AMX-Men par Michel Goya

AMX-Men

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 5 janvier 2023

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Commençons par les termes. On appellera « char de bataille », ce qui est communément appelé « char » ou « tank », un engin porteur d’un canon lourd – au minimum de 75 mm- et fortement protégé, ce qui induit un engin d’au moins une trentaine de tonnes et l’usage de chenilles, pour également d’une bonne mobilité tout terrain.

On considère communément que l’armée ukrainienne disposait au début de la guerre d’un peu moins de 900 chars de bataille, tous ex-soviétiques et pour une large majorité des T-64 modernisés en version BM Bulat et surtout BV (plus de 600) avec une petite minorité de T-72 de différents modèles et quelques T-80. Contrairement à la France, l’Ukraine a eu également la sagesse de conserver des chars de bataille en stock, au moins un millier de T-64 et de T-72 à la disponibilité il est vrai très incertaine.

L’Ukraine a reçu ensuite 40 T-72 M de la part de la Tchéquie et 250 T 72 M, M1 et PT-91 de la Pologne, des engins rapidement utilisables par l’armée ukrainienne, car, à quelques détails près, déjà utilisés. On peut y ajouter une part des 533 chars de bataille russes capturés à ce jour selon le site OSINT Oryx et également utilisables pour ce qui ont été remis en état. On notera à cet égard, l’importance de la Tchéquie et de la Slovaquie, qui ont conservé la capacité de réparer et de moderniser à grande échelle – environ 150 chars/mois- des engins ex-soviétiques et servent largement d’atelier de réparation pour les Ukrainiens.

De l’autre côté, Oryx comptabilise 441 chars de bataille ukrainiens, toutes origines confondues, perdus au combat. Comme toujours, il s’agit là de pertes documentées et donc inférieures à la réalité. Notons par ailleurs que même parmi ceux qui n’ont pas été détruits, dix mois de guerre et de surutilisation ont induit une grande usure des matériels. Le taux d’indisponibilité du parc restant doit être élevé et s’accroître. En résumé, l’Ukraine a perdu définitivement plus du tiers de ses chars de bataille et qu’un bon tiers doit être en mauvais état. Il y a donc en la matière, comme dans toutes les matières en réalité, urgence et après l’artillerie et la défense sol-air, le débat se porte maintenant sur la fourniture d’engins blindés et notamment de chars de bataille occidentaux.

Le problème est que les pays occidentaux ne fabriquent plus que très peu de chars. Tous leurs modèles datent de la guerre froide et seule l’Allemagne est capable de fabriquer un ou deux châssis de char lourd par mois, châssis qui peut servir pour construire un Léopard 2 ou un PzH 2000, l’obusier fourni à l’Ukraine. Dans les autres pays, on se contente de réparer et moderniser l’existant. Les pays ouest européens hésitent également à engager au loin leurs parcs réduits d’engins de gamme 60 tonnes au service, à la maintenance et à la logistique compliqués. On a préféré, en fait l’Allemagne, qui produisent encore un peu, et les États-Unis qui ont des stocks, mais pas la France qui n’a ni l’une ni l’autre de ses capacités, agir en « roque » en fournissant Léopard 2 et Abrams aux pays est européens qui acceptaient de fournir des chars ex-soviétiques.

C’est dans ce contexte que la France vient de jouer un coup diplomatique en proposant d’envoyer les premiers chars de conception occidentale en Ukraine (après le renoncement de l’Espagne en août). Dans les faits, l’AMX-10RC n’est pas vraiment un char de bataille. L’AMX-10 Roues-Canon et pour les derniers modèles également « Rénové » est un engin de reconnaissance, rapide, mobile et suffisamment léger (moins de 20 tonnes) pour être assez facilement déployé. Il se trouve, performance française, qu’on a pu adjoindre un canon de 105 mm sur ce véhicule léger. C’est ce qui nous permis de l’employer de fait comme « char de bataille déployable » dans presque toutes les opérations extérieures depuis quarante ans, tandis que les vrais chars de bataille français, les AMX-30 B2 et surtout les Leclerc, ne l’étaient que pendant la guerre du Golfe, au Kosovo et au Liban.

C’est un excellent engin dans son rôle, très utile par sa mobilité opérationnelle pour servir dans les unités de « pompiers » en arrière du front ou exploitation « cavalière » d’une brèche de celui-ci, comme pendant la bataille de septembre dans la province de Kharkiv. Il est plus simple à utiliser qu’un Leclerc et bien moins complexe à nourrir et entretenir, sauf peut-être pour les munitions de 105 mm qui sont spécifiques et dont on ignore les stocks en France. Il n’est pas fait cependant pour le combat face à des chars de bataille, aux canons plus lourds et de plus grande allonge, et se trouve bien moins protégé que ces derniers face à tout l’armement antichar du champ de bataille moderne.

Comme tout ce que l’on fournit, l’AMX-10 RC n’est également disponible qu’à peu d’exemplaires. Au début de 2021, il y avait 250 AMX-10 RC dans l’ordre de bataille théorique français (mais combien de réellement opérationnels ?) et a commencé depuis cette époque à être remplacé par l’EBRC (Engin blindé de reconnaissance et de combat) Jaguar à raison de 3 par mois environ. À moins de prendre dans l’ordre de bataille, et même ainsi, on pourra difficilement engager plus de quelques dizaines d’unités. On pourra par la suite fournir les AMX-10 RC au fur et à mesure des livraisons des Jaguar, mais il y a intérêt à accélérer la production de ces derniers.

En résumé, la France va envoyer de quoi équiper dans les semaines qui viennent un bataillon des brigades de reconnaissance ou peut-être des brigades de chars ukrainiennes d’un bon engin plutôt rustique, endurant et mobile dont ils sauront sans doute faire un excellent usage, mais qui ne va pas changer le cours de la guerre. Au passage, on communique beaucoup moins sur la livraison des Bastion APC de la société Renault Trucks, un excellent véhicule léger de transport de troupes blindé, un besoin au moins aussi important pour les Ukrainiens que les chars de bataille alors qu’ils subissent de lourdes pertes en étant obligés d’utiliser des pick-up non protégés. Là encore, on n’évoque cependant que quelques dizaines d’unités. La France fait de l’artisanat.

Le plus important est sans doute ailleurs. Pour une fois, la France apparaît en pointe dans un domaine dans ce conflit, même si c’est un peu exagéré, et espère y jouer un rôle moteur. On verra si c’est suivi d’effets. Si l’Allemagne décidait d’engager des Léopards 2 A4 en Ukraine ou si les États-Unis y déployaient des Abrams M1 ou M2, on pourra se féliciter d’avoir initié le mouvement à peu de frais. Le problème est qu’il sera difficile d’expliquer pourquoi on n’engage pas non plus de chars Leclerc.

Les Rois mages : une géographie de la conversion

Les Rois mages : une géographie de la conversion

 

par Thierry Buron* – Revue Conflits – publié le 6 janvier 2023

https://www.revueconflits.com/les-rois-mages-une-geographie-de-la-conversion/


Si les Rois mages sont très connus, leur historicité est entourée d’incertitudes et de mystère. La tradition de la crèche de Noël, qui revient chaque année depuis le XVIIIe siècle dans les églises et les foyers du monde catholique, est une représentation de la Nativité avec la Sainte Famille, l’adoration des bergers et des mages, le bœuf et l’âne, et souvent de nombreux autres personnages de la vie locale. Son décor d’étable, de village ou de grotte évoque l’Orient, ou le pays où elle est exposée. Et bien évidemment les Rois mages, dont le nombre a été fixé à trois.

Dans les crèches contemporaines, chacun des trois Rois mages venus adorer l’Enfant-Jésus a un aspect différent, qui suggère des origines géographiques distinctes. Il n’en a pas toujours été ainsi. Pourquoi ces changements, qui ne concernent qu’eux dans les récits et les figurations de la Nativité ?

« Venus d’Orient », mais de quel(s) pays ?

 La question de l’identité et des origines doit être évaluée d’abord à la lumière du texte sacré (l’Évangile de saint Matthieu est le seul à mentionner les Rois mages), ensuite d’après les écrits chrétiens postérieurs (apocryphes orientaux, Apocalypse, Pères de l’Église) et les interprétations des théologiens, enfin selon les hypothèses des historiens jusqu’à nos jours. Au cours des siècles, ces auteurs ont confirmé, complété, ou mis en doute la véracité ou même la vraisemblance historique du récit de saint Matthieu concernant les Mages.

L’Évangile (qui nous a été transmis en grec ancien) est concis, mais clair : ils sont « venus d’Orient » et, après avoir adoré l’Enfant-Jésus, « s’en sont retournés dans leur pays » (au singulier, ce qui suggère une origine géographique commune en Orient), « par un autre chemin » afin d’éviter Jérusalem et Hérode. Mais il n’indique ni leur nombre, ni leurs noms, ni le pays d’où ils venaient, ni même la distance, l’itinéraire, ou la durée de leur voyage. On apprend seulement que c’est « en Orient » qu’ils ont vu se lever l’étoile qui les a décidés à partir pour voir « le roi des Juifs », qu’ils sont passés par Jérusalem au palais du roi Hérode pour apprendre le lieu de sa naissance selon la prédiction de l’Ancien Testament, et que la même étoile les a guidés jusqu’à Bethléem, la ville du roi David, également en Judée. Ils ne seraient donc jamais allés en Galilée, malgré l’affirmation de la chanteuse française Sheila (« Comme les rois mages en Galilée »), et de quelques auteurs critiques qui placent la Nativité et l’adoration dans cette région du nord de la Palestine.

À l’époque de la naissance du Christ, en Palestine et dans le monde gréco-romain, l’Orient commençait à l’est de l’Euphrate, ou du Jourdain. En faveur de l’Assyrie-Babylonie-Médie (Empire perse) plaident non seulement l’origine des Mages selon l’Évangile, mais aussi leur fonction d’astrologues, et les noms qu’on leur a attribués par la suite. La fonction de mages est attestée chez les Mèdes et en Perse (mais aussi en Arabie, en Égypte et en Éthiopie). C’étaient une caste de prêtres zoroastriens, également savants, astronomes, et conseillers des rois. Ceux de l’Évangile sont qualifiés de « magos », transcription grecque du mot persan, qui s’est généralisée dans le monde chrétien (les protestants les appellent plutôt « sages »). Ils sont de la même religion, et frères d’après certaines sources. Envoyés par des rois, ou peut-être rois eux-mêmes (depuis Tertullien, au IIIe siècle), ils ne sont sans doute pas venus seuls, vu la richesse de leurs présents, en caravane, dit-on, ou même avec une escorte de 12000 hommes. Des récits et des représentations depuis le Moyen Âge les montrent à cheval (y compris sur les icônes orthodoxes). Des peintres de la Renaissance eurent l’idée d’ajouter une touche d’exotisme à la scène de l’Adoration, en y mettant aussi des chameaux, déjà présent sur des sarcophages des premiers siècles.

Leurs offrandes aussi (l’or, l’encens et la myrrhe) rendent plausible cette origine perse, mais servent d’argument également à l’hypothèse de l’Arabie ou de l’Inde. Un auteur américain récent a voulu démontrer que les Mages venaient du royaume nabatéen tout proche de la Judée (au sud-sud-est), au moyen de divers arguments (l’origine des produits offerts à l’Enfant-Jésus, la présence de mages immigrés de Babylonie, les routes commerciales, et une interprétation sans doute anachronique du concept d’Orient, qui à l’époque était distinct de celui d’Arabie en général. Des Pères de l’Eglise aux IIe-IVe siècles ont opté cependant pour l’Arabie.

 Le phénomène extraordinaire du « lever de l’étoile » (qui annonce la naissance d’un roi) sert surtout à tenter de déterminer la date de la naissance du Christ (entre 4 et 6 avant notre ère) par la recension des éclipses, des conjonctions de planètes, des apparitions de comètes et des explosions de supernovas en Orient à cette époque, mais elle peut déterminer aussi l’itinéraire des Mages et la durée de leur voyage de Babylonie jusqu’à Bethléem (au moins quinze jours, voire deux ou neuf mois) : d’Orient à Jérusalem (est-ouest), de Jérusalem à Bethléem (nord-sud, 8 kilomètres), et retour direct en Orient.

Leurs noms aussi peuvent indiquer leur nationalité. Ils sont apparus plus tard, selon le nombre et l’ethnie qui leur ont été assignés. Paradoxalement, les trois noms de Gaspard, Melchior et Balthazar (apparus au VIe siècle chez les Arméniens, repris par la tradition occidentale au IXe siècle, et popularisés en latin à la fin du XIIe), qui ont permis l’attribution tricontinentale actuelle, attestent généralement d’une même origine chaldéenne transmise sous une forme gréco-latine.

 La vraisemblance historique tend donc à confirmer le texte sacré ainsi que les récits et l’iconographie des premiers siècles chrétiens encore proches de l’événement : les Mages seraient bien originaires de l’Orient, voire d’une même région d’Orient située dans l’Empire perse. L’origine perse s’impose dans les textes apocryphes depuis le IIIe siècle. L’offrande de présents est une tradition orientale. La naissance d’un Messie a été prédite par Zoroastre. Dans l’iconographie des débuts, les vêtements des mages sont persans, leurs mains voilées sont un rite perse mazdéen de vénération. La mère de l’empereur Constantin aurait ramené à Constantinople les restes des Mages trouvés en Perse ; ils furent ensuite transportés à Milan, et enfin en 1164 dans la cathédrale de Cologne, où ils se trouvent toujours. Vers 1270, le voyageur vénitien Marco Polo visite le monument des tombeaux des Trois Saints Rois dans la ville de Sava en Perse, au sud-ouest de Téhéran. « C’étaient Beltasar, Gaspar et Melchior. Leurs corps sont intacts, ils ont toujours leurs cheveux et leurs barbes ».

Mais dans certaines traditions de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge, la variante des trois origines géographiques différentes vient concurrencer la version de l’origine unique. C’est le début d’un processus qui jusqu’à nos jours va conjuguer le chiffre trois non seulement avec les âges, mais aussi avec les origines et même la représentation raciale des Mages. Ce qui est certain, c’est que l’adoration des Mages de l’Évangile, après le refus d’Hérode et des autorités juives de Jérusalem de reconnaître le Messie dans l’Enfant-Jésus, symbolise la future conversion du monde païen, elle-même cause de leur diversification géographique postérieure.

Venus de trois pays d’Orient, puis de trois continents

Le choix du nombre de trois tient un rôle déterminant dans le processus de diversification de leurs origines. Si l’on collecte tous les pays que divers auteurs et traditions au cours des siècles ont désignés comme pays d’origine des Mages, on obtient une liste riche et variée : Assyrie, Babylonie, Médie, Perse ; Arabie (nord-ouest des Nabatéens, Yémen au sud) ; Inde (Taxila au nord, au Pakistan actuel, sur une route de la soie ; ou Piravom au Kérala, dans le sud de l’Inde, où ils ont leurs sanctuaires) ; Chersonèse d’Or (Malaisie) selon un géographe allemand du XVe siècle ; et Afrique (pour la première fois aux VIIIe-IXe siècles, semble-t-il, chez le théologien Bède le Vénérable). À partir du Ve siècle, ils ont avec eux des chameaux, et à partir du XIIIe, on les fait parfois voyager en bateau, car ils viennent de pays païens lointains.

Que dit le nombre sur les origines, dans les récits apocryphes, la théologie et l’iconographie ? Ils sont deux, trois, ou quatre sur les fresques des catacombes de Rome, douze dans des évangiles apocryphes syriaques, et identiques. Le nombre de trois (dans les textes arméniens), qui a fini par s’imposer au Ve, vient sans doute des trois offrandes, dont les théologiens ont souligné le sens symbolique (l’or pour la royauté de l’Enfant-Jésus, l’encens pour la divinité du Fils de Dieu, la myrrhe pour son humanité mortelle). Par la suite, il symbolise les trois âges (IVe siècle), soit sans, soit avec la différenciation géographique et ethnoculturelle. Finalement la tradition s’installe des trois pays, ou régions, ou des trois continents du monde connu au Moyen Âge, et d’une apparence clairement racialisée, depuis les peintures de la Renaissance jusqu’aux crèches de Noël contemporaines. Souvent Melchior, le plus âgé, a une barbe blanche, Balthazar, dans la maturité, une barbe foncée, et Gaspard, le plus jeune, est imberbe. Dans certaines traditions, Gaspard serait roi de l’Inde, Melchior roi de Perse et Balthazar roi d’Arabie. Par la suite, Melchior devient européen, Gaspard oriental, et Balthazar « maure » ou africain. On souligne parfois ces origines par des animaux représentant les trois continents : le cheval, le dromadaire et l’éléphant. Mais les noms donnés aux Mages sont tous « orientaux » (syriaques, chaldéens, babyloniens, arméniens, persans, indo-parthes).

