Une histoire des Troupes coloniales

Une histoire des Troupes coloniales

Entretien avec Julie d’Andurain

par Côme du Cluzel – Revue Conflits – publié le 5 mars 2024

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Les Troupes Coloniales, une histoire politique et militaire retrace une histoire complète et globale des Troupes coloniales, des débats autour de la création juridique de cette armée en 1900 à sa remise en cause lors de l’entre-deux-guerres, jusqu’à sa dissolution dans les années 1960. 

Entretien avec Julie d’Andurain Les Troupes Coloniales, une histoire politique et militaire, Passés Composés, 2024. Propos recueillis par Côme du Cluzel.

Vous parlez d’une armée coloniale qui naît dans le sillage d’une France qui avait besoin de s’affirmer au sein de l’équilibre des puissances à la suite de la défaite de 1870. Est-ce que pour vous, la création des troupes coloniales a finalement joué en faveur ou à l’encontre de la France ?

Avant de répondre à cette question, il me semble important de définir de quoi on parle parce que c’est un petit peu aussi l’objet du livre : définir justement ce qu’est une « armée coloniale », ce que sont les « troupes coloniales » et pourquoi il y a des confusions, qui sont encore à ce jour importantes, entre les « troupes coloniales » et « l’armée d’Afrique » et les « troupes métropolitaines ».

J’en veux pour preuve que depuis l’annonce de la publication, il parait que sur les réseaux sociaux on s’agite pour dire que la couverture ne représente pas les troupes coloniales, mais un ensemble assez hétéroclite. Or, c’est vraiment l’objet de ce livre d’éclairer ce que sont les troupes coloniales pour définir stricto sensu ce qu’est cette formation, ce qu’elle est devenue et pourquoi elle a existé. Le rôle du livre consiste à expliquer le pourquoi du comment ; il fallait passer par une explication à la fois politique et militaire de cette formation.

Pour revenir à votre question, sur la question de savoir si les Français ont eu raison de créer cette formation, il faut revenir au contexte puisqu’en histoire, tout est affaire de contexte.

Lors de la création officielle des « Troupes coloniales » en juillet 1900, il est apparu nécessaire de créer une formation militaire spécifique, réunissant deux armes, l’infanterie de marine et l’artillerie de marine, c’est-à-dire des marsouins et des bigors, pour pouvoir agir de concert avec d’autres nations dans le cadre de la projection de force qui était prévue pour aller en Chine (le Break-up of China). On a oublié ce projet de conquête de la Chine parce que finalement il ne s’est pas réalisé, mais il se situait dans le prolongement de la conquête de l’Asie et de la une conquête de l’Afrique. Dans ce contexte, les Français désiraient disposer d’une formation coloniale bien identifiée. C’est la raison pour laquelle ils ont créé officiellement et formellement ces troupes coloniales.

L’histoire des troupes coloniales est relativement courte. Est-ce que cela est le signe de leur échec ?

Stricto sensu, l’histoire des « troupes coloniales » est courte puisqu’elle s’échelonne de 1900 à 1958, date à laquelle on les renomme « troupes d’outre-mer », puis enfin « troupes de marine » en 1961. Aujourd’hui, les marsouins et les bigors de l’armée française forment toujours les troupes de marine. Ils se réclament de l’héritage des grands anciens, et ce sont ces formations que l’on envoie prioritairement sur les OPEX (opérations extérieures).

Dans mon livre, je montre que si les troupes coloniales ont eu leur raison d’être, pour les contemporains, pour la période de la conquête, c’est-à-dire 1880-1900, cela est déjà beaucoup moins évidente par la suite (1900-1920). C’est le début d’une contestation interne, au sein de l’armée française, ou les troupes coloniales se trouvent en rivalité avec les formations de « l’armée d’Afrique » qui agissent en Afrique du Nord. Leur capacité à former les tirailleurs (sénégalais, annamites, etc.) leur permet de revendiquer une identité spécifique et de se maintenir en tant que formation opérationnelle dédiée à l’outre-mer. Mais se pose aussi la question des troisièmes et quatrièmes périodes, c’est-à-dire l’entre-deux-guerres, où il y a vraiment un changement de paradigme au niveau colonial, puis de la décolonisation.

Pourquoi fait-on cette différence au début entre les troupes coloniales telles qu’elles sont et l’armée d’Afrique ? Comment est née cette distinction ? Et pourquoi ne pas avoir fondu la « Colo » dans l’armée d’Afrique ?

Un des fils rouges de ce livre consiste à expliquer pourquoi il n’y a pas une seule « armée coloniale », et pourquoi il existe plusieurs systèmes différents : armée métropolitaine, « armée d’Afrique », « troupes coloniales » au sein desquelles on trouve les tirailleurs sénégalais et annamites ; à ces formations de l’armée de terre, il faudrait d’ailleurs aussi ajouter la Marine. Tout cette complexité est l’héritage de l’Histoire.

Pour comprendre le fonctionnement de l’armée aux colonies, il faut raisonner en termes ministériels. Le premier ministère à agir dans le champ colonial a été la Marine. Puis, au moment de la conquête de l’Algérie, le ministère de la Guerre prend pied en Algérie, agissant bientôt de concert avec le ministère de l’Intérieur. Ils participent à la création d’une formation très spécifique qu’on appelle « l’Armée d’Afrique » ou 19e corps et dont la base se situe à Alger. Il s’agit en réalité d’un corps militaire venant s’ajouter aux 18 corps d’armée métropolitains et matérialisant le lien avec la métropole. Or, « l’Armée d’Afrique » est une formation métropolitaine, non spécialisée. Les hommes ne sont pas nécessairement formés pour intégrer un corps expéditionnaire, en dehors de la Légion étrangère, petite formation qui n’a pas vocation à s’élargir.

Quand la France se trouve prête à conquérir le monde, elle doit créer une formation spécifique, tournée vers la colonisation. Elle récupère alors les traditions des troupes de marines, (troupes formées par l’armée de terre, puis embarquées à bord des navires de la Marine) pour en faire des « troupes coloniales ».

On observe la progression de la formation de cette arme à travers les choix des armes à la sortie des écoles de Saint-Cyr et Polytechnique, à partir du Second Empire. Même si le processus commence sous la Restauration, on le voit s’accélérer sous le Second Empire puis, surtout sous la IIIe République au cours des années 1875-1880, moment où les Troupes coloniales deviennent une arme à part entière, bien identifiée dans les écoles. A partir de là, à Saint-Maixent et dans le recrutement par le rang, on recrute massivement pour les régiments d’infanterie et d’artillerie de marine localisés à Cherbourg, Brest, Lorient et Toulon.

On n’a pas fondu la « Colo » dans l’armée d’Afrique, car tout ceci est une longue histoire, assez compliquée, d’empilements successifs de formations qui sont rivales entre elles. C’est un véritable millefeuille de créations successives, venant se surajouter aux autres, d’où la complexité de la compréhension de ce que c’est aujourd’hui.

Cela explique pourquoi il faut attendre une vingtaine d’années avant de voir vraiment la création juridique de cette armée avec la loi de juillet 1900 ?

Les Troupes coloniales sont la seule formation née d’une loi, en 1900. Cette histoire de la loi qui met vingt ans à se former est très intéressante à observer. Il s’agit là du volet politique de la question des troupes coloniales. Il s’agit de savoir pourquoi les parlementaires français de la Troisième République ont mis autant de temps à se décider de créer cette formation.

Quand on lit les textes des contemporains, on voit très bien que leur angoisse, angoisse très récurrente dans le système républicain, c’est la crainte de créer un troisième ministère militaire, le premier étant la Marine et le deuxième celui de la Guerre. Avec la création des troupes coloniales, ils ont très peur de former un troisième ministère militaire qui serait dans les mains du ministère des Colonies, nouvellement créé en 1894.

Cette idée d’une surreprésentation du militaire dans le champ ministériel, et donc dans la société française, fait peur aux républicains qui, en même temps, oscillent entre une armée qui est devenue une arche sainte depuis 1870, que l’on veut valoriser, et en même temps cette idée qu’on crée tout autour du pays et à l’extérieur, des armées dont on ne sait pas très bien ce qu’elles font et comment elles sont dirigées, du fait de leur distance géographique.

Cette question politique est véritablement le grand débat politique de la fin du XIXe siècle ; il trouve son point d’aboutissement au moment de la conquête de la Chine, tout simplement parce que les rivalités coloniales avec l’Angleterre, avec l’Allemagne, mais aussi avec d’autres puissances, créent une nécessité. Cette nécessité faite loi, c’est celle de devoir exister au niveau international.

Aussi, il faut regarder la question des troupes coloniales dans sa internationale. Cet aspect est fondamental pour comprendre la création de cette formation.

En quoi le conflit russo-japonais du début du XXe siècle change-t-il la perspective de la France sur la colonisation en Asie ?

Cette guerre russo-japonaise de 1904-1905 constitue un élément important dans l’analyse que les militaires vont faire de ce conflit. Tout d’abord, c’est la première fois qu’il y a autant de publicistes militaires qui partent en Asie pour observer le conflit et en rendre compte ; ensuite, c’est la première fois que le monde entier prend conscience de la puissance de ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui « les Suds », ou les pays du Sud, et qu’on prend conscience du poids du Japon. Ce poids du Japon repose sur deux éléments : la puissance militaire et la puissance démographique. Ils font peur et étonnent. Après un développement initié au début de l’ère Meiji, le Japon est devenu une puissance militaire de premier niveau, capable de battre la Russie.

Par ailleurs, le Japon est un pays qui a atteint sa maturité démographique. En 1900, cela est considéré comme une force en Europe …. et un problème.. Les Français interprètent ce trop-plein démographique comme un risque d’expansion en Asie ; ils voient donc le pays comme un futur concurrent sur les colonies d’Asie. A partir de ce moment-là, militaires et les diplomates font remonter l’idée que si on veut défendre les colonies, et en particulier les colonies d’Asie, il faut créer une formation militaire coloniale de grande importance et recruter massivement des soldats indigènes.

Ce besoin de recrutement de soldats indigènes apparaît en Asie sous la plume d’officiers coloniaux que l’on appelle les “minoritophiles” ou les “tonkinphiles”, ou d’autres expressions semblables. Ces officiers sont globalement favorables aux populations indigènes et surtout ouverts à l’idée que l’armée serve d’ascenseur social pour les pays de l’Indochine, tout en étant un outil de la diplomatie française par le truchement d’une formation militaire qui serait assurée par les Français. Cette idée donne naissance à un projet qu’on appelle globalement « l’armée jaune ». Trop novateur et progressif, ce projet ne n’est retenu par Paris ; dans un deuxième temps, il est récupéré et décliné par Charles Mangin, pour l’Afrique avec ce qu’on appelle la « force noire ».

En parlant de ces forces indigènes, en quoi la Première Guerre mondiale a-t-elle permis une nouvelle vision de la Coloniale et surtout de ces troupes indigènes ?

Peu avant la Première Guerre mondiale, il existe une vraie division dans le milieu militaire entre les métropolitains (les métros) et la colonie en général. Les métropolitains ont tendance à mépriser les coloniaux parce que ce sont, disent-ils, des adeptes de la “petite guerre”. Qu’est-ce qu’on veut dire par « petite guerre » ? On sous-entend, avec mépris, qu’il s’agit d’une guerre de fusil contre des sagaies ; on sous-entend que la guerre des coloniaux est une guerre qui n’a pas grand intérêt car, ce n’est pas la Grande Guerre telle qu’elle a été enseignée dans les écoles militaires avec l’héritage de Clausewitz et de Napoléon ; enfin c’est une guerre que l’on mène, dit-on encore, avec des « bandes » et non des « soldats ». Autrement dit, les métropolitains méprisent souvent les coloniaux et leurs compétences militaires.

