Conflit israélo-palestinien : quel impact sur le marché du pétrole ?

Conflit israélo-palestinien : quel impact sur le marché du pétrole ?

ANALYSE. Les investisseurs semblent aujourd’hui dans l’expectative sur le marché du Brendt, dans l’attente de connaître l’ampleur d’une éventuelle contagion géopolitique du conflit israélo-palestinien. Par Eszter Wirth, Universidad Pontificia Comillas

                                                                                 (Crédits : CHINA STRINGER NETWORK)

 

Le conflit entre Israël et le Hamas n’est pas resté sans conséquence sur le marché du pétrole. Lundi dernier, le baril de Brent a augmenté de 4,2 % pour atteindre 88,15 dollars et celui de West Texas Intermediate (WTI) de 4,3 % pour atteindre 86,38 dollars. En ce milieu de semaine, il évolue au-dessus des 90 dollars.

Cette évolution peut surprendre dans la mesure où aucun des deux territoires directement concernés n’est un producteur important d’hydrocarbures et que, contrairement au schéma observé en 1973 au moment du premier choc pétrolier, les attentats sont restés pratiquement sans impact sur l’offre mondiale de pétrole. À l’époque, les pays pétroliers avaient décidé de réduire leur production pour sanctionner les alliés d’Israël, pris dans la guerre du Kippour l’opposant notamment à l’Égypte de Sadate et à la Syrie d’Assad.

Ces derniers jours, le plus grand gisement offshore d’Israël, Leviathan, n’a pas cessé de produire, bien que la production ait été interrompue dans le gisement de gaz de Tamar.

La crainte d’une contagion géopolitique

Les mouvements haussiers des premiers jours semblent plutôt dus au fait que les investisseurs ont été poussés par la peur. Ils craignent que le conflit militaire ne s’étende à la géopolitique d’autres États du Moyen-Orient et évaluent le risque géopolitique. Plusieurs pays producteurs de pétrole ont en effet apporté leur soutien au Hamas.

L’Iran, notamment, reconnaît avoir offert des armes et un entraînement à l’organisation paramilitaire palestinienne dans le passé, mais nie toute implication dans les derniers événements. Par ailleurs, l’organisation militaire libanaise Hezbollah s’est déjà jointe aux attaques dans le nord de l’État hébreu.

Les États-Unis imposeront-ils par ailleurs de nouvelles sanctions économiques à l’Iran, d’où est né le Second choc pétrolier en 1979, si le régime des ayatollahs continue à soutenir le Hamas ? Ils pourraient notamment durcir les sanctions sur le pétrole brut iranien après une période d’assouplissement voulu par l’administration Biden pour calmer les marchés pétroliers et contribuer à augmenter l’offre mondiale de pétrole à la suite de l’invasion de l’Ukraine.

Bien qu’il soit le quatrième producteur de pétrole au sein de l’OPEP, l’influence de l’Iran sur le marché international du pétrole demeure néanmoins limitée, précisément en raison des sanctions imposées en 2018 par l’administration Trump sur ses exportations. Quoiqu’il est également possible que le conflit israélo-palestinien déborde sur le détroit d’Ormuz, une étroite bande de mer au sud de l’Iran et au nord d’Oman, par laquelle transite quotidiennement 37 % du transport maritime de pétrole dans le monde. Une intervention iranienne dans les attaques pourrait perturber le trafic maritime dans cette région, ce qui augmenterait considérablement les prix du pétrole. Et, dans le pire des cas, même l’Arabie saoudite pourrait s’impliquer – en soutenant le Hamas – malgré ses efforts pour normaliser ses relations avec Israël.

Une demande qui ne fléchit pas

Ce qui peut inquiéter également, c’est que ce choc intervient après l’accord de septembre au sein de l’OPEP+ pour réduire la production de pétrole jusqu’à la fin de 2023, une décision portée par la Russie et l’Arabie saoudite. Le 2 avril, ils avaient déjà annoncé une baisse volontaire de plus d’un million de barils par jour de mai à septembre de cette année.

La raison de ces réductions est que les pays producteurs ont besoin de prix élevés pour couvrir les pertes causées par le Covid-19 et pour équilibrer leurs comptes fiscaux et étrangers. Ils n’ont pas hésité à afficher leur puissance internationale en agissant comme un cartel.

Par ailleurs, la crise immobilière et le ralentissement de la consommation privée chinoise à la suite de l’abandon de la politique du Covid zéro n’ont pas contribué à la diminution de la demande de pétrole brut sur le marché mondial, son industrie restant demandeuse d’énergie. Aux États-Unis, l’économie aussi reste demandeuse, en croissance malgré les hausses successives des taux d’intérêt. Même le Japon et la zone euro parviendront à croître légèrement en 2023 et à éviter la récession, selon les prévisions récemment publiées par le FMI.

Le fait est que le conflit entre Israël et le Hamas reste encore localisé et qu’il est encore loin de devenir une bataille régionale. Après une hausse les premiers jours, les marchés se sont calmés et le prix du pétrole brut Brent a baissé dès le mardi à 87,15 dollars le baril et le WTI à 85,33 dollars le baril. Les prix ont ensuite réaugmenté face à de nouvelles incertitudes quant aux évolutions du conflit.

La résistance de la demande mondiale de pétrole et les réductions stratégiques de l’OPEP+ semblent déterminer l’évolution des prix du pétrole pour le reste de l’année. À condition que le conflit israélo-palestinien ne s’étende pas à l’Iran et à l’Arabie saoudite.

______

Par Eszter Wirth, Profesora de Economía Internacional (ICADE), Universidad Pontificia Comillas

La version originale de cet article a été publiée en espagnol

Les petits réacteurs nucléaires modulaires joueront un rôle central dans la transition énergétique

Les petits réacteurs nucléaires modulaires joueront un rôle central dans la transition énergétique

OPINION. Les petites centrales nucléaires, également connues sous le nom de réacteurs modulaires de petite taille (Small Modular Reactors ou SMR en anglais), sont des installations nucléaires de production d’électricité de taille réduite par rapport aux réacteurs conventionnels. Ils sont conçus pour être plus compacts et plus modulaires, ce qui les rend plus facilement transportables et déployables dans différentes applications et environnements.

(Crédits : DR)

Les SMR sont encore en phase de développement et d’évaluation, et différentes approches et conceptions sont explorées par les concepteurs et les fabricants pour répondre aux besoins spécifiques de chaque projet.

Le marché des petits réacteurs modulaires (SMR) devrait connaître une croissance significative dans les années à venir. Les SMR sont plus petits, à la fois en termes de puissance et de taille physique, que les réacteurs nucléaires conventionnels à l’échelle du gigawatt. En règle générale, les SMR ont une puissance de sortie inférieure à 300 mégawatts électriques (MWe), certains pouvant atteindre 1 à 10 MWe.

La technologie SMR en est encore à ses premiers stades de développement, mais elle a le potentiel de révolutionner l’industrie de l’énergie nucléaire. Les SMR offrent un certain nombre d’avantages par rapport aux réacteurs nucléaires traditionnels, notamment :

Le marché mondial des SMR devrait atteindre 18,8 milliards de dollars d’ici 2030, avec une croissance annuelle composée (TCAC) de 15,8 %.

Voici quelques caractéristiques et avantages associés aux petites centrales nucléaires :

  • Taille et modularité :
    • Les SMR sont conçus pour être de taille réduite, ce qui facilite leur fabrication en usine et leur transport vers le site d’installation. Leur modularité permet d’ajouter ou de retirer des modules en fonction des besoins de la demande en électricité, offrant une certaine flexibilité.
  • Coûts de construction réduits :
    • Étant donné leur taille plus petite et leur construction modulaire, les SMR peuvent potentiellement réduire les coûts de construction comparativement aux réacteurs de grande taille. Les économies d’échelle peuvent être réalisées grâce à la production en série des modules.
  • Flexibilité d’utilisation :
    • Les petites centrales nucléaires peuvent être utilisées dans différents contextes, tels que la fourniture d’électricité à des communautés éloignées, des industries spécifiques, des zones côtières, ou pour des applications de désalinisation de l’eau. Elles peuvent également être utilisées comme sources d’énergie pour des projets miniers, des plates-formes offshore ou des missions spatiales.
  • Sécurité et gestion des déchets :
    • Les SMR sont conçus avec des mesures de sûreté intégrées pour minimiser les risques liés à la sûreté nucléaire. Certains SMR utilisent des conceptions passives qui ne nécessitent pas d’intervention humaine ou de sources d’alimentation externes pour assurer le refroidissement du réacteur en cas d’incident. De plus, les SMR peuvent être équipés de systèmes de gestion des déchets intégrés pour minimiser l’accumulation de déchets radioactifs.
  • Durabilité et émissions réduites :
    • Les SMR peuvent contribuer à la transition énergétique en fournissant une source d’énergie bas-carbone et en réduisant les émissions de gaz à effet de serre par rapport aux centrales à combustibles fossiles. Ils peuvent être intégrés aux réseaux électriques existants ou utilisés pour fournir une énergie décentralisée et résiliente.
  • Déploiement dans des environnements divers :
    • Les SMR sont conçus pour être déployés dans différents environnements, tels que des communautés éloignées, des zones côtières, des sites industriels, des plates-formes offshore ou des installations militaires. Leur taille réduite et leur modularité permettent une plus grande adaptabilité aux conditions locales et une meilleure intégration dans des infrastructures existantes.
  • Gestion des déchets :
    • Certains modèles de SMR sont conçus pour réduire la production de déchets nucléaires grâce à une meilleure utilisation du combustible ou à des cycles de retraitement. Ils peuvent également intégrer des systèmes de gestion des déchets avancés pour minimiser les risques liés aux déchets radioactifs et améliorer la sécurité à long terme.

Voici quelques-uns des principaux acteurs du marché SMR :

  • NuScale Power (États-Unis)
  • GE Hitachi Nuclear Energy (États-Unis/Japon)
  • X-énergie (États-Unis)
  • Natrium (États-Unis)
  • TerraPower (États-Unis)
  • Moltex Énergie (Canada)
  • Oklo (États-Unis)
  • Rolls-Royce (Royaume-Uni)
  • CNNC (Chine)
  • Rosatom (Russie)

Parmi les projets les plus intéressants, il y a le XAMR® de NAAREA est un micro générateur nucléaire de 4e génération à sels fondus et neutrons rapides où se produit une réaction de fission intrinsèquement régulée. De petite taille et produits en série dans des usines industrielles, ces SMR seront transportables pour assurer une production décentralisée d’électricité et de chaleur.

Ces entreprises développent diverses technologies SMR, chacune présentant ses propres avantages et inconvénients. Il est probable que plusieurs technologies SMR seront commercialisées dans les années à venir et que le marché finira par se contenter de quelques conceptions dominantes.

L’État de droit, un totem aux mille facettes

L’État de droit, un totem aux mille facettes

par Yann Caspar – Revue Conflits – publié le 16 octobre 2023

https://www.revueconflits.com/letat-de-droit-un-totem-aux-mille-facettes/


La question de l’État de droit peut sembler secondaire et ne concerner que les initiés. L’ouvrage de Ghislain Benhessa (Le Totem de l’État de droit, Concept flou, conséquences claires), docteur en droit public, avocat, philosophe et enseignant à l’Université de Strasbourg est là pour nous convaincre du contraire.

Ghislain Benhessa, Le Totem de l’État de droit, Concept flou, conséquences claires, éd. L’Artilleur, 2021, 240 pages, 18€.

Devenu un argument politique, fréquemment employé, il s’agit pourtant d’un concept philosophico-juridique difficile à définir.

C’est avant tout à ce travail de définition que se livre Benhessa, non sans déplorer que les promoteurs actuels de ce concept ne s’encombrent pas de la même rigueur intellectuelle en ayant fait de cette notion le « talisman ultime des démocraties occidentales, qui signifie tout à la fois, dans un gigantesque maelstrom, séparation des pouvoirs, indépendance de la justice, égalité devant la loi, transparence de l’action publique, liberté de la presse et de l’audiovisuel, pluralisme des partis politiques, et naturellement défense des droits fondamentaux et lutte contre les discriminations […] Un talisman dont les pouvoirs s’accroissent à mesure que d’énièmes droits lui sont implémentés, en fonction du contexte et des demandes sociales. »

L’État de droit est désormais cet outil permettant de faire passer l’intérêt général au second plan, forgeant un édifice dont les contours changent au gré de « valeurs protéiformes » défendus becs et ongles par le juge, figure centrale d’un système privilégiant la légalité à la légitimité ; en somme, « l’État de droit est devenu l’exercice du droit contre l’État », « l’outil de privatisation du monde au détriment du collectif, le cheval de Troie des doléances les plus diverses et les plus chamarrées. », un « dédale des libertés et des droits fondamentaux, sous l’autorité des juges. »

Deux conceptions du droit

Le modèle d’Hans Kelsen l’a emporté sur les conceptions de Carl Schmitt, un affrontement que Benhessa résume à merveille dans des pages consacrées à ce qu’il appelle le « combat des chefs » entre le « chevalier blanc » Kelsen et le « chevalier noir » Schmitt, le premier construisant un « système de compréhension du monde qui repose entièrement sur le droit », un « modèle scientifique de l’État de droit », le second en traquant les « apories et les angles morts » et puisant dans la « théologie et l’histoire des idées pour lui opposer le concept d’état d’exception ».

