Commencé avec la débâcle de Kaboul, le mandat de Joe Biden pourrait se terminer par un conflit généralisé au Moyen-Orient. Entre-temps, il y eut l’Ukraine où plus personne n’oserait parier sur une victoire de Kiev et de ses alliés de l’OTAN. Un mois après le début du brasier à Gaza l’administration démocrate se retrouve dans la pire des configurations possibles. Elle est coincée entre son soutien inconditionnel à Israël et la colère des opinions publiques arabes qui la renvoie à la détestation de l’Amérique sous l’ère Georges W. Bush. « Nous n’avons pas à choisir entre défendre Israël et aider les civils palestiniens. Nous pouvons et devons faire les deux. » a déclaré Anthony Blinken. Cependant, plus l’asphyxie et les bombardements sur l’enclave palestinienne se prolongent, plus ce numéro d’équilibriste devient dangereux.
L’arbre qui cache la forêt.
L’attaque du 7 octobre a surpris tout le monde. Une semaine plus tôt, le conseiller à la sécurité nationale, Jack Sullivan prononçait cette phrase déjà entrée dans l’histoire : « le Moyen-Orient n’avait jamais été aussi calme depuis deux décennies ». Cela s’appelle avoir de bons capteurs et une intelligence des situations dans une région où pourtant les Etats-Unis sont omniprésents. En plus de leurs nombreuses emprises militaires et de leurs imposantes ambassades, le Pentagone dispose également comme le révèle Intercept, d’une base secrète au cœur du désert israélien du Néguev, à seulement 32 kilomètres de Gaza. Mais les militaires surveillaient l’Iran au lieu de regarder ce qu’ils avaient sous leurs yeux.
Deux autres événements majeurs n’auraient pas dû passer inaperçus.
Après 15 ans de luttes intestines et de très longues négociations, en octobre 2022, à Alger, 14 factions palestiniennes se sont officiellement réconciliées. Islamiques ou laïques comme le Hamas, le Djihad Islamique ou le Front Populaire de libération de la Palestine (FPLP), ces organisations se sont réunies sur la base de la cause palestinienne au-delà de leurs différences religieuses et idéologiques. Ce sont les branches armées des factions citées qui opèrent sur le front de Gaza.
L’autre fait marquant fut la coupe du monde à Doha où cette cause s’est affichée massivement dans les tribunes à tel point que certains journaux titraient : « La Palestine a remporté la coupe du monde ». (voir article de l’IVERIS). Comment dès lors continuer à penser que cette lutte était devenue surannée et invisible ? Comment imaginer que les milliers de prisonniers dans les geôles israéliennes, l’embargo sur Gaza, la colonisation en Cisjordanie pouvaient durer indéfiniment ?
L’aveuglement américain a été tel qu’il a malgré tout fait des accords d’Abraham sa priorité au Moyen-Orient. Ces accords, initiés sous le mandat de Donald Trump, signés par les Emirats Arabes Unis, le Bahreïn, le Soudan et le Maroc, rejetés par l’Autorité Palestinienne comme par le Hamas, sont pourtant basés sur le postulat que la cause palestinienne était définitivement enterrée.
Mieux, de manière incompréhensible, alors que cette normalisation avec Israël est en partie responsable de l’explosion en cours, les diplomates américains continuent à s’entêter et à multiplier les pressions sur Mohamed Ben Salmane pour qu’il la signe.
La stratégie du poulet sans tête
Depuis le 7 octobre, la Maison Blanche mène une politique encore plus erratique qui montre à quel point elle est démunie. Une semaine après le début du conflit, le Secrétaire d’Etat s’est rendu en Egypte et en Jordanie avec, comme l’a raconté sur France Inter l’ancien envoyé spécial de l’ONU en Libye, Ghassam Salamé, : « l’idée folle de mettre les Palestiniens au Sinaï ». En réalité, le plan consistait à transférer les Gazaouis en Egypte et les Cisjordaniens en Jordanie. Organiser une deuxième Nakba, comme en 1948, avec des tentes en dur ? Selon une source libanaise proche du dossier, devant les ponts d’or qui lui étaient promis, le maréchal Sissi aurait un temps hésité, mais l’armée a opposé un non catégorique. Le roi Abdallah ne s’est pas montré plus enthousiaste.
Toute la stratégie américaine est à l’avenant. D’un côté, les dirigeants américains répètent inlassablement le mantra : « Israël a le droit de se défendre » ; la Maison Blanche envoie deux porte-avions en Méditerranée ; le Pentagone fournit les armes en ne traçant pas de lignes rouge quant à leur utilisation ; le Congrès vote une aide de 14 milliards de dollars à Tel Aviv. De l’autre, elle demande à Benjamin Netanyahu de protéger les civils. Après avoir, dix jours plus tôt, mis son véto à une résolution du Conseil de Sécurité demandant une pause humanitaire, Anthony Blinken a demandé à Tel Aviv… une pause humanitaire ! Il espérait ainsi obtenir la libération des otages détenteurs d’un passeport américain. Tsahal a répondu à cette proposition en intensifiant les bombardements. Les appels de Joe Biden à cesser la colonisation et la répression en Cisjordanie, ont reçu une réponse similaire. Résultat, le Secrétaire d’État repartira encore bredouille de son deuxième voyage dans la région.
La colère du monde
Le conflit Israël/Palestine dure depuis 75 ans, ce qui signifie qu’environ 98% des habitants de la planète sont nés avec cette crise en héritage, le monde arabe la porte dans ses gènes. Au 5 novembre, le bilan des bombardements israéliens faisait état, selon le Hamas, de 9.488 personnes dont 3900 enfants auxquels il faut ajouter plus de 25 000 blessés. Pour les opinions publiques de la région, ce soutien inconditionnel à Israël fait de Washington le complice de ce décompte macabre. Retour à la période de la guerre en Irak, de Guantanamo, de l’Afghanistan, avant Obama et son fameux discours du Caire…
Dans tout le monde arabo-musulman, de l’Egypte à l’Indonésie les manifestations de soutien aux Palestiniens sont impressionnantes. Les éditorialistes se sont beaucoup émus de celles qui ont eu lieu en Turquie accompagnées des propos durs à l’endroit d’Israël tenus par Recep Tayyip Erdogan. Mais le président turc parle beaucoup, agit peu, tient ses troupes et n’est pas prêt de quitter l’OTAN. En revanche, il faut prêter attention aux cortèges encore plus massifs qui se sont déroulés au Pakistan, pays de 250 millions de musulmans.
En Afrique, le Maghreb est vent debout, y compris au Maroc qui a signé les accords d’Abraham. Dans les pays d’Afrique subsaharienne, malgré les nombreux évangélistes, qui pour des raisons bibliques vénèrent Israël, l’empathie se porte majoritairement vers les Palestiniens. Une Ivoirienne membre de cette communauté explique « Nos églises nous demandent de soutenir les Israéliens, mais nous sommes nombreux à considérer que c’est une affaire politique. De toute façon, entre notre religion et les peuples colonisés notre solidarité va à ces derniers ».
En Amérique du Sud, la contestation prend une autre forme, avec la rupture des relations diplomatiques comme en Bolivie, ou le rappel des ambassadeurs en poste à Tel Aviv par la Colombie, le Honduras ou encore l’Argentine.
Les États-Unis font face également à leurs divisions internes, notamment au sein de la jeunesse démocrate, woke et décolonialiste. Ils doivent aussi affronter une bronca sourde au sein de leur propre administration, de l’ONU et des ONG (1-2-3). Il faut reconnaître qu’un tel bilan : décès de 88 employés des Nations Unies, de 36 journalistes sur une période aussi courte est sans précédent. Le siège moyenâgeux de Gaza, les bombardements sur les populations et les infrastructures civiles remettent également en cause le droit international que ces organisations sont censés défendre. Ce deux poids, deux mesures des Etats-Unis, par rapport à leur position sur d’autres théâtres, qui affaiblit tant l’Occident fragilise aussi, de manière inédite, l’édifice des organisations multilatérales.
Zéro pointé
A la veille d’entrer en campagne électorale, le bilan de la politique étrangère de Joe Biden est un désastre. Les faits sont implacables. Les États-Unis se sont mis, et avec eux leur alliés occidentaux, une grande partie du monde arabo-musulman à dos et le reste des pays dits du Sud ne sont guère plus bienveillants. Alors que, précisément leur stratégie consistait à reconquérir ce « Sud global » pour peser dans leur confrontation avec la Chine. Raté.
La défaite ukrainienne est sur le point d’être actée. Il faudra en assumer la responsabilité d’autant que cette guerre aura renforcé le Kremlin sur le plan militaire et démuni les alliés de l’OTAN de leur armement. Dans le même mouvement, les sanctions à l’encontre de la Russie ont considérablement affaibli les économies des pays de l’Union européenne, pendant que l’axe Moscou/Pékin/Téhéran se renforçait.
Lors de son discours du 4 novembre, le patron du Hezbollah, Hassan Nasrallah a clairement expliqué que l’élargissement à une guerre régionale, tant redoutée par la Maison Blanche, était corrélé à la poursuite des hostilités en Palestine. Dans ce cas, avec quels alliés les Américains feront-ils face à tous les fronts ? Ils sont en première ligne et seuls, l’Europe est divisée, atone et plus aucune voix ne porte dans son camp. Les dirigeants arabes, proches de Washington, ne pourront intégrer une coalition en l’état de la colère de leurs peuples.
Les bases américaines en Syrie en Irak sont déjà régulièrement attaquées. Du côté de la mer Rouge, les Houtis du Yémen ont déclaré la guerre à Israël en tirant des missiles sur Eilat et le Soudan voisin est aussi la proie des flammes. Ce conflit est un autre échec américain patent. Alors que la médiation internationale sous leur égide était censée ramener la démocratie, elle a créé les conditions de l’explosion. Les conséquences sont là aussi catastrophiques : six millions de déplacés, un million de réfugiés, des milliers de morts dont le décompte est impossible tant la situation est chaotique.
Au Moyen-Orient, plus les heures passent et plus la situation se dégrade. Si les États-Unis n’obtiennent pas un cessez-le-feu à Gaza rapidement et ne trouvent pas une issue politique, inévitablement l’embrasement aura lieu. Ils seront embourbés dans une région dont ils pensaient s’être débarrassée pour focaliser leur énergie et leurs moyens sur la Chine. Encore raté…
Président du Centro Studi Strategici Carlo De Cristoforis (Côme, Italie). Membre du comité des conseillers scientifiques internationaux du CF2R.
Comme nous le savons, Israël se positionne comme un acteur clé dans le secteur énergétique de la Méditerranée orientale, grâce à la découverte et à l’exploitation d’importants gisements de gaz naturel tels que Leviathan et Tamar. Ces gisements ont transformé le pays, auparavant importateur de gaz, en un exportateur émergent, avec des implications économiques et politiques significatives.
Jusqu’en 2008, Israël dépendait fortement des importations de gaz de l’Égypte, mais la situation a changé avec la découverte des gisements mentionnés. En particulier, Leviathan, avec des réserves estimées à environ 450 milliards de mètres cubes de gaz, a commencé sa production à la fin de 2019. Tamar, plus petit mais néanmoins significatif, est entré en production depuis quelques années déjà. Ces gisements promettent non seulement de satisfaire les besoins intérieurs d’Israël, mais également son potentiel d’exportation, changeant la dynamique énergétique de la région.
Cependant, la transition énergétique de l’État hébreu a été confronté à un défi e, en raison d’un différend maritime sur les droits d’exploitation des ressources naturelles avec son voisin, le Liban. Celui-ci a délimité sa propre zone économique exclusive, la subdivisant en blocs et en attribuant des licences pour l’exploration d’hydrocarbures. Le bloc numéro 9 fait l’objet d’un conflit avec Israël. Tel Aviv a revendiqué une portion de ce bloc en se basant sur un accord maritime avec Chypre, tandis que Beyrouth a établi ses propres délimitations, donnant lieu à une question ouverte concernant les droits d’exploration et d’exploitation.
Les tensions entre les deux pays ont été constantes, le Liban accusant Israël de prendre des actions unilatérales et d’expansionnisme. Toutefois, sous l’administration Biden, un accord a été conclu en 2021 qui pourrait atténuer ces tensions. L’accord prévoit une médiation qui offre à Israël une sécurité économique grâce à la possibilité d’exploiter le gisement de Leviathan, tandis qu’il est permis au Liban d’explorer et de développer le controversé bloc 9, en échange d’une compensation pour le gaz extrait à l’intérieur de sa propre zone maritime.
Malgré cette avancée, la question de la « ligne bleue », la frontière terrestre temporairement tracée par les Nations Unies, reste un point en suspens. Cela montre que les différends territoriaux et les ressources naturelles continuent d’être des facteurs critiques dans les relations internationales en Méditerranée orientale. La situation reste tendue, car le potentiel économique des gisements gaziers pourrait à la fois servir de catalyseur pour la coopération régionale, mais aussi accentuer les tensions existantes entre les pays voisins.
En effet, le conflit persistant entre Israël et la Palestine a le potentiel de modifier considérablement l’équilibre géopolitique au Moyen-Orient, en particulier en ce qui concerne la dynamique énergétique impliquant Israël et le Liban. La dispute sur les hydrocarbures dans l’est de la Méditerranée, notamment en ce qui concerne le gisement de Leviathan et les différends sur les droits d’exploration du bloc 9, pourrait être influencée de diverses manières par la prolongation des hostilités israélo-palestiniennes.
D’abord, l’instabilité croissante pourrait compromettre la sécurité des infrastructures énergétiques en Israël, posant un risque pour la production et l’exportation de gaz naturel. Cela pourrait entraîner une réduction de la confiance des investisseurs et un impact économique conséquent pour Tel Aviv, ce qui pourrait affaiblir sa position de négociation avec le Liban.
D’autre part, l’intensification du conflit israélo-palestinien pourrait mener à un renforcement des alliances régionales. Le Liban, confronté à ses propres défis internes, pourrait être incité à rechercher une résolution rapide du différend énergétique avec Israël, surtout si cela impliquait des bénéfices économiques immédiats pour alléger ses tensions financières.
Cependant, une escalade pourrait aussi avoir l’effet contraire, intensifiant le nationalisme et la rhétorique anti-israélienne, ce qui compliquerait davantage les pourparlers. Les factions opposées à Israël au sein du Liban pourraient utiliser la guerre actuelle comme prétexte pour interrompre les négociations ou pour exercer une pression afin d’adopter des positions plus fermes.
Il est également plausible que la guerre israélo-palestinienne détourne l’attention internationale de la dispute énergétique entre Israël et le Liban, retardant une résolution tandis que les puissances mondiales se concentrent sur le conflit plus immédiat et ses ramifications.
Enfin, une plus grande instabilité pourrait conduire à une intervention internationale plus décidée, avec des acteurs tels que les États-Unis qui pourraient jouer un rôle plus actif pour stabiliser la région à travers des accords énergétiques favorisant la coopération économique, pouvant être perçus comme antidote aux tensions croissantes.
En conclusion, la guerre israélo-palestinienne n’est pas un conflit isolé mais une pièce d’un puzzle beaucoup plus vaste comprenant la sécurité énergétique, la diplomatie et la stabilité régionale au Moyen-Orient. Ses répercussions se font sentir au-delà des frontières nationales et la dispute concernant les gisements gaziers entre Israël et le Liban n’est que l’une des nombreuses questions qui pourraient être façonnées par l’issue de ce conflit.
L’auteur s’exprime à titre personnel. Colonel de la gendarmerie nationale, expert en sûreté globale, chercheur associé à la Chaire de géopolitique de Rennes School of Business. Auteur de Florian Manet, « Le crime en bleu. Essai de thalassopolitique« , préfaces du général d’armée Richard Lizurey et de l’amiral Christophe Prazuck, ed. Nuvis.