Au moment de l’entrée de la guerre en 1914, les coloniaux constituent donc un corps qui est mal connu et est globalement méprisé. Or, du fait des combats et de la difficulté au feu, les coloniaux apparaissent très vite, et dès la fin de 1914, comme des hommes qui connaissent les combats, qui savent très bien comment il faut faire la guerre ; dès lors, ils vont prendre beaucoup de place dans les états-majors, surtout à partir du moment où Joffre (issu des troupes de marine lui-même) commence à limoger une grande partie de ses généraux. A cette date, de nombreux officiers supérieurs reviennent des colonies pour prendre des postes importants. Un des exemples connus, est celui du général Gouraud, mais c’est également du général Marchand, du général Mangin, et de tout un tas d’officiers qui ont été formés par la Coloniale.

Pour les sous-officiers et pour les soldats, on assiste à un même processus de reconnaissance : reconnaissance pour les sous-officiers tout à fait particulière parce qu’on s’aperçoit que ce sont des gens qui sont résistants, disciplinés, contrairement à l’image qu’on se fait du colonial qui fait ce qu’il veut, et des hommes qui connaissent l’armée et qui savent tout à fait comment il faut vivre dans des conditions difficiles ; mais la vraie révélation, c’est surtout celle qui s’opère vis-à-vis des soldats et particulièrement des soldats africains, appelés génériquement les tirailleurs. Les Français comptaient beaucoup sur les soldats annamites, mais ceux-ci se révèlent à l’usage peu ou pas très résistants ; dès lors, on les emploie plus volontiers dans les usines et à l’arrière. En revanche, les soldats africains, tant vantés par Charles Mangin précédemment, trouvent une consécration dans les tranchées. A quoi le voit-on ? Cela se perçoit dans le fait qu’ils sont engagés dans des formations mixtes, c’est-à-dire avec des troupes blanches sans discrimination particulière ; contrairement à une idée reçue, ils ne sont pas employés comme de la « chair à canon ».

La Grande Guerre consacre les « troupes coloniales ». Les chefs sont désormais regardés comme d’excellents tacticiens ; les soldats gagnent une image de soldats compétents, d’hommes en qui on peut avoir confiance. Cet aspect a été très bien démontré par Anthony Guyon, dans sa synthèse sur les tirailleurs sénégalais.

Qu’appelez-vous la fusion ou la compénétration, entre la « Colo » et les troupes métropolitaines ?

La question de la fusion et de la compénétration ne doit pas être confondue avec la mixité des formations (troupes blanches/troupes noires). C’est un autre débat qui s’inscrit dans un changement de paradigme qui apparaît à l’issue de la Première Guerre mondiale. À partir de 1920, on n’a plus besoin de soldats pour faire la guerre en Europe. Le Parlement français décide de renvoyer les militaires à leur terrain, surtout les militaires coloniaux, et dans des territoires où la guerre continue (guerre du Rif ou en Syrie où éclate la révolte des Druzes en 1925).

La mixité des formations qui s’est opérée pendant la guerre montre que les divisions entre « Armée d’Afrique » et « troupes coloniales » n’ont plus vraiment de sens. Les expériences de la guerre ont amené l’idée qu’il n’existe pas une grande différence entre un tirailleur algérien (« Armée d’Afrique ») et un tirailleur sénégalais (« troupes coloniales »). Dès lors, le Parlement et un certain nombre de militaire envisagent de fusionner l’« Armée d’Afrique » et les « troupes coloniales » . La « fusion » suppose la fusion des commandements, c’est-à-dire qu’au lieu d’avoir deux chaînes de commandements, indépendantes l’une de l’autre, on se retrouve à n’en avoir plus qu’une seule. Techniquement, c’est une forme de ce que l’on appellerait aujourd’hui un « dégagement des cadres ». Or, le problème de la fusion, tel qu’il est envisagé dans les années 1920, est de savoir qui va être absorbé par l’autre. Derrière tout ça, il y a un raisonnement sur les postes, sur la possibilité de maintenir les formations des colonies à un très haut niveau. Au sein du milieu militaire, c’est l’un des grands débats de l’entre-deux-guerres.

Ce débat chemine et avance de façon assez erratique au début, mais il s’accélère alors que l’on s’approche de la Deuxième Guerre mondiale. À partir de 1937-38, le tandem Georges Mandel (ministre des Colonies) et le général Bührer (son conseiller militaire) commencent à défendre l’idée qu’il va falloir sauvegarder « l’Empire ». A cette date, on ne parle plus des « colonies », on parle bien de « l’Empire ». Cela accélère l’idée d’une nécessaire fusion des « troupes coloniales » et de « l’armée d’Afrique ». Plusieurs termes apparaissent et se juxtaposent pour évoquer cette volonté ministérielle : fusion, compénétration, etc. En réalité, il s’agit de rationnaliser le recrutement des formations coloniales en prenant le champ colonial dans sa globalité, et non plus colonies par colonies ou territoires par territoire.

Page de couverture de l’oeuvre de Julie d’Andurain, Les troupes coloniales, une histoire politique et militaire (Passés Composés, 2024)

La couverture de mon livre constitue une sorte de résumé de cette histoire de la Coloniale et des questions de « fusion » et de « compénétration ». Cette affiche a été faite par Maurice Toussaint en 1938-1939. Au premier plan, il a placé un caporal de « l’armée d’Afrique » ; à sa droite, il est accompagné un tirailleur venu de l’Afrique du Nord (marocain, algérien ou tunisien) reconnaissable par son turban ; derrière ce tirailleur, on voit les spahis et tirailleurs (sénégalais et annamites) qui renvoient à l’histoire de la « Colo ». De l’autre côté, le caporal est accompagné d’un tirailleur sénégalais (avec sa chechia rouge) et on observe sur la droite de l’image les formations des années 1930-1940 (blindés et avions) qui relèvent de la métropolitaine. L’image constitue donc un bon résumé des débats politiques et militaires juste avant la guerre.

Cela illustre les questionnements du moment : qu’est-ce qu’une formation coloniale ? Est-ce que l’on maintient la division Marine et Armée de terre ? Et au sein de l’Armée de terre, la division« armée d’Afrique », « troupes coloniales » ?Ou est-ce qu’on en fait une synthèse pour forger une véritable « armée impériale »?

À l’aube de la Seconde Guerre mondiale, il y a beaucoup de remises en question de l’utilité de cette armée dont une partie provient des « troupes coloniales » ? On se demande ce qu’elle peut devenir et on ne sait pas très bien comment l’appeler : « armée coloniale » ; « armée impériale » ?

La sémantique ou l’usage de tel ou tel vocabulaire est toujours porteur de sens. Si aujourd’hui, de très nombreux historiens français utilisent le terme « d’empire » — alors même que le terme ne correspond pas toujours aux usages contemporains —, c’est parce qu’une partie d’entre eux sont inspirés ou fascinés par l’historiographie anglo-saxonne où le concept d’empire existe depuis longtemps. En soi, utiliser le mot « empire » en lieu et place de « colonies » n’est pas grave quand on maîtrise la chronologie et l’usage des discours. Mais quand le raisonnement historique est conceptualisé avec une évidente visée téléologique, cela signifie que l’on dévie et que l’on se situe dans une reconstitution idéologique de l’Histoire.

Si on se tient à une stricte orthodoxie de l’histoire de la colonisation française, la notion « d’Empire » apparaît au cours des années 1930 dans le sillage d’un discours portant sur la « défense de l’Empire ». Cette irruption du mot dans les usages des contemporains n’est pas neutre. Pour des responsables politiques et militaires, comme Mandel ou Bührer notamment, il s’agit de préparer la Deuxième Guerre mondiale, de préparer les esprits à la guerre. C’est un discours de propagande. Dès lors ce discours peut devenir un objet d’étude.

Quelles sont alors les options militaires ?

Il y a d’abord celle qui est représentée par le maréchal Pétain, l’option défensive. On se sert de la doctrine et des méthodes qui ont fait leurs preuves en 1918. La deuxième option est celle de Charles de Gaulle, avec son projet d’armée mécanisée. Enfin, la troisième option, compatible avec les deux autres, repose sur l’idée qu’il existe un réservoir d’hommes en Afrique et qu’il faudra savoir le mobiliser. Or, cette notion de « réservoir d’hommes », ce n’est ni plus ni moins que la reprise de l’idée que Mangin avait développée dans son ouvrage La Force noire en 1910. Autrement dit, l’invention de la notion de la « défense de l’Empire » à la fin des années 1930, c’est une manière de réactualiser, sous d’autres formes sémantiques, les discours précédant la guerre de 1914-1918.

Comment s’opère réellement la dissolution de ces troupes coloniales à la suite de la Seconde Guerre mondiale ?

La dissolution des troupes coloniales ne va pas se faire très facilement. Créées par une loi en 1900, fortement soutenues par un pouvoir politique qui a voulu entreprendre la colonisation, ces troupes ont la particularité d’être une « arme » à part entière, dont la cohérence a de surcroît été consacrée par l’Histoire. On compare souvent les « troupes coloniales » à la « Légion étrangère », mais on oublie que la Légion est une « subdivision d’arme » (issue de l’infanterie) alors que les troupes coloniales constitue bien « une arme »…et même deux armes si on les additionnent l’une à l’autre (infanterie de marine et artillerie de marine). L’arme désigne un choix de « spécialité » que l’on choisit à la sortie de l’école (pour les officiers) ou quand on entre en régiment (sous-officier). La spécialisation correspond à un besoin bien identifié dans l’armée. Les troupes coloniales sont les troupes opérationnelles par excellence. Il n’est donc pas facile de dissoudre une arme, d’autant que celle-ci peut envisager d’évoluer.

Dès la sortie de guerre, on voit très bien que les principaux responsables des troupes coloniales ne sont pas très optimistes sur le maintien de leur formation, même dans le cadre de l’envoi des troupes en Indochine et en Algérie. C’est pourquoi, à travers toute une politique de lobbying, ils essayent de se maintenir et de justifier leur existence, notamment à travers leur revue. Créée après 1945, la revue Tropiques sert de laboratoire de discussions, de lieu d’échanges, mais surtout de moyen de communication avec le monde politique et avec le grand public pour justifier leur existence.

Cette justification passe par la reprise d’éléments du discours politique plus anciens, comme par exemple celle de la « mise en valeur des colonies », qui date des années 1930. Plus nouveau cependant, un certain nombre d’officiers pensent à l’accompagnement futur des armées nationales africaines après les indépendances. Cependant, on peut voir là une reprise des débats sur « l’armée jaune ». Enfin, certains officiers, comme le général Nemo, inventent vraiment de nouvelles façons de mettre l’armée au service du développement avec l’invention du Service militaire adapté (le SMA) en 1961 pour les Antilles et la Guyane. Le SMA se charge de préparer les jeunes Antillais à la vie active au cours de leur service militaire grâce à la mise en place d’un encadrement et d’un monitorat militaires qui garantir leur insertion professionnelle.

Il n’y a donc pas de réelle dissolution, mais un simple toilettage de la formation par changement de nom : les « troupes coloniales » disparaissent pour réapparaitre sous la forme des « troupes d’outre-mer » (1958-1961), puis réinvestissent à partir de 1961 leur nom d’origine, celui des « Troupes de marine ». Un petit peu comme le ferait une entreprise aujourd’hui, ce toilettage s’apparente à un changement de logo. On change le nom et/ou le logo, mais cela ne remet en cause l’existence de la structure originelle.

