Trump et l’arme tarifaire : l’économie au service d’une géopolitique offensive

Trump et l’arme tarifaire : l’économie au service d’une géopolitique offensive

Trump et l’arme tarifaire : l’économie au service d’une géopolitique offensive

par Camille Boulenguer * – IRIS – publié le 23. avril 2025

https://www.iris-france.org/trump-et-larme-tarifaire-leconomie-au-service-dune-geopolitique-offensive/

*Camille Boulenguer est économiste, chercheuse à l’IRIS. Ses travaux se situent à la confluence entre l’économie industrielle et la fiscalité, et interrogent les imbrications entre économie légale et économie illégale (évasion fiscale, blanchiment d’argent, corruption). Ses thèmes de recherche se concentrent notamment autour des enjeux et de l’évolution des pratiques économiques illicites avec l’arrivée des nouvelles technologies (intelligence artificielle, cryptomonnaies, robotique). Elle est par ailleurs co-responsable pédagogique du parcours Risques géoéconomiques et intelligence stratégique d’IRIS Sup’.
Camille Boulenguer est doctorante en économie de l’Université Picardie Jules Verne. Elle est également titulaire de deux masters : l’un en économie (Université de Paris Dauphine) et l’autre en intelligence économique (Université Gustave Eiffel).


Depuis sa création en 1995, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) repose sur un ensemble de principes destinés à encadrer le libre-échange entre ses membres. Parmi eux, celui de la Nation la plus favorisée (NPF) constitue l’un des fondements du multilatéralisme commercial : il impose que toute concession tarifaire accordée à un pays membre soit automatiquement étendue à l’ensemble des autres membres, assurant ainsi une égalité de traitement. Ce principe stipule que toute concession tarifaire accordée à un pays membre doit être automatiquement étendue à l’ensemble des autres membres de l’OMC. Bien que des exceptions existent, notamment pour les zones de libre-échange (USMCA, UE), les mesures de rétorsion commerciale et les accords préférentiels pour les pays en développement, la NPF assure un traitement non discriminatoire et une uniformité des tarifs entre pays membres de l’OMC. Or, ce principe a été frontalement remis en cause par l’administration Trump, qui y voit un facteur d’injustice dans les relations commerciales bilatérales des États-Unis. Portée par une vision plus unilatérale et transactionnelle des échanges internationaux, l’équipe Trump, soutenue par la Heritage Foundation, a développé une stratégie de « réciprocité tarifaire » visant à corriger ce qu’elle considère comme des déséquilibres persistants. Dans son Projet 2025, le think tank conservateur met en avant l’existence d’asymétries tarifaires : de nombreux partenaires commerciaux des États-Unis appliqueraient des droits de douane plus élevés aux produits américains qu’ils n’en subissent sur leurs propres exportations vers les États-Unis. Cette situation serait responsable, pour l’administration Trump, de déséquilibres commerciaux persistants. Face ces distorsions commerciales, Washington entend imposer un principe de « réciprocité tarifaire ». Concrètement, les droits de douane seraient relevés de manière ciblée afin de compenser les écarts identifiés avec les partenaires commerciaux.

Cette remise en cause du multilatéralisme commercial pose de sérieuses questions sur l’avenir de la coopération économique internationale et sur la capacité des institutions comme l’OMC à encadrer les ambitions protectionnistes croissantes.

La méthode de calcul retenue pour déterminer les nouveaux droits de douane au 2 avril 2025[1] soulève de vives critiques parmi les spécialistes. Elle repose sur une formule sommaire : il s’agirait de diviser le déficit commercial bilatéral par le montant des importations états-uniennes en provenance du pays concerné, puis de diviser ce résultat par deux pour obtenir le taux de droit de douane à appliquer. Cette approche est jugée arbitraire par la majorité des économistes, car elle ne tient compte ni de la structure des échanges ni des effets de substitution ou de contournement. Elle revient à taxer les produits importés en fonction de déséquilibres macroéconomiques globaux, sans analyse fine des chaînes de valeur ou des comportements des agents économiques. En effet, les calculs avancés par l’administration Trump négligent les effets de répercussion des droits de douane sur les agents économiques, qu’il s’agisse d’une compression des marges des exportateurs étrangers ou, plus fréquemment, d’un renchérissement des prix supporté par les consommateurs américains.

En 2024, les déficits commerciaux bilatéraux les plus marqués sont enregistrés avec :

  • Chine : -338 milliards USD
  • Union européenne : -192 milliards USD
  • Mexique : -108 milliards USD
  • Vietnam : -99 milliards USD
  • Canada : -72 milliards USD
  • Japon : -55 milliards USD
  • Irlande : -54 milliards USD
  • Taïwan : -41 milliards USD

La politique commerciale défendue par Donald Trump repose sur une lecture du commerce international simpliste dominée par la notion de déséquilibre bilatéral. L’administration Trump considère ainsi que les déficits commerciaux doivent être imputés aux partenaires commerciaux et, à ce titre, que ceux-ci doivent en assumer le coût. L’application de cette méthode de calcul conduit à certaines aberrations : le Cambodge, par exemple, se verrait imposer un tarif de 49 %. On peut également s’étonner de certains choix de découpage géographique : si la France métropolitaine est intégrée à l’ensemble « Union européenne », ses territoires d’outre-mer comme la Polynésie française, la Guyane, la Martinique ou la Guadeloupe apparaissent, eux, en dehors de l’UE, avec des droits de douane estimés à 10 % et 76 %. Est-ce une incohérence d’ordre mathématique, une méconnaissance géographique ou bien un signal politique lancé à la France ?

S’il est encore prématuré d’en anticiper pleinement les retombées, il est certain que la mise en œuvre de ces nouveaux tarifs entraînerait des effets économiques et géopolitiques majeurs.

L’administration Trump affirme que la hausse généralisée des droits de douane pourrait générer jusqu’à 600 milliards de dollars par an en recettes supplémentaires. Celles-ci serviraient à financer une réduction du taux de l’impôt sur le revenu des sociétés, passant de 21 % à 15 %, conformément aux promesses de campagne. Plusieurs instituts de recherches tels que Tax Fondation ou le Oxford Economics ont exprimé des doutes quant à la faisabilité des projections de l’administration Trump concernant les recettes générées par les nouveaux tarifs douaniers. L’administration estime que ces tarifs pourraient rapporter environ 600 milliards de dollars par an, soit 6 000 milliards sur une décennie. Cependant, des analyses indépendantes suggèrent des chiffres nettement inférieurs. Le Tax Foundation prévoit une augmentation des recettes fiscales fédérales de 258,4 milliards de dollars en 2025, ce qui représente 0,85 % du PIB. De plus, le Congressional Budget Office (CBO) estime que les tarifs pourraient générer environ 800 milliards de dollars sur dix ans, soit environ 80 milliards par an, sans prendre en compte les éventuelles mesures de rétorsion. Pour compenser une réduction significative de l’impôt sur le revenu, il serait nécessaire d’imposer des tarifs moyens très élevés sur toutes les importations, ce qui pourrait avoir des effets économiques négatifs considérables. Erica York, économiste au Tax Foundation, souligne qu’une taxe uniforme de 70 % sur toutes les importations serait requise pour égaler les recettes de l’impôt sur le revenu de 2023, une mesure jugée irréaliste. Ainsi, les projections de l’administration semblent optimistes et ne tiennent pas pleinement compte des réactions du marché et des partenaires commerciaux, ni des conséquences économiques potentielles. Par ailleurs, l’annonce de cette réforme tarifaire a immédiatement provoqué une onde de choc sur les marchés financiers. Les contrats à terme sur les indices boursiers américains ont reculé de manière significative : le S&P 500 a enregistré une baisse de 2 %, tandis que le Nasdaq 100 a chuté de 3 %, illustrant les craintes des investisseurs face à une possible escalade protectionniste et à la perspective d’une guerre commerciale prolongée.

Sur le plan géopolitique et commercial

La stratégie tarifaire états-unienne semble s’inscrire dans une logique de remise en cause du multilatéralisme commercial. L’introduction de droits de douane différenciés selon les pays – avec des exceptions notables pour certains partenaires géostratégiques – reflète une volonté de redéfinir les rapports de force au sein du commerce mondial, en dehors des cadres institutionnels traditionnels comme l’OMC. Cette politique pourrait redéfinir les alliances et ouvrir la voie à des représailles de la part des puissances ciblées, notamment la Chine et l’Union européenne, déjà évoquées comme prêtes à répondre par des mesures de rétorsion.

L’annonce de droits de douane très élevés à l’encontre de Taïwan — à hauteur de 32 % — constitue un signal diplomatique particulièrement fort, aux implications potentiellement explosives. Ce choix suscite d’autant plus d’inquiétudes que Taïwan occupe une position stratégique dans les chaînes de valeur mondiales, notamment dans le secteur des semi-conducteurs, un domaine crucial pour l’économie numérique globale. Bien que certaines industries, comme celle des semi-conducteurs, bénéficient pour l’instant de dérogations partielles ou d’exemptions temporaires, le message politique reste clair : une fois que la production de composants critiques aura été suffisamment relocalisée aux États-Unis, un désengagement états-unien vis-à-vis de Taïwan ne peut être exclu. Cette évolution traduit une volonté de réduire la dépendance technologique à l’égard de l’Asie de l’Est, au profit d’une plus grande autonomie stratégique.

Le secteur pharmaceutique, quant à lui, bénéficie également d’une exclusion provisoire de ces nouvelles mesures. Cette exemption vise à éviter des perturbations dans l’approvisionnement en médicaments essentiels. Néanmoins, cette situation est susceptible d’évoluer, et le secteur demeure vigilant quant aux futures décisions en matière de politique commerciale.​ Ces tarifs ont été maintenus indépendamment des nouvelles mesures annoncées, reflétant une approche distincte pour les industries considérées comme stratégiques pour la sécurité nationale. En 2023, les principaux exportateurs de médicaments vers les États-Unis étaient l’Allemagne, la Suisse, la Belgique, l’Irlande et l’Inde. ​Ce dernier en particulier, joue un rôle crucial en fournissant des médicaments génériques aux États-Unis, avec des exportations atteignant environ 9 milliards de dollars en 2023, représentant près d’un tiers des exportations pharmaceutiques totales de l’Inde.

Enfin, les produits liés à la défense, tels que l’acier et l’aluminium, sont déjà soumis à des tarifs spécifiques de 25 % en vertu de la Section 232. Cependant, des développements récents suggèrent que ces tarifs pourraient avoir des implications plus larges sur la production d’armes aux États-Unis. En effet, les nouvelles mesures tarifaires imposées par l’administration Trump, notamment une taxe de 20 % sur les produits de l’Union européenne et de 10 % sur les importations du Royaume-Uni et de l’Australie, risquent de perturber les chaînes d’approvisionnement mondiales essentielles à la fabrication de systèmes d’armement américains. Ces perturbations pourraient entraîner une augmentation des coûts et des retards dans la production d’armes, compromettant potentiellement les partenariats de sécurité internationaux et les projets de défense conjoints tels que le chasseur F-35 et l’alliance sous-marine AUKUS.

On note également l’absence de la Russie et de la Corée du Nord dans le tableau des hausses tarifaires. La Maison-Blanche a justifié cette exclusion en soulignant que les sanctions économiques en vigueur limitaient déjà fortement les échanges commerciaux avec ces pays, rendant ainsi superflue l’instauration de nouveaux droits de douane. Par ailleurs, concernant la Russie, l’administration Trump a exprimé sa volonté de renouer un dialogue diplomatique. En février 2025, des discussions ont été engagées entre représentants américains et russes en vue de rétablir le fonctionnement normal des missions diplomatiques. L’imposition de nouvelles mesures tarifaires aurait alors compromis cette tentative de rapprochement.