Le travail de Benhessa est aussi salvateur pour comprendre les conceptions gaulliennes et ses métamorphoses à partir de 1971, date à laquelle le Conseil constitutionnel se fait gardien des libertés fondamentales avec sa décision Liberté d’association. Le début d’une dérive, qui aboutira à une situation dans laquelle « les juges s’arrogent la fonction d’interprète exclusif de la Constitution », ce que le Général de Gaulle n’aurait jamais accepté.

Nous sommes désormais loin des conceptions initiales du Rule of Law destiné à « contenir la puissance publique du Gouvernement face à l’individu » et même de la pyramide des normes pensée par Hans Kelsen. L’État de droit est devenu le concept servant de terreau à un « rêve d’émancipation sans limites », un phénomène sur lequel avertissaient déjà Alexis de Tocqueville et John Locke, évoquant respectivement les notions de « liberté corrompue, dont l’usage est commun aux animaux comme à l’homme, et qui consiste à faire tout ce qui plaît » et de « libertés positives, [soit] le désir d’être son propre maître. »

Conséquences pour l’Union européenne

Selon Benhessa, Jürgen Habermas est celui ayant opéré à la fusion entre « identité européenne » et cette « notion bâtarde d’État de droit. » Véritable « mentor spirituel » de l’Union européenne, Habermas a une œuvre qui « éclaire l’idéologie qui traverse l’Union européenne, sur la question des nations, des frontières, des libertés et des droits fondamentaux. Une sorte de lucarne sur l’épicentre du grand projet fédéraliste. »

« Religion civile », l’État de droit a ses « meilleurs ennemis », la Hongrie et la Pologne, et n’accepte pas que des critiques soient émises contre son « coup de force terminal : par-delà la promotion des valeurs progressistes dont elle se veut le chantre — égalité, non-discrimination, tolérance, droits des minorités —, l’État de droit autorise l’Union européenne à verrouiller une bonne fois pour toutes l’hégémonie de ses normes dans leur intégralité. »

Il s’agit d’être pour l’État de droit ou contre. Aucune place pour la nuance et la critique. L’État de droit apparaît comme étant l’arme conceptuelle de prédilection utilisée par Bruxelles pour mater les réfractaires. Un chantage politique à destination de ceux élevant la voix contre les « valeurs » et les idéologies en vogue, ou encore le gouvernement des juges et les atteintes à la souveraineté nationale non prévues par les traités.

Rédigé d’une plume à la fois saillante et sûre de sa maîtrise des notions, l’ouvrage de Ghislain Benhessa mériterait d’être mis entre les mains de tous ceux maniant un concept dont ils n’ont bien souvent pas la moindre idée des véritables ressorts.

La guerre d’Ukraine, révélateur de l’incompétence stratégique et du cynisme des dirigeants du système politico-médiatique européen

Situation en Ukraine le 9 octobre 2023 © Ministère des Armées

Situation en Ukraine le 9 octobre 2023 © Ministère des Armées


Billet du lundi 09 octobre 2023 rédigé par le Général Jean-Bernard Pinatel, Vice-président et membre fondateur de Geopragma.

The Economist[1]avec la lucidité et le cynisme légendaires des britanniques, prend acte de l’échec de la contre-offensive et commande à l’Union Européenne de se préparer à une guerre longue.

The Economist est un magazine d’actualité  britannique fondé en 1843 par James Wilson et détenu par la famille Agnelli avec une participation des familles Rothschild, Cadburry et Schroders. Il est considéré comme un des plus influents hebdomadaire dans le monde.

Il vient de publier, vendredi 22 septembre 2023 sous la plume de sa rédactrice en chef Zanny Minton Beddoes, un article intitulé « Time to a rethink » qui est un modèle du genre car il met fin à un an et demi de mensonges occidentaux sur une victoire rapide de l’Ukraine et appelle désormais à penser une guerre longue[2].

Le constat est amer mais lucide : « la contre-offensive ne fonctionne pas. Malgré les efforts héroïques et les violations des défenses russes près de Robotyne, l’Ukraine a libéré moins de 0,25% du territoire occupé par la Russie en juin. La ligne de front de 1000 km a à peine changé. L’armée ukrainienne pourrait encore faire une percée dans les prochaines semaines, déclenchant l’effondrement des forces russes fragiles. Mais d’après les données des trois derniers mois, ce serait une erreur de miser là-dessus ».

Tout ce que j’ai écrit et proclamé depuis 18 mois, me faisant qualifier de pro-russe, est inscrit noir sur blanc dans l’article de ce magazine britannique qui témoigne une fois de plus de l’acharnement historique de l’Angleterre à bâtir et à diriger des alliances contre la puissance dominante en Europe : Au XIXe siècle contre la France de Napoléon, au XXe contre l’Allemagne de Guillaume II et d’Hitler, aujourd’hui contre la Russie de Poutine.

The Economist suggère des réajustements pour ne pas dire une rupture totale avec ce qui est fait depuis 18 mois.

Je cite : « Le premier rajustement à faire est militaire. Les soldats ukrainiens sont épuisés ; bon nombre de leurs meilleurs soldats ont été tués. Malgré la conscription, il lui manque l’effectif nécessaire pour soutenir une contre-offensive permanente à grande échelle. Il faut trouver des moyens et changer la donne. »

Le second est économique : « L’économie ukrainienne a diminué d’un tiers et près de la moitié du budget de l’Ukraine est payée avec de l’argent occidental. Dans une étrange maladie hollandaise en temps de guerre, la devise, la hryvnia, s’est renforcée alors même que les investissements privés ont chuté. Avec environ 1 million de personnes portent les armes et des millions ayant fui le pays, les travailleurs sont rares ».

Le troisième est politique : « Pour cela, il faut un changement de mentalité en Europe, qui a engagé autant d’armes que l’Amérique et beaucoup plus d’aide financière. Pourtant, il faut aller plus loin. Si M. Trump gagne en 2024, il pourrait réduire l’aide militaire américaine. Même s’il perd, l’Europe devra finalement porter plus de fardeau. Cela signifie renforcer son industrie de la défense et réformer le processus décisionnel de l’UE afin qu’elle puisse gérer plus de membres ».

Ce qu’il y a de merveilleux avec les anglais qui ont fait le Brexit pour rejoindre le grand large et la communauté maritime des anglo-saxons, c’est qu’ils continuent sans aucune gêne à vouloir dicter sa conduite à l’Union européenne.

L’incompétence stratégique des dirigeants européens et de la majorité des médias.

« The Economist » vient de siffler la fin de cette tragique période où nos dirigeants et les journalistes ont ostracisé tous ceux qui essayaient de leur faire prendre conscience de la dure réalité de cette guerre et de l’impossible victoire ukrainienne.

En effet, le bilan de dix-huit mois de déclarations des dirigeants occidentaux et de commentaires des journalistes européens sur la guerre en Ukraine est accablant. A l’exception de quelques grands journaux américains comme le Washington post et le New-York Times, tout le système politico-médiatique occidental n’a fait que délivrer des analyses erronées sur ce conflit et son contexte international en occultant ou en minimisant les faits déterminants qui conditionnent, depuis son origine, l’issue de cette guerre[3].

Quand la Russie est entrée en guerre en février 2022 pour défendre ce que Vladimir Poutine estimait être les « intérêts essentiels » de son pays, nos dirigeants et nos médias n’ont fait que sous-estimer la Russie et surestimer nos capacités militaires et économiques à la mettre à genoux et à emporter une victoire rapide contre Moscou. Et quand les faits ont révélé leurs erreurs, le système politico-médiatique, à quelques exceptions près que j’ai déjà soulignées, a décidé sciemment ou non de désinformer les populations européennes et, plus grave encore, les courageux soldats ukrainiens qui sacrifient leurs vies par centaines de milliers pour remporter la victoire qu’on leur promet mais qui est stratégiquement impossible.

En effet, un fait stratégique déterminant a conditionné toute la stratégie d’aide américaine à l’Ukraine. Depuis 1945, cette guerre est la première menée à ses frontières par la 1ère ou 2ème puissance nucléaire du monde en proclamant qu’elle agit parce que ses intérêts essentiels sont en jeux. C’est-à-dire, comme le prévoit sa doctrine militaire, la Russie se réserve le droit, si ses intérêts essentiels étaient menacés par une force classique (la contre-offensive ukrainienne par exemple), d’utiliser ses armes nucléaires non stratégiques. Fait essentiel qu’ont balayé d’un revers de la main tous les journalistes et consultants des plateaux TV, alors qu’il a conditionné toute la stratégie d’aide militaire américaine au régime de Kiev car au Pentagone le risque d’escalade nucléaire est pris au sérieux et personne n’est prêt à risquer Washington pour Kiev ou Varsovie.  

J’ai listé tous les faits qui en apportent la preuve depuis mars 2022 dans plusieurs analyses[4]. Et qui se résume comme me l’a déclaré un général américain : « we give Ukraine enough to survive but not enough to win », prouvant que le but de guerre des stratèges du Pentagone n’est pas la victoire qu’ils savent impossible, à moins d’accepter le risque d’un holocauste nucléaire, mais de bâtir un mur de haine entre l’Ouest et l’Est du continent européen pour affaiblir à la fois la Russie et l’Union européenne afin de  pouvoir concentrer leurs forces pour contrer la montée de la puissance chinoise.

Nos états-majors ont aussi sous-estimé la capacité d’adaptation de l’armée russe à cette guerre hybride nouvelle[5]. Mais les hommes politiques de Washington et le chef d’état-major américain le général Mark Milley, à l’image de Colin Powell en 2003, n’ont fait que mentir au monde entier notamment en surestimant les pertes russes.

Il a fallu l’intervention, le 3 mai 2023, 14 mois après le début de la guerre, du général Christopher Cavoli, commandant en chef de l’OTAN (the commander of US European Command) devant la commission des forces armées de la Chambre des représentants[6] (« the House Armed Services Committee ») pour rétablir la vérité : « The Russian ground force has been degenerated somewhat by this conflict, although it is bigger today than it was at the beginning of the conflict.”  “The Air Force has lost very little, they’ve lost 80 planes. They have another 1,000 fighters and fighter bombers,” “The Navy has lost one ship.”

Rappel de la litanie des promesses de victoire des dirigeants occidentaux qui, prenant leurs désirs pour la réalité, ont envoyé à la mort des centaines de milliers de jeunes ukrainiens.

La liste des déclarations qui surestiment notre capacité à faire plier la Russie est impressionnante.

La palme en revient à Bruno Lemaire.  Dès le 28 février 2002, il se précipite sur France info pour déclarer que la France et l’Union européenne allaient « livrer une guerre économique et financière totale à la Russie », dans l’objectif assumé de « provoquer l’effondrement de l’économie russe ». « Le rapport de force économique et financier est totalement en faveur de l’Union européenne, qui est en train de découvrir sa puissance économiqueNous visons Vladimir Poutine, nous visons les oligarques, mais nous visons aussi toute l’économie russe. »  Sous-estimation aussi sur l’impact des sanctions sur l’économie européenne, le ministre a reconnu que « l’Europe aura peut-être un peu plus d’inflation, parce que peut-être que les prix du gaz vont un peu augmenter ». Alors qu’une simple étude des chiffres 2021 publiées par British Petroleum montrait que l’UE ne pouvait pas se passer de gaz russe[7].

Par méconnaissance historique ou par arrogance, les dirigeants occidentaux ont mésestimé la résilience de l’économie et du peuple russe ainsi que de son soutien à Vladimir Poutine qui lui a redonné sa fierté et une relative aisance économique après les années noires de la décennie 90.  

Les déclarations des grands dirigeants occidentaux ont atteint des sommets d’irresponsabilité vis-à-vis des Ukrainiens en leur promettant la victoire, les incitant ainsi sans relâche à sacrifier leur vie pour une victoire que je savais impossible.

En Mai 2022, la belliciste Nancy Pelosi, présidente démocrate de la Chambre des représentants, avant le vote d’une rallonge budgétaire de 40 milliards de dollars (une année de PIB Ukrainien) déclarait : « Avec ce programme d’aide, l’Amérique envoie au monde entier le signal de notre détermination inébranlable à soutenir le peuple courageux d’Ukraine jusqu’à la victoire »[8] 

Le second est évidemment le premier ministre britannique Boris Johnson qui affirme le 1er juillet 2022 : « Le Royaume-Uni est avec vous et sera avec vous jusqu’à la victoire. »[9]

Le Président Macron y est allé aussi de sa déclaration guerrière en déclarant aux ukrainiens le 1er janvier 2023 : « nous vous aiderons jusqu’à la victoire [10]. »

Toutes ces déclarations sont d’un cynisme effrayant envers le peuple ukrainien et ses héroïques soldats car pas un vrai spécialiste de l’intelligence stratégique ne pouvait ignorer que la victoire de la contre-offensive ukrainienne était impossible avec le volume de forces engagée face à une armée russe retranchée, bénéficiant d’une supériorité aérienne quasi-totale, d’une puissance de feu terrestre trois fois supérieure et disposant du feu nucléaire si le hasard des combats amenait les ukrainiens contre toute logique à percer le dispositif russe et à menacer la Crimée.

Les britanniques à l’Union européenne : pas de négociations et préparez-vous pour une « guerre longue. »

Désormais, après dix-huit mois de guerre, le bilan est accablant.

