Odessa mon amour ?

Billet du Lundi 25 mars rédigé par Ghislain de Castelbajac, membre du Conseil d’Administration et membre fondateur de Geopragma.

https://geopragma.fr/odessa-mon-amour/


Face aux attaques de tous bords auxquelles Geopragma et ses membres font face, il est temps de répondre aux adeptes du whisky churchilien d’un côté, et ceux de la vodka triste de l’autre, par un vieil armagnac bien construit et structuré.

Nous traitons la géopolitique de façon réellement indépendante, et défendons une analyse du temps long et des intérêts et évolutions des puissances. Nous ne sommes pas toujours d’accord, et c’est heureux. 

Les anciens diplomates français de tout premier niveau qui participent à nos travaux le savent: parler à tout le monde ne signifie pas cautionner. Il faut parfois ravaler ses opinions pour écouter l’adversaire, le représentant d’un régime honni, afin d’être force d’analyse, puis de proposition.

L’agora des réseaux sociaux et les donneurs de leçons inféodés brouillent l’écoute de la réflexion et de l’action géopolitique. 

Les « trolls » bas du front sévissent et polluent le débat : D’un côté les partisans d’un régime kleptocrate revanchard post-soviétique qui teste les limites d’européens sous tutelle américaine.

De l’autre, des hyènes dactylographes souvent payées par des officines étrangères bellicistes et non moins impérialistes, à l’agenda tout aussi dangereux pour la France.

Le plus comique étant que leur maître états-unien commence à se désengager justement de nos conflits européens pour des raisons budgétaires et électorales. Sans doute pris de panique par la perspective d’un désengagement de Washington, ces servants s’en prennent à ceux qui ne pensent pas comme eux pour tenter d’exister. 

Comme par enchantement, une offensive propagandiste est venue des tréfonds du ventre encore fécond de l’hydre néocon qui causa tant de souffrances depuis l’invasion illégale de l’Irak. La vague provient notamment de l’émissaire français d’un think tank américain belliciste, pour réclamer une intervention de nos troupes au sol sur le front ukrainien. Le relais fut comme par hasard immédiat auprès de Charles Michel (1) et du président Macron.

Or, c’est ce moment géopolitique, moment de vérité nue car les empires de l’Est comme de l’Ouest montrent leurs vrais visages, qu’il convient de saisir pour l’Europe et la France en particulier.

Normalement vouée à être apôtre de la Paix en cette année olympique, la France peut prendre l’initiative dans la future mise en place de négociations pour un cessez le feu en Ukraine, mais aussi et surtout pour la mise en place d’une paix durable en Europe orientale. 

Mais la méthode présentée par nos dirigeant est-elle la bonne ?

Stratégie du fou au fort ?

En évoquant la possibilité d’un envoi de troupes au sol, notamment dans la région d’Odessa, le président de la République s’adresse très certainement à l’électorat français dans un contexte d’élections européennes. Il s’agit d’un jeu politicien basé sur la peur et l’irrationalité.

Mais si l’on fait fi de cette manœuvre électorale en se concentrant sur le terrain géopolitique, le message que le président fait passer à Vladimir Poutine n’est pas dénué de tout fondement opératif. Reste à savoir s’il en découle une stratégie cohérente, qui elle-même servirait les intérêts fondamentaux de la France.

Dans un jeu du fou au fort, ou du fou au fou, il peut être intéressant de parler le même langage que la Russie expansionniste, en posant les bases d’une limite stratégique, ici territoriale, qui placerait Odessa en but de paix pour la France et l’Europe, et ferait apparaître Paris non plus comme une capitale coulée dans un moule eurocrate, mais bien comme une puissance historique européenne qui ferait valoir ses « droits » de manière parfois brusque, face au révisionnisme de Moscou.

Pour bien comprendre l’épisode faussement fuité dans la presse du président Macron qui, devant un verre de whisky, se verrait bien « envoyer des gars » à Odessa, suivi de cet aveu présidentiel géopragmatique : «Aider l’Ukraine, c’est aussi notre intérêt à court terme parce qu’il y a en Ukraine beaucoup de ressources, beaucoup d’éléments dont nous avons besoin pour notre économie». C’est intéressant, même s’il oublie de mentionner que plus de 40% des terres arables en Ukraine sont détenues par des investisseurs étrangers (mais non français) et qu’il faudra expliquer à nos agriculteurs le bienfait d’une entrée de ces ressources ukrainiennes sur le marché européen.

Face à l’ignorance d’une partie croissante de notre personnel politique, il faut donc reprendre le contexte historique :

La France est déjà intervenue entre 1853 et 1855 en Crimée pour combattre la Russie. Cette embardée fit près de 100 000 morts français, dans un conflit inspiré par l’Angleterre pour ses propres intérêts, les Britanniques étant restés au large de la péninsule pendant que les Français se faisaient tuer…pour rien à part quelques noms d’avenues parisiennes.

