Le service militaire, une bonne ou une mauvaise chose ? Retour d’expérience et analyse des mythes et des idées reçues au tour du « service ».
La scène se passe en 2006, en fin d’après-midi, dans le métro parisien, la ligne 1, celle qui traverse la capitale d’ouest en est. Je suis assis à rêvasser. Au bout d’un moment, je m’aperçois qu’un type me regarde. Costume, porte-documents… il ressemble à ces milliers de cadres qui peuplent les bureaux de la Défense. Instant de léger malaise lorsqu’il comprend que j’ai vu qu’il me fixait. Il s’avance :
─ Vous êtes le lieutenant Hivert ?
─ Oui réponds-je sans préciser que ça datait un peu.
La conversation s’engage. Militaire du rang appelé, il avait été détaché dans ma section à l’occasion d’un stage commando effectué à Givet en 1995. Au fil de la conversation, les souvenirs reviennent. Effectivement, un grand type, costaud, intelligent, avec un ascendant certain sur ses camarades. Un peu frondeur, mais sans dépasser certaines limites, avec ce qu’il faut de vanité pour faire comprendre qu’il en avait sous le pied et que s’il l’avait voulu, il aurait pu faire plus, prendre des responsabilités, par exemple, mais avec suffisamment d’amour propre, également, pour arriver au bout d’un stage éprouvant. La conversation tourne autour de Givet. Finalement, il arrive à sa correspondance. Avant qu’il ne franchisse la porte, je l’interroge franchement :
─ Alors ce service ? Bon ou mauvais souvenir ?
La réponse tarde à venir… je vois qu’il est troublé. Pendant ces quelques minutes de discussion, ses souvenirs ont afflué et remué beaucoup d’émotions. La porte s’ouvre, il s’avance vers le quai et, en se retournant, me lance :
─ Oui ! Oui ! Des bons souvenirs !
Cela n’a duré que le temps de passer deux ou trois stations et je crois que cet échange résume assez bien le souvenir qu’ont gardé de nombreux appelés : une situation subie (pour la plupart), une trajectoire personnelle (ce que j’ai fait, comment j’ai géré cette période…), mais également collective (nous étions si nombreux, on l’a fait, nous) et le souvenir qu’on garde d’une expérience en rupture avec beaucoup de choses : ses études, sa famille, son milieu, sa région… Qu’il en ait gardé finalement un bon souvenir n’était pas surprenant. Affecté en batterie de tir, il avait fait au moins deux manœuvres, dont une en hiver, il avait sué pour obtenir son insigne commando…
Je savais d’expérience que la plupart de ceux qui avaient eu un service actif, sur le terrain, dans une unité qui se tenait, en ramenaient plus de bons souvenirs que ceux qui avaient esquivé. Je savais également que le temps fait son œuvre et qu’au fil des années, cette période se confondrait avec sa jeunesse et que la nostalgie s’installerait : oui je n’avais rien demandé, ça m’a bien fait ch… d’y aller, mais j’ai quand même fait des trucs incroyables !
Appelé moi-même, de la classe 91/10, j’ai suivi un parcours assez classique : préparation militaire parachutiste à 18 ans (puis une par an pour pouvoir sauter chaque été), ensuite préparation militaire supérieure (Valdahon et Bitche) et à 23 ans, formation en tant qu’élève officier de réserve à l’école d’application de l’artillerie à Draguignan. Ensuite aspirant, chef d’équipe d’observation au 2e régiment d’artillerie à Landau in des Pfalz, en Allemagne, volontaire service long, officier de réserve en situation d’activité (ORSA) et finalement activé. J’ai donc commandé du début de ma carrière – avec quelques interruptions où j’ai commandé des engagés volontaires – en 1992 jusqu’à 2001, quand j’ai terminé mon temps de commandant d’unité, des appelés.
De façon parfaitement empirique, sachant que je n’ai jamais servi qu’en batterie de tir, voici ce que j’ai retiré de mon expérience du service national.
