Russie : à la recherche de la confiance perdue
par Jean Daspry* – CF2R – TRIBUNE LIBRE N°179 / avril 2025
https://cf2r.org/tribune/russie-a-la-recherche-de-la-confiance-perdue/
« Tout ce qui est excessif est insignifiant » nous rappelle fort à propos Charles Maurice Prince de Talleyrand Périgord. Chacun le constate : l’outrance devient un marqueur de l’époque. Partout l’excès tient le haut du pavé. Les plateaux des chaînes d’information en continu sont les arènes modernes des jeux du cirque. Avis tranchés, positions extrêmes, dénigrement du déviant… y font florès. Le sens de la nuance, le respect de l’autre n’ont plus cours. La sphère internationale n’échappe pas à ce combat manichéen du Bien contre le Mal. Depuis le 24 février 2022, la Russie est décrite comme la bête immonde responsable de tous les maux de la terre. Rares sont ceux qui, sans pour autant justifier l’injustifiable, osent braver l’interdit en tenant d’expliquer l’inexplicable, en se retournant vers le passé pour comprendre le présent. Ainsi, apparaissent, à travers l’érosion de la confiance, les raisons de la colère qui conduisent, par une progression de la méfiance, aux raisins de cette même colère russe.
Les raisons de la colère : l’érosion de la confiance
À prendre connaissance des prises de position de Moscou depuis 1990, deux critiques de la démarche occidentale (essentiellement américaine) reviennent régulièrement : reniement du droit et de la parole donnée.
Le reniement du droit : le grand défi
À tort ou à raison, le démembrement de l’ex-Yougoslavie, dans les conditions chaotiques que nous connaissons, ne passe pas au Kremlin. Pour les autorités russes, il porte un sérieux coup de canif aux principes définis en 1975 par les accords d’Helsinki conclus à l’issue de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE), lancée en 1973. Ils consacrent l’inviolabilité des frontières en Europe, rejettent tout recours à la force et toute ingérence dans les affaires intérieures. Moscou considère que ces trois principes ont été foulés au pied par les Occidentaux. Dans l’impossibilité de s’opposer, à l’époque, à ce diktat de l’Ouest, les dirigeants russes s’en tiennent à cette formule lapidaire : nous nous en souviendrons. Le Slave a la mémoire longue et la rancœur tenace. En effet, les Russes s’en souviendront, le moment venu.
Quelques années plus tard, ils stigmatisent la violation flagrante des principes de la Charte de l’ONU que constitue la guerre conduite par une coalition dirigée par les États-Unis en Irak en 2003. Elle s’opère sans mandat expresse du Conseil de sécurité de l’ONU (cf. le célèbre discours de Dominique de Villepin devant le Conseil de sécurité de l’ONU du 14 février 2003) et sous un prétexte fallacieux, à savoir la présence d’armes de destruction massive dans ce pays que personne n’a jamais trouvées (cf. la fiole d’anthrax, que brandit le Secrétaire d’État américain, Colin Powell devant le Conseil de sécurité de l’ONU le 5 février 2003, pour justifier la guerre à venir contre Saddam Hussein). Cette expédition militaire conforte les Russes dans leur conviction que la mise en œuvre du droit international est à géométrie variable et que son appréciation est laissée aux bons soins des donneurs de leçons de morale occidentaux.
Huit ans plus tard, les Russes, comme les Chinois, s’abstiennent lors du vote par le Conseil de sécurité de la résolution 1973 du 17 mars 2011 qui prévoit une intervention humanitaire en Libye pour éviter un bain de sang à Benghazi. L’opération, lancée à l’initiative de Nicolas Sarkozy avec l’appui de l’OTAN, tourne rapidement au changement de régime à Tripoli et à l’assassinat en direct de Mouammar Kadhafi, le 20 octobre 2011, à Syrte. Une fois encore, les Russes ont cette formule lapidaire : « on ne nous b… plus ». Ce qui explique leur opposition, comme les Chinois, à toutes les résolutions ultérieures à vocation humanitaire présentées par ces mêmes Occidentaux.
Pour compléter le tableau, Moscou assiste, année après année, au détricotage systématique par Washington des accords bilatéraux de désarmement conclus pendant la Guerre froide (Cf. ABM, START…), sans parler du sabotage des accords multilatéraux (cf. FCE, Traité Ciel ouvert, interdiction des essais nucléaires, protocole de vérification des armes biologiques, retrait de l’accord sur le nucléaire iranien ou JCPOA…).