Est-ce que c’est à travers ces « troupes de marine » que perdure aujourd’hui la tradition de ces « troupes coloniales » ?

Oui, exactement. Dans un milieu où la tradition est un élément de la cohésion interne et une force, il faut pouvoir se rattacher à une histoire. L’histoire des troupes de marine est bien celle de l’histoire des troupes coloniales.

Tarik Shindib : « Le Hezbollah est en train de réussir l’amalgame de ses intérêts avec ceux de l’État libanais. »

Tarik Shindib : « Le Hezbollah est en train de réussir l’amalgame de ses intérêts avec ceux de l’État libanais. »

 

Hezbollah supporters hold pictures of their relatives who died fighting with Hezbollah as they listen to a speech of Hezbollah leader Sayyed Hassan Nasrallah via a video link, during a ceremony marking the « Hezbollah Martyr Day, » in the southern Beirut suburb of Dahiyeh, Lebanon, Saturday, Nov. 11, 2023. (AP Photo/Hassan Ammar)

 

par Pierre-Yves Baillet – Revue Conflits – publié le 4 mars 2024

https://www.revueconflits.com/tarik-shindib-le-hezbollah-est-en-train-de-reussir-lamalgame-de-ses-interets-avec-ceux-de-letat-libanais/


La sphère politique sunnite au Liban est en crise. Depuis la disgrâce de l’ancien Premier ministre Saad Hariri, les forces politiques sunnites n’ont pas réussi à s’unir et à faire émerger un nouveau leader. Tarik Shindib est un avocat libanais qui milite pour la création d’un État de droits au Liban. C’est un ancien membre et militant du parti politique, le Courant du Futur. Il a accepté, pour Conflits, d’exposer son point de vue sur la situation politique au Liban. Il aborde notamment la crise politique au sein du monde sunnite libanais ainsi que l’instrumentalisation de l’État et de ses administrations par le Hezbollah.

Propos recueillis par Pierre-Yves Baillet, depuis le Liban.

Pendant plusieurs années vous avez milité au sein du parti politique Le Courant du Futur. À présent vous critiquez la ligne politique du parti. Pourquoi cela ?

J’étais très proche et un soutien, et je défendais la ligne politique que représentait le mouvement. C’était une ligne de liberté et de souveraineté. Le Courant du Futur a été créé après l’assassinat du Premier ministre Rafic Hariri. Sa ligne politique représentait la résistance contre les assassinats et les meurtres, qui ont commencé après la tentative d’assassinat du député Marwan Hmadeh, et ont continué pendant 10 ans. Je faisais partie de ceux qui voulaient un État et interdire les milices armées. J’ai quitté le Parti et le Courant du Futur a mis de côté de nombreuses figures politiques qui défendaient cette orientation.

Par la suite, le mouvement s’est allié avec les assassins, oubliant la résolution internationale 1701, le tribunal spécial pour le Liban et la souveraineté du Liban. Actuellement l’espace politique sunnite est dans une impasse.

Selon vous, quel est le sentiment de la rue sunnite devant cette impasse politique ?

Aujourd’hui, la rue sunnite est frustrée pour de nombreuses raisons.

Premièrement, tous les dirigeants sunnites qui sont venus après l’assassinat de Rafic Hariri, que ce soit l’actuel Premier ministre Najeeb Mikati ou Saad Hariri, ont tous collaboré avec le Hezbollah. Je rappelle que des membres du Hezbollah ont été inculpés par le Tribunal spécial pour le meurtre de Rafic Hariri.

Deuxièmement, la rue sunnite est en colère parce qu’elle a vu presque tous ses leaders participer à des gouvernements d’union nationale avec le Hezbollah.

Troisièmement, parce que les leaders sunnites abandonnent leur poste à cause de pressions intérieures et extérieures. Par exemple, lors de l’élection du président Michel Aoun, les sunnites ont abandonné la loi électorale et quand je dis les sunnites, je veux dire Saad Hariri. Il a abandonné la loi qui protège les sunnites et a donné au Hezbollah ce qu’ils ne pouvaient pas obtenir normalement. C’est ce qui a permis le renversement des sunnites au Liban.

C’est pourquoi les sunnites sont frustrés à cause de ces dirigeants, car de tels dirigeants ne sont pas à la hauteur des ambitions de leur communauté. Ils sont en colère parce que les leaders sunnites n’ont pas pu soutenir leurs voisins, après avoir vu leurs voisins 10 millions de Syriens être expulsés et certains arrêtés au Liban et poursuivis pour des raisons politiques, tandis que les chiites vont en Syrie pour tuer et égorger des gens.

Le sunnite est traité comme un terroriste s’il va en Syrie, tandis que les chiites sont traités comme des héros s’ils vont en Syrie et sont protégés par l’État. Les sunnites sont frustrés parce que la majorité des positions sunnites dans l’État sont abandonnées par les leaders sunnites, par exemple l’inspection centrale est censée être pour les musulmans sunnites, maintenant elle est entre les mains des chiites, et est gardée avec eux jusqu’à maintenant.

Le premier procureur et considéré comme une position très importante était sunnite et est devenu chiite, et aucun des leaders sunnites ne dit rien et ils le justifient. Les sunnites se sentent aujourd’hui comme des citoyens de seconde ou de troisième zone, car c’est ainsi qu’ils sont traités dans les tribunaux et l’État. Autre exemple, à présent, le Hezbollah veut que le ministre des Finances soit un chiite, alors que rien dans la loi et la constitution ne stipule une telle chose. En plus sa signature est devenue égale à celle du Premier ministre.

Selon vous le Hezbollah prend de plus en plus le contrôle de l’État libanais grâce des opposants complaisants ou corrompus ?

Exactement ! Regardez le tribunal militaire.Le chef du tribunal militaire a toujours été chrétien ou sunnite, maintenant il est chiite, depuis quinze ans jusqu’à aujourd’hui, seuls des chiites sont nommés à ce poste. La Sécurité générale a toujours été dirigée par un chrétien et maintenant c’est un chiite. Il est devenu le porte-parole et la clé des relations entre le Hezbollah et le régime syrien.

Par exemple comme le général Abbas Ibrahim qui ne servait que le Hezbollah. Il traitait les questions politiques et de sécurité de manière très sectaire sans que le Premier ministre, qui est son supérieur, n’intervienne. Lorsque le système judiciaire est utilisé pour poursuivre les « islamistes », j’utilise ces mots entre guillemets, car ils utilisent ce terme « islamistes » pour désigner les gens de Tripoli ou d’Akkar, ils les emprisonnent sous le slogan de la lutte contre le terrorisme, alors que selon le Tribunal spécial pour le Liban, le Hezbollah est une organisation terroriste. Interpol et le tribunal international envoient des dossiers au système judiciaire libanais et il ne se passe rien et l’État n’agit pas sous prétexte que le Hezbollah est trop puissant.

Lorsque tous les pays arabes étaient contre Bachar al Assad et que toute la communauté internationale était contre lui, nos ministres des Affaires étrangères, sunnites, représentaient le ministère syrien des Affaires étrangères devant la communauté internationale et la Ligue arabe. Le Hezbollah a même réussi à utiliser certains leaders sunnites pour cela, et continue à le faire jusqu’à aujourd’hui. Le Hezbollah a corrompu l’État pour son propre intérêt ! Il est en train de réussir l’amalgame de ses intérêts avec ceux de l’État libanais.

Selon vous, par quels moyens le Hezbollah parvient-il à prendre le contrôle des institutions étatiques ?

Le Hezbollah utilise l’intimidation et la séduction. L’intimidation passe par les meurtres, les assassinats, les manifestations et par toute action qui perturbe le fonctionnement de l’État. Il arrive à séduire par exemple en utilisant la corruption et en élisant Michel Aoun en échange de certains accords entre les équipes du Président et du Premier ministre. C’est le problème des sunnites au Liban. Les dirigeants ont vendu les sunnites et la présence sunnite au sein de l’espace politique. C’est en partie grâce à ces gens que le Hezbollah est devenu si puissant. Tout ce qu’ils veulent c’est faire des gains économiques et financiers même si cela se fait aux dépens des sunnites.

Les actions du Hezbollah ne peuvent pas être la seule raison de la crise politique dans l’espace sunnite libanais. Les principales figures politiques sunnites n’ont-elles pas aussi leur part de responsabilité ?

Absolument. Je vais vous donner un exemple. Lorsque Saad Hariri est arrivé au Liban, malgré le fait qu’il soit une figure publique et peut-être la plus importante pour les Libanais, le grand Mufti a pris tous les cheikhs qui représentent les sunnites au Liban. Ensuite, il les a conduits à Saad Hariri pour l’accueillir. Au lieu que Saad Hariri aille les visiter au conseil de la Fatwa, il les a salués de loin. C’est pareil au sein du parti de Saad Hariri. Le mouvement du Futur ne se soucie pas vraiment de l’intérêt des sunnites et Saad Hariri ne se considère pas vraiment comme un représentant des sunnites au Liban. Sauf peut-être lorsqu’il était Premier ministre. Cependant, lorsqu’il prenait la parole, il ne le faisait pas au nom des sunnites, mais au nom de tout le pays. Pour moi c’est un problème. Tous les partis au Liban parlent au nom de leurs communautés et veillent sur les intérêts de leur groupe. Par exemple, le président du Parlement Nabih Berri parle au nom des chiites. Alors que notre Premier ministre en tant que sunnite et qui est censé parler au nom des sunnites, prétend qu’il ne fait pas cela pour l’intérêt du pays. Le Premier ministre ne pense qu’à ses intérêts et à la façon d’en bénéficier et il se moque des sunnites.

Selon vous, depuis combien de temps les hommes politiques ont-ils abandonné les sunnites libanais ?

Cela dure depuis plusieurs années. Les ministres sunnites, les Premiers ministres ainsi que tous les députés sunnites depuis l’époque de Rafic Hariri et ceux qui sont arrivés au pouvoir du temps de Saad Hariri et Najeeb Mikati, sont suspects de corruption. Ils traitent avec tout le monde pour réaliser des profits financiers. Ces ministres ne se soucient pas des sunnites, ils concluent des accords ici et là, gagnent de l’argent, tout cela en instrumentalisant la communauté sunnite.

Ces hommes utilisent le slogan sunnite et défendent les sunnites uniquement dans les médias. Si un journaliste parle de leur corruption, il va en prison. C’est le cas, par exemple, de Nuhad Mashnouk et de beaucoup d’autres. Lorsque des journalistes ont révélé des cas de corruption, ils ont été emprisonnés. Pour résumer, les leaders ne parlent des sunnites qu’en politique, mais sur les questions financières, ils traitent avec le Hezbollah et d’autres. C’est aussi grâce à ces gens que le Hezbollah contrôle et agit à travers les institutions.

Par exemple, de nombreux journalistes et avocats se sont vus confisquer leurs passeports sans raison par la Sécurité générale dirigée par le général Abbas Ibrahim qui est chiite. Aucun des leaders sunnites ne peut résoudre ce problème. Ces passeports sont retenus illégalement et aucun des politiciens sunnites ne peut les récupérer pour qu’ils puissent voyager. Les journalistes et les avocats sont donc forcés de traiter avec le Hezbollah. Nos passeports ont été confisqués parce que nous sommes contre le Hezbollah et le Hezbollah a utilisé l’État pour nous punir et nous ne pouvons pas utiliser la loi et même nos politiciens pour récupérer nos passeports. C’est le jeu auquel le Hezbollah joue depuis une vingtaine d’années. Il a réussi à pénétrer chez les sunnites de cette façon et cela est dû à l’absence de leaders sunnites actifs et à l’absence de l’État.