Le Général Marquis Armand de Castelbajac, qui était alors ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, avait -en vain- alerté l’empereur Napoléon III des dangers pour la France de se faire embarquer dans cette guerre.

Le vieux Général, blessé plusieurs fois à la Moskova, se souvenait de la campagne de Russie de Napoléon Ier, qui fit 500 000 morts côté français. Réprimandé à son retour à Paris par sa hiérarchie, l’Empereur qui avait depuis perdu son fils dans une autre envolée interventionniste stérile en Afrique du Sud, finit par reconnaître la sagesse du vieux général en le nommant sénateur du Gers à vie.  

Mi-décembre 1918 les Français ont débarqué à Odessa pour combattre les Russo-bolcheviks. La ville fut sous administration française jusqu’en mars 1919. Ce fut un échec, accompagné d’une mutinerie des marins français et des débats houleux à la Chambre.

La participation de la France à la construction de la ville en 1803, puis durant la première guerre de Crimée, et notre campagne d’Odessa en 1919 démontre à la Russie poutinienne que le sang versé par nos hommes n’est pas un vain mot. Il semble donc intéressant de faire entrer l’hypothèse auprès du Kremlin que la France a une certaine légitimité historique à vouloir défendre Odessa. Le président Poutine est un féru d’Histoire : je connais d’ailleurs les manœuvres et barbouzeries de son entourage le plus proche pour obtenir nos précieuses archives et souvenirs familiaux du général de Castelbajac qui ont concerné cette première guerre de Crimée.

Le président Macron peut donc trouver des arguments (autres qu’électoralistes) d’indiquer aux russes qu’Odessa est une ligne rouge pour la France.

Pour ces raisons historiques et quasi-« sentimentales », mais aussi pour des raisons stratégiques, car la fermeture du verrou d’Odessa bloquerait l’accès de l’Ukraine à la Mer Noire, qui redeviendrait un lac russo-ottoman.

Créé par Catherine II avec l’aide du duc Armand de Richelieu, le port d’Odessa est également le plus proche de celui de Sébastopol. La ville est aussi un verrou terrestre, à moins de 90 kilomètres de la frontière avec la République autoproclamée russophone et russophile de Transnistrie, séparatiste de la Moldavie.

Il est important que la paix en construction permette à chacune des deux parties de sauver la face. L’auteur de ces lignes a toujours défendu une ligne claire. Pour paraphraser François Mauriac, je pourrais dire que j’aime tellement l’Ukraine que je souhaite qu’il y en ait deux.

La paix des braves passe donc, qu’on le veuille ou non, par un partage territorial qui retrouverait les lignes naturelles des peuples russes et russophones qui habitent l’Ukraine orientale du bassin du Donbass ainsi que la Crimée, et une Ukraine occidentale héritière de la Mitteleuropa et pleinement légitime à retrouver la voie d’une réintégration aux ensembles européens : royaume polono-lituanien, Autriche-Hongrie, bientôt UE (?), qui en firent autrefois sa gloire.

Il est d’ailleurs très utile de se pencher sur des cartes projetant les projets de tracés des frontières de la très grande Pologne, telle qu’elle fut envisagée par la France -et par les empires centraux- en 1918 afin de contrer le tout nouveau danger bolchevique :

Le tracé intègre la Crimée et le Donbass à la nouvelle Russie, mais Odessa et son hinterland aurait été polonaise selon ce projet.

L’impossibilité d’un lac ?

Malgré les envolées lyriques et martiales de notre président, alors que nos forces armées « sont à l’os » pour reprendre les termes de nombreux officiers supérieurs, quel serait l’intérêt stratégique et militaire de la France, et même de l’Europe, d’envoyer des troupes, ou de devenir cobelligérants en Ukraine, particulièrement pour défendre le verrou d’Odessa ?

S’il est admis que la perte d’Odessa par Kiev serait un coup très dur porté à la nation ukrainienne car elle priverait l’Ukraine d’accès à la mer et permettrait aux Russes d’assurer leur jonction avec les Russes de Transnistrie, il me semble qu’il faut aussi envisager cette hypothèse malheureuse comme porteuse à l’avenir de paix et de stabilité retrouvée de cette région de l’Europe :

Nous avons à plusieurs reprises déploré l’absence de remise en cause des découpages soviétiques faisant fi des réalités des nations et des volontés des peuples qui composèrent l’ex URSS. 