La rhétorique protectionniste de Donald Trump contribue à justifier une montée en puissance tarifaire généralisée, présentée comme une réponse légitime aux pratiques commerciales jugées déloyales. Elle s’inscrit dans une logique de souveraineté économique, mais non sans risque pour l’équilibre du système international de commerce et pour la stabilité diplomatique globale. L’effectivité de la nouvelle politique tarifaire reste, en outre incertaine. Toutefois, il est probable que ces mesures soient utilisées comme instruments de négociation dans d’autres dossiers géopolitiques sensibles, notamment celui du trafic de fentanyl avec le Canada. Cette approche, caractéristique d’une diplomatie économique offensive, témoigne d’une volonté assumée de faire des droits de douane un levier de pression stratégique.


[1] Le 9 avril, D. Trump annonce d’un moratoire de 90 jours et maintient un taux mondial de 10 % sur tous les pays touchés par ses nouveaux droits, à l’exception notable de la Chine.

Gardes suisses : quelle est l’origine de l’armée du Vatican ?

Gardes suisses : quelle est l’origine de l’armée du Vatican ?

Les Gardes suisses sont la plus ancienne et la plus petite armée du monde, chargée depuis plus de 500 ans de protéger le pape au Vatican.

par Jean-Baptiste Leroux – armees.com – Publié le
Les Gardes suisses constituent la plus petite et la plus vieille armée du monde. Pixabay
Les Gardes suisses constituent la plus petite et la plus vieille armée du monde. Pixabay | Armees.com

Fondée au début du XVIe siècle, les Gardes suisses pontificaux sont une institution unique. Connue pour ses uniformes colorés et sa fidélité légendaire, cette armée minuscule constitue une tradition vivante qui assure encore aujourd’hui la sécurité du pape et de l’État du Vatican.

Des mercenaires réputés devenus gardiens du pape au Vatican

Au début du XVIe siècle, l’Europe connaît de nombreux conflits militaires et politiques. Le pape Jules II cherche alors à sécuriser sa personne et ses territoires en recrutant des mercenaires reconnus pour leur efficacité. En 1505, il fait appel aux soldats helvétiques, réputés pour leur bravoure, leur discipline et leur grande loyauté. C’est ainsi que, le 22 janvier 1506, 150 soldats suisses sont officiellement chargés de protéger le souverain pontife. Ce jour marque le début de l’histoire exceptionnelle de la Garde suisse pontificale.

Les soldats helvétiques étaient alors considérés comme une force d’élite, invincibles sur les champs de bataille européens. Leur réputation reposait sur des valeurs profondément ancrées : loyauté absolue, courage à toute épreuve et rigueur militaire. Ces qualités expliquent pourquoi Jules II préféra ces mercenaires à toute autre armée pour assurer sa sécurité personnelle et celle de ses possessions.

Des Gardes suisses au rôle symbolique

Depuis sa création, la Garde suisse s’est illustrée lors d’événements majeurs, comme le sac de Rome en 1527. Durant cet épisode tragique, les gardes sauvèrent héroïquement la vie du pape Clément VII, au prix de lourdes pertes humaines. En souvenir de leur bravoure, la tenue des Gardes suisses arbore toujours les couleurs vives que l’on attribue traditionnellement à cette époque : le bleu, le rouge et le jaune.

Aujourd’hui, bien que son rôle ait évolué, la Garde suisse continue d’assurer la sécurité du pape lors des déplacements et cérémonies officielles. Depuis 1870, année de leur dernière confrontation armée, leur mission est avant tout préventive et symbolique. Ils contrôlent les accès au Vatican, assurent une présence discrète mais constante autour du pontife et surveillent les événements auxquels il participe.

Intégrer la Garde suisse relève aujourd’hui davantage du devoir symbolique et religieux que de l’engagement militaire traditionnel. Pourtant, les critères d’entrée restent très sélectifs. Chaque membre doit être un homme suisse, catholique pratiquant, célibataire, âgé de 19 à 30 ans, en excellente santé physique et morale, et possédant une formation militaire de base. Cette exigence permet à la Garde suisse de préserver intacte la tradition qui fait d’elle la plus ancienne et la plus petite armée du monde, garante fidèle de la sécurité pontificale.

Moins de 1 000 hommes: le Pentagone coupe par deux ses effectifs en Syrie

Moins de 1 000 hommes: le Pentagone coupe par deux ses effectifs en Syrie

Un convoi de l’U.S. Army Soldiers en Syrie, fin septembre 2020. (photo U.S. Army Sgt. 1st Class Curt Loter).

Les Etats-Unis ont annoncé, dans un communiqué de vendredi, qu’ils vont réduire de moitié leur présence militaire en Syrie.

Ils estiment avoir lutté avec « succès » contre le groupe Etat islamique (EI), même si des noyaux djihadistes demeurent actifs dans ce pays encore fragile.

Cette décision intervient près de trois mois après l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, défavorable depuis longtemps à la présence américaine sur place.

Les Etats-Unis disposent d’une présence militaire en Syrie depuis des années, notamment dans le cadre de la coalition internationale contre l’EI. Longtemps officiellement établis à 900 hommes, les effectifs US ont été, fin 2024, annoncés à 2000 soldats. Comme annoncé la semaine dernière par des médias israéliens, ces forces vont être réduites « à moins d’un millier de soldats dans les mois prochains »,  a déclaré Sean Parnell, le porte-parole du Pentagone. Des sources US disent que les effectifs pourraient s’établir à 500 hommes au pire.

Outre ces militaires, il faut aussi compter sur des contractors employés dans l’AoR du Commandement Centre et dont le nombre est actuellement difficile à estimer. En effet, le CENTCOM dans ses relevés trimestriels donne, depuis 2018, un chiffre global pour l’Irak et la Syrie.

Dans le plus récent relevé (janvier 2025), ces effectifs s’élevaient à 6474 contractors de toutes nationalités confondues:

Le Pentagone n’a rien précisé sur une éventuelle réduction de ces effectifs civils qui sont stables depuis plus d’un an (voir mes différents posts sur ces contractors).

Des miliciens des FS avec un Américain (probablement un contractor) en mai 2021 en Syrie. (photo U.S. Army, Spc. Isaiah Scott)

Scénario : la Chine attaque Taïwan

Scénario : la Chine attaque Taïwan

par Benjamin Blandin – Revue Conflits – publié le 18 avril 2025

https://www.revueconflits.com/scenario-la-chine-attaque-taiwan/


La Chine rêve de prendre Taïwan, Xi Jinping a annoncé à plusieurs reprises que cela faisait partie de ses objectifs. Mais selon quels modes ? Étude de trois scénarios possibles pour une prise de l’île.  

Benjamin Blandin, expert en sécurité maritime, chercheur associé au Korea Institute of Maritime Strategy (KIMS) et au Yokosuka Council on Asia Pacific Studies (YCAPS).

Alors qu’à l’initiative de Pékin les incidents se multiplient entre les deux rives du détroit de Taiwan, les États-Unis, sous la présidence de Donald Trump, semblent se détourner de la tradition américaine, sans cesse renouvelée depuis 1979, de soutien à l’autonomie, sinon à l’indépendance de fait de Taiwan.

En ce qui concerne Pékin, les infractions à la ligne médiane dans le détroit, comme à la zone d’identification aérienne de Taiwan, par des ballons et des aéronefs de l’armée de l’Air chinoise[1], se multiplient, tandis que l’on observe des infractions sur le pourtour des îles Kinmen, au large de Xiamen et le sabotage de câbles sous-marins entre la pointe nord de l’île principale et l’archipel des îles Matsu. Par ailleurs, la circulation de photos et de prises de vue satellite démontrant la multiplication par les forces armées chinoises d’exercices de débarquement, qui impliquent désormais l’usage de barges de grande taille, tend à confirmer les intentions des autorités chinoises de régler le « problème taiwanais ».

Différents scénarios d’invasion

Au cours des dernières années, plusieurs scénarios ont été pris en compte afin d’appréhender les différentes manières que pourrait employer Pékin afin de forcer une réintégration de Taiwan. Le premier, issus des exercices de wargaming menés par le Pentagone, comprend une attaque de vive force contre Taiwan. Le deuxième, porté par le think tank américan CSIS – ChinaPower, adopte une approche coercitive, comprenant la mise en place et l’imposition d’une zone de quarantaine, d’un blocus économique progressif, voire d’un champs de mines, ce qui aurait des conséquences économiques majeures pour l’économie régionale et mondiale. Le troisième scénario, publié par l’auteur, comprend quant à lui une invasion progressive et séquencée des territoires contrôlés par Taiwan, par le biais d’une technique de blocus.

Scénario #1 : Attaque de vive force sur l’île principale

Bien que le détail des exercices de simulation menés par le Pentagone ne soit pas connu, nous savons qu’en fonction des scénarios, la confrontation pourrait durer de plusieurs semaines à plusieurs mois et entraîner la perte, pour la Chine, de plusieurs dizaines de milliers d’hommes et d’un grand nombre d’unités de surface de la marine chinoise, tandis que la marine américaine pourrait perdre plusieurs porte-avions et de nombreux avions de chasse, tout en ne garantissant pas l’atteinte d’une supériorité aérienne ou navale de l’un ou de l’autre des belligérants.

Sur le plan pratique, ce scénario est le plus risqué à plus d’un titre, pour des raisons pratiques, mais aussi politiques, économiques et stratégiques. Dans un premier temps, la saison des tempêtes s’étend sur près de sept mois, réduisant d’autant les « fenêtres de tir » pour une attaque qui ne peut se faire que sur un nombre limité de plages, la côte étant fortement urbanisée. Sur le plan militaire, le manque de transports de chalands de débarquement comme de barges, tout comme de troupes de marines et/ou de forces aéroportées, éléments qui s’ajoutent à la durée nécessaire pour accomplir une rotation complète entre la côte et l’île, ne pourrait que compliquer encore plus la tâche à accomplir.

Sur le plan politique, la Chine subirait sans nul doute une pression doublée d’un isolement croissant, aussi bien sur la scène régionale qu’internationale.

Sur le plan économique, la mise en place d’une supériorité navale nécessiterait le déroutement complet de tout trafic maritime civil dans le détroit, voire sur l’ensemble du pourtour de Taiwan, ce qui perturberait gravement le transport maritime, tout comme l’activité portuaire régionale et internationale, potentiellement pour une durée de plusieurs mois. Il en irait de même du trafic aérien qui devrait être dérouté sur l’ensemble de l’espace aérien de Taiwan et du Fujian voir au-delà si l’armée de l’Air chinoise mobilise des aéroports et aérodromes dans le Guangdong, le Zhejiang et le Jiangxi (voire ceux disposés en mer de Chine méridionale).

Le média Bloomberg notamment, a évalué qu’un conflit ouvert de haute intensité pourrait entraîner une perte de 10% du PIB mondial, 17% pour la Chine et 40% pour Taiwan et entre 50% et 80% de baisse du commerce vers et depuis l’Asie.