Matérialisée par le conflit russo-ukrainien et ré-affirmée au Proche-Orient depuis l’attaque par le Hamas d’Israël, la nouvelle donne stratégique a des incidences directes et immédiates sur les politiques de défense des États, contraints d’adapter la protection de leurs intérêts majeurs. La maritimisation des modes de vie conjuguées à la digitalisation des économies et aux objectifs de transition énergétique ont dessiné, notamment, une géopolitique énergétique et numérique qui est questionnée aujourd’hui. En effet, ces dynamiques reposent sur des réalisations industrielles à l’image des câbles sous-marins (énergie, télécommunication), des plates-formes d’extraction de matières premières (hydrocarbures, terres rares…) mais aussi les projets d’envergure des îles énergétiques artificielles. Ces infrastructures critiques sous-marines et maritimes sont devenues des centres de gravité stratégiques qui conditionnent la résilience des États. Transparentes pour l’usager, elles constituent, néanmoins, selon les points de vue, soit des vulnérabilités soit des cibles d’intérêt dans la perspective d’une guerre totale ou guerre d’attrition. Florian Manet se fait pédagogue pour expliquer les ressorts de ces nouveaux risques majeurs et met les États devant leurs responsabilités.
4 illustrations : deux photos et deux cartes.
LES ESPACES OCEANIQUES font, actuellement, l’objet d’une cristallisation des intérêts des nations. L’une des illustrations les plus criantes demeure le conflit russo-ukrainien et, notamment, les opérations militaires engendrées à la suite de l’invasion du Donbass le 24 février 2022. Le théâtre des opérations s’est, progressivement, dilué vers les espaces maritimes stratégiques encadrant le théâtre européen aéro-terrestre. L’attaque portée au Moskowa, vaisseau amiral de la flotte russe de la mer Noire, le 14 avril 2022, n’était que le premier épisode d’opérations aéronavales. Le contrôle de la navigation dans cette mer presque fermée, ce cul de sac maritime à la frontière de l’Europe et du Moyen-Orient, constitue l’un des enjeux majeurs au plan militaire comme économique. La pose de mines maritimes, les attaques répétées à base de navires autonomes comme le tir de missiles mer-mer, terre-mer et air-mer visant des installations portuaires comme les flottes de combat ont contraint à une réorganisation des chaines d’approvisionnement internationales. Ce volet d’opérations navales s’avère finalement tout à fait conventionnel dans la perspective d’un conflit armé inter-étatique de haute intensité.
Cependant, une révolution aux conséquences durables s’est jouée, simultanément, sur une mer adjacente au théâtre des opérations aéro-terrestres, la mer Baltique. Les actes de sabotage portés à quatre reprises sur les gazoducs Nord Stream 1 et 2 ont banni durablement la croyance universelle en l’inviolabilité des infrastructures flottantes ou posées au fond des océans dans un contexte de dépendance accrue aux espaces maritimes. Quand bien même fussent-elles situées hors des eaux territoriales.
De fait, alors que les acteurs étatiques se polarisent nettement et que les opérations militaires multi-champs et multi-milieux éprouvent la résilience des parties prenantes, les infrastructures critiques maritimes constituent, plus que jamais, des centres de gravité des conflits inter-étatiques. Des modes d’action qualifiés d’hybrides mettent, désormais, en risque la capacité d’opérateurs de services essentiels à assumer la fourniture de communication, d’énergie et de transport par voie maritime.
Ainsi, après avoir décrit les enjeux de l’« infrastructuration » des espaces océaniques (I), les menaces et des scénarii envisageables d’expression des conflits hybrides dans les espaces maritimes seront présentés (II). Enfin, cette nouvelle donne stratégique invite les États à développer une thalassopolitique conforme à leurs responsabilités et à la défense de leurs propres intérêts (III).
I. L’infrastructuration des espaces océaniques
Les espaces océaniques connaissent un mouvement universel d’exploitation de leurs potentialités ce qui se traduit par l’implantation d’installations artificielles offshore très variées. Cette dynamique est qualifiée par le néologisme d’« infrastructuration » (A). Néanmoins, le droit international a précédé, accompagné et s’est adapté à ces évolutions, s’efforçant de réguler les activités humaines en mer en combinant les principes de souveraineté des États et de protection de l’environnement naturel maritime (B).
A. Une variété et une complexité croissante d’installations posées ou flottantes
Le progrès technologique a accompagné la dynamique de mondialisation économique fondée sur un rapport de dépendance accru aux espaces maritimes. Pour décrire cette réalité irréfragable, on évoque alors le concept de « maritimisation » des économies et des modes de vie. Initiés au XIX ème siècle, ce mouvement de travaux maritimes a affecté initialement les télécommunications avec la pose du premier câble en Manche le 28 août 1850 [1]. Puis, à compter des années 1920, les pionniers de l’exploration pétrolière offshore ont exploité des nappes pétrolifères du golfe du Mexique, rendant possible in fine une production industrielle en 1947. Dès lors, ces infrastructures se développent et se multiplient, de plus en plus loin des côtes et de plus en plus profondément. L’offshore profond se développe entre 1 500 et 3 000 mètres de profondeur.
L’exploitation minière et pétrolière sous-marine
Recouvrant près de 64 % de la surface du globe, ces espaces singuliers regorgent, en effet, de matières premières. Le potentiel minier des fonds et grands fonds marins est très prometteur, notamment dans le contexte de production d’énergies alternatives sans émission de gaz à effet de serre. Les gisement de terres rares ou de modules polymétalliques [2] constituent des défis, certes, technologiques mais aussi économiques.
Par ailleurs, les fonds marins servent de support à des réseaux de tuyaux ou pipe-line [3] alimentant en gaz ou en hydrocarbures les économies énergivores depuis des plates-formes de forage offshore. L’Organisation Maritime Internationale [4] considère que le fret pétrolier, brut ou raffiné, représente un tiers du commerce maritime international. Le stockage comme la distribution des hydrocarbures nécessitent des installations dédiées de plus en plus souvent localisées offshore. Pour des gains de productivité, les navires citerne délivrent les hydrocarbures non plus à quai dans un port mais au large à partir de bouées d’amarrage offshore situées sur le plateau continental. Les bouées d’amarrage par point unique sont utilisées pour immobiliser les pétroliers navettes pendant les opérations de chargement et de déchargement. Attachée à une structure sous-marine à l’aide de tuyaux flexibles, la bouée est maintenue en place par des ancres.
Enfin, se développent, pour des raisons d’autonomie stratégique et de sécurité énergétique, des solutions de stockage de gaz liquéfié. L’exemple lituanien est très illustratif. Il s’agissait, pour cet état balte, d’opter pour une alternative au gazoduc russe et de diversifier ses approvisionnements. Amarré à l’embouchure du port lituanien de Klaipéda, un navire-citerne, INDEPENDANCE, joue le rôle de terminal flottant de gaz naturel liquéfié (GNL).
La mer, remède circonstanciel à la transition énergétique ?
De même, les enjeux environnementaux favorisant des productions d’énergies décarbonnées invitent à la conception et à la réalisation de parcs éoliens, soit posés, soit flottants ou encore à celle de plateformes produisant de l’énergie hydrolienne ou marémotrice promouvant ainsi des Énergies Marines Renouvelables (EMR).
Témoignant, désormais, d’une réelle maturité, ce mouvement connaît actuellement des développements sans précédent comme le démontrent des projets scandinaves en mer du Nord. Il s’agit de la construction d’îles énergétiques [5] (« energy island ») situées au large des côtes qui fourniront de l’hydrogène et de l’électricité aux pays riverains dans une logique d’intégration européenne. Ainsi, un complexe d’envergure, Princess Elizabeth, est en cours de construction à 45 kilomètres des côtes belges, entre La Panne et Ostende. Dotée d’un port, d’un héliport et d’équipements haute tension (transformateur, sous-station), elle s’étendra sur 6 hectares et sera reliée à des parcs éoliens offshore et disposera d’une capacité totale de production de 3,5 gigawatts (GW). Elle alimentera en électricité la Belgique, le Danemark et le Royaume-Uni. Ce premier projet ouvre la voie à des réalisations encore plus importante comme le suggère l’appel d’offre lancé au Danemark pour une île de 20 à 40 hectares. Elle sera implantée à une centaine de kilomètres des côtes occidentales du Jutland, en mer du Nord. Réparties en 10 fermes, les installations composées de 670 turbines offshore seront ancrées à 30 mètres de profondeur. Lors de sa mise en service en 2030, elles produiront nominalement une puissance de 10 GW soit l’alimentation électrique de 10 millions de foyers ou encore la production de 6 réacteurs EPR. Cette île artificielle accueillera, aussi, une capacité de production d’hydrogène et de stockage d’énergie qui sera, ensuite, convoyée par un réseau de câbles d’alimentation à destination du continent. L’hydrogène apporte plus de souplesse dans le stockage et le transport de l’électricité. Ce défi technologique réside aussi dans sa capacité d’intégration dans un environnement naturel particulièrement exigeant.
Les perspectives de transport par voie maritime d’énergie électrique produite offshore mais aussi onshore s’avèrent très dynamique à l’échelle internationale. L’Australie s’impose par une politique très volontariste de production d’énergie électrique au sein du Pacifique sud. Ainsi, le Japon est dépendant de l’énergie produite par l’Australie à hauteur de 15 % de ses importations totales. Une des sources principales provient des champs d’exploitation gazier offshore de IMPEX ICHTHYS [6] implantés sur la côte nord-ouest de l’Australie. De même, le projet sous-marin « Sun Cable » ambitionne de transporter l’électricité produite par des fermes solaires à proximité de Darwin à destination de Jakarta (Indonésie) et de la cité-État de Singapour. Cette géopolitique énergétique constitue l’un des volets conditionnant les relations internationales dans la zone Indo-Pacifique.
Vingt milles câbles sous les mers
Enfin, les espaces océaniques constituent des traits d’union entre les hommes, les peuples et les continents. Ainsi, dès le XIX ème siècle, des câbles de communication ont été déployés en Atlantique nord, reliant la France aux États-Unis d’Amérique. Dès lors, stimulés par la brutale numérisation des économies, les réseaux de câbles sous-marin se sont développés à tel point qu’il est estimé que 97 % des data échangées dans le monde empruntent les fonds marins selon de multiples combinaisons géographiques. Le montant global des transactions financières empruntant les câbles est estimé, en valeur, à 10 trillions de dollar US par jour. Ainsi, sous forme d’impulsions lumineuses circulant à très grande vitesse, ils véhiculent dans les fibres optiques, c’est-à-dire un long fil de verre de l’épaisseur d’un cheveu, des informations de toutes natures. Ordres de bourse, messageries personnelles comme professionnelles, renseignement militaire, etc.
Les câbles maillent les fonds marins. D’un continent à l’autre. D’un rivage à l’autre. Concentrés en leur point d’atterrissement (ou d’attérage), ils s’immergent en faisceau qui, au fur et à mesure, gagnent leurs destinations finales. En 2023, 485 systèmes opérationnels étaient dénombrés pour un réseau fort de 1,2 million de kilomètres. La France, métropolitaine ainsi que les outre-mers en dénombrent une cinquantaine. D’une longueur de 6800 kilomètres, le câble dénommé « Amitié » a été mis en service le 18 octobre 2023 : il relie Boston aux États-Unis d’Amérique à Porge (département de la Gironde) en France ainsi qu’à Bude (Cornouaille) au Royaume-Uni. De même, dans le cadre d’un programme de résilience numérique opéré en Pacifique sud, deux câbles sous-marins transpacifiques « Honomoana » et « Tabua » seront prochainement exploités par Google. Ils visent à améliorer la connectivité et la fiabilité sur les routes transpacifiques entre les États-Unis, l’Australie, la Polynésie française et les Fidji. C’est un premier pas dans la construction de réseaux numériques alimentant et désenclavant les nombreuses îles et archipels du Sud-pacifique. C’est aussi une démarche, certes, technologique et économique Mais, cette démarche est aussi porteuse de conséquences géopolitiques dans une région à forts enjeux.
Or, chacun peut imaginer les difficultés et les obstacles qui compliquent l’entretien d’un tel réseau peu accessible et transparent aux yeux de nombre d’utilisateurs. Ces opérations de maintenance exigent des moyens considérables et un savoir-faire à haute valeur ajoutée maitrisé par peu d’acteurs.
L’une des spécificités majeure repose dans le statut juridique de ces infrastructures qui relève d’acteurs privés et, notamment, des champions de l’Internet. Résumés dans deux acronymes GAFAM (ou plus exactement GAMAM) et BATX [7], ils reflètent, à leur manière, une nouvelle réalité géopolitique d’un monde pivotant sur deux orbites culturelles concurrentielles. Ces partenaires économiques agissent de fait comme des acteurs géopolitiques de dimension internationale dotés d’un pouvoir qui, à bien des égards, égale voire surpasse celui des États tant leur raison sociale – permettre la communication – est déterminante.
B. Une exploitation des espaces maritimes régie par des conventions internationales
Cette exploitation des espaces océaniques s’inscrit effectivement dans le cadre juridique de la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer (CNUDM) signé à Montégo Bay, en Jamaïque, en 10 décembre 1982. Suite à la ratification préalable par un nombre suffisant d’États, ce texte fondateur est entré en vigueur en 16 novembre 1994. Son apport est fondamental à de multiples titres.
Tout d’abord, cette « constitution de la mer » structure l’espace maritime selon une double perspective, sécuritaire et économique. Ainsi, l’espace de 12 milles nautiques courant depuis la laisse de basse mer vers le large est qualifiée de « mer territoriale ». C’est le prolongement maritime de l’État-côtier. En conséquence, ce dernier exerce, pleinement, des pouvoirs de police à la fois sur le milieu comme sur les vecteurs qui y évoluent librement. Cette garantie constitutionnelle contribue à l’expression pleine et entière de la souveraineté de l’État-côtier exercée sur ses approches maritimes. Ainsi, la pose d’installations (câble ou tuyaux) comme les opérations de recherche scientifique marine sont soumis à un régime d’autorisation préalable.
Par ailleurs, au-delà de cette ligne symbolique des 12 milles nautiques (soit 22 km), s’étend la Zone Économique Exclusive (ZEE) jusqu’aux 200 milles (soit 370 km). La CNUDM [8] attribue de fait à l’État-côtier le monopole de « l’exploration et de conservation et de gestion des ressources naturelles, biologiques, et non biologiques des eaux surjacentes aux fonds marins, des fonds marins et de leur sous-sol, ainsi qu’en ce qui concerne d’autres activités tendant à l’exploration et à l’exploitation de la zone à des fins économiques , telles la production d’énergie électrique à partir de l’eau, des vents et des courants [9] ». Il est, ainsi, libre de réguler les activités économiques telles la pêche maritime et la gestion des ressources halieutiques ou encore la construction d’îles artificielles, d’ouvrages et d’installations. Enfin les 64 % des espaces océaniques restants constituent la haute mer, patrimoine commun de l’humanité. Selon la formulation latine « res nullius, res communis« , la mer relève du patrimoine commun de l’humanité. Les autres puissances étatiques ont la possibilité de poser et d’entretenir des réseaux sous-marins immergés dans la ZEE relevant de la souveraineté de l’État côtier [10].
Enfin, l’État-côtier peut encore valoriser davantage les potentialités offertes par l’espace sous-marin en sollicitant l’extension de son propre plateau continental, auprès de la Commission des Limites du Plateau Continental, organe spécialisé des Nations unies. Déterminée par des conditions géophysiques, cette extension au sol et au sous-sol marin s’inscrit dans le prolongement naturel des terres émergées du rebord jusqu’à une distance de 350 milles nautiques. A la différence de la ZEE, l’État-côtier ne peut revendiquer des droits sur la colonne d’eau surjacente des fonds marins. Il s’agit, en effet, d’eaux à statut international. A titre d’illustration, le 10 juin 2020, la France [11] a obtenu une telle dérogation, notamment, dans l’océan Indien. Cette décision lui a permis d’étendre le domaine sous-marin français de 151 323 kilomètre carré au large de l’ile de la Réunion (58 121 Km2) et de Saint Paul et Amsterdam (93 202 Km2).