Des voix s’élèvent aux Etats-Unis pour l’ouverture de négociations constatant que le temps et la logistique jouent contre l’Ukraine[11] : « Les chances d’un règlement favorable pour l’Ukraine disparaissent en raison du retard dans les armements et la mobilisation de la main-d’œuvre. Le zénith de l’aide de l’Ukraine est passé, et il ne sera pas égalé dans les mois et les années à venir. La possibilité d’une paix négociée ou même d’un cessez-le-feu à des conditions favorables à l’Ukraine deviendra plus improbable à mesure que l’avantage de la Russie sur le champ de bataille augmentera. »

Un exemple parmi beaucoup d’autres de l’incapacité logistique américaine et européenne à soutenir cette guerre est fournie par l’International Institute For Strategic Studies (IISS)[12]  : « La Russie et l’Ukraine ont parfois tiré collectivement quelque 200000 obus d’artillerie par semaine. Pourtant, la production américaine totale d’obus de 155 mm tourne actuellement à environ 20000 par mois, et n’atteindra que 90000 par mois en 2024, après un récent investissement de 2 milliards de dollars de l’armée américaine. Selon les médias, les jeux de guerre ont montré que dans un conflit de grande intensité, le Royaume-Uni épuiserait ses stocks de munitions en seulement huit jours. Les médias allemands ont suggéré en 2022 que les actions de la Bundeswehr dureraient entre quelques heures et quelques jours dans un tel conflit. ».

Evaluation confirmée par le « Center for Strategic and International Studies (CSIS) » de Washington : « Même si le Pentagone atteint son objectif déclaré de fabriquer 90000 obus par mois d’ici 2024, il ne représente encore que la moitié du niveau de production actuel de la Russie. » 

Quant à la livraison des F-16, les pilotes français qui ont volé sur ces avions américains et sur les Mig29, estiment qu’il faudra au moins deux à trois ans d’entrainement avant de pouvoir être efficaces sur le champ de bataille et rivaliser avec les Russes.

Mais pour The Economist et les britanniques qui se sont retirés de l’Union européenne il ne faut pas négocier avec Poutine et se « préparer à une guerre longue ». Avec son cynisme légendaire la Grande-Bretagne demande à l’Union européenne d’en porter le principal poids sans un mot pour les ukrainiens qui continueront d’en payer le prix du sang et pour les européens qui en subiront les conséquences économiques :

« Trop de conversations sur l’Ukraine reposent sur la fin de la guerre. Il faut que cela change. Priez pour une victoire rapide, mais prévoyez une longue lutte, et une Ukraine qui peut néanmoins survivre et prospérer. » « Pour cela, il faut un changement de mentalité en Europe, qui a engagé autant d’armes que l’Amérique et beaucoup plus d’aide financière. Pourtant, il faut aller plus loin. Si M. Trump gagne en 2024, il pourrait réduire l’aide militaire américaine. Même s’il perd, l’Europe devra finalement porter plus de fardeau. Cela signifie renforcer son industrie de la défense et réformer le processus décisionnel de l’UE afin qu’elle puisse gérer plus de membres. [13]»

Sans commentaire !


[1] https://www.economist.com/leaders/2023/09/21/ukraine-faces-a-long-war-a-change-of-course-is-needed

[2] Je traiterai dans une autre analyse ce que nous recommandent de faire nos chers amis britanniques sur l’air d’ « armons-nous et partez »

[3] Cette volonté de tromper la Russie, l’Ukraine et la population de l’Union européenne n’a malheureusement pas pour origine l’agression russe de février 2022. Dès 2014 les signataires des accords de Minsk2 (qui préservaient à la fois les intérêts sécuritaires de la Russie et l’intégrité du territoire ukrainien), n’ont été signés du coté occidental que dans le but de disposer des délais nécessaires pour bâtir une armée ukrainienne capable d’écraser le Donbass et reprendre la Crimée, comme l’ont révélé deux des garants de cet accord François Hollande et Angela Merkel. Ces deux dirigeants resteront devant l’histoire comme les premiers responsables des centaines de milliers de morts de cette guerre fratricide.

[4] Quand début mars2022, Zelensky a demandé à l’OTAN d’instaurer au-dessus de l’Ukraine une zone d’exclusion aérienne, c’est à Washington qu’on lui a répondu en lui disant qu’il n’en était pas question, les Etats-Unis pour lesquels l’Ukraine n’est pas un intérêt vital ne voulaient pas prendre le risque que les pilotes des deux premières puissances nucléaires s’affrontent dans le ciel ukrainien avec les risques d’escalade que cela implique. Quand un missile S300 est tombé en Pologne, Zelenski s’est précipité pour dire que c’est un missile Russe, démenti immédiatement par le Pentagone. Quand le 23 janvier 2023, Biden a annoncé l’envoi de 31Abrams, il a précisé que c’était des armes défensives, Chars toujours pas livrés à l’Ukraine 9 mois plus tard

[5] Hybride car elle emprunte des modes d’action aux deux guerres mondiales et qu’elle intègre les nouvelles capacités modernes de la guerre (satellites, GPS, drones, cyber-attaques, etc.)

[6] https://edition.cnn.com/2023/04/26/politics/russia-forces-ukraine-war-cavoli/index.html

[7] La production mondiale de gaz en 2021 était de l’ordre de 4038 milliards de m3, les exportations mondiales de 522 milliards (environ le huitième) dont 227 milliards provenaient de la Russie (soit 44%), l’Europe en a importé en 2021 361 milliards de m3(soit 69 % des exportations mondiales). Le reste du monde hors Russie en a exporté 295 milliards de m3. Si l’UE arrivait à capter tout ce gaz hors Russie, il lui en manquerait encore 361-295= 66 milliards soit 18%. Et l’Amérique du Nord que l’on nous a dit capable de remplacer le gaz russe n’en avait exporté que 2 milliards de m3 en 2021.

[8] https://www.lemonde.fr/international/live/2022/05/11/guerre-en-ukraine-en-direct-les-etats-unis-s-appretent-a-debloquer-40-milliards-de-dollars-supplementaires-pour-l-ukraine_6125423_3210.html

[9] https://www.lemonde.fr/international/article/2022/07/01/guerre-en-ukraine-le-soutien-de-boris-johnson-et-de-son-gouvernement-a-kiev-est-sincere-est-sans-ambiguite_6133022_3210.html

[10] https://www.bfmtv.com/politique/elysee/nous-vous-aiderons-jusqu-a-la-victoire-le-message-d-emmanuel-macron-aux-ukrainiens_AD-202212310256.html

[11] https://nationalinterest.org/feature/time-and-logistics-are-working-against-ukraine-206740

[12] https://www.iiss.org/online-analysis/survival-online/2023/06/the-guns-of-europe-defence-industrial-challenges-in-a-time-of-war/

[13] Ibid

Les enseignements militaires de la guerre de Gaza (2014) par Michel Goya

Les enseignements militaires de la guerre de Gaza (2014)

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 9 octobre 2023

https://lavoiedelepee.blogspot.com/2021/05/les-enseignements-militaires-de-la.html


Le conflit de 2014 survient alors que le Hamas est en grande difficulté après avoir perdu l’appui de ses sponsors syrien et iranien pour avoir condamné le régime d’Assad et surtout égyptien après le départ des Frères musulmans en juillet 2013. La circulation souterraine avec l’Égypte est coupée et le blocus, un temps desserré, est à nouveau hermétique. Les revenus du Hamas dans Gaza sont divisés par deux en quelques mois. Le mouvement tente alors de renouer avec le Fatah avec qui il signe un accord en avril 2014, ce qui déplaît fortement au gouvernement israélien qui décide d’une nouvelle guerre.

Le 12 juin, le meurtre de trois adolescents israéliens, qui succède à celui de deux adolescents palestiniens un mois plus tôt, provoque l’arrestation de centaines de suspects pour la plupart membre du Hamas, qui nie toute implication. Les mouvements palestiniens les plus durs comme le Djihad islamique, ripostent par des tirs de roquettes qui provoquent eux-mêmes des raids de représailles. Le gouvernement israélien, poussé par son aile radicale, saisit l’occasion de lancer une nouvelle campagne croyant rééditer le succès de Pilier de défense en 2012. Mais cette fois le Hamas est prêt à un affrontement de longue durée dans l’espoir d’obtenir une réaction internationale et la fin du blocus. Cet affrontement commence le 8 juillet et dure jusqu’au 26 août 2014. L’opération israélienne est baptisée Bordure protectrice.

D’un point de vue tactique, cette opération se distingue avant tout des précédentes par un taux de pertes des forces terrestres israéliennes singulièrement élevé. L’armée de terre israélienne a ainsi déploré la perte de 66 soldats en 49 jours de combat contre deux lors de l’opération Pilier de défense en 2012 (7 jours) et 10 lors des 22 jours de l’opération Plomb durci en 2008-2009. Ces pertes israéliennes se rapprochent de celles subies lors de la guerre de 2006 contre le Hezbollah (119 morts pour 33 jours de combat), alors considérée comme un échec. Elles sont à comparer à celles de leurs ennemis, de l’ordre de 90 combattants palestiniens tués contre aucun Israélien en 2012, mais selon un ratio de 40 à 70 contre 1 pour Plomb durci et de 6 à 10 contre 1 pour Bordure protectrice. Tsahal perd également une dizaine de véhicules de combat en 2014 contre aucun en 2008.

Cette singularité s’explique essentiellement par les innovations opératives et tactiques des brigades al-Qassam, contrastant avec la rigidité du concept opérationnel israélien d’emploi des forces qui, lui, n’a guère évolué. Ces innovations ont permis aux forces du Hamas, à l’instar du Hezbollah et peut-être de l’État islamique, de franchir un seuil qualitatif et d’accéder au statut de « techno-guérilla » ou de « force hybride ». Cette évolution trouve son origine dans les solutions apportées par le Hamas à son incapacité à franchir la barrière de défense qui entoure le territoire de Gaza pour agir dans le territoire israélien.

L’arsenal impuissant

La première phase de la guerre ressemble aux précédentes. Grâce à l’aide de l’Iran, le Hamas a développé sa force de frappe. Sur un total de 6 000 projectiles, fabriqués sur place ou entrés en contrebande, le Hamas dispose d’environ 450 Grad, de 400 M-75 et Fajr 5 (80 km de portée) et surtout de quelques dizaines de M-302 ou R-160 susceptibles de frapper à plus de 150 km, c’est-à-dire sur la majeure partie du territoire israélien. Le Djihad islamique dispose de son côté de 3 000 roquettes, moins sophistiquées, et les autres groupes, Front populaire et démocratique de libération de la Palestine (FDLP) ou des Brigades des martyrs d’Al-Aqsa de quelques centaines.

À l’imitation du Hezbollah et toujours avec l’aide de l’Iran, les Brigades al-Qassam se sont dotées également d’une petite flotte de drones Abadil 1, dont certains ont été transformés en « bombes volantes ». Hormis ces derniers moyens, l’ensemble reste cependant de faible précision et condamné à un emploi majoritairement anti-cités. Il est utilisé immédiatement, mais finalement avec encore moins d’effet que lors des campagnes précédentes. Au total, en 49 jours, 4 400 roquettes et obus de mortiers sont lancés sur Israël causant la mort de 7 civils, soit un ratio de 626 projectiles pour une victime, trois fois plus qu’en 2008-2009. L’emploi des drones explosifs par le Hamas se révèle également un échec, les deux engins lancés, le 14 et le 17 juillet, ayant été rapidement détruits, l’un par un missile anti-aérien MIM-104 Patriot et l’autre par la chasse.

Si les destructions sont très limitées, les effets indirects sont plus sensibles. L’économie et la vie courante sont perturbées par la menace des roquettes comme jamais sans doute auparavant, jusque sur l’aéroport Ben Gourion de Tel Aviv qui doit arrêter son activité pendant deux jours. Il n’y a cependant rien dans cette menace qui puisse paralyser le pays. Plus que jamais, l’artillerie à longue portée du Hamas est une arme de pression et un diffuseur de stress (le nombre des admissions hospitalières pour stress est très supérieur à celui des blessés) plutôt qu’une arme de destruction. Elle constitue surtout le symbole de la résistance du Hamas, et de ses alliés. D’un autre côté, bien que faisant 200 fois moins de victimes civiles que les raids aériens, elles peuvent par leur destination uniquement anti-cités être qualifiées par les Israéliens d’« armes terroristes » et justifier le « besoin de sécurité » d’Israël aux yeux du monde extérieur.

Cette inefficacité des frappes du Hamas s’explique d’abord par leur imprécision, réduisant le nombre de roquettes réellement dangereuses à environ 800 mais aussi par la combinaison des mesures de protection civile israélienne et du système d’interception Dôme de fer officiellement crédité de 88 % de coups au but. Si ce chiffre est contesté, il n’en demeure pas moins que ce système très sophistiqué a démontré là son efficacité, surtout contre les projectiles à longue portée, sinon son efficience au regard de son coût d’emploi, estimé à entre 40 000 et 90 000 dollars pour chaque interception d’un projectile.

La force de frappe anti-cités

De son côté, comme dans les opérations précédentes, Israël a utilisé sa force aérienne et son artillerie pour frapper l’ensemble de la bande de Gaza pour, comme dans les opérations précédentes, affaiblir l’instrument militaire du Hamas, en particulier ses capacités d’agression du territoire israélien. De manière moins avouée, il s’agit aussi de faire pression sur la population pour qu’elle se retourne contre le gouvernement du Hamas qui est lui-même frappé. À défaut de les détruire, il s’agit, encore une fois, de faire pression simultanément sur les trois pôles de la trinité clausewitzienne. 