 Des thèses critiques, parfois radicales, contestent la réalité historique de la présence des Mages lors de la Nativité. Ce serait seulement une tradition orale, reprise par saint Matthieu, ou inventée par lui, ou par des rédacteurs postérieurs, pour montrer l’accomplissement des prophéties bibliques. Ils n’auraient jamais existé, ce serait une pure légende à finalité théologique, ou un artifice de propagande, afin de symboliser la conversion des étrangers (« gentils ») après le refus d’Hérode et des Juifs de reconnaître le Messie. Ils sont en effet des personnages positifs, qui annoncent la conversion du monde. Leur présence est en tout cas le point de départ de leur destin universel.

 Ils sont représentés dès les premiers siècles chrétiens (IIe-VIe) sur les fresques des catacombes de Rome (à deux, trois, ou quatre), les bas-reliefs, les mosaïques dans la basilique Sainte-Marie Majeure à Rome (Ve siècle), dans une église de Ravenne (VIe, avec leurs noms, peut-être ajoutés plus tard), enfin sur celle (disparue depuis) de l’église de Bethléem. Ils sont toujours avec le même costume persan (pantalon, bonnet phrygien, tunique, petite cape flottante) jusqu’au VIIIesiècle (et même au XIe en Occident). Par la suite, l’Adoration des Mages se diffuse dans toute l’Europe, de l’Occident à la Russie et aux Balkans, avec la christianisation et le calendrier liturgique. Leurs noms et leur nombre restent, leur apparence change.

 Étaient-ils rois, ou le sont-ils devenus ? Un Psaume de l’Ancien Testament prédit la prosternation de plusieurs rois devant le futur « roi d’Israël ». L’Adoration des Mages symbolise la reconnaissance du Christ tant par les savants et les puissants que par les humbles (bergers). Les Mages sont ainsi des rois dès le IIIe siècle (selon le théologien Tertullien) ; on les voit représentés tous les trois avec les mêmes coiffures orientales, ou les mêmes couronnes empruntées aux rois de l’Occident chrétien (à partir du XIe). Les rois aussi doivent être pieux, engageant tous leurs sujets. Des princes, des rois, des empereurs, des notables, se font figurer en Rois mages, en grand appareil et somptueux atours de leur époque et de leur milieu. Puis leur aspect se différencie, pour indiquer leur origine géographique respective.

La représentation ethnicisée des trois Rois mages

Depuis la fin du Moyen Âge s’impose la version des Mages de trois origines différentes. Comment cette transformation au cours des siècles et l’ancrage de cette représentation nouvelle dans la vision, la mémoire et l’habitude des croyants, s’est-elle produite au point de devenir une tradition dans le monde chrétien occidental ?

Un moine du VIIIe siècle avait assuré qu’un des mages avait « la peau foncée », ce qui indiquerait l’Éthiopie. Selon une chronique allemande du XIVe siècle, il y avait un Mage noir, mais il était Éthiopien, et c’était Gaspard. Pourtant, dans l’iconographie occidentale du Moyen Âge à partir du Xe siècle, la peinture, la sculpture et les miniatures montrent des Rois mages semblables, de type occidental, doté de couronnes et de vêtements de l’époque. Mais à partir de la fin du XIVe, ils personnifient trois origines différentes (trois continents, ou régions du monde), et pas seulement leurs tenues typiques, mais aussi par leur type ethnique). Un roi se prosterne à l’orientale, un autre met un genou à terre en hommage féodal, le dernier en retrait ou en attente. Finalement, l’Europe, l’Asie et l’Afrique sont désignées par leur apparence raciale, toujours censée signifier la conversion de tout le monde connu depuis l’Antiquité. La provenance géographique de l’encens et de la myrrhe mentionnés dans l’Évangile n’est plus déterminante. La géographie de la conversion à partir de ce moment émancipe les Rois mages de leur origine orientale unique issue de l’Ancien Testament.

L’apparition de l’Europe confirme le lien de l’Occident avec le christianisme. L’Asie est en fait seulement le Proche ou le Moyen-Orient, ou l’Arabie, au caractère oriental (et non l’Extrême-Orient). L’Afrique dans l’Antiquité (Africa) se limitait à la Tunisie et à l’est de l’Algérie, peuplée de Berbères, mais il y avait des esclaves noirs (et blancs) dans tout l’Empire romain. Une autre thèse privilégie la Corne de l’Afrique. Les explorations, la colonisation, les missions religieuses n’ont pu que conforter ce choix du continent noir. Mais ce n’est qu’au début du XVe que la peinture de l’Europe du Nord (Flandre, Allemagne) popularise le Roi mage africain (Memling, Brueghel, Dürer). Puis la tendance gagne l’Italie (Mantegna), mais pas chez tous les peintres, et les autres pays de l’Europe occidentale (Murillo), mais pas le christianisme oriental. On a observé que le Roi mage noir était généralement le plus éloigné des trois par rapport à l’Enfant-Jésus (le dernier, car le plus jeune). Quant aux Amériques (malgré un cas dans une église du Portugal), à l’Extrême-Orient, et à l’Océanie, ils restent absents, victimes de la tradition du chiffre trois. Les grandes statues de Natal (Brésil) n’ont curieusement pas de Roi mage noir, alors que les crèches provençales ont leur santon noir et qu’au Tyrol du Sud, on fabrique des « König Mohr » en bois sculpté.

Que conclure ? Les premiers chrétiens étaient sans aucun doute plus proches de la vérité historique tels que suggérés par le récit de saint Mathieu que les modernes, même s’ils ont pu l’interpréter, la compléter, l’approfondir. La conversion devait s’étendre aux « gentils » (païens) après le refus d’Hérode, des prêtres et du peuple juifs. Il y a un lien personnel et géographique, donc, entre la prévision de sages orientaux et le début d’un processus de conversion censé partir de leur pays d’origine après leur retour. Mais la conversion s’étend plutôt au monde méditerranéen gréco-latin (Europe et Afrique du Nord) qu’à l’Orient. Le troisième continent ne pouvait être que l’Afrique, confirmée sans doute par la théologie, les explorations européennes, la colonisation et les missions de christianisation. Il n’y a plus qu’un mage présumé oriental (représenté souvent en Arabe, plutôt qu’en Persan) sur les trois. Difficile d’en inventer deux autres pour les nouveaux continents « découverts ».

En 2022, les crèches de Noël des églises parisiennes montrent les trois origines, avec un Roi mage blanc (européen) et un de type oriental (les deux pas toujours nettement distinguables), et presque sans exception, un noir. On a trouvé une crèche birmane, et une autre où, à côté de l’Africain et de l’Oriental, figurait un Japonais en kimono.

La diversification récente des populations européennes par l’immigration a fait surgir un problème nouveau : celui du Roi mage africain dans les représentations vivantes de la Nativité. En Espagne, le Centre des Africains du pays s’est indigné que le Balthazar dans les cavalcades traditionnelles soit tenu par un Blanc grimé en Noir (« blackface »), ce qui traumatisait les enfants d’immigrés noirs. Des villes ont alors décidé de recruter d’authentiques Africains issus de l’immigration (Pampelune en Navarre a refusé à 73%, car le rôle incombe traditionnellement à un édile de la ville). En Allemagne, où l’accusation de racisme pèse lourd, on a décidé de supprimer le Mage noir pour satisfaire le mouvement « blackface » (un citoyen allemand d’origine africaine a toutefois regretté cette suppression). À l’inverse, en 2020, la crèche de la cathédrale d’Ulm a été retirée parce qu’on a jugé que la figure sculptée du mage noir (1923) était une caricature laide, raciste et discriminatoire (il tient la traîne du Roi mage blanc). Il reste que désormais la figure du Mage noir est mieux identifiée que celles des deux autres.

Ce modèle semi-millénaire est-il trop solidement implanté pour être modifié, dans un sens (cinq mages à cause du nombre de continents), ou dans l’autre (trois Persans incarnant la conversion du monde entier) ? On imagine mal un retour à la tradition des premiers siècles du christianisme, ou un bouleversement de la règle de trois. Question insoluble, certes, mais il est plus important pour le christianisme de défendre par-delà les races l’universalité de son message sur la Terre. Celui-ci n’a pas changé depuis ses origines, contrairement à la représentation des Mages.

*Ancien élève à l’ENS-Ulm (1968-1972), agrégé d’histoire (1971), il a enseigné à l’Université de Nantes (1976-2013) et à IPesup-Prepasup. Pensionnaire à l’Institut für Europaeische Geschichte (Mayence) en 1972-1973. Il a effectué des recherches d’archives en RFA et RDA sur la république de Weimar. Il est spécialisé dans l’histoire et la géopolitique de l’Allemagne et de l’Europe centre-orientale au XXe siècle.

OTAN : Le moment est venu de se demander à quoi l’OTAN devrait ressembler après l’Ukraine

OTAN : Le moment est venu de se demander à quoi l’OTAN devrait ressembler après l’Ukraine

par Joshua C. Huminski* (Chroniqueur à Breaking Defense) – ASAF – publié le mercredi 04 janvier 2023

OTAN : Le moment est venu de se demander à quoi l'OTAN devrait ressembler après l'Ukraine

 

« Le moment est venu d’examiner les changements qui pourraient être nécessaires pour garantir que l’alliance soit forte, saine et concentrée sur sa tâche principale consistant à maintenir les membres de l’alliance hors de l’emprise de la Russie », écrit Joshua Huminski du Centre d’étude de la présidence et du Congrès.

 

La guerre en Ukraine ne semble pas devoir se terminer de sitôt. Mais il y a beaucoup de leçons à tirer du conflit, et les planificateurs des pays de l’OTAN devraient y réfléchir. Dans cet éditorial, Joshua Huminski du Centre pour l’étude de la présidence et du Congrès expose les points clés auxquels il pense que les responsables de l’OTAN devraient réfléchir maintenant.

Dans la guerre en Ukraine, le succès de l’OTAN (par procuration) et la faiblesse de la Russie offrent l’occasion de reconsidérer la structure même des forces et la conception de l’alliance. Mais ce succès même risque de créer de la complaisance. Saisir ce moment exige que Washington, Bruxelles et les capitales européennes reconnaissent la présence de l’opportunité et agissent avec empressement, et ne permettent pas à la « mort cérébrale » redoutée de l’OTAN de réapparaître.

La première question à laquelle il faut répondre, et la plus urgente, est peut-être celle de savoir quel sera l’objectif de l’OTAN lorsque la guerre en Ukraine prendra fin.

La réponse la plus claire est, naturellement, de revenir à la défense collective, de se concentrer sur la sécurité européenne et de dissuader la Russie. Mais renforcé par les ajouts de la Suède et de la Finlande et le soutien efficace contre Moscou, le leadership doit s’assurer que l’OTAN ne suive pas le chemin de la garde nationale américaine et ne devienne pas la solution pour tout ce qui a un lien avec la sécurité.

L’organisation doit garder son orientation stratégique étroite – cette « mort cérébrale » susmentionnée était autant un manque de concentration qu’un manque d’urgence. L’OTAN elle-même ne peut pas résoudre tous les problèmes ; cela peut être un addendum et un outil, mais à moins qu’il ne réponde à son objectif central de maintenir la sécurité européenne et de dissuader la Russie, il reviendra à un état de manque de concentration. Et le moment est venu d’examiner les changements qui pourraient être nécessaires pour garantir que l’alliance soit forte, saine et concentrée sur sa tâche principale consistant à maintenir les membres de l’alliance hors de l’emprise de la Russie.

La réforme structurelle nécessite une analyse et une prise en compte minutieuses des priorités militaires nationales, ainsi qu’une planification visant à identifier les capacités nécessaires et la manière dont elles seront satisfaites. Ici, des questions critiques doivent être posées : est-il logique que chaque pays investisse et achète des mini-armées, ou une spécialisation des forces délibérée aurait-elle plus de sens à long terme ? Serait-il logique que le Royaume-Uni se concentre, comme me l’a fait remarquer l’un de ses hauts responsables de la défense, sur les capacités à valeur ajoutée telles que les chasseurs à grande vitesse, les cyber capacités et l’espace ? Serait-il logique que l’Allemagne prenne ce fonds de défense de 100 milliards d’euros et, en plus de faire entrer la Bundeswehr assiégée dans le 21e siècle, se concentre sur les chars lourds et l’artillerie (bien que des rapports suggèrent que Berlin a du mal à opérationnaliser ce fonds) ?

Les engagements verbaux de dépenses de l’OTAN, bien que bienvenus, sont susceptibles de se heurter à la réalité politique nationale face à un ralentissement économique mondial prévu et à mesure que la concurrence pour les dépenses intérieures augmente. Le Royaume-Uni sera-t-il en mesure d’honorer ses dépenses de défense de 3 % du PIB alors que les besoins sociaux et de santé montent en flèche à court terme ? Des signes suggèrent que Whitehall reconnaît que ce n’est pas viable.

L’adhésion de la Suède et de la Finlande représente une occasion de formaliser la planification et la formation opérationnelles conjointes informelles existantes, qui sont toutes deux essentielles pour l’avenir de l’OTAN. Stockholm et Helsinki disposent d’armées robustes et modernes, et leur entrée dans l’alliance devrait se faire sans heurts (bien que la quantité de travail d’état-major liée à l’OTAN puisse mettre à rude épreuve leurs plus petits effectifs). Des rotations et des déploiements réguliers à travers la Scandinavie et l’Europe centrale et orientale ne feront qu’améliorer la coordination et l’interopérabilité – points forts de l’alliance de l’OTAN – et serviront de signal à Moscou.

Là aussi, des questions critiques doivent être posées : quelle est la meilleure répartition des forces ? Les déploiements fixes sont-ils plus appropriés que les rotations plus mobiles et fréquemment modifiées ? Cela mettra invariablement en évidence les différences entre les alliés de l’OTAN. L’Estonie, par exemple, est susceptible de souhaiter une présence plus permanente et plus importante de l’OTAN (en évitant le modèle du « piège »), tandis que le siège de l’OTAN vise de plus en plus des rotations plus fréquentes.

Une question émergente est également la relation à long terme entre l’Ukraine et l’OTAN. Fin novembre, les responsables de l’OTAN ont souligné leur engagement à ce que Kiev rejoigne éventuellement l’alliance. Selon Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAN, « la porte de l’OTAN est ouverte ». La fourniture d’aide, le développement de liens militaires entre les forces de l’OTAN et de l’Ukraine et la formation continue pour jeter les bases d’une armée aux normes de l’OTAN, ce qui faciliterait assurément l’adhésion de l’Ukraine – du moins sur le terrain. Les défis politiques, qui ne sont pas des moindres, resteront, comme ils le seront à travers l’alliance.

En fait, naviguer dans les relations et dynamiques politiques exigeantes tumultueuses deviendra presque certainement un défi, comme en témoigne l’opposition de la Turquie à l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN. La relation compliquée de la Hongrie (qui a indiqué qu’elle ratifiera son adhésion au printemps 2023, mais reste une force du chaos au sein de l’Union européenne) avec la Russie compliquera également les machinations politiques de l’OTAN. Gérer une alliance dans laquelle toutes les parties n’apprécient pas de la même manière l’immédiateté de la menace, en particulier face à une Russie affaiblie, exigera des efforts diligents de la part de Bruxelles et de quiconque occupe le siège du secrétaire général.

Il y a aussi la question ouverte de l’équilibre des responsabilités et de la division du travail entre l’Union européenne et l’OTAN en matière de sécurité continentale. Ce dernier dispose clairement des capacités et de l’expertise de défense, tandis que le premier dispose de ressources financières et civiles considérables. Ce à quoi cela ressemble pourrait bien éclairer l’ensemble et la priorisation des missions de l’OTAN.

La conception et la structure de la force nécessiteront une évaluation actualisée et complète de ce à quoi ressemblera l’armée russe et de la menace stratégique que la Russie représentera pour l’Europe dans un monde post-ukrainien. Bien que beaucoup de choses soient inconnues (dont la moindre n’est pas l’issue de la guerre en Ukraine), et sur la base de ses pertes non négligeables, la menace conventionnelle aura été considérablement réduite. Il est essentiel de déterminer à quoi ressemblera la menace russe à court et à moyen terme pour éclairer la conception et la structure des forces de l’OTAN.