De fait, le bouillonnement actuel de projets d’implantation de parcs éoliens ou encore de pose de câbles s’inscrivent en parfaite cohérence avec les dispositions des normes internationales en vigueur. Ces projets d’envergure déployés en mer posent des défis non seulement technologiques mais aussi sécuritaires dont la perception a été renouvelée avec gravité depuis les événements du Nord Stream 1 et 2 en 2022. Les conventions internationales ont envisagé des événements affectant la sécurité des installations offshore à l’image de la convention MARPOL [12] et de ses différentes annexes.
La convention internationale mise en œuvre par l’Organisation Maritime Internationale (OMI) dite de Rome est dédiée à la suppression des actes illicites contre la sécurité de la navigation maritime [13] et des plates-formes situées sur le plateau continental. Elle envisage la commission d’actes de malveillance de nature terroriste ou en lien avec la prolifération de matières nucléaires mettant en péril la sécurité de la navigation maritime.
II. Les infrastructures critiques maritimes, nouveau champs de bataille ?
L’Union européenne définit les infrastructures critiques maritimes comme « des actifs ou un système qui est essentiel pour la maintenance des fonctions vitales de la société ». Elles incluent non seulement les réseaux d’énergie et de communication sous-marins mais encore les installations portuaires, les rails de navigation, les plates-formes offshore et les réseaux afférents. Elles jouent un rôle central dans les chaines d’approvisionnement globalisées et dans la souveraineté des États à l’image de la liberté de manœuvre des forces armées par exemple [14].
Ces infrastructures posées sur les fonds marins ou flottantes sont l’objet de menaces protéiformes qui retrouvent une acuité singulière au regard d’une polarisation croissante des relations internationales. Elles cristallisent, désormais, l’attention des États qui ont une parfaite conscience de l’importance de ces installations qualifiées, à juste titre, de critiques. Ces risques sont d’ordre accidentels (A) mais aussi volontaires et intentionnelles (B). Ainsi, il convient de distinguer le concept de « sécurité » avec celui de « sûreté ». La sécurité ou safety désigne « la prise en charge des risques d’origine naturelle ou provoqués par la navigation maritime [15] ». Par différence, la sûreté maritime ou security est « la combinaison des mesures préventives visant à protéger le transport maritime et les installations portuaires contre les menaces d’actions illicites conventionnelles [16] ».
A. Les atteintes accidentelles aux infrastructures critiques maritimes
Les infrastructures maritimes sont exposées aux aléas d’un environnement naturel et industriel particulièrement exigeant.
Ainsi, la météorologie spécifique en mer peut se traduire par des tempêtes, raz de marée et courants susceptibles d’endommager les installations. Ainsi, des conflits d’usage entre les vecteurs maritimes et les infrastructures localisées en mer peuvent être provoqués par des éléments naturels conjugués à des problèmes d’ordre mécanique. Un cargo, le PETRA L [17], a heurté une turbine de la ferme éolienne offshore Gode Wind 1 situé en mer du Nord à environ 45 kilomètres des côtes allemandes et à 33 km au large des îles de Juist et de Norderney. Mettant hors service une turbine, cette perte de contrôle serait consécutive à une avarie dans une situation de forts vents.
Par ailleurs, le risque industriel encouru par l’exploitation offshore est une réalité omniprésente, notamment, au regard de la complexité d’infrastructures toujours plus sophistiquées. Ces plates-formes opérées en haute mer concentrent une multitude d’aléas liés à l’activité elle-même d’extraction à forte profondeur et au stockage d’un produit hautement inflammable ainsi qu’au milieu maritime particulièrement exigeant. Le contexte actuel est marqué par une recherche accrue de gisements. Aussi, les frontières du possible sont sans cesse repoussées : des forages toujours plus profonds exposent à des températures et des pressions de plus en plus fortes. Garantir un niveau élevé de sécurité est un enjeu fondamental pour l’industrie pétrolière. Le risque financier encouru est, aussi, susceptible de contribuer à la faillite de l’entrepreneur tant les coûts liés à la gestion d’une crise et les pénalités peuvent être importants.
Exemples non exhaustifs d’accidents majeurs depuis 30 ans
• Ixtoc 1 (golfe du Mexique), 3 juin 1979. La plateforme Ixtoc 1, exploitée par le pétrolier Perforaciones Marinas del Golfo, est soufflée par une éruption de pétrole. Neuf mois sont nécessaires pour stopper la marée noire de plus 500 000 tonnes de pétrole. Coût : 1,5 milliard de dollars US.
• Piper Alpha (mer du Nord), 6 juillet 1988. La plateforme Piper Alfa, opérée par Occidental Petroleum en mer du Nord britannique, explose. Faisant 167 morts, l’accident est celui qui a le plus profondément marqué l’industrie pétrolière en mer. Coût : 3,5 milliards de dollars US.
• Deepwater Horizon (golfe du Mexique), 20 avril 2010. La plateforme de forage Deepwater Horizon de Transocean, opérée par BP, explose, causant 11 morts. BP met trois mois à stopper la fuite à – 1 500 mètres sous l’eau. 4,9 millions de barils de brut se sont échappés. Coût : 40 milliards de dollars.
• Elgin (mer du Nord), 25 mars 2012. Une fuite de gaz de 200 000 m 3 par jour survient sur une plateforme exploitée par Total au large de l’Écosse. Malgré les efforts, les opérations engagées par le pétrolier français pourraient prendre jusqu’à six mois. Coût : 2,5 millions de dollars par jour.
En matière de réseaux de communication, les câbles posés sont vulnérables aux mouvements géologiques du sous-sol marin [18]. Ainsi, parmi les risques les plus fréquents, se trouvent les opérations de pêche et d’ancrage [19] de navire. Si elles sont fort heureusement rares, ces pannes engendrent des effets domino observés parfois très loin de leur centre de gravité au regard du degré d’interconnexion et d’inter-dépendance des économies aux réseaux. Plus récemment, le 8 octobre 2023, le gazoduc Balticconnector [20] et deux câbles de télécommunications ont été victimes de dommages liés à des opérations d’ancrage selon les premiers éléments communiqués par les autorités finlandaises. L’origine accidentelle comme intentionnelle n’est pas encore déterminée [21].
Dans notre perspective, ces atteintes à la sécurité sont à prendre en considération non pas pour elles-mêmes. Mais véritablement comme les conséquences possibles d’un acte de malveillance perpétré sur des infrastructures critiques. Notons que l’environnement maritime démultiplie l’impact d’une crise qui est sans commune mesure avec celle des autres milieux. La maritimisation contemporaine témoigne du gigantisme de la construction navale qui met en circulation des navires citerne longs de 400 mètres transportant plus de 300 000 tonnes de brut. La perte d’un navire génère des conséquences démultipliées dans l’espace maritime et côtier mais aussi dans le temps, car, tant que l’épave n’a pas rendu l’intégralité du fret transporté, du produit s’échappe inexorablement. D’autant plus que l’intervention humaine semble bien dérisoire au milieu des océans, quand les éléments se déchaînent.
Nord Stream 2 ou la révolution de l’évaluation de la malveillance maritime
La maritimisation s’est trouvée renforcée par la dépendance croissante des économies aux richesses des océans mais aussi par le rôle majeur joué par les vecteurs maritimes dans les approvisionnements stratégiques en matières premières. Stimulés par le croissance de l’industrie, les acteurs publics et privés ont massivement investi les océans pour implanter des infrastructures. Conjointement, la notion de risque a été atténuée par cet enthousiasme collectif.
Ces actes malveillants [22] nécessitent la conception d’une manœuvre particulièrement audacieuse visant à interrompre ou à détourner le flux de données transitant par ces tuyaux. Ils supposent des modes opératoires hybrides produisant des effets asymétriques sur le camp adverse : quelques milliers d’euros d’investissement pour l’acquisition, par exemple, d’un drone maritime peuvent causer des dommages de plusieurs millions d’euros. Observé en 1898, lors de la guerre américano-espagnole, les Américains coupèrent les fils télégraphiques entre l’Espagne et ses possessions transatlantiques. Autre scénario possible qui expose moins les auteurs : « écouter » le flux de données qui empruntent ce canal en installant des mouchards aux points clés du réseau. Reste, cependant, à déchiffrer et à exploiter cette masse considérable de données frauduleusement collectées. Enfin, nous assistons à une privatisation progressive de ces infrastructures vitales qui irriguent l’ensemble de nos vies. Jadis réseau étatique, les opérateurs comme les GAFAM en prennent progressivement le contrôle. Ce qui ne laisse pas d’interroger sur les enjeux de souveraineté attachés aux données et aux garanties apportées à la liberté d’expression.
Toutefois, les actes de sabotage portés aux pipeline Nord Stream 1 et 2 ont matérialisé une menace pensée comme théorique. Ce trait d’union maritime gazier reliant la Russie à l’Allemagne est victime d’un acte de malveillance constaté les 26 et 27 septembre 2022. A cette occasion, la communauté internationale s’étonne d’un bouillonnement inhabituel à la surface de la mer Baltique et, ce, en deux endroits différents. Gisant dans les fonds de la Baltique, en Zone Économique Exclusive du Danemark et de la Finlande, le pipeline rallie Vyborg en Russie à Lubmin en Allemagne, soit une distance de 1224 kilomètres. Ce défi technologique permettait d’alimenter l’économie allemande en matières premières bon marché. Les différentes enquêtes sont encore actives afin d’élucider ces actes de malveillance et d’en établir les responsabilités. Néanmoins, il convient de souligner la grande complexité de la conception et de l’exécution d’une telle opération à haut risque. L’expédition sous-marine a été conduite par des plongeurs missionnés pour positionner à différentes reprises des charges explosives sur des installations posées au fond de la mer Baltique.
Cet acte de sabotage a généré un séisme au sein des sociétés hyperconnectées et tributaires de la mer pour l’équilibre de leurs chaines d’approvisionnement. Ces menaces hybrides sont issues d’une zone grise évoluant entre la criminalité organisée et les organisations para-étatiques voire étatiques. Elles s’inscrivent dans un cadre juridique indéterminé entre le régime normal de la paix et le droit des conflits armés. Cyberattaque, subversion politique, coercition économique, opération de déstabilisation, … . tels en sont les modes d’action privilégiés. L’immensité océanique, la multiplicité et la complexité des réseaux posées ou encore des infrastructures offshore constituent autant d’effets multiplicateurs impactant la résilience de sociétés interdépendantes. D’autant plus que ces infrastructures critiques sont véritablement transparentes aux yeux des citoyens peu au fait de ces réalités. Ce rapport distant aux choses de la mer rend souvent inaudible ces enjeux lointains et technologiques. Or, le contexte géostratégique actuel est caractérisé par un recours décomplexé à la force armée comme outil de règlement des conflits, la conception d’une guerre totale incluant les infrastructures critiques et les chaines d’approvisionnement ainsi que par la polarisation des acteurs étatiques. Cette guerre des fonds marins (« seabed warefare ») est devenue une réalité comme le souligne sans ambages les conclusions du Sommet de l’OTAN des 11-12 juillet 2023. : « La menace qui pèse sur les infrastructures sous-marines critiques est réelle, et elle s’accroît. Nous sommes déterminés à déceler et à atténuer les vulnérabilités et dépendances stratégiques de nos infrastructures critiques, ainsi qu’à assurer la préparation, la dissuasion et la défense face à l’instrumentalisation de l’énergie et au recours à tout autre procédé hybride par des acteurs étatiques ou non étatiques à des fins coercitives. Toute attaque délibérée contre les infrastructures critiques de pays de l’Alliance se verra opposer une réponse unie et déterminée, et cela vaut aussi pour les infrastructures sous-marines critiques. La protection des infrastructures sous-marines critiques se trouvant sur le territoire des Alliés demeure une prérogative nationale et un engagement collectif [23]. ».
L’émergence de technologies de rupture duales menace la résilience de nos sociétés interconnectées
Le conflit russo-ukrainien a démocratisé l’emploi des drones non seulement lors des opérations terrestres mais aussi maritimes. Facilement disponible et bon marché, le drone impose une stratégie du faible au fort démultiplié par l’immensité du domaine sous-marin. Il exerce, ainsi, une menace diffuse sur les infrastructures critiques sous-marines et les lignes de communication.
Les drones sous-marins sont des véhicules capables de fonctionner sans être humain à bord voire sans contrôle à distance ou opéré par un humain.
Plusieurs scénarii [24] de perturbation voire d’interruption d’activités humaines en mer peuvent être identifiés par l’emploi de ce moyen :
. Attaque physique coordonnée de drone (s) sur les infrastructures critiques et lignes de communication.
L’engin sous-marin effectuerait des poses de mines réelles ou fictives en surface, en sous-marin ou dans les ports. Il pourrait, en outre, véhiculer des charges explosives (notamment des charges nucléaires) ou disséminer des agents chimiques et / ou biologiques. Au vu du faible coût d’acquisition ou de conception, ce cas d’usage pourrait être mis en œuvre par des acteurs para-étatiques ou issus de la criminalité organisée en qualité de sous-traitant au bénéfice d’autres organisations hybrides. Ce scénario est évalué comme probable.
. Cyber-attaque ciblant les infrastructures critiques sous-marines, maritimes et portuaires.
Ce mode opératoire complexe chercherait à porter une atteinte à la disponibilité et à l’intégrité de la donnée, notamment, en lien avec les systèmes de sécurité maritime (positionnement géographique des navires, cartographie maritime, communication, etc..). Par ses capacités cybernétiques, il pourrait prendre part à des manœuvres élaborées visant à leurrer ou à dupliquer des communications maritimes et portuaires entre des vecteurs entre eux mais aussi entre des vecteurs et des infrastructures (dispositif de Command and Control, sous-stations électriques). Pour accroitre encore les effets sur un théâtre d’opération maritime ou sous-marin, une attaque massive et coordonnée pourrait être envisagée par le recours à un ou des essaim(s) de drones. Furtif par construction, il présente l’avantage d’être difficilement « attribuable » à son commanditaire. Nécessitant encore des développements technologiques important, ce scénario est perçu comme peu probable en 2023.
. Menace physique portée à la sécurité des routes maritimes [25] et des ports
Ce mode opératoire conçoit l’emploi des drones télé-opérés comme des sous-marins ou des navires de surface. Dans cette perspective, ces engins pourraient être dotés d’armes de bord conventionnelles, poser des mines sous-marines pré-programmées voire emporteraient des matières fissiles dans un cas très extrême. Quelle que soit la nature des équipements embarqués, un tel cas d’usage avéré exerce par lui-même une très forte menace psychologique à l’égard des gens de mer, qu’ils relèvent de la navigation marchande ou des flottes militaires. Ce scénario est perçu comme probable.
. Ces technologies évolutives connaissent actuellement des développements par le recours aux apports de l’Intelligence Artificielle ou encore du Machine Learning. Ils posent, néanmoins, de nombreuses questions majeures, notamment en terme d’éthique de la décision ultime. Est-ce que la décision d’emploi de telles armes peut être confiée à des algorithmes ? Cette « démocratisation » d’emploi des drones sous-marins à usage dual interroge aussi sur les perspectives de prolifération vers des acteurs hybrides, voire relevant de la criminalité organisée. Une telle extension d’usage des drones nécessitera, à l’avenir, des mesures de coordination internationale, susceptibles d’impacter les principes du droit maritime international.
Face à ces questions en suspens, ces engins télé-opérés doivent gagner en maturité. En l’état actuel de l’art, les drones connaissent des limitations en termes d’autonomie de navigation et de liaisons entre le pilote et son véhicule sous-marin, notamment, Internet dont la portée se trouve ralentie en milieu marin.
La mer, pare-feu numérique des infrastructures énergétiques et informationnelles [26] ?
Les infrastructures maritimes constituent, bien souvent, des sites industriels complexes dont le principe de fonctionnement et, partant, l’efficacité reposent sur des connexions internes mais aussi externes établies avec des centres distants de Command and Control (C2). Ces interconnexions sont donc consubstantielles à la conception de ces systèmes. En plein développement, elles s’inscrivent graduellement dans le sillage de l’industrie du futur, l’industrie 4.0 [27], qui accélère l’ouverture numérique des ensembles industriels.