Le Hezbollah profite-t-il de la crise économique pour étendre son influence sur les sunnites ?

Oui, mais laissez-moi vous dire pourquoi et ils ont travaillé sur ce projet parce que les figures sunnites sont absentes. Les gens ont besoin de services et nous sommes dans un État qui ne fournit pas de services, sauf par l’intermédiaire des politiciens. Donc, lorsque les politiciens sunnites ne peuvent pas fournir ces services aux gens à Beyrouth, Saïda ou Tripoli, les gens naturellement vers le véritable détenteur du pouvoir pour survivre. Le Hezbollah, par son pouvoir au tribunal militaire par exemple, peut aider tant de gens qui ont besoin de services là-bas et aussi aider dans les ministères qu’ils dirigent. Il peut aussi tout simplement donner des biens et de l’argent.

À l’instar du Hezbollah qui est soutenu par l’Iran, les sunnites ne reçoivent-ils pas de soutien de l’étranger ?

Les pays arabes qui nous soutiennent, comme le Qatar, les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite, le Koweït, soutient l’État en tant qu’État, ils ne le soutiennent pas en tant que sunnites, sauf l’Arabie saoudite qui soutenait Rafic Hariri et après lui Saad Hariri.

Nous avons le Koweït qui a construit l’aéroport, les Qataris ont reconstruit le sud après la guerre de 2006, mais ensuite il est devenu clair que tout le soutien qu’ils apportaient à l’État allait au Hezbollah et qu’ils en bénéficiaient. L’Arabie saoudite voulait armer l’armée libanaise à travers des contrats d’armement avec la France. Ce projet a été annulé, car il est devenu clair qui en bénéficierait et que l’armée n’était pas entièrement contrôlée par l’État. L’Iran soutient les milices dans la région. L’Arabie saoudite a soutenu le Courant du Futur pendant un certain temps, mais a ensuite arrêté, car elle a réalisé la corruption au sein du Parti et que Saad Hariri ne respectait pas l’agenda saoudien. Certaines puissances sunnites ont arrêté de financer parce qu’ils ont réalisé que le soutien n’allait pas à l’État et qu’il y avait énormément de corruption. D’autres pays, comme le Qatar, soutiennent encore l’armée libanaise. Parce que tous les pays arabes traitent le Liban en tant que Liban et non en tant que sunnites.

Le contrôle, partiel ou total, de l’État libanais a permis au Hezbollah de réduire les soutiens internationaux de la communauté sunnite. Pour arriver à un tel résultat, pouvons-nous nous permettre de dire que le Hezbollah a pris en otage l’État libanais ?

Absolument, l’État est un otage du Hezbollah. Car le Hezbollah utilise son pouvoir militaire et utilise le gel de l’État. Si l’opposition, qu’elle soit sunnite, chrétienne ou de quelques chiites d’opposition, s’était levée et avait affronté le Hezbollah, nous ne serions pas dans cette situation. L’État est à cent pour cent otage. Il est dans les mains du Hezbollah avec toutes ses administrations, en commençant par le Président jusqu’au plus bas rang de l’État. Ce que le Hezbollah ne peut pas obtenir en politique, il le prend avec des assassinats, des bombardements et des actions militaires.

Pierre-Yves Baillet

Journaliste indépendant spécialisé sur la géopolitique du Moyen-Orient.

Quelles réactions aux propos du président Macron ce 26 février 2024 sur un déploiement de forces en Ukraine ?

Quelles réactions aux propos du président Macron ce 26 février 2024 sur un déploiement de forces en Ukraine ?

Le président de la République a provoqué quelque émoi dans la communauté occidentale en évoquant l’hypothèse d’un déploiement de forces militaires en Ukraine. Il fallait sans aucun doute exprimer cette possibilité face à une défaite possible de l’armée ukrainienne bien malmenée depuis quelques semaines.

Une grande partie des commentateurs, sinon des experts, avait parié sur une victoire inéluctable de l’Ukraine qui est possible mais sans doute pas dans l’immédiat. Cette situation aurait justifié l’assistance donnée depuis deux ans et évité un engagement plus physique des forces occidentales, c’est-à-dire de ne pas payer le prix du sang et bénéficier d’une image collective de vainqueurs.

La réalité militaire change la donne et met l’Occident au défi de tenir ses engagements : la Russie ne doit pas gagner mais l’Ukraine pourrait perdre. Que faire ? D’où l’importance des propos du président de la République pour avertir et sensibiliser les opinions publiques, contraindre les politiques des différents pays concernés à prendre une position publique… qui a été prise.

Ma  brève analyse sur TV5-Monde ce mardi 27 VIDÉO. Envoi de troupes en Ukraine : dissuasion ou vraie menace ? | TV5MONDE – Informations

Et cet article d’Atlantico sous la forme d’un entretien croisé ce 28 février 2024

Atlantico, entretien croisé sur l’Ukraine par François Chauvancy et par Fabrice Wolf, 28 février 2024.

Sans oublier ce sondage du Figaro ce 29 février 2024 tout à fait significatif du sentiment d’une grande partie des Français sur les limites à donner à notre engagement en Ukraine

                                                                Sondage (2), Le Figaro du 1er mars 2024.

                                                                        Sondage (3), Le Figaro du 1er mars 2024.

 

Général (2S) François CHAUVANCY

Général (2S) François CHAUVANCY

Saint-cyrien, breveté de l’École de guerre, docteur en sciences de l’information et de la communication (CELSA), titulaire d’un troisième cycle en relations internationales de la faculté de droit de Sceaux, le général (2S) François CHAUVANCY a servi dans l’armée de Terre au sein des unités blindées des troupes de marine. Il a quitté le service actif en 2014. Consultant géopolitique sur LCI depuis mars 2022 notamment sur l’Ukraine et sur la guerre à Gaza (octobre 2023), il est expert sur les questions de doctrine ayant trait à l’emploi des forces, les fonctions ayant trait à la formation des armées étrangères, la contre-insurrection et les opérations sur l’information. A ce titre, il a été responsable national de la France auprès de l’OTAN dans les groupes de travail sur la communication stratégique, les opérations sur l’information et les opérations psychologiques de 2005 à 2012. Il a servi au Kosovo, en Albanie, en ex-Yougoslavie, au Kosovo, aux Émirats arabes unis, au Liban et à plusieurs reprises en République de Côte d’Ivoire où, sous l’uniforme ivoirien, il a notamment formé pendant deux ans dans ce cadre une partie des officiers de l’Afrique de l’ouest francophone. Il est chargé de cours sur les questions de défense et sur la stratégie d’influence et de propagande dans plusieurs universités. Il est l’auteur depuis 1988 de nombreux articles sur l’influence, la politique de défense, la stratégie, le militaire et la société civile. Coauteur ou auteur de différents ouvrages de stratégie et géopolitique., son dernier ouvrage traduit en anglais et en arabe a été publié en septembre 2018 sous le titre : « Blocus du Qatar : l’offensive manquée. Guerre de l’information, jeux d’influence, affrontement économique ». Il a reçu le Prix 2010 de la fondation Maréchal Leclerc pour l’ensemble des articles réalisés à cette époque. Il est consultant régulier depuis 2016 sur les questions militaires au Moyen-Orient auprès de Radio Méditerranée Internationale. Animateur du blog « Défense et Sécurité » sur le site du Monde à compter d’août 2011, il a rejoint en mai 2019 l’équipe de Theatrum Belli.

Les enjeux militaires de la guerre d’Ukraine : une impasse en trompe-l’œil ?

Les enjeux militaires de la guerre d’Ukraine : une impasse en trompe-l’œil ?

Politique étrangère, vol. 89, n° 1, printemps 2024

Par Yohann Michel, Olivier Schmitt et Élie Tenenbaum – IFRI – publié en février 2024

https://www.ifri.org/fr/publications/politique-etrangere/articles-de-politique-etrangere/enjeux-militaires-de-guerre


A l’occasion du 2e anniversaire de la guerre en Ukraine, l’Ifri vous propose en avant-première de la sortie du prochain numéro de Politique étrangère le 8 mars, l’analyse de trois experts sur les enjeux militaires du conflit russo-ukrainien.

La contre-offensive ukrainienne, qui devait se solder par une percée majeure en 2023, s’est heurtée à de solides défenses russes et a fini par échouer. Alors que la guerre d’Ukraine entre dans sa troisième année, les positions des deux belligérants se sont figées et la situation ressemble à une impasse. Cette apparence de conflit gelé est toutefois trompeuse. Russes et Ukrainiens sont en train de recharger leurs forces et n’ont pas perdu de vue leurs objectifs.

Après avoir concentré beaucoup d’espoir, l’offensive ukrainienne de 2023 s’est révélée un échec. La deuxième année de guerre s’est achevée sur une impression d’impasse militaire et de sombres perspectives. Certains commentateurs ont ainsi appelé Kiev à négocier un cessez-le-feu avec Moscou, arguant que l’enlisement du front devait être l’occasion d’engager une démarche politique de dialogue avec la Russie. L’image de stabilité est cependant trompeuse : la guerre est en réalité engagée sur un « faux plat », masquant une course contre la montre des deux belligérants pour renforcer leurs positions stratégiques au-delà de 2024. Alors que la Russie jouit d’une supériorité matérielle plus affirmée, le ralentissement du soutien occidental à l’Ukraine pourrait avoir des conséquences décisives sur l’issue du conflit.

Auteurs :
Yohann Michel, responsable du pôle puissance aérienne à l’Institut d’études de stratégie et de défense
Olivier Schmitt, professeur au Center for War Studies à l’université du Danemark du Sud
Élie Tenenbaum, directeur du Centre des études de sécurité de l’Ifri

Lire et télécharger le dossier : Les enjeux militaires de la guerre d’Ukraine – une impasse en trompe-l’œil ?par Yohann_michel_michel_schmitt_et_Elie_tenenbaum

Européaniser la force de frappe française ?

Européaniser la force de frappe française ?

par Alain Rodier – CF2R – publié le 25 février 2024

https://cf2r.org/actualite/europeaniser-la-force-de-frappe-francaise/


Le débat sur la défense de l’espace européen atteint en ce moment ses sommets. Cela est bien sûr la conséquence de l’invasion de l’Ukraine par la Russie mais également des déclarations alarmistes de certains responsables politiques européens.

Il est vrai que le risque d’une intervention directe de la Russie en Europe n’est pas à exclure, mais plus dans le cadre de ce qui se passait lors de la splendeur du Pacte de Varsovie. Moscou n’a plus d’idéologie (le marxisme-léninisme) à exporter pour créer le monde des « petits matins qui chantent », seulement à défendre ses propres intérêts.

L’annexion – illégale au regard du droit international, il faut le rappeler – de la Crimée n’est pas due à ses plages très appréciées des touristes moscovites mais à Sébastopol, l’importante base navale qui donnait à Moscou une possibilité d’accès aux « mers chaudes », vieux fantasme russe – comme celui de l’« encerclement ».

Deux régions posent actuellement problème à Moscou : Kaliningrad qui est enclavée dans entre le Pologne et la Lituanie et la Transnistrie, dont la majorité de la population est russophone, qui jouxte la Moldavie – et qui lui appartient, toujours selon le Droit international.

Les États baltes et la Pologne crient en permanence au loup car leur Histoire leur fait craindre le pire. On ne peut que les comprendre. Les positions suédoise et finlandaise sont moins évidentes.