C’est donc un crève-cœur et une tragédie que d’avoir abandonné à l’armée russe et son lot de destructions le nécessaire travail de révision de ces frontières administratives internes qui aurait dû se faire par des référendums d’auto-détermination dans les oblasts concernés, et par des traités : le manque de mise à plat des points de friction à la chute de l’union soviétique et l’absence de Pacte de stabilité tel qu’il existât pour l’Europe centrale en 1995, puis tous les événements subséquents avec l’accélération depuis le coup d’Etat de Maïdan en 2014 nous ont précipité dans ce gouffre d’une guerre qui pourrait entraîner l’Europe dans un ultime suicide.

Cette tragédie est malheureusement ficelée de longue date, notamment par les états-majors américains, qui avant même l’arrivée de Poutine au pouvoir, identifiaient trois actions qui permettraient aux Etats-Unis de conserver leur rôle à l’échelle mondiale : contenir la poussée de la Chine, assurer la division de l’Europe et couper la Russie de l’Ukraine. (2) Ces buts stratégiques américains sont atteints au-delà de leurs espérances, en poussant à la faute Poutine et en coupant pour plusieurs décennies la Russie de l’Europe, tout en la poussant dans les bras de la Chine.

Pourtant, au-delà de ces agitations idéologiques, il apparait aujourd’hui selon de nombreux experts que la capacité militaire de la Russie ne lui permet pas à ce jour de s’emparer d’Odessa, même si les attentats du théâtre Crocus près de Moscou le 22 mars, ainsi que les salves de missiles ukrainiens tirés sur Sébastopol, sont en train de faire basculer le conflit vers un engrenage de plus en plus incontrôlable.

A quelques encablures d’Odessa se construit actuellement en Roumanie, à proximité de la ville portuaire de Constanța, la future plus grande base militaire européenne de l’alliance de l’OTAN. La nouvelle installation abritera quelque 10 000 membres du personnel et leurs familles.

La situation ne serait donc pas -encore- aussi désespérée pour Kiev sur le front Sud-Ouest, qui entend profiter de sa situation sur la côte pour harceler la marine russe. 

Les annonces du président Macron seraient donc une stratégie de galvanisation à bon compte censée permettre une re-mobilisation des pays membres de l’OTAN. En utilisant le golem russe comme épouvantail, et le peuple français comme cobaye de peurs irrationnelles, la rhétorique guerrière et apocalyptique de certains oiseaux de malheur peut, en effet, servir de catalyseur électoral… ou de panique. (3)

Comme déjà exprimé à de nombreuses reprises, il existe pourtant une voie pour une Paix durable en Europe, mais celle-ci ne passera ni par le président Zelenski, emporté dans une voie sans issue tant par le Royaume Uni de Boris Johnson qui l’enfuma dans un refus d’accepter de rédiger des accords à Ankara en 2022, ni par la Rada qui instaura une loi interdisant toute négociation avec la Russie.

Il serait donc intéressant pour la France d’écouter les déclarations du général Zaloujni, CEMA ukrainien récemment destitué, plus au fait de la situation sur le terrain et sans doute plus pragmatique.

Peut-être même que dans une prise de conscience, certes tardive, de l’importance pour les européens de prendre enfin en main leur destin de défense du continent, nous pourrions -rêvons un peu- nous soustraire d’un ordre américain qui est de toute façon en demande de prise de distance. (4)

Mais entre soutenir la cause ukrainienne, prendre enfin conscience de l’inconstance des politiques budgétaires de défense de la France, et entrer dans une guerre totale (c’est l’ennemi qui vous désigne, y compris comme cobelligérant), il y a un abîme à ne pas franchir. 

Le cynisme ambiant des bellicistes en herbe est l’inverse d’une réflexion posée et construite. Elle s’apparente à une perte de contrôle, un errement guidé, aveuglé par les peurs, les sentiments, et sans doute l’ignorance, qui pourraient faire de la France une cobelligérante. Comme le disait le général de Gaulle, il n’y a que les arrivistes pour y arriver…


  1. https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2024/03/19/if-we-want-peace-we-must-prepare-for-war/
  2. C.f Zbigniew  Brzeziński, Le Grand Echiquier, 1997
  3. C.f : https://geopragma.fr/les-hypocrites-les-cyniques-et-leurs-golems/
  4. https://www.bvoltaire.fr/otan-75-ans-pour-quoi-faire/

Macron : la stratégie de la tension, dans quel but ?

Macron : la stratégie de la tension, dans quel but ?

par Éric Denécé – CF2R – Note d’actualité N°635 / mars 2024

https://cf2r.org/actualite/macron-la-strategie-de-la-tension-dans-quel-but/


 L’incident aérien de la mer Noire

Le 5 mars dernier, l’Armée de l’air française a effectué une patrouille de surveillance aérienne en mer Noire, au large de l’espace aérien russe.