Les sanctions et les embargos technologiques de l’Occident rendront le réarmement exceptionnellement difficile, mais pas impossible. La Corée du Nord est l’un des pays les plus lourdement sanctionnés au monde, mais continue d’améliorer ses programmes de missiles balistiques et d’armes nucléaires. De plus, malgré l’imposition de sanctions commerciales punitives et la forte limitation de l’accès de la Russie à la technologie occidentale, Moscou entreprendra un effort concerté pour se réarmer. Ce calendrier n’est pas clair : les analystes ont spéculé entre deux et trois ans pour le bas de gamme et plus d’une décennie pour le haut de gamme. Pourtant, ce réarmement ne fera que ramener la Russie à son niveau de février 2022. Alors que Moscou s’efforce de reconstruire ses forces conventionnelles, les militaires de l’OTAN poursuivront leurs propres programmes de modernisation (tout en incorporant les leçons tirées des succès de Kiev sur l’armée russe), tout en réarmant et en réapprovisionnant les munitions usagées envoyées en Ukraine.

Les capacités cybernétiques, spatiales, stratégiques et de guerre non conventionnelle de Moscou n’ont pas autant souffert, voire pas du tout. La Russie trouvera également plus attrayant de revenir à la guerre politique ou informationnelle pour poursuivre ses objectifs à court terme, afin de compenser la faiblesse conventionnelle perçue (et réelle) de la Russie dans un monde post-ukrainien. Les efforts européens et américains jusqu’à présent pour limiter l’efficacité de la campagne de guerre politique de la Russie sont les bienvenus, mais doivent être soutenus.

Les plus grands défis pour l’OTAN ne seront peut-être pas ceux liés à l’alliance elle-même ou même à la posture militaire de la Russie, mais à l’équilibre interne des intérêts et considérations au niveau national entre les États membres individuels. Les pressions politiques et économiques intérieures vont probablement absorber plus de temps et d’attention dans les mois à venir.

Au fur et à mesure que l’imminence de la menace russe s’estompe et, en particulier, que l’Ukraine continue de progresser, l’urgence des réformes face à une Russie affaiblie diminuera. Pourtant, ne pas agir aujourd’hui risque de manquer une occasion générationnelle de réformer l’OTAN pour le XXIe siècle, ce dont elle a cruellement besoin et dont elle aura besoin, quelle que soit l’issue de la guerre en Ukraine.

 

*Joshua C. Huminski est directeur du Centre Mike Rogers pour le renseignement et les affaires mondiales au Centre d’étude de la présidence et du Congrès, et membre du National Security Institute de l’Université George Mason.

La guerre avant la guerre par le Général de corps d’armée (2S) Jean-Tristan Verna

La guerre avant la guerre


 

Proche de nous et bien documentée au jour le jour contrairement à d’autres conflits violents, l’invasion de l’Ukraine par la Russie vient rappeler sans ambiguïté quel est le visage de la « guerre de haute intensité », lorsque les protagonistes déploient tous les moyens de la puissance militaire moderne, au milieu des populations et des zones urbanisées.

Face à toutes ces pertes humaines et ces destructions massives, on ne peut donc que plaider en faveur d’une stratégie militaire qui viserait à « gagner la guerre avant la guerre », pour reprendre le terme employé dans la vision stratégique du chef d’état-major des armées et développée par le général Burkhard dans une interview parue dans Le Point du 4 novembre 2021.

* * *

Penser pouvoir « gagner la guerre avant la guerre » s’inscrit dans une caractérisation des relations internationales en trois volets compétition ― contestation ― confrontation, qui ne sont pas un continuum mais des niveaux de tension pouvant se chevaucher ou cohabiter avec un même « partenaire ». D’où des situations particulièrement complexes à analyser et maîtriser.

La compétition est le niveau normal des relations internationales fondées sur le droit. C’est à ce niveau que se déploierait cette stratégie. Il s’agit de dissuader un compétiteur de franchir le seuil suivant, la contestation, qui se situe alors « juste avant la guerre » et sort du cadre du droit international (le cas-type communément mis en avant jusqu’à présent était le mode d’action de la Russie pour l’annexion de la Crimée, théorisé sous le terme de « mode d’action hybride ou indirect »).

Face aux compétiteurs, la vision stratégique du CEMA est donc d’appuyer l’action politique, diplomatique, économique, culturelle… par la démonstration de capacités militaires dissuasives, tout en étant en mesure de réagir par un emploi de la force « suffisant » en cas de contestation, afin de faire retomber les tensions avant que soit atteint le seuil de la confrontation, qui est « la guerre », seuil au demeurant difficile à tracer à l’avance.

Pour les armées françaises, il s’agit donc de définir les contours d’une stratégie militaire s’intégrant dans la stratégie nationale d’équilibre des relations internationales, avec une panoplie de modes d’action établissant des rapports de forces dissuasifs (compétition) et employables jusqu’à un niveau élevé de violence (contestation). Les forces doivent donc être déterminées, crédibles et prêtes, pour être avant tout dissuasives vers les « compétiteurs joueurs mais raisonnables », pour reprendre les termes de la dialectique de la dissuasion nucléaire. On perçoit immédiatement une difficulté majeure : habituellement, ce sont « les groupes terroristes non inféodés à un État » qui sont considérés comme les acteurs « non raisonnables » des rapports de forces géopolitiques. Le problème change de nature lorsque « la raison » semble abandonner une puissance nucléaire, et de surplus membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies.

* * *

Gagner la guerre avant la guerre repose donc en même temps sur la capacité de dissuader le compétiteur de s’engager dans une confrontation directe et sur celle de l’empêcher d’avancer des « pions hybrides » sur un mode indirect.

En termes militaires, la dissuasion est avant tout une stratégie des moyens, tandis que l’empêchement suppose une stratégie d’action. Il est en fait une « autre sorte de guerre avant la guerre ».

Depuis plus demi-siècle la dissuasion globale est au cœur de la programmation militaire française. Au terme de l’actuelle Loi de programmation militaire (LPM) et de l’effort budgétaire qui l’a caractérisée, résumons l’état des lieux, sans entrer dans le détail des multiples rapports parlementaires ou d’experts :

  • Les moyens de la dissuasion nucléaire sont à niveau, et leur modernisation est continue (elle mobilise une part importante des budgets post-2022).
  • Les forces « conventionnelles » sont en cours de « réparation » et de modernisation. La plupart de programmes permettant de constituer les forces de l’Ambition 2030 sont lancés. Outre le déroulement nominal des grands programmes structurants, l’effort porte désormais sur la capacité à durer (stocks, soutien…) et à combattre en « haute intensité » (préparation opérationnelle). Les moyens conventionnels des années post-2030 sont définis et les études lancées (porte-avions, système de combat aérien, char futur et son environnement).
  • Éclairé par l’observation de la guerre en Ukraine, le débat sur le volume des forces et leur capacité à durer va s’intensifier, alors que la priorité du développement capacitaire se déplace vers les « nouveaux espaces »: l’espace extra-atmosphérique, le cyber, les grands fonds marins, la stratégie informationnelle… On pressent là les tensions qui marqueront la préparation de la prochaine LPM.

Mais la dissuasion ne repose pas uniquement sur le développement continu de systèmes d’armes. Autour de son volet nucléaire autonome, elle se construit également par la volonté d’être « Nation-cadre intégratrice » au sein des coalitions stratégiques, qu’elles émanent de l’OTAN, de l’Union Européenne ou de tout autre alliance. Les exigences qui en découlent sont nombreuses et réellement intégratrices au sens où elles créent une solidarité de fait dans les domaines du commandement, du soutien, de la communication opérationnelle… et de la volonté politique.

C’est d’ailleurs à cette approche d’intégration « solidarisante » qu’il faut rattacher la coopération en matière d’opérations d’armement, quelles que soient les passions qu’elle peut provoquer.

Ainsi, adossées à un système d’alliances robustes, en premier lieu l’Alliance Atlantique et son bras armé, l’OTAN, mais également la solidarité de l’Union européenne fondée par le Traité de Lisbonne, les capacités militaires françaises permettent aujourd’hui de dissuader en « gesticulant », c’est-à-dire en montrant qu’elles peuvent être employées sans délai, face à tout risque d’action directe contre les intérêts nationaux ou ceux des alliés, pour peu que la volonté politique, ressort ultime, soit présente. La crise russe (plutôt qu’ukrainienne) en a donné la démonstration, même si certaines « gesticulations » n’ont pas fait l’objet d’une publicité autre que celle nécessaire à l’information du « compétiteur ».

L’empêchement repose quant à lui sur un autre fondement : la volonté d’employer « la force » pour contenir les stratégies indirectes et, ainsi, contrer toute stratégie des « dominos » qui contournerait la dissuasion. C’est un cadre dans lequel baigna la guerre froide, mais qui, dans les rapports entre États, est semble-t-il depuis sorti de la vision stratégique occidentale.

Cette volonté s’exprime en premier lieu par la démonstration des capacités militaires conventionnelles construites dans la cadre de la dissuasion globale. Par la mise en scène de leur entraînement poussé, de leurs opérations extérieures, de leurs projections sur tous les points du globe au titre de la présence, de la coopération interalliée ou de partenariats stratégiques, les forces conventionnelles permettent de « montrer le bâton et la volonté de s’en servir ». L’existence en seconde ligne de capacités industrielles et logistiques avérées va de pair…

Mais, l’existence de zones grises, souvent très périphériques aux yeux des opinions, offrent aux compétiteurs des opportunités pour tester cette volonté, avancer des pions plus ou moins masqués et, in fine, améliorer en leur faveur le rapport de forces géostratégique, car il ne fait aucun doute qu’eux également souhaitent gagner la guerre avant la guerre.

Nos armées, et singulièrement les forces terrestres, très flexibles d’emploi, vont devoir s’engager plus qu’aujourd’hui dans des modes d’action hybrides, voire en redécouvrir certains.

Tenter de faire un inventaire a priori de ces modes d’action est inutile ; l’important est de disposer d’une « boîte à outils » diversifiée et d’une créativité opérationnelle fondée sur la juste appréciation des situations, la maîtrise de toutes les technologies disruptives et d’une culture stratégique et historique non exclusive.

* * *

C’est à ce stade que nous pouvons poser la question du rôle que l’armée de Terre des années 2020 peut jouer dans cette stratégie d’empêchement, alors qu’elle devra sans doute toujours poursuivre des opérations du style de celles dans lesquelles elle est engagée depuis une vingtaine d’années, tant dans une logique de corps expéditionnaire, que par sa présence sur le territoire national. Dans le même temps, elle doit monter en gamme, en volume et en capacité d’intensité, dans le cadre de « l’hypothèse d’engagement majeur ».

Trouver sa place dans « l’hybridation des rapports de forces », à la frontière de la compétition et de la confrontation, sera donc un défi d’autant plus difficile que la « zone grise » appelle plus que d’autres l’intégration interarmées, l’intégration des capacités cinétiques terrestres et de celles se déployant dans les nouveaux espaces stratégiques ― cyber, information ―, l’intrication entre les forces visibles et celles dont l’action ne doit être ni connue, ni reconnue.

En s’appuyant sur les trois axes de la vision stratégique du CEMA (les hommes, le développement capacitaire, la préparation opérationnelle), quelques questions peuvent être posées, en laissant le soin de les développer aux états-majors qualifiés, même s’ils sont parfois contraints par le poids de l’existant. 

Axe 1 : les hommes

Le sursaut de 2015, qui a mis fin aux réductions d’effectifs, n’a pas pour autant réglé la question de la faiblesse intrinsèque des effectifs des forces terrestres. L’obligation de dissoudre des unités nouvellement recréées pour répondre à des besoins nouveaux est là pour le montrer. Avant même de réfléchir aux adaptations qualitatives de la haute intensité, un rappel des besoins sera indispensable dans le cadre des travaux de la future LPM. Il faut en particulier s’interroger sur le développement quantitatif des forces spéciales, en tempérant la vision du « surhomme » pour lui substituer celle du soldat et de petites unités à l’emploi très flexible. Cette évolution a déjà été engagée, notamment dans les régiments et brigades d’infanterie.

La formation des cadres a toujours été une politique dynamique, selon les besoins opérationnels et les variables externes. C’est au titre de cette dynamique qu’il faut comprendre la récente rénovation de la formation initiale des officiers. Elle devra être poursuivie avec le souci de ne pas les enfermer dans des schémas opérationnels exclusifs, puis, par la gestion de leurs premières années de service, de leur donner la possibilité de multiplier les contextes et expériences opérationnelles. 

Axe 2 : le développement capacitaire

L’axe capacitaire se conjugue toujours avec un axe organisationnel : l’agencement des équipements, leur répartition sont des choix qui reflètent l’idée que l’on a de l’emploi des forces.

L’armée de Terre connaît dès à présent tous les équipements dont elle disposera pour les vingt prochaines années. Sa fonction « équipement » est désormais dans une période de production dont il faut tenir le rythme pour encore une décennie au moins. C’est la priorité de la prochaine loi de programmation, qui n’est pas incompatible avec une plus forte intégration des drones de toutes sortes au plus profond des forces terrestres.

Si pour être « dissuasive » sous le seuil de la contestation, les axes de progrès de l’armée de Terre sont le « durcissement » et « la capacité à durer », « l’empêchement » la tire vers « la capacité de surprendre ».

La capacité de surprendre consiste à ne pas faire ce que l’adversaire s’attend à affronter, en changeant de terrain, de mode d’action, etc. Elle pourrait s’inspirer des objectifs militaires (il y en avait de plus politiques) qui débouchèrent dans les années 1980 sur l’organisation de la Force d’action rapide (FAR) : se projeter puissamment et loin pour contrer le Groupement mobile opératif (GMO) soviétique) qui aurait percé en Centre-Europe, loin des trois directions planifiées d’engagement de la 1re Armée Française.

C’est ici que l’intérêt de l’aéromobilité se révèle le plus fort, avec un mix d’infanterie légère, mais puissamment armée. N’oublions pas non plus le formidable outil que constitue la brigade parachutiste polyvalente que la France ― seule Nation en Europe ― a su préserver.

Conjuguées aux forces spéciales, ce type de moyens permet de délivrer des capacités « sous le seuil » qui sont mal connues et nécessitent pourtant des savoir-faire spécifiques au sein même des forces terrestres pour « contenir le compétiteur » : faut-il donner à nos forces spéciales une capacité à devenir « des petits hommes gris » (sur le modèle « des petits hommes verts » poutiniens), doit-on déployer au plus près les moyens et des modes d’action de lutte informationnelle offensive (qui aurait pu par exemple servir lors de la « saga du convoi de Barkhane », mais a été payante lors de la tentative de désinformation de Gossi…), quelle place le partenariat militaire opérationnel et de combat doit-il avoir dans cette stratégie militaire, là où le compétiteur se transforme en contestateur-testeur ? Faut-il toujours maintenir les Sociétés militaires privées (SMP) à longueur de gaffe ou formaliser un type de complémentarité bien bordé sur le plan juridique et éthique ?

C’est dans ce contexte que les forces prépositionnées prennent tout leur intérêt stratégique, qu’elles soient de « souveraineté » (avec une totale liberté d’emploi tout autour de leurs points de stationnement), ou de « présence » (plus près des zones de tension, mais avec des risques potentiels de restriction d’emploi si les traités sont interprétables). Encore faut-il qu’elles soient suffisantes, de qualité et en mesure d’intégrer de façon réactive des capacités d’action « sous le seuil », y compris les plus modernes ou émergentes. La flexibilité organisationnelle et logistique des armées françaises devrait rendre cela accessible sans trop d’efforts, notamment en jouant sur les fortes capacités amphibies développées conjointement par l’armée de Terre et la Marine nationale. 

Axe 3 : la préparation opérationnelle

Dans le cadre du débat sur « la haute intensité », le durcissement de la préparation opérationnelle est dès à présent bien expliqué par l’armée de Terre, tant dans ses composantes « temps » que « moyens » (espaces de manœuvre, complexes de tir, munitions, disponibilités des équipements, coopérations interarmées et interalliée…). Reste à faire en sorte que les budgets qui financent cet objectif soient à la hauteur…

Mais pour gagner la guerre avant la guerre, la préparation opérationnelle doit être démonstrative, et pourquoi pas, menaçante ! Elle devient une façon d’appuyer la diplomatie en la complétant d’un volet militaire. La pratique de grands exercices projetés au plus près des zones à risques doit revenir dans le catalogue des modes d’action et leur coût doit être considéré comme un investissement.

De même la multiplication, chaque fois que possible, d’exercices d’ampleur sur le Territoire national (TN) ou dans les Outre-mer témoignent de la part prise par l’armée de Terre dans la capacité nationale de résilience.

* * *

La forme prise par les tensions géopolitiques en ce début de XXIe siècle scelle une fois pour toutes la fin de l’ordre établi par les Traités de Westphalie au terme de la guerre de Trente Ans ; elle met également en cause la régulation des relations internationales organisée ― laborieusement ― après la Seconde Guerre mondiale par la création de l’ONU. Elle est en passe de fragiliser « l’équilibre de la terreur nucléaire ».

De cette situation, ne découle-t-il pas que désormais « si l’on veut la paix, il ne suffit plus de préparer la guerre », pour reprendre la formule attribuée à Végèce, mais de la faire sous une forme qui évite la montée aux extrêmes, avec tous les dangers que comporte l’ouverture de cette boite de Pandore ?

