Après la guerre en Ukraine, l’OTAN et l’Union européenne devront se réinventer

Après la guerre en Ukraine, l’OTAN et l’Union européenne devront se réinventer

Quel que sera le résultat territorial de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la fin de cette guerre provoquera inéluctablement une remise en question du périmètre de l’OTAN et du projet de construction européenne. Le GAR (2S) Jean-Philippe Wirth nous invite en conséquence à anticiper ce tournant plutôt que se voiler inconsidérément la réalité dérangeante à laquelle nous serons soudainement confrontés.

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Point n’est besoin d’être un grand analyste pour prévoir que, sauf cas improbable où la Russie parviendrait à reprendre le contrôle de l’ensemble du territoire reconnu à l’Ukraine par la communauté internationale, la guerre actuelle s’achèvera tôt ou tard sur l’une des trois situations suivantes :

  • S1 : L’Ukraine aura recouvré la pleine souveraineté de son territoire, Crimée incluse. Cette situation correspond à une victoire pleine et entière de ses capacités de résistance à l’invasion, puis de reconquête des régions envahies par la Russie, qui aura dès lors totalement perdu cette guerre.
  • S2 : La Russie sera parvenue à conserver le bénéfice de l’annexion de la seule Crimée. Le bilan de son « opération militaire spéciale » sera alors limité à la préservation de la situation issue de celle de 2014, moyennant un retour fortement perdant à l’est, qui l’aura ramenée sur la frontière orientale de l’Ukraine.
  • S3 : L’annexion des territoires que la Russie sera parvenue à occuper, deviendra pérenne. Après un arrêt des hostilités sur une ligne de démarcation stabilisée, l’Ukraine aura alors perdu la Crimée, le Donbass et son débouché sur la mer d’Azov, voire peut-être la région d’Odessa et son accès à la mer Noire.

Quelle que soit la situation qui prévaudra, celle-ci emportera des conséquences majeures sur la défense du continent européen et donc sur l’évolution du périmètre de l’OTAN d’une part, et sur la redéfinition du projet de construction européenne d’autre part.

L’évolution du périmètre de l’OTAN

Dans les trois cas, l’Ukraine qui n’aura dû sa survie qu’au courage de son peuple et au soutien actif du camp occidental, éprouvera le besoin impérieux de garantir sa sécurité pour refonder son avenir.

Pour l’Occident il sera très difficile de lui en offrir l’assurance sans l’arrimer solidement et solidairement au camp qu’elle a délibérément choisi de rejoindre. Ses pays voisins d’Europe centrale y trouveront aussi un véritable intérêt stratégique pour étayer leur propre sécurité.

Quel que puisse être le degré d’hostilité persistante de la Russie, quelle autre formule qu’une adhésion à l’OTAN, ou un partenariat fortement engageant avec l’Alliance Atlantique, pourra dès lors fournir à l’Ukraine en pleine reconstruction, la protection efficace dont elle aura besoin pour contrer la menace lourde et durable qui pèsera sur tout son flanc oriental et méridional ?

De surcroît, l’engagement prépondérant des États-Unis pour soutenir son combat contre la Russie, conduira naturellement l’Ukraine à pérenniser avec ceux-ci la relation d’assistance, de reconnaissance et de dépendance qui sera issue de l’éprouvant conflit qu’elle aura enduré.

Dans la première situation (S1), la Russie vaincue ne sera guère plus en état de s’opposer à une entrée de l’Ukraine dans l’OTAN qu’elle ne l’aura fait pour la Finlande, qui est aussi sa voisine.

Dans la deuxième situation (S2), il pourrait en être de même, la Crimée devenant au sud une enclave russe consolidée dont l’isolement pourrait se comparer à celui de Kaliningrad au nord.

Dans la troisième situation (S3), la partition durable du territoire ukrainien requerra de mettre en place une « défense de l’avant » au plus près du nouveau rideau de fer destiné à prévenir toute reprise des hostilités.

L’évolution de droit ou de fait du périmètre de l’OTAN venant à englober l’Ukraine, aura pour effet géographique de cerner la Biélorussie au nord, à l’ouest et au sud. Cette position de saillant exposé sur trois façades à l’influence occidentale, ne pourra conséquemment que fragiliser davantage la situation intérieure de ce pays qui nourrit des aspirations démocratiques étouffées par son régime politique pro-russe.

Dans tous les cas, force est d’admettre que le niveau d’organisation et de puissance militaires requis pour assurer la défense permanente de l’Ukraine, garantir l’inviolabilité de sa frontière avec la Russie, et préserver une paix armée durable à l’est du continent européen, dépassera pour longtemps celui dont disposera réellement l’Union européenne.

Outre l’exigence d’avoir des frontières stabilisées qui sera assortie à l’intégration de l’Ukraine en son sein, et quelle que soit l’ambition stratégique que l’UE puisse nourrir dans le domaine pourtant vital de la défense des nations qui la constituent, il est patent qu’après la guerre, elle ne pourra pas offrir à l’Ukraine une assurance-vie suffisante. Seule l’OTAN sera en mesure de le faire dans le calendrier contraignant que les risques de résurgences conflictuelles imposeront de prendre en compte.

La redéfinition du projet de construction européenne

Pour pouvoir se réaliser concrètement, tout projet a besoin d’être cadré par une définition qui doit servir de référence à sa construction en décrivant son contenu et en fixant ses limites, ce qui n’a pourtant jamais été précisé clairement depuis l’enclenchement du processus de développement de l’Union européenne.

En actant la bascule de l’Ukraine à l’Ouest, la fin de la guerre tracera une limite orientale objective et durablement indépassable à l’espace géographique du projet de construction européenne, alors même que celui-ci ne se projetait pas forcément aussi loin vers l’Est avant l’éclatement du conflit.

En l’occurrence, l’histoire va imposer ses contraintes à la géographie d’un projet qui avait bien failli s’étendre inconsidérément jusqu’à la Turquie par manque d’une vision suffisamment élaborée de l’état final qu’il visait. Il est en tous cas patent que l’élargissement continuel de l’UE vers l’Est se trouvera borné par le nouveau « rideau de fer » et qu’il ne pourra pas se poursuivre jusqu’à l’Oural à un horizon prévisible.

Tout comme il était manifestement impensable de fermer la porte de l’Union européenne à l’Ukraine au début de la guerre, il sera impossible de revenir à la fin de la guerre sur la quasi-promesse d’admission dans l’UE qu’elle a obtenue à cette occasion tragique. Le calendrier du processus de son adhésion conditionnera fortement celui de sa reconstruction, tout autant que l’importance de l’aide économique prodiguée.

Déjà fragilisé par les nombreuses évolutions qu’il a connues depuis la période de l’UE à 12 pays membres, l’équilibre de fond du projet actuel de celle-ci se trouve donc dès à présent remis en question par ce fait nouveau majeur qui est le retour d’une véritable guerre sur le continent européen. À sa façon brutale et indéniable, cet évènement en accentue et en révèle des lacunes et des faiblesses qui le fragilisent.

Sans plus attendre qu’elles se développent, les conséquences que ce phénomène non anticipé emporte, apparaissent déjà suffisamment lourdes pour nécessiter que soit entreprise une révision substantielle du projet de construction de l’UE, ne serait-ce que pour répondre aux quelques considérations suivantes dont l’énumération ne se veut pas exhaustive.

Dès lors que l’Ukraine la rejoindra, l’Union européenne ne pourra pas faire plus longtemps l’économie de régler le sort des Balkans qui ― outre leur corruption endémique et leur histoire perturbée ― restent toujours une zone dangereusement instable et insuffisamment sécurisée au milieu du continent, après plusieurs générations d’affrontements ethniques non foncièrement résolus.

Là comme ailleurs, sans doute faudra-t-il remettre en cause sans tabou le concept d’État

multiethnique dont la promotion sous l’influence anglo-saxonne ne produit pas de résultats pacificateurs véritablement probants. En témoignent ― sur le continent européen comme sur d’autres ― de trop nombreux séparatismes qui s’avèrent irréductibles dans les faits du temps long.

Le déplacement prononcé vers l’Est du centre de gravité de l’UE ainsi à nouveau élargie dans des proportions considérables, ne restera pas sans impact sur le maintien de sa cohésion interne, tant la rupture d’équilibre entre le monde latin, le monde slave, et le monde germanique profitera tout naturellement à ce dernier.

De facto le rôle de l’Allemagne deviendra fortement prépondérant, bien qu’elle ne détienne pas toutes les facultés pour l’exercer, tant aux yeux de ses partenaires européens qu’à ceux d’une frange importante de sa propre population. Dès lors, c’est la gouvernance de l’UE qui s’en trouvera inéluctablement altérée.

Dans la configuration que l’intégration de l’Ukraine à l’UE conduit à envisager, le développement cohérent d’une communauté qui rassemblera plus d’une trentaine de pays européens ne pourra plus se concevoir ni se conduire sur le mode dont l’Union s’est dotée historiquement, et dont ses élargissements successifs ont déjà accusé les inadéquations pénalisantes, voire paralysantes.

À la nouvelle échelle à considérer, le risque d’une dilution naturelle du projet européen dans une formule de convention minimaliste qui le viderait d’une partie de sa substance, devra être soigneusement mis en regard de celui d’une implosion résultant des profondes dissensions internes liées aux irrédentismes nationaux et à l’absence d’une véritable culture commune.

Dès lors, sans faire abstraction d’acquis majeurs comme ceux de la zone euro, ne peut pas être exclue l’éventualité d’une articulation ― voire d’une partition ― géographique ou économique de cette UE élargie, en sous-ensembles plus cohérents regroupant un nombre limité de pays liés par une ambition commune.

En définitive c’est sans doute la pression mondiale sur l’Europe et le sentiment d’appartenance à la même civilisation qui pourront atténuer progressivement les différences foncières logées dans l’âme des peuples implantés de longue date sur le continent européen. Pour la construction européenne, que vient télescoper le fait nouveau de la guerre en Ukraine, la chance de survivre à celle-ci passe donc sans doute par une remise en cause lucide de la définition de son projet.

CERCLE MARÉCHAL FOCH

Le G2S change de nom pour prendre celui de Cercle Maréchal Foch, tout en demeurant une association d’anciens officiers généraux fidèles à notre volonté de contribuer de manière aussi objective et équilibrée que possible à la réflexion nationale sur les enjeux de sécurité et de défense. En effet, plutôt qu’un acronyme pas toujours compréhensible par un large public, nous souhaitons inscrire nos réflexions sous le parrainage de ce glorieux chef militaire, artisan de la victoire de 1918 et penseur militaire à l’origine des armées modernes. Nous proposons de mettre en commun notre expérience et notre expertise des problématiques de Défense, incluant leurs aspects stratégiques et économiques, afin de vous faire partager notre vision des perspectives d’évolution souhaitables. (Nous contacter : Cercle Maréchal Foch – 1, place Joffre – BP 23 – 75700 Paris SP 07).

L’évolution du champ opérationnel, enseignements de la guerre en Ukraine.

L’évolution du champ opérationnel, enseignements de la guerre en Ukraine.

 

par le Colonel (eR) Gilles Lemaire – publié le 5 mai 2023

L’irruption de l’armée russe hors de ses frontières en Ukraine a surpris une Europe qui se croyait à l’abri d’un conflit de cette importance. Le monde de la guerre froide et de l’après-guerre froide semblait devoir ignorer ce type d’agression directe visant un État souverain disposant de frontières internationalement reconnues.

Quelles leçons retenir du conflit en cours quant à la définition du corps de bataille propre à faire face à cette conjoncture ?

