement un de nos Alliés. Avec les négociations de Munich où on abandonne la Tchécoslovaquie (accords approuvés par 57 % des Français et la grande majorité des intellectuels), c’est l’URSS qui comprend qu’il n’y à rien à attendre d’une alliance avec la France. Au même moment, tout en avouant une nouvelle fois la faiblesse de l’armée (faiblesse par ailleurs surestimée) le général Gamelin, déclare : « Toute la question est de savoir si la France veut renoncer à être une grande puissance européenne ».

En réalité, la France avait cessé d’être une puissance à partir du moment où, en renonçant à toute capacité d’intervention, elle s’était condamnée à n’être que spectatrice des évolutions du monde. A ramener trop près de son cœur son outil de défense, elle avait laissé les menaces extérieures grossir puis venir à elle, sans même le soutien d’amis qu’elle ne pouvait aider. Pour paraphraser Churchill, la France avait sacrifié son honneur, son rang et sa voix dans les instances internationales à l’illusion de la sécurité et d’un certain confort, moral et économique, pour finalement tout perdre en 1940.

Jean Doise, Maurice Vaïsse, Diplomatie et outil militaire, 1987.

Beaufre, Le drame de 1940, 1965.

Jean Feller, Le dossier de l’armée française, 1966.

Marc Bloch, L’étrange défaite, Gallimard, 1990.
Elizabeth Kier, Imagining War: French and British Military Doctrine Between the Wars, Princeton University Press, 1997.

Covid-19 : Les Français appelés à pavoiser balcons et fenêtres pour commémorer la victoire du 8 mai 1945

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