La difficulté principale est qu’il est alors nécessaire de « désigner l’ennemi », chose dont on peut se passer lorsqu’on entretient une dissuasion globale « tous azimuts ». Quels sont donc « nos ennemis » ?

L’un d’eux est bien identifié depuis longtemps : le terrorisme international, et c’est face à lui que nos forces sont engagées de longue date, sous des formes multiples. Mais on voit bien que désormais, il ne suffit pas de combattre les « groupes armées terroristes » sur des terrains plus ou moins lointains, mais également de contrer leurs sponsors, comme nous le faisions en Afrique durant la guerre froide, à l’époque où Cubains ou Allemands de l’Est jouaient le rôle tenu aujourd’hui par Wagner. Et nous avions nos « petits hommes gris » dans la brousse…

Un autre ennemi, plus générique, mais dont il ne faut pas bien longtemps pour en faire la frise des drapeaux, menace notre souveraineté, tant au travers de notre poussière d’Empire, qui ne vaut plus vraiment que par la Zone économique exclusive (ZEE) qu’elle nous offre, que pour la sécurité de nos approvisionnements maritimes qui resteront essentiels et massifs quoique rêvent les fossoyeurs de la mondialisation. Cette menace débute dès la Méditerranée orientale, survole les Caraïbes et se prolonge dans les immensités de la zone Indopacifique. Malgré les réticences d’une partie d’entre eux, elle est partagée par nos alliés européens.

Enfin, et on ne peut que le déplorer, tel le Phénix, « le fléau nourri par les steppes de l’Asie centrale » vient une nouvelle fois de surgir aux marges de l’Europe, tel une pulsation historique récurrente, avec un nouveau visage, mais toujours les mêmes caractéristiques : enfermement culturel, brutalité et déni d’humanité. On ne peut que le déplorer car, si l’on ne sait comment va finir l’agression en Ukraine, nous savons que nous venons d’entrer dans une nouvelle course aux armements et dans une nouvelle guerre froide en Europe, guerre qui restera froide pour nos concitoyens si nous acceptons d’en conduire une plus chaude partout où ce compétiteur désormais déclaré voudra avancer ses pions. Mais l’on quitte alors le domaine de la stratégie militaire pour celui de la volonté politique.

La souveraineté nucléaire française : un statut figé ?

La souveraineté nucléaire française : un statut figé ?

par Raphaël Chauvancy – Revue Conflits – publié le 26 décembre 2022

https://www.revueconflits.com/la-souverainete-nucleaire-francaise-un-statut-fige/


Les velléités expansionnistes chinoises puis l’invasion russe de l’Ukraine ont initié une réinitialisation des architectures sécuritaires. L’idéal d’une régulation des conflits par le dialogue et le respect du droit international s’efface devant le pragmatisme des rapports de force, l’équilibre de la terreur nucléaire, la solidité des principes de sécurité collective et entraîne la redéfinition de la notion de souveraineté militaire.

Vieil État-nation, la France place naturellement au cœur de ses idéaux politiques le maintien d’une souveraineté dont la condition première est la capacité à défendre ses frontières. Dans un pays bien décidé à ne jamais plus revivre la boucherie de 14-18 et la débâcle de 1940, l’entretien d’une dissuasion nucléaire autonome et exclusive fait consensus.

Dans la pensée française, le feu nucléaire est indissociable de la souveraineté nationale. De fait, on peut renoncer à certains pans de souveraineté, mais pas la partager. Une souveraineté partagée n’est pas plus crédible que l’illusion d’une « armée européenne », tout récemment balayée par le chef d’état-major des armées lors de son audition à l’Assemblée nationale[1].

60 ans après sa conception, la doctrine stratégique élaborée sous le général de Gaulle fait ainsi figure de dogme confortable et rassurant. Elle entretient peut-être aussi les Français dans l’illusion de la sécurité et d’un rang mondial considérés comme acquis. Mais les lignes bougent à l’ère de la compétition globale. Et si la conception française de la souveraineté nucléaire était obsolète ?

L’ère du partage ?

Alors que la pire guerre qu’ait connue l’Europe depuis 1945 dévastait l’Ukraine depuis plusieurs mois, la Pologne a annoncé en octobre 2022, par la voix de son président Andrzej Duda, être en tractation avec les États-Unis pour rejoindre le programme de partage nucléaire de l’OTAN[2]. À Varsovie, beaucoup jugent en effet que Kiev a commis une erreur historique en renonçant à son arsenal nucléaire à la chute de l’URSS et que l’atome est le seul frein aux ambitions de Moscou. En 2016, d’ailleurs, le gouvernement polonais avait déjà exprimé des velléités de partage nucléaire et lancé des appels du pied restés sans effet en direction de… la France[3].

Initié durant la Guerre froide, le partage nucléaire consiste à intégrer certaines nations, en l’occurrence l’Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas, la Turquie et l’Italie, à la dissuasion américaine en leur confiant des bombes H aéroportées B-61 à double clef. Washington conserve à la fois le pouvoir de décision finale sur leur emploi éventuel et sa dissuasion propre. De surcroît, ce dispositif dope les ventes de son industrie aéronautique militaire en Europe sous prétexte d’interopérabilité. Il n’en constitue pas moins le pivot sécuritaire des participants, qui bénéficient de la jouissance nucléaire à défaut d’en avoir la possession.

La déclaration polonaise s’inscrit dans une redéfinition de l’approche sécuritaire des démocraties, de plus en plus contestées et inquiètes pour leur sécurité. À l’autre bout du globe, le Japon, confronté à l’agressivité croissante de la Chine et au durcissement de la Russie, opère une mue historique. 83% des citoyens du pays d’Hiroshima se disent désormais ouverts au débat sur l’hypothèse d’un partage nucléaire avec les États-Unis[4].

La Corée du Sud elle-même, forte du soutien de plus de 70% de ses citoyens au développement d’une force de frappe nucléaire nationale, hésite à se lancer dans une course aux armements susceptible d’accroître les risques géopolitiques, mais cherche à renforcer ses garanties stratégiques. L’idée d’un partage nucléaire avec les Américains, sur le modèle de ce qui se pratique en Europe dans le cadre de l’OTAN, a commencé à être évoquée publiquement en 2019, après l’échec des conférences d’Hanoï entre les présidents Kim Jong-un et Donald Trump[5]. La signature du traité AUKUS a donné aux débats une impulsion nouvelle, déterminante pour le futur de l’architecture sécuritaire du Pacifique.

Il faut dire que l’alliance AUKUS, conclue en 2021, a brisé un tabou, Londres et Washington ayant proposé à Canberra de la doter en sous-marins à propulsion nucléaire. Certains appellent d’ores et déjà à aller plus loin, comme le Lowy Institute, un influent think-tank de Sydney. Partant du constat qu’un sous-marin nucléaire d’attaque est une arme d’emploi, non de dissuasion, cet organisme est allé jusqu’à affirmer l’inutilité d’en acquérir. Quel que soit son mode de propulsion, ce type de bâtiment ne bouleverserait pas le rapport de force militaire avec Pékin. Par conséquent, sa contribution à la sécurité de l’Australie serait à peu près nulle.

Le Lowy Institute a évoqué à la place le principe d’une mutualisation nucléaire stratégique avec le Royaume-Uni dans le cadre de l’AUKUS. Un à deux sous-marins lanceurs d’engins (SNLE) à équipages mixtes et à deux clefs apporteraient au pays la garantie stratégique qui lui manque[6]. Le choix des Britanniques plutôt que des Américains permettrait d’envisager une relation relativement équilibrée entre deux nations qui partagent déjà le même chef d’État, le roi Charles.

La sécurité collective comme défense des intérêts nationaux

Ces réflexions prospectives posent la question de la prolifération nucléaire. Or la bombe repose désormais sur une technologie ancienne, à la portée de tous les États développés, y compris les plus irresponsables. Le partage offre aux démocraties raisonnables une protection rendue indispensable dans un monde dangereux, sans cautionner la prolifération, puisque le pouvoir d’ouvrir le feu reste ultimement sous contrôle de ses détenteurs historiques.

Ainsi pourrait s’ouvrir une nouvelle ère où la jouissance atomique militaire se généraliserait, diminuant l’intérêt de la possession. Le nouveau jeu stratégique ne consisterait alors plus à cultiver une exception capacitaire, mais à se placer au centre des systèmes de sécurité collective tout en conservant la clef décisionnaire. La puissance d’un État se mesurerait autant à sa capacité à partager certains éléments de sa force stratégique qu’à celle de riposter de manière souveraine en tout temps et en tout moment.

Cette évolution consacre le principe de la sécurité collective en surplomb des seuls intérêts nationaux. Malgré le retour des affrontements de haute intensité, l’art de la guerre moderne substitue de plus en plus la planification environnementale à la planification opérationnelle. C’est-à-dire qu’il consiste moins à vaincre les forces ennemies qu’à mettre en place des matrices sécuritaires, politiques, économiques, culturelles, etc. favorables, afin de réduire les marges de manœuvre adverses tout en accroissant les siennes propres. Ce que l’on appelle la guerre par le milieu social, la GMS, le milieu social devant être compris comme l’ensemble des structures et interactions matérielles ou immatérielles constitutives d’une société[7].

L’armée française sait faire beaucoup de choses, mais, désormais, la puissance consiste aussi à savoir les faire faire, à être un catalyseur en plus d’un effecteur. Le leadership français n’a jamais été pleinement accepté au sein de l’Union européenne et a échoué à rééquilibrer la relation du continent avec les États-Unis vers le partenariat plutôt que la dépendance. Peut-être faut-il changer d’approche.

Au splendide isolement capacitaire, qui revient à se tenir à l’écart de la compétition pour l’élaboration des architectures sécuritaires de demain, ne serait-il pas possible de substituer la puissance par le rayonnement et l’influence ? La France est la première nation militaire d’Europe, la plus autonome et la plus emblématique. Ne devrait-elle pas devenir la plus indispensable, la plus centrale et la plus fédératrice ? C’est-à-dire devenir la pierre d’angle de la Défense collective du continent ?

Le cas polonais

On a ainsi beaucoup reproché aux Polonais d’avoir fait en 2020 le choix d’équiper leur armée de l’air de F 35 américains au détriment d’une solution européenne ou française, comme le Rafale, puis d’avoir logiquement choisi un groupe américain plutôt qu’EDF pour construire leur première centrale nucléaire en 2022. C’est oublier un peu vite que les appels du pied nucléaires de la Pologne sont passés pour une incongruité à Paris et n’y ont pas été pris au sérieux.

Malheureusement, l’agression russe en Ukraine a montré que les craintes de Varsovie pour sa sécurité n’étaient pas l’expression d’une haine historique recuite envers la Russie. Peut-être les Français ont-ils raté une occasion unique de construire la Défense européenne en prêtant une oreille plus attentive aux préoccupations de leurs alliés d’Europe orientale.

Le général de Gaulle est mort

Paris adopte désormais une vision intégrée en réseau. Sa nouvelle posture est celle du partage dynamique de matériel et de compétences dans le cadre bilatéral du partenariat militaire opérationnel en Afrique ou du multilatéralisme européen et otanien.

Une forme de tabou, la peur de perdre sa spécificité et le poids des habitudes écartent de cette approche nouvelle la sphère nucléaire. Paris a toujours, à juste titre, refusé de participer au Groupe des plans nucléaires (NPG) de l’OTAN, pour ne pas voir sa souveraineté nucléaire absorbée ou entravée par la puissance américaine.

Pourtant, nous l’avons vu plus haut, la question nucléaire traverse l’ensemble du monde démocratique. Dotée d’une force stratégique totalement indépendante, Paris ne peut se permettre de rester en dehors des débats, ce qui implique de se poser la question de proposer à certains pays proches de l’UE une solution alternative ou complémentaire à la voie américaine. Puissance moyenne, la France offrirait des rapports plus équilibrés qu’avec le mastodonte américain pour une garantie ultime plus crédible – les intérêts vitaux de la France sont en Europe, ce qui n’est pas le cas des Américains. Le sujet mérite au moins d’être étudié.

À l’inverse de l’extension officielle du parapluie nucléaire français à l’ensemble de l’UE en 2020, qui a laissé froids nos alliés, la solution du partage les impliquerait. C’est ce besoin d’implication qui a d’ailleurs fédéré 12 nations de l’UE autour du projet de bouclier anti-missiles allemand. Un partage nucléaire distinct de l’OTAN dans un cadre européen exercerait un effet centripète sur les nations de l’Union. Il s’agirait d’une étape décisive dans le développement d’un écosystème sécuritaire propre, en sus de l’Alliance atlantique. Une dissuasion étendue et renforcée, une solidarité accrue entre alliés, une base industrielle et technologique de Défense (BITD) consolidée en résulteraient. Nous avons vu depuis le 24 février dernier qu’un tel outil manquait à l’heure des périls.

La souveraineté de la France en serait-elle affaiblie ou au contraire renforcée ? Elle est indissociable de sa puissance. Or cette dernière n’est pas un bien matériel à conserver, mais une relation stratégique à développer[8]. Pour demeurer souveraine, la France n’a d’autre choix que de fédérer, d’influencer, de devenir une force d’entraînement, une nation-cadre pour conserver la capacité d’agir. Ce qui est assumé sur le plan conventionnel ouvre des perspectives sur le plan nucléaire – précisons pour les esprits chagrins que le partage nucléaire n’implique aucunement de renoncer au pouvoir de décision finale.

L’affichage de capacités exclusives et statutaires ne suffit plus. Le paradigme ancien de la souveraineté consistait à s’affranchir des contraintes collectives. Celui de la souveraineté moderne, plus actif, est de participer aux mécanismes collectifs et de les influencer. Le général de Gaulle est mort. Mais l’histoire souveraine de la France se poursuit, avec d’autres outils, d’autres stratégies pour assurer le primat de l’intérêt national.

Notes

[1] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/comptes-rendus/cion_def/l16cion_def2223005_compte-rendu

[2] https://www.bfmtv.com/international/face-a-la-menace-russe-la-pologne-veut-des-missiles-nucleaires-americains-sur-son-territoire_AN-202210060285.html

[3] https://www.lopinion.fr/secret-defense/quand-la-pologne-reve-de-la-bombe-atomique-francaise

[4] https://www.nippon.com/fr/in-depth/d00809/

[5] https://www.cfr.org/blog/evolution-south-koreas-nuclear-weapons-policy-debate

[6] https://www.lowyinstitute.org/the-interpreter/buying-wrong-submarine

[7] https://www.revueconflits.com/le-political-warfare-ou-la-guerre-par-le-milieu-social/

[8] https://www.revueconflits.com/raphael-chauvancy-puissance/

Le cerveau du chef de groupe de combat comme priorité stratégique

Le cerveau du chef de groupe de combat comme priorité stratégique

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 22 décembre 2022

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Colloque « Pour une gestion optimale du stress »- 28 septembre 2022 Ecole du Val-de-Grâce

En 1997, alors commandant d’une compagnie d’infanterie de marine, je testais mes neuf groupes de combat d’infanterie. Sur un terrain profond de 500 mètres parsemé de trous et d’obstacles, chacun d’eux devait s’emparer d’un point d’appui tenu par trois hommes. Attaquants et défenseurs étaient équipés de « systèmes de tir de combat arbitré par laser » dont chaque coup au but entraîne une mise hors de combat.

A la première attaque, les performances furent très inégales suivant les groupes. Certains ont été étrillés dès le début de l’action alors que deux sont parvenus à réussir la mission, dont un avec des pertes très légères. Après un deuxième passage, le nombre de groupes ayant réussi la mission était passé à quatre, mais la hiérarchie des résultats restait sensiblement la même. Il y avait donc eu un apprentissage très rapide. Dans un troisième passage, les hommes ont été mélangés dans les différents groupes. L’efficacité moyenne a nettement diminué, mais la hiérarchie des chefs de groupe est restée sensiblement la même. J’en concluais que deux facteurs influaient la performance des groupes : la connaissance mutuelle et l’expertise du chef de groupe. Je m’intéressais ensuite plus particulièrement à la manière dont les meilleurs chefs de groupe avaient pris leurs décisions.  

Décider dans la peur

L’instrument premier du chef au combat est sa mémoire à court terme, sorte de « bureau mental » qui permet de réfléchir à partir d’objets mentaux rapidement accessibles. Ces objets sont des informations telles que la position réelle ou supposée des amis et des ennemis, leurs actions possibles, etc. On forme ainsi une vision de la situation. Cette vision est réactualisée en permanence en fonction des informations reçues par ses propres sens ou par les subordonnés, les chefs ou les voisins.