Le progrès des techniques ne s’est pas arrêté avec la fin de la guerre froide. Bien au contraire, trente années plus tard, nous vivons dans un monde radicalement différent, dominé par la maitrise de l’espace, l’électronique, l’informatique, la numérisation, l’intelligence artificielle, etc. Le monde militaire n’y échappe pas. Comment apprécier cette évolution sur le champ de bataille, quelle catégorie d’armements sera déterminante ? La réponse reste incertaine. Ce que l’on peut relever est que les coûts unitaires des armements ne cessent d’augmenter, fait résultant du progrès des techniques, toujours plus onéreuses, mais aussi de l’arrêt des productions à la fin de la guerre froide, ce qui limite les séries et augmente donc ces coûts unitaires. Les armements modernes sont ainsi atteints du syndrome de rareté. L’effet de masse ne joue plus. Fait aggravant : Le taux de disponibilité des matériels décline, car l’entretien et les pièces détachées suivent les coûts de production. Pour autant, le taux de destruction au combat des armements, de facture récente ou non, reste inévitablement élevé. En conséquence, pendant cette première année de guerre en Ukraine, les belligérants ont dû aller rechercher dans des stocks anciens des armements considérés comme dépassés pour remplacer leurs pertes. L’armée russe déploie ainsi des missiles modernes hypersoniques pour frapper les installations sensibles ukrainiennes, en nombre inévitablement limité compte tenu de leur modernité, mais également des chars T 54-55 conçus en grand nombre au lendemain de la deuxième guerre mondiale et disponibles à très faible coût. Les engins blindés promis par l’Otan, comme le réputé Leopard 2 ont été conçus dans les années 1970[1], etc…

Plus étonnant est de constater que les combats en Ukraine renouent avec les tranchées de la Grande guerre.Cette gestuelle n’avait pas tout à fait disparu au cours de la deuxième guerre mondiale, cohabitant de fait avec la blitzkrieg. Elle ressurgit avec les « dents de dragons » et autres abris en béton installés par l’armée russe en défense de la Crimée. La mobilité offensive semble trouver ses limites au profit de la défensive chère à Clausewitz. Le couple char-avion qui mit fin à la guerre des tranchées en 1918 s’essouffle depuis le développement des missiles le contrant avec une efficacité aussi grandissante qu’irrémédiable. L’aviation semble avoir disparu du ciel ukrainien. L’artillerie sol-sol a donc repris toute sa place en augmentant considérablement le calibre de ses projectiles et leur portée, particulièrement pour les lance-roquettes et les missiles sol-sol. Les portées de plusieurs centaines de kilomètres sont déjà atteintes ou envisagées, ceci avec des projectiles de très grande précision permettant la prise à partie d’objectifs lointains préférentiels[2]. « L’arme des feux profonds » mobilisait jadis la plus grosse part des pondéreux véhiculés par la logistique. La révolution de la précision rend inutiles les réglages et les tirs de saturation pour traiter un objectif, ce qui devrait logiquement réduire ses charrois d’approvisionnement. Mais le coût et donc la rareté de ces projectiles perfectionnés ne conduit pas magistralement à ce schéma. La situation d’antan semble imperturbable. On réclame des obus et encore des obus, conventionnels, comme en 1915 !

Le drone semble parfaire ce souci de la précision. Beaucoup d’observateurs s’extasient devant son apparition[3], son efficacité paraît spectaculaire. Cependant les dispositif sol-air intégrés comme le « Dôme de fer » israélien[4]et, derniers arrivants, les armes Laser à effet dirigé, semblent promis au même brillant avenir que cette menace qu’elles sont susceptibles de contrer[5]. Reste à réaliser ces catégories et à les approvisionner, cause de nouveau débours.   

Au total, l’innovation, avec son coût prohibitif, limite le volume des armements de dernière génération sur le champ de bataille. On peine à les recompléter, l’industrie post-guerre froide s’avérant défaillante. Par conséquent, il n’est pas surprenant de voir se poursuivre en Ukraine un conflit en mode plutôt dégradé pour ce qui concerne la couche propre à conduire la destruction au contact : avions d’armes, chars de combat, infanterie, artillerie. Seule la couche renseignement, fondée sur les moyens de recueil et de transmission, et surtout d’exploitation, à la pointe du progrès grâce à la numérisation, semble opérer positivement[6]. Les moyens de renseignement, liés à l’exercice de la dissuasion nucléaire[7], n’ont en effet pas été diminués par l’épisode des « dividendes de la Paix », leur maintien et leur mise à jour dans un monde, certes peu conflictuel, mais toujours empreint de menaces, s’étant avéré indispensable. Dans un contexte d’attrition des moyens conventionnels, ils ne peuvent cependant donner prise à une exploitation opérationnelle efficiente pour ce qui concerne le conflit en cours. Ce conflit semble répondre au premier souci du stratège : être renseigné. Pour poursuivre la démarche opérationnelle, il faut disposer des moyens de réduction de l’adversaire.

L’évolution dudit conflit repose donc sur la stratégie génétique, c’est-à-dire sur la capacité des industries à alimenter les forces en armements modernes, ou autres éventuellement. Une course est engagée, qui n’est pas sans rappeler celle de la deuxième guerre mondiale, initiée par l’Allemagne hitlérienne et finalement gagnée par l’acteur qui disposait alors d’une industrie hors-normes susceptible d’alimenter l’ensemble des forces alliées, c’est-à-dire les États-Unis. La deuxième guerre mondiale, dans la suite de la première, a été une guerre industrielle. Les conflits futurs ne peuvent y échapper. C’est la puissance économique, soutenant la stratégie génétique, qui assure le succès des armes.  

« La Défense ! C’est la première raison d’être de l’État. Il n’y peut manquer sans se détruire lui-même[8] ». Mais cet État doit au préalable adapter son économie et ses ressources pour ce faire. Il reste à souhaiter que notre loi de programmation et la remise en ordre des finances de notre État soient à hauteur de ce défi.


[1] La livraison de Léopard 1, d’une génération antérieure, celle de l’AMX 30, est également envisagée. Le même phénomène peut être constaté pour les avions d’armes de génération ancienne : Mig29, Su25, Su 27, hélicoptères MI 8, employés dans les deux camps.   

[2] Postes de commandement et dépôts logistiques

[3] Ces armements étaient pourtant utilisés depuis fort longtemps, notamment lors de l’opération israélienne « Paix en Galilée » de juin 1982.

[4] Le Dôme de fer est un système de défense aérienne mobile israélien conçu pour intercepter des roquettes et obus de courte portée. Il a été déployé en 2010.

[6] Le soutien de l’Otan est ici déterminant.

[7] Qui n’a évidemment pas disparu : « on ne peut désinventer l’arme nucléaire ».

[8] Général de Gaulle, à Bayeux le 16 juin 1946

Le peuple et le pouvoir Un divorce durable

Le peuple et le pouvoir
Un divorce durable

par Gilbert Robinet (*)  Esprit Surcouf – publié le 5 mai 2023
Général de division (2S)
https://espritsurcouf.fr/humeurs_le-peuple-et-le-pouvoir-un-divorce-durable_par_le-general-2s-gilbert-robinet/


Comme un feu qui se déclenche après avoir longtemps couvé, l’indignation doit jaillir au grand jour après avoir trop fermenté. Mais l’auteur ne la laisse pas exploser dans la rue avec cris et vociférations, son éducation et son sens de la responsabilité l’en empêche. Alors il prend la plume et nous livre une analyse bien construite et policée de ses désillusions et de ses désenchantements. Comme toujours dans cette rubrique, les propos n’engagent que leur auteur.
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Lorsqu’en cours de second mandat depuis près d’un an,  le  président de la République, a, le 17 avril dernier, supplié le peuple de lui consentir 100 jours d’apaisement pour que, d’une part, le pays retrouve une certaine sérénité et que, d’autre part, il puisse, lui, reprendre l’initiative, il a commis deux erreurs : une erreur politique et une erreur psychologique.

L’erreur politique a consisté à formuler sa demande à contretemps,  hors des étapes normales du déroulement d’un mandat présidentiel, sous la forme d’un mini programme électoral qui fut pratiquement absent de sa campagne précédent  sa réélection un an plus tôt. Demander une forme d’état de grâce tel que peut en  bénéficier un président nouvellement élu,  après un an d’exercice d’un second mandat, c’est reconnaitre implicitement que l’année écoulée a été vide de tout contenu.

Quant à l’erreur psychologique, elle est encore plus énorme. L’utilisation de  l’expression « cent jours » renvoie obligatoirement à d’autres « Cent jours » qui se sont déroulés à la même période de l’année et se sont terminés par un désastre, à Waterloo, non pas un quatorze juillet date de l’échéance fixée par le président d’aujourd’hui, mais un 18 juin. Qu’il n’y ait pas eu un seul conseiller dans l’entourage du président pour attirer son attention sur cette malheureuse « coïncidence » est proprement stupéfiant.

Ecoute et respect

Cette intervention est survenue après une longue séquence de plusieurs mois de grèves et manifestations dans le pays contre un projet de réforme des retraites peut-être pertinent, mais mal préparé et mal présenté. Le président a  reconnu, lors de son allocution du 17 avril, que cette réforme, devenue loi promulguée, n’était pas acceptée par la majorité des Français mais qu’elle était nécessaire. Cela ne risque pas d’améliorer le climat général qui règne dans notre pays qui, depuis les gilets jaunes, enchaîne les crises de toutes natures et cela n’incite guère à croire que les  cent jours s’écouleront dans des  eaux tranquilles.

En effet, les citoyens veulent désormais être  écoutés et, plus encore, respectés. Or, les essais de participation des citoyens à la vie publique tels que « le grand débat » ou les conventions citoyennes pour le climat ou pour la fin de vie se sont conclus par des illusions brisées et ont généré de grandes

Ainsi, la déclaration présidentielle a été ressentie comme un  nouvel  affront qui s’ajoute aux dérives parlementaires causées régulièrement par des attitudes partisanes excessives  qui interdisent de reconnaître  qu’il peut y avoir du  bon chez l’autre, voire même que l’on peut collaborer avec lui pour le bien commun. Trop souvent, les élus font passer l’intérêt partisan avant l’intérêt général des citoyens. Les 175 heures de débats relatifs à la réforme des retraites à l’Assemblée nationale en ont été la preuve criante en même temps que désolante. C’est ce que nos cousins du Québec  appellent la « particratie », c’est-à-dire l’emprise des partis et de leurs relais sur les élus du peuple. En son temps, le général de Gaulle avait déjà dénoncé cette dérive et,  sans le dire vraiment, pensait que  les partis politiques, émanation de la liberté d’association, pouvaient être incompatibles avec la démocratie qui exige ouverture à l’autre, coopération et compromis entre les individus et les groupes représentants la cité.

Ethique et confiance

Mais la raison première de l’éloignement du citoyen de la chose publique est  la crise de confiance qui mine la relation du peuple avec ses élus, avec ce que l’on nomme sa représentation. Depuis de nombreuses années désormais, on observe des divergences  croissantes entre représentants et représentés, entre élus et citoyens. On voit et on entend  la population exprimer sa méfiance, son hostilité même, envers les membres de la classe politique, sinon envers la fonction politique et les institutions elles-mêmes qui forment pourtant l’ultime rempart de la démocratie. Les sondages d’opinion témoignent régulièrement du peu d’estime, du désabusement voire du mépris des citoyens envers les politiciens. À bien des égards, la crédibilité de ces derniers est quasi nulle.

A cela s’ajoute la colère citoyenne lorsque des manquements éthiques de membres de la classe politique sont dévoilés. Même si cette question a toujours existé, elle prend aujourd’hui une plus grande acuité. En effet,  compte-tenu des contraintes qui pèsent sur les citoyens à qui l’on demande de plus en plus d’efforts, en particulier financiers, ceux-ci n’acceptent plus que les politiques bénéficient de faveurs particulières et aussi, parce que  mieux éduqués et mieux informés, ils exigent de leurs représentants une moralité sans faille.

Or, les sondages indiquent que les politiciens sont souvent vus comme des gens surtout intéressés à servir leurs intérêts personnels ou ceux  de gens riches et puissants qui leur seraient affidés. Ce jugement sévère perdure alors que  d’indéniables progrès  ont été accomplis pour éliminer la corruption, la fraude électorale, le népotisme et le favoritisme. Mais malgré cela,  les « affaires » de toutes natures continuent d’alimenter la chronique. Sans entrer dans le détail de chacune d’entre elles, contentons-nous d’en faire un mini inventaire à la Prévert sur un passé récent: Balkany, Cahuzac, comptes libyens, Bygmalion, Bettencourt, Benalla, Fillon, eurodéputés du Modem, etc. La mise au jour de tels « manquements » semble même plus fréquente que par le passé. Cela est peut-être du à une couverture médiatique plus percutante. Quoi qu’il en soit, il n’est pas étonnant d’entendre beaucoup d’électeurs ou de citoyens ayant définitivement abandonné les urnes dire que les « politiciens sont tous des pourris » et que « plus ça change, plus c’est pareil ».

Mais, si  l’honnêteté est fondamentale quand il s’agit d’administrer les affaires publiques, le respect des engagements pris ou de la parole donnée l’est tout autant. Dans une démocratie, les mandataires ont non seulement l’obligation de ne pas voler les contribuables qui sont aussi  leurs mandants, ils ont également le devoir de leur dire la vérité, d’agir dans la transparence et de rendre compte avec sincérité de l’usage qu’ils font des pouvoirs qui leur sont délégués. Ainsi, les citoyens n’acceptent plus  la langue de bois, les demi-vérités, les exagérations outrancières, les faux-fuyants, les promesses remises au lendemain ou rompues.

Maitrise et carrure

Outre les problèmes d’éthique, la crise de la représentation s’explique également par le fait que les citoyens sont de plus en plus conscients de la perte de pouvoir et d’influence qui affecte leurs élus. L’augmentation considérable  du pouvoir ou de l’influence d’instances supranationales comme l’Union européenne, la Banque centrale européenne, le Fond monétaire international, l’interdépendance des économies qui a pour conséquence  qu’une guerre aux confins de l’Europe renchérit le prix des énergies et des matières premières dans le monde entier, le poids des banques qui fait que lorsque l’une d’elle s’effondre, une crise monétaire mondiale survient,  sont les preuves qu’à l’échelon national, nos gouvernants n’ont plus la maîtrise des événements.