Jusque-là, rien d’anormal. En effet, depuis plus de deux ans, les sites spécialisés dans le suivi de l’activité aérienne (civile et militaire) internationale permettent d’observer quotidiennement, le déploiement des aéronefs de l’OTAN à proximité des frontières terrestres et maritimes de la Russie pour des missions de renseignement électromagnétique (ROEM/SIGINT) ou de prises de vue/imagerie (ROIM/IMINT).

À titre d’illustration, la capture d’écran du site FlightRadar24 du 6 mars dernier permet de voir plusieurs appareils (avions ou drones) de l’OTAN (US Air Force, Royal Air Force et Aeronautica Miltare) déployés au-dessus de la mer Noire ou à proximité des frontières méridionales de l’Ukraine (Moldavie, Transnistrie).

 

Flightradar24 : capture d’écran du 6 mars 2024, 13h 22 UTC.


Or, étonnamment, le suivi de l’activité aérienne au cours de la journée du 5 mars ne laisse apparaître aucun aéronef français sur zone. Pourtant, la France a bien confirmé avoir déployé au-dessus de la mer Noire un avion de guet aérien AWACS E-3F, accompagné de 2 Rafale. Cette mission, confirmée par une source militaire française auprès de l’AFP, s’est déroulée conformément à la navigation prévue dans l’espace international et Paris a assuré qu’il n’y avait pas eu d’incident.

Il n’en demeure pas moins que le vol de cet AWACS français n’a pas pu être suivi via les sites spécialisés qui exploitent les données émises par les transpondeurs. Pour les spécialistes du suivi de l’activité aérienne, cette « absence » des appareils français signifie qu’ils évoluaient avec le transpondeur ADS-B coupé, ce qui assez inhabituel et peut même être considéré dans le contexte actuel comme une forme de provocation.

En effet, depuis le début de la crise ukrainienne, la très grande majorité des vols de renseignement électronique occidentaux se font avec le transpondeur allumé afin d’éviter les méprises et de signaler leur présence aux Russes et à l’aviation civile. C’est une mesure claire de déconfliction. Seuls les drones Global Hawk coupent parfois leur transpondeur, mais ils volent très haut (50 000 à 60 000 pieds), ne sont pas armés et ne représentent pas un danger pour la circulation aérienne. De même les avions de combat opérant dans le cadre des exercices de l’OTAN au-dessus des États baltes n’allument que très rarement leurs transpondeurs.

Les autres nations engagées dans le soutien à l’Ukraine veillent toutefois, le plus souvent, à ne pas couper leurs transpondeurs, comme en témoignent, le 5 mars, les vols d’un RC-135 Rivet Joint de l’USAF et d’un P-8A Poseidon de l’US Navy en mission dans la région de la mer Noire (cf. capture d’écran ci-dessous). Ces deux appareils avaient bien leurs transpondeurs allumés.

 

Flightradar24 : capture d’écran du 5 mars 2024, 10h 20 UTC.


On doit donc considérer que le fait de couper les transpondeurs a été une décision délibérée de la part de la France, alors même que la patrouille de l’Armée de l’Air frôlait l’espace aérien russe. Une telle décision apparaît pour le moins inopportune et a été perçue – à juste titre, il convient de le reconnaître – comme une provocation par les Russes.

« Le 5 mars 2024, les moyens russes de contrôle de l’espace aérien au-dessus de la mer Noire ont détecté trois cibles aériennes volant vers la frontière de la Fédération de Russie » a déclaré le ministère russe de la Défense. En réaction, alors « qu’un avion de détection et de contrôle radar à longue portée (AWACS) et deux chasseurs multirôles Rafale C de l’armée de l’air française » s’apprêtaient à survoler les eaux territoriales russes, un chasseur Su-27 a décollé « pour empêcher la violation de la frontière de la Fédération de Russie », a rapporté l’agence Interfax. À l’approche du chasseur russe, les avions français « ont quitté l’espace aérien au-dessus de la mer Noire et il n’y a eu aucune violation de la frontière de la Fédération de Russie » assure Moscou.

Cet épisode a également été très commenté outre-Atlantique, bien que les médias français et européens l’aient peu rapporté. En effet, cette attitude n’a pas du tout été appréciée par les Américains, qui ne jugent pas utile de jeter de l’huile sur le feu, d’autant que cela s’est produit en plein Super Tuesday et que tout le monde à Washington était polarisé sur les primaires. Cela a donné lieu à plusieurs déclarations particulièrement véhémentes contre Macron par des commentateurs des chaines télévisées américaines, qui se sont demandé quelle mouche avait piqué le président français d’ordonner un vol militaire, transpondeurs coupés, à proximité des frontières de la Russie[1] ? Une telle action ne fait qu’aggraver les tensions et aurait pu créer un incident entre puissances nucléaires.