Scénario #2 : Blocus complet de l’île principale de Taiwan

À l’occasion d’une série de trois publications sorties en 2024, le think tank américain CSIS ChinaPower explore trois variations d’un même scénario visant à établir un blocus autour de Taiwan afin d’affirmer son autorité sur l’île, en accroissant progressivement la pression économique et politique par le biais de différents moyens de coercition : mise en place d’une zone d’interdiction navale et/ou aérienne, mise en place d’une « quarantaine » ou « blocus », tous deux par le biais du déploiement de dizaines de navires (marine, garde-côtes, milice maritime), de façon permanente, régulière ou ponctuelle, mobilisation de la force de missiles stratégiques, ou encore déploiement d’un champ de mines marines.

La crédibilité de ce scénario a été démontrée dans les faits dès l’année 2022, à l’occasion de la 4e crise du détroit de Taiwan déclenchée par la visite de Nancy Pelosi. En réaction à cette visite, les autorités chinoises ont en effet déployé plusieurs dizaines de navires et d’aéronefs, mis en place des zones d’interdiction et effectué plusieurs exercices à munitions réelles, dont le tir de missiles dans l’espace aérien de Taiwan, certains ayant par ailleurs atterri dans la zone économique exclusive du Japon.

Ces exercices sont d’ailleurs organisés depuis sur une base annuelle qui reprend plus ou moins le mode opératoire de 2022. Des exercices qui s’ajoutent aux exercices aéronavals en mer de Chine méridionale et en mer de Bohai, aux déploiements de plus en plus fréquents aux abords des îles Kinmen, des îles Diaoyu et en mer de Chine orientale, les infractions à la ligne médiane, les lâchers de ballons et les infractions quasi-quotidiennes à la zone d’identification aérienne de Taiwan.

Scénario #3 : la prise séquencée

Dans un article publié en septembre 2023 dans le Korea Institute of Maritime Strategy (KIMS) sous le titre « Taiwan : une invasion alternative et sans douleur », l’auteur de ces lignes présentait un troisième scénario consistant en une prise de contrôle progressive des territoires contrôlés par Taiwan, y compris les îles Kinmen, Wuqiu et Matsu, les îles Pescadores, les îles situées en mer de Chine méridionale (Itu Aba et Pratas) puis l’île principale de Taiwan par le biais d’une approche non-létale et séquencée.

L’idée ici est simple, établir un blocus complet de l’ensemble des îles, îlots et récifs les plus proches du continent, par la mobilisation massive de navires de la marine, des garde-côtes et de l’intégralité des navires de la milice maritime (jusqu’à huit mille chalutiers[2]), afin de constituer une barrière hermétique et attendre, sans jamais faire usage de la force, jusqu’à épuisement des réserves d’eau, de nourriture et de carburant, et de la prendre sans violence ces mêmes territoires.

Une telle action aurait pour avantage de progressivement priver Taiwan de ces capteurs avancés et de faciliter ultérieurement la conduite d’une éventuelle action de vive force, tout en ajoutant au prestige du gouvernement et des forces armées chinoises, et en diminuant d’autant celui des autorités et forces armées adverses, et en portant un grand coup au moral de la population, facilitant la encore un éventuel travail de sape pour la guerre psychologique et la manipulation des masses menées par les cellules locales du « front uni ».

Ainsi, dans un premier temps, on verrait tomber les îles Kinmen, Wuqiu et Matsu, suivies des îles Pratas et Itu Aba, puis l’archipel des Pescadores, et enfin, en tout dernier, l’île principale de Taiwan. Dans un tel scénario, toute tentative de « sortie en force » des assiégés, ou de forcer le blocus par une force de secours venue de l’île principale pourrait être vue (ou présentée comme telle par les médias et autorités chinoises) comme une agression à l’encontre de la Chine.

Les États-Unis, un partenaire non fiable ?

Alors que Donald Trump a critiqué publiquement Taiwan pour sa « dominance » dans le secteur des puces électroniques, il convient de rappeler que leur fabrication ne représente que l’une des nombreuses dimensions de la chaîne de valeur, et que sur un certain nombre d’autres briques, ce sont les États-Unis qui sont largement en position dominante.

Par ailleurs, la décision de l’entreprise TSMC d’investir la somme additionnelle de 100 milliards de dollars porte le total de ses investissements à 165 milliards de dollars dans le pays, une somme tout sauf anecdotique.

Cet investissement peut d’ailleurs se voir comme le pendant civil des commandes d’équipements militaires massives passées par Taiwan depuis 1979, au profit premier de l’industrie de défense des États-Unis, une fidélité par ailleurs peu récompensée au regard du retard systématique et systémique par ces derniers pour les honorer, avec plusieurs années de retard.

Au total, Taiwan a passé des commandes pour un montant cumulé de 93 milliards de dollars entre 1974 et 2022 (soit 182 milliards en prenant en compte l’inflation), dont 22 milliards sont toujours en attente de livraison malgré les promesses prises par les derniers présidents. Entre autres matériels, les livraisons de chasseurs F-16 et de missiles ont été retardées à de nombreuses reprises et sont aujourd’hui en retard de plusieurs années sur le calendrier initial.

Les États-Unis se sont pourtant engagés à de nombreuses reprises aux côtés de Taiwan, qu’il s’agisse des crises du détroit de Taiwan, que ce soit en 1954-1955, en 1958 et en 1995. Même après le départ des forces américaines en 1974 et la reconnaissance de la Chine communiste en 1979, le Taiwan Relation Act a cimenté la relation pour les décennies qui ont suivi et se soutien a été renouvelé, médiatiquement, politiquement, économiquement et militairement, de nombreuses manières.

Pour autant, force est de constater que la politique de pivot initiée par Barack Obama, après un long focus américain sur le Moyen-Orient dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme »[3], n’a pas permis de réinvestissement stratégique notable en faveur de Taiwan, tout juste, bien qu’à la marge, en faveur des Philippines[4], tandis que le nombre de soldats positionnés au Japon, en Corée du Sud[5] et à Guam n’a cessé de baisser, tandis que la quatrième crise du détroit de Taiwan n’a donné lieu à aucune réaction américaine suite à la démonstration de force chinoise.

Ce sentiment d’abandon, bien que relatif, a d’ailleurs pu être accru, à partir de l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, par une suite de comportements pour le moins surprenants : critique de la plupart des alliés et partenaires traditionnels, menace d’appliquer des tarifs douaniers sur le Canada, l’Australie, le Mexique et l’Union européenne, volonté de s’emparer du Groenland « d’une manière ou d’une autre », faire le jeu de la Russie, prétendre ne pas connaître la signification de l’acronyme « AUKUS »[6], menacer d’exclure le Canada du réseau de renseignement des « Five Eyes ». Sur AUKUS notamment, programme pourtant emblématique initié sous la présidence Biden, le Secrétaire à la défense, après avoir confirmé l’encaissement d’un paiement australien de 500 millions de dollars, a évoqué l’impossibilité de le mettre en œuvre.

Tout cela, assurément, ne doit pas participer à la tranquillité d’esprit des élites politiques et militaires de Taiwan. Pour autant, la situation actuelle, pour troublante qu’elle soit, ne doit pas faire oublier que Taiwan est en train de développer sa propre base industrielle et technologique de défense, avec des succès importants dans le domaine des sous-marins, des navires de surface, des drones et des munitions, y compris des missiles hypervéloces.

La Chine, à la manœuvre pour intimider Taiwan

On l’a vu, la Chine fait feu de tout bois pour intimider Taiwan et faciliter sa réintégration par tous les moyens, la dimension militaire n’étant cependant envisagée qu’en dernier recours, Pékin étant bien conscient des dégâts potentiellement catastrophiques qu’entraînerait pour elle l’échec d’une invasion.

Pour mener à bien son objectif sans recourir directement à la violence, la Chine emploie un ensemble de méthodes qui sont regroupées en trois familles : le déni d’accès, la guerre hybride et les techniques de la zone grise. La première, potentiellement létale, vise à établir la capacité de déployer et de maintenir une bulle ou une zone d’interdiction, que ce soit par le biais de moyens militaires à terre, en mer et dans les airs.

À ce titre, les forces armées chinoises ont nettement renforcé leurs dispositifs de radars et de missiles anti-navires et anti-aériens, agrandis et amélioré les bases aériennes le long de la côte, et développé le nombre et la qualité de leurs navires et aéronefs.

La seconde, comprend un ensemble de moyens administratifs, judiciaires et de propagande, visant d’une part à contester la ligne médiane, en mer comme dans les airs (par l’établissement et la modification unilatérale de plans de vol pour l’aviation civile au-dessus du détroit) ; d’autre part à faciliter la conduite des affaires en uniformisant le droit entre les deux rives du détroit, tout en facilitant l’obtention de quasi-cartes d’identité locales pour les citoyens taiwanais ; et enfin à déployer des campagnes de communication massives, par le biais d’influenceurs et de médias dédiés, faisant l’éloge de la Chine tout en dénigrant les autorités de Taipei et en condamnant les velléités d’indépendance.

La troisième consiste, entre autres moyens, à déployer des navires de plus en plus fréquemment, de plus en plus nombreux, sans cesse plus près des côtes des îles sous le contrôle de Taiwan, de même avec des aéronefs, afin d’épuiser les pilotes et les équipages taiwanais, de contester les espaces maritimes et aériens de Taiwan, de créer une « nouvelle normalité » à son avantage, et de mettre en défaut les autorités de l’île, « incapables » de protéger sa population et le territoire.

Des voisins peu solidaires

Si Taiwan n’avait pas assez de problèmes à régler, force est de constater que certains pays proches géographiquement de Taiwan, n’agissent pas toujours dans l’intérêt de ce dernier, qu’il s’agisse des pays du Pacifique Sud, qui s’en détournent chaque année un peu plus[7], en échange d’une aide économique à court terme de la Chine, ou de certains pays d’Asie du Sud-Est, dont la Malaisie et Singapour, qui souhaitent publiquement une « réunification pacifique » de l’île à la Chine, reprenant en cela le vocabulaire officiel des autorités chinoises.

Tout cela sans compter les interventions individuelles de certaines stars asiatiques, visibles à l’international, qui soutiennent ouvertement Pékin (après avoir précédemment soutenu son adversaire), ou qui mentionnent Taiwan sous la dénomination « China Taipei », parfois après avoir désigné Taiwan comme un état indépendant. Tous ces revirements et changements de position étant la preuve, là aussi, de l’activisme de la Chine.

Par ailleurs, on a constaté ces dernières années une implication croissante d’influenceurs chinois ou pro-Chine basés d’un côté comme de l’autre du détroit de Taiwan, voir à l’international en faveur du rattachement de Taiwan à la Chine. Encore récemment, une citoyenne chinoise résidant à Taiwan du nom de « Yaya » s’est fait connaître après avoir produit et diffusé de nombreux contenus ouvertement favorables à la réunification de Taiwan par la force et qui a vu son permis de séjour non renouvelé, ce qui ne l’a pas empêchée de venir protester le jour même de son départ contre son expulsion avec un groupe de soutiens devant un bâtiment officiel à Taipei.

Conclusion

Si l’on ne peut pas affirmer que Taiwan soit lâché par les États-Unis, ou abandonné par ces voisins, force est de constater qu’il fait face à des menaces importantes de la part de la Chine et qu’une absence de soutien, sur le plan médiatique comme politique, associée à une cessation de l’aide et/ou des livraisons d’armes, comme cela a pu être le cas, même sur une courte période, vis-à-vis de l’Ukraine, pourrait être perçue par les autorités politiques et militaires chinoises comme un aveu de faiblesse et un signal que le moment propice à une intervention est peut être arrivé. Bien que la population taiwanaise soutienne en majorité une position de statu quo et ne s’identifie pas à la Chine, il est cependant clair que la plupart des citoyens ne sont pas prêts à consentir les sacrifices nécessaires pour se défendre seuls face à la menace de Pékin.