Des grands barons de l’économie de marché et des patrons de grandes organisations syndicales, institutionnelles et associatives, ont aujourd’hui la prétention de former, sous une  nouvelle forme,  une élite de la représentation sociale et les citoyens ont le sentiment  que leurs politiciens sont impuissants à forcer ces dirigeants corporatistes à œuvrer prioritairement dans  l’intérêt supérieur de la nation. Pour eux, les arbitrages que leurs représentants doivent faire sont dictés non pas par le bien commun, mais par les rapports de forces entre les grands groupes d’intérêts socioéconomiques ainsi que par les liens privilégiés que ceux-ci entretiennent avec la classe  politique. Alors qu’il était président de l’Assemblée nationale, Philippe Séguin disait : « il n’est donc pas surprenant que les citoyens et les groupes utilisent de plus en plus impunément tous les moyens imaginables, sauf les procédures parlementaires, jugées inutiles, pour en arriver à leurs fins».

Enfin, il existe une difficulté indépassable qui réside dans la persistance de l’ambiguïté sur le  véritable rôle de nos politiques et, en particulier, de nos parlementaires. En effet, ceux-ci sont-ils d’abord et avant tout liés à leurs électeurs par l’obligation de prendre toutes leurs décisions en conformité avec leurs désirs ou leurs opinions ou, au contraire, sont-ils libres de voter selon ce qu’ils estiment être la meilleure décision pour l’intérêt général ? Si le premier terme de l’alternative l’emporte, alors les électeurs se sentent trahis. Quant aux citoyens qui accordent  une grande marge de manœuvre à leurs  représentants,  ils exigent d’eux qu’ils exercent un véritable leadership social et qu’ils fassent preuve d’une forte personnalité, ce qui n’est pas toujours le cas.

D’aucuns prétendent que la a Ve  République est aujourd’hui à bout de souffle et qu’il faut passer à une VIe. Il est vrai que notre Constitution a subi quelques « encoches »,  au premier rang desquelles le quinquennat, l’acceptation de la cohabitation et la question préalable de constitutionnalité (QCP) qui l’ont sérieusement  dénaturée Mais si notre République fonctionne aujourd’hui moins bien qu’hier, c’est aussi et surtout parce que ses institutions ont été conçues par le général de Gaulle pour…le général de Gaulle ou pour des hommes de sa stature. Si deux des successeurs du général ont fait un bon usage de notre loi fondamentale, monsieur Georges Pompidou au mandat écourté et monsieur François Mitterrand qui après l’avoir combattue l’a trouvée parfaitement à son goût, les autres ont manqué singulièrement de la « carrure » que celle-ci imposait à ceux qui auraient la charge de la mettre en œuvre. Ce n’est pas la Constitution qui est mauvaise, mais ceux qui prétendent en être les garants.


 (*) Gilbert Robinet, Ingénieur civil des mines, Saint-Cyrien de la promotion général de Gaulle, breveté de l’Ecole Supérieure de Guerre, a mené une carrière classique de militaire, alternant les temps de commandements et les postes d’état-major, notamment auprès du Chef d’Etat-Major des Armées. Il quitte le service actif avec le grade de général de division et rejoint l’Ecole Centrale à Paris comme inspecteur des élèves de deuxième année jusqu’en 2010. Il se consacre alors au monde associatif, et est secrétaire général de l’ASAF (Association de Soutien à l’Armée Française) pendant 10 ans. Il a rejoint aujourd’hui le directoire de l’Union française des associations de combattants et victimes de guerre (UFAC). Il est l’auteur d’un ouvrage, Le prof et le général ; ou les petits secrets d’une grande école française, aux Editions Velours.

 

Qui va toucher les dividendes de la paix ? Entretien Charles Millon

Qui va toucher les dividendes de la paix ? Entretien Charles Millon

 

par Revue Conflits – publié le 2 mai 2023


Avec la fin de l’URSS, les pays occidentaux pensent pouvoir toucher « les dividendes de la paix ». Une idée fondée sur une idéologie trompeuse, celle de la fin de la guerre et de la fin de l’histoire. Face à cela, comment ont réagi les acteurs de l’époque, et notamment les ministres de la Défense ? Entretien avec Charles Millon pour comprendre les débats politiques de l’époque.

Charles Millon fut ministre de la Défense du président Jacques Chirac de 1995 à 1997. Une période charnière dans l’histoire militaire française puisqu’elle voit la suspension du service national. Les années 1990 sont aussi marquées par l’idée de toucher « les dividendes de la paix » après la fin de la guerre froide, ce qui devrait justifiait la réduction les budgets militaires. Pour Conflits, Charles Millon revient sur les politiques conduites à cette époque.

Propos recueillis par Jean-Baptiste Noé.

Le 21 octobre 1997, le service militaire est suspendu et remplacé par la journée d’appel de préparation à la défense (JAPD). Quel était l’objectif initial de cette suspension et pourquoi la mise en place de la réserve ne s’est-elle pas passée comme prévu ?

Le service national a été suspendu à la suite d’une réflexion largement mûrie. Je faisais partie de ceux qui n’étaient pas – a priori – favorables à la remise en cause de la conscription, mais le président Chirac m’a demandé d’étudier le dossier et de regarder si le service militaire tel qu’il était remplissait toujours sa mission d’intégration et de lien entre l’armée et la nation. Il est apparu que le service national ne remplissait plus, et de très loin, ses objectifs. En effet, tous ceux qui ne maniaient pas bien la langue française et qui n’avaient pas une bonne capacité d’intégration dans le pays étaient exemptés du service militaire, tout comme ceux chez qui l’on débusquait quelques anomalies médicales ; ceux qui avaient « des relations » dans l’armée ou au sein de pouvoir parvenaient à avoir des affectations qui leur étaient favorables, enfin l’affectation rapprochée instaurée par Michel Debré donnait la possibilité aux appelés d’effectuer leur service à proximité de leur domicile ce qui ne permettait plus  le fameux brassage social tant attendu : au fond, d’égalitaire à son instauration, le service était devenu profondément inégalitaire dans ses dernières années. À ce constat, une autre évidence s’est imposée, celle de la nécessaire professionnalisation de notre armée en raison du changement de nature des menaces et de la montée en technicité des armes, exigeant des personnels de plus en plus spécialisés.

Le lien armée-nation avec une armée professionnelle peut être maintenu grâce à l’activation d’une réserve très importante comme cela existe dans un certain nombre de pays, notamment aux États-Unis C’est le choix qui que nous avions fait au moment de la suspension du service national, avec le plan armée 2000 dont l’objectif était de faire passer la réserve de 120 000 environ à 400 000 personnes et même plus. Je peux témoigner que lorsque lon a lancé l’idée d’une réserve renforcée, les organisations professionnelles patronales et syndicales ont été exceptionnelles : elles étaient toutes favorables à signer des accords afin de rendre compatible l’articulation entre la vie professionnelle et la vie de réserviste.

Malheureusement, jamais les crédits nécessaires n’auront été dégagés ni par le gouvernement Jospin, ni ceux qui suivirent. C’est regrettable, car aujourd’hui encore c’est l’armée de métier qui doit supporter des opérations qui pourraient être confiées à des réservistes, je pense à l’opération Sentinelle ou Vigipirate.

En 1991, nous avions gagné contre lURSS et lEurope allait enfin pouvoir tirer parti des « dividendes de la paix ». Cest-à-dire, selon les promesses de l’époque, diminuer les dépenses militaires pour allouer ces économies à la réduction de la dette et des impôts. Trente ans plus tard, qu’en est-il de cette idée ?

Les années 1990 ont été marquées par la fin de la guerre froide ainsi que par la montée de l’illusion pacifiste. Cette pensée pacifiste a permis à Laurent Fabius de parler de ces fameux « dividendes de la paix » dont devraient bénéficier les pays occidentaux, et qui ont justifié la chute dramatique des budgets de la défense qui rappelons ont baissé de 25% en 30 ans. La récente montée des périls dans le monde a stoppé net cette tendance et nous assistons au contraire à une hausse des budgets militaires dans tous les pays développés.

Sur cette question, certains Européens ont profité de l’OTAN pour se mettre sous le parapluie américain afin de diminuer leurs budgets militaires. Cette option a-t-elle été un sujet en France ?

L’OTAN a d’abord été l’affaire de Jacques Chirac puis celle de Nicolas Sarkozy. Quand le Président Chirac a envisagé de revenir dans le commandement intégré, la France devait en obtenir le commandement sud qui est basé à Naples. Il s’agissait alors d’organiser l’Alliance atlantique sur deux piliers et de répartir les responsabilités entre les pays européens et les États-Unis. Ce projet a échoué non pas parce que les États-Unis ont refusé, mais bien parce que certains pays européens ont préféré voir ce commandement de Naples, assuré par les USA. J’en ai été le témoin direct ayant mené les discussions sur ce sujet à l’époque. L’Espagne ou l’Italie par exemple ne faisaient pas confiance à un autre pays européen pour assumer ce commandement Sud.

C’est là où l’on constate que « L’Europe de la défense » est un concept complètement utopique. Il semble plus réaliste de parler « d’Europe de la puissance » comme le faisait le Général de Gaulle et Jacques Chirac. L’Europe ne nécessite pas une intégration complète, mais une Europe qui sait se coordonner.

On voit aujourd’hui que l’armée essaie d’anticiper les futures guerres d’ici dix ou quinze ans. Est-ce que c’était une idée dans les années 1990 de préparer des guerres qui pourraient avoir lieu en l’an 2000 ? 

Lorsque j’étais ministre de la Défense dans les années 1995, la France s’est préoccupée d’une véritable coordination notamment avec la Grande-Bretagne et l’Italie dans le domaine de l’armement. Nous avions déjà pleinement conscience de cette nécessité tant au niveau de la stratégie qu’au niveau de l’armement.

C’était absolument indispensable. Les discussions avec les Anglais ont abouti à l’accord de Saint-Malo et à des projets de constructions communes, notamment des vedettes avec les Italiens. À l’époque, lItalie avait conscience quil fallait surveiller les côtes et la Grande-Bretagne avait conscience quil fallait coordonner les missions des porte-avions : deux éléments devenus essentiels aujourd’hui.

Malgré cette idée des « dividendes de la paix », la guerre se développe au même moment en Irak ou plus largement dans les Balkans. Pourquoi continuer de croire à la paix alors que la guerre est une réalité ?

Cette expression est apparue dans les années 1990 et n’a été utilisée que pendant dix ans… Ensuite, les gouvernements ont profité pour « piocher » dans les budgets de la défense afin d’en faire une variable d’ajustement du point de vue budgétaire. En outre, ces approches opportunistes étaient confortées par une idéologie pacifiste qui se répandait dans certains pays européens, notamment en Allemagne. De nombreux hommes politiques de l’époque s’étaient persuadés qu’il n’y aurait plus de conflits dans l’espace européen.

L’un des atouts de l’économie française est d’investir l’achat de matériel dans le but de servir la défense et d’en faire des applications civiles. A-t-on réfléchi en termes d’industrie de la défense ?

Nombre de secteurs civils en France bénéficient de la recherche et de l’innovation incubées puis développées par l’industrie de la défense, indéniable fleuron de notre économie et de nos savoir-faire. J’en citerai seulement quelques-uns : les télécoms, le cyber, les matériaux composites, l’énergie… dont les avancées sont directement ou indirectement issues d’applications militaires. La bonne coordination entre le ministère de la Défense et l’Industrie d’armement permet à la France d’en profiter bien sûr pour elle-même, mais aussi pour maintenir son rayonnement à l’international.

On le voit par exemple avec le Rafale. En se dotant en premier d’avions Rafale, l’armée française lui a offert une vitrine à la hauteur de ses qualités et lui a permis d’être aujourd’hui l’un des avions militaires le plus vendu au monde.

L’externalisation des fonctions de soutien de l’armée : une tendance qui questionne sur notre indépendance stratégique à long terme

L’externalisation des fonctions de soutien de l’armée : une tendance qui questionne sur notre indépendance stratégique à long terme


Les entreprises de service de sécurité et de défense (ESSD), auparavant nommées sociétés militaires privées (SMP), connaissent une importance croissante dans la conduite des opérations militaires, notamment dans les fonctions de soutien et de logistique. Cette externalisation touche des fonctions de plus en plus nombreuses et stratégiques pour faire face à la pression budgétaire et aux crises qui s’enchaînent.