Dans cette ambiance délétère, des voix s’élèvent pour demander à ce que la force de frappe française bénéficie, d’une manière ou d’une autre, aux pays amis européens, affirmant que cela participerait à la dissuasion déjà représentée par la couverture américaine dans le cadre de l’OTAN. Cela amène à quelques retours aux « fondamentaux. »

Certes, les États-Unis sont en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale pour la protéger contre une agression lancée par Moscou. Mais qui peut imaginer un seul instant qu’un locataire de la Maison Blanche déciderait de déclencher un feu nucléaire en Europe – même limité – au risque de subir en retour des frappes sur le territoire américain ? Même du temps de la Guerre froide, aucun responsable politique européen sérieux n’y croyait vraiment.

Sauf en cas de déclenchement de l’apocalypse, jamais Washington n’aurait autorisé les avions européens de l’OTAN à larguer des bombes atomiques (le code de déclenchement – comme pour les armes britanniques – est au Pentagone.) Il est probable que ce sera toujours le cas à l’avenir. Les bombes américaines B-61 sont faites pour ne pas être employées.

C’est d’ailleurs ce qui a poussé la France à se doter de l’arme atomique, bien avant l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle en 1958, même si c’est ce dernier qui a donné l’impulsion décisive. Cela compliquait les calculs des stratèges de l’Armée rouge. Ils n’avaient plus à faire à un seul centre de décision (Washington, car Londres était aux ordres) mais à deux, avec Paris.

Aujourd’hui et comme hier, la force de dissuasion hexagonale est là pour défendre les intérêts des citoyens français. Pour rappel, ces derniers sont un peu les otages de ce chantage (on ne leur dit pas tout) : « nous sommes prêts à disparaître mais le coût sera trop élevé pour un agresseur éventuel (Moscou). »

Cette stratégie était d’ailleurs fortement contestée en France où le slogan « plutôt rouge que mort » avait un certain écho dans la classe intellectuelle que l’on découvre de plus en plus infiltrée par le KGB. Il est d’ailleurs étrange que durant des décennies aucun espion de haut vol n’a été détecté par les services de contre-espionnage français, alors qu’aujourd’hui, des journalistes d’investigation parviennent à le faire…

La question des « intérêts fondamentaux » de la France est toujours restée volontairement floue de manière à ce que l’adversaire potentiel n’ait pas de « ligne rouge » jusqu’où il puisse aller. Pour l’anecdote, Paris pensait déjà dans les années 1960 à la menace chinoise…

Enfin, il ne faut pas être dupe. Même si un système de dissuasion était mis en place, il serait comme celui de l’OTAN : à « double clef. » C’est-à-dire qu’aucune frappe ne serait autorisée sans l’aval de l’Élysée, histoire que Vilnius – ou une autre capitale se sentant menacée – ne nous entraine vers l’irréparable.

Aspect moins important mais à creuser : quelles armes pourraient être dédiées à la défense européenne et quels vecteurs les emporteraient ? Il conviendrait de revoir totalement le dispositif français qui est déjà accusé de coûter très cher…

Les responsables politiques évitent de mettre en avant cette question fondamentale où la vie et la mort de l’ensemble des Français est sur la table. Certains imaginent que la défense des intérêts fondamentaux de la Patrie démarre aux frontières de la Russie. En résumé, les Français sont-ils prêts à se sacrifier pour les Européens ?

 

Paroles et musique asynchrone par Michel Goya

Paroles et musique asynchrone

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 28 février 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Ainsi donc à l’issue d’une conférence de soutien à l’Ukraine le président de la République a dit « qu’il n’y avait pas pour l’instant de consensus parmi les participants, mais qu’« en dynamique » (?) on ne pouvait pas exclure à l’avenir l’envoi de soldats en Ukraine, pour préciser ensuite qu’il s’agissait éventuellement de missions d’appui arrière, pour la formation ou le déminage.

En soi, il n’y a là rien de choquant. Le rôle des décideurs est d’examiner toutes les contingences possibles d’une situation. Il n’est surtout pas question face à un adversaire qui nous a déclaré une confrontation depuis des années et qui ne croît qu’aux rapports de forces d’expliquer que l’on s’interdit absolument d’utiliser les instruments de force dont on dispose. On avait suffisamment reproché à Emmanuel Macron » d’avoir dit que l’emploi de l’arme nucléaire français ne pouvait en aucun cas être justifié dans le cas d’un conflit ou d’une crise en Europe orientale pour lui reprocher maintenant d’expliquer qu’on ne pouvait pas exclure l’emploi de forces conventionnelles. C’est le principe de l’ « ambigüité stratégique ». On ne commence pas un dialogue de force en disant ce qu’on ne fera jamais. Quand Joe Biden s’empresse de déclarer au début de la guerre en Ukraine en février 2022 qu’il n’y aura jamais de soldats américains en Ukraine, Vladimir Poutine perçoit immédiatement le surcroît de liberté de manœuvre que cela lui procure.

Oui, mais si les discours de ce genre visent d’abord un public prioritaire, sans doute l’Ukraine dans le cas de la sortie d’Emmanuel Macron où peut-être la Russie, ils en touchent aussi nécessairement d’autres et les effets peuvent être au bout du compte parfaitement contradictoires. Quand Joe Biden parle en février 2022, il ne veut pas rassurer Poutine, mais son opinion publique. Mais un peu plus tard dans la guerre, il menacera aussi la Russie de rétorsions militaires, donc la guerre, si celle-ci utilisait l’arme nucléaire et il mobilisera son opinion sur ce sujet. Quand Donald Trump, possible président des États-Unis en 2025 déclare que rien ne justifierait de sacrifier des vies ou de l’argent en Europe et qu’il envisage de quitter l’OTAN, il rassure peut-être son électorat mais effraie les Européens dépendants du protectorat américain. Les discours de crises tournent finalement toujours autour de trois idées : menacer, rassurer et mobiliser et toujours plusieurs publics, l’ennemi – en temps de guerre – ou l’adversaire – en temps de confrontation – mais aussi en même temps les alliés et son opinion publique. C’est donc un art subtil qui demande des dosages fins.

Or, notre président parle beaucoup mais n’est pas forcément le plus subtil. Si cette fameuse phrase est en soi parfaitement logique face à l’adversaire et doit satisfaire les Ukrainiens, elle a placé aussi les alliés dans l’embarras et au bout du compte brouillé le message de cette conférence importante. On aurait dû retenir la volonté ferme des Européens à endosser fermement la confrontation avec la Russie et l’aide à l’Ukraine sur la longue durée dans les deux cas et ce sans forcément l’aide américaine. On ne retient finalement que cette petite phrase, qui pousse les autres alliés à se positionner à leur tour et pour le coup en excluant tout engagement même modeste et sans risque, d’hommes en uniformes en Ukraine, autant de cartes jetées dans le pot pour rien. Au bout du compte, Poutine doit se trouver plutôt rassuré par cet empressement au non-agir. On notera au passage avec malice la réaction du Premier ministre grec outré d’une telle perspective mais oubliant que la Grèce avait bien apprécié que la France déploie des navires et des avions de combat pour la soutenir dans sa confrontation avec la Turquie en 2020. Bref, en termes de stratégie déclaratoire le bilan collectif est plutôt maigre. Alors qu’il engageait finalement aussi ses alliés sur un sujet important, il aurait sans doute été opportun pour le président d’avoir leur aval avant d’évoquer ce sujet. On maintient aussi l’ « ambigüité stratégique » en ne disant rien du tout.

Et puis il y a l’opinion publique nationale, où tous les Don Quichotte ont, sur ordre ou par conviction, évidemment enfourché leurs chevaux pour briser des lances sur des moulins à vent. Il n’a jamais été question évidement d’entrer en guerre avec la Russie mais on fait comme si. Ça peut toujours servir pour au moins se montrer et en tout cas continuer à saper le soutien à l’Ukraine « au nom de la paix » lorsqu’on ne veut pas avouer que c’est « au nom de Moscou ».

Il fut un temps où c’était l’extrême gauche qui soutenait Moscou, il faut y ajouter maintenant une bonne proportion de l’extrême-droite, étrange retournement de l’histoire. Entre les deux et selon le principe du levier décrit par le très russophile Vladimir Volkoff dans Le montage, on trouve aussi les « agents » apparemment neutres ou même hostiles à Moscou mais l’aidant discrètement à partir de points d’influence. Plusieurs ouvrages et articles viennent de révéler quelques noms du passé. Il faudra sans doute attendre quelques années et la fin de la peur des procès pour dénoncer ceux d’aujourd’hui. Bref, beaucoup de monde qui par anti-macronisme, anti-américanisme, anticapitalisme ou autres « anti » viennent toujours à la rescousse d’un camp qui doit être forcément être bien puisqu’il est hostile à ce que l’on croit être mal.

Il est évidemment normal d’avoir peur de la guerre. Cela n’excuse pas de dire n’importe quoi du côté de l’opposition, ni de parler vrai à la nation du côté de l’exécutif. On se souvient de Nicolas Sarkozy engageant vraiment la France en guerre en Afghanistan en décidant en 2008 de déployer des forces dans les provinces de Kapisa-Surobi en Afghanistan. Le message était vis-à-vis des États-Unis et des alliés de l’OTAN, mais il avait un peu oublié d’en parler aux Français, ce qui n’a pas manqué de poser quelques problèmes par la suite. Inversement, François Mitterrand, pourtant sans doute le président le plus désastreux dans l’emploi des forces armées depuis la fin de la guerre d’Algérie, avait pris soin d’expliquer pourquoi il fallait faire la guerre à l’Irak en 1991 après l’invasion du Koweït. Il avait même associé le Parlement et les partis dans cette décision. Personne n’avait forcément envie de mourir pour Koweït-City et pourtant l’opinion publique l’avait admis. De la même façon, on avait encore moins de raison de mourir pour Bamako en 2013 que pour Dantzig en 1936, et pourtant François Hollande n’a pas hésité à y engager nos soldats, en expliquant le pourquoi de la chose et y associant les représentants de la nation. Il n’est actuellement absolument pas question de guerre avec la Russie, même s’il faut forcément s’y préparer ne serait-ce que pour augmenter les chances qu’elle ne survienne pas, mais de confrontation. Pour autant, dès qu’il s’agit de franchissements de marches, même petites et très éloignées, vers le seuil de la guerre ouverte cela mérite peut-être aussi de s’appuyer sur un soutien clair de la nation et de la majorité de ses représentants. De la même façon qu’il était peut-être bon de se concerter avec ses alliés, il était peut-être bon aussi de ne pas surprendre sa propre opinion, même très favorable au soutien à l’Ukraine, avec une « sortie » au bout du compte isolée et qui a finalement tapé à côté.

Car si on n’a pas hésité à faire la guerre dans les cinquante dernières années et accepté des milliers de morts et blessés parmi nos soldats, on hésite beaucoup à se rapprocher du seuil de la guerre ouverte avec une puissance nucléaire, Cette prudence est d’ailleurs la ligne de tous les gouvernements, français ou autres, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’est cette même prudence qui nous oblige à être forts. Quand on se trouve « à proximité presque immédiate d’un bloc totalitaire ambitieux de dominer et brandissant un terrible armement » (de Gaulle, Strasbourg, 23 novembre 1961) on se doit de disposer d’un terrible armement équivalent, « capable de tuer 80 millions de Russes » selon ses termes (ça c’est pour ceux qui croient que de Gaulle voulait une équidistance entre les États-Unis et l’URSS, voire même une alliance avec cette dernière). Il a voulu aussi une force conventionnelle puissante, car la dissuasion, et c’est bien de cela dont il s’agit, ne se conçoit pas seulement avec des armes nucléaires. De fait, depuis l’équilibre des terreurs, les puissances nucléaires évitent à tout prix de franchir le seuil de guerre ouverte entre elles, de peur d’arriver très vite à celui, forcément désastreux pour tous, de la guerre nucléaire.