Cette menace s’est déjà exprimée récemment au travers un chantage par déni de service avec un opérateur énergétique. Ainsi, en octobre 2015, immergée dans le raz de Sein, l’hydrolienne opérée par l’entreprise finistérienne Sabella est victime d’un rançongiciel [28] infectant l’ordinateur de contrôle de la production. Encore en phase de test, cet incident se traduit, néanmoins, par un arrêt de la production durant 15 jours, privant ainsi l’île voisine d’Ouessant d’électricité. Cet exemple symbolique permet d’envisager l’impact socio-économique sur l’activité humaine en le transposant au cas des îles énergétiques. Ce bilan étant accru par l’insularité.
De plus, les vecteurs maritimes affichent aussi des vulnérabilités susceptibles d’être exploitées par des acteurs hybrides malveillants. La société israélienne a illustré l’acuité de cette menace cybernétique en organisant une cyberattaque visant un navire porte-conteneurs. En décembre 2017 [29], l’équipe d’ingénieurs de Naval Dome est parvenue à prendre le contrôle du ZIM GENOVA à la fois lors d’une escale que lors d’une navigation transatlantique, en compromettant le système de navigation, les radars comme la gestion de la salle des machines. Les effets de cette intrusion numérique opérée à distance démontrent les champs nouveaux d’une action hybride impactant le commerce international et la viabilité des routes maritimes. Au total, l’analyse des risques de la navigation peut se résumer de manière synthétique comme suit :
. usurpation et brouillage des systèmes de positionnement ou de communication ciblant le vecteur ou son environnement,
. dérèglements ou perte de disponibilité des systèmes cartographiques,
. diffusion de fausses informations de sécurité vers le navire,
. intrusion des systèmes industriels à bord,
. chiffrement des systèmes d’information en tout ou partie.
Ce panorama du risque permet d’identifier les modes opératoires hybrides susceptibles d’impacter les activités humaines en mer et, partant, la résilience des sociétés et des États.
III. Le défi de la protection des infrastructures critiques maritimes dans le contexte de guerre haute intensité ou retour en force de la thalassopolitique ?
Le contexte géo-stratégique semble s’orienter durablement sur une polarisation des relations internationales, laissant peu d’espace à une troisième voie. De manière très concrète, cela se traduit par un recours à la force armée comme outil de résolution des conflit et une militarisation multi-champs, multi-domaines. A ce titre, et dans le contexte de maritimisation des économies, les infrastructures critiques maritimes apparaissent comme des centres de gravité stratégiques qui conditionnent la résilience d’un État ou d’une alliance. Elles font l’objet d’un regain d’intérêt des États comme en témoigne un foisonnement doctrinal inédit (A). De plus, cette situation nouvelle recentre l’État sur sa mission de protection de ses propres intérêts dans une thalassopolitique renouvelée, miroir de ses ambitions et de ses moyens (B).
A. Un foisonnement inédit de doctrines en lien avec les fonds marins et de développements technologiques
La période actuelle est fertile en multiples réflexions et propose de nombreuses mesures destinées à diminuer le risque d’atteintes aux infrastructures critiques maritimes. Des études et recherches scientifiques préparent des efforts doctrinaires et invitent au développement de technologies de rupture afin de sécuriser ces infrastructures, certes, difficiles d’accès mais, ô combien, vitales.
La France a rendu public la stratégie ministérielle de maitrise des grands fonds marins [30] en février 2022, combinant une dimension militaire et économique. Cette stratégie se fonde sur un double constat :
. les activités étatiques et économiques se développent dans les fonds marins,
. la protection de nos intérêts stratégiques et la liberté d’action de nos forces pourraient être contestées.
Désireuse de consolider l’autonomie stratégique tout en saisissant les opportunités liées à cet espace de compétition, la France développe une feuille de route dont les éléments principaux sont énoncés ci-après :
. intégrer la maitrise des fonds dans la stratégie de défense au travers des Opérations de Maitrise des Fonds Marins (OMFM) [31],
. définir une gouvernance interministérielle basée sur un groupe de travail multidisciplinaire,
. préparer les capacités de maitrise des fonds marins en cohérence avec les programmes d’armement existants ou prévus [32],
. intégrer cette stratégie au sein d’une dynamique interministérielle portée par la Stratégie nationale d’exploration et d’exploitation des ressources minérales dans les grands fonds marins de 2020 et l’objectif 10 du plan d’investissement « France 2030 ».
Le Royaume-Uni renforce sa flotte hydrographique par la mise en service de deux frégates multi-rôles en janvier 2023 et par des projets d’acquisition de drones sous-marins. Les missions opérationnelles sont axées, principalement, sur la surveillance des infrastructures critiques sous-marines, scellant simultanément un partenariat stratégique avec la Norvège.
Par ailleurs, les États-Unis d’Amérique investissent massivement le champs de la recherche scientifique et du développement de technologies de rupture ou émergentes telles le positionnement géographique ainsi qu’un réseau de senseurs et de capteurs dédiés aux grandes profondeurs associés à une flotte de navires autonomes pilotée à base d’intelligence artificielle.
Les organisations internationales se sont aussi saisies des enjeux des infrastructures critiques.
Avant le sabotage des gazoducs Nord Stream 1 et 2, l’Union européenne s’est emparée de ce sujet au travers d’un rapport publié par le Parlement européen en juin 2022. Il est intitulé « Conséquences pour l’UE des atteintes à la sécurité des câbles de communication et infrastructures sous-marines [33] ». Ce document suggère une meilleure coordination dans la protection et la surveillance des réseaux immergés et le développement de solutions technologiques. En mars 2023, la Stratégie européenne de sûreté maritime [34] est réévaluée à la lumière des dernières attaques en mer Baltique. Des partenariats stratégiques [35] sont alors noués avec l’OTAN en matière de protection d’infrastructures critiques, sans se limiter exclusivement au domaine maritime.
De plus, l’OTAN a renforcé ses missions de surveillance des espaces maritimes de la mer du Nord et de la mer Baltique sans négliger la mer Méditerranée. La coordination générale est confiée au commandement maritime de l’OTAN ou MARCOM [36] basé à Northwood au Royaume-Uni. Un centre dédié à la sécurité des infrastructures critiques sous-marines a été, en outre, intégré à MARCOM à la suite du sommet l’OTAN organisé à Vilnius les 11 et 12 juillet 2023. Des nations alliées prêtent leur concours à l’image du Corps d’auto-défense japonais et de l’Australie qui ont pris part à l’opération de l’OTAN Sea Guardian en octobre 2022. De même, l’OTAN encourage le partenariat public-privé en créant « un réseau rassemblant l’OTAN, les Alliés, le secteur privé et d’autres acteurs concernés qui permettra d’améliorer le partage de l’information et l’échange de bonnes pratiques » [37].
B. Les États recentrés sur la mission organique de protection des intérêts vitaux ?
Les infrastructures critiques maritimes délivrant des services essentiels relatifs aux communications, à l’énergie, à la fourniture de matières premières… relèvent d’acteurs privés qui assument in fine une mission de service public et concourent activement à la résilience de l’État et des populations. C’est précisément un point commun majeur qui les relient toutes entre elles. Cette situation singulière oblige l’État à assurer la protection de ces activités essentielles. Car ces dernières garantissent directement la défense de ses propres intérêts.
Cette tendance lourde semble irréversible tant la numérisation croissante de l’économie associée aux exigences de la transition climatique se traduisent par une exploitation accrue des potentialités offertes par les espaces maritimes. Néanmoins, au vue du contexte géo-stratégique actuel qui désigne ces infrastructures critiques comme des objectifs militaires, les projets de création de nouvelles connexions numériques sous-marines ou d’installations offshore produisant des énergies marines renouvelables sont susceptibles d’être réévalués. S’inscrivant sur des cycles de conception et de production supérieure à 25 ans, ces projets de grande envergure supposent des investissements conséquents, des autorisations préalables d’acteurs étatiques variés et des défis technologiques. Ainsi, l’exemple du projet Xlinks opéré par des acteurs privés britanniques est illustratif des enjeux. Il s’agit de fournir de l’électricité sûre, fiable et durable à 8 % des foyers britanniques. Conforme aux engagements du gouvernement en matière de développement durable, cette électricité verte sera produite au Maroc [38] à la fois mixant des énergies éoliennes comme solaires. Avant d’être distribuée, elle sera transportée par câbles sous-marins sur plus de 3800 kilomètres à travers l’océan Atlantique.
L’enjeu de protection et de surveillance de ce réseau de transport d’énergie posé connaît une acuité renouvelée depuis la relance le 24 février 2022 du conflit russo-ukrainien. Quels en seront les impacts ? Comment anticiper les évolutions géo-stratégiques dans un projet intercontinental à proximité de chokepoints internationaux ? Les investissements particulièrement conséquents sont très régulièrement assumés par des consortiums internationaux à l’image du câble « Amitié ». Celui-ci est constitué de Facebook, Microsoft, Aqua Comms et Vodaphone avec lequel Orange a signé un partenariat.
Pour ce faire, les organisations internationales comme les États émettent des normes, des obligations afin de sécuriser ces activités essentielles. Le maritime donne, à ce titre, une illustration concrète des efforts déployés. Véritable clé de voute, le code ISPS (International Ship and Port Facility Security) est l’instrument réglementaire en matière de sûreté maritime. Il dispose que « l’évaluation de la sûreté du navire devrait porter sur (…) les systèmes de radio et télécommunications, y compris les systèmes et réseaux informatiques ». Il impose, néanmoins, un plan de sûreté du navire comportant une cartographie logicielle et matérielle du navire, la définition des éléments sensibles et la gestion des vulnérabilités du système. En 2017, l’Organisation Maritime Internationale émet des directives [39] sur la gestion des cyber-risques maritimes dans le sens d’une meilleure protection du transport maritime. Elle impose sous échéance la mise en conformité des systèmes de gestion de la sécurité [40] aux cyber-menaces. Enfin, la directive européenne NIS [41] prévoit la mise en œuvre de mesures destinées à assurer un niveau élevé et commun de sécurité des réseaux et systèmes d’information au sein de l’UE. Transposée en 2018 en droit français, elle identifie comme Opérateur de Services Essentiels les compagnies de transports maritimes et les gestionnaires de ports soumis à des mesures techniques et organisationnelles contre les cyber-risques.
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En conclusion, matérialisée par le conflit russo-ukrainien et ré-affirmée au Proche-Orient depuis l’attaque par le Hamas d’Israël, la nouvelle donne stratégique a des incidences directes et immédiates sur les politiques de défense des États, contraints d’adapter la protection de leurs intérêts majeurs. La maritimisation des modes de vie conjuguées à la digitalisation des économies et aux objectifs de transition énergétique ont dessiné, notamment, une géopolitique énergétique et numérique qui est questionnée aujourd’hui. En effet, ces dynamiques reposent sur des réalisations industrielles à l’image des câbles sous-marins (énergie, télécommunication), des plates-formes d’extraction de matières premières (hydrocarbures, terres rares…) mais aussi les projets d’envergure des îles énergétiques artificielles. Ces infrastructures critiques sous-marines et maritimes sont devenues des centres de gravité stratégiques qui conditionnent la résilience des États. Transparentes pour l’usager, elles constituent, néanmoins, selon les points de vue, soit des vulnérabilités soit des cibles d’intérêt dans la perspective d’une guerre totale ou guerre d’attrition.
Le sabotage de Nord Stream 1 et 2 a remis en cause l’ordre international existant. Parmi d’autres enseignements, il a placé au centre des débats notre organisation socio-économique et, singulièrement, notre rapport à la mer. En ce sens, cet acte de sabotage renforce l’État dans sa fonction première de protection de ses intérêts vitaux et de disponibilité des fonctions et services essentiels. Qui sont en très grande partie tributaires des espaces océaniques. La thalassopolitique offre ainsi aux observateurs comme aux décideurs une opportunité d’adopter un point de vue fertile pour mieux appréhender la complexité du monde et des relations internationales.
Copyright Novembre 2023-Manet/Diploweb.com
[1] John Watkins BRETT, à bord du remorqueur GOLIATH, pose le premier câble entre le cap Gris nez, en France, et la cap Southerland au Royaume-Uni. L’émission dura 11 minutes avant que le câble ne se rompt en divers endroits.
[2] La réalisation des batteries de stockage d’énergie réclame du magnésium, du cobalt ou encore du nickel. Ces matières sont présentes dans des enrochements. Ainsi, la zone de Clarion-Clipperton – allant du Mexique à Hawaï- regorgerait de 6 fois plus de cobalt et de trois fois plus de nickel que l’ensemble des réserves connues au monde.
[3] Le gazoduc Franpipe fonctionne depuis 1988. Long de 840 kilomètres, il relie la plate-forme de Draupner dans les eaux territoriales de la Suède au terminal gazier de Dunkerque.
[4] Thalassocratie criminelle et sécurisation des approvisionnements stratégiques, Florian MANET, in Sécurisation des infrastructures vitales, Mare et Martin, novembre 2020
[5] https://www.lesechos.fr/industrie-services/energie-environnement/en-mer-du-nord-des-iles-energetiques-pour-sauver-la-planete-1948932, consulté le 29/10/23
[6] Le FPSO (Floating Production Storage and Offloding) ICHTYS VENTURER est amarré à 250 mètres de profondeur et à plus de 220 kilomètres des côtes, dans la Zone Économique Exclusive australienne. https://www.offshore-mag.com/field-development/article/16799853/ichthys-lng-fpso-in-place-offshore-australia
[7] Cet acronyme désigne les quatre grandes entreprises du web chinois, à savoir Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi.
[8] Article 55 et suivants de la CNUDM
[9] Article 56 de la CNUDM
[10] Articles 58 et 112, CNUDM
[11] Voir décision de la Commission des limites du plateau continental, consulté le 23/10/24, 2020_03_04_COM_SUMREC_FRA2.pdf
[12] Cette convention est dédiée à la prévention et à la répression des rejets volontaires en mer par des navires ou des plates-formes offshore, que la cause soit accidentelle ou liée à l’exploitation. Elle a été adoptée en 1973 et enrichie de protocoles additionnels (en 1978 et 1997) , https://www.imo.org/fr/about/Conventions/Pages/International-Convention-for-the-Prevention-of-Pollution-from-Ships-(MARPOL).aspx
[13] Ou Suppression of Unlawful Acts against the Safety of Navigation (dite SUA). Elle a été signée le 10 mars 1988 et ratifiée le 1 er mars 1992. Elle fait suite à un acte de terrorisme commis à bord du navire à passagers ACHILLE LAURO 1985 au large d’Alexandrie. Ce navire a été détourné et un passager de nationalité américaine a été tué sur fonds du conflit israélo-palestinien. Elle a été enrichie par le protocole pour la répression d’actes illicites contre la sécurité des plates formes fixes situées sur le plateau continental.
[14] Protecting critical maritime infrastructure – the role of technology, 032 STC 23 E rev.2 fin – 7 octobre 2023
[15] POLÉRE, Pascal « Sûreté maritime : bilan et perspectives du code ISPS », DMF, 2006, p.66
[16] Règlement européen n° 725/2004 reprenant le Code ISPS
[18] Le 26 décembre 2006, un tremblement de terre de magnitude 7 sur l’échelle de Richter secoue Taïwan. L’épicentre est localisé dans le détroit de Luçon par lequel transitent l’ensemble du réseau de câbles qui relie l’île et une partie de l’Asie du Sud-Est avec le reste du monde. L’ensemble des communications ont été très perturbés, 50 jours ayant été nécessaires pour rendre opérant cette infrastructure.
[19] En juillet 2017, la Somalie a été isolée du reste du monde après qu’un porte-conteneurs coupe l’Eastern Africa Submarine System (EASSy), unique câble du pays. Les pertes quotidiennes ont été évaluées à 9 millions d’euros par jour soit la moitié du PIB journalier de la Somalie.
[20] Ouvert le 11 décembre 2019, le gazoduc BALTICCONNECTOR approvisionne en gaz la Finlande depuis l’Estonie. Il permet à la Finlande d’accéder au stockage de gaz naturel d’Incukalns en Lettonie. Le gazoduc comprend trois tronçons : 22 km sur le sol finlandais, 80 km en mer et 50 km sur le sol estonien. Dans le même temps, un câble de communication a été endommagé entre la Suède et l’Estonie.