L’intensification de la coopération public-privé, dans le secteur de la défense, accélère la mutation dans les armées, et cela, depuis plusieurs décennies. La volonté d’une chaîne logistique souveraine, et potentiellement publique, se heurte à trois problèmes majeurs : la baisse des budgets de défense depuis la fin de la guerre froide, le déficit capacitaire de l’armée, dans le domaine logistique notamment, ainsi qu’une logique économique avec la concentration des moyens sur les fonctions jugées les plus stratégiques et la création de champions nationaux privés.

 

L’accélération de la baisse du budget de défense depuis la fin de la guerre froide

Avec l’effondrement du bloc communiste en 1991, les armées occidentales perdent leur adversaire idéologique et la principale menace d’une réelle confrontation de haute intensité à la fin du vingtième siècle. Ce choc exogène, couplé à la tendance néo-libérale anglo-saxonne de réduction du rôle de l’État et de ses dépenses au profit du secteur privé, accentue la diminution du budget de la défense en occident. En France, à partir de 1981, la chute de la part du budget de l’État consacrée à la défense est constante, particulièrement après l’échec du plan Mauroy (1981). Ce plan de relance, d’inspiration keynésienne, est initié par le gouvernement Mauroy à la suite de la victoire de François Mitterrand aux élections présidentielles avec pour effet de vider les caisses de l’État, par ailleurs déjà durement affectées par les chocs pétroliers (1973-1979). L’État français cherche alors à faire des économies et compte encaisser les dividendes de la paix en réduisant la part de la défense dans le budget de l’État tout en profitant de l’augmentation du commerce mondiale. Depuis 1980, cette diminution atteint près de cinq points de pourcentage du PIB, le budget de la défense n’est vu par les politiciens que comme une variable d’ajustement du budget général.

En outre, la politisation de l’allocation du budget de la défense par une opposition des dépenses militaires (warfare) avec les dépenses sociales (welfare) s’est amplifiée depuis la fin de la guerre froide. Ce dilemme, nommé « guns vs. butter » dans la littérature anglo-saxonne, n’est pas une simple question de clivage idéologique. En France, sur la période 1981-2010, les différents gouvernements ont des chiffres sensiblement identiques avec un taux de variation annuel moyen des dépenses militaires de +0,12 % pour les gouvernements de droite et de +0,17 % pour ceux de gauche. La réelle différence se situe sur les divergences stratégiques et la manière dont cela se traduit dans les arbitrages budgétaires, particulièrement en période d’austérité et d’assèchement des dépenses publiques.

Source : Dépenses militaires françaises, allemandes et britanniques de 1981 à 2021 en pourcentage du PIB – Banque mondiale avec les données du SIPRI. (Graphique 1)

 

Il convient de noter que cette baisse du budget s’est poursuivie malgré l’alternance républicaine avec une réduction régulière des dépenses militaires (voir Graphique 1). La théorie de Francis Fukuyama, d’une victoire absolue et définitive de la démocratie libérale sur les autres modes de gouvernance, influence fortement la pensée occidentale dès 1989 avec la publication de son célèbre article La Fin de l’Histoire ?. Dans son cahier de politique économique n°8 (1994), l’OCDE voit la fin de la guerre froide comme une opportunité pour désarmer le monde et propose de conditionner les aides économiques aux pays en développement à des mesures de réduction de leur budget de la défense, dans le prolongement théorique du dilemme « guns vs. butter ». Ce sentiment d’une victoire totale, couplé à la sécurité apportée par le parapluie américain et la dissuasion nucléaire, précipite une chute historique des budgets alloués aux armées en Europe. En France, la hausse du budget général est corrélée à une baisse des dépenses militaires, tant en volume qu’en valeur (voir Graphique 2). Pour des raisons d’arbitrage, la priorité française n’est donc plus le maintien et le développement d’une armée taillée pour les conflits de haute-intensité.

Source : Mise en perspective du budget général avec celui de la défense – « Défense : exposé d’ensemble et dépenses en capital » par le rapporteur spécial Maurice Blin pour le Sénat en novembre 2001. (Graphique 2)

 

Le déficit capacitaire de l’armée : une conséquence du manque de moyens et une mise en danger de son indépendance stratégique à long terme

La majorité des armées européennes a été préparée pour mener des opérations de faible ou moyenne intensité. Cela s’explique par une double tendance : un contexte de rareté budgétaire après la guerre froide, suivi de nouvelles coupes budgétaires après la crise des subprimes, ainsi que l’usage de l’armée comme force de projection plutôt que comme force allouée à la défense nationale. Cette double tendance pousse les États européens à des réductions majeures au sein des armées tant au niveau des stocks, des équipements que du personnel (Graphique 3).

Source : Effectifs des forces armées françaises sur la période 2006-2018 en équivalent temps complet – Assemblée nationale – Rapport N° 273 sur PLF 2018 – Annexe 14 Budget opérationnel de la défense 2017. (Graphique 3)

 

Dans le cadre d’une armée moderne, il apparaît comme obligatoire de recourir à une part croissante d’externalisation pour de multiples raisons telles que la réduction des budgets ou encore les efforts de modernisation. La réponse à la question de l’externalisation ne se résume plus à une opposition entre libéraux et étatistes, mais à un cas classique de la théorie des firmes : la théorie des coûts de transactions. Cette théorie d’Oliver Williamson que l’on peut vulgariser, dans notre cas, comme le dilemme entre internalisation et externalisation, lui a valu le prix Nobel d’économie en 2009. La priorité doit, alors, être la mise en place d’une stratégie à long terme avec comme effet final recherché l’indépendance stratégique.

Il existe un écart entre les ambitions affichées et les moyens mis à disposition des armées, ce qui se manifeste par des lacunes capacitaires persistantes. Cette impasse budgétaire se traduit par une perte à long terme de certaines capacités, jugées moins stratégiques. La privatisation de la restauration est un exemple éloquent, cette fonction jugée non stratégique est vue comme un moyen d’optimiser l’allocation des budgets alloués à la défense. En France, depuis au moins deux décennies, la restauration est progressivement sous-traitée. En 2015, la Cour des Comptes enjoint l’armée de faire passer le prix moyen d’un repas de 15,6 à 10 euros l’ambition étant une économie de 200 millions d’euros par an. La privatisation semble être la solution idoine, sachant que dans ce même rapport, la Cour des Comptes prête une productivité plus de deux fois supérieure aux agents externes pour des salaires moindres par rapport aux salariés du ministère des Armées. Par ailleurs, l’armée française n’est pas la seule dans cette situation, au contraire, les anglo-saxons sous-traitent en partie auprès des mêmes prestataires. Cependant, si des entreprises françaises, comme Sodexo, s’exportent bien avec des contrats estimés à plusieurs centaines de millions de dollars avec l’US Army, les marchés logistiques sur les théâtres extérieurs font, eux, l’objet d’un protectionnisme accru de la part de nos partenaires. Ainsi, dès juillet 2009, un rapport d’information remis à l’Assemblée Nationale s’alarme de cette situation, et appelle à une montée en puissance des acteurs nationaux sur ces théâtres d’intervention face aux acteurs privés anglo-saxons, dans une logique tant capacitaire qu’économique.

Par ailleurs, certaines fonctions de soutien plus stratégiques sont également touchées par l’externalisation. Le maintien en condition opérationnelle (MCO) des hélicoptères de l’armée de terre française ainsi que de la formation des pilotes est en partie sous-traitée, notamment auprès d’Helidax, filiale du groupe DCI(détenu par l’État français à hauteur de 55,5 %). L’un des objectifs affichés est de faire remonter rapidement le taux de disponibilité des aéronefs qui stagne autour de 44 % entre 2012 et 2017, la MCO n’arrive plus à garantir aux armées une capacité de maintien de ses moyens sur la durée. Le contrat passé en 2019 avec Helidax est un succès de coopération public-privé en France avec le doublement du nombre d’heures de vol entre 2017 et 2020 pour arriver à 5 000, couplé à la chute drastique du coût d’une heure de vol de 3 500 à 1 800 euros.

Pour lutter contre ce terrible constat d’insuffisance de l’appareil public, l’externalisation s’intensifie suivant le modèle anglo-saxon de la performance-based logistics (PBL). Les contrats PBL sont des partenariats public-privé reposant sur des indices de performance mesurables, comme la hausse de la disponibilité pour la MCO. Par ailleurs, le second volet mis en avant est la maîtrise des coûts, financé notamment par le décroissement des effectifs militaires et de ses implications à long terme (formations, pensions, etc.). Ces contrats posent également des problématiques d’intelligence économique et de souveraineté de la chaîne logistique, comme la privatisation de certaines compétences et de la capacité à les mettre en œuvre, ou encore la possible dépendance à des acteurs non-nationaux.

Un rapport du Sénat de 2008, traitant de la structure intégrée de maintien en condition opérationnelle des matériels aéronautiques du ministère de la Défense (SIMMAD) souligne la nécessité de maintenir un certain niveau de compétence au sein du ministère des Armées. Ce même constat est remis à l’ordre du jour par le général Burkhard en 2020. Il alerte à propos de l’externalisation intensive de la MCO car les résultats de la disponibilité des véhicules de l’armée de Terre n’atteignent pas les objectifs fixés avec, entre autre, une perte de 20 points de pourcentage de disponibilité pour les véhicules blindés de combat d’infanterie (VBCI) entre 2016 et 2020, passant ainsi à 11 points sous la cible. À ce titre, le cas du Royaume-Uni est assez évocateur des répercussions d’une externalisation excessive de son armée. La privatisation du MCO des aéronefs y est tellement importante qu’à ce stade, elle est difficilement réversible. Cette perte d’indépendance stratégique est justifiée par un avantage coût à long terme qui reste cependant à prouver puisque les exemples américain, britannique et allemand sont peu concluants à cet égard. En France, si l’externalisation est moins importante, elle occupe tout de même une part croissante dans les budgets : 53 millions en 2017 ; 84 millions en 2018 ; et 110 millions en 2021 (hors transport). Inspirée par « nos mentors anglo-saxons » qui l’ont massivement mis en œuvre depuis les guerres d’Irak et d’Afghanistan, cette tendance produit, sous couvert de modernisation et de rationalisation des effectifs militaires, un certain nombre de retours en arrière dans l’efficacité des fonctions de soutien et une perte de souveraineté nationale avec une autonomie opérationnelle déclinante.

 

Le facteur coût et la rapidité opérationnelle favorisés au détriment de l’indépendance stratégique à long terme dans une période d’instabilité mondiale grandissante

Dans un contexte d’instabilité mondiale et de préparation à la haute intensité, les États membres de l’OTAN se doivent de multiplier leurs capacités militaires malgré les contraintes budgétaires inhérentes aux crises successives qui ont frappé le monde (Covid-19) et l’Europe plus spécifiquement (énergie). Le recours croissant à des opérateurs privés est une suite logique pour parvenir à la hausse de ces capacités à un coût moindre avec les doctrines otanniennes actuelles. Du fait de ces problématiques, les opérations extérieures (OPEX) sont restées dans un premier temps la chasse gardée du secteur public, mais il y a une externalisation croissante des fonctions de soutien en OPEX, avec le recours progressif à davantage de Contractors Support to Operations (CSO). La doctrine américaine quant à l’utilisation de CSO est claire : tous les théâtres d’opérations majeurs dépendent de leur présence. En parallèle, l’Europe met en place une plateforme européenne des CSO qui devrait se traduire par la fluidification des interactions entre les acteurs économiques privés et les États membres. Cela met en lumière la nécessité d’une montée en compétence, et de la recherche d’une taille critique, de la part des acteurs français pour gagner des contrats à échelle européenne, voire otannienne.

En effet, pour la France également, le recours à l’externalisation pour les fonctions de soutien est essentiel lors des OPEX. Dans le cadre de l’opération Barkhane, l’externalisation représente la moitié du budget, notamment parce que les capacités de l’armée ne suffisent pas en termes d’affrètements intercontinentaux. Sur les 861 millions d’euros dépensés en externalisation sur la période 2014-2017, près de la moitié des fonds (46 %) est utilisée pour les transports intercontinentaux. La doctrine française en la matière tient en cinq points :

  • Maintenir la capacité opérationnelle de l’armée ;

  • Préserver les intérêts du personnel ;

  • Maintenir un milieu concurrentiel sain, notamment avec des PME ;

  • Assurer des gains économiques et budgétaires mesurables à long terme ; et

  • Garantir la sûreté des informations.