La fiabilité de cette vision par rapport à la réalité est forcément médiocre, très inférieure, par exemple, à celle du joueur d’échecs qui voit toutes les pièces de l’échiquier et dont la seule inconnue est la réflexion de son adversaire. Elle correspond en fait à celle qu’aurait ce joueur d’échecs s’il occupait lui-même la place du Roi, un Roi accroupi ou couché, alourdi d’une vingtaine de kilos d’équipements et évoluant dans le vacarme du champ de bataille. Cette vision est surtout influencée par le stress inévitable du combat, de la même façon qu’en retour elle influe aussi ce degré de stress.

La manière dont un individu réagit à un danger dépend de l’interaction de plusieurs systèmes nerveux. L’amygdale, placée dans le système limbique, est la sentinelle du corps. Lorsqu’elle décèle une menace, elle déclenche immédiatement une alerte vers des circuits nerveux rapides. Les ressources du corps sont alors automatiquement mobilisées par une série d’ordres bioélectriques et des sécrétions chimiques. Cette mobilisation se traduit par une concentration du sang sur les parties vitales au détriment des extrémités, ainsi que par une atténuation de la sensation de douleur. Surtout, elle provoque une augmentation du rythme cardiaque afin de permettre des efforts physiques intenses.

Quelques fractions de seconde plus tard, l’alerte de l’amygdale atteint le néocortex et c’est là que se forme une première vision de la situation et la réponse à cette question fondamentale : est-ce que je suis capable de faire face à la situation ?

Si la réponse oui. Il est probable que la transformation en restera là et sera positive. Si la réponse est non, le stress augmente et le processus de mobilisation s’emballe jusqu’à devenir contre-productif. Au-delà d’un premier seuil, l’habileté manuelle se dégrade et l’accomplissement de gestes jusque-là considérés comme simples peut devenir compliqué. Au stade suivant, ce sont les sensations qui se déforment puis les fonctions cognitives qui sont atteintes et il devient de plus en plus difficile, puis impossible de prendre une décision cohérente. Au mieux, on obéira aux ordres ou on imitera son voisin. Au stade ultime du stress, le comportement de l’individu n’a plus de lien avec la menace extérieure puisque c’est le corps lui-même, et particulièrement le cœur, qui sera la menace principale. Le réflexe est alors de bloquer l’amygdale afin de stopper ce processus de mobilisation générale devenu dangereux. L’individu peut alors rester totalement prostré face à quelqu’un qui va visiblement le tuer (1). Notons que comme l’amygdale est reliée à la mémoire profonde, c’est là qu’elle puise les indices de danger, son blocage souvent influe aussi sur la mémoire. Au mieux, la séquence qui a provoqué la terreur est effacée de la mémoire ; au pire, elle s’y incruste fortement et revient à l’esprit régulièrement.

En résumé, le stress introduit une inégalité de comportement en fonction sa confrontation avec la vision du danger à affronter.  Comme disait Montaigne, la peur de la mort donne des ailes ou plombe les pieds ou c’est valable aussi pour les capacités cognitives.  

Alors qu’il était chef d’un poste isolé au nord de Sarajevo en 1995, le lieutenant Pineau reçoit par les Bosno-Serbes l’ultimatum de quitter la zone dans les dix minutes avant d’être attaqué. Il témoigne de son état : « Cœur qui s’emballe, un grand blanc, puis le sentiment d’avoir des capacités décuplées, une extrême clairvoyance ». J’ai eu moi-même exactement la même sensation de « flow » décrit par le psychologue hongrois Mihály Csíkszentmihályi, lors de mon arrivée dans la même ville deux ans plus tôt et le premier accrochage, avec des miliciens bosniaques cette fois. Quelques jours plus tard, je me trouvais dans l’axe de tir d’un sniper et me réfugiais derrière un bulldozer. Je me surpris alors à calculer à quelle distance pouvait se trouver le tireur en fonction des sons entendus, le temps qu’il faudrait à une balle 7,62 x 54 mm R pour parcourir cette distance, ma vitesse de course, la vitesse de réaction du tireur en me voyant, et au bout du compte combien de mètres je pouvais parcourir avec l’arrivée de sa balle. Tout cela en quelques secondes. Autre exemple, après l’explosion d’un engin explosif qui vient de tuer un de ses hommes en Afghanistan, le capitaine Hugues Roul se rend sur place :

Je ne me sens pas submergé par les émotions, et je me concentre sur les différentes tâches à effectuer : bouclage de la zone, reconnaissance afin de déceler un éventuel deuxième IED[Improvised Explosive Device, engin explosif improvisé] coordination avec la section d’alerte qui arrive avec le médecin et l’équipe EOD [Explosive Ordnance Disposal, équipe de neutralisation des explosifs], etc. Tellement concentré que je ne remarquerai même pas le chasseur qui passera en rase motte afin d’effectuer un « show of force », et que je serai incapable de dire combien de temps nous sommes restés sur zone. J’insiste également pour que les hommes qui n’ont pas vu le corps ne se rendent pas sur la zone, afin de les préserver de cette vision (2).

Mais on n’a pas toujours des ailes au cerveau. On peut répondre aussi « je ne sais pas trop » à la question « est-ce que je peux faire face » et se trouver alors dans une contradiction entre l’obligation et le désir d’agir d’un côté et la difficulté à décider de ce qu’il faut faire de l’autre.

Lorsqu’on est simple soldat et que l’on ne doit pas donner d’ordre, il suffit d’obéir pour résoudre cette contradiction. Pour le caporal Gaudy en 1918, « C’est un des bonheurs du soldat de n’avoir qu’à se laisser guider : il se repose sur le chef qui pense pour lui (3)». On se concentre alors sur ses seules actions afin d’accomplir la mission et survivre, mais même ainsi on simplifie aussi la situation pour se concentrer. La vision de beaucoup de combattants est focalisée par une sorte d’effet tunnel sur sa propre situation et son environnement immédiat. Cet isolement s’explique par le cloisonnement du champ de bataille (terrain, poussières, vacarme) et le refus inconscient de voir les dangers contre lesquels on ne peut rien faire. Dans cette réduction du bureau mental, l’esprit se concentre souvent sur une seule idée ou une seule image concrète : le chef, la menace ou l’objectif à atteindre. Dans son analyse des combats de sa compagnie à Bangui en mai 1996, le capitaine Marchand parle d’une « focalisation complète sur l’objectif qui fait rapidement oublier les autres directions potentiellement aussi dangereuses en localité (4)». Les évènements qui surviennent dans ce petit espace-temps sont grossis, ceux qui se déroulent loin sont ignorés. Après les faits, l’interview des combattants donne souvent l’impression qu’ils n’ont pas participé au même combat. D’où la nécessité de reconstituer le plus vite possible pour eux et avec eux le puzzle du combat qui vient de se dérouler.

Pour un chef, obligé de « cheffer » selon les mots de Jacques Chirac, une manière classique de résoudre la contradiction consiste à travailler en dessous de son niveau de responsabilité. L’homme est encore un acteur mais il accepte sciemment un second rôle. Le capitaine Marchand décrit ainsi la contraction du commandement qui se manifeste dans une partie de son encadrement, augmentant par ailleurs la charge de ceux qui restent à leur niveau de responsabilité. Il décrit également « la tendance à exagérer dans ses comptes rendus le volume de l’ennemi et la difficulté de la situation » ce qui perturbe fortement la capacité d’analyse lucide de la situation.

Docteurs en morts violentes

Parlons maintenant de cette analyse qui précède les ordres, y compris les ordres à soi-même. Une situation chaotique ne devient compréhensible que si on possède certaines clefs. De la même façon que Galilée voyait des lunes là où les autres ne voyaient que des tâches sur Jupiter, l’expert tactique qui reste concentré « voit » ainsi tout de suite des choses qui échappent au novice. Mais pour voir, il faut savoir, et en appui du bureau mental de la mémoire à court terme, il y a l’expérience profonde de l’individu, sa mémoire à long terme (5).

À partir de la fusion d’informations réalisée par la mémoire à court terme, le combattant construit son estimation de la situation puis « décide de décider ». Pour cela, il commence par choisir plus ou moins consciemment de la vitesse d’analyse en fonction de l’urgence ou de la complexité de la situation. Il peut choisir un cycle réflexe de quelques secondes pour des décisions simples (tirer, bondir, etc.) ou un cycle de réflexion qui peut durer jusqu’à plusieurs minutes, en fonction de la complexité de l’action à organiser.

Chacun de ces cycles est lui-même une combinaison de souvenirs et d’analyse en fonction des délais disponibles, souvent limités, et du degré d’expérience du combat. Lorsque la situation est familière, l’appel à la « mémoire tactique », va être immédiat et automatique. Or, les souvenirs contiennent des charges affectives émotionnelles. Ces charges ont des intensités différentes et un signe positif ou négatif. Si l’expérience passée a été négative, la charge indiquera que ce n’est pas une chose à faire. Son action sera plutôt inhibitrice. Inversement, si l’expérience passée a été un succès, les émotions pousseront à agir à nouveau de la même façon. Plus la banque de réponses typiques positives est riche, plus le combattant a de chances de trouver de bonnes réponses et, paradoxalement, plus cette recherche est rapide. Ce phénomène, parfaitement analysé par le neurobiologiste Antonio Damasio (6), explique pourquoi le combattant est désemparé devant l’inconnu (il ne peut être aidé par des expériences antérieures) et pourquoi il est préférable d’agir sur un large fond d’expériences positives.

Si la situation ne ressemble pas quelque chose de connu ou si la solution qui vient à l’esprit ne convient pas, l’analyse prend le relais. Or, cette réflexion logique est beaucoup plus longue et coûteuse en énergie que l’appel aux souvenirs. Le novice a donc tendance, soit à concentrer comme on l’a vu sur quelque chose de simple mais connu, au risque de ne pas être au niveau de la situation, soit à utiliser des cycles de réflexion plus longs que ceux de l’expert pour tout analyser. Ce faisant, il risque de s’épuiser plus vite et surtout de se trouver dans une position délicate face à des adversaires plus rapides.

De plus, comme nous l’avons vu, à délais de réflexion équivalents, les experts bénéficient d’une vision de la situation de meilleure qualité qui leur permet et d’un système d’aide à la décision à base de solutions « préenregistrée ». Dans une partie d’échecs officielle, les délais de réflexion sont identiques pour les deux adversaires. La différence se fait donc dans le choix du secteur de jeu sur lequel on fait effort, la confrontation avec des séquences similaires connues et dans la manipulation des solutions possibles. Quand on lui demandait comment il était devenu champion du monde d’échecs, Garry Kasparov répondait « J’ai appris 8 000 parties par cœur ». Son génie, comme celui de Napoléon, qui lui avait appris toutes les batailles de son temps, reposait sur l’art d’utiliser les innombrables situations analogues qui se présentaient dans son esprit face à une situation nouvelle, c’est-à-dire à choisir les plus pertinentes et à les adapter.

En situation de combat rapproché, où celui qui ouvre le feu efficacement le premier sur l’autre dispose d’un avantage considérable, ce choix de la vitesse est essentiel. Si on suit les analyses du major britannique Jim Storr, celui qui prend une décision qui a une chance sur deux d’être une bonne décision a également une chance sur deux de l’emporter, alors que celui qui prend une décision parfaite mais en second n’a qu’une chance sur quatre de gagner. Celui qui est très rapide et peut prendre une deuxième décision avant que son adversaire n’ait encore pris sa première l’emporte presque à coup sûr puisqu’il peut bénéficier des résultats et de l’expérience de la première action. Un des aspects les plus intéressants de ces travaux est par ailleurs de montrer que 80 % des informations nécessaires pour prendre une bonne décision sont souvent acquises très vite et que chercher à obtenir les 20 % manquants est le plus souvent une longue et dangereuse perte de temps (7).

L’analyse offre rarement plus de deux choix. Le choix est alors conditionné par quelques critères : réussir la mission bien sûr, mais également limiter les risques pour ceux dont a la responsabilité ou encore pour les civils, « être à la hauteur », mettre en confiance le groupe, etc. En situation de rationalité limitée et sous pression du temps, la solution choisie n’est pas forcément la meilleure, mais la première qui satisfait à tous ces critères.

Améliorer le fonctionnement du groupe de combat

Voilà sensiblement comme on prend des décisions sous le feu et constatons que dans le cas des chefs de groupe de combat d’infanterie évoqués en introduction, rien n’a été conçu pour leur faciliter la tâche.

Le groupe de combat a été inventé en 1917 afin de résoudre le problème du déplacement sous le feu intense de la guerre industrielle. La solution est venue de la conjonction de plusieurs innovations : l’apparition d’armes nouvelles (grenades à main, à fusil, fusils-mitrailleurs, etc.) qui ont augmenté d’un coup la puissance de feu portable et donc offensives, mais aussi, plus subtilement, l’interdépendance des hommes. La solidité au feu est aussi affaire sociale, et même si ce n’était pas le but recherché, on s’est aperçu que les soldats spécialisés qui dépendaient les uns des autres, s’impliquaient plus dans le combat que les soldats alignés, identiques et indépendants techniquement les uns des autres de 1914. Si on ne répond pas forcément mieux en 1917 qu’en 1914 à la question « Est-ce que je peux faire face ? » (en fait, la réponse est plutôt « oui » puisqu’on a des armes plus puissantes) on répond déjà plus positivement à la question « est-ce que je dois faire quelque chose ? », c’est-à-dire prendre plus de risques. La solidité au feu, c’est-à-dire le choix d’être acteur plutôt que figurant passif, est aussi affaire sociale, plus précisément c’est un mélange de confiance, en soi, ses moyens, ses chefs, ses camarades, et d’obligations, envers ses camarades, son corps d’appartenance, sa patrie. Si en plus, on a la certitude que prendre des risques sert à quelque chose, c’est encore mieux.

On forme donc deux puis trois groupes de combat d’une douzaine d’hommes par section d’infanterie, mais comme il n’est pas possible de multiplier par deux ou trois le nombre d’officiers, les sergents passent du rôle de « serre-rangs » se contentant de faire appliquer les ordres à celui de chef et de donneur d’ordres tactiques. Ce n’est pas parce qu’on travaille à un petit échelon que les choses sont simples. Le commandement d’un groupe de combat est au contraire très complexe, surtout sous le feu. En 1925, déjà, le capitaine Maisonneuve le décrivait ainsi :

Dans l’excitation et la fièvre du combat offensif de première ligne, au milieu de la multitude des sensations qui par tous les sens envahissent son cerveau, au milieu du bruit et de la fumée, ce chef de groupe devra diriger l’emploi, selon le terrain, selon les circonstances multiples du combat, d’un fusil-mitrailleur, d’un tromblon V.B., de grenades, de fusils, de baïonnettes (8). 

Les choses n’ont guère changé. Le chef de groupe de combat actuel doit combiner l’action d’un véhicule de combat et d’une troupe à terre avec sept armes différentes. L’apprentissage du commandement n’est pas non plus facilité par les rotations constantes de personnel et les changements permanents de structure. En seize ans de compagnie d’infanterie, j’ai rencontré quatorze structures différentes de groupes de combat, en fonction de l’évolution des armements, des réductions d’effectifs, de divers tâtonnements (binômes et/ou trinômes, équipes choc, feu, mixtes, « 300 », « 600 ») et surtout des missions extérieures, comme s’il était logique de changer de structure de parce qu’on change de territoire.

Le plus grave est surtout qu’oubliant la réalité psychologique des combats, on a conçu le commandement du groupe de combat de manière très cartésienne.  On a en effet découpé le travail du chef de groupe au combat en situations types et on a défini une check-list, ou cadre d’ordre, pour chacune de ces situations. Pour commander « suivant le manuel », le chef de groupe doit donc connaître par cœur douze cadres d’ordre différents : DPIF (pour « Direction-Point à atteindre-Itinéraire-Formation » pour se déplacer), FFH, MOICP, PMSPCP, HCODF, GDNOF, ODF, IDDOF, PMS, SMEPP, etc. Outre que leur mémorisation occupe une large part de l’instruction, ces ordres « récités à la lettre » ont surtout le défaut majeur de ralentir considérablement le groupe. Si on applique strictement les méthodes de commandement réglementaires, il faut par exemple 2 minutes pour qu’un groupe pris sous le feu puisse à son tour riposter, après avoir donc reçu potentiellement plusieurs centaines de projectiles.

Bien entendu en combat réel, voire en exercice un peu réaliste comme celui évoqué en introduction, toutes ces procédures explosent. Dans le meilleur des cas, le sergent utilise des procédures simplifiées de son invention, dans le pire des cas – le plus fréquent – on assiste à des parodies d’ordres, autrement dit des hurlements variés. Ajoutons qu’en rendant complexe la tâche du chef de groupe, on rend encore plus difficile son remplacement s’il est tué ou blessé. Le groupe comprend normalement deux chefs d’équipe et même désormais, semble-t-il, un adjoint. On s’aperçoit cependant que ces caporaux-chefs qui se retrouvent d’un seul coup placés en situation de commandement ont oublié en grande partie les IDOFF et autres HCODF péniblement appris dans le passé.