Oui, mais comme on se trouve quand même en opposition, il faut bien trouver des solutions pour imposer sa volonté à l’autre sans franchir ce fameux seuil et c’est là qu’intervient tout l’art de la confrontation qui est un art encore plus subtil que celui des discours de crise. Dans les faits, les stratégies de confrontations entre puissances nucléaires ressemblent à des parties de poker où on veut faire se coucher l’autre mais sans avoir à montrer ses cartes. On dose donc savamment les actions non avouées, les fameuses « hybrides », et les escalades de force tout en évitant le pire. Les forces armées, nucléaires ou conventionnelles, ont un rôle à jouer dans cet affrontement normalement non violent et ce rôle est évidemment d’autant plus efficaces qu’elles sont puissantes. Avec près de 80 ans d’expérience de confrontation en ambiance nucléaire, on connaît à peu près toutes les possibilités : démonstrations de forces, aide matérielle – dont on découvre en Ukraine qu’elle pouvait être graduelle tant la peur des réactions russes étaient grandes – puis envoi de conseillers comme les milliers de conseillers soviétiques au Nord-Vietnam, en Angola ou en Égypte, engagement de soldats fantômes ou masqués, sociétés privées, et même des déploiements éclair, les fameux de « piétons imprudents ».

Un bon exemple est celui de la guerre d’usure de 1969-1970 entre Israël et l’Égypte. Après une série d’affrontements sur le canal de Suez, les Américains fournissent des chasseurs-bombardiers F4 Phantom qui sont utilisés par les Israéliens pour lancer une campagne aérienne dans la profondeur de l’Égypte. L’URSS, qui fournit déjà la quasi-totalité du matériel égyptien et a déjà de nombreux conseillers sur place – personne ne parle alors de cobelligérance – déploie par surprise une division de défense aérienne complète sur le Nil. Les Israéliens renoncent à leur campagne aérienne. Les Soviétiques font faire alors un saut à la division en direction du canal de Suez. Cela aboutit finalement à un court affrontement soviéto-israélien puis, effrayés par ce franchissement de seuil, tout le monde se calme et on négocie. Américains, Britanniques et Français ont fait des actions de ce genre avec plus ou moins de succès. La double opération française Manta-Epervier à partir de 1983 au Tchad est ainsi un parfait exemple réussi de « piéton imprudent ».

On notera au passage que des franchissements de seuil peuvent survenir dans ce jeu subtil, y compris entre puissances nucléaires, ce qui est le cas en 1970 entre Israël et l’Union soviétique, mais aussi quelques mois plus tôt entre la Chine et l’URSS, on peut même parler de quasi-guerre à ce sujet, ou plus près de nous entre Russes et Américains en Syrie et Indiens et Chinois dans l’Himalaya. A chaque fois, on n’a jamais été plus loin, toujours par peur de l’emballement.

Pour conclure, oui on peut effectivement déployer des troupes en Ukraine « officielles et assumées », ce qui induit qu’il y a des forces « non officielles », y envoyer des conseillers, des techniciens, des privés, etc. on peut même dans l’absolu faire un « piéton imprudent ». Je précise qu’exposer toutes ces options, notamment sur une chaîne de télévision, ne signifie en rien qu’on les endosse. Je crois pour ma part qu’un tel engagement n’est pas nécessaire, où pour le dire autrement que le rapport risque-efficacité n’est « pour l’instant » (ne jamais rien exclure) pas bon, et qu’il faut surtout poursuivre la politique actuelle avec plus de vigueur, ce qui était, je le rappelle, le seul message que l’on aurait dû retenir de la conférence de Paris de soutien à l’Ukraine. On ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens paraît il, mais parfois aussi quand on veut y retourner.

Le Grand Sud mondial : une réalité pragmatique et mouvante


Billet du lundi du 26 février rédigé par Pierre de Lauzun, membre du Conseil d’Adminisatration et membre fondateur de Geopragma.


Y a-t-il émergence d’un ‘Grand Sud’ s’opposant au monde occidental ? Certains faits paraissent aller dans ce sens comme l’élargissement des BRICS. Mais aussi les prises de positions sur la guerre en Ukraine, en particulier le refus de la quasi-totalité des pays non-occidentaux de mettre en place des sanctions contre la Russie, malgré les fortes pressions occidentales, ce qui a comme on sait vidé ces sanctions d’une bonne part de leur efficacité. 

Pourtant le terme de Grand Sud reste trompeur, car ce qui caractérise l’époque dans les zones concernées est le pragmatisme et l’opportunisme, pas les grandes alliances stratégiques ou idéologiques.

Les organisations : BRICS et OCS

Regardons d’abord les organisations significatives à visée mondiale et non occidentales, au moins les plus notables.

Les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) incluent désormais l’Arabie Saoudite, l’Egypte, les Emirats, l’Ethiopie et l’Iran ; l’Argentine a failli entrer mais s’est récusée depuis sa dernière présidentielle. L’ouverture s’est donc faite surtout au Moyen Orient. Les BRICS datent de 2009 et ont tenu 15 sommets annuels. À ce jour il semble que 23 autres pays de taille variable aient demandé à les rejoindre. Ce sont des économies à forte croissance ; leur PIB cumulés dépassent clairement ceux du G7. Mais la Chine est dans une position dissymétrique, pesant économiquement plus que tous les autres ensemble.

Les BRICS ont lancé en 2015 leur « Nouvelle banque de développement », dont le siège est à Shanghai. Elle peut accorder jusqu’à 350 milliards de prêts, en principe non assortis de conditions contraignantes. On voit la volonté claire d’alternative aux deux institutions de Bretton Woods, FMI et Banque mondiale, dont les pays concernés font partie mais qui sont nettement sous contrôle occidental. Ils en demandent d’ailleurs la réforme. 

Les BRICS constituent un assemblage assez hétérogène, réuni surtout par la volonté de créer ou trouver des alternatives au monde ‘occidental’, notamment dans le champ économique et financier, mais sans nécessairement le récuser. La présence simultanée de pays rivaux comme l’Arabie Saoudite et l’Iran (malgré le rapprochement récent sous égide chinoise), et plus encore de l’Inde à côté de la Chine, montre les limites de la signification politique de ce groupement, au-delà du domaine économique et financier. La dimension opportuniste est importante, comme le montre à nouveau l’exemple de l’Inde, qui mène par ailleurs des relations suivies avec les États-Unis, y compris stratégiques.

Une autre organisation plus restreinte est l’Organisation de coopération de Shanghai (2001), groupant aussi Chine, Russie, Inde et Iran, mais aussi divers pays d’Asie centrale et le Pakistan. Plus ramassée géographiquement, son orientation sécuritaire est plus affirmée : lutte contre le terrorisme et les séparatismes, paix en Asie centrale, etc. En outre c’est un cadre pour l’expression de la relation étroite entre Chine et Russie. Par contraste avec les positions occidentales (démocratie et droits de l’homme, libre-échange) on y met l’accent sur les souverainetés nationales, l’indépendance, la non-ingérence dans les affaires intérieures, l’égalité entre les États membres etc. Mais il n’y a pas d’organisation structurée. 

Au total, il y a d’évidence, et malgré ses limites, un pôle alternatif Russie-Chine, fortement renforcé depuis la guerre d’Ukraine et le pivotement spectaculaire des relations économiques de la Russie ; et il joue un rôle appréciable dans la structuration d’alternatives au monde occidental. Mais le point essentiel pour la plupart des autres pays paraît être la recherche d’alternatives à des relations économiques dissymétriques et à des institutions internationales perçues comme trop occidentales, d’esprit et de direction – bien plus que la constitution d’une forme ou d’une autre d’alliance globale, de fait actuellement inexistante. 

Rappel stratégique

Les éléments récents sur le plan stratégique confirment cette analyse. La guerre d’Ukraine a bien sûr considérablement durci les relations de la Russie et des Occidentaux, notamment du fait des sanctions ; mais sans effet d’entraînement sur d’autres pays. Les pays supposés du Sud global restent tout à fait à l’extérieur et y voient une affaire locale qui les concerne peu, sauf par les effets induits négatifs (notamment la hausse des prix). Economiquement ils coopèrent allègrement avec la Russie – et évidemment aussi avec les Occidentaux. De plus, le gel et la menace de confiscation des actifs (ceux de la banque de Russie comme ceux des oligarques) ont eu un effet dévastateur : pour les dirigeants du monde entier, l’argent n’est plus en sécurité en Occident. 

A l’autre extrémité du continent, le durcissement de la tension entre la Chine et un certain nombre de ses voisins se poursuit, notamment sur le plan maritime, ce qui les rapproche des Etats-Unis ; mais là aussi, il n’y a pas de répercussion ailleurs, ou au-delà de cette question. 

Enfin une certaine reprise du contrôle américain n’est manifeste qu’en Europe : ailleurs, leur influence potentielle (au-delà des zones vassalisées) reste liée à des circonstances locales, comme le prouve l’attitude de l’Inde. 

En Afrique, la poussée russe est frappante, notamment récemment dans le Sahel ; elle s’ajoute à la pénétration chinoise pour élargir la gamme des alternatives disponibles pour les pouvoirs locaux, élargissement qui s’étend d’ailleurs sporadiquement aux États-Unis ou à d’autres. Mais on ne voit pas en quoi cela nourrirait un front d’ensemble anti-occidental un tant soit peu manifeste. Par ailleurs, la friction venimeuse entre la plaque européenne et la plaque africaine, du fait des migrations, ne paraît pas non plus structurante au niveau global. 

Mutatis mutandis, il en est de même pour l’Amérique latine.

En un mot, il ne faut pas confondre le durcissement de l’île du monde dans son cœur russo-chinois, et ses tensions aux deux extrémités, avec plusieurs phénomènes dans le reste du monde, qui se confirment mais restent de nature très différente : 

– la recherche assez générale d’opportunités plus diversifiées (économiques ou militaires) ; 

la volonté des pays dit du Sud d’accroître leur poids (ou plutôt celui des plus puissants d’entre eux) dans les institutions et les mécanismes internationaux ; 

– et enfin la lassitude générale devant les prêches idéologiques occidentaux, ressentis en outre largement comme hypocrites, voire contestables (l’idéologie LGBT ne passe pas en Afrique par exemple). 

En cela, on ne retrouve pas des schémas connus du passé, comme la guerre froide et sa bipolarité franche, dont le Tiers-Monde d’alors cherchait à s’échapper. Encore moins les problématiques européennes de l’époque des Puissances, avec leurs jeux d’alliances complexes et mouvants. Quant à l’élection possible de D. Trump, elle ne remettrait pas en cause ces constatations, sauf éventuellement en Europe, mais cela ne passionnera pas nécessairement le supposé Sud global.

 Tout cela ne rend pas la situation nouvelle étrange ou déroutante, sauf pour des idéologues attardés. Sa fluidité résulte du fait que, comme je l’ai noté dans mon Guide de survie dans un monde instable, hétérogène et non régulé, la course au développement et à l’affirmation de ceux des pays émergents qui peuvent réussir renvoie sans doute les grandes restructurations ou manœuvres stratégiques à un horizon plus lointain (20-30 ans ?). D’ici là, pragmatisme et opportunisme dominent. C’est ce que  j’ai appelé l’œil du cyclone. Mais cela comporte cependant, dans l’intervalle, et comme je l’indiquais alors, la possibilité – désormais confirmée en Ukraine – de guerres classiques ici ou là, et plus généralement, de disruptions locales. 