Source : Part des différents vecteurs dans le transport stratégique (2016) – Assemblée nationale – Rapport d’information N°4595 relatif au transport stratégique. (Graphique 4)

 

Toutefois, l’armée française a un déficit capacitaire dans plusieurs domaines, particulièrement dans l’affrètement aérien et, par conséquent, une capacité de projection autonome limitée (Graphique 4). De fait, l’externalisation s’impose pour assurer le bon déroulement des opérations et entraîne une application parcellaire de la doctrine française : concurrence et sûreté de l’information remise en question ou encore gains économiques peu évidents. Cela place les armées de l’OTAN dans une situation de dépendance auprès d’acteurs extérieurs (principalement ukrainiens et russes avant l’invasion). Ainsi, lors de crises nécessitant une réaction rapide, l’utilisation de services privés est contrainte et résulte d’un abandon de souveraineté depuis au moins deux décennies. De plus, le recours à l’externalisation n’est pas réversible à court ou moyen terme. Par exemple, dans le cadre des opérations Serval et Barkhane, l’ukrainien Antonov logistics SALIS a été très largement utilisé pour combler les lacunes capacitaires de l’armée française, et non pas pour la recherche d’un avantage-coût comme le stipule la doctrine française. De plus, il est essentiel de souligner la problématique de confidentialité de l’information lorsqu’un acteur économique, de surcroît étranger, gère une partie importante des transports de troupes et de matériels intra-théâtre d’opérations. L’Europe et la France prennent conscience de leurs « dépendances stratégiques » d’après la ministre des Armées. Entre 2012 et 2015, selon les périodes, la France n’a couvert que 7 à 23 % de ses besoins en transport aérien pour ses forces armées par ses capacités propres.

Précurseurs dans les fonctions externalisées, les États-Unis sous-traitent également une partie de leur renseignement extérieur, notamment le renseignement aérien, nommé ISR (Intelligence, Surveillance, and Reconnaissance). En Afrique, l’AFRICOM (U.S. Africa Command) n’atteignant ni ses objectifs en termes de renseignement ni ceux en termes de temps de survol des cibles. Le choix de l’externalisation est entériné, notamment avec l’entreprise américaine MAG Aerospace spécialisée dans l’ISR à l’international, dans des conditions opérationnelles difficiles. Si les résultats de l’externalisation du renseignement sont plus difficiles à évaluer que la MCO, du fait de la nature confidentielle des données, un nouveau contrat signé en 2022 permet de spéculer sur la probable satisfaction de l’US Army. Selon des estimations, 70 % du budget américain en renseignement serait utilisé dans le cadre d’entreprises privées. La diversité des compétences au sein de ces 1900 entreprises est profitable aux États-Unis, mais se pose une fois de plus la question de la dépendance, de la sécurité de l’information et de la frontière acceptable entre servir la nation et servir des intérêts privés. En outre, l’internalisation semble maintenant impossible et les services auraient bien des difficultés à fonctionner sans leurs sous-traitants.

Enfin, pour en revenir à la France, l’externalisation de la défense apparaît comme une tendance lourde et difficilement évitable dans le cadre d’une armée moderne otannienne. 

Il est primordial que la France sorte de certaines dépendances néfastes en créant un cadre juridique et financier propice à l’émergence de champions nationaux. Cela permettra d’appliquer la doctrine française plus efficacement et ainsi de gagner en marge de manœuvre tant opérationnelle que stratégique.

Ivan Richoilley pour le club défense de l’AEGE

Assaut à Zapo

Assaut à Zapo

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 22 avril 2023

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Ce n’est pas tout d’avoir une force de manœuvre. Il faut s’en servir efficacement. Il ne peut être question pour les Ukrainiens de « corriger » le front comme les Russes, mais bien de percer et de s’emparer d’un objectif lointain : Mélitopol, Berdiansk, Marioupol, Donetsk, Horlivka, Lysychansk-Severodonetsk ou Starobilsk. S’il n’y a pas au moins un de ces objectifs avec un drapeau ukrainien après l’offensive, celle-ci sera considérée comme une victoire mineure en admettant même que les Ukrainiens aient réussi à progresser de manière importante sur le terrain. 

C’est une chose difficile. Deux percées seulement ont été réussies dans cette guerre : à Popasna par les Russes au mois de mai 2022 et surtout dans la province de Kharkiv par les Ukrainiens en septembre. Or les positions des deux côtés, surtout du côté russe, sont actuellement bien plus solides qu’elles ne l’étaient qu’à l’époque.

Concrètement, il y a deux problèmes successifs à résoudre pour les Ukrainiens : s’emparer le plus vite possible des positions retranchées et exploiter cette conquête. Voyons ce que cela représente dans la province de Zaporijjia, la zone d’attaque la plus probable.

En position


Les positions retranchées sont un réseau de points d’appui de sections enterrés ou installés dans des localités, protégés et reliés par des lignes successives de mines, de tranchées et d’obstacles comme les « dents de dragon ». Normalement, si le terrain le permet, ces points d’appui sont organisés en triangle base avant (deux sections devant, une derrière – deux compagnies devant, une derrière, etc.) afin qu’ils puissent s’appuyer mutuellement et appliquer des feux sur ceux qui tentent de franchir les obstacles. À ce stade, mitrailleuses lourdes et mortiers sont les armes principales.

On se trouve loin des densités de lignes des deux guerres mondiales, mais une position retranchée russe peut avoir jusqu’à plusieurs kilomètres de profondeur. Pire, dans certaines zones, comme dans la province de Zaporijjia, on trouve une deuxième position parallèle cinq et à six kilomètres en arrière et des môles défensifs autour des villes. Cette deuxième position est alors occupée par le deuxième échelon des grandes unités en charge de la défense et parfois l’artillerie de division ou de brigade. Plus en arrière encore on trouve les unités de réserve de l’armée et l’artillerie à longue portée. Cette artillerie a évidemment pour double mission en défense de contre-battre l’artillerie ukrainienne et de frapper toute concentration de forces en avant de la première position de défense ou à défaut de placer des barrages d’obus devant elle.
Le « front » de Zaporrijia, au sens de structure de commandement russe, dispose ainsi d’un premier échelon composé d’une « division composite » (régiments DNR, Wagner) près du Dniepr et des 19e et 42e divisions motorisées de la 58e armée jusqu’à la limite administrative de la province. Cette première position s’appuie particulièrement à l’Ouest sur la ville de Vassylivka et les coupures des rivières qui se jettent dans le Dniepr, au centre sur un groupe de villages sur les hauteurs (150 m d’altitude) autour de Solodka Balka et à l’Est sur la ville de Polohy.

La deuxième position, de cinq à dix kilomètres en arrière, est organisée d’abord sur la ligne parallèle au front Dniepr-Mykhaïlivka-Tokmak, puis sur la route qui mène de Tokmak à Polohy. On y trouve deux régiments de Garde nationale, Wagner, la 11e brigade d’assaut aérien (à Tokmak) et peut-être la 22e brigade de Spetsnaz ainsi que la 45e brigade des Forces spéciales, utilisées comme infanterie, ainsi que l’artillerie des divisions et plus en arrière, celle de l’armée. Même si on ne connaît pas bien l’attitude de Wagner, on peut considérer l’ensemble du secteur sous la responsabilité de la 58e armée, qui sur place depuis les premiers jours de la guerre.

Plus en arrière encore, constituant sans doute les réserves du front, on trouve la 36e armée (deux brigades seulement) dans la région de la centrale nucléaire d’Enerhodar, le 68e corps d’armée avec 18e division de mitrailleurs et de la 39e brigade à Mélitopol et enfin la 36e armée (deux brigades) dans le carrefour de routes Verkhnii Tokmak 20 km au sud de Polohy et 30 km à l’est de Tokmak. Et si cela ne suffit pas, les Russes peuvent encore faire appel aux renforts de la 49e et à la 29e armée dans la province de Kherson ou, surtout, de la 8e armée à Donetsk, notamment dans le conglomérat de forces au sud de Vuhledar.

Dans la profondeur


Parvenir jusqu’à Melitopol à 60 km des lignes ukrainiennes demandera l’organisation de l’opération la plus complexe de l’histoire de l’armée ukrainienne
. Elle devra concerner au moins l’équivalent de vingt brigades de combat ou d’artillerie et escadrons aériens organisés en trois forces soutenues par un réseau logistique particulièrement agile.

On qualifiera la première force de « complexe reconnaissance-frappes » (CRF), selon la terminologie soviétique. Elle est constituée d’un ensemble intégré de capteurs et d’effecteurs susceptibles de frapper de manière autonome dans la profondeur du dispositif ennemi. On y retrouve avions et hélicoptères de combat, missiles, drones, brigades d’artillerie à longue portée, forces spéciales et partisans. Le CRF ukrainien existe depuis l’été 2022. Sa mission avant le jour J de l’offensive sera d’affaiblir autant que possible l’ennemi en attaquant ses bases, ses postes de commandement, ses dépôts et flux logistiques, etc. C’est ce qui a été fait avec succès pendant la campagne de Kherson. Sa mission pendant le jour J sera d’interdire et au moins d’entraver tous les mouvements en arrière de la zone de combat principale.

Le CRF a connu un saut qualitatif important ces derniers mois avec la livraison de Mig-29 polonais et slovaques capables de tirer des bombes guidées JDAM-ER (plus de 70km de portée) et de GLSDB (Ground Launched Small Diameter Bomb) des bombes volantes GBU-39 de 270 kg qui peuvent être lancées par les HIMARS à 150 km avec une grande précision. On ne connaît pas en revanche la quantité réelle de munitions, celles-ci comme les plus classiques, alors que les besoins sont très importants. Si le stock de munitions est plutôt réduit, il faudra plutôt les réserver pour le jour J et se contenter de frapper en préalable les cibles repérées de plus haute valeur, avec aussi cette contrainte de frapper un peu partout sur la ligne de front pour ne pas donner d’indices sur la zone d’attaque.

Reste aussi la possibilité d’attaques au sol, de commandos et/ou de partisans en arrière de l’ennemi. La densité de forces russes sur un espace ouvert (peu de grandes conurbations ou de forêts) et la forte pression exercée sur la population (surveillance coercitive, représailles possibles) rendent compliquée la circulation clandestine de combattants et d’équipements. Il est donc également difficile d’organiser des attaques non-suicidaires (les attaques suicidaires sont très simplifiées par l’absence de repli, la partie la plus difficile à organiser). On ne peut exclure certains « coups » mais il ne faut pas s’attendre à une action importante de ce côté, comme pouvaient l’être les offensives de sabotage précédant les grandes opérations de l’armée rouge en 1943-1944. L’intérêt du réseau clandestin est surtout le renseignement.

Dans la boîte


La seconde force, qui n’est pas encore complètement en place, sera chargée de s’emparer des positions de défense. Elle doit être particulièrement dense et surtout constituée de brigades puissantes. Dans le secteur qui nous intéresse ici, face à la 58e armée russe on trouve six brigades ukrainiennes de Kamianske sur le Dniepr à Houliapole au nord de Polohy. C’est sans doute trop peu, mais l’arrivée soudaine de nouvelles brigades serait évidemment suspecte, à moins là encore que des renforcements interviennent aussi simultanément dans d’autres secteurs et notamment face à la province de Louhansk, l’autre secteur d’attaque probable. Huit brigades constitueraient une densité un peu plus appropriée.

Le plus important est que ces brigades soient suffisamment fortes pour avancer chacune de cinq kilomètres en profondeur dans une défense dense et sur une dizaine de kilomètres de large. On notera que sur les six brigades actuellement en place, on trouve deux brigades territoriales et une brigade de garde nationale, par principe destinées à défendre un secteur plutôt qu’à l’attaquer. Elles devraient être remplacées par des brigades de manœuvre, pas forcément parmi celles nouvelles formées, mais peut-être parmi les plus expérimentées et solides à condition de les avoir mis au repos après le retrait du Donbass. À défaut, on peut peut-être utiliser les brigades territoriales et de garde nationale comme masques, en les renforçant considérablement. Dans tous les cas de figure ces brigades d’assaut doivent être à effectif organique à peu près complet, mais également très renforcées afin d’être capables chacune de battre un régiment russe fortifié. Il leur faut absolument un bataillon de génie au lieu d’une compagnie et sans doute un deuxième bataillon d’artillerie ainsi qu’un bataillon d’infanterie mécanisée. Il serait bon afin d’organiser le combat très complexe qui s’annoncent que ces brigades d’assaut soient regroupées et commandées par des états-majors de divisions, ou corps d’armée, face à chacun des trois axes principaux de l’offensive : le long du Dniepr, au centre en direction de Tokmat et contre Polohy.

Le combat de ces brigades d’assaut consistera à combiner l’action de leur artillerie organique et de leur petite flotte de drones avec celle des bataillons d’assaut, mélange de génie pour franchir les obstacles, d’infanterie mécanisée lourdement blindée et équipée d’armes collectives dont peut-être des mortiers, pour protéger, reconnaître et occuper, et de chars servant de canons d’assaut. Chaque bataillon agit normalement dans une boîte de quelques centaines de mètres de large. Le schéma d’action classique y est le suivant :

1 Frappes d’artillerie sur les premières lignes ennemies afin de neutraliser les défenseurs et de détruire quelques obstacles.