Le premier objectif n’est que très modestement atteint. Le nombre total de frappes a représenté le double de celui de Plomb durci, soit environ 5 000, pour des pertes estimées de combattants palestiniens sensiblement équivalentes. Sachant que ces pertes sont aussi pour une grande part, et bien plus qu’en 2008, le fait des forces terrestres, il est incontestable que l’impact de la campagne de frappes sur les capacités militaires du Hamas a été plus faible que lors des opérations précédentes. Si quelques leaders du mouvement palestinien ont été tués comme Mohammed Abou Shmallah, Mohammed Barhoum et surtout Raed al Atar, les tirs de roquettes n’ont jamais cessé et la capacité de combat rapproché a été peu affectée.

Cette inefficacité est essentiellement le fait de l’adoption par le Hamas de procédés de furtivité et de protection terrestre plus efficaces. Plus les Israéliens dominent dans les « espaces fluides » et plus le Hamas densifie et fortifie son « espace solide » pour faire face aux raids de toutes sortes, aériens ou terrestres. Par leurs propriétés physiques et juridiques, murs et populations civiles sont de grands diviseurs de puissance de feu. Avec le temps, le Hamas, comme le Hezbollah au Sud-Liban, y a encore ajouté une infrastructure souterraine baptisée « Gaza sous Gaza » qui protège les centres de commandement du Hamas, ses stocks et une partie de ses combattants, répartis en secteurs autonomes de défense bien organisés. À la domination israélienne dans les airs répond par inversion l’emploi de la 3e dimension souterraine, déjà utilisée pour contourner le blocus et se ravitailler par le Sinaï égyptien.

Cette tactique inversée se retrouve aussi lorsqu’il s’agit de combattre à l’air libre. Aux complexes de reconnaissance-frappes israéliens sophistiqués, et donc couteux et rares, répond l’emploi de lance-roquettes peu onéreux et abondants, souvent employés de manière automatique pour que les servants ne soient pas frappés. L’armée de l’air et l’artillerie israéliennes peuvent se targuer de repérer les tirs très vite, grâce à la surveillance permanente de drones ou de ballons, et de frapper les sites d’origine en quelques minutes, voire quelques secondes, prouesse technique remarquable mais de finalement peu d’intérêt.

L’efficacité militaire des frappes israéliennes massives dépend aussi beaucoup de la surprise. Cela a été le cas en partie en 2008 et plus encore en 2012, et les principales pertes ennemies ont eu lieu les premiers jours. Ce n’est plus du tout le cas en juillet 2014 puisque les frappes avaient déjà commencé ponctuellement en juin. Lorsque la campagne commence véritablement, il n’y a plus de combattants du Hamas visibles dans les rues de Gaza.

Le deuxième objectif, faire pression sur la population dans son ensemble pour, indirectement, imposer sa volonté au « gouvernement » du Hamas, est toujours aussi moralement et opérationnellement problématique. Outre les 1 300 à 1 700 victimes civiles et les dizaines de milliers de blessés, plus de 11 000 habitations ont été détruites et presque 500 000 personnes, un tiers de la population, ont été déplacées. Les systèmes d’alimentation en eau et en électricité ont été détruits. Si le lien entre ces actions sur la population et la haine que celle-ci peut porter à Israël est évident et si la dégradation à l’étranger de la légitimité du combat d’Israël ou simplement de son image est établie, on ne voit pas très bien en revanche la corrélation entre cette action sur la population et les décisions du Hamas. Si des mouvements de colère ont pu être constatés contre le Hamas, en particulier lorsque des trêves ont été rompues par lui à la fin du conflit, il n’est pas du tout évident que le Hamas sorte politiquement affaibli de ce conflit.

Au bilan, on peut s’interroger sur la persistance, dans les deux camps, de l’emploi de frappes à distance qui touchent essentiellement la population, emploi qui s’avère à la fois moralement condamnable et d’une faible efficacité. La réponse réside probablement dans les capacités défensives de chacun des deux camps qui inhibent les attaques terrestres. Comme les premiers raids de bombardement britanniques sur l’Allemagne en 1940, largement inefficaces, lancer des roquettes ou des raids aériens apparaît comme la seule manière de montrer que l’« on fait quelque chose », avec ce piège logique que si l’un des camps frappe, l’autre se sent obligé de l’imiter puisqu’il peut le faire. Le message vis-à-vis de sa propre population l’emporte sur celui destiné à l’étranger.

Cet équilibre de l’impuissance a cependant été modifié par le développement par le Hamas de nouvelles capacités d’agression du territoire israélien par le sol. Faire face à ces innovations imposait cependant de pénétrer à l’intérieur des zones les plus densément peuplées de Gaza et de revenir à une forme de duel clausewitzien entre forces armées.

La nouvelle armée du Hamas

De 2012 à 2014, toujours grâce à l’aide de ses sponsors, le Hamas se dote de moyens de frappe directe jusqu’à des distances de plusieurs kilomètres. Des missiles antichars AT-4 Fagot (2 500 m de portée), AT-5 Spandrel (4 000 m) et surtout des modernes AT-14 Kornet (5 500 m), provenant principalement de Libye via l’Égypte de l’époque des Frères musulmans, ont été identifiés, de même que des fusils de tireurs d’élite à grande distance (Steyr. 50 de 12,7 mm). Ces armes constituent une artillerie légère à tir direct qui permet d’harceler les forces israéliennes le long de la frontière.

Le Hamas développe également des capacités de raids à l’intérieur du territoire israélien contournant la barrière défensive. Une unité de 15 hommes a été formée à l’emploi de parapentes motorisés pour passer au-dessus du mur (elle ne sera pas engagée), des équipes de plongeurs sont destinées à débarquer sur les plages, surtout une quarantaine de tunnels offensifs ont été construits dont certains approchent trois kilomètres de long. Ces tunnels offensifs sont à distinguer des galeries destinées à contourner le blocus pour s’approvisionner en Égypte et qui avaient constitué un objectif prioritaire de l’opération Plomb durci. Il s’agit au contraire d’ouvrages bétonnés, placés entre dix et trente mètres sous la surface et longs de plusieurs kilomètres. Certains sont équipés de systèmes de rails et wagonnets.

Le premier des six raids du Hamas en territoire israélien a lieu le 17 juillet. Un commando de treize combattants palestiniens, infiltré par un tunnel, attaque un kibboutz situé près de la frontière. C’est la première attaque de la sorte contre Israël, qui ne provoque pas de pertes civiles mais suscite une grande surprise et donc une forte émotion dans la population. Au bilan, les quatre raids souterrains ne parviennent pas à pénétrer dans les cités israéliennes mais ils permettent de surprendre par deux fois des unités de combat israéliennes et leur infligeant au total onze tués et douze blessés, soit déjà plus que pendant les trois semaines de l’opération Plomb durci. Les deux raids amphibies, en revanche, décelés avant d’arriver sur les plages sont détruits sans avoir obtenu le moindre effet.

À ces nouvelles armes et ces capacités de raids, la troisième innovation du Hamas et mauvaise surprise pour Tsahal réside dans la professionnalisation de son infanterie, de bien meilleure qualité que lors des combats de 2008. À la manière du Hezbollah, les 10 000 combattants permanents du Hamas, auxquels il faut ajouter autant de combattants occasionnels et de miliciens des autres mouvements, sont structurés en unités autonomes combattant chacune dans un secteur donné et organisé. Les axes de pénétration, par ailleurs généralement trop étroits pour les véhicules les plus lourds, ont été minés dès le début des hostilités selon des plans préétablis et des zones d’embuscade ont été organisées. Des emplacements de tirs (trous dans les murs) et des galeries ont été aménagés dans les habitations de façon à pouvoir combattre et se déplacer entre elles en apparaissant le moins possible à l’air libre. Le combat est alors mené en combinant l’action en essaim de groupes de combat d’infanterie et celui des tireurs d’élite/tireurs RPG ou, plus difficile dans le contexte urbain dense, de celui des missiles antichars. Dans tous les cas, la priorité est d’infliger des pertes humaines plutôt que de tenir du terrain ou de détruire des véhicules.

Le retour du duel

La nouvelle menace des raids palestiniens et la pression populaire qu’elle induit obligent le gouvernement à ordonner l’engagement des forces terrestres, sur une bande d’un kilomètre de profondeur, pour repérer et détruire les tunnels permettant aux combattants du Hamas de s’infiltrer en Israël. Dans la nuit du 17 juillet, les brigades de la division de Gaza, 401e Brigade blindée, Golani, Nahal et Parachutiste déployées le long de la frontière commencent leurs actions de destruction des sites de lancement de roquettes et surtout du réseau souterrain, en particulier à proximité de la frontière Nord et Nord-Est. La mission est donc très similaire à celle de l’opération Plomb durci.

Comme en 2008, les Israéliens forment des groupements tactiques très lourds avec une capacité de détection accrue pour déceler les entrées de tunnel, par les airs et les senseurs optiques, phoniques, sismiques et infrarouges. Les véhicules lourds Namer sont beaucoup plus présents qu’en 2008, les Merkava sont dotés du système Trophy, qui associe un radar avec antennes pour déceler l’arrivée de projectiles, un calculateur de tir et des mini-tourelles pour tirer des leurres ou des salves de chevrotines. Le système, très couteux, semble avoir prouvé son efficacité. Dans les zones ainsi ouvertes, les tunnels découverts sont soit livrés aux frappes de bombes guidées soit, plus généralement, pénétrés et détruits à l’explosif par les groupes de l’unité spéciale du génie Hevzek. Au sol et en sous-sol, le génie israélien utilise pour la première fois à cette échelle des robots de reconnaissance, comme le Foster Miller Talon-4 armé d’un fusil-mitrailleur court. Ces robots sauvent incontestablement plusieurs vies israéliennes.

Ces opérations rencontrent une forte résistance qui occasionne des pertes sensibles aux forces israéliennes. Contrairement à l’opération Plomb durci de 2008-2009 où elles s’étaient contentées de pénétrer dans les espaces les plus ouverts de la bande de Gaza dans ce qui ressemblait surtout à une démonstration de force, les unités israéliennes ont été contraintes cette fois d’agir dans les zones confinées et densément peuplées de la banlieue de Gaza ville, beaucoup plus favorables au défenseur.

Les combats y sont d’une intensité inconnue depuis la guerre de 2006. Au moins cinq sapeurs israéliens auraient été tués dans les tunnels, quatre autres en conduisant des bulldozers D-9. Le 19 juillet, une section de la brigade Golani est canalisée vers une zone d’embuscade où elle perd sept hommes dans la destruction d’un véhicule M113 par une roquette RPG-29. Six autres soldats israéliens sont tués aux alentours dans cette seule journée qui s’avère ainsi plus meurtrière pour Tsahal que les deux opérations Plomb durci et Pilier de défense réunies. Cinq hommes tombent encore le lendemain dans le quartier de Tuffah, en grande partie par l’explosion de mines. Le 22 juillet, deux commandants de compagnies de chars sont abattus par des snipers. Le 1er août, un combattant suicide sortant d’un tunnel parvient à se faire exploser au milieu d’un groupe de soldats israéliens en tuant trois. Le nombre de tués et blessés de la seule brigade Golani s’élève à plus de 150 dont son commandant, renouant avec la tradition israélienne du chef au contact. Les pertes des Palestiniens sont nettement supérieures mais certainement pas dans le rapport de 10 pour 1 revendiqué par Tsahal.

Dans ce contexte d’imbrication et alors que la population civile est souvent à proximité, la mise en œuvre des appuis est difficile. Les hélicoptères d’attaque peuvent tirer sur la presque totalité de la zone d’action des forces d’attaque mais les combattants palestiniens sont peu visibles depuis le ciel. Les appuis indirects présentent toujours le risque de frapper la population, ce qui est survenu le 20 juillet lorsque plusieurs obus tuent peut-être 70 Palestiniens et en blessent 400 autres, pour la très grande majorité des civils, ce qui provoque une forte émotion.

Le 1er août, l’annonce de la capture d’un soldat israélien près de Rafah, démentie par la suite, suscite une forte émotion en Israël et des scènes de liesse dans les rues de Gaza, témoignant de l’importance stratégique des prisonniers. Tsahal ne voulait absolument pas renouveler l’expérience du soldat Guilad Shalit capturé en juin 2006 et finalement libéré cinq ans plus tard en échange de 1 000 prisonniers palestiniens. Une opération de récupération est immédiatement lancée.

Au bilan, les Israéliens revendiquent la destruction de 34 tunnels dont la totalité des tunnels offensifs et de plusieurs zones de lancement de roquettes, réduisant, avec l’action aérienne, le nombre de tirs de moitié, ainsi que la mort de centaines de combattants du Hamas. La menace jugée principale est ainsi considérée comme éliminée et l’armée israélienne a montré sa capacité tactique à pénétrer à l’intérieur de défenses urbaines très organisées et sa résilience en acceptant les pertes inévitables de ce type de combat, surtout face à une infanterie ennemie déterminée et compétente. Ces pertes, qui, par jour d’engagement au sol, sont de l’ordre de grandeur de celles infligées par le Hezbollah en 2006 constituent les plus importantes jamais infligées par des Palestiniens, y compris l’armée de l’Organisation de libération de la Palestine occupant le Sud-Liban en 1982. À cette époque, l’armée de l’OLP avait été détruite. Cette fois, le potentiel de combat du Hamas et sa volonté ne sont pas sérieusement entamés. Après dix-huit jours d’offensive terrestre et alors que l’opinion publique est, malgré les pertes, favorable à 82 % à sa poursuite, le gouvernement israélien y renonce, reculant devant l’effort considérable nécessaire pour détruire complètement le Hamas et la perspective d’être peut-être obligé de réoccuper la zone. Le 3 août, les forces terrestres israéliennes se retirent de la bande de Gaza après l’annonce que la mission de destruction des tunnels est remplie. À la fin de la phase terrestre, les capacités offensives du Hamas sont considérées comme détruites ou neutralisées. Du 3 au 5 août, les forces terrestres israéliennes sortent de la bande de Gaza.