FACE À L’EST… ET UN HORIZON DÉGAGÉ
Du service militaire (national), j’ai d’abord connu, de 1991 à 1993, l’époque des gros bataillons d’appelés. Ceux, qui, le dimanche soir, se rassemblaient par milliers en piétinant gare de l’Est, pour rejoindre les garnisons de Champagne, de Lorraine puis d’Allemagne où je servais. J’ai connu cette époque des trains bondés, pas toujours chauffés, qui s’arrêtaient parfois, sans raison apparente, en pleine voie, des heures durant, lâchant leurs chapelets d’appelés de Suippes jusqu’à Landau pour ce qui me concernait. S’il y a quelque chose qui a bien contribué à créer de la cohésion entre militaires appelés et à construire un adversaire générique, c’est d’abord ces conditions de transport.
Nos appelés, à Landau, venaient des régions de Paris et de Lille. Le système d’intégration et de formation était particulièrement bien rodé. Chaque régiment venait chercher ses appelés à Metz. L’occasion d’un premier contrôle de la prévôté pour constater que certains d’entre eux détenaient du shit. Les plus couillons se faisaient attraper, les autres, les chiens les marquaient donc nous savions à qui nous avions affaire pour la suite. Le premier mois, pour leur formation initiale, les appelés n’étaient pas autorisés à quitter le quartier. À l’époque, pas d’internet, pas de téléphone portable… ces jeunes étaient coupés du monde dans tous les sens du terme (et en Allemagne). Cette période était décisive en termes de formation d’un état d’esprit pour l’apparition de ce début de cohésion indispensable pour la suite. Beaucoup de sport, évidemment, et à l’époque, le sport c’était le… footing et le parcours d’obstacles. Le sport était une découverte pour beaucoup de ces jeunes. Du nettoyage de tout : armement, chambres, abords, blindés, zone technique, etc. Par la suite, les gars étaient ventilés en fonction de leurs aptitudes intellectuelles et physiques. On entrait alors dans une nouvelle phase de formation. Ceux à potentiel rejoignaient les équipes de préparation de tir ou de topographie et le bas de l’échelle était celui des munitionnaires. Entre les deux, il y avait les pilotes, les pointeurs, etc. Certains, comme les pilotes chars, quittaient le régiment pour quelques semaines avant d’y revenir.
Je suis volontairement clinique en écrivant cela, mais c’était bien la situation : il fallait rapidement discerner qui serait le plus utile à quel poste et le former, car la montre tournait… Déjà, à l’époque, nous n’avions plus que 10 mois pour qu’à la fin, un régiment d’artillerie puisse manœuvrer au sein de sa division. Donc pas beaucoup de sensiblerie, mais beaucoup de pragmatisme.
La finalité était bien l’efficacité opérationnelle – et rapidement en plus – et certainement pas la recherche de la création du citoyen parfait. Les gars venaient comme ils étaient et nous tâchions d’en faire des individus capables, individuellement, de remplir une tâche et collectivement, de faire un régiment. De cette époque, je ne me souviens déjà pas avoir croisé, dans les batteries de tirs, en dehors des aspirants, des diplômés de l’enseignement supérieur. C’était un milieu exclusivement masculin.
La finalité était bien l’efficacité opérationnelle – et rapidement en plus – et certainement pas la recherche de la création du citoyen parfait
Sans enjoliver la situation, il y avait de la cohésion dans ces unités. Pas forcément celle de l’adhésion aux grandes valeurs, celles qui veulent qu’on accepte de mourir pour de grands principes… mais celle, primaire, du groupe, de la cellule de base d’une unité : l’équipage de l’AUF1, l’équipe munitionnaire… articulée autour de la figure du sous-officier, chef de l’ensemble (le chef de pièce, le chef de l’équipe reconnaissance…). Il y avait des frictions aussi, celles de cadres d’active ou sous contrat qui méprisaient les appelés et les surnommaient les saisonniers, les TUC (travaux d’utilité collective) … mais c’était loin d’être le cas général et ceux, animés de cet état d’esprit, que j’ai croisés, n’étaient pas les meilleurs et ont rarement fait de belles carrières. Quand on est con, c’est souvent pour la vie. Les appelés n’étaient pas tous parfaits non plus. Ils étaient parfois en absence irrégulière ou désertaient, il y avait des vols, des bagarres… mais de vrais pourris (violents, casseurs, etc.) j’en ai peu croisé. La plupart géraient leur situation en tâchant d’éviter les missions qui leur feraient sauter un week-end ou de se mettre en situation d’être sanctionnés, mais ils ne voulaient pas non plus passer pour des crapauds, au moins aux yeux de leur chef direct et de leurs camarades les plus proches. C’était le cas général.