Les initiatives hasardeuses de l’Élysée contestées par tous les alliés de l’OTAN

Cet événement s’inscrit malheureusement dans ce qui semble être une « stratégie de la tension » entretenue par le président français, lequel ne cesse, depuis quelques semaines, d’appeler à une réaction ferme vis-à-vis de la Russie dont il grossit démesurément la menace, parce que l’armée ukrainienne est en position extrêmement difficile après ses récents revers (échec de la contre-offensive, perte d’Adiivka) et son déficit en munitions d’artillerie, ainsi qu’en raison du blocage de l’aide américaine et du désintérêt croissant du Congrès pour cette guerre.

Au lieu de proposer une sortie de crise par la négociation, le locataire de l’Élysée semble vouloir reprendre le flambeau de « leader de l’Occident » contre Moscou. En effet, depuis la mi-février, il multiplie les déclarations tonitruantes en soutien à l’Ukraine et les prises de position de plus en plus hostiles à la Russie.

– Le 16 février, à l’occasion de la venue de Zelensky à Paris, Macron a signé un accord de défense particulièrement engageant avec l’Ukraine[2].

– Le 26 février à l’issue de la réunion internationale de soutien à Kiev organisée à Paris, Macron a appelé les Occidentaux à un « sursaut » face à Moscou et n’a pas exclu l’envoi de troupes en Ukraine. Ses propos ont provoqué un tollé, tant en France, en Europe qu’outre-Atlantique.

Dès le lendemain, le président du Sénat a émis des objections à un éventuel envoi de troupes en Ukraine, rappelant que cette question devait être débattue par le parlement, comme l’indique la Constitution, et ne pouvait être prise qu’en coordination avec les alliés.

Mais c’est surtout des partenaires internationaux de la France que sont venus les désaveux les plus marqués. Tous les Européens se sont désolidarisés des déclarations du président français, dénonçant sa « manie des coups diplomatiques ». Les critiques ont été très sévères, notamment en Allemagne, pays qui fait de son mieux pour éviter une escalade en Ukraine : Olaf Scholz a ainsi incidemment révélé la présence de militaires français – mais aussi britanniques – sur le théâtre des opérations afin d’assurer la mise en œuvre des systèmes d’armes livrés à Kiev, ce à quoi se refuse Berlin.

Outre l’Allemagne, le Royaume-Uni, la Pologne, l’Italie, l’Espagne, la Tchéquie, la Slovaquie, la Suède et la Finlande ont opposé une fin de non-recevoir aux propos d’Emmanuel Macron et ont rejeté l’idée d’envoyer des troupes sur le territoire ukrainien, considérant que cela représenterait une « énorme escalade ».

Le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a également fait savoir qu’il n’y avait « aucun projet de troupes de l’OTAN au sol en Ukraine » et Adrienne Watson, la porte-parole du Conseil de sécurité nationale a rappelé que « le président Biden a été clair sur le fait que les États-Unis n’enverront pas de soldats combattre en Ukraine ». Enfin, le porte-parole du secrétaire général des Nations unies, Stéphane Dujarric, a appelé à s’abstenir de toute rhétorique provocatrice susceptible de provoquer une escalade du conflit en Ukraine, ce qui aurait pour effet d’attiser une guerre déjà terriblement meurtrière.

Pour sa part, le Kremlin a averti que l’envoi par les pays européens membres de l’OTAN de troupes en Ukraine conduirait à un conflit « inéluctable » entre la Russie et l’Alliance atlantique.

En dépit de la critique et du rejet de ses initiatives par tous ses alliés et partenaires, le président français n’a pas modifié sa ligne de conduite, aggravant les tensions.

– Le 5 mars, lors de sa visite à Prague, s’exprimant devant les Français installés en Tchéquie, Emmanuel Macron a appelé les alliés en Europe « à ne pas être lâches » face à la Russie dans le contexte du conflit en Ukraine.

En réaction à ces nouvelles déclarations, le ministre allemand de la Défense, a immédiatement réagi, déclarant : « les propos d’Emmanuel Macron n’aident pas à résoudre la situation en Ukraine ». Et l’amiral américain John Kirby, coordinateur des communications stratégiques au sein du Conseil de sécurité nationale, a une nouvelle fois rappelé que les troupes américaines ne participeront pas aux combats en Ukraine.

– Le même jour, on l’a vu, Paris décide de l’envoi d’un AWACS et de deux Rafale, transpondeurs coupés, à proximité immédiate de l’espace aérien russe.

– Le 6 mars, le ministre français des Affaires étrangères annonce sur LCI que la France continuera de soutenir Kiev et précise que la présence de militaires occidentaux sur le territoire ukrainien pourrait être indispensable pour apporter certains types de soutien, notamment au déminage et à la formation d’unités ukrainiennes… tout en affirmant de manière confuse que Paris ne franchira pas la frontière dans la participation au conflit ukrainien !