Dans une tel contexte, il apparaît particulièrement peu indiqué de s’enfermer dans une vision monolithique (les démocraties contre le reste), il serait souhaitable, au contraire d’adopter le pragmatisme dominant, tout en restant lucide sur les menaces de déflagration locale toujours possibles. Ce qui rend d’autant plus urgente la restauration d’une capacité de défense autrement plus musclée, dont, dans le cas de la France à l’immense domaine maritime  (situé dans ce fameux ‘Sud’ en plein mouvement), une capacité navale. 

Réarmons-nous vraiment !

Réarmons-nous vraiment !

L’ÉDITO DE NICOLAS BAVEREZ. Le basculement vers l’économie de guerre, effectif en Russie, reste virtuel en France. Il est urgent de réinvestir dans notre défense.

Par Nicolas Baverez – Le Point –

https://www.lepoint.fr/editos-du-point/la-france-n-a-toujours-pas-bascule-vers-l-economie-de-guerre-24-02-2024-2553326_32.php


Alors qu’Emmanuel Macron se veut le champion de l’autonomie stratégique de l’Europe, la France se situe au dernier rang pour l’aide militaire à l’Ukraine. Ici, avec Volodymyr Zelensky, à l'Élysée, le 16 février 2024, où les deux chefs d’État ont signé un accord bilatéral de sécurité.
Alors qu’Emmanuel Macron se veut le champion de l’autonomie stratégique de l’Europe, la France se situe au dernier rang pour l’aide militaire à l’Ukraine. Ici, avec Volodymyr Zelensky, à l’Élysée, le 16 février 2024, où les deux chefs d’État ont signé un accord bilatéral de sécurité. © POOL/X80003/Thibault Camus/Pool via Reuters

La conférence de Munich sur la sécurité s’est tenue le week-end dernier dans un contexte inédit. Le monde n’a jamais connu autant de conflits armés entre États depuis 1945 et une nouvelle course aux armements est engagée avec des dépenses militaires mondiales qui ont bondi de 9 % en 2023 pour atteindre 2 200 milliards de dollars. La guerre est de retour en Europe comme au Moyen-Orient, sur fond de confrontation entre les empires autoritaires, qui dirigent désormais les trois quarts de l’humanité, et les démocraties.

La menace existentielle que la Russie fait peser sur l’Europe ne cesse de se renforcer après la chute d’Avdiivka qui souligne le déséquilibre entre Kiev et Moscou en termes d’hommes et de munitions, mais aussi avec la pression sur les pays Baltes – illustrée par l’avis de recherche lancé contre Kaja Kallas –, le déploiement d’armes atomiques dans l’espace ou l’assassinat d’État d’Alexeï Navalny, qui illustre la violence sans limites de la dictature de Vladimir Poutine. Simultanément, Donald Trump est venu au soutien de la Russie en remettant en cause l’article 5 du traité de l’Otan à la veille de son 75e anniversaire et en donnant un blanc-seing à Moscou pour agresser l’Europe, ruinant la garantie de sécurité des États-Unis.

Sidérés et tétanisés par l’invasion de l’Ukraine, les Européens ont réagi et rompu avec les illusions entretenues autour de la paix perpétuelle et de la neutralisation des tyrannies du XXIe siècle par le commerce pour engager un tardif réarmement. En 2024, 18 des 31 alliés des États-Unis au sein de l’Otan rempliront l’objectif d’un effort de défense à 2 % du PIB et leurs dépenses cumulées atteindront 380 milliards de dollars. Le Royaume-Uni a porté son budget militaire à 50 milliards de livres, dont 7,5 milliards pour reconstituer les stocks de matériels et de munitions. L’Allemagne respectera le seuil de 2 % du PIB en 2024 avec un budget de 72 milliards d’euros grâce à l’abondement du fonds spécial de 100 milliards d’euros. L’Union européenne fait désormais du réarmement une priorité et entend produire plus d’un million d’obus à partir de 2025.

Le paradoxe français

Le paradoxe veut que la France, qui a conservé une armée opérationnelle, s’est enfermée dans le déni du durcissement du contexte stratégique. Elle se refuse à engager un véritable réarmement et à adapter son armée au combat de haute intensité en Europe. Et ce au risque de rééditer la tragique erreur des années 1930, qui vit notre pays sous-estimer la menace des totalitarismes, s’en remettre à la fausse protection de la ligne Maginot et se couper de ses alliés européens – Pologne en tête – auxquels elle avait donné une fausse garantie de sécurité.

L’écart se creuse dangereusement entre les mots et les faits. Alors que les responsables politiques français se vantent de posséder l’armée la plus complète et la plus performante d’Europe, notre effort de défense restera limité à 1,9 % du PIB en 2024, en dessous de la norme de l’Otan. Alors qu’Emmanuel Macron se veut le champion de l’autonomie stratégique de l’Europe, la France se situe au dernier rang pour l’aide militaire à l’Ukraine avec un effort limité à 570 millions d’euros, contre 17,7 milliards pour l’Allemagne et 9,1 pour le Royaume-Uni – avant l’accord bilatéral du 16 février portant sur 3 milliards d’euros de soutien supplémentaire.

Erreur stratégique majeure

Surtout, la loi de programmation militaire (LPM), qui prévoit de mobiliser 413 milliards d’euros d’ici à 2030, repose sur une erreur stratégique majeure. La modernisation de la dissuasion nucléaire à hauteur de 7 milliards d’euros par an, à travers le lancement d’une troisième génération de sous-marins et la rénovation des missiles M51.3 et ASMP, est salutaire. Mais elle s’accompagne du maintien d’un modèle d’armée conventionnelle de corps expéditionnaire qui fait l’impasse sur la défense de l’Europe – et ce au moment où notre pays est expulsé d’Afrique !

En guise de réarmement, le cœur des forces est profondément affaibli. La cible des véhicules blindés Griffon, Jaguar et Serval est réduite de 30 % ; le nombre des chars Leclerc rénovés est abaissé de 200 à 160 (alors que la Russie en a perdu 2 900 en Ukraine) ; les Rafale de l’armée de l’air sont ramenés de 185 à 137 et les A 400 M de 50 à 35 ; la flotte des frégates est limitée à 15, ce qui est notoirement insuffisant. Les armées françaises ne disposeront pas de drones et de la capacité de les opérer en essaim avant 2030, alors que ces engins se sont montrés décisifs dans tous les conflits récents.

En matière de défense, la France parle quand l’Allemagne agit

Le basculement vers l’économie de guerre, effectif en Russie, reste virtuel en France, comme le montre la pénurie de munitions. La capacité de production d’obus de 155 millimètres (mm) reste limitée à 2 500 par mois faute de commandes de l’État, quand les armées ukrainienne et russe en tirent 5 000 et 15 000 par jour. À l’inverse, en Allemagne, Rheinmetall a quadruplé en deux ans sa production de 60 000 à 240 000 obus de 120 mm pour les chars Leopard 2 et porté à 500 000 celle des obus de 35 mm. Désormais, en matière de défense, la France parle quand l’Allemagne agit.

Au total, la LPM souligne les incohérences de la stratégie française. Le choix de tout miser sur le nucléaire en renonçant à adapter l’armée au combat de haute intensité fragilise la mise en œuvre de la dissuasion, qui, faute d’articulation avec les forces conventionnelles, se transforme en nouvelle ligne Maginot. La couverture d’un spectre immense, des grands fonds marins à l’espace en passant par l’Indo-Pacifique, fait l’impasse sur la sécurité de l’Europe, décrédibilisant le principe de son autonomie stratégique auprès de nos partenaires.

Se doter enfin d’une loi de réarmement

La France doit donc engager le débat qui a été éludé lors de la LPM pour la transformer en loi de réarmement, associant modernisation de la dissuasion et conversion de l’armée conventionnelle à la guerre de haute intensité. Cela implique de retrouver de la masse et de la profondeur, de réinvestir dans les blindés, l’artillerie, l’aviation et les bâtiments de combat, d’engager des programmes d’urgence pour combler le retard accumulé dans les drones et pour reconstituer les stocks de rechange et de munitions.

Pour cela, il faut faire des choix. Sur le plan national, en coupant dans les transferts sociaux pour réarmer. Sur le plan européen, en réorientant vers la défense les fonds du plan de relance de 750 milliards d’euros qui n’ont été consommés qu’à hauteur de 25 % et en plaçant l’industrie de défense en dehors du champ des normes ESG, du devoir de vigilance ou de la taxonomie qui, sous l’influence d’ONG allemandes financées par le Kremlin, entend interdire leur financement en les assimilant à la pornographie. Face à la menace existentielle des empires autoritaires, cessons d’appliquer de manière inconsidérée le terme de réarmement à la démographie, à l’économie, à la santé ou à l’éducation. Réservons-le à la défense, mais faisons-le !

Sommes-nous prêts pour la guerre ? Un livre de Jean-Dominique Merchet

Sommes-nous prêts pour la guerre ? Un livre de Jean-Dominique Merchet

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 23 février 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Jean-Dominique Merchet vient de publier Sommes-nous prêts pour la guerre ? chez Robert Laffont. C’est un livre important qui traite de choses essentielles pour le présent et l’avenir de notre nation.

On ne le dira jamais assez, ce sont les nations qui font les guerres et non pas les armées. Il faut donc interroger les citoyens français dans leur ensemble sur leur capacité à faire la guerre s’il le faut et pas seulement les forces armées. Le titre du livre n’est d’ailleurs pas L’armée française est-elle prête pour la guerre ? mais Sommes-nous prêts pour la guerre ? Il nous interroge donc tous à travers neuf chapitres qui sont autant de sous-questions à cette interrogation primordiale. Les chapitres sont introduits à chaque fois par une d’une citation de Michel Audiard, qui témoigne une fois de plus que l’on peut être à la fois sérieux et drôle.

Faut-il se préparer à une guerre comme en Ukraine ? Cette première question est la clé de toute la première partie consacrée à l’outil de défense français, comme si ce conflit en constituait un crash test. En clair, cela revient à demander s’il faut se préparer à un conflit conventionnel de haute-intensité et de grande ampleur, autrement dit très violent et avec des centaines d’hommes tués ou blessés chaque jour. La réponse est évidemment oui, par principe. La logique voudrait que l’on se prépare prioritairement aux évènements à forte espérance mathématique (probabilité d’occurrence x ampleur des conséquences). Autrement-dit, il faut à la fois se préparer aux évènements courants et à l’extraordinaire terrible.