2 Report des frappes d’artillerie au-delà de la boîte pour la fermer à toute intrusion ennemie à l’arrière. Pour appuyer les unités d’assaut dans la boîte, on s’appuie alors sur les tirs directs de canons et surtout de mitrailleuses lourdes placés sur les côtés du bataillon d’assaut. Au fur et à mesure de la progression de ce dernier, ces tirs directs s’écartent et finissent par cloisonner la boîte sur les côtés. Les tirs indirects en revanche, mortiers et parfois mitrailleuses en tir courbe, sont permanents devant les troupes d’assaut.

3 Les unités d’assaut avancent, peut-être précédées de drones harceleurs qui renseignent et frappent quelques dizaines ou centaines de mètres devant eux. La progression s’effectue fondamentalement au rythme des sapeurs qui ouvrent des passages dans les mines ou mettent en place des ponts. Les groupes de fantassins, où prédominent les mitrailleuses et les lance-roquettes antichars, protègent les sapeurs en saturant les défenses, et exploitent les petites brèches qu’ils effectuent. Le combat se fait autant que possible en véhicules très blindés et à pied que les véhicules ne peuvent passer.

Une progression de 100 mètres ou plus par heure dans une position fortifiée sera considérée comme fulgurante. Tout dépend en réalité de la valeur de la résistance. Celle-ci peut s’effondrer tout de suite, et les défenseurs s’enfuir comme cela s’est parfois vu lors de l’offensive de Kharkiv ou autour de la tête de pont de Kherson. Mais ils peuvent aussi résister, et s’ils résistent (en clair s’ils peuvent tirer avec des armes collectives sans être neutralisés) la progression est tout de suite beaucoup plus lente. Comme tout cela est un peu aléatoire, il faut s’attendre à la formation d’une ligne discontinue avec aucune avancée à certains endroits et des poches par ailleurs. Tout l’art consiste alors à manœuvrer non plus seulement axialement, mais également latéralement afin de menacer l’arrière des poches ennemies. La menace suffit généralement à les faire céder (à condition qu’ils sachent qu’ils sont menacés) mais cette manœuvre demande énormément de coordination ne serait-ce que pour éviter les tirs fratricides. Tout le combat de positions d’une manière générale demande énormément de compétences tactiques et de solidité au feu, ce qui ne s’acquiert que par l’expérience et un entraînement intensif, notamment sur des positions retranchées reconstituées à l’arrière. Les Ukrainiens disposent-ils de cette masse critique de compétences ? C’est la condition première de la réussite. On progresse ainsi jusqu’à obtenir des brèches dans la première position ennemie et si on a encore assez de forces jusqu’à la conquête de la deuxième position.

En avant


Dès qu’il y a la possibilité de progresser de quelques kilomètres, il faut foncer. C’est là qu’intervient la force d’exploitation, moins puissante que la force d’assaut mais plus mobile. Elle n’est pas nécessairement juste derrière la force d’assaut le jour J mais doit être capable de la rejoindre en quelques heures, comme la 1ère brigade blindée par exemple qui se trouve au nord de Hulvaipole ou les brigades mécanisées proches ou dans la grande ville de Zaporijjia. Il faut compter pour avoir une chance d’obtenir des résultats importants, au moins huit autres brigades, qui viendraient se raccrocher au dernier moment aux trois corps d’armée en ligne.

La mission de la force d’exploitation est de pousser le plus loin possible jusqu’à ne plus pouvoir avancer face à une nouvelle ligne de défense ou rencontrer les réserves ennemies, ce qui donne lieu à des combats dits « de rencontre ». Une première difficulté consiste déjà à franchir la première position ennemie conquise par la force d’assaut. On peut passer à travers cette dernière, mais c’est une manœuvre là encore très délicate ou exploiter un trou dans le dispositif pour « rayonner » ensuite sur tous les axes, avec des forces légères très rapides en tête pour renseigner et des bataillons de reconnaissance pour vaincre les résistances les plus légères. Derrière suivent les bataillons blindés-mécanisés, mélanges systématiques de compagnies de chars et d’infanterie.

Et là c’est la grande incertitude. Les combats aux deux extrémités à Vassylivka et à Polohy peuvent virer au combat urbain, très rapide ou au contraire très lent en fonction de la décision de résister ou non des Russes. Ce sont, surtout le premier, des points clés essentiels qui conditionnent beaucoup la suite des évènements. Les Russes devraient donc essayer de les tenir, mais on a vu dans le passé qu’ils hésitaient devant une défense urbaine qui pourrait se révéler être un piège. On ne sait pas trop qu’elle sera leur attitude. En revanche dans la grande plaine du centre, on peut assister au nord de Tokmak à des combats mobiles entre la force d’exploitation ukrainienne et les brigades russes engagées en contre-attaque, le tout survolé par les drones et les obus guidés. Ce serait une première à cette échelle en Ukraine. On peut miser dans ce cas plutôt sur une victoire des Ukrainiens, plus aptes, semble-t-il, à ce type de combat. Mais les Russes peuvent se contenter aussi de défendre sur une nouvelle ligne en faisant appel à tout leurs renforts. On assistera donc comme dans le cas de l’offensive à Kharkiv en septembre, à une course entre l’avancée ukrainienne et la formation de cette nouvelle ligne de défense.

A moins d’un effondrement de l’armée russe, qu’on pronostique régulièrement mais qui ne vient jamais, cette nouvelle ligne surviendra forcément. Si les Ukrainiens s’emparent de Vassylivka, Tokmat et Polohy, poussent peut-être jusqu’à Enerhodar et sa centrale nucléaire, puis s’arrêtent devant la résistance russe, cela sera considéré comme une victoire, mais loin d’être décisive. S’ils parviennent jusqu’à Mélitopol, ce sera une victoire majeure, mais là encore les Ukrainiens seront encore loin de leur objectif stratégique actuel de reconquête de tous les territoires occupés. Pour avoir un véritable effet stratégique, il faudra monter une nouvelle grande offensive, vers Berdiansk et Marioupol ? Vers la province de Kherson et la limite de la Crimée ? Dans une autre région ? Cela prendra encore beaucoup de temps à organiser, à condition que tout le potentiel offensif et notamment en munitions n’ait pas déjà été consommé. On pourrait cependant atteindre à nouveau les limites du début de la guerre. Comme pendant la guerre de Corée, cela pourrait servir de base à un armistice.

Armée française au Sahel : Les bonnes questions

Armée française au Sahel : Les bonnes questions

 

par Eric Stemmelen (*) – Esprit Surcouf – publié le 20 avril 2023
Commissaire divisionnaire honoraire de la police nationale

https://espritsurcouf.fr/defense_armee-francaise-au-sahel-les-bonnes-questions_par_eric-stemmelen_n212-210423/


Policier, mais ayant exercé de multiples responsabilités à l’étranger, l’auteur a acquis une grande expérience dans le domaine de la sécurité (il a été consulté par les militaires au Mali). Cela lui permet de s’interroger sur le maintien de la présence militaire française au Sahel.

Les années soixante ont vu les pays africains acquérir leurs indépendances par rapport aux anciennes puissances coloniales. Tous les pays européens concernés (Espagne, Portugal, Allemagne, Belgique, Royaume-Uni, Italie) ont laissé leurs anciennes colonies se développer assez librement. Seule la France n’a pas réellement coupé les liens d’une part en attachant le franc CFA à la monnaie française, et d’autre part en laissant sur place un fort contingent militaire et une importante coopération civile et militaire définie par de nombreux accords. Cette démarche, qui a eu du succès au travers de ce que l’on a pu appeler la Françafrique, trouve maintenant ses limites avec un rejet croissant des liens entre ces pays et la Métropole.

Présence militaire

Sur le plan militaire, seule la France garde des capacités d’intervention en Afrique. On se souvient par exemple de l’opération Licorne en Côte d’Ivoire, lancée en septembre 2002 et qui ne s’est terminée qu’en janvier 2015.

Sous mandat de l’ONU, à la tête d’une coalition internationale, l’armée française est intervenue en Libye en 2011 (opération Harmattan) pour mettre fin au régime dictatorial de Kadhafi, qui meurt le 20 octobre 2011. Cette même année, à Benghazi,  des milliers de Libyens font un triomphe à Nicolas Sarkozy. Douze ans après, cette victoire a un goût amer : déstabilisation de toute la zone, trafics en tous genres, en particulier d’êtres humains, montée de l’islamisme et du terrorisme, conflits locaux, etc.…

Au Sahel, dès 1983, l’armée française intervient au Tchad (opération Manta, puis opération Épervier) Ensuite est venue l’opération Serval au Mali en 2013, avec l’accueil triomphal de François Hollande à Tombouctou suite au succès militaire français (10 ans après, la France est chassée du Mali),  l’opération Barkhane en 2014 (dont la fin est annoncée par le Président Macron en novembre 2022), l’éphémère opération Takuba (2020 – 2022), etc… Les succès obtenus sur le terrain contre les milices djihadistes sont des combats gagnés, mais la guerre contre le terrorisme islamiste n’est pas gagnée.

Cela fait maintenant 10 ans que l’armée française est engluée dans cette région grande comme l’Europe, sans véritable soutien des autres pays européens, mais bien aidée sur le plan renseignement opérationnel par les Américains. Nous y avons mobilisé en permanence jusqu’à 5 000 soldats, dont plus de 50 y ont trouvé la mort. Pour quel résultat dans des pays où les coups d’État sont fréquents et où la population ne soutient pas la France ?  

Opération Barkhane, évacuation d’un blessé. Photo MinArm

Aucune  chance de victoire

La guerre menée contre les terroristes islamistes au Sahel, n’a aucune chance d’être gagnée, pour les raisons suivantes, non exhaustives.

L’opération militaire était justifiée au départ dans le cadre des accords d’assistance militaire avec les pays de la région, mais elle aurait dû se terminer aussi rapidement qu’elle avait commencée, comme cela fut le cas lors de l’opération aéroportée de Kolwezi en mai 1978.

La France n’est pas chez elle au Sahel, et l’armée française est apparue comme une armée d’occupation occidentale. Un sondage,  réalisé selon la méthode des quotas du 4 au 9 décembre 2019 dans le district de Bamako, sur un échantillon de 1 320 personnes de 18 ans et plus, indiquait que 82 % des Maliens avaient une opinion défavorable de la France et qu’inversement 83 % de la population avait une opinions favorables de la Russie. Mais ce sondage n’est pas représentatif de toute la population du Mali, car réalisé uniquement dans le district de la capitale Bamako. Ce sentiment anti-français est bien évidemment exploité par les islamistes, comme l’imam  Mahmoud Dikko qui, devant des dizaines de milliers de sympathisants, prononce un discours édifiant : « Pourquoi c’est la France qui dicte sa loi ici ? Cette France qui nous a colonisés et continue toujours de nous coloniser et de dicter tout ce que nous devons faire. Que la France mette fin à son ingérence dans notre pays ». Ce sentiment est également présent au Burkina Faso et au Niger et se traduit par des manifestations violentes contre la France.

Les autorités locales sont incapables d’apporter non seulement la sécurité aux populations, mais aussi un développement économique, alors que les islamistes suppléent à ces carences des États, dirigés souvent par des gouvernements corrompus et issus de coups d’État à répétition.

Sur le terrain, l’absence quasi totale des militaires des autres nations européennes est un handicap majeur malgré le soutien indispensable des services de renseignement américains. Mais rien ne dit que les Américains resteront sur zone.

L’intervention dans la région de la milice armée Wagner, composée d’anciens condamnés de droit commun, soutenue par le gouvernement russe de Poutine, a pour objectif de s’accaparer les ressources, notamment minières, des pays concernés en répandant la haine contre la France. Les  miliciens de Wagner ont ceci de commun avec les djihadistes : ils emploient les mêmes méthodes (tortures, terreur, désinformation …) et ne s’embarrassent aucunement de respecter les droits de l’homme et les valeurs démocratiques chers à la France et à son armée.

Les islamistes ont pour eux le nombre, l’idéologie, le temps et le soutien financier, apporté non seulement par les trafics en tout genre (drogues, êtres humains…), mais aussi par les pays du Golfe par le biais d’associations caritatives. Ce phénomène du double jeu  de ces pays dure depuis des années sans qu’il ne soit dénoncé et combattu de façon efficace par les gouvernements européens,  notamment pour des raisons économiques. L’islamisme et le terrorisme gagnent chaque jour du terrain dans toute l’Afrique, du Sahel jusqu’au golfe de Guinée, c’est aussi cela la réalité. Aucun pays de la région ne sera à l’abri de cette menace.

Enfin et contrairement à une opinion  largement répandue par les responsables politiques français de la majorité et de l’opposition, et repris sans analyse par les médias, il n’y a pas de liens avérés, à l’heure actuelle, entre le terrorisme en Europe, et en particulier en France, avec le terrorisme au Sahel.

Présence française au Sahel

Il ne reste en réalité que deux justifications au maintien de l’armée française au Sahel et au-delà en Afrique : partir est considéré comme une défaite ; partir laisserait sans défense les milliers de Français expatriés dans ces pays.