Pendant quinze ans, j’ai procédé à plusieurs expérimentations pour tenter de résoudre ce problème et faire en sorte que chaque chef de groupe puisse répondre plus facilement « oui » à la question : « est-ce que je peux faire face et prendre de bonnes décisions ? ».

Le premier axe d’effort a consisté à simplifier sa tâche. Le groupe est partagé en une équipe 300 m pour le combat rapproché et une équipe 600 pour le combat plus lointain. Le problème est que les deux fonctionnent rarement optimalement en même temps. Il est finalement plus rationnel de regrouper toutes les armes à longue portée dans un groupe d’appui au niveau de la section et de faire de chaque groupe de combat un groupe 300. Pour ce qui nous intéresse ici, cela a le mérite de simplifier la tâche du sergent, chef de groupe.

Le deuxième axe, le plus important, a consisté à imiter le commandement à la radio des « tankistes » en remplaçant tous les cadres d’ordre par un seul, applicable à toutes les situations sur le modèle : « voilà l’objectif et sa position, et voilà l’action à mener », c’est le modèle dit OPAC. Ce système, très simple, permet de s’adapter à toutes les situations, même les plus confuses, sans perdre de temps à essayer de se souvenir du cadre d’ordre réglementaire, raccourcit considérablement le processus de décision et augmente sa qualité puisqu’il laisse un peu plus de temps pour réfléchir sur les options.

Le troisième axe a consisté à soulager encore le travail du chef de groupe en responsabilisant ses deux chefs d’équipe. Le chef de groupe donne des ordres à deux ou trois chefs d’équipe, on reste ainsi sous la limite des 5 objets manipulable par la mémoire à court terme, et chaque chef d’équipe commande deux ou trois hommes avec la même méthode OPAC. Utilisant la même méthode simple, un chef d’équipe peut aussi plus facilement remplacer le chef de groupe.

Il s’est agi ensuite de multiplier l’apprentissage des parties, comme Garry Kasparov, afin de constituer la plus grande mémoire tactique possible. On a donc multiplié les simulations de combat, en saisissant toutes les occasions qui se présentaient et en s’efforçant de les rendre les plus réalistes possibles, avec l’emploi de laser et d’arbitres en particulier.

Après des années d’expérimentations, et donc des erreurs, et sans aucune innovation technique, le résultat a été saisissant puisque les groupes, et les sections d’infanterie, formés selon cette méthode l’ont emporté systématiquement dans des confrontations avec des unités classiques agissant selon le règlement INF 202. Toutes capacités à résister au stress par ailleurs, les groupes nouvelle formule fonctionnaient simplement vite et mieux. Dans un combat d’infanterie, fonctionner vite et mieux que l’ennemi, cela signifie au moins réduire les pertes qu’il peut nous infliger et au mieux le battre complètement. A une époque, où la mort de quelques soldats constitue un évènement et où la majorité de ces soldats français qui tombent sont justement des fantassins, on mesure l’importance stratégique que peut avoir le bon fonctionnement du cerveau de leurs chefs.


1 Christophe Jacquemart, Neurocombat. T. I Psychologie de la violence de rue et du combat rapproché, Paris, Fusion froide, 2012.

2 Les témoignages sont extraits de Michel Goya, Sous le feu – La mort comme hypothèse de travail, Tallandier, 2014.

3 Georges Gaudy, L’agonie du Mont-Renaud, Plon, 1921.

4 Rapport du capitaine Marchand, « Enseignements tirés de l’action menée sur la maison de la radio de Bangui (21 mai 1996) ».

5 Raphel, Stivalet et Esquivie, « La vulnérabilité de l’homme au combat : aspects psychologiques », in L’armement  n°53, juillet-août 1996.

6 Antonio Damasio, L’erreur de Descartes, Paris, Odile Jacob, 1985. Voir également son entretien dans Sciences Humaines, n°119, août-septembre 2001.

7 Jim Storr« Des commandants au contact des réalités », in Objectif Doctrine n°50, avril 2001. Jim Storr, The Human Face of War, Continuum Editions, 2011.

8 Paul-Henri Maisonneuve, L’infanterie sous le feu, Berger-Levrault, 1925.

« L’Europe : Un espace géographique où Noël est fêté partout ». Lettre ASAF du mois de décembre 2022

« L’Europe : Un espace géographique où Noël est fêté partout« . Lettre ASAF du mois de décembre 2022

                                                                                 Christmas Market At Cologne Cathedral

 

« S’inspirant des héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe, à partir desquels se sont développées les valeurs universelles que constituent les droits inviolables et inaliénables de la personne humaine, ainsi que la liberté, la démocratie, l’égalité et l’État de droit… ». Voici le salmigondis qui aurait dû servir d’introduction au traité constitutionnel européen de 2004 qui, en définitive, n’a pas été ratifié, et qui ouvre le traité de Lisbonne de 2007 qui lui a été substitué. Cette formule est d’une rare malhonnêteté intellectuelle puisqu’elle nie, implicitement, que l’ « héritage religieux » dont parle le texte est, sur le continent européen, à 99 % chrétien.

"L’Europe : Un espace géographique où Noël est fêté partout". Lettre ASAF du mois de décembre 2022

« L’Europe : un espace géographique où Noël est fêté partout »

 

Il y a 15 ans, le 13 décembre 2007, était ratifié le traité de Lisbonne

 

« S’inspirant des héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe, à partir desquels se sont développées les valeurs universelles que constituent les droits inviolables et inaliénables de la personne humaine, ainsi que la liberté, la démocratie, l’égalité et l’État de droit… ». Voici le salmigondis qui aurait dû servir d’introduction au traité constitutionnel européen de 2004 qui, en définitive, n’a pas été ratifié, et qui ouvre le traité de Lisbonne de 2007 qui lui a été substitué. Cette formule est d’une rare malhonnêteté intellectuelle puisqu’elle nie, implicitement, que l’ « héritage religieux » dont parle le texte est, sur le continent européen, à 99 % chrétien. Il aura donc fallu tout le cosmopolitisme de l’élite technocratique européenne pour évacuer toute référence explicite aux racines chrétiennes de l’Europe. Cerise sur le gâteau, dans ce jeu d’esquive malsain, de convictions identitaires incertaines, de déni de soi-même, le président de la République française du moment, inspiré sans doute par sa pathétique propension à la repentance, a pesé d’un poids décisif.

Pourtant, relisons ce qu’écrivait Fernand Braudel en 1986[1]: « En fait, l’expérience carolingienne est à l’origine – ou, si vous préférez, elle a confirmé la naissance – de la Chrétienté et aussi de l’Europe, les deux termes étant alors identiques, comme deux figures géométriques qui, exactement, se recouvrent ».

Tous les historiens s’accordent pour dire que c’est du  Xe  ou XIe  siècle jusqu’au milieu du XVe  que le destin de la France et de l’Europe s’est joué de façon irréversible. Ces siècles sont au coeur de notre histoire. Or, précisément, dès les premières années du XIe  siècle déferle sur l’Europe une vague de constructions d’églises nouvelles. Un chroniqueur de l’époque s’extasie : « C’était comme si le monde, en secouant son ancien costume, s’était redressé dans le blanc manteau d’églises nouvelles ». C’est le début de l’architecture romane qui, jusqu’au XIIsiècle, modèlera les paysages sur l’ensemble du continent. L’Europe alors se constitue et s’affirme ; elle se consolide, se cimente. Mais elle le fait justement parce qu’elle s’affirme chrétienne. Donnons à nouveau la parole à Fernand Braudel qui nous dit que dans cette période : « L’Europe n’est une que parce qu’elle est, en même temps, la Chrétienté ; mais la Chrétienté et, avec elle, l’Europe ne peuvent affirmer leur identité que face à l’autre. Aucun groupe, quelle que soit sa nature, ne se forme mieux qu’en s’opposant à un tiers. À sa façon, l’Islam aura participé à la genèse de l’Europe. D’où l’importance des croisades [2]»

Hou la la, monsieur Braudel ! Si vous teniez ces propos aujourd’hui, il n’est pas certain que votre agrégation d’histoire, vos douze diplômes de docteur « honoris causa » d’universités étrangères, votre Légion d’honneur[3] ou votre fauteuil à l’Académie française[4] vous épargneraient d’être traité d’affreux « islamophobe ». Pourtant, les musulmans intégristes, eux, ne s’y trompent pas et font référence plus volontiers que nous à cette période de notre histoire.  Ils continuent à nommer les Occidentaux et/ou les Chrétiens, car eux ont bien compris que  les deux se confondent : « les Croisés » !

Mais revenons à la déclaration introductive du traité de Lisbonne. On y fait référence à l’héritage humaniste de l’Europe. En vérité, c’est là une contrefaçon sémantique ayant pour objet d’éviter d’écrire « origine chrétienne de l’Europe ». Car, en effet, l’humanisme, c’est-à-dire « la position philosophique qui place l’homme et les valeurs humaines au-dessus des autres valeurs [5]» est, par définition, d’essence chrétienne. La reconnaissance de l’individu procède par nature du message évangélique et s’oppose à l’ « umma » de l’Islam, c’est-à-dire à la communauté des croyants qui seule compte. Cette souveraineté de la personne, son unicité, sa responsabilité, sa capacité à choisir et aussi à espérer, qui n’ont rien à voir avec la forme dévoyée qu’est l’individualisme qui, hélas, nous submerge aujourd’hui, sont, par nature, d’essence chrétienne et européenne. Ce sont d’ailleurs ces notions qu’ont reprises les philosophes des Lumières sous une forme sécularisée. Elles constituent l’antithèse du caractère inéluctable de la destinée du musulman tout entier contenu dans la formule récurrente « Inch Allah ! ».

Ces quelques rappels historiques en même temps que théologiques devraient permettre d’éclaircir certaines zones d’ombre qui obscurcissent la pensée de certaines bonnes âmes et qui jouent chez elles le rôle de ce que Freud appelait le « continent noir » quand il évoquait la psychologie féminine :

  • La Turquie a-t-elle jamais eu vocation à rejoindre un jour l’Europe, quand bien même serait-elle devenue alors un modèle de démocratie ? La réponse est évidemment non !
  • Est-il normal, acceptable, souhaitable, utile, nécessaire de donner des gages aux « autres » (selon la terminologie de Braudel)  en gommant la croix rouge de nos véhicules sanitaires militaires  ou en demandant à nos militaires féminins de porter le tchador sous prétexte que nous sommes chez eux (la plupart du temps à leur demande), alors que, sur le territoire national, ceux qui se revendiquent de l’Islam prient dans nos rues ? De la même façon la réponse est non !
  • Peut-on refuser aux Ukrainiens de s’intégrer à un ensemble « qui place l’homme et les valeurs humaines au-dessus des autres valeurs » ? Là encore, la réponse est non !

Inscrite dans le marbre d’un ersatz de constitution, la non référence à ses racines chrétiennes a scellé le destin de l’Europe. Celle-ci a opéré un virage identitaire et a renoncé à ses valeurs de civilisation. « Inch Allah ! ».

 

 La RÉDACTION de L’ASAF

https://www.asafrance.fr/item/l-europe-un-espace-geographique-ou-noel-est-fete-partout.html

[1]Dans son livre L’identité de la France, tome 2 Les hommes et les choses,  page 105.

[2] Ibid. page 149.

[3] Grade de commandeur.

[4] Élu au fauteuil d’André Chamson en 1984.

[5] Définition du dictionnaire Larousse.

Crime organisé : Chronique d’une impasse annoncée

Crime organisé : Chronique d’une impasse annoncée

 

par Jean Cazeres (*) – Esprit Surcouf – publié le 16 décembre 2022
Magistrat
https://espritsurcouf.fr/securite_crime-organise-chronique-d-une-impasse-annoncee_par_jean-cazeres/


Une bonne entente entre magistrats et policiers n’est pas toujours évidente. Mais ils se sont récemment retrouvés unis dans la rue, pour manifester contre la réforme de la police judiciaire engagée par le gouvernement. L’auteur, naturellement concerné, développe un aspect du problème : le crime organisé.

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La lutte contre le crime organisé en France est aujourd’hui handicapée sous le poids de plusieurs facteurs conjugués, dont la convergence ne laisse pas d’inquiéter au regard des enjeux portés par un phénomène invasif et subversif. Dans la somme des évènements préoccupants qui doivent ici être évoqués, figurent bien entendu la réforme annoncée de la police nationale et de son organisation territoriale.

Mais cette réforme n’est jamais que la conséquence de postulats et de positions de fond porteurs de renoncement et d’abdication. Les limites actuelles de la lutte contre le crime organisé, sont de trois ordres, et les perspectives d’évolution positive doivent être situées à l’aune de la capacité des pouvoirs publics à les surmonter à court ou moyen terme.

Au plan politique?

Il convient de s’interroger sur le degré de détermination du pouvoir : suffisant ou non ? La réponse est comme souvent contenue dans la question. Un auteur qui fait autorité en la matière soulignait que le crime organisé était un garant, paradoxal mais nécessaire, de l’ordre public. Le pouvoir politique, quel qu’il soit, a-t-il vraiment intérêt à organiser la lutte contre le crime organisé qui, irriguant les quartiers sensibles (appelés aussi quartiers de reconquête républicaine), assure un équilibre économique souterrain et un ordre public extérieur qui n’est finalement rompu que par des règlements de comptes violents ? Ces derniers apparaissent ainsi comme des symptômes d’un mal profond contre lequel il est complexe de lutter, sauf à risquer des troubles encore plus graves à l’ordre public, qui non sans raisons peuvent rendre les pouvoirs publics démunis et par conséquent prudents.

La place insuffisante du renseignement criminel.
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On doit constater  l’extrême concentration de l’outil renseignement à des fins exclusivement préventives, certes indispensables pour l’identification et l’éradication des menaces contemporaines, le terrorisme et la radicalisation notamment. Mais rien ne justifie qu’il soit à ce point cantonné, il doit concerner au contraire toute matière définie comme stratégique, et l’action anticriminelle doit donc intégrer le renseignement opérationnel. On rappellera à cet égard que l’un des fondements des écoutes (interceptions administratives de communications, article L 241 du code de sécurité intérieure) est la prévention du crime organisé, et que ces investigations, qui permettent souvent de faire le lien avec les investigations judiciaires, doivent permettre une véritable anticipation du crime organisé. Au plan criminologique, il est difficilement compréhensible que des territoires d’ampleur limitée ne puissent faire l’objet d’une surveillance plus étroite de ceux qui y sont les tenants des activités liées au crime organisé. Car il ne s’agit pas de la très grande majorité de la population, mais tout au plus de quelques groupes, le plus souvent familiaux, au demeurant bien connues, déjà poursuivies et condamnées.

Obsèques de Pierre-Marie Santucci, un des piliers du clan de la « brise de mer ». En Corse, le crime organisé n’est pas structuré en familles mafieuses. Les groupes se forment et se déforment au gré des assassinats des chefs de clans et des arrestations. Photo DR

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Au plan juridique et judiciaire, Il faut rappeler ce qu’est l’infraction d’association de malfaiteurs : « Tout groupement formé ou entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d’un ou plusieurs crimes ou délits punis d’au moins cinq ans d’emprisonnement » (article 450-1 du code pénal). Cette infraction est dite infraction « obstacle », ce qui signifie qu’elle est en principe destinée à appréhender des comportements criminels préparatoires à la commission d’infractions, et par conséquent à les empêcher. Or on doit constater aujourd’hui qu’elle n’a plus cette fonction pratique et opérationnelle de prévention ou d’anticipation. Elle est devenue une simple référence technique et juridique, en décrivant un mode de participation criminelle intermédiaire, inférieure en gravité à la bande organisée et supérieure à la simple réunion d’auteurs ou de complices, permettant au juge d’apprécier la gravité des faits et de moduler la peine. Il est toutefois temps de redonner à cette infraction de prévention judiciaire sa véritable vocation, en lien avec le renforcement de l’efficacité du renseignement précédemment évoqué.

La politique pénale et l’exécution des peines

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En ce qui concerne la politique pénale, c’est-à-dire la définition des choix prioritaires pour lutter contre la criminalité, on doit constater une certaine dilution d’objectifs, tout à la fois légitimes mais trop nombreux pour permettre l’émergence d’une lutte véritablement efficace contre la criminalité organisée. La situation globale du point de vue de la sécurité intérieure faisant apparaître de nombreuses fragilités sectorielles, il est d’autant plus complexe de faire émerger une véritable priorité à la lutte contre le crime organisé, qui est à l’origine d’une délinquance importante (vols avec violences, fraudes, trafics de stupéfiants, trafics d’armes traite d’êtres humains notamment).