D’autre part, les forces armées de Taiwan font face à quatre défis majeurs, entre le vieillissement de la population, la désaffection pour les carrières militaires, le vieillissement des plateformes de combat et l’ultra-dépendance à la mer pour les importations et exportations du pays. Cependant, les leçons de la guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine démontrent que de nouveaux matériels et de nouvelles stratégies existent qui pourraient lui permettre de résister en cas d’agression.

D’autre part, Taiwan n’est pas seul face à l’agressivité chinoise et plusieurs pays proches, dont le Japon, les Philippines et le Vietnam, font également face au même adversaire ? Le Japon, tout particulièrement, est en train de mettre en place de nouvelles installations de défense dans les îles Ionaguni (archipel des Ryu-Kyu), y compris des missiles Type-12 dont la portée va passer de 200 à 1000 km, tandis que les Philippines ont acquis plusieurs batteries de missiles hypersoniques Brahmos, de quoi garantir, peut-être, qu’un encerclement complet sera plus difficile à établir pour Pékin qu’imaginé initialement, tandis que la stratégie d’éparpillement de leurs aéronefs par les États-Unis, devrait empêcher toute supériorité aérienne totale.


[1] Les infractions à la « zone médiane », frontière de facto entre les deux rives du détroit depuis 1950, sont passées de 953 sorties en 2021 à 3070 en 2024 d’après le ministère de la défense de Taiwan, soit une progression en trois ans de 2,6 à 8,4 incursions par jour en moyenne.

[2] La milice maritime dispose d’une force permanente, dite « professionnelle », d’au moins 200 navires, à laquelle peut s’adjoindre, par opportunisme 800 navires additionnels mais dont l’équipement comme le personnel est de moindre niveau. Au-delà, il a été évoqué une capacité de mobilisation maximale de 8000 navires

[3] En anglais « War on Terror », série d’engagements militaires, principalement en Irak et en Afghanistan (2001-2021)

[4] Les Etats-Unis ont accès, par rotation, à neufs bases navales, terrestres et aériennes, aux Philippines dans le cadre des accords EDCA (« Enhanced Defense Cooperation Agreement ») signés en 2014 et 2024

[5] Les Etats-Unis disposent de 50.000 hommes au Japon, 28.500 en Corée du Sud

[6] « Australia-United States-United Kingdom », alliance trilatérale visant à la conception d’une nouvelle génération de sous-marins à propulsion nucléaire pour la marine australienne qui a donné lieu à l’annulation d’un précédent contrat liant la France à l’Australie

[7] En 2010, 23 pays reconnaissaient officiellement Taiwan, seul 12 le faisaient encore en 2024

Économie : L’Europe face à la réalité de la prédation économique

par Bernard Carayon – AASSDN – publié le 17 avril 2025

https://aassdn.org/amicale/economie-leurope-face-a-la-realite-de-la-predation-economique/


Information AASSDN

L’Europe est aujourd’hui la proie d’États prédateurs en quête d’autonomie stratégique, de domination géopolitique et de suprématie économique. Cette prédation se manifeste notamment par la prise de contrôle d’infrastructures critiques ou de fleurons industriels ou technologiques. Depuis quand assiste-t-on à ce type de prédation en Europe ?

F.-X. Carayon  : La prédation économique est un phénomène ancien qui est intimement lié au mouvement de la mondialisation. Cela s’est accéléré en parallèle de l’augmentation des échanges économiques au cours des années 1980-1990. La particularité de la dernière vague d’investissements internationaux que j’analyse dans mon ouvrage est que ces investissements sont effectués par des acteurs publics. Il ne s’agit plus d’achats d’entreprises privées par des entreprises privées mais de rachats d’actifs ou d’entreprises européennes privées par des investisseurs publics étrangers, à savoir des fonds souverains et des entreprises publiques. Or, l’origine publique de ces investissements peut entrainer les conséquences politiques que vous avez mentionnées.

Vous expliquez que les entreprises publiques et les fonds souverains sont donc les deux principaux outils de cette prédation. Pourquoi et comment cela se traduit-il ?

Auparavant, les fonds souverains constituaient les outils classiques des pays bénéficiant d’une rente énergétique, notamment au Moyen-Orient. C’était un moyen de créer une épargne intergénérationnelle ou de lisser les fluctuations de revenus lors de l’évolution du cours des matières premières. En parallèle, les entreprises publiques ont longtemps joué leur rôle qui était simplement d’opérer des services publics. Puis, peu à peu, ces deux acteurs ont été perçus par les puissances émergentes du monde en développement — la Chine, la Corée du Sud, la Malaisie, Singapour, les pays du Moyen-Orient, etc. — comme des vecteurs au service des objectifs industriels et géostratégiques de leur pays. La proximité de ces deux acteurs avec le gouvernement favorisait un alignement naturel avec les intérêts publics. Le gouvernement avait donc le moyen de s’assurer que ces investissements étaient en capacité de satisfaire leurs intérêts.

Pour prendre un exemple, la Chine — que l’on peut considérer comme l’État prédateur par excellence — a déployé une stratégie d’investissement massif dans les semi-conducteurs dans les années 2010. En 2014, Pékin a créé un fonds souverain dédié juste après avoir établi une feuille de route. Puis la Chine s’est lancée dans le rachat d’entreprises de tailles significatives aux États-Unis en 2016 et 2017, jusqu’à ce que le dispositif américain du CFIUS (Comité pour l’investissement étranger aux États-Unis) commence à s’alerter. Ce fut le cas également en France lorsque l’entreprise d’État chinoise Tsinghua Unigroup a racheté en 2018 l’entreprise Linxens, fabricant de composants pour cartes à puces, pour 2,2 milliards d’euros (1). Cet exemple se situe à mi-chemin entre les prédations de nature géostratégique et celles plus économiques qui contribuent à la prospérité nationale.

Les prédations géostratégiques ciblent tout particulièrement les infrastructures critiques. On pensera notamment aux 14 ports européens qui sont passés sous contrôle chinois et qui ne constituent pas des investissements seulement financiers mais aussi stratégiques et opérationnels. On peut aussi mentionner le cas des réseaux électriques et gaziers européens qui sont passés en partie sous contrôle chinois (2), notamment en Italie, au Portugal, en Grèce et au Royaume-Uni. Outre le cas chinois, celui de Singapour est également intéressant car, dans le domaine maritime, la cité-État s’est emparée d’un certain nombre d’actifs à travers le monde, y compris en Europe, comme en Belgique, aux Pays-Bas ou en Italie.

Cette menace géostratégique peut aussi se développer lorsqu’un État prédateur a pris trop d’importance dans un secteur donné. Ainsi, par le jeu des investissements, il acquiert une capacité de menace, qui n’est pas un outil sans faille, mais qui contribue à peser dans les rapports stratégiques entre États.

Outre la Chine, quels sont les autres principaux États prédateurs vis-à-vis de l’Europe ?

On peut avoir tendance à regarder surtout du côté américain ou chinois et à isoler ce phénomène de capitalisme d’État conquérant. Mais le modèle chinois est en train d’essaimer à travers le monde, d’autres États le pratiquent également. On peut revenir sur le cas de Singapour, considéré comme l’un des États les plus libéraux au monde, qui réplique la stratégie de Pékin grâce à ses deux grands fonds souverains, GIC et Temasek (3), qui investissent de façon tout à fait traditionnelle en prenant des participations financières minoritaires dans un grand nombre d’entreprises mais qui, en parallèle, commencent à multiplier les investissements stratégiques dans les secteurs les plus importants pour Singapour, à savoir le maritime, la logistique et les nouvelles énergies. Ce modèle se diffuse également en Corée du Sud, un peu moins en Inde, et bien évidemment dans les pays du golfe Arabo-Persique.

Est-ce que des États européens sont plus ciblés que d’autres ?

C’est assez triste à dire, mais la France ne fait pas nécessairement partie des pays les plus ciblés en raison du fait que son industrie est déjà fortement affaiblie. L’Allemagne est donc au contraire une cible de choix pour nombre d’investisseurs étrangers qui convoitent sa puissance industrielle. Le rachat du constructeur de robots industriels Kuka par le chinois Midea en 2016 a sonné comme un réveil pour l’Allemagne (4). Mais cette dernière continue néanmoins à avoir du mal à protéger ses fleurons industriels avec la perte de nombreuses ETI (entreprises de taille intermédiaire) régionales. À la fin des années 2000 et début 2010, l’Allemagne a d’ailleurs perdu la plupart de ses technologies de pointe dans le secteur des énergies renouvelables qui ont été ravies par des concurrents essentiellement chinois.

Quels sont les secteurs les plus ciblés et quels en sont les risques ?

Ce sont bien évidemment les secteurs stratégiques qui sont les plus ciblés, sachant que la liste de ces secteurs ne fait que s’allonger : robotique, numérique, technologies de l’information, biotechnologies… Paradoxalement, depuis la Covid-19, alors que ces derniers devraient être mieux protégés, de nombreux investissements ont continué d’être réalisés dans le domaine des biotechnologies par des Chinois, des Sud-Coréens, des Taïwanais ou des Japonais. Malgré l’importance de ce secteur, les entreprises de biotechnologie européenne ont un accès difficile aux financements issus des fonds capitalistiques européens (5).

On peut constater que le phénomène ne s’enraie pas, même après un choc aussi important que celui de la pandémie qui nous a pourtant démontré que notre dépendance à l’égard de l’étranger constituait une réelle fragilité.

Un rapport intéressant de la Commission européenne avait été commandé (6), sous la pression des États membres. Il devait faire le point sur l’influence des investisseurs étrangers au sein des économies européennes. Ce rapport a été plus ou moins mis sous le tapis en raison du constat inquiétant qu’il dressait. Il montrait notamment qu’une partie importante des secteurs stratégiques était détenue par des investisseurs étrangers. Ce rapport montrait ainsi que les secteurs stratégiques étaient deux à trois fois plus ciblés que les secteurs classiques. Il dessinait une trajectoire inquiétante montrant qu’entre 2013 et 2017, le nombre d’entreprises passées sous actionnariat étranger, notamment dans les secteurs stratégiques, était en croissance extrêmement forte. La question était de savoir si cette tendance continuait ou si le renforcement de nos dispositifs de protection avait pu infléchir cette trajectoire. Mais il n’y a pas eu de suite à ce rapport qui constitue un aveu d’échec de la Commission européenne sur ce sujet.

Quelle est concrètement l’ampleur de la désindustrialisation ou l’état de l’influence sur les pouvoirs publics européens générées par cette prédation ?

Il est important de réaliser que les investissements étrangers ne sont pas la raison de notre désindustrialisation. Ils viennent d’abord profiter d’un affaiblissement structurel de notre industrie et de notre tissu économique au sens large. C’est parce qu’un grand nombre d’acteurs économiques sont en difficulté que ces investisseurs étrangers sont en capacité de les acquérir. Et c’est parce que notre écosystème financier n’est pas suffisamment développé et robuste qu’il ne peut pas non plus venir en contrepoids pour proposer des alternatives d’investissement.

En France, le cadre fiscal et administratif a généré un désavantage compétitif certain. Mais avec un peu de recul, on réalise que dans le reste de l’Europe occidentale la désindustrialisation va moins vite mais progresse néanmoins. Il y a donc un problème structurel européen qui a trait à notre capacité d’innovation, notre capacité d’éducation et de formation et qui ne semble plus suffisant (7) pour préparer l’avenir et lutter à armes égales face à des nations comme l’Inde (8).