Outre, le reniement du droit par la puissance à la destinée manifeste, les Russes instruisent le procès en reniement de la parole donnée après la fin de la Guerre froide.
Le reniement de la parole : le grand malentendu
L’élargissement de l’OTAN constitue le principal cheval de bataille de la philippique russe à l’égard des Occidentaux et autres PECO devenus membres de l’Alliance atlantique au fil du temps. Pour mieux appréhender la réalité du problème, un retour en arrière s’impose.
En quelques mois, au début des années 1990, l’impensable se produit à une allure vertigineuse. Le Mur de Berlin séparant les deux Allemagne tombe. L’URSS s’effondre tel un château de cartes et fait place à l’actuelle Fédération de Russie. Le Pacte de Varsovie – équivalent de l’OTAN à l’Est – est dissout. Dès lors, une question est posée : la menace rouge ayant disparu, l’Alliance atlantique ne devrait-elle pas être dissoute ? C’est le sentiment de François Mitterrand (« L’Alliance n’est pas la Sainte Alliance ») qui lance son idée de « Confédération européenne » à la fin de l’année 1989. Cette organisation – excluant les États-Unis – doit permettre d’assurer la paix et la sécurité sur le continent. Les pays de l’Est et les États-Unis, ainsi que l’Allemagne, sabordent le projet.
Après une période de sidération, Washington mesure toute l’utilité de maintenir en vie l’OTAN : contrer l’idée d’une défense européenne indépendante à la française ; tenir bride courte les Occidentaux ; vassaliser les anciens membres du Pacte de Varsovie adhérant à l’Alliance (comme le soulignait justement l’Ambassadeur de France auprès de l’OTAN, Gabriel Robin, courroucé, à l’adresse de ses collègues orientaux lors d’une réunion à Evere : « Il y en a certains autour de cette table qui ont vocation à rester éternellement des satellites »), vendre leurs armes à tous les idiots utiles de l’Alliance et les détourner d’acheter français ; maintenir l’idée que la Russie pourrait redevenir dangereuse et se préparer à cette éventualité par d’innombrables manœuvres militaires conjointes…
Pour ne pas effrayer l’ours rouge, les discussions sur l’avenir de l’OTAN entre Américains et Russes – à lire les mémoires de ceux qui y ont participé – prévoient que l’élargissement de l’OTAN devrait être limité et se maintenir à distance respectable de la Russie. Telle est la compréhension russe du sujet. Or, il n’en a rien été. De 16 membres qu’elle compte en 1989, l’OTAN passe, à ce jour à 32, y compris la Suède. Ainsi, la limite extérieure de l’Alliance atlantique se rapproche de plus en plus de la frontière russe. Ne parlons pas d’une adhésion de l’Ukraine à l’Alliance atlantique qui constitue un chiffon rouge pour le Kremlin !
Au regard de ces évolutions, y compris les plus récentes, l’on comprend que les Russes ne souhaitent pas courir le risque de voir stationner des armes nucléaires américaines à leurs portes. L’on se souvient des raisons de la crise des missiles de Cuba en 1962. Les États-Unis accepteraient-ils l’installation d’armes nucléaires russes au Mexique à proximité de leurs frontières ?
Certains ont également oublié les termes durs employés par Vladimir Poutine, lors de la Conférence sur la sécurité, le 10 février 2007, à Munich. Il y développe sa vision du monde à l’opposé d’un monde unipolaire, dénonce l’unilatéralisme américain. Il déclare : « Il me semble évident que l’élargissement de l’OTAN n’a rien à voir avec la modernisation de l’Alliance ni avec la sécurité en Europe. Au contraire, c’est une provocation qui sape la confiance mutuelle et nous pouvons légitimement nous demander contre qui cet élargissement est dirigé ». Le message, sorte d’avertissement aux Occidentaux, est clair et limpide. Mais, ces derniers ne le prennent pas au sérieux. Vladimir Poutine ne manquera pas de leur rappeler tous ses griefs au fil du temps par des actes concrets et tangibles.
Les raisins de la colère : la progression de la méfiance
À l’instar de Donald Trump, Vladimir Poutine fait ce qu’il dit en utilisant conjointement la force et la diplomatie pour faire valoir ses vues auprès des Occidentaux.
La réponse militaire : le premier levier
Puisque les Occidentaux peuvent violer impunément le droit, pourquoi nous priverions-nous d’en faire autant, estiment les Russes ? Et c’est ainsi qu’ils vont guerroyer dans leur étranger proche pour éviter une contagion des idées occidentales chez leurs voisins. Que nous dit Bertrand Renouvin sur le sujet en commentant l’ouvrage de Pierre Lellouche[1] ?