Par ailleurs, les pièces étaient soutenues (les régiments manœuvraient donc à 4 batteries de tir à 24 pièces), les stocks de munitions étaient abondants (les efficacités se faisaient à plusieurs coups pièce) et les périodes de manœuvres nombreuses. Je n’ai plus jamais autant tiré ni autant manœuvré par la suite. Arrivée en 1992 à Landau, la 3e DB venait d’être dissoute et ses stocks de munitions et ses créneaux de manœuvres avaient été répartis entre les régiments des 1ère et 5e DB qui constituaient alors le gros de nos forces en Allemagne. Chef d’équipe d’observation, en plus des manœuvres d’artillerie, je faisais celles des cavaliers et des fantassins en étant affecté plus particulièrement au 8e groupement de Chasseurs. À cela, il fallait rajouter les périodes d’entraînement divisionnaire à Baumholder, par exemple, consacrée à la lutte antiaérienne ou LATTA où les munitions de petits calibres tirées étaient si nombreuses, qu’officier sécurité sur un GBC 12.7, les étuis m’arrivaient à mi-mollet à la fin de la journée. D’autres périodes d’entraînement en camp sur des thèmes divers rythmaient notre emploi du temps. C’était également l’époque du NBC et des franchissements de coupures humides. Bitche, Suippes, Canjuers… les périodes à l’extérieur se succédaient et au régiment, les permanences et les gardes aussi. Nous courions encore sur notre erre, les exercices de desserrement pour faire face au Pacte de Varsovie s’allégeant et s’espaçant jusqu’à définitivement s’arrêter en 1992, quelques mois après mon arrivée.
Finalement et surtout ! ces unités étaient opérationnelles et aujourd’hui, en y repensant, je suis ébahi par cette performance collective qui permettait, en quelques mois, de créer des unités opérationnelles en sélectionnant, à partir de chaque contingent, le personnel qui serait affecté à tel ou tel poste, en le formant et en l’entraînant. Un mélange de gestion de la ressource humaine extrêmement rationnelle, technocratique, et d’un savoir-faire pédagogique et humain éprouvé qui permettaient d’arriver au résultat : fournir à la France des régiments d’artillerie capables de manœuvrer et tirer.
FACE À… UN HORIZON QUI SE DÉROBE
J’étais à Mostar, en 1996, avec le groupe d’artillerie de marine au sein duquel je vivais ma première opération extérieure (OPEX), lorsque j’ai entendu, sur un petit poste de télévision à la réception faiblarde qui avait été installé dans ce qui nous tenait lieu d’ordinaire, les déclarations du président Jacques Chirac sur la suspension du service national. À l’époque, la déclaration ne m’avait pas marquée plus que ça. On s’y attendait. Je me demandais juste comment la transition appelés – engagés allait se passer. Par ailleurs, le 40e RA d’où je venais avait commencé « en avance de phase » sa professionnalisation l’année précédente ; une batterie était déjà « pro » et les autres devaient rapidement l’être.
Pour les régiments, à partir de cette déclaration, la situation devait pourtant rapidement se détériorer avec la conjonction de plusieurs éléments :
- des appelés de plus en plus rétifs à faire leur service au fur et à mesure que la date de la fin de conscription approchait (et qui aurait pu leur en vouloir ?) ;
- des engagés qui ne tenaient pas toutes leurs promesses, car à l’époque, les besoins en recrutements, massifs, imposaient que l’on garde chacun de ceux qui poussaient la porte d’un centre de recrutement ; le mot d’ordre était : si vous perdez un poste, ce sera un prétexte pour fermer des unités, alors faites avec ce que vous avez (c’était l’époque des ébouriffantes campagnes de recrutement « avec ce casque vous pouvez devenir comptable, boulanger… » qui ont fourvoyé bien des jeunes) ;
- une perte en soutien phénoménale et une baisse drastique des allocations en munitions ; en clair, à partir de 1996, je n’ai plus jamais servi au sein d’un régiment capable de manœuvrer avec ses 4 batteries de tir simultanément et j’ai le souvenir pénible d’avoir passé des nuits entières au cul du VAB, pour qu’on ne tire finalement que deux coups pour toute une nuit ;
- enfin, dans les coupes sombres que vivait notre armée, l’artillerie payait un lourd tribut : la composante nucléaire avait disparu dès 1997 (peu la regrettaient, il est vrai), les régiments sol-air étaient dissous les uns après les autres et les régiments sol-sol canons vivaient un sale moment.