– Enfin, le 7 mars, à l’issue de la réception de la présidente de Moldavie à l’Élysée, Macron annonce la signature d’un accord de Défense entre les deux pays et l’ouverture prochaine d’une mission de défense permanente à Chisinau, préalable au possible envoi d’un contingent français dans ce pays.

En conséquence l’exaspération à l’égard de Paris est de plus en plus manifeste au Kremlin – tout comme au sein de l’OTAN. Le 7 mars, Dimitri Medvedev, vice-président du Conseil de sécurité russe, a déclaré que Moscou n’avait plus de « ligne rouge » vis-à-vis de la France en raison de son implication croissante dans le conflit ukrainien ; et Sergeï Naryshkin, le patron du service du renseignement extérieur russe (SVR) a déclaré que le président français devenait de plus en plus dangereux[3]. Notre pays se retrouve aujourd’hui très clairement désigné par Moscou comme un État antagoniste.

Qu’a à gagner le France d’une telle politique ? Que cherche Emmanuel Macron avec ses déclarations intempestives et pour le moins provocantes, dont on sait – au regard des effectifs des armées françaises – qu’elles ne peuvent guère être suivies d’effet ? Provoquer une guerre ? S’assurer le leadership en Europe ? Ou faire diversion face aux énormes problèmes intérieurs qu’il rencontre et qui ne cessent de se multiplier (agriculteurs, déficit budgétaire, crise économique, élections européennes, etc.).

De mauvaises langues avancent qu’un durcissement du conflit est pour lui le seul moyen d’assurer sa survie politique jusqu’à la fin du quinquennat, lui permettant de poursuivre sa politique insensée du « quoi qu’il en coûte » – et donc de creuser la dette française – distribuant à tout va afin d’éviter une explosion sociale. Si tel était le cas, force serait de constater qu’il ne ferait là que copier la pratique américaine qui consiste à créer des crises internationales pour résoudre les problèmes internes…


[1] Nous n’écartons pas l’hypothèse selon laquelle cette décision aurait pu être prise par les pilotes devant la nature de la mission qui leur a été confiée.

[2] Ce n’est certes qu’un « accord » et non un « Traité », lequel aurait dû être soumis à l’approbation des parlementaires. Il pourra donc être facilement dénoncé.

[3] https://www.reuters.com/world/europe/russian-spy-chief-calls-macrons-comments-about-nato-soldiers-ukraine-dangerous-2024-03-05/

Les tensions entre Grèce et Turquie pour le contrôle des îles égéennes

Les tensions entre Grèce et Turquie pour le contrôle des îles égéennes

 

par Grégory Gasnot – École de Guerre économique – publié le 14 mars 2024

https://www.ege.fr/infoguerre/les-tensions-entre-grece-et-turquie-pour-le-controle-des-iles-egeennes


Les tensions entre la Grèce et la Turquie au sujet des îles de la mer Égée n’est pas récent. Un des derniers évènements en date fut le cas de la crise de l’île d’Imia en 1995 où un cargo turc, le Figen Akat[i], s’est accidentellement échoué sur la côte. Le capitaine du navire avait refusé l’aide grecque en maintenant qu’il était en eaux territoriales turques. Quelques mois après cet évènement, un drapeau grec fut planté sur l’île par le maire d’une île voisine, action qui fut suivie par deux journalistes turc débarqués en hélicoptère sur l’île pour y installer leur drapeau. En réponse, Athènes fit dépêcher un navire de guerre pour y replanter le drapeau hellène.

Les différends entre les deux membres de l’OTAN est problématique et pourrait déstabiliser l’alliance si une guerre devait éclater. En effet, Erdogan mène des politiques venant à restaurer la grandeur de l’empire ottoman comme la politique de Mavi Vatan, Patrie Bleue, politique expansionniste visant à agrandir le territoire maritime de la Turquie.

Le contrôle des îles de la mer Égée permet à la Grèce de disposer d’un vaste territoire maritime de 6 milles marins autour de ces îles et un droit d’extension à 12 milles marins hérité de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer. De son côté, l’Assemblée nationale turque a émis en 1995 qu’un élargissement du territoire grec constituerait un casus belli[ii] craignant pour la souveraineté de ses côtes. C’est dans ce contexte que le conflit entre les deux pays s’alimente sur ce territoire à enjeux stratégiques.