Est-ce que l’Europe a pris conscience de ce danger ?

L’Union européenne (UE) en a pris conscience en partie et s’est dotée d’un dispositif de filtrage (9), qui n’en est pas vraiment un, mais plutôt un outil de coopération entre les États membres et qui permet de partager l’information. Pour l’essentiel, il n’est pas en capacité de bloquer des investissements étrangers en Europe. À ce stade, il s’agit plutôt d’un dispositif cosmétique que d’un outil véritablement efficace.

Du côté des États européens, ces derniers commencent à réagir et les dispositifs de filtrage se musclent dans chaque pays. Il y a cinq ans, seul un quart des pays européens avait un tel dispositif, alors qu’aujourd’hui cela concerne les deux tiers des États membres. Malheureusement, les moyens mis en œuvre ne sont pas à la hauteur. À titre de comparaison, le budget du CFIUS américain est environ trente fois supérieur à son équivalent français. Si l’on compare le nombre de dossiers filtrés par les pouvoirs publics allemands, italiens ou espagnols, ils sont environ cinq à sept fois inférieurs au nombre de dossiers traités par les Canadiens ou les Australiens.

Alors que les problèmes de souveraineté ne se vivent pas de la même façon d’un État à l’autre et qu’il faut bien accepter que nous sommes dans un contexte de guerre économique permanente, y compris au sein même de l’Europe, que peut faire l’UE ou chacun des États membres pour se prémunir face à cette prédation économique ?

Instinctivement, on aimerait que les dispositifs de filtrage se concentrent sur les pays qui nous apparaissent les plus menaçants, comme la Chine ou les États-Unis. Mais effectivement, un certain nombre de menaces émanent de nos voisins les plus proches, comme l’Allemagne. Il s’agit donc de faire un véritable choix politique. Est-ce qu’il faut pousser le fédéralisme à un niveau plus avancé pour permettre de transférer la capacité de filtrage au niveau communautaire ? Mais si nous considérons que les intérêts continuent d’être divergents, ce qui est le cas en pratique, il faut peut-être en tirer des leçons pragmatiques et savoir se protéger de la même manière contre les investissements allemands ou chinois. Sur cette question, il faut avant tout faire preuve de pragmatisme et se dire que tant que nos partenaires se positionneront en concurrents agressifs — comme a notamment pu se comporter l’Allemagne à l’égard de la France ces dernières années dans le nucléaire (10) —, alors il va falloir les traiter à la fois comme des partenaires et des menaces.

Bernard CARAYON
Propos recueillis par Thomas DELAGE

le 8 octobre 2024
dans le cadre des Rencontres stratégiques de la Méditerranée


(1) Frédéric Schaeffer, Raphaël Balenieri, « Semi-conducteurs : un groupe chinois rachète Linxens », Les Échos, 26 juillet 2018 (https://​rebrand​.ly/​j​d​u​q​mpk).

(2) Clémence Pèlegrin, Hugo Marciot, « La Chine aux portes du réseau électrique européen », Groupe d’études géopolitiques, septembre 2021 (https://​rebrand​.ly/​o​0​o​p​t6r).

(3) Nessim Aït-Kacimi, « Proche des 300 milliards d’euros, le fonds singapourien Temasek renoue avec la croissance », Les Echos, 10 juillet 2024 (https://​rebrand​.ly/​n​0​h​u​n5o).

(4) Alexandre Souchet, « Guerre de l’information autour de la prise de contrôle de l’entreprise allemande Kuka Robotique », École de guerre économique, 24 février 2020 (https://​rebrand​.ly/​a​l​r​5​gzi).

(5) Coface, « Biotechnologies : une Europe à la peine face au duel sino-américain », 27 mai 2024 (https://​rebrand​.ly/​e​2​r​e​m8m).

(6) Commission européenne, « Rapport sur les investissements directs étrangers : augmentation continue de la propriété étrangère d’entreprises européennes dans des secteurs clés », 13 mars 2019 (https://​rebrand​.ly/​2​y​f​r​283).

(7) En 2024, la Conférence des directeurs des écoles françaises d’ingénieurs (CDEFI) affiche 46 500 nouveaux diplômés en 2022-2023, alors que les entreprises en réclament 20 000 de plus : Jeanne Bigot, « Le nombre d’ingénieurs diplômés en France reste insuffisant face aux besoins des entreprises », L’Usine Nouvelle, 17 juin 2024 (https://​rebrand​.ly/​5​3​u​9​bkn).

(8) Geetha Ganapathy-Doré, « L’Inde, une puissance scientifique et technologique depuis plus longtemps qu’on le croit », Université Sorbonne Paris Nord, article republié à partir de The Conversation, 5 juin 2024 (https://​rebrand​.ly/​l​l​a​q​9cm).

(9) Marie Guitton, « Filtrage des investissements étrangers : à quoi sert le “système d’alerte” de l’UE ? », Toute l’Europe, 11 février 2022 (https://​rebrand​.ly/​s​u​b​1​vrn).

(10) École de guerre économique, « Ingérence des fondations politiques allemandes & sabotage de la filière nucléaire française », rapport d’alerte, juin 2023 (https://​rebrand​.ly/​o​y​u​7​e3n).

Russie : à la recherche de la confiance perdue

Russie : à la recherche de la confiance perdue

par Jean Daspry* – CF2R – TRIBUNE LIBRE N°179 / avril 2025

*Pseudonyme d’un haut fonctionnaire français, docteur en sciences politiques

https://cf2r.org/tribune/russie-a-la-recherche-de-la-confiance-perdue/


 

Coopération militaire nordique dans l’Arctique à l’époque de Trump

Coopération militaire nordique dans l’Arctique à l’époque de Trump

Greenland national flag and coastal landscape with snow, winter, Greenland, Denmark, North America/ibxrpa07151937/imageBROKER.com/Reinhard Pantke/SIPA/2110191510

par Henrik Werenskiold – Revue Conflits – publié le 7 avril 2025

https://www.revueconflits.com/cooperation-militaire-nordique-dans-larctique-a-lepoque-de-trump/


La période où l’Arctique était une zone de faible tension géopolitique est révolue. Les pays nordiques doivent unir leurs forces pour protéger au mieux leurs intérêts dans une région de plus en plus importante sur le plan géostratégique.

Maintenant que la realpolitik et la politique de puissance font leur grand retour dans la politique internationale, l’importance géostratégique des régions nordiques – à mesure que la glace fond – est plus cruciale que jamais. Avec les récentes déclarations de Trump sur le Groenland, la vulnérabilité potentielle de l’Islande et la position géographique délicate du Svalbard, l’enjeu pourrait potentiellement se révéler immense pour les pays nordiques.

En tant que puissances arctiques naturelles à une époque marquée par une incertitude géopolitique croissante, les pays nordiques ne peuvent plus se fier aux solutions de sécurité d’hier pour relever les défis d’aujourd’hui et de demain. Le moment est donc venu de repenser – et d’agir – pour protéger au mieux les intérêts des pays nordiques dans une période de plus en plus troublée.

Il existe désormais un large consensus politique en Scandinavie sur la nécessité d’augmenter les investissements dans les capacités militaires maritimes, mais cela doit se faire dans un cadre nordique plus large et en tenant compte du contexte géopolitique plus vaste : il est donc temps de mettre en place une flotte pan-nordique permanente dans l’Atlantique Nord et les eaux arctiques.

Une flotte pan-nordique permanente, opérant régulièrement dans la mer du Groenland, la mer de Norvège, la mer de Barents et l’océan Arctique, pourrait servir plusieurs objectifs géopolitiques. Elle enverrait un message clair aux grandes puissances mondiales que les pays nordiques prennent la sécurité militaire au sérieux et qu’ils sont prêts à défendre leur souveraineté ainsi que leurs intérêts dans les régions nordiques – y compris par la force militaire si nécessaire.

Une position commune nordique dans l’Arctique

Les marines nationales nordiques ont diverses limites en ce qui concerne leur capacité de frappe si elles agissent seules, mais, ensemble, elles pourraient potentiellement former une force que personne ne pourrait ignorer – même pas les États les plus puissants. Un renforcement de l’intégration entre les marines nordiques améliorerait également l’efficacité, en évitant le chevauchement des capacités militaires et en garantissant la puissance de frappe la plus élevée possible pour chaque couronne investie.

En tant que pays nordiques détenant le plus grand contrôle sur des territoires arctiques – et ayant par conséquent le plus à perdre dans les régions nordiques –, les marines du Danemark et de la Norvège devraient former l’ossature d’une flotte pan-nordique intégrée. La Norvège, qui a à la fois le plus à défendre et les ressources financières les plus importantes, devrait assumer la responsabilité principale des investissements nécessaires pour rendre la flotte opérationnelle et efficace.

Même si la principale préoccupation sécuritaire de la Suède et de la Finlande se situe dans la mer Baltique, elles ont tout intérêt à soutenir la création d’une telle flotte pan-nordique de l’Atlantique et devraient contribuer avec du matériel militaire naval pertinent. Même les micro-États nordiques – l’Islande, les îles Féroé et le Groenland – devraient trouver leur place : l’Islande, qui n’a pas de marine militaire, peut fournir des navires de garde-côtes ou tout autre équipement pertinent, tandis que les îles Féroé et le Groenland peuvent apporter du personnel.

Utilité géopolitique

Outre l’effet symbolique considérable de l’unité nordique, tant pour les amis que pour les rivaux, une telle flotte commune pourrait atteindre plusieurs objectifs géopolitiques cruciaux. De manière générale, elle contribuerait à persuader les Américains que les pays nordiques prennent au sérieux leurs préoccupations quant à la volonté et la capacité de protéger le flanc nord de l’OTAN.

Plus précisément, elle permettrait de renforcer la surveillance des eaux groenlandaises afin de contrer l’augmentation de la présence militaro-navale russe et chinoise dans la région – affaiblissant ainsi l’argument principal de Trump pour revendiquer le contrôle de l’île. La flotte exercerait également un effet dissuasif contre une éventuelle agression russe – non seulement à l’encontre du Svalbard, qui pourrait potentiellement être la Crimée arctique de la Norvège, mais aussi dans les zones frontalières avec la Russie en Finnmark oriental et en Finlande du Nord.

La valeur géopolitique d’une flotte nordique commune est évidente. Néanmoins, il reste à voir si nos dirigeants politiques sont prêts à prendre une mesure aussi ambitieuse et tournée vers l’avenir. Si les pays nordiques veulent vraiment défendre leurs intérêts dans l’Arctique – avant que d’autres acteurs ne prennent l’initiative et, dans le pire des cas, ne nous évincent d’une partie du monde de plus en plus stratégique –, il faut agir dès maintenant.

Politique étrangère ou étrange politique ?

Politique étrangère ou étrange politique ?

par Jean Daspry* – CF2R – TRIBUNE LIBRE N°178 / avril 2025

*Pseudonyme d’un haut fonctionnaire français, docteur en sciences politiques

https://cf2r.org/tribune/politique-etrangere-ou-etrange-politique/


 

 

« L’avenir n’appartient à personne. Il n’y a pas de précurseurs, il n’existe que des retardataires » (Jean Cocteau).