« Les initiatives de Donald Trump donnent une allure encore plus chaotique au basculement du monde que les élites européennes vivent au ras de leur ressenti psychopathologique : stupeur et ressentiment, déni et rodomontades. Les médias français et les dirigeants de l’Ouest européen se consolent en affichant leur vertu. Ils sont du bon côté, celui du Droit et de la Morale, contre Poutine et son nouvel allié américain ! Cette bonne conscience est construite sur l’oubli d’une bonne part de l’histoire récente. Bien entendu, il ne faut jamais perdre de vue l’agression injustifiable menée par la Russie contre un État souverain, à la suite d’une longue période de guerre civile entre Ukrainiens dans le Donbass, les uns appuyés militairement par Moscou, les autres par Kiev. Pierre Lellouche retrace les causes lointaines – mais non fatales – du divorce américano-russe, puis l’engrenage qui a conduit à la catastrophe : élargissement de l’OTAN décidé par Bill Clinton, promesse provocatrice d’une entrée de l’Ukraine dans l’OTAN lancée à Bucarest en 2008, responsabilité de Bruxelles dans les événements qui ont déclenché le coup d’État du Maïdan en 2014, échec consenti des accords de Minsk après que Volodymyr Zelenski, partisan d’une paix rapide lors de son élection en 2019, a cédé à la pression de l’extrême droite bandériste.
Au fil de ces événements, on voit s’effondrer le pieux récit occidentaliste sous le poids des improvisations, des incohérences et des calculs à court terme. Opposés à l’indépendance de l’Ukraine lors de l’effondrement soviétique puis fermes partisans de sa dénucléarisation, les Etats-Unis ne se sont pas occupés de la sécurité de ce pays tout en lui promettant une entrée dans l’OTAN. Barack Obama appuya la « révolution du Maïdan » en refusant de livrer les armements réclamés par Kiev et Joe Biden rejeta la demande ukrainienne d’entrée dans l’OTAN lors du sommet de juillet 2023 à Vilnius. Washington et Bruxelles n’ont pas pris au sérieux les avertissements lancés par Vladimir Poutine à partir de 2007 et la thématique antirusse des médias et des élites est restée un marqueur polémique à usage interne…
En somme, une diplomatie des postures a précédé la guerre de l’émotion. Il était concevable de laisser l’Ukraine dans la zone d’influence russe pour continuer à faire des économies sur l’armement mais l’Union européenne alignée sur les États-Unis a choisi l’intégration à terme de l’Ukraine dans la « communauté euro-atlantique » sans lui donner les moyens de se défendre et sans garantir sa sécurité. Ni la contre-offensive russe de 2008 en Géorgie, ni l’annexion de la Crimée en 2014 et la guerre ouverte puis larvée dans le Donbass n’ont incité les États de l’Union européenne à se réarmer. Ils n’ont d’ailleurs pas cru à une intervention militaire russe en Ukraine, malgré les avertissements des services américains… et c’est après trois ans de guerre qu’ils annoncent des investissements massifs dans la Défense, face à la perspective d’un lâchage états-unien[2] ».
La réponse diplomatique : le second levier
Les vieux routiers de la diplomatie soviétique puis russe, à l’instar du ministre des Affaires étrangères, Serguei Lavrov, sont à la manœuvre. Ils ont pour eux le temps long et une vision stratégique de leur action internationale contrairement à leurs homologues occidentaux qui ne font que passer. Ils opèrent à trois niveaux.
Moscou agit, d’abord, dans un cadre bilatéral en se rapprochant de tous les États avec qui la Russie partage des affinités idéologiques (Algérie, Biélorussie, Chine, Cuba, Corée du Nord, Venezuela…) ou possède des intérêts communs (Inde, Iran, Turquie, pays africains à la recherche d’un appui sécuritaire). Cette démarche lui permet d’éviter un effondrement de son économie et de rompre son isolement sur la scène internationale.
Moscou agit, ensuite, dans un cadre européen en proposant des discussions pour la mise au point d’une architecture européenne de confiance et de sécurité en Europe répondant aux nouveaux paramètres de la paix et de la stabilité sur le continent. Toutes ces initiatives sont écartées d’un revers de main par les Occidentaux. Ces derniers n’en voient pas l’utilité. Aujourd’hui, ce sujet fait partie des conditions posées par Moscou pour accepter une paix durable en Ukraine. On constate la constance de la politique étrangère sur le long terme.