L’armée des ondes

Comme à chaque fois, les combats sur le terrain se doublent de combats sur tous les champs possibles de communication. Il s’agit peut-être là du champ de bataille principal pour au moins le Hamas dont l’objectif principal est d’obliger Israël à, au moins, desserrer le blocus autour de Gaza. Outre la chaîne de télévision Al-Aqsa TV, créée en 2006, et son site Internet en langue arabe, le Hamas utilise tous les réseaux sociaux, caisse de résonance nouvelle depuis 2008, pour diffuser des images des souffrances de la population et justifier son action. Ils trouvent des relais nombreux dans le monde arabe et les populations musulmanes des pays occidentaux. Une guérilla électronique est lancée contre les sites de l’administration israélienne, sans grand succès il est vrai, tant la disproportion des forces est encore grande avec Israël dans cet espace de bataille.

L’armée israélienne est désormais la plus performante au monde en matière de communication autour des combats. Son armée numérique, renforcée de milliers de jeunes réservistes, occupe et abreuve Facebook, Instagram, Flickr ou encore YouTube. Sur Twitter, elle poste des messages dans plusieurs langues. Les espaces de débats sont saturés de milliers de messages favorables, parfois générés à l’identique par des robots. Sur le fond, les messages sont toujours les mêmes à destination d’abord de la population israélienne, qu’il faut rassurer et assurer de l’issue de la guerre ; de l’opinion internationale ensuite pour qu’elle prenne parti et de l’ennemi enfin et secondairement en espérant contribuer encore à faire pression sur lui. Les combattants palestiniens ne sont jamais qualifiés autrement, et avec de bonnes raisons, que de « terroristes », une manière de les disqualifier bien sûr mais aussi de rappeler que le Hamas est sur la liste officielle des organisations terroristes, entre autres, des États-Unis et de l’Union européenne. S’il est difficile, contrairement au Hamas, de montrer des images de victimes, on insiste sur le fait que les roquettes tirées depuis Gaza visent majoritairement et sciemment des civils. Il s’agit donc là d’un acte terroriste prémédité, alors que l’armée de l’air israélienne prend soin au contraire d’avertir par sirène (avec ce paradoxe que c’est désormais l’agresseur qui alerte de l’attaque) de l’attaque imminente. Si des civils sont tués à Gaza cela relève de l’entière responsabilité du Hamas qui les utilise comme boucliers humains.

Sur le fond, cette communication bien rodée ne peut masquer longtemps la dissymétrie numérique des souffrances des populations concernées de l’ordre de 250 Palestiniens tués pour 1 Israélien. Elle peine à expliquer des bavures manifestes comme lorsque le 16 juillet quatre enfants sont tués sur une plage par deux tirs successifs. Mais à court terme, cela importe peu, les émotions des opinions publiques ne changent pas le soutien diplomatique des pays occidentaux, les États-Unis en premier lieu, qui ont tous réaffirmé le « droit d’Israël à se défendre » et ensuite seulement leur « préoccupation vis-à-vis des pertes civiles ». À long terme, la dégradation de l’image d’Israël se poursuit mais à court terme, le soutien américain reste ferme. Le contexte diplomatique est même encore plus favorable à Israël qu’en 2008 et le Hamas ne parvient pas à susciter suffisamment d’indignation pour le modifier à son avantage.

Finir une guerre

Le gouvernement israélien pouvait considérer la destruction des tunnels du Hamas comme suffisant. Il estime plutôt se trouver ainsi dans une meilleure position pour accepter la prolongation des combats puisqu’Israël ne risque plus d’agression. Les forces terrestres ont été redéployées le long de la frontière avec une démobilisation partielle des 100 000 réservistes, non pas en signe d’apaisement mais, au contraire, pour préparer un combat prolongé, le retour des réservistes facilitant aussi celui d’une vie économique plus normale.

Paradoxalement, si des signes de mécontentement contre le Hamas apparaissent dans la population palestinienne, c’est peut-être du côté israélien que le soutien de l’opinion publique s’érode le plus vite. Le 25 août, un sondage indique que seulement 38 % des Israéliens approuvent la manière dont les opérations sont menées, le principal reproche étant l’absence de résultats décisifs. De nouvelles négociations aboutissent à un cessez-le-feu définitif le 1er septembre.

À l’issue du conflit, s’il a fait preuve d’une résistance inattendue le Hamas est militairement affaibli, avec moins de possibilités de recomplètement de ses forces que durant les années précédentes, du fait de l’hostilité de l’Égypte. Il lui faudra certainement plusieurs mois, sinon des années pour retrouver de telles capacités. En attendant, au prix de la vie de 66 soldats et 7 civils (un rapport de pertes entre militaires et civils que l’on n’avait pas connu depuis 2000) et de 2,5 milliards de dollars (pour 8 milliards de dollars de destruction à Gaza), les tirs de roquettes ont cessé et le Hamas n’est pas parvenu à desserrer l’étau du blocus. Mais il n’y a cependant là rien de décisif pour Israël. Il aurait fallu pour cela nettoyer l’ensemble du territoire à l’instar de la destruction de l’OLP au Sud-Liban. Cela aurait coûté sans doute plusieurs centaines de tués à Tsahal pour ensuite choisir entre se replier, et laisser un vide qui pourrait être occupé à nouveau par une ou plusieurs organisations hostiles, et réoccuper Gaza, avec la perspective d’y faire face à une guérilla permanente. Le gouvernement israélien a privilégié le principe d’une guerre limitée destinée à réduire régulièrement (tous les deux ans en moyenne) le niveau de menace représenté par le Hamas. La difficulté est que les opérations de frappes apparaissent de plus en plus stériles et que les opérations terrestres sont aussi de plus en plus couteuses. Après le Hezbollah, et encore dans une moindre mesure, le Hamas est parvenu à franchir un seuil opératif en se dotant d’une infanterie professionnelle dotée d’armes antichars et antipersonnels performantes et maitrisant des savoir-faire tactiques complexes. Les deux adversaires sont donc largement neutralisés par leurs capacités défensives mutuelles.

À court terme, on ne voit pas ce qui pourrait permettre de surmonter ce blocage tactique. On peut donc imaginer un prochain conflit qui ressemblera plutôt à celui de 2012. À moyen terme, les possibilités de rupture de cette crise schumpetérienne (l’emploi des mêmes moyens est devenu stérile) sont plutôt du côté du Hamas qui peut espérer saturer le système défensif israélien par une quantité beaucoup plus importante de tirs « rustiques » et/ou utiliser des lance-roquettes modernes beaucoup plus précis comme les BM-30 Smerch russes. Il peut aussi espérer disposer de missiles anti-aériens portables comme le HN-6 chinois, toutes choses qui rendraient l’action du modèle militaire israélien beaucoup plus délicat. Il faudra cependant que le mouvement palestinien retrouve des alliés et des capacités de transfert de matériels à travers le blocus, ce qui n’est pas pour l’instant évident.

Israël reste donc pour l’instant dominant mais faute d’une volonté capable d’imposer une solution politique à long terme, il est sans doute condamné à renouveler sans cesse ces opérations de sécurité. Arnold Toynbee, parlant de Sparte, appelait cela la « malédiction de l’homme fort ».

Comment faire l’histoire immédiate de la guerre russe en Ukraine ? Entretien avec Michel Goya

Comment faire l’histoire immédiate de la guerre russe en Ukraine ? Entretien avec M. Goya

Par Gabrielle Gros, Michel Goya – publié le 8 octobre 2023 

https://www.diploweb.com/Comment-faire-l-histoire-immediate-de-la-guerre-russe-en-Ukraine-Entretien-avec-M-Goya.html


Michel Goya est un militaire et historien français. Colonel à la retraite des troupes de marine, consultant LCI sur la guerre Ukraine. Il analyse au jour le jour le conflit en Ukraine. Spécialisé dans l’innovation militaire qu’il a enseigné à Sciences Po et à l’École Pratique des Hautes Études, il est très visible dans les médias. Auteur de nombreux ouvrages dont « Sous le feu – la mort comme hypothèse de travail » et « Le temps des guépards : la guerre mondiale de la France », publiés chez Tallandier en 2014 et 2022. Son nouvel ouvrage, « L’ours et le renard – Histoire immédiate de la guerre en Ukraine » publié chez Perrin en 2023 a été un travail de longue haleine réalisé avec Jean Lopez, directeur de la rédaction de Guerres & Histoire et du Mook De la guerre.
Gabrielle Gros est étudiante en Master d’Histoire Relations Internationales Sécurité Défense à l’Institut Catholique de Lille.

Sur la guerre en Ukraine, quelles sont les trois principales idées fausses qui traînent à tort dans le débat public ? Quels outils pour minimiser les erreurs stratégiques et leurs impacts ? Comment la guerre en Ukraine a-t-elle changé l’Union européenne ? Quelle possible nouvelle tournure du conflit à l’approche des élections américaines ? Voici quelques-unes des questions posées par G. Gros à M. Goya à l’occasion de la publication de son nouvel ouvrage co-signé avec J. Lopez « L’ours et le renard » (Perrin, 2023) pour le Diploweb.com.

Gabrielle Gros (G. G. ) : Sur la guerre en Ukraine, selon vous quelles sont les trois principales idées fausses qui traînent à tort dans le débat public ?

Michel Goya (M. G. ) : La première idée fausse est que la guerre de positions est un retour aux méthodes de la Première Guerre mondiale. Je fais moi-même souvent cette comparaison parce qu’elle parle justement au public, mais elle est fausse. Il y a guerre de positions dès que la guerre de mouvement ne permet pas d’obtenir de décision stratégique et que les deux adversaires ont encore des moyens de continuer le combat. Le meilleur moyen de faire face à la puissance de feu des armes à tir direct modernes consister à se protéger, dans le milieu urbain mais aussi dans les fortifications de campagne. Cela a été le cas sur tous les fronts de la Seconde Guerre mondiale à partir de 1941, mais aussi pendant la guerre de Corée (1950-1953) ou encore la guerre entre l’Iran et l’Irak dans les années 1980.

La deuxième idée fausse est qu’il s’agit d’une guerre de nouveau type à cause de l’omniprésence des drones ou du numérique. En fait, l’art de la guerre industrielle après une révolution de 1850 à 1950 n’a guère évolué dans sa forme, malgré l’apparition de moyens techniques nouveaux. Les structures et les méthodes n’ont guère changées depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Si le général Patton, le célèbre commandant de la 3e armée américaine en Europe en 1945, était ramené du passé pour commander les forces ukrainiennes, il s’adapterait très vite à la situation, beaucoup plus en tout cas que si on le ramenait 78 ans en arrière, en 1867. L’immense majorité des équipements majeurs qui sont utilisés en Ukraine ont été conçus entre 1960 et 1990. Cette guerre n’est donc pas une révolution militaire.

 
Michel Goya
Michel Goya co-signe avec Jean Lopez L’ours et le renard – Histoire immédiate de la guerre en Ukraine, éd. Perrin

La troisième idée fausse est que l’armée russe est la mieux équipée du monde ou du moins du conflit. Classée parmi les plus grandes puissances militaires mondiales notamment en raison de son budget, de ses effectifs et de son arsenal nucléaire, l’armée russe s’est en réalité révélée mal préparée au cours de cette guerre. Une grande partie de son équipement hérité de l’âge d’or militaire soviétique est obsolète et une faiblesse structurelle de l’armée en partie liée à la qualité de son encadrement pose problème. Sur le papier, la Russie dispose d’une supériorité en nombre dans les espaces vides – mer, air, espace et cyber – comme solides mais, concrètement, la qualité tactique des pièces d’artilleries ukrainiennes par exemple lui donne l’avantage sur l’artillerie russe bien que cette dernière possède davantage de pièces. De plus l’aide militaire, notamment américaine, est venue renforcer le niveau de compétitivité de l’armée ukrainienne et de facto baisser celui de la Russie.

G.G. : Le but de ce nouvel ouvrage, « L’ours et le renard » (Perrin, 2023) que vous avez développé avec Jean Lopez est de « mettre de l’ordre dans la masse d’information relative aux combats », plus globalement face à la multiplication des sources ouvertes. Quels outils aujourd’hui, demain, pour éviter ou du moins minimiser l’impact des erreurs stratégiques et de renseignement ?