On ne saurait mieux dire de la sidération de l’élite française face aux bouleversements actuels du monde depuis l’arrivée à la Maison-Blanche de Donald Trump. Pourtant, il fait ce qu’il dit depuis des mois et entend bien continuer sur cette voie ! En quelques semaines, il met à mal tous les paramètres de la gouvernance internationale d’un monde révolu. Il prend de court tous ceux qui avaient le tort de ne pas le prendre au sérieux sur des sujets comme le conflit russo-ukrainien, celui du Proche-Orient ou de la sécurité européenne. Pour avoir fait preuve d’une imprévoyance coupable, ils sont contraints, dans l’urgence absolue et dans l’agitation permanente, d’improviser d’improbables scénarios déconnectés du réel. Le temps des rêves des dividendes de la paix fait place au temps des cauchemars des dividendes de la guerre.

Le temps des rêves : les dividendes de la paix

Les accents joyeux de la symphonie d’un nouveau monde aux innombrables promesses conduisent à l’anesthésie d’une politique étrangère insouciante.

La symphonie d’un nouveau monde

Les trois décennies écoulées resteront dans l’Histoire comme celles d’un optimisme béat et d’une insouciance assumée. Avec la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS, le monde entrerait dans une période de paix, de stabilité et de prospérité sans équivalent depuis des siècles. Le monde des bisounours où tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil. Le monde des fins (histoire, géographie, nations, frontières, protectionnisme, recours à la force, coercition, guerre…) et des commencements (universalisme, sécurité, liberté, doux commerce, recours au droit, coopération, paix éternelle…). Le monde allant vers la paix perpétuelle chère à Emmanuel Kant. En un mot, un monde qui récolterait, intérêt et principal, les dividendes de la paix. Un remake des mots du ministre des Affaires étrangères, Aristide Briand devant la Société des nations (SDN) à Genève en 1926 : « Arrière les fusils, les mitrailleuses, les canons ! Place à la conciliation, à l’arbitrage à la paix ! ». Dans cet environnement euphorique, tout questionnement sur l’imprévisibilité du monde de demain est incongru, pour ne pas dire saugrenu. Les empêcheurs de tourner en rond sont stigmatisés pour leur pessimisme de mauvais aloi alors que les marchands d’illusion tiennent le haut du pavé médiatique. Le fameux « gouverner, c’est prévoir » est oublié, balayé pour faire place au « gouverner, c’est communiquer » à longueur de journée, c’est-à-dire être actif sur les réseaux sociaux.

L’anesthésie de la politique étrangère

Il va sans dire, mais cela va mieux en le disant, que toute réflexion salutaire sur les linéaments de la politique étrangère du futur est proscrite tant l’avenir est radieux. Multilatéralisme à tout-va et Europe à tout bout de champ sont les marqueurs d’une action extérieure assoupie. A-t-on encore besoin de tous ces inutiles que sont les diplomates dont on ne devine guère la réelle valeur ajoutée ? Laissons-nous porter par l’air du temps qui passe ! Cessons de suivre les conseils de certains esprits retors qui nous incitent à nous interroger sur les adaptations requises par un monde nouveau ! Or, ce dernier n’est pas exempt de spasmes, de défis, de menaces telles que le terrorisme islamiste, l’accession à l’arme nucléaire de la Corée du Nord ou de l’Iran, le retour des conflits, l’affaissement du multilatéralisme… Le temps est à la paresse intellectuelle. Nos femmes et hommes politiques sont trop affairés à se quereller sur des questions intérieures pour perdre inutilement du temps à réfléchir aux surprises que pourrait nous réserver un avenir incertain, un ensauvagement inattendu d’un monde sans maître ni règles. Le temps est aux rêveries d’un voyageur solitaire aux quatre coins de la planète. Qu’il est doux de ne rien faire lorsque tout s’agite autour de vous ! Laissons-nous porter par les bienfaits éternels d’un monde merveilleux à perte de vue et d’un avenir réconfortant par toutes les promesses mirifiques qu’il laisse entrevoir à celui qui sait les attendre.

Or, il n’en est rien. Le rêve merveilleux tourne au cauchemar éveillé des dirigeants politiques français, des experts et des médias face à un changement d’ère qui était largement prévisible.

Le temps des cauchemars : les dividendes de la guerre

Face à la cacophonie croissante d’un nouveau monde en éruption constante, la politique étrangère de la France est marquée au sceau d’une vacuité certaine.

La cacophonie du nouveau monde

Plus les années passent, plus le monde apparaît chaotique : attentats du 11 septembre 2001, guerre en Afghanistan, en Irak, conflit en Crimée, crise économique et financière, crise du Covid 19, guerre en Ukraine, éruption au Proche-Orient (Palestine, Iran, Israël, Liban), opposition Nord-Sud, retour des Empires, poussée des régimes autoritaires et des phénomènes migratoires, dégradation du système de sécurité collective, multiples obstacles à la liberté du commerce… Rien à voir avec la promesse de l’aube d’un monde pacifié. Mais, nous n’avions encore rien vu. Le second mandat présidentiel de Donald Trump achève de secouer l’édifice patiemment mis en place successivement après la Seconde Guerre mondiale et l’effondrement de l’URSS. En quelques semaines, l’homme à la mèche blonde provoque incompréhension et sidération chez ses alliés. Le monde ne parvient pas à se réveiller d’un cauchemar qui a pour nom États-Unis. L’Union européenne érige le fameux mur du déni pour conjurer le mauvais sort. Or, cette posture du chien crevé au fil de l’eau est de moins en moins tenable au fil des annonces du locataire malappris à crinière jaune de la Maison Blanche : l’OTAN n’est plus une assurance tous risques pour les mauvais payeurs ; l’article 5 du traité de Washington n’est plus d’application automatique ; la sécurité européenne doit être du ressort des Européens ; les problèmes sérieux se négocient entre les trois Grands (Chine, États-Unis, Russie), les va-nu-pieds n’ayant qu’à s’exécuter comme de vulgaires laquais. L’Europe devient un acteur mineur aux yeux de ses partenaires, alliés et concurrents, spectateur d’un monde en pleine recomposition. Elle ne fait qu’étaler son actuelle faiblesse. Notre pays ne fait pas exception[1].

La vacuité de la politique étrangère

Quels constats objectifs peut-on dresser de l’action internationale de la France conduite sous la férule exigeante de Foutriquet à une époque de relations internationales chaotiques et de l’émergence d’un monde nouveau ? L’élite française fait table rase de l‘un des enseignements du général de Gaulle pour qui la « France doit tenir compte de ce que l’avenir comporte d’inconnu et le passé d’expérience »[2]. Qui plus est, « Jamais le contraste n’a été aussi saisissant entre un ordre mondial et chancelant et l’impréparation des principales formations politiques hexagonales. Concentrées depuis des années sur des enjeux strictement nationaux (…) ils paraissent s’être isolés « dans une bulle »[3]. Certains y voient la conséquence d’un « sous-investissement politique et bureaucratique » dans la sphère internationale. Après avoir pensé que Donald Trump ne serait pas élu 47e président des États-Unis et avoir refusé de prendre ses propos au sérieux et au pied de la lettre, la nomenklatura germanopratine peine à prendre toute la mesure du changement de paradigme et à en tirer les conséquences qui s’imposent. Dans ce contexte, on imagine aisément que la politique étrangère (stratégie du long terme) – trop souvent confondue avec la diplomatie (tactique du court terme) – sous le second mandat empli de munificence de Jupiter 1er s’apparente à un ensemble vide, à une succession de gadgets comme celui de la dissuasion nucléaire partagée. Et cela au moment où la réalité – celle du rapport de force, du primat de la puissance – reprend ses droits. Heureusement, tout va changer avec la nomination d’un « Macronboy », l’illustrissime Clément Beaune au poste de « haut-commissaire au plan, commissaire général à la stratégie et à la prospective » en remplacement de François Bayrou[4]. Il annonce, aussitôt après avoir été choisi par Emmanuel Macron, disposer de pistes de réflexion pour donner consistance à sa fonction de stratège et de prévisionniste du XXIe siècle. Alléluia !

Chaos mondial et heure de vérité

« Il n’y a pas de vent favorable pour celui qui ne sait où il va ! » (Sénèque).

Les pays du « Nord global » n’ont toujours pas digéré la grande désillusion du « monde d’après ». Qui plus est, il y a de fortes chances que la « cicatrice diplomatique » du tsunami Donald Trump ne se referme pas de sitôt. Face à un monde qui vacille sur ses assises anciennes, un sursaut salutaire est indispensable. Il passe avant tout par l’adoption d’une stratégie cohérente dans le temps et dans l’espace. Or, nous en sommes encore loin tant le temps est à l’agitation et à la communication débridées. Entre le dire et le faire, il y a la page blanche qu’il faut commencer par noircir de réflexions. Face aux menaces, la France éternelle doit choisir entre puissance et effacement. La France doit effectuer un choix crucial pour espérer conserver sa place dans le monde de demain : définir une véritable politique étrangère ou bien se contenter d’une étrange politique (étrangère) ?


[1] B. D., « Macron enfin populaire … », Le Canard enchaîné, 2 avril 2025, p. 1.

[2] Maurice Vaïsse, « Les propos gaulliens de 1959 collent à l’actualité », Le Monde, 7 mars 2025, p. 26.

[3] Claire Gatinois/Gilles Paris/Philippe Ricard, « Politique étrangère. Torpeur et tremblements dans les partis français », Le Monde, 9-10 mars 2025, pp. 20-21.

[4] Décret du 5 mars 2025, JORF du 6 mars 2025.

A méditer en cas d’embrouille avec Trump: la France aussi est dépendante aux armes et technologies militaires américaines

A méditer en cas d’embrouille avec Trump: la France aussi est dépendante aux armes et technologies militaires américaines

Un Reaper français au Niger en 2021. Photo P. Chapleau

Les tensions croissantes avec l’administration Trump doivent-elles inquiéter les pays de l’Union européenne dont la dépendance en matière d’armement d’origine américaine constitue une fragilité stratégique? L’Europe est effectivement lourdement dépendante des États-Unis en matériel militaire, comme l’a admis la Commission européenne dont le récent livre blanc prône la préférence européenne en matière d’acquisition d’armement.

Si les deux tiers des armements achetés par les pays de l’Union européenne sont acquis auprès des États-Unis, ce n’est pas le cas de la France dont l’industrie de défense, globalement florissante, permet au ministère des Armées de s’équiper sur le marché français.

Il reste toutefois un certain nombre de domaines où Paris doit se tourner vers l’allié américain et son complexe militaro-industriel pour acquérir des technologies ou des équipements (certains avec des restrictions). Ces achats se font dans le cadre de Foreign Military Sales (FMS) dont le montant récent est chiffré à 6,2 milliards de dollars par le Département d’Etat.

Petite revue de détail des technologies ou des armements en cours de livraison ou fournis au cours des quinze dernières années par les équipementiers US avec la bénédiction du Pentagone. Cet état des lieux, qui ne prend pas en compte la multitude des composants et autres hardware/software américains intégrés aux armements français, montre qu’une éventuelle brouille avec les Etats-Unis aurait des conséquences néfastes dans au moins trois domaines regardant la défense.

Des lance-roquettes unitaires

En 2016, selon la DSCA (la Defense Security Cooperation Agency), la France a acheté aux Etats-Unis 13 Guided Multiple Launch Rocket System (GMLRS) pour un coût de 90 millions de dollars. Ces lance roquettes unitaires équipent le 1er régiment d’artillerie mais quatre pièces ont été fournies à l’armée ukrainienne. Le reste, vieillissant, mériterait d’être remplacé.