Moscou agit, enfin, dans un cadre multilatéral pour desserrer l’étau des sanctions et autres mesures coercitives qui frappe le pays. Et, sur cette question le Kremlin possède quelques atouts. La Chine, la Russie, l’Iran, l’Inde, le Brésil, la Turquie… n’ont que faire de la vision moralisatrice, messianique du monde, de l’indignation sélective, des (fausses) valeurs occidentales. Ces États se modernisent sur la base de leurs propres valeurs, récusant celles de l’Occident. En Europe, l’OTAN tend les bras à l’Ukraine, chiffon rouge pour Moscou. Le Sud Global s’abstient lors des votes condamnant la Russie à l’ONU et appuie Moscou dans l’enceinte des BRICS. L’architecture diplomatique et militaire, bâtie au Sahel au lendemain des indépendances, il y a soixante ans, est démantelée. La Russie joue la Realpolitik. Lors du Forum de la coopération sino-africaine (Pékin, septembre 2024), la Chine veut s’attirer les faveurs des États africains pour redéfinir un ordre international trop imprégné des valeurs occidentales. Ceci rejoint l’objectif du Sud Global qui veut redéfinir la grammaire des relations internationales, tournant le dos à celle mise en place par l’Ouest en 1945. Ainsi, la diplomatie russe n’est pas entièrement isolée sur la scène internationale et utilise tous les leviers à sa disposition pour compenser son éviction de divers foras.
Symphonie du nouveau monde
« La confiance nécessite que les désaccords soient exprimés librement » (Aristote). Une question de la plus haute importance est dès lors posée en 2025. Comment restaurer la confiance nécessaire au « vivre-ensemble » dans les relations internationales et, en particulier, avec la Russie, sans tomber dans la nostalgie du monde d’hier définitivement révolu et dans un défaitisme de mauvais aloi ? La confiance ne se décrète pas. Elle se construit patiemment. Le voulons-nous ? Le pouvons-nous ? Si tel est le cas, les Occidentaux se préparent-ils à cette éventualité pour l’avenir ou bien l’ignorent-ils au nom d’une vision moralisatrice du monde ? Conformément à sa vocation naturelle de puissance moyenne d’équilibre, la France pourrait/devrait prendre la tête d’une coalition de volontaires destinée à réfléchir et faire des propositions concrètes sur cette problématique. Cette démarche présenterait l’avantage de nous réinsérer dans les discussions sur l’Ukraine en travaillant avec Moscou à la recherche de la confiance perdue.
[1] Pierre Lellouche, Engrenages. La guerre d’Ukraine et le basculement du monde, Odile Jacob, 2025.
[2] Bertrand Renouvin, L’Ukraine dans l’engrenage, www.bertrand-renouvin.fr, 5 avril 2025.
Alors que le président ukrainien rappelait que l’invasion russe remontait à l’annexion de la Crimée en 2014 et que l’Ukraine a déjà signé un cessez-le-feu que la Russie n’a pas respecté, le vice-président américain J.D. Vance l’a violemment interrompu, lui reprochant de plaider sa cause devant les médias américains, exigeant qu’il remercie Trump pour son soutien et insistant sur le fait que l’Ukraine manquait de soldats.
La forme est choquante.
L’objet du débat n’a pourtant rien de trivial.
Il est crucial pour l’Ukraine et pour l’Europe : un cessez-le-feu — que Donald Trump veut obtenir au plus vite — doit-il être précédé de garanties de sécurité ?
Du côté ukrainien et européen, on craint que tout accord qui ne serait qu’un gel des lignes de front — une sorte de Minsk — ne serve qu’à permettre à la Russie de se réarmer et regrouper dans un moment où son économie montre des signes de faiblesse.
Cette séquence, assez visiblement orchestrée, intervient alors que, dans les dix derniers jours, Donald Trump a traité Zelensky de dictateur et que les États-Unis ont voté aux Nations Unies avec la Russie et la Corée du Nord contre une résolution demandant la fin des hostilités ainsi qu’une résolution pacifique du conflit et réaffirmant l’engagement de l’organisation pour l’intégrité territoriale du pays.
Elle a fait réagir la plupart des chancelleries européennes en soutien à l’Ukraine dans la soirée.
Un haut fonctionnaire européen a déclaré au Grand Continent dans la soirée qu’il s’agissait « d’une embuscade pour les caméras ».
En diplomatie, chaque mot compte — ils comptent même double lorsqu’ils sont prononcés face caméra. Pour que chacun puisse avoir connaissance de ceux qui viennent d’être prononcés à Washington, de leur brutalité mais aussi de leur portée, nous publions une transcription non altérée, non éditée des échanges.