Néanmoins, la question mérite d’être posée : la France doit-elle rester influente au Sahel ? Cette région nous coûte 10 milliards d’euros par an et ne représente que 0,25 % de notre commerce extérieur. Le départ de la France peut provoquer une période d’anarchie, mais peut aussi permettre une réorganisation territoriale et politique des pays du Sahel.

Cette guerre, qui a coûté des vies et de l’argent,  ne pouvait donc pas être gagnée pour toutes les raisons expliquées ci-dessus. Peut-on accepter indéfiniment de voir nos soldats risquer leur vie, sans perspective compréhensible, en pensant qu’ils seraient quand même plus utiles sur le territoire national ou sur le sol européen ?

(*) Eric Stemmelen, commissaire divisionnaire honoraire, a effectué sa carrière en France et à l’étranger. En France, d’abord à la direction centrale de la police judiciaire, puis dans les organismes de formation et enfin au service des voyages officiels. Responsable de la sécurité des sommets internationaux et des conférences internationales, chargé de la protection rapprochée des Chefs d’Etat et de Gouvernements étrangers, il a été  mis comme expert à la disposition du ministère des affaires étrangères, pour la sécurité des ambassades françaises, de leur personnel et des communautés françaises dans de nombreuses capitales (Beyrouth, Kaboul, Brazzaville, Pristina, entre autres). Diplômé de l’Académie Nationale du FBI, auditeur de l’IHESI, il est aujourd’hui consultant et expert dans les domaines de la  Sécurité (au Conseil de l’Europe, par exemple). 

Eric Stemmelen a publié dans nos colonnes « criminalité et délinquance, un bilan catastrophique » et « lutte contre l’insécurité : inadaptée et inefficace », respectivement les 10 février et 10 mars derniers.

« Quelles perspectives pour la France dans la zone indo-pacifique ? » : Lettre ASAF du mois d’avril 2023

« Quelles perspectives pour la France dans la zone indo-pacifique ? » : Lettre ASAF du mois d’avril 2023

Il est évident que si l’OTAN décidait d’intervenir militairement en Indo-Pacifique, la France, qui est une puissance, faible sans doute, mais puissance tout de même dans cette immense région océane, pourrait se voir automatiquement drainée dans l’accomplissement des desseins américains face à la Chine.

« Quelles perspectives pour la France dans la zone indo-pacifique ? »

Il est évident que si l’OTAN décidait d’intervenir militairement en Indo-Pacifique, la France, qui est une puissance, faible sans doute, mais puissance tout de même dans cette immense région océane, pourrait se voir automatiquement drainée dans l’accomplissement des desseins américains face à la Chine.

Si l’on peut approuver la politique de la France en Indo-Pacifique, seule ou en collaboration avec l’un ou l’autre de ses partenaires ou alliés selon les cas, si l’on peut approuver la politique française de défense du droit de la mer en Extrême-Orient parce qu’il s’agit d’une question de droit international qui y est bafoué par Pékin, il n’y a aucune raison que notre pays puisse risquer de se trouver entraîné, aux côtés des Américains, dans un conflit sino-taïwanais.

Provoqué, par exemple, par une déclaration unilatérale taïwanaise d’indépendance prononcée sous l’effet d’une puissante stratégie américaine d’influence menée sous prétexte de défendre la république de Chine contre la menace de la RPC, ce conflit commencerait en premier lieu à ne répondre en aucun cas aux vrais intérêts taïwanais, mais viserait d’abord et avant tout à amoindrir considérablement et durablement la puissance chinoise dans la région.

La France aujourd’hui assume soit seule, soit en collaboration avec d’autres États partenaires, ses responsabilités opérationnelles en Indo-Pacifique, comme ce l’est dans la lutte contre la piraterie dans le golfe d’Aden ou dans celle de la pêche illégale en Pacifique sud. Elle est déjà impliquée sur ce théâtre en termes de concertations et d’échanges aux côtés de ses alliés de l’OTAN .

Il lui appartient toutefois de veiller à conserver sa pleine autonomie de décision quant à ses choix d’engagements sur zone. Il lui appartient en final de ne pas se laisser déborder et être entraînée dans des activités opérationnelles qui ne correspondent ni à ses intérêts, ni à la préservation de la paix mondiale.
.

 

Général (2S) Daniel Schaeffer
Membre ASAF (*)

Frères musulmans : infiltration en France. Entretien avec Florence Bergeaud-Blackler

Frères musulmans : infiltration en France. Entretien avec Florence Bergeaud-Blackler

par Florence Bergeaud-Blackler – Revue Conflits – publié le 20 avril 2023

https://www.revueconflits.com/freres-musulmans-infiltration-en-france-entretien-avec-florence-bergeaud-blackler/


L’idéal porté par les Frères musulmans est celui d’une théocratie. Alors que le sujet s’installe au sein de l’opinion publique, il devient crucial d’en connaître le fonctionnement et les objectifs. L’enquête conduite par Florence Bergeaud-Blackler permet de prendre conscience de l’importance d’un phénomène souvent mal cerné et des liens tentaculaires tissés en Europe. 

Florence Bergeaud-Blackler est anthropologue, chargée de cherche au CNRS (HDR) au groupe sociétés, religions, laïcité à l’École pratique des hautes études. Elle publie Le frérisme et ses réseaux, l’enquête, aux éditions Odile Jacob. 

Propos recueillis par Côme de Bisschop. 

L’organisation des Frères musulmans créée en 1928 en Égypte est aujourd’hui largement présente en Europe. Qu’est-ce que le « frérisme » ? Est-ce une théologie, une doctrine, un mouvement ou une revanche sur la modernité ? 

Le frérisme n’est à mes yeux ni un courant théologique, ni une école juridique, mais un mouvement politico-religieux qui s’est donné pour mission d’organiser la marche de tous les musulmans vers un même objectif : l’instauration de la société islamique mondiale. 

Je définis le frérisme comme un « système d’action » qui tente de piloter, depuis « le milieu », les différentes composantes théologiques et juridiques de l’islam, des versions les plus libérales aux plus littéralistes en passant par le soufisme, dans le but d’accomplir la prophétie ultime. 

En quoi consiste la prophétie califale ? Dans quel contexte la confrérie des Frères musulmans est-elle née ? Quels étaient ses objectifs ?

« On ne comprend pas des phénomènes aussi complexes et étendus que le marché halal mondialisé ou le voilement des femmes sur tous les continents si on perd de vue son plan, sa vision du monde, le fait que le frérisme est axé sur la mission. »

Il ne s’agit pas de créer un Etat islamique à l’image de Raqqa, mais d’instaurer la société islamique moderne mondiale et mondialisé. Le projet frériste a vu le jour en Europe et aux Etats-Unis à partir des années 1960 par les étudiants islamistes exilés, qui avait toute latitude en démocratie pour penser une forme d’islamisme mondialisée et conquérante adaptée au monde non-musulman. 

Les trois dimensions du frérisme, qui ont pour méthodes la ruse, la perversion, la manipulation et la subversion plutôt que la guerre frontale sont ce que j’appelle le triptyque de la Vision, l’Identité, le Plan. Ils partagent une vision du monde et une identité transnationale qui traversent les frontières culturelles, ethniques, raciales. Mais la dimension la plus importante à souligner est celle du Plan. C’est aussi celle qui a été la plus occultée par les observateurs alors qu’elle est essentielle pour comprendre la façon dont les normes islamiques se combinent au monde moderne, et selon quels principes fondamentaux elles évoluent et s’adaptent continument à son évolution. On a fait l’erreur de réduire le mouvement islamiste à une idéologie politique temporelle alors qu’elle est politico-religieuse et, à ce titre, englobe le terrestre et le supra-terrestre, prévoit une fin du monde, un jugement dernier, et un système de compte des actions comme les indulgences catholiques, mais individuelle et collective. 

On ne comprend pas des phénomènes aussi complexes et étendus que le marché halal mondialisé ou le voilement des femmes sur tous les continents si on perd de vue son plan, sa vision du monde, le fait que le frérisme est axé sur la mission. Au fil d’un temps long les Frères agissent par plans successifs, et concentrent dans leurs actions une énergie formidable car ils n’ont pas à s’interroger sur les fondements de l’existence ni sur la question du salut, c’est réglé. Tout est dans le Coran et la Tradition et rien que dans cela. Dieu s’est déjà exprimé, il n’y a qu’à découvrir ce qui est déjà révélé aux moyens des sciences humaines pour recouvrer la puissance et ainsi vaincre l’Occident. C’est ce que les Frères appellent l’« islamisation de la connaissance » qui peut emprunter tous les chemins scientifiques dès lors qu’ils sont bornés par la vérité divine révélée. Penser hors de ce cadre est interdit, haram, hérétique. Penser dans ce cadre est une mission et comme toute action recommandée la possibilité d’échapper aux flammes de l’enfer (dont la menace est agitée en permanence) et de goûter au repos et aux délices du paradis. Ces croyances cohabitent très bien avec un bon niveau scientifique et technologique, ce qui m’a beaucoup déroutée au début. 

Les revendications des Frères musulmans sont-elles explicitement écrites dans le Coran ? Le frérisme est-il un arrangement particulier de la compréhension des textes ?

Les Frères musulmans s’appuient sur des sourates coraniques et sur la tradition musulmane (Sunna) qui rassemble les faits et dires du prophète (hadiths) plus ou moins authentifiés. Ces hadiths sont rapportés par une chaine de rapporteurs, appelée isnad, par laquelle on mesure la force ou la faiblesse de leur contenu. Toute interprétation est un arrangement particulier de la compréhension du texte. Disons que les Frères musulmans sont des salafis, des fondamentalistes qui ont une approche littéralistes du texte. Mais ce qui importe pour eux et qui guide leur exégèse c’est la finalité califale, et les moyens à mettre en œuvre pour y parvenir. L’islam doit advenir partout, il est guidé pour cela.

Le frérisme entend ainsi susciter un grand mouvement religieux planétaire dont la finalité serait le califat par les moyens de l’islam. Comment agit-il ? Quelles sont ses structures et ses modes opératoires ? 

La doctrine fondamentale du frérisme est la wasatiyya (l’islam du juste milieu) un terme repris et élaboré par Youssef Qaradawî et inspiré par Hassan el Bannafondateur de la confrérie des Frères musulmans en 1928. Qaradawî que l’on a considéré, à tort, comme un personnage grossier et inculte est le grand idéologue du frérisme qu’il nomme « mouvement islamique » dans un plan visionnaire pour les trente prochaines années paru en 1990, plan que j’analyse dans mon ouvrage et qui s’est largement réalisé.  Un autre personnage influent du frérisme est Abu A’la Mawdoudi un penseur d’origine indienne qui est l’ingénieur du système-islam et le père de l’« islamisation de la connaissance ». Pour l’auteur d’une bonne centaine d’ouvrages sur la question, tout est dans l’islam, en synergie, et rien n’est à rechercher en dehors. 

Les Frères musulmans ont choisi l’Europe comme terre d’élection. Vous évoquez le concept de « l’euro-islam » proposé par les Frères musulmans. S’agit-il d’adapter l’islam à l’Europe ou l’Europe à l’islam ?

« La lutte contre l’islamophobie structurelle est un formidable outil de propagande : on présente toute mesure visant à sanctionner les pratiques musulmanes jugées non conformes aux valeurs (comme le voile) comme une mesure islamophobe et discriminatoire […]. Peu à peu la société devient charia-compatible. »

L’Euro-islam est une formule qui a été reprise par les Frères. Initialement forgée par l’universitaire allemand d’origine syrienne Bassam Tibi, l’euro-islam devait conduire à un islam réformé et adapté au contexte européen via un renouvellement de l’interprétation des textes passés. Il préconisait de retirer la charia et le jihad de l’enseignement islamique en Europe en raison de leur non-conformité aux principes fondamentaux de la démocratie, de la liberté d’expression et des droits de l’homme. À l’inverse, les Frères entendent réformer non pas l’islam, mais le regard européen sur l’islam.

Pour y parvenir les Frères ont travaillé et généralisé le concept d’islamophobie structurelle qui avait été suggéré par le Runnymede Trust dans un rapport publié en 1997. Cette organisation britannique inspirée par le mouvement américain des droits civiques, fondée en 1968 pour lutter contre la discrimination raciale et promouvoir le multiculturalisme a publié le premier rapport sur l’islamophobie et proposé des solutions pour habituer la société européenne à la présence de l’islam.

La lutte contre l’islamophobie structurelle est un formidable outil de propagande. Cela fonctionne ainsi : on présente toute mesure visant à sanctionner les pratiques musulmanes jugées non conformes aux valeurs (comme le voile) comme une mesure islamophobe et discriminatoire. On fait passer la consommation et les conduites halal comme des obligations incontournables et non négociables. Peu à peu la société devient charia-compatible. C’est essentiellement ainsi que le frérisme du XXIe se déploie.