Enjeux stratégiques autour des îles de mer Égée

Cet espace maritime regorge de ressources naturelles et constitue un atout majeur. La Grèce exploite ces eaux par la pêche, l’aquaculture et le transport maritime qui sont des piliers de son économie. De plus, des ressources énergétiques, gaz et pétrole, sont présentes en méditerranée orientale et les deux pays sont dépendants énergétiquement, un accès à ces ressources permet de réduire les dépendances de chacun des états aux importations d’énergie et de gagner en souveraineté, le contexte mondial actuel s’ajoute confrontant de plus en plus de pays à cette problématique. A ce sujet, la Turquie et la Lybie ont signé un accord de prospection d’hydrocarbures en octobre 2022[iii], qui succède à un accord de délimitations maritime entre les deux parties, suivi par l’envoi du navire turc Oruç Reis[iv] qui a opéré en méditerranée orientale et notamment au sud de l’île grecque de Kastellorizo. En parallèle la Grèce et l’Égypte ont conclu un accord bilatéral en 2020 sur la délimitation des zones maritimes d’exploitations d’hydrocarbures[v]. Ces accords s’accompagnent aussi d’un projet entre Israël, Chypre et la Grèce de gazoduc qui doit relier les champs de gaz naturels offshores israéliens. L’enjeu militaire de ces zones est tout aussi important, régulé par les différents traités de Lausanne en 1923 et de Paris de 1947 exigeants une démilitarisation de ces îles. Le large espace aérien découlant de la possession des îles égéennes permet à la Grèce de maintenir une surveillance sur ces dernières[vi]. Ce dernier point mène cependant à des discordes entre Athènes et Ankara.

Opérations de présence militaire en mer Égée 

Premièrement l’enjeu militaire est un des premiers terrains d’affrontement des deux pays. La militarisation de cette zone est un sujet contesté par le Turquie, en vertu des traités cités ci-dessus la zone se doit d’être démilitarisée. Des médias turcs produisent des reportages montrant des installations de troupes et d’équipements militaires ainsi que des photos de navires grecs déchargeant des véhicules blindés[vii]. Pour Erdogan ces interventions sont équivalentes à une menace pour la souveraineté du pays, à cette notion s’ajoute la multiplication d’accords de défense entre la Grèce et les États-Unis qui sont vu par les turcs comme une « occupation déguisée ». Lors du sommet européen de Prague le 6 octobre 2022 durant un discours du président Erdogan, le premier ministre grec a quitté le diner officiel menant le président turc à menacer le gouvernement grec en déclarant « Je peux venir soudainement une nuit ».

Le traité de Lausanne autorise cependant un « contingent normal » de troupes régulières sur ces îles, le ministère des affaires étrangères grec ajoute que la Turquie n’a pas participé à la signature du traité de Paris qui décrète que ces îles restent démilitarisées et que selon l’article 34 la de convention de Vienne sur la Loi des Traités, un traité ne crée pas d’obligation ou de droits pour un pays tiers. Cette justification est suivie par le fait que la création de l’OTAN et la démilitarisation est incompatible avec la participation d’alliances militaires, de plus le gouvernement grec affirme que les actions menées par la Turquie, invasion de Chypre en 1974, la violation de l’espace aérien grec et le maintien de troupes sur les côtes Anatoliennes représente une menace et le gouvernement grec est en droit d’exercer son droit de légitime défense.

Mavi Vatan, la politique expansionniste turc

La politique de Mavi Vatan turc est un point important des tensions entre les deux pays. Selon le ministère des affaires étrangères turc, la Grèce possède 43,5% du territoire maritime de la mer Égée contre 7,5% pour la Turquie, l’extension à 12 milles marins par la Grèce amènerait ces proportions à 71,5% pour la Grèce et 8,8% pour la Turquie avec 19,7% de hautes mers disponibles[viii]. Cet argument est appuyé par Ankara d’une question de proportionnalité par rapport à la surface continentale turque et revendiquent donc une zone économique exclusive qui correspondrait à une extension de la plaque tectonique anatolienne. Cet argument est cependant caduc, la plaque tectonique anatolienne ne se jette pas dans la mer Égée et ne prendrait donc pas en compte les îlots associés, de plus, la plaque tectonique sur laquelle la Grèce repose prendrait en compte une partie du territoire continental turc. La stratégie de la Patrie Bleue est provocatrice en englobe un large territoire pour prouver que la Turquie à le pouvoir d’accaparer ces territoires. Cette politique est comparée au Mare Nostrum de l’Italie fasciste et au Lebensraum de l’Allemagne nazie par des médias grecs et que l’objectif est d’absorber les mers, les terres et l’espace aérien grec.

Vers un apaisement des tensions entre les deux pays ?

Après leurs réélections en été 2023, le président Erdogan et le premier ministre grec Kyriakos Mitsotakis se sont rencontrés en vue d’un apaisement des tensions au sujet de la mer Égée. Les discussions, poussées par Washington voulant voir l’OTAN plus unie sous contexte de guerre en Ukraine, tendent à trouver des solutions au conflit égéen ainsi que pour Chypre. Un apaisement des relations entre les deux pays apportera une stabilité dans la région et que les deux pays pourraient en profiter économiquement. Cependant les conflits au Proche-Orient peuvent amener à un changement de direction quant à ces apaisements, la position des deux pays étant opposées, d’autres alliances pourraient se créer au détriment d’une accalmie des tensions.