C’est ce que prévoit la LPM 2024-30. Avec une solution souveraine dans le cadre du programme « Frappe longue portée terrestre » (FLP-T) sur lequel travaillent deux consortiums, l’un formé par MBDA et Safran, l’autre par Thales et Ariane Group. A moins que l’urgence opérationnelle ne pousse à acheter des M142 HIMARS américains (un matériel éprouvé) proposés par l’américain Lockheed-Martin ou des PULS du groupe israélien Elbit Systems. A moins encore que le programme ELSA (European Long Range Strike Approach), qui rassemble la France, l’Italie, l’Allemagne, la Pologne et le Royaume-Uni, ne soit choisi à cause de son actuelle pertinence politique.

Des missiles 

Des commandes ad hoc de bombes Paveway (5 000 à partir de 1999, selon le SIPRI) et de missiles ont été faites par Paris dans le cadre de besoins ponctuels liés aux activités opérationnelles lors des opex. Selon les chiffres de la DSCA, Washington a ainsi livré 260 missiles antichars Javelin après un feu vert du Congrès en 2010.

Pour armer ses hélicoptères Tigre et ses drones MQ-9 (lire ci-dessous), Paris a acheté des missiles AGM-114R2 Hellfire (200 en 2015, 260 en 2016, 1 515 en 2023).

Plus récemment, en 2023, la France a été destinataire d’un lot de munitions rôdeuses Switchblade 300 dans le cadre d’un contrat passé entre l’US Army et la firme américaine AeroVironment, Inc. Un premier contrat d’une valeur initiale de 231 millions de dollars au profit de l’armée de Terre US a été augmenté de 64,5 millions de dollars en mars 2023 de façon à permettre la fourniture de systèmes au profit de deux armées étrangères, dont les armées françaises.

Des drones MQ-9

Après une décision prise en 2013 par Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la Défense, l’armée de l’Air a été équipée en drones Reaper construits par la société américaine General Atomics Aeronautical Systems, Inc. Le Congrès avait donné son feu vert pour 16 drones mais 12 seulement ont été achetés. Le marché d’une valeur de 1,5 milliard de dollars incluait les drones, des pièces détachées, les software, la formation des personnels français et un soutien technique américain (le contractor logistics support). Pour les douze drones Reaper MQ-9 de l’armée de l’Air et de l’Espace qui dépendent de la 33e escadre Escadre de surveillance, de reconnaissance et d’attaque (ESRA), installée sur la base aérienne 709 de Cognac, ce CLS coûtera en 2025 48,5 millions de dollars.

Cette dépense annuelle somme toute limitée s’inscrit toutefois dans une vraie dépendance de l’AAE. Pour Cédric Perrin, sénateur et président de la commission défense du Sénat, cette dépendance envers les États-Unis est vraiment forte. Cité par mon confrère Pascal Samama, il a rappelé que « nous ne sommes pas propriétaire des images. Si les Américains récupèrent la boite à images qui est dans le Reaper, ils peuvent le faire, nous priver de ces images et même nous empêcher de survoler tel ou tel territoire. Les Américains peuvent décider de l’usage que l’on fait de nos drones ».

Des catapultes électromagnétiques

2025 sera l’année du « dossier de lancement et réalisation » (DLR) avant la commande effective du futur porte-avions, le PA-Ng. Je rappelle que Naval Group et les Chantiers de l’Atlantique réaliseront la plateforme et TechnicAtome les chaufferies nucléaires.

Les catapultes seront fournies par le groupe américain General Atomics qui fournira trois « Electromagnetic Aircraft Launch Systems » (EMALS), pour un coût estimé à plus de 1,3 milliard de dollars. Ces trois catapultes électromagnétiques de nouvelle génération ont été développées par General Atomics pour les porte-avions de la classe Gerald R. Ford de l’US Navy.

Comme l’a bien résumé Guillaume Aigron dans le blog Secret Défense, « la France se trouve dans une position délicate car ces systèmes sont actuellement produits uniquement par les États-Unis. Le constructeur américain General Atomics est le seul à maîtriser ces technologies, déjà déployées sur le porte-avions USS Gerald R. Ford. Cette situation place la France dans une position de dépendance technologique vis-à-vis de son allié transatlantique»

Les catapultes électromagnétiques qui équiperont le PA-Ng reposent sur le principe de l’induction magnétique. Des circuits électriques, situés de part et d’autre des rails de catapultage, génèrent un champ magnétique mettant en mouvement un chariot mobile sur lequel est fixé l’aéronef. L’alimentation de ce moteur linéaire est contrôlée de manière à être ajustée à la masse de l’avion ou du drone à catapulter et à la vitesse finale nécessaire à son catapultage. Des systèmes de stockage et de restitution d’énergie, situés en amont des moteurs, permettent de lisser les appels de puissance vis-à-vis de l’installation de production électrique du navire lors de l’utilisation des EMALS.

Guet et transport aériens

Restons dans le domaine aéronautique avec un trio de contrats. D’abord celui des avions de guet aérien AWACS (Airborne Warning and Control Systems) qui date des années 1990. L’armée de l’Air et de l’Espace dispose de quatre E-3F (des Boeing 707 modifiés de 35 ans d’âge) basés à Avord, sur la base aérienne 702 où ils sont exploités au sein de la 36e escadre de commandement et de conduite aéroportés. Eux aussi vieillissants, ils pourraient être remplacés par des E-7A Wedgetail, développés par l’Américain Boeing (et retenus par l’Otan), ou par le système GlobalEye du Suédois Saab.

Deuxième contrat, celui deux C-130J et des deux KC-130J désormais installés à Evreux avec des appareils similaires de l’armée de l’Air allemande. Soit cinq aéronefs C-130J-30 et cinq aéronefs KC-130J achetés aux États-Unis en 2015 et livrés à partir de septembre 2018. A noter que le soutien technique de la flotte des C-130 français a un coût annuel d’une cinquantaine de millions de dollars versée à l’entreprise américaine Lockheed Martin Aeronautics Co.

Un Rafale Marine et un E-2 Hawkeye sur le pont du Charles de Gaulle, à Subic Bay, le 23 février 2025. (Photo by TED ALJIBE / AFP)

Enfin, un autre contrat, lui en cours depuis 2020, concerne la livraison à la Marine nationale de trois avions de guet aérien E-2D Advanced Hawkeye Aircraft pour remplacer l’actuelle flotte française d’E-2C Hawkeye 2000 entrés en service dans la Marine nationale en 1998. Le premier des E-2D est en construction aux USA depuis décembre dernier. Livraison prévue en 2027. La valeur initiale du marché était estimée à deux milliards de dollars mais l’addition s’est déjà alourdie de quelques 450 millions de dollars.

L’échange entre Trump et Zelensky : texte intégral

L’échange entre Trump et Zelensky : texte intégral

Dans une scène d’une violence verbale sans précédent, le président des États-Unis Donald Trump et son vice-président J.D. Vance ont repris les éléments de langage de Vladimir Poutine pour chercher à humilier en direct à la télévision leur allié, le président ukrainien Volodymyr Zelensky, dans le Bureau ovale de la Maison-Blanche.

Nous publions la transcription intégrale de cet échange — un tournant historique.

Auteur : Le Grand Continent – publié le 1er mars 2025
https://legrandcontinent.eu/fr/2025/02/28/lechange-entre-trump-et-zelensky-transcription-integrale/

Dans le Bureau ovale, le 28 février 2025. © Shutterstock

Alors que le président ukrainien rappelait que l’invasion russe remontait à l’annexion de la Crimée en 2014 et que l’Ukraine a déjà signé un cessez-le-feu que la Russie n’a pas respecté, le vice-président américain J.D. Vance l’a violemment interrompu, lui reprochant de plaider sa cause devant les médias américains, exigeant qu’il remercie Trump pour son soutien et insistant sur le fait que l’Ukraine manquait de soldats.

La forme est choquante.

L’objet du débat n’a pourtant rien de trivial.

Il est crucial pour l’Ukraine et pour l’Europe : un cessez-le-feu — que Donald Trump veut obtenir au plus vite — doit-il être précédé de garanties de sécurité ?

Du côté ukrainien et européen, on craint que tout accord qui ne serait qu’un gel des lignes de front — une sorte de Minsk — ne serve qu’à permettre à la Russie de se réarmer et regrouper dans un moment où son économie montre des signes de faiblesse.

Cette séquence, assez visiblement orchestrée, intervient alors que, dans les dix derniers jours, Donald Trump a traité Zelensky de dictateur et que les États-Unis ont voté aux Nations Unies avec la Russie et la Corée du Nord contre une résolution demandant la fin des hostilités ainsi qu’une résolution pacifique du conflit et réaffirmant l’engagement de l’organisation pour l’intégrité territoriale du pays.

Elle a fait réagir la plupart des chancelleries européennes en soutien à l’Ukraine dans la soirée.

Un haut fonctionnaire européen a déclaré au Grand Continent dans la soirée qu’il s’agissait « d’une embuscade pour les caméras ».

En diplomatie, chaque mot compte — ils comptent même double lorsqu’ils sont prononcés face caméra. Pour que chacun puisse avoir connaissance de ceux qui viennent d’être prononcés à Washington, de leur brutalité mais aussi de leur portée, nous publions une transcription non altérée, non éditée des échanges.

Donald Trump 

(répondant à un journaliste) Je ne suis pas aligné avec Poutine. Je ne suis aligné avec personne. Je suis aligné avec les États-Unis d’Amérique. Et pour le bien du monde. Je suis aligné avec le monde. Et je veux en finir avec cette histoire. Vous voyez la haine qu’il a pour Poutine. C’est très difficile pour moi de conclure un accord avec un tel niveau de haine. Il a une haine immense. Et je comprends cela. Mais je peux vous dire que l’autre camp ne l’aime pas non plus.

Donc, ce n’est pas une question d’alignement. Je suis aligné avec le monde. Je veux régler ce problème. Je suis aligné avec l’Europe. Je veux voir si nous pouvons trouver une solution. Vous voulez que je sois dur ? Je peux être plus dur que n’importe quel être humain que vous ayez jamais vu. Je serais si dur. Mais vous n’obtiendrez jamais d’accord comme ça. Voilà comment ça fonctionne.

J.D. Vance

Je vais répondre à cela. Écoutez, pendant quatre ans aux États-Unis, nous avons eu un président qui se montrait dur avec Vladimir Poutine lors des conférences de presse. Et ensuite, Poutine a envahi l’Ukraine et a détruit une grande partie du pays. Le chemin vers la paix et la prospérité passe peut-être par la diplomatie. Nous avons essayé la voie de Joe Biden, celle de bomber le torse et de faire comme si les paroles du président des États-Unis comptaient plus que ses actions.

Ce qui fait des États-Unis un grand pays, c’est leur engagement dans la diplomatie. C’est ce que fait le président Trump.

Volodymyr Zelensky

D’accord. Il a occupé des territoires, nos territoires. De grandes parties de l’Ukraine. L’est et la Crimée. Il les a occupés en 2014. Pendant de nombreuses années, et je ne parle pas seulement de Biden. À cette époque, c’était Obama, puis le président Obama, puis le président Trump, puis le président Biden, et maintenant le président Trump. Que Dieu bénisse : maintenant, le président Trump va l’arrêter. Mais depuis 2014, personne ne l’a arrêté. Il a simplement occupé et pris. Il a tué des gens.

Donald Trump

2015.

Volodymyr Zelensky

2014.

J.D. Vance

2014 et 2015.