Pourquoi les valeurs européennes constituent-elles le substrat idéal pour l’implantation du frérisme ? Les Frères musulmans sont-ils financés par l’Union européenne et à quelle hauteur ? 

Le frérisme s’est développé en deux temps. Les Frères canal historique (première génération) se sont d’abord présentés devant les institutions européennes qui cherchaient des interlocuteurs pour faciliter l’intégration européennes, comme représentants des musulmans d’Europe grâce aux maillages de mosquées et centres islamiques qu’ils avaient effectués dans chaque pays européen. 

Dans un second temps, c’est la génération réislamisée qui a pris les manettes en se présentant sous les couleurs bleues étoilées des politiques européennes dites inclusives et anti-racistes, obtenant ainsi les financements des institutions de l’Union Européenne à Bruxelles et le Conseil de l’Europe. Chacun se souvient de cette campagne du Conseil de l’Europe financée par l’UE qui vantait les mérites du voile islamique. Cette campagne lancée depuis la division anti-discrimination et inclusion du Conseil de l’Europe, mettait en scène des visages de femmes dont la moitié était voilée et l’autre non, où le mot « hidjab » était associé à des mots comme « beauté », « liberté », « joie ».  Ces messages provenaient de ces jeunes influenceurs fréristes qui ont profité des financements et des facilités accordées aux jeunes européens pour lutter contre les discriminations et contre le racisme. En l’espèce plusieurs associations fréristes avaient utilisé une boîte à outil mise à disposition par le COE et conçue pour aider les jeunes européens à lutter contre « les discours de haine » en leur fournissant la logistique et les moyens d’exercer leur lobbying par des séminaires thématiques ou en organisant des campagnes de communication. Le frérisme est pourtant un système discriminant, suprémaciste et prosélyte, mais quand il vient chercher de l’argent et de la légitimité il sait le dissimuler, c’est licite.

N’importe quel message peut passer s’il est accompagné d’images ou de mots positifs. Il ne faut pas se méprendre, ni l’UE ni le COE ne font la propagande directe du frérisme, mais ils en donnent à qui veut les moyens, au nom de l’idéologie inclusive. Le micro-climat bruxellois où l’on vit entourés de 25 000 lobbyistes dans une région (Bruxelles capitale) et où les partis politiques locaux ne peuvent garder le pouvoir sans l’assentiment d’une population musulmane contrôlée par les Frères est favorable à l’entrisme frériste. 

Le frérisme est-il le produit de l’immigration ou de la mondialisation ? 

Le frérisme est un produit de la mondialisation, ses racines « revivalistes » datent de la période coloniale, et notamment du XIXe quand le califat turc est menacé. Le frérisme est une réaction à la colonisation qui elle-même est née de la mondialisation. C’est elle qui a favorisé les mouvements de population donc l’immigration. Bien entendu l’accroissement récent des flux migratoires d’origine musulmane vers l’Europe apporte une certaine puissance au frérisme qui peut compter sur une démographie favorable.  

Le projet des Frères musulmans est-il compatible avec la République ? Comment ont-ils prospéré au sein des démocraties sécularisées ?

Il l’est d’une république islamique pas d’une république laïque ! Le Frérisme est un mouvement théocratique qui devra à terme se débarrasser de la démocratie. Pour le moment il s’en accommode tactiquement tant que l’Europe est terre de contrat, mais à terme cette terre de contrat doit devenir islamique, avec sa majorité musulmane et ses minorités religieuses autorisées appelées dhimmis. 

En quoi consiste l’organisation de la coopération islamique (OCI) ? Pourquoi entre-t-elle en conflit avec la déclaration universelle des droits de l’homme ? 

La déclaration des droits de l’Homme en Islam dite déclaration du Caire (1990) par l’Organisation de la coopération islamique, affirme la supériorité de l’homme sur la femme, déclare l’égalité des femmes et des hommes seulement en dignité, en devoir et en responsabilité, mais pas « en droit ». Elle limite la liberté d’expression : Tous les droits et libertés énoncés dans la présente Déclaration sont soumis aux dispositions de la charia. Son préambule suprémaciste souligne le rôle civilisateur de l’Umma réunie et son rôle de guide pour l’humanité :

« Le rôle civilisateur et historique de la Ummah islamique, dont Dieu a fait la meilleure Communauté ; qui a légué à l’humanité une civilisation universelle et équilibrée, conciliant la vie ici-bas et l’Au-delà, la science et la foi ; une communauté dont on attend aujourd’hui qu’elle éclaire la voie de l’humanité, tiraillée entre tant de courants de pensées et d’idéologies antagonistes, et apporte des solutions aux problèmes chroniques de la civilisation matérialiste. »

Pourquoi certains partis politiques en France et en Europe perçoivent-t-ils dans le « frérisme » un modèle d’émancipation du capitalisme ?

Parce qu’ils sont ignorant des dynamiques normatives du marché halal, auxquelles j’ai consacré mon précédent livre. J’ai montré que le néofondamentalisme islamique se combine très bien au fondamentalisme pour généraliser une norme islamique moderne et séparatiste.

Vous concluez avec justesse que le contexte européen du XXe siècle a participé à « banaliser le mal », suscitant le désir d’un retour des religions morales, qui présentent une claire distinction entre le bien et le mal ainsi qu’une explication à leur existence. Pourquoi cette mise en avant des religions du Livre s’est-elle traduite par un unique essor de l’islam et non de la chrétienté ? 

Je pense que l’islam sous la poussée du frérisme ouvre le chemin à d’autres expressions intégralistes, chrétiennes et juives qui ne vont pas tarder à revendiquer leur droit à gouverner la cité. La question de la chrétienté est différente de celle du christianisme. La chrétienté c’est la civilisation qui s’est combinée au cours des siècles aux expressions culturelles. L’Europe procède de la chrétienté, ses racines sont judéo-chrétiennes et il serait catastrophique d’effacer cette histoire. Non pas tant parce que cela laisserait la place à l’islam ou à l’anomie, mais parce que ce serait favorable aux religions de la sainte ignorance, ces religions morales, fondamentalistes, hors sol, dogmatiques intégralistes qui poussent sur des déserts intellectuels, celles du Livre mais aussi le wokisme. 

Est-il possible de contrer l’influence du frérisme en Europe ? 

La première des étapes est de comprendre ses ressorts, son histoire, son fonctionnement, c’est ce que j’ai essayé de montrer dans cet ouvrage.

Électricité, décarbonation : pourquoi l’Europe a tout faux


 

Tribune de Brice Lalonde pour Le Point. Le politique énergétique européenne, ses faiblesses et ses méfaits.

TRIBUNE. Brice Lalonde dénonce la cécité d’une politique européenne hémiplégique, centrée sur les renouvelables au détriment des autres sources bas carbone. Brice Lalonde, ancien ministre de l’Environnement, président d’Équilibre des Énergies.

      Il n’y a que quatre pays européens qui réussissent à décarboner leur électricité, ce sont la Suisse, la Norvège, la Suède et la France. Pourquoi ? Parce qu’ils ont des moyens de production pilotables décarbonés qui fournissent cette électricité lorsqu’elle est demandée et quasiment à toute heure au long de l’année. Les autres pays produisent une électricité soit systématiquement très carbonée, comme la Pologne, soit décarbonée par moments, comme l’Allemagne et l’Espagne, quand le soleil et le vent sont au rendez-vous, mais carbonée le reste du temps par appel au gaz et au charbon.

      Or, pour garantir la permanence d’une production électrique décarbonée, l’Europe ne voit que le vent et le soleil, car ces sources d’énergie lui apparaissent illimitées, locales et gratuites. Mais les contraintes imposées au système électrique par les renouvelables intermittentes sont loin d’être gratuites et, pour atteindre avec elles la neutralité carbone, il faudrait à la fois affaler la consommation d’énergie et construire un nombre phénoménal de moyens de production renouvelables. Priorité devrait plutôt être redonnée aux sources décarbonées pilotables, hydraulique et nucléaire, suppléées par les renouvelables.

Une vision de jardin d’enfants

      Les faits sont têtus, les thuriféraires des renouvelables le sont aussi. Leur culte est porté par les prébendiers des aides d’État, par la poussée écologiste des cinquante dernières années, particulièrement forte en Allemagne, mais aussi par la Commission européenne qui applique avec zèle et myopie le seul article du traité de Lisbonne relatif à l’énergie. Alors que le traité reconnaît la souveraineté des États membres pour le choix de leurs sources d’énergie, cet article 194 limite l’action collective de l’Union à la promotion des économies d’énergie et du développement des renouvelables.

      Ainsi les directives du « paquet fit for 55» sont-elles fondées sur cet article 194. Elles n’autorisent que des formes d’énergie – chaleur, électricité, hydrogène – issues de sources renouvelables. Le nucléaire est banni – sauf pour produire de l’hydrogène, grâce à l’action de notre ministre de l’Énergie. Un objectif de plus de 40 % de renouvelables est fixé pour 2030. Au nom du climat et au mépris du traité, l’Europe impose donc le mix de son choix. Il s’agit d’un curieux détournement de procédure, car c’est l’article 191 du traité de Lisbonne qui traite de l’environnement et de la défense du climat. C’est celui-là qui devrait s’appliquer à la politique climatique de l’Union. La Commission veut-elle décarboner ? Pas vraiment, son objectif est la multiplication des renouvelables et la diminution d’un tiers de la consommation d’énergie, une vision de jardin d’enfants.

      Les discours des dirigeants de la Commission sont les mêmes que ceux des ministres allemands : seules les énergies renouvelables sont bonnes. L’avenir doit être tout renouvelable. C’est devenu un credo. Et si l’Europe n’y suffit pas, ils demanderont à l’Afrique de faire l’appoint. Naguère, le Sahara avait déjà été au centre d’un rêve d’énergie solaire illimitée connectée à l’Europe par des câbles sous-marins. C’était le projet Désertec. Cette fois, c’est l’hydrogène fourni par d’hypothétiques électrolyseurs africains ou chiliens qui devrait remplacer le gaz russe. Déjà, les ports de la Baltique s’équipent pour accueillir cette manne chimérique.

L’imposture contre le nucléaire

      L’Allemagne et la Commission peuvent-elles comprendre, non seulement que l’énergie nucléaire est un allié du climat, au contraire du charbon, mais qu’elle constitue un pilier central de l’économie française et de son développement futur. S’efforcer de l’interdire est ressenti par les Français comme une volonté de leur nuire. Faut-il ajouter que l’incroyable volte-face de l’Allemagne contre l’électrification des véhicules légers aggrave encore l’impression d’imposture. L’extravagante raison avancée est l’arrivée prochaine de carburants de synthèse. Mais ces carburants seront produits au compte-goutte et devront d’abord être dirigés vers l’aviation où ils sont indispensables. Ils nécessiteront des quantités considérables d’électricité qu’il faudra bien produire de façon fiable.

      À défaut, il y a fort à parier que l’hydrogène nécessaire provienne surtout du reformage du gaz qatarien, que les carburants des véhicules thermiques épargnés soient fossiles avant d’être synthétiques, bref que l’Allemagne nous roule dans la farine avec la complicité irréfléchie de la Commission. Peut-on toujours croire à la bienveillance de l’Union ? Depuis la loi « Nome », nous avons assisté à la descente aux enfers d’EDF, démantelée, écartelée, sommée tout à la fois de faire des cadeaux à une concurrence parasite, d’atténuer sur ses propres deniers le prix européen de l’électricité pour les Français et, privée des ressources nécessaires, de consentir néanmoins un immense effort d’investissement.

      Le consommateur en fait les frais : difficile de ne pas se souvenir que l’électricité était « abondante et bon marché » avant le marché européen et qu’EDF avait construit cinquante-cinq réacteurs nucléaires en quinze ans sans faire appel à l’aide directe de l’État. Nostalgie ! Si le retour en arrière n’est pas envisageable, limitons au moins les dégâts, arrêtons de désintégrer le système électrique français. La future réforme du marché européen devra permettre de lisser les prix et de financer les investissements.

      L’Europe, paradis des consommateurs, vient de se souvenir qu’il faut aussi des producteurs pour faire un monde. Bousculée par le protectionnisme américain, la Commission vient de proposer un programme d’industrialisation zéro carbone. Huit secteurs prioritaires ont été retenus parmi lesquels les inévitables renouvelables électriques, mais aussi les pompes à chaleur et la géothermie, les électrolyseurs et les piles à combustible, les réseaux, le captage du carbone. Pas le nucléaire, hélas, l’ostracisme continue, sauf pour des réacteurs futurs virtuels. À condition d’être mis en œuvre rapidement, le sursaut européen est salutaire. Toutefois si l’objectif est la décarbonation, l’Union doit laisser les États membres libres de leurs choix techniques et non choisir à leur place. Jusqu’où faut-il accepter les partis pris de la Commission et de ses actes délégués ?