[21] Voir https://www.reuters.com/world/europe/finland-retrieves-anchor-seabed-near-broken-gas-pipeline-2023-10-24/, consulté le 23/10/23
[22] Voir Security Threats to undersea communications cables and infrastructure- conséquences for the EU, DG for External Policies, juin 2022,
[23] Communiqué du sommet de l’OTAN de VILNIUS, https://www.nato.int/cps/fr/natohq/official_texts_217320.htm, consulté le 26/10/23.
[24] Voir Australia’s Trade and the Threat of Autonomous Uncrewed Underwater Vehicles, RMIT University, disponible https://www.rmit.edu.au/research/centres-collaborations/cyber-security-research-innovation/autonomous-uncrewed-underwater-vehicles, consulté le 26/10/2023
[25] Pourraient être visé en priorité les chokepoint. L’agence américaine pour l’énergie (EIA) définit ainsi le chokepoint : « narrow channels along widely used global sea routes ». Voir MANET, Florian, 17/09/21,https://www.diploweb.com/Pourquoi-le-detroit-d-Ormuz-est-il-un-symbole-des-enjeux-contemporains-de-la-maritimisation-de-nos.html
[26] La marétique, un enjeu essentiel pour l’humanité ? Florian MANET, in Cybercercle Collection, décembre 2020
[27] Industrie 4.0, cheval de Troie de la cybersécurité intégrée au sein de l’aéronautique ? Une opportunité historique à saisir, Florian MANET, in Cybercercle Collection, juillet 2022
[28] Technique d’attaque courante de la cybercriminalité, le rançongiciel ou ransomware consiste en l’envoi à la victime d’un logiciel malveillant qui chiffre l’ensemble de ses données et lui demande une rançon en échange du mot de passe de déchiffrement. https://www.ssi.gouv.fr/entreprise/principales-menaces/cybercriminalite/rancongiciel/
[29] Consultation du site de Naval Dome, http:// navaldome.com/
[30] https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=&ved=2ahUKEwi2vaH_mZOCAxUrT6QEHfhjAnYQFnoECBkQAQ&url=https%253A%252F%252Fwww.defense.gouv.fr%252Fsites%252Fdefault%252Ffiles%252Fministere-armees%252F20220210_LANCEMENT%2525, consulté le 26/10/23
[31] Ces OMFM se définissent comme « l’ensemble des opérations conduites vers, depuis et sur les fonds marins et associant des systèmes pouvant opérer de manière autonome ou en réseau. Le spectre des OMFM s’étend des opérations hydro-océanograhiques à des opérations d’intervention et d’action sous la mer, en passant par des missions de surveillance.
[32] Comme les Capacités hydrographique et océaniques du Futur (CHOF), Système de Lutte Anti-mines du Futur (SLAMF) ou encore les premiers drones (AUV) et robots (ROV) pouvant opérer jusqu’à 6 000 mètres.
[33] BUEGER, Christian, LIEBTRAU, Tobias et FRANKEN, Jonas, http://europarl.europa.eu/Regdata/etudes/IDAN/2022/702557/EXPO_IDA(2022)702557_EN.pdf
[37] Communiqué du sommet de l’OTAN de VILNIUS, https://www.nato.int/cps/fr/natohq/official_texts_217320.htm, consulté le 26/10/23
[38] Les installations seront localisées dans la région de Guelmin Oued Noun au Maroc. La connexion au réseau britannique est envisagée dans le Devon à Alverdiscott. La production théorique est évaluée à 10,5 gigawatts dont 7 GW proviendraient de l’énergie solaire et 3,5 GW de l’énergie éolienne. Le Maroc apporte une prévisibilité et une constance dans la production d’énergie, contrairement à l’éolien britannique, instable et irrégulier. La première phase du projet sera opérationnelle en 2029, la deuxième phase étant prévue en 2031.
Un peu de statistiques macabres aujourd’hui. Le ministère de la santé palestinien de Gaza, contrôlé par le Hamas, annonçait 471 morts et presque autant de blessés lors de la frappe accidentelle sur l’hôpital al-Ahli le 17 octobre dernier. Le simple examen de la photo du lieu de l’explosion et la comparaison avec celles d’explosions ayant fait autant de victimes, à Bagdad ou à Mogadiscio par exemple, montrait pourtant que ce chiffre n’était absolument pas crédible. Pour faire autant de victimes, il aurait fallu au moins un projectile aérien d’une tonne tombant au milieu d’une foule dense ou comme c’était le cas dans les exemples cités et bien d’autres, avec des camions bourrés de plusieurs tonnes d’explosif. Un tel mensonge induit forcément le déclassement de cette source du niveau C-D (assez -pas toujours fiable) au regard des conflits passés à E (peu sûre) pour celui-ci. Aussi quand ce même ministère de la santé annonce 8 300 Palestiniens, dont 3 400 enfants, tués par les Israéliens convient-il d’être extrêmement méfiant et le fait que ce ministère contrôlé par le Hamas soit cité par l’UNICEF sans aucune vérification n’en fait pas un « diseur de vérité ».
L’immense majorité des pertes civiles palestiniennes est le fait de la campagne de frappes aériennes lancée par les Israéliens depuis le 7 octobre, le reste venant de l’artillerie, ou plus marginalement des frappes de drones ou d’hélicoptères, voire désormais des forces terrestres. Or, il se trouve malheureusement qu’à la suite des nombreuses campagnes aériennes passées, et notamment au-dessus de Gaza, il est possible de faire des estimations des dégâts de celle qui est en cours.
On précise qu’on ne prend ici en compte que les campagnes n’utilisant que des munitions guidées et sans intention de toucher délibérément la population, ce qui restreint de fait l’analyse aux campagnes occidentales et israéliennes depuis 1999. Rappelons qu’une frappe, ou strike, est une attaque contre une cible précise et qu’elle peut impliquer l’emploi de plusieurs projectiles.
Reprenons juste ici les quatre dernières grandes campagnes sur Gaza, en tenant compte des différentes sources (l’ONG israélienne B’Tselem, AirWars, ONU, Centre palestinien pour les droits de l’homme et même le ministère de la santé palestinien).
2008 : 2 500 strikes. Entre 895 et 1417 morts de civils palestiniens.
2012 : 1 500 strikes – 68 à 105 morts. L’Office (UN) for the Coordination of the Humanitarian Affairs (OCHA) parle seul de 1400 civils.
2014 : 5 000 – 1 300 à 1 700 morts.
2021 : 1 500 strikes – 151-191 morts.
Dans les guerres de 2012 et 2021, où Israël n’emploie que la force aérienne, il faut donc environ 10 strikes pour tuer un civil. Ces deux guerres sont par ailleurs courtes, une dizaine de jours, ce qui signifie que les frappes s’effectuent surtout sur des cibles bien identifiées avec un plan de tir bien préparé (certitude sur l’identité de la cible, autorisation de tir, avertissement à la population). Avec le temps, lorsque le plan de ciblage est épuisé, les strikes s’effectuent de plus en plus sur des cibles d’opportunité, ce qui laisse moins de temps à la préparation et plus de place aux erreurs. Au passage, les résultats sur l’ennemi sont également moins efficaces surtout si les Israéliens n’ont pas eu l’initiative des opérations et le bénéfice de la surprise. Avec le temps, la proportion de frappes pouvant tuer des civils peut diminuer jusqu’à 5, voire moins, comme dans les derniers temps de la bataille de Mossoul où les troupes irakiennes n’avançaient plus que derrière un tapis de bombes.
Les deux autres guerres – 2008 et 2014 – ont été plus longues, moins « efficaces » dans les frappes aériennes, et les Israéliens y ont fait également beaucoup appel à l’artillerie, notamment pour appuyer les opérations terrestres. On dispose de moins de données pour déterminer les pertes civiles provoquées par l’artillerie. Si on prend l’exemple du siège de Sarajevo, plus de 300 000 obus ont tué au moins 3 000 civils en quatre ans et les snipers au moins 2 000 autres. On a donc un ratio de 100 obus (par ailleurs tirés avec grande précision à cette époque) pour tuer un habitant. J’ignore combien de dizaines de milliers d’obus israéliens ont été lancés durant les différentes campagnes, mais ils ont certainement contribué à tuer des centaines de civils en plus des frappes aériennes.
Qu’en est-il donc de la guerre actuelle ? Dans les campagnes précédentes, les Israéliens ont difficilement pu tenir une cadence de plus de 150 frappes aériennes par jour. En considérant le caractère exceptionnel de la période, on peut, par une grande libéralité, aller jusqu’à 300 par jour, soit désormais un total de plus de 7 000 strikes. En appliquant les pires barèmes (5 pour 1), cela donne 1 400 morts de civils. Tsahal ayant annoncé avoir touché 12 000 cibles, ce qui est impossible uniquement par des frappes aériennes, on peut donc considérer que la grande majorité des autres ont été traitées par l’artillerie et une petite minorité par hélicoptères ou drones. On ajoutera que ces frappes supplémentaires ont presqu’entièrement été effectuées dans la zone nord de la bande de Gaza, en partie évacuée. Elles ont probablement fait plusieurs centaines de morts, soit un total d’environ 2 000 civils et environ 1 500 combattants si on respecte les ratios des opérations précédentes.
En résumé, sauf à imaginer qu’Israël a décidé de viser directement la population, on ne voit comment du moins à partir de l’analyse des conflits précédents, on pourrait arriver à ce chiffre de 8 300 il y a quelques jours (et plus de 9 000 aujourd’hui). Si par ailleurs Israël avait décidé, à la manière du Hamas, d’attaquer directement la population, avec 7 000 frappes aériennes le chiffre serait sans doute beaucoup plus important que 8 300.
Pour autant, même si chiffre de 2 000 morts civils minore largement celui du ministère de la santé contrôlé par le Hamas – et il faudra peut-être que les institutions et les médias prennent en compte que cet organisme ment tout en instrumentalisant la souffrance – c’est 2 000 de trop. Ce chiffre en soi est déjà énorme. Il est bien au delà de la campagne de frappes en Serbie en 1999, de celle des Américains en Afghanistan fin 2001 ou bien encore de celle d’Israël au Liban en 2006. La coalition anti-Daesh ne reconnaît par ailleurs que 1 400 morts civils pour 33 000 frappes en six ans, avec il est vrai des chiffres d’AirWars nettement plus élevés.
Pour ma part, je pense que ces grandes campagnes de frappes et l’emploi massif de la puissance de feu sont surtout un moyen d’éviter les pertes de ses soldats, mais en reportant le risque sur les civils. C’est comme bombarder pendant des semaines un immeuble où seraient réfugiés des terroristes pour éviter de prendre le risque de s’y engager. Dans un cas comme cela, même si ces terroristes ont commis des atrocités et même si vous savez que les habitants ne vous aiment pas, vous envoyez le GIGN pour éliminer les malfaisants. Gaza est comme cet immeuble. Pour éliminer autant que possible le Hamas, tout en respectant mieux le droit international, de faire moins souffrir la population et donc de recruter pour l’ennemi ou de soulever l’indignation internationale, il faut privilégier à tout prix l’emploi des forces de combat rapproché – l’infanterie en premier lieu – plutôt que la puissance de feu massive à distance qui, au passage n’a pour l’instant au mieux détruit que 10 à 20 % du potentiel ennemi.
Pour savoir comment il faudrait faire, il suffit de se demander ce que ferait Tsahal si la population de Gaza n’était pas palestinienne mais israélienne et contrôlée par une organisation étrangère de 20 000 terroristes. Il faut quand même rappeler qu’en droit international, toute population est sous la responsabilité d’un État. La population de Gaza, juridiquement toujours un territoire occupé, est donc également toujours sous la responsabilité d’Israël via l’administration de l’Autorité palestinienne (qui n’est pas un État). Le minimum minimorum aurait voulu qu’Israël aide cette dernière à conserver le contrôle de Gaza en 2007 face au Hamas. Cela n’a pas été le cas, car l’occasion était trop belle d’empoisonner la cause palestinienne, mais c’est un autre sujet.
Elon Musk s’immisce dans les relations internationales. Après avoir reconnu être intervenu en Ukraine pour empêcher l’attaque de la flotte russe en Crimée, le voici qui défend l’intégration de Taïwan par la Chine. Simple souhait de protéger ses affaires ou réelle volonté de peser dans la diplomatie mondiale ?
Après l’Ukraine, où il assume d’avoir empêché l’armée ukrainienne d’attaquer la flotte russe en Crimée en limitant le faisceau de ses satellites Starlink et revendique des « actions diplomatiques » en faveur d’un plan de paix entre Kiev et Moscou (comprenant la tenue de nouveaux référendums sous supervision de l’ONU, l’abandon de la Crimée à la Russie et un « statut neutre » pour l’Ukraine), c’est sur la question de l’île de Taïwan que les ambitions diplomatiques d’Elon Musk se sont tournées. En qualifiant Taïwan de « partie intégrante » de la Chine, il a provoqué un tollé diplomatique. Jeff Liu, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères de Taïwan déclarant à la presse qu’Elon Musk « flatte aveuglément la Chine et si [ses| commentaires sont influencés par ses intérêts commerciaux », ils ne méritent pas d’être pris en considération.
Ces initiatives et ces échanges, qui peuvent sembler irréels entre un milliardaire de la big tech et les chancelleries, ont de quoi surprendre et appellent une réflexion approfondie. La géopolitique et les relations internationales traditionnelles, même si elles ont connu d’importantes évolutions au cours du vingtième siècle avec l’apparition d’organisations internationales en particulier, vivent leurs dernières heures. De nouveaux acteurs, privés et singuliers, apparaissent.
Un détour par l’histoire
Un rapide détour par l’histoire peut nous aider à comprendre. On pourrait dire que les géants du numérique ont en quelque sorte repris à leur compte le modèle des Zaibatsu japonais démantelés dans les années 1950, leur proximité avec l’armée étant considérée comme dangereuse par les États-Unis : conglomérats formés d’une multitude d’entreprises dans des activités très diverses mais permettant de contrôler l’ensemble de la chaîne économique d’un secteur, liées entre elles par des participations croisées (concentration), des opérations communes et des habitudes de concertation (ententes) tout en entretenant des liens étroits avec l’écosystème militaire (aides d’État). Avec les géants de la tech, ce modèle ne serait plus national mais mondial.
Une autre analogie historique est possible avec les différentes compagnies des Indes fondées par plusieurs États européens aux seizième et dix-septième siècles. Il s’agissait d’entreprises privées se comportant comme des quasi-États. Pour mémoire, l’East India Company britannique, créée en 1600 et dissoute en 1874, fut la première entreprise privée à acquérir des fonctions militaires et administratives, classiquement monopoles d’État. Le chercheur spécialiste de l’Inde, Roland Lardinois, parle d’une « puissante compagnie privée de marchands organisée sur un mode quasi-étatique ».
Chiffres d’affaires gigantesques et ambassadeurs
Ces analogies sont-elles valides pour les GAFAM ? Ces entreprises sont-elles en train de devenir des États, des quasi-États, des organisations internationales ou autre chose encore ? Dans un premier temps, il ne semble pas inutile de souligner que la capitalisation des GAFAM (2 700 milliards de dollars pour Apple, 2 496 milliards pour Microsoft, 1 728 milliards Alphabet (Google), 1 494 milliards pour Amazon et 784 milliards pour Méta) est individuellement supérieure au PIB annuel de plus de 170 pays dans le monde. Et l’on retrouve quasiment le même résultat si l’on compare leur chiffre d’affaires annuel au budget de ces 170 pays. Ensuite, si l’on observe le nombre d’utilisateurs de ces réseaux, Facebook fait aujourd’hui figure de « plus grand territoire numérique du monde », avec trois milliards d’utilisateurs mensuels revendiqués. Bien sûr, la comparaison entre les utilisateurs d’un réseau social et les citoyens d’un pays est assez spécieuse. Allons plus loin dans l’analogie.