M.G.  : Il faut du travail et de la rigueur dans l’application de méthodes assez proches dans le domaine du renseignement comme celui de la recherche. Les sources ouvertes permettent de disposer d’une masse considérable d’informations, qu’il est déjà en soi difficile de collecter en particulier dans un contexte de guerre. Il faut ensuite évaluer, très classiquement, la valeur de la source, souvent en fonction de la valeur des renseignements précédents, et de la vraisemblance des informations, si possible en recoupant avec d’autres sources. C’est là qu’intervient vraiment l’expertise militaire, en permettant de mieux et plus rapidement distinguer l’utile et le vraisemblable de ce qui ne l’est pas, voire relève de la pure propagande. On a, je crois, suffisamment d’informations pour avoir une image un peu juste des opérations militaires. Il faut également garder à l’esprit les biais de réflexion de ceux dont on parle, leurs ambitions stratégiques, ce qu’ils sont prêts à sacrifier, etc. Quant aux prévisions, elles sont évidemment extrêmement difficiles puisqu’on se trouve dans un domaine dialectique et donc très complexe. Ce qui fait l’expert par rapport au néophyte et plus encore par rapport au militant, c’est d’avoir une majorité de prévisions justes. Dans le cas de l’Ukraine il est par exemple difficile d’évaluer les pertes car il s’agit d’une information stratégique pour l’adversaire que les armées et les gouvernements évitent donc de dévoiler voire tentent de calomnier.

G.G. : Au vu de votre expérience dans ce domaine, quel est votre message essentiel sur l’innovation militaire concernant ce conflit ?

M.G.  : Nous ne sommes plus dans la Seconde Guerre mondiale, où on pouvait concevoir un équipement majeur – un nouveau char ou un nouvel avion de chasse par exemple – en un ou deux ans. Désormais les matériels majeurs sont les mêmes d’un bout à l’autre d’un conflit même de plusieurs années et l’évolution technique s’effectue plutôt par des petits objets à conception rapide, logiciels et machines volantes pour l’essentiel, et des adaptations des gros.

Dans ce cadre-là les Ukrainiens bénéficient d’une plus grande intégration de la société dans leur armée que les Russes, notamment par l’arrivée sous les armes de civils mobilisés disposant de compétences techniques et d’un autre regard sur les choses que les militaires de carrière, surtout ceux formés à l’école soviétique. Ils sont une grande source d’innovations techniques mais aussi de méthodes ou de structures. L’évolution qualitative de l’artillerie ukrainienne, avec des pièces d’artillerie très diverses et toutes plus ou moins anciennes mais beaucoup plus rapides, précises et efficaces dans les gestions des feux qu’au début de la guerre est le parfait exemple de cette capacité d’innovation par le bas associée à l’effet d’apprentissage. C’est une progression rendue également possible par un taux de pertes faible par rapport à d’autres armes, comme l’infanterie qui a beaucoup plus de mal à évoluer.

Reste ensuite à diffuser les idées nouvelles horizontalement par les réseaux d’amis ou le voisinage opérationnel, ce qui n’était pas forcément le cas dans les armées de style soviétique, et verticalement par le biais de structures dédiées à charge de standardiser les meilleures pratiques. Dans tous ces champs, les Ukrainiens sont supérieurs aux Russes, qui innovent et progressent, mais plus lentement.

La guerre a fait évoluer les pays européens, en déniaisant certains sur le retour des politiques de puissance agressives de grandes puissances et la menace russe en particulier.

G.G. : Vous parlez notamment de l’instrumentalisation de l’ordre international qui a lieu – dans les deux camps – mais aussi de l’évolution concrète qu’a eu cette guerre sur les collaborations politico-militaires, d’après vous comment cette guerre russe en Ukraine a-t-elle changée l’Union européenne ?

M.G.  : La guerre en Ukraine a évidemment fait évoluer l’Union européenne dans un champ militaire où elle traditionnellement mal à l’aise. Personne n’aurait jamais imaginé avant-guerre que l’on verrait l’UE, en tant qu’organisation, fournir des armes à un pays en guerre. Mais la guerre a surtout fait évoluer les pays européens, en déniaisant certains sur le retour des politiques de puissance agressives de grandes puissances et la menace russe en particulier. Ce choc psychologique à l’échelon politique en décalage avec les prises de conscience beaucoup plus anciennes des militaires, et ce réflexe sécuritaire bénéficie cependant beaucoup plus à l’Alliance atlantique qu’à l’Union européenne, dont pourtant l’article 42.7 [1] du traité de Lisbonne est plus contraignant pour les membres de l’UE en cas de conflit que le fameux article 5 de l’OTAN. En cas de problème majeur, on fait plus confiance à l’OTAN et donc aux États-Unis qu’à l’UE. Il est vrai que si les États européens avaient fait le même effort de défense que les États-Unis, on n’aurait aucunement besoin de faire appel à ces derniers. Bref, cette guerre est surtout l’occasion de montrer combien l’Union européenne est nue, et volontairement nue, en matière de défense. Nonobstant le front d’opposition à la Russie se révèle davantage occidental que mondial et l’Union européenne par ruissellement apparaît plus soudée, du moins idéologiquement.

G.G. : La guerre n’avait pas disparu pour les Européens, pour autant elle n’était plus visible. Quelles réflexions voyez-vous ou espérez-vous voir émerger dans le débat stratégique à court et à long terme alors que la guerre redevient visible en Europe géographique ?

M.G.  : J’ai effectivement le souvenir des guerres d’ex-Yougoslavie dans les années 1990, dans lesquelles j’ai été, comme beaucoup de militaires, plongé à plusieurs reprises. Et la France a mené également de nombreuses guerres contre des États et des organisations armées depuis soixante ans, mais à très petite échelle. Là, on se trouve devant un conflit interétatique à grande échelle et qui relève quasiment de la guerre totale, du moins pour l’Ukraine qui lutte pour sa survie en tant qu’État indépendant.

Ce n’était pas totalement impossible de le prévoir. Les forces armées françaises se sont préoccupées de leur capacité de mener des opérations dites de haute intensité, c’est-à-dire à la fois très importantes en volume et en violence, dès 2014 et le spectacle des combats dans le Donbass, avec en particulier les interventions russes d’août 2014 et février 2015. Mais, outre que l’on continuait à réduire les crédits de Défense malgré le spectacle de la guerre en Ukraine, on se concentrait surtout sur la guerre contre les organisations djihadistes [2]. Comme souvent, c’est bien plus la vision des choses que toutes les réflexions qu’il y a pu avoir précédemment qui font avancer d’un coup. Dans l’immédiat, le spectacle de la guerre en Ukraine est surtout un révélateur des faiblesses et lacunes que nous avons accumulées avec le temps. Nous avons par exemple tellement réduit nos forces terrestres que l’armée de Terre française de 1990 se débrouillerait mieux que celle de 2023 en cas de conflit majeur. En fait, deux visions s’opposent : celle qui demande à ce qu’on se prépare vraiment à un conflit de haute intensité en Europe géographique, soit comme acteur, soit comme soutien, à la manière de ce que l’on faisait pendant la Guerre froide et celle qui considère qu’un tel scénario est très improbable et que nos intérêts à défendre militairement sont hors d’Europe.

Tout le processus de formation proposé aux Ukrainiens, mais aussi à nos propres troupes, doit être alimenté par le retour d’expérience du front ukrainien.

G.G. : L’Occident a beaucoup investi dans la formation du personnel militaire ukrainien ainsi que dans l’organisation de son armée, en lien avec la métaphore de l’ours et du renard qui inspire le titre de votre livre, quelles conséquences si l’Ukraine continue de renforcer son poids stratégique ?

M.G.  : L’armée ukrainienne est désormais l’armée européenne la plus puissante et la plus expérimentée. Il y a bien plus de soldats ayant connu le feu dans cette armée que dans tous les pays de l’Union européenne réunis. Je suis donc toujours étonné de voir par exemple, des unités ukrainiennes formées par des instructeurs allemands, dont la première consigne en opération extérieure est d’éviter à tout prix le combat. J’ai l’impression qu’en fait il devrait s’agir de formation mutuelle, les armées occidentales faisant profiter de leurs infrastructures de formation à l’abri des combats et de leurs savoir-faire maîtrisés, par exemple dans les techniques d’état-major, mais en coopération avec des cadres ukrainiens venant du front apportant leur expérience aux recrues comme aux Occidentaux. Pour le dire autrement tout le processus de formation proposé aux Ukrainiens, mais aussi à nos propres troupes, doit être alimenté par le retour d’expérience du front ukrainien.

A un niveau stratégique, et avec l’effort de défense réalisé par certains pays comme la Pologne, il est clair que le centre de gravité militaire européen est en train de basculer de l’Europe atlantique à l’Europe de l’Est. Il reste à savoir pour la France si on veut se connecter à cet effort est-européen, comme par exemple l’Allemagne envisageant de déployer 4 000 soldats en Lituanie ou si on préfère d’autres horizons.

G.G. : Votre constat est que la Russie mise sur la lassitude d’un Occident largement soutenu par les États-Unis. Alors que la guerre dure et que les élections américaines se rapprochent, est-il plausible que le conflit prenne une tout autre tournure ?

M.G.  : Un dessin très connu du caricaturiste Jean-Louis Forain montre un poilu de la Grande Guerre se demandant si l’« arrière » allait tenir sous la pression de la guerre. Il est intéressant d’ailleurs de noter que ce dessin date de janvier 1915, c’est-à-dire encore au tout début de l’épreuve.

 
Jean-Louis Forain, « Pourvu qu’ils tiennent », caricature, « L’Opinion », 9 janvier 1915
Source : L’Opinion, 9 janvier 1915.

Pour vaincre, il faut faire craquer l’armée ennemie et si cela s’avère difficile, on attaque aussi son arrière, sa société et son État, en espérant que l’effondrement viendra d’abord de ce côté-là. Cette pression arrière s’exerce des deux côtés dans cette guerre russo-ukrainienne avec cette particularité que l’arrière ukrainien est double : il y a certes la société ukrainienne, dont on ne voit pas bien pour l’instant ce qui pourrait la faire craquer, mais il y a aussi les pays occidentaux dont l’aide est essentielle à l’Ukraine. Que cette aide, et singulièrement celle des États-Unis, se tarisse et tout l’effort de guerre ukrainien se trouvera très compromis, comme lors des précédents du Sud-Vietnam en 1975 et même de l’Afghanistan en 2021. Pour les Russes l’opinion publique occidentale est donc un centre de gravité clausewitzien qu’il faut « travailler » par toutes les formes possibles d’influence, de la menace d’un hiver rigoureux jusqu’au messages pacifistes. Mais pour l’instant, et c’est peut-être une surprise pour Moscou, le soutien des opinions publiques résiste bien. Tous les esprits se tournent évidemment vers la prochaine élection présidentielle américaine (novembre 2024), avec en particulier l’hypothèse que Donald Trump revienne à la Maison-Blanche. On craint que Trump mette fin à l’aide américaine à l’Ukraine, mais en fait on n’en sait rien. On a pour l’instant le choix entre l’aide américaine assurée pour plusieurs années et une aide sûre jusqu’à une bonne partie de 2025 avec l’inertie institutionnelle américaine et une grande incertitude ensuite. Mais il n’est pas certain que l’arrière russe, très différent, soit beaucoup plus solide. Il est simplement plus opaque.

G.G. : Il est bien sûr impossible de prévoir l’issue du conflit. Néanmoins d’ici six mois quels sont les points d’attention à suivre ?

M.G.  : Il faut voir comment les deux camps s’organisent pour une guerre de plusieurs années. On se trouve peut-être dans un moment « 1917 » ou en situation de crise schumpetérienne, si on préfère une métaphore économique. Les moyens engagés ne permettent plus d’obtenir d’effets stratégiques importants, il faut donc en avoir beaucoup plus pour espérer gagner la guerre mais surtout innover. Il y a deux batailles à mener, celle de l’industrie afin de disposer de beaucoup plus de puissance de feu, le seul moyen de casser des lignes fortifiées, et celle des méthodes de combat, le tout dans un contexte économique difficile, surtout pour les Ukrainiens, et un contexte politique tendu. En résumé, on assistera peut-être à une accalmie des opérations de conquête terrestre, assez stériles de part et d’autre, mais aussi à une augmentation en proportion des opérations de raids et de frappes qui permettent de donner des coups et d’offrir de petites victoires lorsqu’elles réussissent. Pendant ce temps on travaillera beaucoup en arrière, pour pouvoir relancer des opérations offensives plus efficaces au printemps 2024. Ce sont les seules qui peuvent être décisives, et elles le seront peut-être à ce moment-là.

Copyright Octobre 2024-Goya-Gros/Diploweb.com


Plus

Michel Goya et Jean Lopez, «  L’ours et le renard – Histoire immédiate de la guerre en Ukraine », Perrin, 2023.

Depuis février 2022, chacun d’entre nous est bombardé d’informations sur la guerre en Ukraine. Des informations hachées, parcellaires, souvent contradictoires, dans lesquelles on ne sait comment démêler le vrai du faux. Depuis son début, Michel Goya et Jean Lopez se concentrent sur ce conflit, le premier en tant que chroniqueur militaire pour une chaîne d’information continue, le second comme spécialiste de l’histoire militaire russe et soviétique. Tous deux ont décidé d’entamer un dialogue de plusieurs mois, en échangeant informations et analyses. L’ours et le renard est le résultat de ce long et passionnant échange au jour le jour. Précédés d’une indispensable introduction sur l’histoire longue de la relation russo-ukrainienne, cinq chapitres nous font pénétrer au cœur des combats, relevant les surprises (et elles n’ont pas manqué !), les forces les faiblesses, les bévues, les révélations et les nouveautés apportées par ce conflit qui a déjà fait plus de 350 000 victimes et mis le monde, et singulièrement l’Europe, sens dessus dessous. C’est littéralement les clés d’une Histoire qui se fait sous nos yeux que livrent Michel Goya et Jean Lopez, forts de leurs expériences complémentaires. Cet ouvrage est indispensable non seulement aux amateurs d’histoire militaire mais à tout citoyen désireux de comprendre l’énorme embrasement qui se produit à l’est et dont chacun craint que des flammèches viennent jusqu’à nous.