Après l’époque des gros bataillons d’appelés, j’ai donc alors connu celle des bataillons étiques qui a caractérisé les dernières années du service national. Les formes du service national s’étaient multipliées (en entreprise, en ambassade… la seule limite étant l’imagination technocratique) privant encore plus les régiments de jeunes diplômés ; les réformes médicales vidaient les unités à un rythme inégalé ; les dispositifs administratifs, ad hoc, dépoilaient encore plus les batteries (qui se souvient du texte, qui autorisait les appelés originaires des localités polluées par la marée noire de 1999, à se mettre à disposition des mairies touchées ?)… La ventilation des appelés devenait un casse-tête : tel apte à être pilote char, ne l’était finalement plus au moment d’attaquer la formation, tel envoyé à Carpiagne pour être formé pilote char ne revenait pas… ce qui mettait réellement en péril notre capacité à manœuvrer. C’était l’époque où les régiments s’organisaient en montant des unités de bric et de broc, en prélevant une section par ci, une équipe par-là, s’échangeaient des matériels entre batteries…
Je suis encore tout surpris, des années plus tard, que certains de ces appelés ont accepté de jouer le jeu jusqu’au bout tant l’atmosphère était délétère. La mécanique qui permettait de faire des régiments d’appelés opérationnels s’était grippée.
Les contingents qui savaient bien qu’ils seraient les derniers jouaient désormais ouvertement et sans vergogne la carte de l’évitement avec l’appui d’une technostructure qui avait déjà passé pour pertes et profits l’opérationnalité des régiments d’appelés et qui ne pensait plus que réductions d’effectifs, restructurations, encaissement des ventes du patrimoine foncier et bâti des armées… sous couvert de dividendes de la paix. Bref, le système « appelés » se délitait alors que le système « engagés » n’était pas encore rodé.
En ce qui me concerne, l’aventure avec les appelés s’est arrêtée en juin 2001, lorsque je suis revenu d’une mission de quatre mois en Martinique, au sein du 33e régiment d’infanterie de marine. J’étais parti avec une grosse compagnie TTA (beaucoup plus importante que les PROTERRE actuelles) à 4 sections dont une d’appelés et cette section n’avait pas démérité, tant s’en faut.
Après une période de préparation opérationnelle à Bitche, en hiver, un passage au centre d’entraînement de l’infanterie au tir opérationnel (CEITO) au Larzac, un stage au centre d’instruction et d’entraînement au combat en montagne (CIECM) de Barcelonnette et un contrôle d’aptitude opérationnelle de l’unité, ils avaient gagné le droit de rejoindre la Martinique. Marches sur tous les sentiers de l’ile, tirs au champ de tir de Colson, gardes, passage au centre d’aguerrissement des Antilles, projection à Marie Galante et même en Guyane pour certains d’entre eux, la mission avait tenu ses promesses. Si je rentre dans les détails, c’est parce que, comme beaucoup de militaires, c’est d’abord l’appel du large, l’aventure individuelle et collective qui les avait motivés.
ET MAINTENANT ?
Je suis reconnaissant à tous ces jeunes qui ont « fait leur service » et en particulier aux derniers. Ils en ont tiré des conclusions variées, mais ils ont participé, en y consacrant quelques mois de leur existence, à une entreprise collective au service du bien commun. Ils ont contribué à tenir le glaive de la France. Ça en fait pour moi, quel qu’a été leur grade et leur poste, des citoyens éminemment honorables.
Au moment où l’on reparle de « service », de réserve, d’engagement… ils ont certainement quelque chose à transmettre à la Nation, aux nouvelles générations. Il faut y réfléchir.