Les dirigeants de ces entreprises considérables sont désormais davantage reçus comme des chefs d’États à travers le monde que comme des dirigeants d’entreprises. Et si le Danemark fut le premier pays à disposer d’un « ambassadeur au numérique » auprès des GAFAM en 2017, la France lui emboita le pas quelques mois après en nommant David Martinon au poste d’« ambassadeur pour le numérique ». La Commission européenne a également suivi le mouvement en ouvrant en septembre 2022 une « ambassade de la tech » à San Francisco et en nommant Gerard de Graaf comme ambassadeur pour assurer la promotion de la politique européenne dans le numérique.
Ce sont là des signes qui ne trompent pas. Si les États envoient des ambassadeurs auprès des GAFAM, c’est qu’ils ne les considèrent plus comme de simples entreprises. Par parallélisme des formes, les GAFAM envoient leurs ambassadeurs auprès des États en la personne de lobbystes VIP et de haut niveau, ancien ministres ou parlementaires de poids.
Cours suprêmes et cryptomonnaies
Les géants du numérique assurent leur « sécurité » intérieure et le maintien de l’ordre public sur leurs réseaux, rendent la « justice » et l’exécute par des demandes d’informations, de justificatifs d’identités, des préconisations, des suspensions ou des fermetures de comptes. Au travers du règlement DSA, la Commission européenne entend d’ailleurs encore augmenter ces pouvoirs de police en imposant aux plateformes numériques des obligations de censure au motif de mieux lutter contre les incitations à la haine, à la violence, au harcèlement, la pédopornographie, apologie du terrorisme. Facebook et Instagram se sont même dotés d’une « cour suprême » qui décidera en dernier ressort si un message, une photo, une opinion, un compte ou une page a lieu d’exister ou non. Les réseaux sociaux réglementent également les transactions commerciales qui ont lieu sur leur plateforme (les leurs et celles des entreprises tierces qui les utilisent) et envisagent de pouvoir battre monnaie dans un futur proche, même si pour le moment il ne s’agit que de cryptomonnaies.
Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, seuls les États étaient considérés comme sujets de droit international. Mais comme les vieilles nations avaient failli avec deux conflits mondiaux particulièrement meurtriers, certains, intellectuels et responsables politiques, considérèrent qu’il fallait les soumettre à un nouvel idéal commun plus large que celui propre à leur population et à leur territoire : un idéal universel. Pour atteindre cet idéal, de nouveaux modèles apparurent visant à diluer, diminuer, déléguer la souveraineté des États dans le cadre d’organisations internationales à vocation mondiale (SDN, ONU, OMS, UNESCO, OIT, AIEA) mais également régionale, comme l’Union européenne qui en est l’exemple le plus abouti et le plus intégré. Ces organisations sont considérées comme sujets secondaires ou dérivés du droit international procédant de la volonté des États qui ont décidé de les créer et possèdent le plus souvent une personnalité juridique.
Elon Musk devant les médias après le Forum Al Insight. (c) Graeme Sloan/Sipa USA
Des organisations internationales atypiques
Si nous en revenons à notre analogie, il nous semble que les grandes plateformes numériques peuvent de plus en plus s’apparenter à des organisations internationales atypiques telle que l’Union européenne. Même si elle ne lève pas l’impôt et ne possède aucun territoire, l’Union européenne n’en demeure pas moins capable d’attribuer une forme de nationalité et un certain nombre de droits aux citoyens européens, indépendamment et en plus de leur nationalité d’origine. Or aujourd’hui, Elon Musk (Tesla), Marc Zuckerberg (Meta), Satya Nadella (Microsoft), Andy Jassy (Amazon), ou Sundar Pichai (Google) n’hésitent pas à financer des actions de lobbying considérables (plus de 100 millions d’euros rien que pour l’UE), à d’engager des bras de fer avec des gouvernements (Russie, Chine, Inde, etc.) et des actions de « guerre économique » de grande ampleur, et participent activement à la diplomatie mondiale. Ajoutons que leur influence sur la vie concrète de milliards d’individus à travers le monde croît à vitesse grand V quand celle des États-nations et de leurs cadres traditionnels paraît de moins en moins adaptée à nos société liquides et hyperconnectées.
Ce phénomène nouveau est fondamentalement la conséquence de la faiblesse d’États-nations englués dans leurs propres contradictions depuis l’avènement de la mondialisation et le triomphe des théories du « village globale ». Elon Musk est certes un milliardaire fantasque mais qui a pleinement mesuré la puissance que la faiblesse des États a permis aux géants technologiques d’acquérir.
Et peut-être est-il déjà trop tard pour les États pour se réveiller. Joe Biden a certes lancé en janvier dernier un appel au Congrès américain à « demander des comptes » aux géants de la tech et à légiférer pour renforcer le contrôle du gouvernement. On qualifie certes d’historique le procès qui vient de s’ouvrir contre Google pour abus de position dominante sur le marché des moteurs de recherche. Mais imagine-t-on un seul instant les États-Unis se lancer dans un démantèlement des géants numériques alors qu’ils sont engagés dans une guerre technologique intense qui est l’un des fronts majeurs de la guerre pour l’hégémonie mondiale qui les oppose à la Chine ? Ce serait un suicide.
David Colon, professeur à Sciences Po Paris, auteur de « La Guerre de l’information. Les États à la conquête de nos esprits », éd. Tallandier, 2023. David Colon est chercheur au Centre d’histoire de Sciences Po. Il y enseigne l’histoire de la communication, des médias et de la propagande. Membre du Groupement de recherche « Internet, IA et société » du CNRS. Il a précédemment publié « Propagande » (éd. Belin 2019, rééd. Flammarion, Champs histoire 2021) distingué par les prix Akropolis et Jacques Ellul. Il a aussi récemment publié « Les Maitres de la manipulation », éd. Texto, 2023. Synthèse de la conférence par Marie-Caroline Reynier, diplômée d’un M2 de Sciences Po. Co-organisation de la conférence Pierre Verluise, fondateur du Diploweb et l’ADEA MRIAE de l’Université Paris I. Images et son : Arthur Robin. Montage : Arthur Robin et Pierre Verluise.
Comment la guerre de l’information structure-t-elle les relations internationales depuis les années 1990 ? Pourquoi l’avènement de l’ère numérique et de médias internationaux permet-il aux États d’interférer plus directement ? À partir d’un vaste panorama très documenté, David Colon présente clairement les cas des grands acteurs de la guerre de l’information. Des clés pour comprendre.
Cette vidéo peut être diffusée en amphi pour nourrir un cours et un débat. Voir sur youtube/Diploweb
Synthèse par Marie-Caroline Reynier pour Diploweb.com, relue et validée par David Colon
Bien qu’on ne la perçoive pas toujours, la guerre de l’information structure les relations internationales depuis les années 1990. En effet, l’avènement de l’ère numérique et de médias internationaux tels que CNN permet désormais aux États d’interférer plus directement. À partir d’un panorama depuis les années 1990 à aujourd’hui, David Colon s’intéresse aux États-Unis, à la Russie et à la Chine comme acteurs de la guerre de l’information. Voici la vidéo et la synthèse d’une conférence organisée par Diploweb.com et l’ADEA MRIAE de l’Université Paris I, le 12 octobre 2023, en partenariat avec le Centre géopolitique.
Les États-Unis en quête de domination informationnelle mondiale
D. Colon identifie la guerre du Golfe (2 août 1990 – 28 février 1991) comme point de départ de la guerre de l’information. Les États-Unis y manifestent leur puissance militaire, économique mais utilisent également le recours à l’information comme arme. À travers la doctrine de la « guerre en réseaux » (Network-Centric Warfare), ils veulent dominer le champ de l’information. Cette guerre du Golfe est un tournant, précisément car elle est perçue comme telle par la Chine et la Russie.
Par la suite, les États-Unis cherchent à étendre leur domination informationnelle (Information Domination) via les « autoroutes de l’information », l’affirmation de leur soft power et la création de géants du numérique (Google en 1998 notamment). À cette période, comme le souligne le discours du président B. Clinton devant les étudiants de l’Université de Pékin (1998), les États-Unis pensent que l’extension de leur système informationnel au monde entier conduira les derniers régimes autoritaires à disparaître.
D. Colon relate également à quel point le film Les experts/Sneakers (1992), visionné par McConnell, directeur de la National Security Agency (NSA), a produit des effets directs sur la politique de défense américaine. Ce film accélère la prise de conscience du basculement dans une nouvelle ère, celle de l’information électronique. Il met en exergue la nécessité de faire évoluer les outils et les méthodes de la NSA, pour favoriser la pénétration des réseaux ennemis. En ce sens, dès 1992, l’agence fédérale américaine chargée de la collecte des données électromagnétiques (SIGINT) redéfinit ses missions pour se lancer à grande échelle dans des opérations de cyberguerre.
Ensuite, la manipulation massive de l’opinion mondiale pour légitimer l’entrée en guerre des États-Unis contre l’Irak en 2003 apparaît comme un deuxième point de rupture. En effet, le recours à la manipulation de l’information mondiale, doublé d’une entorse au droit international n’est pas sans conséquence sur l’attitude des régimes autoritaires.
Enfin, l’utilisation du virus Stuxnet par les autorités américaines en 2009-2010 [opération conjointe avec les Israéliens mettant hors d’usage des centrifugeuses de l’usine iranienne d’enrichissement de Natanz] constitue un troisième point de rupture. Pensé comme un moyen de détourner les opérations iraniennes, ce virus, utilisé par la suite par des hackers iraniens, constitue le point de départ d’une cyberguerre mondiale.
La riposte russe
Si D. Colon utilise le terme de « riposte », il rappelle que l’action des services de renseignement russes s’inscrit dans la durée. Ainsi, la génération formée à l’art de la désinformation dans les années 1980 est actuellement au pouvoir, au premier rang duquel Vladimir Poutine qui fut agent de liaison du KGB auprès de la Stasi (police politique de la RDA) de 1985 à 1990. Pour les services de renseignement russes, la désinformation ne se définit pas comme l’obtention d’un résultat immédiat mais comme un lent travail de décomposition de la société adverse.
La spécificité russe en la matière tient au fait que ses trois services de renseignement et de sécurité réalisent des activités à l’étranger. Ainsi, le FSB (Service fédéral de sécurité) est chargé de la sécurité intérieure mais mène également des activités cyber offensives. D. Colon souligne que l’articulation faite en Russie entre activités de renseignement intérieur et extérieur est inenvisageable aux États-Unis entre le FBI et la NSA. De son côté, le SVR (Service russe des renseignements extérieurs) s’est lancé depuis les années 1990 dans des activités de renseignement sur Internet. Enfin, le GRU (Service de renseignement militaire), créé en 1918, fusionne des capacités de guerre psychologique acquises durant la Guerre froide avec des outils numériques.
La force des services de renseignement russes tient également dans leur appropriation du mode de pensée occidental. Selon les principes définis par N. Wiener, les Russes envisagent un usage militaire de l’information pour protéger leur sphère informationnelle de l’ennemi. Ils mènent également une guerre de subversion pour conquérir les esprits et semer le chaos partout où ils le peuvent. Leur efficacité tient donc à une conception défensive et offensive du conflit informationnel, tel que défini notamment par I. Panarin et S. Rastorguev.
Parmi les coups d’éclat des services de renseignement russes, la cyberattaque menée en 2007 en Estonie à l’encontre de sites web d’organisations gouvernementales fait date. D. Colon relève que ces opérations cyber sont systématiquement accompagnées d’opérations médiatiques, souvent plus fortes après l’attaque qu’avant. Par exemple, après l’élection de Trump en 2016, les Russes organisent des manifestations en faveur et à l’encontre de D. Trump. L’objectif n’était pas seulement de le faire élire mais également d’affaiblir toute confiance des citoyens américains dans la démocratie.
L’avènement du numérique et des médias sociaux est perçu comme un tournant par les services de renseignement russes. Ils y voient l’expression d’une guerre en réseaux. À cet égard, la mise en évidence de méthodes de prédiction de la personnalité à partir de la récupération de données Facebook par des chercheurs (M. Kosinski, D. Stillwell) n’a pas échappé aux services de renseignement russe. Le travail d’Alexandr Kogan, chercheur en psychométrie recruté par la société Cambridge Analytica, a tout particulièrement intéressé le GRU. Ces modèles prédictifs permettent également de cibler des individus fragiles, de les appâter avec des contenus relevant de la théorie du complot, comme l’illustre le succès de la mouvance QAnon aux États-Unis mais aussi en Europe.
L’action chinoise
Suite à la guerre d’Irak (2003), perçue comme une guerre totale, la Chine élabore une nouvelle stratégie en 2003 : « la doctrine des trois guerres », composée de la « guerre de l’opinion publique », « la guerre psychologique » et « la guerre du droit ». Ce faisant, la Chine se dote de capacités cyber lui permettant d’opérer des cyberattaques massives, profite des failles législatives américaines (si le rachat d’entreprises de la Silicon Valley est interdit, la Chine exploite la possibilité d’y prendre des participations) et joue la carte de l’influence.
Le réseau social TikTok, en ce qu’il affecte toutes les couches du cyberespace, constitue un exemple significatif de l’influence chinoise. En effet, la plateforme, qui réunit 1,7 milliard d’utilisateurs, a des incidences infrastructurelles et peut perturber le système d’information à sa source. Ainsi, en Norvège, l’un des plus grands fabricants de munition d’Europe n’a pas pu augmenter sa production en raison de la présence à proximité d’un centre de données saturé de vidéos TikTok qui accaparent la consommation d’électricité. Le réseau social interfère également sur la couche cognitive, et peut être utilisé comme un outil de subversion. En effet, l’utilisateur voit son attention captée et ne choisit pas les contenus qu’il regarde. Cette plateforme montre également les dangers de l’Intelligence Artificielle (IA) lorsqu’elle est intégrée à des opérations de grande échelle. La société NewsGuard a ainsi identifié qu’un réseau de 17 comptes TikTok utilisant un logiciel de synthèse vocale pouvait générer 5000 vidéos conspirationnistes visionnées 336 millions de fois et en mesure de recevoir 14,5 millions de mentions « j’aime » en 8 semaines.
En outre, D. Colon analyse la combinaison des intérêts chinois et russes sur le plan informationnel. Ainsi, en 2015, les deux pays ont signé un accord de cybersécurité, prenant la forme d’un pacte de non-agression dans le cyberespace. Leurs actions vont au-delà puisque la Chine et la Russie font également converger leurs opérations d’information et de désinformation.
Enfin, D. Colon met l’accent sur l’ampleur de la menace chinoise. Ainsi, les services de renseignement britanniques ont indiqué dans un rapport de 2023 que la Chine possède « presque certainement » le plus grand appareil de renseignement au monde, avec des dizaines de milliers d’agents. Un rapport de 2023 du GEC, cellule consacrée à la lutte contre la désinformation au sein du Département d’Etat américain, souligne la recrudescence de la désinformation chinoise, ce à quoi la Chine a répondu que les États-Unis sont « un empire de mensonges » ayant « inventé la militarisation de l’espace mondial de l’information ».
Que faire face aux défis informationnels ?
D. Colon insiste sur la nécessité de « renforcer notre système immunitaire face aux virus médiatiques ». Selon lui, une plus grande transparence doit être encouragée, notamment en imposant une déclaration de leurs activités à ceux qui mènent des activités d’influence. La création d’un Observatoire international sur l’information et la démocratie en 2022 est également à souligner dans cette perspective. Face aux menaces posées par Twitter, TikTok et l’IA générative, D. Colon propose de créer un réseau social européen de service public.
Il alerte également sur le besoin de « renforcer nos anticorps ». En effet, il constate que le nombre de personnels français en charge de la veille informationnelle est inférieur à 100 personnes. Il note l’urgence du renforcement des effectifs de la Sous-direction de la veille et de la stratégie (Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères) et de VIGINUM (service de l’Etat chargé de la vigilance et de la protection contre les ingérences numériques étrangères, rattaché au Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale). Enfin, le soutien au journalisme de qualité, à la manière du projet de certification de médias lancé par RSF, lui apparaît également central.
NB : La synthèse a été relue et validée par D. Colon. Copyright pour la synthèse Octobre 2023-Reynier/Diploweb.com
Quelques considérations sommaires sur une opération terrestre.