Loi de programmation militaire : chronique d’une étrange défaite

Loi de programmation militaire : chronique d’une étrange défaite

La Loi de programmation militaire adoptée permettra de panser partiellement les plaies de l’armée mais pas d’assurer son développement, la France continuant à faire reposer sa sécurité majoritairement sur sa dissuasion nucléaire et sur l’Alliance atlantique.

Une image tirée de Unsplash

Par Romain Delisle – Contrepoints – Publié le 8 octobre 2023

https://www.contrepoints.org/2023/10/08/465045-loi-de-programmation-militaire-chronique-dune-etrange-defaite


Un article de l’IREF

En 1934, le général de Gaulle, alors simple colonel, avait publié un livre visionnaire, intitulé Vers l’armée de métier, sur l’état de l’armée française, et sur la nécessité de constituer une force blindée autonome pour percer les lignes ennemies.

À l’époque, la hiérarchie militaire et les gouvernements successifs avaient préféré parier sur la ligne Maginot pour défendre la frontière nord-est, route de toutes les invasions. Le maréchal Pétain notamment, avait écrit une préface au livre du général Chauvineau[1] pour appuyer l’option défensive de ce qui sera plus tard appelé la « maginotisation » de la France.

Cet exemple est assez révélateur de l’ambiance éthérée et confiante dans une paix perpétuelle, dont l’armée a été la victime, qui a sévi dans notre pays au moins jusqu’aux attentats de 2015, date à laquelle les coupes budgétaires sur la défense ont commencé à être freinées.

En avril 2023, deux mois après son annonce, le projet de loi de programmation militaire a été inscrit à l’ordre du jour du Conseil des ministres, puis voté sans trop d’encombres à la fin de la session parlementaire.

Dans le contexte de tensions internationales consécutives à l’invasion de l’Ukraine, il était très attendu et devait permettre la modernisation de notre outil de défense pour faire face aux fameux « conflits de haute intensité ».

Jusqu’en 2015, la Grande Muette a été la variable d’ajustement budgétaire de l’État

En mars 2023, les sénateurs Joël Guerriau et Marie-Arlette Carlotti avaient rendu un rapport pointant du doigt la baisse des effectifs et des équipements depuis la suspension du service militaire.

Depuis 2002, c’est-à-dire au moment où les effets de sa professionnalisation se sont dissipés, l’armée a perdu plus de 70 000 équivalents temps plein, l’effectif global n’étant plus que de 270 000 personnels civils et militaires. Aucun autre ministère n’a été capable de réduire ainsi ses effectifs, les autres administrations publiques embauchant même plus de 700 000 agents durant la même période.

À titre d’exemple, sous le mandat de Nicolas Sarkozy, entre 2009 et 2012, le nombre de postes a diminué de 7,1 %, contre 5,4 % pour le reste de la fonction publique d’État. En fait, l’armée a été sacrifiée parce qu’elle n’est jamais source de troubles sociaux ou de grèves en tous genres qui émaillent l’actualité hexagonale de manière récurrente.

Cette déflation d’effectifs pose de nombreux problèmes de cohérence et engendre un déficit de compétences dans certains domaines comme le déminage d’un champ de bataille, la protection des bases aériennes, ou la mécanique aéronautique.

En vingt ans, les équipements ont également fondu.

L’armée de terre a perdu près de 400 chars de combat (654 contre environ 220 aujourd’hui) et plus de trois quarts de ses canons (231 contre 58 canons CAESAR actuellement) ; la marine est passée de 87 navires à 79, l’armée de l’Air a également perdu près de 200 avions de chasse (387 contre 195), la moitié étant encore constituée de Mirages 2000 en voie d’obsolescence.

Comme nous l’avons déjà souligné, cette situation délétère a été la cause d’impréparation et de ratés dans de nombreux domaines, comme celui des drones ou des stocks de munitions.

Les trous capacitaires de l’armée française ne devraient pas être résorbés en 2030

Partant de ce constat, un arbitrage politique devait être effectué pour moderniser les forces armées tout en augmentant un minimum sa masse.

Or, selon un autre rapport du Sénat, il se susurre dans les travées du pouvoir que « le retour d’expérience de la guerre en Ukraine n’est qu’un élément de réflexion parmi d’autres »…

La Loi de programmation se contente donc de pallier les manques observés depuis 20 ans, sans véritable augmentation de la force de frappe de nos armées, et ce malgré 268 milliards d’euros consacrés aux équipements, contre 172 pendant la période de la précédente loi.

Un chiffre visiblement insuffisant eu égard à la baisse programmée du nombre de Rafales de l’armée de l’Air à 135, contre 185 actuellement, ou encore de celui des A 400 M (35 contre 50) et chars Leclerc (200 à 160). Le nombre de véhicules initialement prévus par le programme SCORPION (synergie du contact renforcée par la polyvalence et l’infovalorisation) baisse également de 21 % pour le Griffon et le Jaguar, et de 30 % pour le Serval (véhicules blindés de transports de troupes, de reconnaissance et d’appui feu).

Autre exemple : la Marine nationale ne dispose que de 6 bâtiments de lutte anti-mines, soit autant que la Belgique ou les Pays-Bas, alors que notre pays possède la deuxième ZEE (zone économique exclusive) mondiale…

Il est patent que le gouvernement a centré ses choix sur le renseignement (+60 % de budget, soit 5,4 milliards), la cyberdéfense et la dissuasion nucléaire (dont le budget annuel passe de 5,6 à 7 milliards), et ce au détriment du combat direct.

Notons toutefois que, indépendamment des arbitrages financiers opérés ces dernières années, l’armée française a su conserver la majeure partie de ses compétences, dans un format extrêmement réduit mais permettant, le cas échéant, de les recouvrer à moyen terme. L’interopérabilité des armes et des munitions utilisés au sein des pays membres de l’OTAN facilite également la mise sur pied d’une coalition dans des délais relativement brefs, leur supériorité sur le champ de bataille ayant pu être observé lors de la guerre en Ukraine.

En somme, la Loi de programmation militaire adoptée permettra de panser partiellement les plaies de l’armée mais pas d’assurer son développement, la France continuant à faire reposer sa sécurité majoritairement sur sa dissuasion nucléaire, nouvelle ligne Maginot du XXIe siècle.

Dans le cadre d’une potentielle coalition militaire, le risque est de la voir perdre de son influence du fait de la faible ampleur de ses moyens conventionnels, en particulier si nos ennemis n’avaient pas la gentillesse d’attendre la fin de l’exécution de la prochaine Loi de programmation militaire en 2030. Dans un contexte de hausse effrénée de la dépense publique, il est difficile de comprendre que la sécurité des Français n’ait pas été une priorité pour les gouvernants successifs, justifiant la phrase prémonitoire du maréchal de Saxe : « Nous autres, militaires, nous sommes comme des manteaux dont on ne se souvient que quand vient la pluie ».

[1] Dont le titre était : Une invasion est-elle encore possible ?

Défaite !

Défaite !

par Michael BRENNER -CF2R – publié en septembre 2023

https://cf2r.org/tribune/defaite/

Professeur émérite d’affaires internationales à l’Université de Pittsburgh et membre du Center for Transatlantic Relations à SAIS/Johns Hopkins. Michael Brenner a été directeur du programme de relations internationales et d’études mondiales à l’université du Texas. Il a également travaillé au Foreign Service Institute, au ministère américain de la Défense et à Westinghouse. Il est l’auteur de nombreux livres et articles portant sur la politique étrangère américaine, la théorie des relations internationales, l’économie politique internationale et la sécurité nationale.

 

 

Retour sur la LPM (Loi de programmation militaire)

Retour sur la LPM (Loi de programmation militaire)

 

par Victor Denis (*)
Etudiant en relations internationales
François Chauvancy (*)
Général de brigade (2s)

Esprit Surcouf – publié le 22 septembre 2023

https://espritsurcouf.fr/defense_retour-sur-la-lpm_par_victor-denis-et-general-francois-chavancy/


Quel regard porter sur les besoins de nos armées ? Quels choix budgétaires avons-nous fait ? Qu’est-ce que cette LPM raconte des relations entre politiques et militaires ? L’auteur nous propose quelques éléments de réponse dans son entretien avec le général François Chauvancy (2S).
;

Après 90 heures de débat, l’Assemblée nationale s’est prononcée. A une écrasante majorité, les députés ont voté pour la loi de programmation militaire 2024-2030, désormais transmise au Sénat. Cette LPM alloue 413 milliards d’euros au budget des armées, un chiffre en hausse de 40% par rapport à la précédente. La raison ? Une prise de conscience du monde politique devant la montée des périls : retour de la guerre de haute intensité en Ukraine, menace d’escalade nucléaire, menace chinoise dans l’indopacifique, persistance du djihadisme en Afrique et au Levant…

A quoi notre armée est-elle prête ? Quelles sont ses limites et ses besoins ? Pour répondre à ces questions, l’étudiant trouve vite l’interlocuteur : un ancien militaire étoilé qui vient donner des cours dans son université, le général François Chauvancy, dont beaucoup de journalistes se souviennent pour l’avoir connu comme Off-Com (officier communication) hors normes au Sirpa ou en opérations.

Pour quoi faire

La réponse est claire et concise, le général semble rôdé à l’exercice : « Nos armées sont prêtes à intervenir sous des formats réduits, sous format de corps expéditionnaires. Nous pouvons projeter dans la durée environ une force mécanisée importante, interarmes, environ 5 000 hommes, contre un ennemi asymétrique et sous-équipé par rapport à nous. Au niveau aéro-maritime, nous sommes capables de projeter un groupe aéronaval avec une capacité de frappe au sol ou en mer. Nous pouvons contrôler une zone maritime importante ». « Concernant les forces aériennes, nous sommes sous-équipés. L’armée l’air estime qu’il lui faut 180 Rafales pour assurer ses missions, alors qu’elle n’en a que 130 ».

Le général ajoute : « Contre un ennemi peu équipé, ou équipé d’une manière légère, on est capables de faire. Toutefois, face à un ennemi traditionnel, ou conventionnel, comme en Ukraine, on voit qu’on n’a pas tous les équipements militaires adaptés et suffisants ». Il est vrai que nous avons négligé, en France, le retour des guerres conventionnelles. La fin de la guerre froide semblait abolir à jamais la menace d’un conflit symétrique à haute intensité. 

« La 1ère loi de programmation militaire [du président Macron] a été une LPM de réparation. Le chef d’Etat-major a essayé de préserver autant que possible une armée avec toutes ses capacités, même sous forme échantillonnaire ». Nous avons une armée « bonsaï », capable de faire de tout, mais en petite quantité. Là où d’autres pays créent une interdépendance des savoir-faire, ce qui, dans un contexte de coalition, n’est pas illogique, la France préfère quant à elle conserver ses capacités dans tous les domaines, quitte à produire moins.

Regard sur la LPM

Pour le général, « la 2ème LPM dépasse le niveau de la réparation. On en arrive à une forme de reconstruction pour se donner des capacités d’action ». Il met toutefois en avant des choix budgétaires contestables.

 

La loi de programmation prévoie des budgets conséquents pour la cybersécurité. Photo sgt Moreau Sirpa Terre

/
Pour lui, il faut apprendre de la guerre en Ukraine. Il rappelle les chiffres : A Bakhmout, le nombre de morts russes est estimé à 20 000, contre 10 à 15 000 côté ukrainien. En France, nous disposons de 12 000 fantassins, ce qui paraît très peu. Quant aux réservistes : « Ce n’est pas parce qu’on nous promet 90 000 réservistes dans la LPM qu’ils sont utilisables en temps de guerre », ajoutant qu’il faut d’abord s’assurer de leur entrainement et de leur capacité opérationnelle.

Au regard de la vitesse de consommation des équipements militaires sur le terrain ukrainien, la question des équipements militaires se pose également : « L’argent qu’on met dans nos chars, qui sont coûteux, font-ils la différence avec des chars beaucoup moins chers et beaucoup plus nombreux ? Cela vaut-il le coup d’avoir des chars à plusieurs millions d’euros, qui peuvent être détruits par des missiles à quelques milliers d’euros ? ». Avec un constat global : nous manquons de chars et de Rafales, même s’il faut souligner la hausse du budget pour le maintien en condition opérationnelle.

Ces « manques » dans la LPM sont rapidement mis en parallèle avec les 13% des crédits alloués à la dissuasion nucléaire. Le général Chauvancy se questionne : « avons-nous besoin de perfectionner l’arme à ce point-là ? Les équipements qu’on met en place sont-ils totalement justifiés ? ». Qualifiés d’« excessifs », ces 13% signifient beaucoup quant à la place que tient le nucléaire dans notre stratégie. L’objectif affiché est de développer cette dissuasion, notamment par une modernisation des composantes aériennes et océaniques, afin de faire appel à moins de forces conventionnelles. Pourtant, pour le général, « nous ne ferons pas la guerre avec le nucléaire ». Il expose le risque de développer cette dissuasion aux dépends de nos capacités militaires. Pour lui, « il faut que les LPM, dans leur conception, montre notre détermination à être capables de se battre. Le fait d’être capable de se battre et de l’exprimer par la LPM et les moyens financiers qu’on y met, doit être capable de dissuader. Là ça a du sens, au même titre que la dissuasion nucléaire ». Et il émet quelques doutes sur la capacité de cette LPM à répondre à cette approche.