Les circulaires de politique pénale des différents gardes des Sceaux depuis plus de dix ans en attestent, qui énoncent une pluralité de priorités qui deviennent relatives. Sur le fond, le recours aux qualifications criminelles en matière de trafics de stupéfiants, et la priorité donnée aux enquêtes judiciaires au long cours, permettant la remontée des réseaux et l’identification de leurs responsables à l’étranger, devrait prendre le pas sur les investigations en flagrance et les seules saisies dans ce cadre. La politique de harcèlement des points de trafics est assurément nécessaire, mais elle est toutefois le signe d’une approche délibérément tournée vers l’ordre public davantage que sur un véritable travail de police judiciaire fondée sur les investigations et le démantèlement des réseaux.

Le prononcé et l’exécution de peines particulièrement sévères apparaissent aujourd’hui indispensables pour assurer une véritable dissuasion des trafiquants, et notamment des importateurs. On peut aujourd’hui considérer que l’écosystème du trafic des stupéfiants intègre dans ses charges l’appareil répressif et ses décisions, qui n’est pas toujours assez dissuasif au regard des profits engendrés. Il est donc urgent de redéfinir le niveau des peines prononcées, en se souvenant notamment de l’existence de qualifications criminelles, et de veiller à leur exécution effective. Sur ce dernier point qui conduit à interroger l’efficacité dissuasive du régime juridique de l’exécution des peines, le prononcé de périodes de sureté étendues, allant jusqu’aux deux tiers des peines prononcées (tout en respectant la Constitution) pourrait constituer une avancée nécessaire.

La réforme de la police judiciaire

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Pas plus que toute autre institution, la police judiciaire ne peut échapper à l’évaluation de ses performances et à la nécessité de se réformer. Mais il est bon de rappeler que sa mission est de lutter contre les formes les plus graves de la criminalité, et notamment le crime organisé, ce qui en fait un service spécialisé et original, par essence différent de la sécurité publique, dont l’activité de police judiciaire concerne la délinquance du quotidien. Son organisation territoriale est fondée sur des structures dont l’aire géographique est importante, directions zonales et offices centraux épousant celle des bassins de criminalité. Elle repose sur une expertise et une disponibilité spéciales pour conduire des enquêtes complexes et au long cours, reposant sur le recueil et le traitement de l’information et du renseignement criminel, l’analyse minutieuse de données de connexion et de téléphonie, la mise ne place de techniques spéciales d’enquête, la coopération avec des services étrangers.

 

Extrait du « Progrès de Lyon » (20 décembre 1974), après l’arrestation du gang des Lyonnais.
Collection personnelle.

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La police judiciaire présente donc une spécificité qui n’est pas soluble dans une police départementalisée. On ne peut décemment réduire la lutte contre le crime organisé à la répression des règlements de comptes dans les quartiers de reconquête républicaine. Sauf au prix d’une confusion entre les causes et les effets, la maladie et ses symptômes.

La réforme en cours a  pourtant pour objectif de placer les services de police judiciaire sous l’autorité de directeurs départementaux de la police nationale, à côté des autres services de sécurité publique, de police aux frontières et de renseignement territorial. Elle est ainsi porteuse de  risques majeurs pour la police judiciaire : la dilution de ses moyens au sein de la sécurité publique ; la réduction de son champ d’action à l’échelon d’un département ; le transfert de la direction des enquêtes du juge au préfet, avec pour conséquence possible la neutralisation des enquêtes mettant en cause des élus ou des personnalités locales

Sans réel débat interministériel, sans opposition d’une chancellerie apparemment peu inquiète, ces dangers ont été dénoncés par les procureurs généraux qui ont demandé la suspension de la réforme, exerçant à cet égard leur mission de surveillance de la police judiciaire.

Le choix ainsi fait par les pouvoirs publics revient de fait à donner la priorité au maintien de l’ordre public ou à la lutte par ailleurs nécessaire mais non exclusive contre la petite et moyenne délinquance. On peut ainsi gager que les engagements pris par le ministère de l’intérieur de maintenir les effectifs actuels des services de police judiciaire ne pèseront pas lourd face aux exigences du renforcement de la sécurisation des quartiers sous la pression des élus, et de la politique du chiffre qui est le non-dit de cette réforme.

Le crime organisé est aujourd’hui « un défi actuel, un défi majeur » selon les mots de laure Beccuau, procureur de la république de Paris, qui s’exprimait dans un entretien au « Monde ».

Il reste aux pouvoirs publics de s’en convaincre et de faire face à cette menace qu’il faut affronter, et cesser d’éviter.

Source photo bandeau : SIRPA Gendarmerie

Jean Cazeres (*) est le pseudonyme d’un Magistrat

Tumulte à Bakhmut

Tumulte à Bakhmut

 

par Michel Goya – La Voie de lépée – publié le 12/15/2022

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Depuis la reconquête de Kherson le 11 novembre, clôturant deux mois d’offensives et deux victoires spectaculaires ukrainiennes, les opérations semblent marquer le pas, ce qui ne veut pas dire qu’elles sont moins violentes. On meurt tout autant dans ces petits combats fragmentés que dans les grandes attaques, mais pour chaque soldat tombé de part et d’autre, il y a infiniment moins de terrain conquis.

Il ne s’agit sans doute là que d’une pause opérationnelle avec la reprise d’opérations d’ampleur lorsque les conditions – météo, logistique, reconstitution des forces, mise en place d’appuis, etc.- le permettront comme après l’arrêt de juillet-août. En attendant et par contraste avec l’absence de grands mouvements, les combats autour de la ville de Bakhmut, ont acquis le statut de bataille et c’est peut-être la principale surprise du moment.

La ligne Surovikine

La défaite cinglante des forces russes au début du mois de septembre dans la province de Kharkiv a agi comme un révélateur. Face à la supériorité désormais manifeste de l’armée ukrainienne, il n’était plus possible pour la Russie de continuer à faire la guerre de cette manière sous peine d’un effondrement militaire. S’il faut faire un parallèle historique, le changement opéré par les Russes à la fin du mois de septembre a ressemblé par de nombreux aspects à celui des Allemands à la fin de 1916 après les deux batailles géantes de Verdun et de la Somme : changement de direction militaire, création d’une grande ligne fortifiée, repli derrière cette ligne, mobilisation industrielle et reconstitution des forces en attendant de pouvoir reprendre l’offensive. Dans le même temps, les Allemands accentuent la pression sur les sociétés ennemies par les bombardements des capitales, le blocus économique du Royaume-Uni par la guerre sous-marine et le soutien aux révolutionnaires russes. En 2022, le Kremlin a ajouté une touche russe avec une mobilisation de réservistes anarchique et l’envoi immédiat au front de dizaines de milliers de poitrines sans formation ni équipements adaptés, mais encadrés par une législation d’inspiration stalinienne punissant par exemple par avance ceux qui se constitueraient prisonniers.

À partir du mois d’octobre, on creuse donc partout côté russe y compris devant la Crimée ou Marioupol, on colmate le front de Louhansk en formant une ligne frontière-Svatove-Kreminna, on se replie derrière le Dniepr dans la province de Kherson et on contre-attaque seulement le long de la province de Donetsk. Des salves hebdomadaires de missiles et de drones frappeurs s’abattent par ailleurs sur les infrastructures énergétiques, en particulier électriques, du pays afin d’entraver l’effort de guerre ukrainien et de saper le moral de la population.

La nouvelle stratégie russe a suscité, comme c’était attendu, quelques troubles intérieurs et en particulier une fuite massive des réfractaires, mais pas de révolte. Elle peut donc, du moins le croit-on au Kremlin, s’inscrire dans la durée en comptant sur un épuisement plus rapide des sociétés ukrainienne et même occidentales que du côté russe, afin d’obtenir au moins un statu quo, qui pourrait être présenté malgré les immenses pertes et dégâts comme une victoire par Vladimir Poutine, et au mieux la possibilité de reprendre l’offensive au début de 2023 avec une armée renouvelée.

Dans l’immédiat et au prix de pertes humaines considérables, cette stratégie semble porter ses fruits malgré la perte de Kherson. Contrariée également par la pluie et la boue de l’automne, l’offensive ukrainienne devant Svatove et Kreminna marque le pas, tandis que les attaques russes dans la province de Donetsk attirent l’attention. Tactiquement, ces attaques semblent étranges puisqu’elles s’effectuent dans des zones solidement tenues par l’ennemi, du fort au fort donc. C’est peut-être parce que la conquête complète de la province de Donetsk reste le dernier, au sens de seul, objectif terrain possible à atteindre pour les Russes. C’est sans doute aussi paradoxalement dans cette longue bande fortifiée que les forces russes sont le plus à même d’utiliser leur seul principal atout : l’artillerie. Ce terrain fortifié édifié depuis 2015 est le plus important au monde après celui qui sépare les deux Corées. Il avantage évidemment le défenseur et nous rappelle l’utilité de la fortification de campagne mais il oblige aussi à rester sur place. Or, coller au terrain, le tenir absolument, c’est offrir des cibles immobiles à la puissance de feu russe. L’artillerie russe est amoindrie par le harcèlement de sa logistique par les frappes ukrainiennes et simplement par la raréfaction des obus, mais même en tirant trois fois moins qu’au moins de juin, elle envoie encore en moyenne 20 000 obus par jour, contre peut-être 7 000 ukrainiens.

Les attaques russes de Donetsk ressemblent ainsi beaucoup à celles du trimestre avril-mai-juin mais en plus petits. Là où ils employaient encore des bataillons, ils n’utilisent plus que des détachements d’assaut de la taille maximale de compagnies – c’est le retour des « compagnies d’avant-garde » bien connues des soldats de la guerre froide – précédées de lourdes frappes d’artillerie pour s’emparer au mieux de quelques centaines de mètres en une journée, voire quelques dizaines dans les zones urbaines. Les détachements d’assaut sont parfois précédés de reconnaissances de « consommables », ceux dont les pertes comptent peu pour les Russes comme certains miliciens du Donbass ou des prisonniers recrutés par Wagner. Contrairement aux « expendables » de cinéma, ce ne sont pas des soldats d’élite et ils sont mal équipés, mais dans le cas des prisonniers de Wagner ils sont moralement soutenus par le plomb des pelotons de barrage. Employés parfois en masse ils ont pu surprendre et subjuguer les Ukrainiens sur quelques positions, mais ils servent surtout à indiquer à l’artillerie où sont les défenseurs. Si l’artillerie fait bien son travail sur ces positions décelées, le détachement d’assaut pourra alors peut-être occuper le terrain. Si ce n’est pas le cas, l’artillerie aura usé les forces ukrainiennes. Dans ces combats, les Ukrainiens tombent bien plus souvent par les éclats ou le souffle des obus et roquettes que par les balles d’AK-12. Un médecin franco-ukrainien déclarait récemment avoir vu passer des centaines de blessés en trois semaines dans son centre de triage dans la région mais pas un seul blessé par balle.

Petit Verdun

Parmi une petite dizaine de combats le long du Donbass, la bataille de Bakhmut est devenue emblématique de cette nouvelle campagne offensive russe. Après la prise de Severodonetsk le 25 juin et de Lysychansk le 3 juillet par les Russes, celle de Bakhmut apparaissait comme l’étape indispensable pour aborder Kramatorsk et Sloviansk par le sud-est. La ville de 70 000 habitants a été frappée sporadiquement depuis la fin du mois de mai et on pensait qu’elle serait subjuguée au mois de juillet, mais les choses avaient changé. Alors que leur avance paraît alors inexorable, les forces russes sont en fait épuisées par l’effort fourni depuis trois mois et frappées d’une sorte d’apathie offensive.

C’est le moment où le groupe Wagner, l’armée de l’entrepreneur Evgueni Prigogjine, saisit l’occasion de se montrer. Le groupe a alors des bataillons sur différents fronts, dont Kherson, mais la zone de Bakhmut est sa zone d’action principale. Il n’en faut pas plus pour décider de s’emparer de la ville, en déconnexion alors avec la tendance générale de l’armée russe et peut-être justement parce qu’en déconnexion avec cette armée alors très critiquée. Bakhmut est alors la plus grande ville prenable par les forces de la coalition russe. Et il ne faut sans doute pas chercher d’autre raison à ces attaques obstinées qui prennent de l’ampleur depuis le 1er août. De ce fait, la bataille devient connue et devient donc aussi un objet stratégique. C’est une sorte de bataille Potemkine qu’on ne peut se permettre de perdre sous peine de perdre aussi la face.

Tactiquement, les grandes villes sont difficiles à prendre. Toutes celles qui ont été prises en Ukraine par un camp l’ont été par surprise, comme Melitopol au début de la guerre, ou après un encerclement ou une menace d’encerclement, comme à Marioupol, Lysychansk voire Kherson. Même ainsi cela n’a pas été certain. Tchernihiv ou Soumy ont résisté en étant encerclées pendant des semaines avant le repli des forces russes. Aucune grande ville n’a pu être saisie alors qu’elle était reliée à son camp et que le défenseur pouvait toujours ravitailler et relever ses forces. Non que ce soit impossible, c’est simplement beaucoup plus difficile.

C’est la raison pour laquelle les Russes, avec Wagner en pointe avec des miliciens du Donbass et l’artillerie régulière, attaquent la ville de trois côtés simultanément, espérant comme au go couper toutes les « vies » de Bakhmut : par le nord via Soledar, le sud via Zaitseve puis Optyne et directement par l’est depuis Poproskve et la route T0504. On est loin des « offensives à grande vitesse ». La progression est millimétrique, de l’ordre parfois de 100 mètres par semaine, mais semble inexorable au moins dans le sud et à l’est. À ce jour, les Russes aborderaient enfin la ville de Bakhmut proprement dite, en particulier à l’est où ils se sont emparés de la zone industrielle le long de la rue Patrice Lumumba et semblent avoir pénétré dans le grand quartier résidentiel à l’est de la rivière Bakumukovka. Ils se seraient également emparés d’Optyne au sud, mais piétinent encore au nord.

Le plus étonnant est que les Ukrainiens ont accepté la bataille dans ce qui apparait pour eux surtout comme un piège à feux. Ils ont déployé une armée de six brigades renforcées de bataillons autonomes sur une douzaine de kilomètres de front, soit plus d’un homme par mètre de front. Les Ukrainiens ont organisé des rotations de brigades, ce qui témoigne de leur volonté de mener le combat sur la durée, un élément de comparaison de plus au-delà des images, des méthodes de combat et la valeur symbolique des combats, avec la bataille de Verdun en 1916. Il est possible que Bakhmut ait fait fonction d’aimant pour les Ukrainiens au détriment de l’attaque qu’ils semblaient organiser en direction de Kreminna ou peut-être dans la province de Zaporijia. Ce serait là un premier succès russe, le deuxième étant de « saigner à blanc » l’armée ukrainienne pour rester dans l’analogie avec Verdun et le troisième serait simplement de planter le drapeau russe (ou de Wagner) au centre de Bakhmut.

Pour autant, comme pour les Allemands en 1916 cette bataille peut aussi être un piège pour les Russes. En premier lieu, il n’est pas du tout certain que la bataille de Bakhmut soit le principal ralentisseur des opérations ukrainiennes. Si, comme le laissent entrevoir certains indices, les Ukrainiens attendent la solidification des sols pour tenter de percer dans la province de Zaporijjia, l’attaque de Bakhmut n’aura pas freiné les ambitions ukrainiennes et passera au second plan. Mais même en devenant la bataille principale, Les Russes subissent aussi des pertes terribles dans les combats autour de Bakhmut et en subiront sans doute encore plus à l’intérieur de la ville, là où le combat rapproché prend le pas sur le pilonnage d’artillerie. S’il est possible pour les Russes de couper la route M03 qui alimente la ville par le nord, un pont clé serait déjà détruit, il leur sera presque impossible de couper celui qui l’alimente par l’ouest. Autrement dit, il y aura toujours des soldats ukrainiens, renouvelés, bien équipés, motivés, souvent compétents dans la ville à moins de prendre chaque bâtiment. La prise de Bakhmut, maison par maison, est un défi majeur pour l’armée russe qui, rappelons-le, ne dispose pas du meilleur capital humain en nombre et qualités. Pire, si même ils parvenaient à prendre la ville, il sera difficile de la tenir puisqu’elle se trouve sous les feux des hauteurs de Tchassiv Iar 4 km à l’ouest.

Au bout du compte, en exagérant un peu Bakhmut peut aussi être le tombeau de l’armée russe et c’est peut-être pour cela que les Ukrainiens acceptent cette bataille, nouvelle surprise dans cette guerre qui n’en manque pas.