Modelage de la force
On parle beaucoup de la mobilisation des réservistes, inédite depuis 1973, mais ce ne sont pas eux, à l’exception des renforts individuels des brigades d’active, qui porteront l’assaut sur Gaza. Les brigades de réserve servent surtout à tenir les autres fronts, tout en contribuant à dissuader d’autres adversaires potentiels. Certaines brigades interviendront sans doute à Gaza, peut-être en 2e échelon des brigades d’active afin de tenir le terrain conquis ou lorsqu’il s’agira de contrôler la zone, une fois la conquête terminée.
L’attaque sera donc portée à Gaza, comme en 2006, 2008, 2009 et 2014, par les brigades d’active, qui, faut-il le rappeler, ne sont pas professionnelles en Israël. Elles sont armées par des hommes (pas de femmes dans les unités de combat) qui effectuent 32 mois de service et plus pour certains cadres et spécialistes. C’est suffisant pour apprendre un métier, mais insuffisant pour acquérir de l’expérience. La moyenne d’âge d’un bataillon d’infanterie israélien doit être aux alentours de 21 ans, celle d’un régiment d’infanterie en France est à peut-être 30 ans, sinon plus. Cela fait une énorme différence. Un officier israélien me disait : « Ce que l’on vous envie, ce sont vos vieux caporaux-chefs et sergents. Ils ne vont pas forcément défourailler tous azimuts s’ils prennent des cailloux sur la tronche, alors que chez nous cela arrive ». C’est une des raisons pour laquelle les Israéliens préfèrent souvent utiliser les réservistes, plus pondérés, dans les missions de contrôle en Cisjordanie. Cela a pour inconvénient de « désentrainer » les unités de réserve, par ailleurs moins bien équipées que l’active, des missions de combat à grande échelle et haute-intensité (GE-HI) mais permet en revanche aux brigades d’active de s’y consacrer. Cela est par ailleurs nécessaire car cette armée de très jeunes a de l’énergie mais pas de mémoire. Les derniers combats GE-HI datent de 2014, à Gaza justement, et il n’y a plus aucun soldat et cadres subalternes qui y a participé, au contraire de nombreux combattants du Hamas. D’où la nécessité de s’entraîner et se réentraîner y compris dans les jours qui précèdent une opération offensive.
Tsahal peut compter sur 4 brigades blindées (BB) en comptant la 460e brigade « école » et 5 brigades d’infanterie blindée (BI). Ce sont plutôt des brigades de petites dimensions (guère plus de 2000 hommes) et monochromes avec seulement des bataillons (3 parfois 4) d’infanterie ou de chars de bataille. A la mobilisation, ces brigades sont complétées de quelques réservistes (compter 2 jours), puis déplacées sur la zone d’action, ce qui compte tenu du poids moyen énorme des véhicules de combat israéliens impose l’emploi de rares porte-chars et donc là aussi quelques délais même si le pays est petit.
Une fois réunies dans la zone d’action, les brigades se reconfigurent en sous-groupements tactiques interarmes, en jargon militaire français. En clair, elles forment des groupements tactiques (GT) de la taille d’une compagnie avec 100 à 200 hommes sur environ une vingtaine de véhicules blindés, avec un savant dosage de génie pour l’ouverture d’itinéraire et le déminage, de chars de bataille Merkava IV pour le tir au canon et d’infanterie blindée, autant que possible sur véhicules lourds Namer et Achzarit, ou sinon sur les plus vulnérables M113. En fonction des missions, ces GT peuvent recevoir le renfort d’équipes de guidage de tirs (artillerie, hélicoptères, drones et chasseurs-bombardiers), d’équipes de génie spécial Yahalom et du bataillon cynophile Oketz, notamment pour le combat souterrain. Ils peuvent recevoir aussi le renfort de sections de la 89e brigade commando qui réunit les bataillons Duvdevan (popularisé par la série Fauda), Maglan et Egoz, qui peuvent agir aussi en autonome, comme les unités « stratégiques » Matkal (Terre), 13 (Marine), 669 et Shaldag (Air), avec cette difficulté de la pénétration isolée dans l’espace urbain hostile de Gaza.
En résumé, Tsahal a réuni un échelon d’assaut environ 80-100 groupements tactiques de compositions diverses. Notons qu’alors que l’on décrit le rapport de forces Israel-Hamas de manière globale, avec notamment plus de 600 000 hommes et femmes côté Tsahal, cela ne fait au maximum que 20 000 soldats en premier échelon à l’assaut, soit à peu près autant que le nombre de combattants ennemis en face, une situation en fait habituelle dans le combat moderne. Le 3 hommes contre 1 décrit comme absolument nécessaire pour attaquer quoi que ce soit est un mythe. Ce qui est important n’est pas le nombre de soldats mais la masse et la précision de la puissance de feu en tir direct, et là bien sûr les Israéliens sont très supérieurs.
Bien entendu, cet échelon d’assaut est appuyé par un puissant échelon d’artillerie, avec pour les seules trois brigades d’active deux fois plus de pièces que l’armée française avec une mention spéciale pour les mortiers, les plus utiles en combat urbain. Il y a également un échelon d’appui volant drones et d’hélicoptères, qui avec la portée de leurs armes n’ont même pas besoin de survoler Gaza pour prendre tout le territoire sous leur feu. Cet échelon aérien à surtout pour fonction d’interdire les toits, les hauteurs des bâtiments les plus élevés et parfois les grands axes à coups de missiles. Outre les missions autonomes sur des cibles d’opportunité dans la profondeur, obusiers et frappes aériennes servent à encager les zones 100 à 200 mètres au moins devant les troupes d’assaut. C’est une arme puissante mais à manier avec précaution, une seule erreur de frappe pouvant provoquer une catastrophe sur un groupement tactique en tir fratricide mais aussi bien sûr sur la population.
Bien entendu également, en arrière des brigades d’assaut et d’artillerie, on trouve les « montagnes de fer » de la logistique avec tout ce qu’il faut pour alimenter la bataille pendant des semaines, avec cette difficulté de l’acheminement ou du repli, des blessés en particulier, en zone très hostile. Petit aparté : l’armée israélienne s’était organisée en bases de soutien zonales en 2006, ce qui c’était avéré catastrophique dans la guerre contre le Hezbollah, plus personne ne sachant qui soutenait qui dès lors que l’opération avait pris une certaine ampleur. Ils se sont réorganisés depuis de manière plus classique, c’est-à-dire organiquement, et plus intelligente.
Phalanges et essaims
Un petit mot de la défense. On parle donc de 30 000 combattants pour le Hamas et les groupes alliés. On peut logiquement estimer à 20-25 000 le nombre de réels fantassins dans le lot, dont au moins 7 000 professionnels (beaucoup ont été perdus dans l’attaque du 7 octobre) et environ 15 000 « réservistes » miliciens. Ils sont plutôt bien équipés sur le modèle classique léger AK-RPG (7 et 29), avec un nombre inconnu de pièces collectives modernes : fusils de snipers lourds à grande portée, postes de tir de missiles et, surtout, mitrailleuses lourdes et canons-mitrailleurs de 23 mm.
Avec 25 000 fantassins pour défendre une frontière de 65 km, on a une densité de 300 à 400 hommes par km2 de frontière, ce qui est assez peu. La défense est donc zonale. Le secteur est découpé en six secteurs de brigade et eux-mêmes en quartiers de défense. Normalement un quartier de défense bien organisé est découpé en quatre espaces : les zones piégées et vides, les grands axes bourrés d’obstacles et de mines et dans l’axe de tirs d’armes à longue portée et de mortiers de 60 mm, des espaces de tir individuel dans les hauteurs –tireurs RPG pour tirer sur les toits des véhicules en haut, snipers un peu plus bas pour des tirs plus rasants et enfin des espaces de manœuvre. Ces espaces de manœuvre sont occupés par des sections de 10 à 30 hommes qui vont s’efforcer d’harceler autant qu’ils peuvent les Israéliens avant leur abordage des zones urbanisées avec des tirs lointains s’ils en ont les moyens, puis à l’intérieur des blocs en trois dimensions avec des caches, des passages à travers les murs ou les tunnels. On peut même des combattants-kamikazes isolés et cachés qui attendront, peut-être pendant des jours, de pouvoir attaquer des soldats israéliens. Tout cela, c’est un peu l’organisation optimale, à la manière de ce que faisaient les rebelles à Falloujah en Irak ou novembre 2003 (moins bien équipés que le Hamas) ou le Hezbollah à Bint Jbeil en juillet 2006, sans parler des combats de l’État islamique dans les villes d’Irak et de Syrie.
Point particulier : avoir quelques centaines de combattants par km2 dans des espaces d’une densité de plusieurs milliers d’habitants (9000 à Gaza-ville) implique que, même si une grande partie des habitants ont fui, la plupart des gens que les soldats israéliens vont rencontrer dans leur espace de combat seront des civils totalement innocents ou sympathisants du Hamas ou encore des combattants masqués. C’est après les murs, le deuxième bouclier des combattants du Hamas, peut-être encore plus contraignant pour les Israéliens que le premier. À cet égard, si les choses sont bien faites, Tsahal devrait avoir prévu dans ses plans la manière dont elle va gérer, en fait aider, immédiatement cette population dans les zones conquises.
Le combat qui s’annonce sera donc, comme dans les expériences précédentes à Gaza et à plus grande échelle, ou dans les combats similaires à Nadjaf et Falloujah en Irak en 2004, un combat de phalanges contre des essaims. Seule l’expérience de la bataille de Sadr City en 2008 pourrait constituer un autre modèle, à condition pour les Israéliens de vouloir in fine négocier et accepter la survie du Hamas, ce qui semble peu probable.
Pour l’instant Tsahal utilise ses groupements tactiques pour mener des raids aux abords. Le but est d’abord de tester l’ennemi, évaluer ses défenses et provoquer des tirs afin de détruire leurs auteurs, notamment les équipes de tir de missiles antichars. Secondairement, on prépare des itinéraires pour des engagements ultérieurs et on continue à poursuivre l’entraînement des troupes. On peut continuer ainsi un certain temps. Si les Israéliens ne font que cela, on sera effectivement sur le mode Sadr City ou même celui de la « tonte de gazon » des guerres précédentes contre le Hamas. Il n’est évidemment pas possible de casser le Hamas de cette façon, ce qui est le but stratégique affiché. Deuxième difficulté, Israël ne peut être en situation de mobilisation totale très longtemps car le pays est paralysé pendant ce temps. Le créneau GE-HI maximum est dont d’environ deux mois. Après il faudra passer à moyenne ou faible ampleur et faible intensité, au moins au sol, pour pouvoir durer à la manière de la guerre d’usure contre l’Égypte en 1969-1970, en espérant que cela ne débouche pas sur une extension du conflit (la guerre d’usure s’est terminée par une petite guerre entre Israël et l’URSS).
À un moment donné, peut-être après avoir eu la certitude qu’il n’y aura pas d’extension du conflit et peut-être épuisé toutes les possibilités de libération rapides d’otages, il faudra sans aucun doute lancer les 80 phalanges à l’assaut. Dans les guerres 1956 et 1967, les conquêtes de Gaza n’avaient pris qu’une journée face aux forces égyptiennes et à la division palestinienne. Cette fois, il faudra des jours et des semaines, mais sauf énorme surprise comme en juillet-août 2006 face au Hezbollah, les phalanges atteindront la mer. Ce sera néanmoins coûteux. Les combats similaires en 2014, limités à 3 kilomètres de la bordure et à une durée de trois semaines, avaient fait 66 morts parmi les soldats de Tsahal. Le « devis du sang » qui a dû être présenté par l’état-major à l’exécutif politique pour cette nouvelle opération doit être beaucoup plus élevé.
Le 7 octobre 2023, les attaques du Hamas contre Israël et la réponse israélienne qui a suivi ont replacé la question palestinienne au cœur du contexte sécuritaire au Moyen-Orient, faisant craindre une escalade régionale du conflit. Quelle est la position des États arabes face au conflit et à quelles réactions doit-on s’attendre en cas d’intervention terrestre israélienne à Gaza et de prolongation du conflit ? Le conflit Hamas-Israël pourrait-il affecter le processus de rapprochement entre Israël et certains États arabes ? Alors que l’Égypte a décidé de ne pas ouvrir ses frontières, quel rôle le pays tient-il dans ce conflit ? Une médiation du conflit par les pays arabes est-elle possible ? Le point avec Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS, spécialiste du Moyen-Orient et de la Turquie.
Des milliers de personnes ont manifesté à travers le monde arabe, notamment en Jordanie ou au Liban, pour exprimer leur indignation après la destruction d’un hôpital de Gaza par Israël et dénoncer le sort des civils palestiniens à Gaza. Quelle est la position des États arabes et à quelles réactions doit-on s’attendre en cas d’intervention terrestre israélienne à Gaza et de prolongation du conflit ?
Il y a en effet eu, en Jordanie et au Liban, des manifestations assez spectaculaires, notamment celle qui s’est tenue à Amman où des dizaines de milliers de manifestants ont réclamé l’ouverture des frontières. Cela a un sens très particulier dans ce pays lorsque l’on sait que plus de la moitié de la population jordanienne est d’origine palestinienne. Outre ces deux pays, de nombreuses manifestations se sont tenues dans des pays comme la Tunisie, l’Algérie, l’Irak ou la Syrie, ainsi que dans des pays non arabes de la région du Moyen-Orient, comme la Turquie et l’Iran – même si l’on peut émettre quelques doutes sur le caractère spontané des manifestations en Iran. La totalité de ces manifestations de soutien au peuple palestinien est une nouvelle preuve, si besoin en était, de la centralité de la question palestinienne pour les opinions publiques dans les mondes arabes et au Moyen-Orient.
La question palestinienne a été largement ignorée depuis des années au niveau des exécutifs des pays de la région. Mais dans la conjoncture politique actuelle, ouverte par le 7 octobre, de nombreux gouvernements sont obligés de tenir compte des sentiments, ou ressentiments, de leurs opinions publiques, ce qui a amené à une forme de radicalisation de l’expression des exécutifs.
Quant à la question de l’intervention terrestre, la visite du président étatsunien Joe Biden du 18 octobre dernier semble avoir marqué, en tendance, un point d’inflexion. Alors que les dirigeants israéliens insistaient continuellement sur la préparation de l’opération terrestre qui ne manquerait pas d’avoir lieu, les positions des responsables israéliens semblent s’être partiellement modifiées. L’état-major israélien, mesurant la difficulté d’une telle opération, semblait moins enclin à intervenir militairement au sol dans la bande de Gaza. On ne peut néanmoins pas exclure l’éventualité d’une opération terrestre risquant d’aboutir à une radicalisation des positions anti-israéliennes et une escalade régionale du conflit, notamment au Liban, pays de la ligne de front, puisqu’une partie de la frontière nord d’Israël est mitoyenne de ce pays. Le Hezbollah, particulièrement implanté dans la partie sud du Liban et qui contrôle méticuleusement la zone frontière avec Israël, a déclaré après le 7 octobre qu’il prendrait toutes les mesures nécessaires en cas d’invasion terrestre d’Israël à Gaza et agirait en conséquence.
Dans quelle mesure le conflit Hamas-Israël pourrait-il affecter le processus de rapprochement entre Israël et certains États arabes, entamé avec les accords d’Abraham, auxquels devait s’ajouter l’Arabie saoudite qui négociait, avant les évènements tragiques du 7 octobre, avec Tel-Aviv une normalisation de leurs relations ?
En réalité, les accords d’Abraham sont en partie dévitalisés de leur contenu depuis bien avant le 7 octobre. Ces accords ont, à tort, été qualifiés d’accords de paix puisqu’il n’y avait pas de guerre entre les pays signataires (le Bahreïn, les Émirats arabes unis, le Soudan, le Maroc et Israël). Ces derniers, à l’exception du Maroc, se posaient de nombreuses questions, notamment depuis le 1er janvier 2023, date de mise en place du nouveau gouvernement israélien dirigé par Benyamin Netanyahou, dont le centre de gravité est clairement situé à l’extrême-droite. Ce gouvernement comprend en effet des ministres suprémacistes juifs et ultra-orthodoxes qui ne cachaient pas leur intention d’annexer purement et simplement la Cisjordanie, mettant en porte à faux les pays signataires des accords.