Il y a ainsi les évènements très probables et même en cours auxquels il faut forcément faire face, les plus graves en priorité bien sûr mais aussi les plus anodins tout simplement parce qu’ils sont là, qu’on les voit et qu’il faut bien les traiter, plus ou moins bien. Il y a aussi les menaces à faible probabilité mais forte gravité, auxquelles il faut se préparer. La guerre nucléaire en est une et on s’y prépare correctement, c’est l’objet du chapitre 2, mais la guerre conventionnelle « à l’ukrainienne » est une autre et là c’est une autre affaire. Jean-Dominique Merchet rappelle ainsi que probabilité faible n’égale pas probabilité nulle et que sur la longue durée les évènements improbables finissent toujours par arriver, parfois même dès le premier lancé de dés. L’esprit humain est cependant ainsi fait qu’il néglige ces faibles probabilités et se condamne donc à être surpris. Si quelqu’un avait dit à des soldats de ma génération qu’ils combattraient non pas en Allemagne mais en Arabie-Saoudite face à l’Irak, puis dans une Yougoslavie éclatée ou en Afghanistan, sans parler de passages en Somalie, Cambodge et autre, on l’aurait traité de fou et pourtant…

Dans les faits, la capacité de forces armées françaises à mener cette « grande guerre » se résume à son contrat de déploiement. L’auteur souligne combien celui-ci est faible, même à l’horizon 2030 de la nouvelle loi de programmation militaire (LPM). Jusqu’à peu dans les différents documents stratégiques on indiquait un contrat chiffré : 60 000 hommes déployables dans un conflit majeur dans le « projet 2015 » des années 1990, puis 30 000 en 2008 et enfin 15 000 en 2013. Par pudeur sans doute, on n’a pas indiqué de chiffres dans la nouvelle LPM mais des unités à déployer – pour les forces terrestres, un état-major de corps d’armée, un état-major de divisions, deux brigades interarmes, une brigade aérocombat, et un groupe de forces spéciales – qui sont en fait les mêmes que lors des plans précédents. On peut donc imaginer que l’on n’envisage pas jusqu’à 2030 de pouvoir déployer beaucoup plus qu’avant, non que les hommes manquent mais qu’on est simplement bien en peine de les équiper complètement en nombre et de les soutenir plus sur une longue durée. Le chat est donc maigre. Il est peut-être compétent, agile, équipé des armes les plus sophistiqué, mais il est maigre, voire très maigre. On serait balayé par l’armée ukrainienne si on devait l’affronter dans un wargame, alors que le budget de défense de cette armée ukrainienne représentait 10 % de celui de la France il y a trois ans. L’Ukraine consacre maintenant à peu 22 % de son PIB à son effort de guerre mais cela représente un peu plus de 40 milliards d’euros, soit l’équivalent de notre budget de défense.

Le problème fondamental est que la France ne se donne pas les moyens de ses ambitions, comme le font par exemple les États-Unis. Quand on veut à la fois être une puissance « dotée » (nucléaire), défendre ses territoires et ses intérêts hors d’Europe, assurer ses accords de défense, être leader en Europe ou simplement « peser sur les affaires du monde » parce que membre permanent du Conseil de sécurité des Nations-Unies, on doit au moins faire un effort de défense de 3% du PIB. A moins de réduire nos ambitions, il n’y a pas d’autre solution. Avant les attentats terroristes de 2015 on se dirigeait allègrement vers le 1% du PIB, c’est-à-dire la quasi destruction de notre outil militaire. Depuis, on remonte lentement la pente mais on est encore loin du compte. Notons au passage que les Etats-Unis sont à 3,5 % et que cela ne gêne pas, au contraire, l’activité économique.

En attendant, il faut forcément faire des choix, ce que Jean-Dominique Merchet résume d’un slogan efficace : Tahiti ou Varsovie. Et c’est là qu’interviennent les réflexes corporatistes. Les marins et les aviateurs français ne parlent pas beaucoup de cette guerre en Ukraine où les bâtiments de surface se font couler et où la défense aérienne depuis le sol contraint beaucoup l’emploi des avions de combat. Leurs regards se tourne plutôt et légitimement vers le grand large, « Tahiti » donc, en utilisant notamment le concept fourre-tout de l’Indopacifique. La guerre en Ukraine est une guerre de « terriens ». On aurait donc pu imaginer que l’armée de Terre y puise des arguments pour défendre ses conceptions. Cela n’a pas été le cas et cela reste pour moi un mystère. Jean-Dominique Merchet explique aussi cette réticence par la Russophilie supposée du corps des officiers français, la réticence à agir dans un cadre OTAN et le fait que finalement les spécialités qui pourraient jouer le plus la « carte Ukraine », comme l’artillerie, sol-air et sol-sol, ou encore le génie, sont mal représentées au sein des instances de direction. Admettons. Le fait est que la nostalgie de l’alliance (brève) avec la Russie l’emporte sur celle, pourtant plus longue et plus traditionnelle, avec la Pologne.

Pas de corps d’armée français en Europe centrale ou orientale, comme il y avait un corps d’armée en République fédérale allemande durant la guerre froide, mais peut-être des armes nucléaires. C’est la question qui fait le buzz. Le deuxième chapitre du livre est en effet consacré au nucléaire, pour constater d’abord combien la création de cette force désormais complète avec une solide capacité de seconde frappe (on peut toujours frapper n’importe quel pays même après une attaque nucléaire) a été une prouesse technique avec, c’est moi qui le rappelle, des retombées industrielles qui ont rendu l’affaire économiquement rentable pour la France. La nouveauté est qu’après une période de repli du nucléaire, dans les arsenaux comme dans les esprits, celui-ci revient en force avec la guerre en Ukraine. Cette guerre est en effet une grande publicité pour l’armement nucléaire : la Russie est « dotée » et on n’ose pas aller trop loin contre elle, l’Ukraine n’est plus dotée et elle est envahie. Le message est clair. Le buzz, c’est la proposition de l’auteur de partager le nucléaire français, autrement dit de proposer un système « double clés » (en fait, il n’y a pas vraiment de clés) à nos alliés européens, à la manière des Américains. On proposerait des missiles air-sol moyenne portée aux Européens qui pourraient les utiliser avec, bien sûr, notre autorisation. J’avoue mon scepticisme. Outre les problèmes matériels que cela poserait (il faudrait construire de nouvelles têtes nucléaires sans doute de moindre puissance et il faudrait que les Alliés achètent des Rafale) et outre le fait que cela contredit le principe gaullien de la souveraineté nucléaire, je crains surtout qu’il n’y ait aucune demande européenne dans ce sens. Quitte à accepter un protectorat nucléaire les pays européens préfèrent celui des États-Unis à celui de la France. On en reparlera peut-être si par extraordinaire, les États-Unis désertaient définitivement l’Europe. Troisième point : l’asséchement de la pensée militaire en matière nucléaire, où on est passée de la phase fluide des réflexions libres des années 1960 à une phase dogmatique où il est même interdit dans nos forces armées d’utiliser le terme « dissuasion » sans qu’il soit adossé à « nucléaire ». On a un peu oublié que justement les réflexions des années 1960 avaient abouti à l’idée que la dissuasion était globale et qu’elle impliquait une composante conventionnelle puissante, et notamment terrestre, afin de retarder autant que possible la nécessité d’employer l’arme nucléaire en premier (il n’y a évidemment aucun problème à le faire en second, en riposte). Or, on l’a vu, notre composante conventionnelle est faible. Alors certes nos intérêts ne sont pas forcément menacés, mais nos intérêts stratégiques le sont, notamment en Europe et pour reprendre l’expression du général de Gaulle, l’épée de la France est bien courte.

Le troisième chapitre est consacré à la production industrielle. C’est celui où j’ai le plus appris. C’est une description rapide mais précise de notre complexe militaro-industriel, au sens de structure de conception et de fabrication de nos équipements militaire depuis la décision politique jusqu’à la chaine de production en passant par les choix des décideurs militaires et industriels. Peut-être devrait-on d’ailleurs parler plutôt de complexe militaro-artisanal quand on voir la manière dont sont construits ces équipements rares et couteux. Il y a en fait deux problèmes à résoudre : sortir du conservatisme technologique – et l’exemple du ratage français en matière de drones est édifiant – et produire en masse. Cela mériterait un ouvrage en soi tant l’affaire est à la fois complexe et importante.

Après avoir décrit l’outil de défense français, avec ses forces et surtout ses limites, Jean-Dominique Merchet décrit dans les chapitres le contexte et les conditions de son emploi. Il y a d’abord ce constat évident depuis trente ans mais pourtant pas encore complètement intégré que la France est désormais une île stratégique, préservée au moins dans l’immédiat et pour l’Hexagone de toute tentative de conquête territoriale. Cela signifie en premier lieu que les conflits « subis » se déroulent d’abord dans les espaces dits « communs » et vides, qui les seules voies de passage (cyber, espace, communications, ciel, mer, etc.) pour attaquer le territoire national. La première priorité décrite dans le chapitre 4 est donc de mettre en place une « défense opérationnelle du territoire » adapté au siècle. C’est déjà évidemment en partie le cas, mais que de trous encore.

Si l’on est une île et qu’on ne risque pas d’invasion, les guerres « choisies » sont donc au loin (chapitres 5 et 7). On connait le scepticisme de l’auteur sur les opérations extérieures françaises. Difficile de lui donner tort (cf Le temps de guépard). Outre l’oubli, assez fréquent, de toutes les opérations extérieures menées par la France avant 1990, on peut peut-être lui reprocher de sous-estimer le poids de la décision politique par rapport aux orientations militaires dans cette faible efficience. On peut s’interroger aussi sur le poids réel de l’histoire – le désastre de 1940 et la guerre d’Algérie en particulier – dans les décisions du moment. Les organes de décision collective sont finalement comme les individus qui ne gardent en mémoire vive que deux expériences passées : la plus intense et la plus récente. Alors oui, les désastres du passé peuvent influer mais il s’agit bien souvent de faire comme la dernière fois si ça a marché ou de faire l’inverse si cela n’a pas été le cas. J’étais stupéfait lorsqu’on m’a demandé un jour si l’engagement au Rwanda en 1990-1992 n’était pas une revanche sur la guerre d’Algérie, alors qu’on reproduisait simplement ce que l’on venait de faire au Tchad.

On revient dont à cette idée que ce sont les nations qui font les guerres, pas les armées. Les chapitres 6 et 8 s’interrogent sur la résilience de la nation française et sur la nécessité de renouer avec le service militaire. Dans les deux cas, je suis totalement en accord avec la description et les conclusions de l’auteur. Sans trop spoiler, oui je suis persuadé de la résilience du peuple français, et je pense aussi qu’il faut plus l’impliquer dans notre défense et imiter le modèle américain.

La guerre se fait aussi – presque toujours – entre deux camps et normalement l’outil militaire doit être adapté aux ennemis potentiels. Le dernier chapitre est ainsi un panorama de nos adversaires et alliés actuels et possibles. Aucune surprise et aucun désaccord sur le nom des suspects. Il faut surtout bien distinguer, ce n’est pas forcément si évident pour ceux qui n’ont pas connu la guerre froide, ce qui se passe sous et au-dessus du seuil de la guerre ouverte. La norme est désormais le conflit (pas la guerre) dit « hybride » contre d’autres puissances, et l’exception est le franchissement de ce seuil. Pour autant nous devons préparer ce franchissement, ce qui également un des meilleurs moyens de l’emporter dans ce qui se passe au-dessous. Si on avait pris en compte la nécessité de pouvoir remonter en puissance très vite en cas de surprise stratégique (réserves, stocks, planification, adaptation de l’industrie, etc.), la France serait à la fois en meilleure posture actuellement dans notre confrontation avec la Russie et notre capacité à dissuader tout adversaire à franchir le seuil serait renforcé. Cela nous aurait couté moins cher que de tout faire dans l’urgence. Ce n’est pas faute de l’avoir dit.

En conclusion, l’auteur répond donc à sa propre question initiale, ce n’est pas si fréquent. On se doute de la réponse, et je suis entièrement en accord avec elle. Bref, lisez Sommes-nous prêts pour la guerre ? et discutez-en. Encore une fois, il s’agit de sujets qui doivent par principe intéresser tous les citoyens.

Jean-Dominique Merchet, Sommes-nous prêts pour la guerre ? Robert Laffont, 2024, 18 euros.

LE GUETTEUR 2024-3

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