Donald Trump

2014. Je n’étais pas là.

Volodymyr Zelensky

Mais de 2014 à 2022 (…) personne ne l’a arrêté. Vous savez que nous avons eu des discussions avec lui, beaucoup de discussions. Mes discussions bilatérales. Et nous avons signé avec lui. Moi, en tant que nouveau président, en 2019, j’ai signé avec lui un accord, j’ai signé avec lui, Macron et Merkel. Nous avons signé un cessez-le-feu. Un cessez-le-feu. Tous m’ont dit qu’il ne bougerait jamais. Nous avons signé avec lui un contrat sur le gaz. Mais après, il a rompu le cessez-le-feu. Il a tué notre peuple et il n’a pas échangé les prisonniers. Nous avons signé un échange de prisonniers, mais il ne l’a pas respecté. De quelle diplomatie, J.D., parlez-vous ? Que voulez-vous dire ?

J.D. Vance

Je parle de la diplomatie qui mettra fin à la destruction de votre pays.

Monsieur le Président, avec tout le respect, je pense que c’est irrespectueux de venir dans le Bureau Ovale et d’essayer de débattre de cela devant les médias américains. En ce moment, vous envoyez de force des conscrits sur le front parce que vous manquez d’hommes. Vous devriez remercier le président d’essayer de mettre fin à ce conflit.

Volodymyr Zelensky

Êtes-vous déjà allé en Ukraine ? Vous parlez de nos problèmes.

J.D. Vance

J’y suis allé…

Volodymyr Zelensky

Venez une fois.

J.D. Vance

J’ai regardé et vu les reportages, et je sais que vous emmenez des gens en tournée de propagande, Monsieur le Président. N’êtes-vous pas d’accord pour dire que vous avez des difficultés à recruter des soldats ?

Volodymyr Zelensky

Nous avons des problèmes. Je vais répondre.

J.D. Vance

Et pensez-vous qu’il soit respectueux de venir dans le Bureau Ovale des États-Unis d’Amérique et d’attaquer l’administration qui essaie de prévenir la destruction de votre pays ?

Volodymyr Zelensky

Beaucoup de questions. Commençons par le début.

J.D. Vance

D’accord.

Volodymyr Zelensky

Tout d’abord, en temps de guerre, tout le monde a des problèmes, même vous. Mais vous avez un bel océan et ne ressentez pas cela pour l’instant, mais vous le sentirez à l’avenir.

Donald Trump

Vous n’en savez rien.

Volodymyr Zelensky

Que Dieu vous bénisse, vous n’aurez pas de guerre.

Donald Trump

Ne nous dites pas ce que nous allons ressentir. Nous essayons de résoudre un problème. Ne nous dites pas ce que nous allons ressentir.

Volodymyr Zelensky

Je ne vous dis pas…

Donald Trump

Parce que vous n’êtes pas en position de nous dicter cela. Rappelez-vous ceci : vous n’êtes pas en position de nous dicter ce que nous allons ressentir. Nous allons nous sentir très bien.

Volodymyr Zelensky

Vous en ressentirez l’influence. Je vous le dis.

Donald Trump

Nous allons nous sentir très bien et très forts.

Volodymyr Zelensky

Vous en ressentirez l’influence.

Donald Trump

Vous n’êtes pas en bonne position en ce moment.

Vous vous êtes placé dans une très mauvaise position. Et il a raison à ce sujet. Vous n’êtes pas en bonne position. Vous n’avez pas les cartes en main pour le moment. Avec nous, vous commencez à en avoir.

Volodymyr Zelensky

Je ne joue pas aux cartes. Je suis très sérieux, Monsieur le Président. Je suis un président en temps de guerre…

Donald Trump

Vous jouez aux cartes. Vous jouez aux cartes. Vous jouez avec la vie de millions de personnes. Vous jouez avec la Troisième Guerre mondiale. Vous jouez avec la Troisième Guerre mondiale. Et ce que vous faites est très irrespectueux envers ce pays, ce pays qui vous a soutenu bien plus que ce que beaucoup de gens ont dit qu’il aurait dû faire.

J.D. Vance

Avez-vous dit « merci » une seule fois pendant toute cette réunion ? Non. Pendant toute cette réunion, avez-vous dit « merci » ? Vous êtes allé en Pennsylvanie et avez fait campagne pour l’opposition en octobre. Offrez quelques mots d’appréciation aux États-Unis et au président qui essaie de sauver votre pays.

Volodymyr Zelensky

S’il vous plaît. Vous pensez que si vous parlez très fort de la guerre, vous…

Donald Trump

Il ne parle pas fort. Il ne parle pas fort. Votre pays est en grande difficulté. Attendez une minute.

Volodymyr Zelensky

Puis-je répondre ?

Donald Trump

Non. Non. Vous avez beaucoup parlé. Votre pays est en grande difficulté.

Volodymyr Zelensky

Je sais. Je sais.

Donald Trump

Vous n’êtes pas en train de gagner. Vous ne gagnez pas cette guerre. Vous avez une sacrée chance de vous en sortir grâce à nous.

Volodymyr Zelensky 

Monsieur le Président, nous restons dans notre pays, nous restons forts. Depuis le début de la guerre, nous avons été seuls, et nous sommes reconnaissants. J’ai dit merci dans ce cabinet, et seulement dans ce cabinet.

Donald Trump

Vous n’avez pas été seuls. Nous vous avons donné, par l’intermédiaire de ce président stupide, 350 milliards de dollars. Nous vous avons fourni du matériel militaire. Et vos hommes sont courageux. Mais ils ont dû utiliser notre matériel militaire. Si vous n’aviez pas eu notre équipement militaire…

Volodymyr Zelensky

Vous m’avez invité…

Donald Trump

Si vous n’aviez pas eu notre équipement militaire, cette guerre aurait été terminée en deux semaines.

Volodymyr Zelensky

En trois jours. Je l’ai entendu de la bouche de Poutine : en trois jours.

Donald Trump

Peut-être moins.

Volodymyr Zelensky

C’est quelque chose, en deux semaines. Bien sûr. Oui.

Donald Trump

Ça va être très difficile de faire affaire dans ces conditions, je vous le dis.

J.D. Vance

Dites juste merci.

Volodymyr Zelensky

Je l’ai dit de nombreuses fois, merci au peuple américain.

J.D. Vance

Acceptez qu’il y ait des désaccords. Allons débattre de ces désaccords au lieu d’essayer de les exposer aux médias américains alors que vous avez tort. Nous savons que vous avez tort.

Donald Trump

Mais vous voyez, je pense qu’il est important pour le peuple américain de voir ce qui se passe. Je pense que c’est très important. C’est pourquoi j’ai laissé cette discussion durer si longtemps. Vous devez être reconnaissant.

Volodymyr Zelensky

Je suis reconnaissant.

Donald Trump

Vous n’avez pas les cartes en main. Vous êtes acculé là-bas, votre peuple meurt. Vous manquez de soldats.

Volodymyr Zelensky

Non, s’il vous plaît, Monsieur le Président.

Donald Trump

Écoutez. Vous manquez de soldats. Ce serait une sacrée bonne chose. Ensuite, vous nous dites : « Je ne veux pas de cessez-le-feu. Je ne veux pas de cessez-le-feu. Je veux continuer et obtenir ceci. » Écoutez, si vous pouviez obtenir un cessez-le-feu maintenant, je vous dirais de le prendre. Ainsi, les balles cesseraient de voler et vos hommes cesseraient de mourir.

Volodymyr Zelensky

Bien sûr que nous voulons arrêter la guerre.

Donald Trump

Mais vous dites que vous ne voulez pas de cessez-le-feu.

Volodymyr Zelensky

Mais je vous ai dit, avec des garanties.

Donald Trump

Je veux un cessez-le-feu, parce que vous obtiendrez un cessez-le-feu plus rapidement qu’un accord de paix.

Volodymyr Zelensky

Demandez à notre peuple ce qu’il pense du cessez-le-feu—

Donald Trump

Ce n’était pas avec moi. Ce n’était pas avec moi. C’était avec un type nommé Biden, qui n’était pas une personne intelligente. C’était avec Obama.

Volodymyr Zelensky

C’était votre président.

Donald Trump

Excusez-moi. C’était avec Obama, qui vous a donné des draps, et moi, je vous ai donné des Javelins.

Volodymyr Zelensky

Oui.

Donald Trump

Je vous ai donné des Javelins pour détruire tous ces chars. Obama vous a donné des draps. En fait, l’expression est : Obama a donné des draps, et Trump a donné des Javelins. Vous devez être plus reconnaissant parce que, laissez-moi vous dire, vous n’avez pas les cartes en main. Avec nous, vous avez des cartes. Mais sans nous, vous n’avez aucune carte.

Ce sera un accord difficile à conclure, car les attitudes doivent changer.

Une journaliste

Et si la Russie viole le cessez-le-feu ? Et si la Russie rompt les négociations de paix ? Que ferez-vous dans ce cas ? Je comprends que la conversation est tendue.

Donald Trump

Que dites-vous ?

J.D. Vance

Elle demande : et si la Russie viole le cessez-le-feu ?

Donald Trump

Et si quoi que ce soit ? Et si une bombe tombait sur votre tête maintenant ? OK ? Et s’ils le violaient ? Je ne sais pas, ils l’ont fait avec Biden, parce qu’ils ne le respectaient pas. Ils ne respectaient pas Obama. Ils me respectent.

Laissez-moi vous dire, Poutine en a bavé avec moi. Il a traversé une fausse chasse aux sorcières où ils l’ont utilisé, ainsi que la Russie, la Russie, la Russie, la Russie. Vous avez déjà entendu parler de cette affaire ? C’était un mensonge. C’était une arnaque impliquant Hunter Biden et Joe Biden. Hillary Clinton, le sournois Adam Schiff. C’était une arnaque des démocrates. Et il a dû traverser cela. Et il l’a fait. Nous n’avons pas fini en guerre. Et il a dû le supporter. Il était accusé de toutes ces choses. Il n’avait rien à voir avec ça. C’était sorti de la chambre à coucher de Hunter Biden. Ça venait de la chambre à coucher de Hunter Biden. C’était dégoûtant. Et puis ils ont dit : « Oh, l’ordinateur portable de l’enfer a été fabriqué par la Russie ». Les 51 agents. Tout cela n’était qu’une escroquerie. Et il a dû supporter tout cela.

On l’accusait de toutes ces choses. Tout ce que je peux dire, c’est ceci : il a peut-être rompu des accords avec Obama et Bush, et peut-être avec Biden. Il l’a fait. Peut-être. Peut-être qu’il ne l’a pas fait. Je ne sais pas ce qui s’est passé. Mais il ne les a pas rompus avec moi. Il veut conclure un accord. Je ne sais pas s’il peut conclure un accord.

Le problème, c’est que je vous ai donné du pouvoir pour être un dur à cuire, et je ne pense pas que vous auriez été un dur à cuire sans les États-Unis. Et votre peuple est très courageux.

Volodymyr Zelensky

Merci.

Donald Trump

Mais soit vous concluez un accord, soit nous nous retirons. Et si nous nous retirons, vous devrez vous battre. Je ne pense pas que ce sera joli, mais vous devrez vous battre.

Mais vous n’avez pas les cartes en main. Une fois que nous signerons cet accord, vous serez dans une bien meilleure position. Mais vous ne montrez aucun signe de gratitude. Et ce n’est pas une bonne chose. Honnêtement, ce n’est pas une bonne chose.

Très bien. Je pense que nous en avons assez vu. Qu’en pensez-vous, hein ? Ça va faire de la très bonne télévision. Je peux vous le dire. Très bien. Nous verrons ce que nous pouvons faire pour arranger cela. Merci.