En revanche, le Maroc a, pour sa part, continué à entretenir des relations de plus en plus étroites avec Israël, y compris depuis le 1er janvier dernier, cela en raison d’une configuration particulière. Les Israéliens, en contrepartie du soutien du Maroc, ont reconnu la marocanité du Sahara occidental, ce qui pour la diplomatie marocaine constituait une victoire considérable. C’est principalement pour cette raison que le Maroc a accepté de continuer à coopérer étroitement avec Israël depuis le début de l’année. Cependant, eu égard à plusieurs manifestations de protestation en soutien aux Palestiniens au Maroc même, le roi et l’exécutif marocain vont probablement être obligés de tenir compte de ce nouveau paramètre et relativiser leur active coopération avec l’État hébreu.
Les autres États arabes qui avaient signé les accords d’Abraham et qui considéraient que la question palestinienne se serait réglée de facto se sont trompés et sont obligés d’en tenir compte, car l’actualité a ramené la question palestinienne au centre de la situation régionale. Ces accords d’Abraham ne peuvent aujourd’hui être considérés comme caducs, dans le sens où ils n’ont pas été dénoncés juridiquement parlant, mais sont en partie politiquement dévitalisés.
Pour Israël, il s’avérait important d’approfondir le processus et de contracter des accords de normalisation avec l’Arabie saoudite, s’agissant du pays arabe le plus important de la région du fait de sa taille, de sa population, de sa richesse et de la présence des lieux les plus sacrés de l’islam. Le processus de négociation était compliqué, car Mohamed ben Salmane exigeait des contreparties, même s’il avait déclaré, à la fin du mois de septembre, que le processus avançait substantiellement. Néanmoins, immédiatement après les premières réactions de l’État d’Israël et le début des bombardements massifs contre Gaza, l’Arabie saoudite a pris la décision de geler immédiatement le processus de discussion et de normalisation. Cela signifie que la configuration régionale de la relation des États arabes avec Tel-Aviv s’est modifiée. Processus déjà perceptible depuis le début de l’année avec la mise en place du gouvernement d’extrême droite à Tel-Aviv et qui s’est accéléré et cristallisé depuis le 7 octobre.
Alors que l’Égypte a décidé de ne pas ouvrir ses frontières, quel rôle le pays tient-il dans ce conflit, notamment du fait de la situation sécuritaire complexe au Sinaï ? Alors que le Qatar et l’Égypte sont aujourd’hui perçus, chacun à leur manière, comme des acteurs clés dans le conflit Hamas-Israël, et face à un camp occidental en perte de crédibilité dans la région, dans quelle mesure peut-on envisager une médiation du conflit de la part des pays arabes ?
Si on parle toujours de blocus israélien à l’encontre de la bande de Gaza, il s’agit en réalité d’un blocus israélo-égyptien puisque la frontière sud de Gaza est sous le contrôle hermétique des autorités égyptiennes. Il y a plusieurs raisons à ce maintien du blocus par ces dernières depuis les attaques du 7 octobre sur le territoire israélien, indépendamment du niveau d’alerte humanitaire qui touche la population gazaouie. Avec environ 2,3 millions de personnes à Gaza, aucun État au monde n’accepterait sereinement la perspective du passage de plusieurs centaines de milliers de réfugiés à la frontière, car celui-ci entraînerait un problème de logistique considérable dans un pays qui connait une situation économique préoccupante. Par ailleurs, la sortie par le sud de la bande de Gaza débouche sur la péninsule du Sinaï. Or, si dans le reste de l’Égypte la situation sécuritaire est désormais à peu près assurée, le Sinaï est une région non sécurisée et gangrénée par des reliquats de groupes djihadistes et des mafias qui s’adonnent à des trafics de marchandises et d’êtres humains. Les autorités égyptiennes craignent donc qu’un afflux de Palestiniens dans le Sinaï n’aggrave davantage les déséquilibres de cette région. De plus, les responsables du Caire raisonnent sur le long terme, ayant conscience des points de fixation que constitueraient les camps de réfugiés palestiniens installés sur le sol égyptien. Ils tirent les enseignements de l’expérience des transferts massifs de populations palestiniennes au Liban, en Syrie, ou en Jordanie et de la constitution de camps de réfugiés. L’Égypte ne tient donc pas à ce qu’un processus similaire se reproduise dans leur pays en cas d’exode massif des Palestiniens de Gaza. Enfin, les autorités égyptiennes voudraient des garanties d’aides effectives de l’Organisation des nations unies (ONU), de ladite communauté internationale et des puissances occidentales, garanties qu’ils n’ont pas obtenues à ce jour. Plusieurs éléments se conjuguent et permettent ainsi de comprendre la position ferme de l’Égypte, que l’on peut certes critiquer, mais qui s’explique par une série de raisons politiques.
Le Qatar est un État central dans une hypothétique médiation, visant à un cessez-le-feu et un hypothétique début de négociation politique. Cela, car il possède une véritable expérience en termes de médiation, notamment par exemple entre les talibans afghans et les États-Unis. Il entretient par ailleurs des relations étroites avec Gaza. Une partie de la direction du Hamas est en effet basée à Doha et le Qatar verse environ 30 millions de dollars par mois à la bande de Gaza. Doha maintient également des contacts avec les autorités israéliennes, sans que le Qatar n’ait jamais été partie aux accords d’Abraham. Cependant, malgré ces atouts, le pays n’a pas à lui seul la possibilité d’avancer un réel processus de négociation, bien qu’il y prendra certainement part. La question des partenariats est donc primordiale.
Une médiation du conflit de la part des États arabes pris dans leur globalité n’est pas envisageable dans la mesure où leurs intérêts nationaux divergent et même s’ils doivent tenir compte de leurs opinions publiques comme nous l’avons évoqué précédemment. La Ligue des États arabes se fait par ailleurs remarquer par son assourdissant silence.
Enfin, phénomène préoccupant, l’ONU se trouve en situation d’apesanteur politique. Cela signifie en d’autres termes que ce qui devrait constituer la première instance de régulation internationale n’est pas actuellement en situation de peser sur le conflit actuel de façon efficiente.
Pour avoir sous-estimé les capacités d’action du Hamas, les autorités israéliennes sont aujourd’hui devant une situation qui ressemble à la quadrature du cercle. Cette métaphore rappelle la recherche depuis l’Antiquité d’une solution à un problème dont l’insolubilité a été démontrée seulement en 1882 par Ferdinand von Lindemann. Malheureusement pour Tsahal, l’équation à résoudre doit prendre en compte des variables qui ne sont pas indépendantes. Quelles sont-elles ?
Israël doit agir le plus tôt possible s’il veut atteindre son objectif affiché la destruction du Hamas. Car plus il attend, plus l’effet de sidération mondiale devant la barbarie du Hamas va s’estomper et les voix de tous ceux qui soutiennent le Hamas et qui mettent en avant les pertes des civils palestiniens seront audibles et tendront à renvoyer dos à dos Israël et le Hamas en parlant de crimes de guerre des deux côtés, comme l’ont fait honteusement dès le premier jour certains responsables de LFI en France.
Plus le temps passe, plus le Hamas, surpris lui-même par l’ampleur de sa victoire, aura le temps de s’organiser et plus le prix à payer pour les soldats de Tsahal sera grand s’ils veulent épargner les vies des civils dont le Hamas se servira comme boucliers, puisqu’il a interdit à une partie de la population d’évacuer le Nord de la bande de Gaza comme l’ont demandé les Israéliens soucieux d’épargner les populations civiles.
Mais agir rapidement, c’est le faire sans se soucier de la vie des otages dont la recherche de la localisation dans les souterrains qui truffent Gaza demandera du temps aux forces spéciales infiltrées. Par ailleurs, mener une opération terrestre d’occupation de la bande Gaza requiert une planification minutieuse qui doit ensuite être mise en œuvre par des dizaines de milliers de soldats dont beaucoup sont des réservistes.
Et, de son côté, le Hamas qui souhaite retarder voire interdire cette opération terrestre se sert de la double nationalité des otages et de leur âge qui va d’un bébé de quelques mois à une personne âgée en fin de vie, dans un goutte-à-goutte savamment dosé pour affaiblir les soutiens internationaux d’Israël et maintenir l’espoir de toutes les familles israéliennes des otages qui commencent à réclamer une solution politique. La libération des deux otages américains est à cet égard exemplaire.
Si Tsahal se lance dans une opération terrestre d’envergure où des milliers de civils sont tués, cela risque d’enflammer la rue des États arabes et fragiliser les chefs d’Etat qui ont rétabli des relations diplomatiques ou qui se rapprochaient d’Israël et rendre très difficile aux dirigeants du Hezbollah et à l’Iran de se cantonner à une participation qui reste pour l’instant symbolique. Or Israël sait que le Hezbollah est sorti considérablement renforcé (100 000 combattants ?) et aguerri par 10 ans de guerre en Syrie dans le domaine du renseignement, du combat en milieu urbain et des opérations militaires entre leurs forces et le contingent aéroterrestre d’un acteur mondial, la Russie.
Compte tenu de la dépendance de toutes ces variables, croire que l’on a trouvé la solution est se comporter comme tous ceux qui se sont essayé à résoudre la quadrature du cercle. Aussi, c’est avec une humilité totale et la quasi-certitude que ma prévision n’a qu’une chance limitée d’être le choix de Tsahal et des autorités israéliennes que je donne mon avis sur un choix possible.
En effet, compte tenu de toutes les pressions diplomatiques des alliés inconditionnels d’Israël, comme les USA et aussi des pays du Moyen-Orient qui ont établi des relations diplomatiques avec Israël — et en premier lieu l’Egypte —, qui veulent éviter toute action qui élargirait le conflit et, en particulier qui amènerait le Hezbollah à s’engager complètement si la mort de milliers de Palestiniens était avérée ; de la pression intérieure en Israël pour prioriser la libération des otages et pour limiter les pertes des soldats de Tsahal, je pense que la solution retenue ne peut être qu’une opération terrestre limitée dans des zones où les civils ont été majoritairement évacués dans un but essentiellement de communication intérieure et d’appui aux commandos infiltrés. Et l’effort, à mon avis, sera porté dans une longue guerre de l’ombre qui durera jusqu’à ce que tous les chefs du Hamas et la majorité des islamistes qui ont pénétré en Israël et accompli ces massacres barbares soient éliminés.
Audition de M. Sébastien Lecornu, Ministre des Armées le 7 juin 2022 | Copyright Assemblée nationale
L’audition, le 18 octobre dernier, du délégué National de l’ASAF, le Colonel (h) Christian Châtillon, devant la commission de défense de l’assemblée nationale en témoigne
Le Colonel Christian Châtillon, Délégué national de l’ASAF a représenté l’Association lors de l’audition des Associations d’Anciens Combattants (dits du Groupe des 12) par les députés membres de la Commission de la Défense de l’Assemblée nationale le mercredi 18 octobre 2023.
Les 24 députés présents ont écouté attentivement les remarques des associations qui touchaient particulièrement les questions de revalorisation des pensions, des points de retraite, de la prise en compte des blessés et traumatismes de guerre, des conditions d’attribution de la carte du combattant et des questions mémorielles…
L’exposé de l’ASAF ci-dessous s’est avéré complètement inédit parmi ces remarques conventionnelles.
AUDITION de l’ASAF à la COMMISSION DÉFENSE de l’ASSEMBLÉE NATIONALE
le 18 octobre 2023
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les députés,
Je suis le colonel (h) Christian Châtillon, délégué national de l’ASAF et mandaté à ce titre pour vous faire part des remarques de notre association, reconnue d’Intérêt Général (IG) et créée il y a 40 ans pour soutenir l’Armée française.
Le contexte d’autrefois a bien changé, mais il est paradoxal de constater que nos Armées qui ont maintenant une bonne image auprès de la société civile ne parviennent pas à recruter suffisamment de personnels dont elle a besoin chaque année.
Le rôle de l’ASAF est de faire prendre conscience à nos concitoyens et en particulier à notre jeunesse que la liberté n’est pas un héritage définitivement acquis mais impose une condition fondamentale pour le conserver :
C’est L’esprit de défense de la nation.
Quelle formation, voire information l’État dispense t’il à notre jeunesse au sujet des Armées et de l’esprit de défense ?
Si on segmente les jeunes générations concernées, on distingue deux niveaux :
Le premier niveau concerne la jeunesse française dans son ensemble.
Le second niveau concerne plus particulièrement les futures élites dirigeantes.
Au premier niveau, il existe deux activités à l’action 8 du programme 169 pour sensibiliser notre jeunesse à l’esprit de défense :
1°- La Journée Défense et Citoyenneté (JDC), obligatoire jusqu‘à l’âge de 25 ans, a concerné cette année 802.567 participants pour un budget de 112,7 M €, ce qui a représenté un coût de 140,43€ par individu.
Or on remarque que cette JDC a notamment pour objet « la détection dela marginalisation et de l’illettrisme ». On peut alors légitimement se demander s’il ne revient pas au Ministère de l’Éducation Nationale de financer cette JDC dont l’objet n’est pas vraiment consacré aux armées ni à l’esprit de défense.
2°- L’autre activité de l’action 8 est le Service Militaire Volontaire (SMV) d’une durée d’un an et qui a bénéficié en 2023 d’un budget de 52 M€.
Or dans les 6 centres métropolitains en activité, il n’y a eu au total que 1.230 stagiaires volontaires, ce qui a représenté un coût annuel par stagiaire de 42.000€ soit plus du double du coût de formation pour les élèves des classes préparatoires aux grandes écoles.
Ce qui suscite l’interrogation suivante :
Est-il concevable de conserver cette mesure hors de prix en l’état d’autant que seuls 25 volontaires sur les 1.230 ont rejoint les armées ?
En résumé, ni la JDC ni le SMV n’apportent de solutions satisfaisantes au développement de l’esprit de Défense chez nos jeunes, notamment en ce qui concerne le rapport coût/efficacité. Et ce n’est pas un Service national Universel (SNU), pourtant destiné à les remplacer mais aux contours encore flous, qui va donner à cette jeunesse un esprit de défense au travers d’une connaissance réaliste et concrète des armées.
Au second niveau, c’est-à-dire la formation de nos futures élites, la situation est bien plus préoccupante.
Il s’agit de la connaissance de l’institution militaire par nos futurs hauts fonctionnaires, les décideurs politiques de demain, formés à L’ École Nationale d’Administration (ENA) devenue depuis l’Institut National du Service Public (INSP) ou à d’autres Écoles relevant du pouvoir régalien, comme l’École Nationale de la Magistrature (ENM), l’Institut National des Études Territoriales (INET), l’École des Hautes Études en Santé Publique (EHESP), l’École Nationale Supérieure de Police (ENSP) ou bien encore l’École Nationale d’Administration Pénitentiaire (ENAP).
Le rapport Thiriez du 30 janvier 2020 proposait un tronc commun de formation à toutes ces Écoles. Pour rappel, ce tronc commun d’une durée de 6 mois préconisait un service national de 6 semaines, décomposé comme suit : une préparation militaire supérieure de 3 semaines et un encadrement du Service National Universel (SNU) de 3 semaines.
Rien d’exceptionnel, certes, mais plus sérieux quand même que la Journée Défense et Citoyenneté (JDC).
En fait, le rapport Thiriez a été soigneusement enterré.
Enfin et pour terminer, le 17ème rapport du Haut Comité d’Évaluation de la Condition Militaire (HCECM) daté de juillet 2023 préconise dans sa recommandation 11, je cite : « inscrire dans la durée la sensibilisation des élèves de l’INSP (ex-ENA) aux questions de défense et au mondemilitaire » fin de citation, rappelant ainsi une proposition identique formulée par le même HCECM dans son 13ème rapport paru en 2017 et non suivi d’effet.
L’exemple venant d’en haut, comment s’étonner alors de la désaffection de la société civile, à commencer par ses futures élites, pour une institution militaire dont elle ignore tout.
L’ASAF tient à dénoncer fermement ce manquement grave du pouvoir régalien.