Essai sur la non-bataille – Retour sur un livre culte

Essai sur la non-bataille – Retour sur un livre culte

par Michel Goya – La voie de l’épée – publié le 6 décembre 2022

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Essai sur la non-bataille est un des rares essais militaires que l’on peut qualifier de « culte », la faute à un titre mystérieux et aux conséquences négatives que cette œuvre à eu sur la carrière de son auteur, le commandant Guy Brossolet, et qui l’ont rendu immédiatement populaire dans les rangs. J’ai lu l’Essai sur la non bataille en 1985, dix ans après sa parution. J’étais alors sergent, chef de groupe de combat d’infanterie mécanisée, et le combat de commandos qu’il prônait pour affronter les divisions blindées-mécanisées soviétiques me plaisait plus que celui pour lequel je m’entrainais tous les jours.

Le relire 37 ans plus tard représente un étonnant retour dans l’ambiance des années 1970. J’avais oublié combien l’atome était alors présent dans les esprits. Au moment où Brossolet écrit son livre, entre 1972 et 1974 lors de son passage à l’École de guerre, la nouvelle armée française semble sortie de la phase fluide de sa reconstitution commencée après la décolonisation et la décision de disposer d’une force de frappe nucléaire autonome. Au centre, on trouve les forces nucléaires dites stratégiques, comme s’il pouvait en être autrement, et dont les composantes bombardiers-SNLE-missiles se mettent progressivement en place.

Leur protection ainsi que de celle de tous les points stratégiques du pays en cas de guerre absorbe aussi une partie des forces conventionnelles et de celles la défense opérationnelle du territoire (DOT) nouvellement créée pour faire face à des intrusions ennemies. Comme il faut également défendre les intérêts de la France dans le monde, on forme aussi une force spécifique d’intervention à base d’unités professionnelles.

Guy Brossolet évoque dans son livre la menace des crises, ce que l’on appelle maintenant improprement « guerre hybride » en faisant croire que c’est nouveau, et les guerres limitées, ce que l’on n’appelle pas encore à son époque « opérations extérieures ». Il considère que les forces d’intervention et la DOT suffiront à les traiter aidées éventuellement de groupements aéromobiles, qui présentent l’avantage d’être suffisamment mobiles pour contribuer à toutes les missions. La confrontation contre l’Iran dans les années 1980 et la guerre contre l’Irak en 1990 montreront que ce n’est pas le cas mais c’est une autre question.

Ce qui préoccupe alors vraiment les esprits est d’abord la perspective d’une attaque soviétique par missiles thermonucléaires intercontinentaux, une situation d’à peine une quinzaine d’années et évidemment parfaitement inédite dans notre histoire. La possession d’une capacité de seconde frappe thermonucléaire (être capable quoiqu’il arrive de ravager la puissance nucléaire qui nous aurait agressé de cette façon) semble nous préserver par dissuasion d’une telle menace. La seconde grande menace, l’invasion de l’Europe occidentale par les forces conventionnelles du Pacte de Varsovie, est finalement plus problématique.

Pour certains, comme le général Poirier je crois, la possession de l’arme nucléaire nous protège en soi de toute invasion. Peut-être mais si cette invasion est le fait d’une puissance nucléaire comme l’Union soviétique, les choses sont plus compliquées. Que faire si une armée soviétique traverse l’Allemagne et pénètre en France ? Faut-il lancer les missiles du Redoutable sur l’URSS au risque d’une riposte de même nature et la destruction du pays ou faut-il laisser les Soviétiques avancer et peut-être même occuper la nation ? En clair, pour reprendre un slogan de l’époque vaut-il mieux être rouge ou mort ? Valéry Giscard d’Estaing avoua dans ses mémoires qu’il aurait préféré une France occupée, sans aucun doute occupée puis libérée, à une France détruite par le feu nucléaire. Les autres présidents de la République ont maintenu l’ambiguïté derrière des discours réguliers mais flous de détermination absolue.

C’est pour repousser d’être confrontée à ce dilemme trop tôt et justifier plus facilement l’emploi du nucléaire en ayant caractérisée une menace réellement vitale et déjà meurtrière pour la France que l’on choisit de placer un étage conventionnel avant le seuil de l’apocalypse. En fait, on prend ce qui existe déjà et on baptise cela 1ère armée française et Force aérienne tactique (FATAC) associées dans un « corps de bataille ». Le problème est que ce corps de bataille ainsi que celui des autres alliés de l’OTAN (car la France fait toujours partie de l’OTAN) est très inférieur, du moins le croit-on, aux forces conventionnelles du Pacte de Varsovie, et même des seuls Soviétiques. Personne n’imagine alors à l’Ouest pouvoir vaincre les Soviétiques sur le champ de bataille conventionnel. Les Américains sortent difficilement de la guerre du Vietnam avec une armée très affaiblie et les Européens ne font pas d’effort suffisant. Notons au passage cette phrase de Brossolet : « L’utopie consiste peut-être aussi à croire qu’on peut édifier un système efficace de défense avec seulement 3% du PNB » et constatons simplement que si les États-Unis, qui se sont rapidement repris au tournant des années 1980 pèsent autant dans le monde occidental parfois lourdement, c’est bien parce qu’ils sont presque constamment et jusqu’à nos jours au-delà de ces 3 %. Comment espérer être complètement autonome dans une alliance quand même en regroupant vraiment, ce qui n’est pas le cas, on pèse moins que le membre principal ?

Revenons à la non-bataille. Pas de victoire possible donc, croit-on, sur le champ de bataille face aux Soviétiques. Quelle mission donner alors au corps de bataille ? Le Livre blanc de 1972 (en fait deux livres) explique qu’il devra « contraindre l’ennemi par la vigueur de notre résistance, à recourir à une attaque dont l’intensité justifierait à ses propres yeux, à ceux des Français et à ceux du monde le recours à la riposte nucléaire ». Il s’agit de combattre pour tester les intentions réelles de l’adversaire et gagner du temps avant le dilemme terrible.

Ce corps de bataille est alors aussi doté alors d’un arsenal d’armes nucléaires tactiques (ANT), conçu, toujours selon le Livre blanc, comme devant être employé « contre un adversaire qui ne pourrait plus être contenu autrement » et donner la possibilité de « signifier à cet adversaire que si sa pression militaire se confirmerait le recours à l’arme nucléaire stratégique serait inéluctable ». La 1ère Armée française dispose donc de missiles Pluton et la FATAC (puis l’Aéronavale) de bombes lisses, tous deux portant l’AN-52, une arme atomique de 25 kt de puissance (classe Hiroshima) et qui seront utilisés sur le champ de bataille dès lors que le Gouvernement le décidera. On s’en défend à l’époque et même peut-être toujours actuellement, mais tout cet étagement de signification – résistance conventionnelle, bataille atomique, frappes stratégiques, ressemble quand même très fort à la doctrine de riposte graduée américaine que l’on fustigeait lors de sa mise en place au début des années 1960 (en fait on lui reprochait surtout d’être américaine).

C’est le mélange des genres de la bataille atomique que critique d’abord Brossolet dans son livre, non pas qu’une étape de « signification » ne soit pas utile pour avertir l’ennemi que l’on est vraiment déterminé à aller jusqu’au bout, mais que transformer un champ de bataille conventionnel en champ de bataille atomique n’est pas la meilleure façon de le faire.

En premier lieu, l’usage des ANT n’a pas grand intérêt tactique. Il n’est pas du tout évident qu’au cœur de la bataille aérienne au-dessus de l’Allemagne et avec la densité des défenses soviétiques que les avions de la FATAC puissent trouver et frapper des cibles militaires justifiables d’une arme atomique. Ce n’est guère mieux pour les missiles Pluton de l’armée de Terre, certes invulnérables, mais d’une faible portée – 120 km – et d’une faible précision puisqu’un sur deux tombe à moins de 300 m de la cible. Les contraintes d’emploi sont alors telles : grande distance de sécurité pour nos forces, évitement des villes allemandes, cibles soviétiques mobiles, que le rendement tactique d’une telle artillerie serait finalement assez faible sur le terrain, au mieux un total de 15 bataillons soviétiques pour une centaine d’Hiroshima que l’on aura lancé sur un pays ami.

On suppose bien sûr que les Soviétiques n’ont pas utilisé d’armes nucléaire tactique jusque-là, auquel cas la décision d’emploi (politique) de nos propres ANT auraient été quasi automatique. Avant même le choix de lancer une seule arme thermonucléaire, l’Europe occidentale serait déjà criblée de centaines d’explosions atomiques. Mais en décidant d’employer nous-mêmes notre centaine d’ANT en premier, nous initions aussi cette bascule apocalyptique. On fait mieux pour clarifier la situation et donner des délais au gouvernement avant de décider de l’emploi de l’arme stratégique. En fait, on commence à comprendre partout que cette distinction tactique-stratégique n’a pas de sens, mais l’armée de Terre s’accroche à ses ANT. Sans elles, elle serait la seule à ne pas disposer de l’arme nucléaire, source de prestige et surtout prétexte à sanctuariser son budget.

C’est apparemment pour cette critique que l’armée de Terre en a beaucoup voulu à Brossolet et lui a fait payer. C’est pourtant sans doute le passage où il voit les choses le plus justement. Il préconise de ne plus parler d’armes nucléaire tactique mais d’« échelon de signification », on parlera en fait de « pré-strategique » et il fait remarquer qu’il n’est pas nécessaire de lancer une pluie de projectiles atomiques pour signifier que l’on est passé à un autre échelon : « si on demande à l’Atome d’être dissuasif ; c’est la première kilotonne qui compte. Le reste est, dans la plupart des cas, redondance ». Horreur pour les « Terriens », Brossolet estimera que l’emploi du Mirage IV est mieux adapté pour donner cet ultime avertissement que celui des missiles sol-sol à courte portée. Comme il faut quand même faire avec les Pluton qui ont déjà été construits, on décidera de les employer pour cet avertissement mais étrangement en les utilisant tous d’un coup sur des cibles militaires mobiles, soit une trentaine d’Hiroshima sur l’Allemagne pour au bout du compte détruire quatre bataillons soviétiques (général Copel dans Vaincre la guerre).

Avec le retrait des ANT, dont la construction est un parfait exemple du modèle de la corbeille à papier de James March (problèmes-solutions-décisions se rencontrent souvent par hasard et en décalage dans les grandes organisations), on reviendra à des choses plus claires. On décidera par ailleurs de ne pas remplacer le Pluton par le missile Hades, plus moderne et de plus grande portée. L’avenir et même l’actualité ukrainienne montrera qu’il était peut-être utile de disposer d’une force de bombardement sol-sol conventionnelle de presque 500 km de portée, mais ce n’était visiblement acceptable que dans le cadre d’emploi du nucléaire.

Mais, et c’est là où son livre a le plus marqué les esprits, Brossolet s’attaque aussi non pas à la fonction première du corps de bataille, tester l’ennemi par une action vigoureuse, mais à sa forme. Dans ses pages les moins rigoureuses sans doute, Brossolet considère l’obsolescence d’une 1ère armée française organisée et équipée comme celle du général de Lattre, trente ans plus tôt et qui constitue surtout selon lui un héritage des conceptions du général de Gaulle dans les années 1930.

Il considère cet instrument pré-atomique trop lourd d’emploi avec ses nombreux échelons de commandement (régiments-brigades-divisions-corps d’armée-armée), son empreinte sur le terrain et son énorme logistique. Brossolet préconise de se limiter à l’échelon de la brigade interarmes sous le commandement de l’armée. Cela sera le cas à la fin des années 1990. On notera juste qu’entre temps, on avait restructuré les forces armées en divisions légères et que ces unités étaient peut-être le meilleur compromis entre puissance et mobilité sur le théâtre d’opérations européen, mais ce n’est plus le sujet.

Brossolet fait ensuite grand cas de l’évolution des armements de l’époque et notamment du missile antichar, qu’il soit employé au sol ou depuis les hélicoptères. L’arrêt de l’offensive blindée nord-vietnamienne de 1972 par les hélicoptères antichars américains avait alors beaucoup marqué les esprits. Le missile guidé semble l’instrument miracle qui triomphe du char et rend inutile l’artillerie. L’auteur va clairement un peu vite en besogne oubliant qu’on trouve presque toujours des parades aux armes nouvelles, parades qui passent souvent par l’adaptation des armes anciennes. Après les déconvenues des premiers jours de la guerre du Kippour en 1973 face aux armes antichars égyptiennes, les unités israéliennes qui envahissent le Liban en 1983 sont des phalanges interarmes où l’artillerie mobile a le premier rôle.

Passons, pour aborder la partie la plus originale de l’Essai sur la non-bataille, qui est justement la « non-bataille ».

Rappelons le postulat : le corps de bataille n’est pas là pour gagner la bataille, il n’en a pas les moyens. Il est là pour tester l’ennemi et montrer sa propre détermination. Pour réussir cette mission et au lieu de la manœuvre de grandes divisions blindées, Brossolet propose plutôt la mise en place d’un grand maillage de 60 000 km2 occupés par divers modules. Sur la plus grande partie, on trouverait des « modules de présence », 2 500 au total, fait à la manière des patrouilles SAS de la Seconde Guerre mondiale d’une quinzaine d’hommes en véhicules légers tout terrain et armés de missiles Milan, mortiers, mines et divers armement léger. La mission de ces modules, agissant chacun sur environ 20 km2, serait de renseigner sur l’action ennemie puis de détruire au moins trois véhicules avant de se replier à l’arrière. Entre les zones de ces modules de présence, on conserverait des couloirs de manœuvre pour les coups d’arrêt et les embuscades de régiments de chars autonomes, les modules lourds, et les formations d’hélicoptère, modules légers. Brossolet aime beaucoup les hélicoptères et imagine une flotte de 600 appareils dont 200 pour renseigner et 400 pour détruire. Le tout serait évidemment coordonnées par divers échelons de commandement de surface.

Guy Brossolet considère alors que cette organisation de « non-bataille » (en réalité ce serait une bataille quand même) permettrait de neutraliser quatre divisions blindées-mécanisées soviétiques et de réaliser ainsi la mission de manière plus rentable que les cinq divisions blindées dont dispose alors la France. L’auteur, qui exprime à presque toutes les pages le souci louable du meilleur coût-efficacité, considère que les sommes économisées pourraient servir à renforcer les forces d’intervention, notamment aéromobiles.

Le modèle décrit par Brossolet est alors dans l’air dans plusieurs pays européens. On parle notamment de techno-milice en Suède ou de techno-guérilla en Autriche. Il n’aura jamais été testé en Europe en situation réelle face aux forces soviétiques, et même pas sur le terrain ou en wargame en France, ne serait-ce d’ailleurs parce qu’on n’y faisait pas de wargame. On aurait sans doute eu trop peur de montrer que c’était efficace, comme l’avait été le système de défense finlandais face à l’armée soviétique dans l’hiver 1939-1940 ou comme le sera celui du Hezbollah face à Israël en 2006.

On est typiquement dans le cas d’une innovation non pas radicale, où on fait la même chose en beaucoup mieux, mais de rupture, où son adoption implique des changements tellement profonds dans la pratique (CEMS, culture- équipements-méthodes-structures) des organisations que beaucoup y renoncent. Sans même évoquer ceux qui redoutaient qu’un système de défense trop efficace puisse constituer une force de dissuasion conventionnelle pouvant remettre en cause l’existence de leur force nucléaire, beaucoup trop n’avaient pas envie d’abandonner ce qu’il avait connu toute leur carrière pour rejoindre cet inconnu. Par ailleurs, cet inconnu était par trop contre-intuitif, le léger et le mobile devant l’emporter sur le lourd et le blindé. Il n’était pas certain non plus que beaucoup d’officiers supérieurs ou généraux acceptent de décentraliser une partie de leur pouvoir de commandement au profit de cadres subalternes qu’il se serait agi simplement de coordonner.

Brossolet aurait gagné à proposer son système de maillage en plus du système existant inchangé et non à sa place et en utilisant des troupes spécifiques pour le mettre en œuvre, par exemple les bataillons de chasseurs à pied, qui pouvaient trouver là une filiation historique. Une fois en place et à force d’exercices, de démonstrations et de littérature, l’innovation aurait alors peut-être pu se développer. Une innovation est une greffe qui demande un peu de soin pour être accepté par un corps militaire par principe conservateur, car toute erreur – et les nouveautés sont une grande source d’erreurs – peut y peut avoir des conséquences très graves.

Le « système Brossolet » a finalement trouvé sa consécration en Ukraine dans la bataille de Kiev en février-mars 2022 alors qu’il y a été mis en œuvre de manière improvisée par des brigades territoriales ukrainiennes qui venaient juste d’être formées et des brigades de manœuvre qui ont appris sur le tas à combattre en petits groupes en association avec, et là c’est différent, aussi une guérilla de l’artillerie. On ne peut qu’imaginer ce qui se serait passé si tout cela avait solidement organisé depuis des années et sur toute la frontière.