Le politique et le militaire

Le général Chauvancy l’affirme : « Je suis très critique sur les relations entre le politique et le militaire sous la Vème République », évoquant notamment les LPM non respectées. Avant 2015, celles-ci étaient systématiquement bafouées. Il y a, dans l’esprit du politique, l’idée que le budget de la défense serait une forme de réserve permettant d’amortir le choc des conjonctures économiques. Les politiques, pensant que la guerre était devenue impossible depuis la chute du mur de Berlin, n’ont pas suffisamment préparé nos armées aux conflits contemporains. Le général met également en cause le rôle du chef militaire, qui est celui d’exprimer clairement les besoins de l’armée aux politiques.

Il revient alors sur la « séquence De Villiers » : « [Avec la démission du Général De Villiers], Emmanuel Macron découvre que l’armée a son mot à dire, lui qui ne connaissait pas le milieu militaire. L’armée attend que le pouvoir politique écoute […], les militaires savent qu’ils servent l’Etat et la nation, et que le politique n’est que l’expression d’une majorité à un moment donné », qualifiant le président de « locataire », à contrario des militaires qui ont une expérience plus longue. L’armée attend donc une forme d’humilité de la part du pouvoir politique.

Aussi, « le président Macron, qui ne connait pas trop le milieu militaire, profite de l’opportunité du 13 juillet 2017 au soir pour se faire le Général de Villiers. Le problème, c’est que ça ne se fait pas ». Alors, quand le général De Villiers quitte son bureau, après avoir démissionné, il est applaudi par le personnel militaire. Loin d’être anecdotique, cette séquence envoie un message fort au président de la République : « la communauté militaire a un sens global de la mission et du devoir et n’a pas du tout accepté le rôle du politique et son comportement vis-à-vis du CEMA », rappelle le général Chauvancy. Ce n’est qu’à la suite de cet épisode, qui frappe l’opinion publique, que les rapports s’améliorent entre politiques et militaires : la première loi de programmation militaire tient la route, et a globalement été respectée.

Le général Chauvancy revient sur les conséquences de la démission : « Le président Macron a découvert que le miliaire était une communauté particulière, où le sens de l’engagement réel, sans contreparties, est un fait. Il peut compter sur les militaires, puisqu’ils sont là pour les missions qu’on leur donne ». Il poursuit : « Les militaires sont le dernier recours de la République face aux menaces et aux extrémismes, face à la déstabilisation de l’Etat, et je reste convaincu que le président Macron l’a bien intégré. D’où la place des militaires, discrètes mais avec une reconnaissance : la LPM est un témoignage de reconnaissance envers les armées. C’est l’expression politique et financière de la reconnaissance du pouvoir politique envers les armées ».


(*) Victor Denis est actuellement étudiant en Master 2 « Conflictualités et médiation » à l’UCO. Il est diplômé d’une Licence d’Histoire avec pour spécialité les sciences politiques. Après de premières expériences en politique et au sein d’ONG, il choisit de s’orienter vers la géopolitique et la sécurité internationale.
(*) François Chauvancy, général de brigade (2S), est Saint-cyrien, breveté de l’Ecole de guerre et Docteur en sciences de l’information et de la communication. Il a servi en opérations au Liban, en ex-Yougoslavie, en Albanie, au Kosovo et en République de Côte d’Ivoire. De 2002 à 2012, il a été représentant français auprès de l’OTAN pour les opérations militaires d’influence, les opérations sur l’information, la communication stratégique et l’environnement humain des opérations. Il est aujourd’hui enseignant, et consultant en géopolitique, notamment sur LCI. Il anime un blog hebdomadaire « Défense et Sécurité ».

Hydrogène, un Eldorado français  ?

Hydrogène, un Eldorado français  ?

OPINION. Une opportunité majeure d’emplois, de croissance et de rayonnement industriel est-elle en train de se mettre en place dans notre pays ? Quels sont les éléments qui peuvent faire espérer que la France soit en train de se doter d’une nouvelle corde à son arc ? Les technologies de production, et d’emploi, de cet exceptionnel gaz, se situent au confluent de la volonté de l’État, de nos talents scientifiques et industriels d’innovation, et des trésors de notre sous-sol. La France se doit de construire cet alignement d’étoiles. Par Gérard Vespierre (*) président de Strategic Conseils.
Gérard Vespierre.
                                Gérard Vespierre. (Crédits : Valérie Semensatis)

La décision de la NASA d’utiliser l’hydrogène comme carburant hautement énergétique de sa célèbre fusée Saturne V a conduit 27 hommes autour de la lune et 12 à s’y poser. Son emploi dans les piles à combustible des modules habités de ce programme lunaire a fourni l’énergie électrique nécessaire aux équipages et équipements. La course à la lune a mis en lumière, dans le monde industriel, et révélé au grand public, le potentiel de l’hydrogène.

D’autres conditions exceptionnelles, climatiques et géopolitiques, conduisent 60 ans plus tard, les grands pays industriels à considérer la production et l’utilisation de l’hydrogène comme une des alternatives aux combustibles fossiles, carbonés. L’hydrogène est en course, cette fois, pour conquérir la terre…. Etonnant retournement de l’aventure humaine.

La France a pris la décision de jouer un rôle significatif dans cette révolution énergétique et technologique, à l’image de son engagement dans son programme électronucléaire des années 1970.

Une stratégie nationale

La Stratégie Nationale de Développement de l’hydrogène décarboné (SNH) a été annoncée en septembre 2020 et prévoit un soutien public d’un montant de 9 milliards d’euros sur 10 ans. Elle vise à accélérer la transition écologique et à créer une filière industrielle dédiée.

Elle s’articule autour de 3 axes, dont le principal est l’installation d’électrolyseurs en visant une capacité de 6,5 GW d’électrolyse en 2030, ce qui représente la production de 600.000 t/an d’hydrogène décarboné. Un autre axe concerne le développement de mobilité, en particulier pour les véhicules lourds, de fret et de passagers. Le troisième axe vise la construction d’une filière industrielle hydrogène, créatrice d’emplois. Elle pourrait représenter 150.000 emplois en fin de période du plan, et accompagner la baisse du chômage national vers les 5%. L’objectif de ce plan vise l’augmentation des volumes produits, mais également la réduction des coûts de production, pour créer une filière compétitive, tant vis-à-vis des autres pays, que des autres sources d’énergie.

L’avantage de ce plan stratégique est de s’inscrire, à la fois, dans le développement de nouvelles applications de l’hydrogène, et dans un cadre de diversification des technologies de production, décrites dans une codification de couleurs.

L’arc-en-ciel hydrogène

L’hydrogène présente la particularité de pouvoir être produit selon différents procédés codifiés suivant un code de couleurs. La stratégie française est d’être présent dans tous ceux décarbonés, en sortant progressivement des procédés basés issus du charbon et du pétrole.

Dans les filières actuelles de productions, on se réfère à l’hydrogène bleu pour désigner des procédés dans lequel il est produit à partir de gaz naturel ou de charbon en utilisant un processus de gazéification couplé à des dispositifs plus ou moins performants de capture de carbone.

L’hydrogène vert, filière du futur, consiste à le produire par électrolyse de l’eau grâce au courant électrique issu de sources renouvelables. La France se doit donc d’encourager vigoureusement la fabrication d’électrolyseurs. Plusieurs projets sont en cours, répartis sur l’ensemble du territoire, pilotés par différentes entreprises, McPhy, John Cockerill, Elogen, Genvia. Cette filière s’inscrit dans un accompagnement financier de près de 2 milliards d’euros.

La Commission européenne a confirmé, en 2022, son approbation des plans français dans le cadre de son Projet important d’intérêt européen commun (Piiec).

Le panorama des couleurs se complète d’un hydrogène rose, produit en utilisant l’électricité issue des centrales nucléaires. EDF est en train de préparer un démonstrateur, certes au Royaume-Uni, mais l’important est l’acquisition de la technologie.

La France est donc présente sur l’ensemble de ces créneaux, et pourra tirer à nouveau avantage de son parc de centrales nucléaires. Cet avantage compétitif de production pourrait même s’amplifier avec une découverte française récente.

L’hydrogène blanc

Jusqu’à présent, l’hydrogène n’était pas une source d’énergie primaire. Il était produit par transformation. Mais des chercheurs de l’université de Lorraine, en prospectant le sous-sol de la région, sont récemment tombés sur un gisement d’hydrogène, potentiellement très important. Selon leurs données, un réservoir estimé à 46 millions de tonnes se trouverait à un peu plus de 1.000m de profondeur, dans des roches très anciennes du carbonifère. Cette découverte d’hydrogène à l’état primaire constitue un bouleversement. Encore plus étonnant serait la pérennité du gisement. L’alimentation continue en eau de ces couches profondes autoriserait la continuité de la transformation en hydrogène par les carbonates de fer.

Cette découverte doit être confirmée par des forages profonds, attendus dès l’an prochain. La validation d’une telle découverte et son industrialisation donnerait à la France un avantage compétitif important en volume et potentiellement en prix. Elle offrirait en outre une grande diversification de production, élément clé d’une stratégie équilibrée d’approvisionnement.

La révolution hydrogène est donc en marche. Les entreprises du secteur pétrolier et gazier ne peuvent l’ignorer, et l’intègrent complètement.

Reconnaissance et implication du secteur pétrolier

Producteur d’hydrogène bleu, les acteurs du secteur gazier et pétrolier tournent leurs regards vers le potentiel de l’hydrogène. Cette dynamique s’illustre dans la part très importante réservée à la décarbonation et à l’hydrogène, au cours des 4 jours de conférence et d’exposition lors d’ADIPEC  2023 qui se déroulera du 2 au 5 octobre à Abu Dhabi, évènement mondial du secteur.

En effet, 40% des conférences concerneront les aspects stratégiques, la décarbonation et l’hydrogène. Le tournant pris par l’industrie pétrolière et gazière est donc très lisible. La thématique de la conférence est à cet égard révélatrice « décarbonation. Plus vite. Ensemble »…

L’hydrogène est ainsi reconnu comme élément central d’une stratégie mondiale ayant comme objectif zéro net émission en 2050. La situation des pays et régions ayant moins de potentiel de production locale y sera abordée, avec les implications dans le domaine des transports. Des corridors d’approvisionnement nécessiteront la mise en place de normes et certification. Un cadre réglementaire à l’image de celui présenté dans la Stratégie Nationale Hydrogène des Émirats Arabes Unis, pourrait servir de référence. Il vise en effet à atteindre l’objectif zéro net émission en 2050.

Le secteur pétrolier et gazier mondial reconnaît donc, dans ses échanges internes professionnels, au plus haut niveau, l’énorme potentiel offert par la filière industrielle hydrogène.

Les opportunités industrielles françaises

Dans un secteur technologique en développement rapide, il est essentiel de faire preuve de réactivité, d’inventivité et de souplesse. Ce profil convient parfaitement à l’esprit « start-up à la française ».

C’est le cas du domaine de la motorisation thermique à hydrogène. Dans un premier temps, l’utilisation de l’hydrogène dans le domaine des transports s’est projeté à travers l’utilisation de piles à combustible dans les véhicules, relevant ainsi d’une technique de moteur électrique. Mais il se fait jour maintenant une autre orientation, celle d’emploi direct d’hydrogène comme carburant dans des moteurs thermiques. L’hydrogène est alors une source d’énergie zéro carbone et zéro émission. Prototypes et essais sont en train d’être mis en place dans une vision mobilité lourde sur un autocar.

Tel est le projet en développement entre la société bretonne EHM et Transdev. La seule région Bretagne est porteuse d’une cinquantaine de projets hydrogène… !

Le développement de la production d’hydrogène posera naturellement la question de son stockage industriel. Dans ce domaine, Engie, dans le cadre d’une première mondiale, est en train d’évaluer la possibilité de stockage d’hydrogène dans des poches creusées dans des couches salines, à grande profondeur.

Une véritable dynamique hydrogène nationale est en train de se mettre en place. Le potentiel économique irriguant l’ensemble du territoire français est à même d’apporter à notre pays un élan économique que l’on espère, et qui pourrait constituer pour la France un « Eldorado hydrogène ». Mais il faut aussi que la société française réponde à cette dynamique. A cet égard, la jeunesse particulièrement motivée et engagée dans la lutte pour un meilleur environnement doit participer à la révolution hydrogène de façon exemplaire, par des choix d’études et des choix de vie zéro émission…

Nous avons depuis quelques semaines le plaisir de découvrir dans la presse étrangère des commentaires très flatteurs et prometteurs sur notre pays. « La France, l’Allemagne en mieux », selon Der Spiegel. Un quotidien britannique n’est pas en reste en évoquant le « silencieux succès français ». Nous savons que les Français ont quelque fois du mal à être optimistes.

Vu de l’extérieur nous avons des encouragements à changer notre regard. Vu de l’intérieur, la révolution hydrogène pourrait nous être très favorable. Il est vrai que nous avons un faible pour les révolutions…

______

(*) Gérard Vespierre, analyste géopolitique, chercheur associé à la FEMO, fondateur du média web Le Monde Décrypté www.lemonde-decrypte.com