Grégory Gasnot,
étudiant de la 27ème promotion Stratégie et Intelligence Économique (SIE)


Sources:

Casus belli of Turkey in the case of extending Greece’s territorial to 12 nautical miles, Parlement Européen, 23/10/2018.
Disputed Islands in the Aegean Sea: The Ongoing Conflict between Greece and Turkey, The Foreign Policy Council, 16/01/2023.
Eastern Mediterranean Pipeline Project, NS Energy.
En Méditerranée, « Erdogan déploie une stratégie qui consiste à s’affranchir de tous les traités internationaux », Libération, 14/08/2020.
Erdoğan konuştu, ‘EGAYDAAK’ yeniden gündeme geldi, Cumhuriyet, 03/09/2022.
Footage shows Greek deployment of armored vehicles on Aegean islands, TRT World, 2022.
Guerre des drapeaux en mer Égée, Libération, 31/01/1996.
La Libye et la Turquie signent un accord de prospection d’hydrocarbures, Le Monde, 04/10/2022. 
La Turquie renvoie son navire controversé en Méditerranée orientale, Les Échos, 12/10/2020. 
Le gazoduc Eastmed, une option compliquée pour diminuer la dépendance européenne au gaz russe, Le Monde, 12/03/2022.
Méditerranée orientale : la Grèce ratifie un accord avec l’Égypte sur le partage des zones maritimes, Le Figaro, 27/08/2020.
« Nous pouvons arriver subitement la nuit » : la Grèce menacée par la Turquie, La Voix du Nord, 05/09/2022. 
Pourquoi la Turquie et la Grèce ont accepté de geler le conflit et de regarder vers l’avenir, Middle East Eye, 18/09/2023.
Pourquoi la Grèce et la Turquie s’affrontent en Méditerranée orientale, Le Monde, 5/10/2023.
Tout comprendre à la (nouvelle) montée des tensions entre la Turquie et la Grèce, L’Express, 04/09/2022.
Unpacking the Conflict in the Eastern Mediterranean.
Το ζήτημα του Αιγαίου και το τουρκικό στρατηγικό δόγμα της «Mavi Vatan», Πτήση, 16/10/2022.

Notes

[i] Guerre des drapeaux en mer Égée, Libération, 31/01/1996. 

[ii] Casus belli of Turkey in the case of extending Greece’s territorial to 12 nautical miles, Parlement Européen, 23/10/2018.

[iii] La Libye et la Turquie signent un accord de prospection d’hydrocarbures, Le Monde, 04/10/2022. 

[iv] La Turquie renvoie son navire controversé en Méditerranée orientale, Les Échos, 12/10/2020. 

[v] Méditerranée orientale : la Grèce ratifie un accord avec l’Égypte sur le partage des zones maritimes, Le Figaro, 27/08/2020. 

[vi] Ministère des affaires étrangères grec

[vii] Footage shows Greek deployment of armored vehicles on Aegean islands, TRT World, 2022.

[viii] Ministère des affaires étrangères truc

Nouvelle-Calédonie : « non » à l’indépendance, quelles implications ?

Nouvelle-Calédonie : « non » à l’indépendance, quelles implications ?

JEANNE ACCORSINI/SIPA/2303191040

 

par Eric Descheemaeker* – Revue Conflits – publié le 19 mars 2024

https://www.revueconflits.com/nouvelle-caledonie-non-a-lindependance-quelles-implications/


Deux ans après la victoire du « non » à l’indépendance, la Nouvelle-Calédonie revient sur le devant de la scène avec l’examen prochain d’une loi constitutionnelle qui pérenniserait l’existence de deux catégories de citoyens français dans l’archipel, les « citoyens néo-calédoniens » et les autres. Derrière cette dangereuse proposition, c’est tout l’avenir de la Nouvelle-Calédonie française qui se trouve de nouveau posé : comment organiser et faire vivre ce territoire aujourd’hui, quand tout depuis 25 ans avait été conçu en vue d’une indépendance qui n’aura finalement pas lieu ? Cette nouvelle réalité pose des questions fondamentales à la fois de droit et de politique, qui sont d’une importance capitale pour tous les Français.

Le 12 décembre 2021, les électeurs de Nouvelle-Calédonie ayant le droit de voter lors des consultations sur l’autodétermination de l’archipel ont, pour la troisième et dernière fois, voté « non » à la « pleine souveraineté », synonyme d’« indépendance » pour ce territoire d’outre-mer situé à 17 000 km de Paris. La Nouvelle-Calédonie reste donc française, à tout le moins pour l’avenir prévisible.

La question, évidemment, est : Que fait-on maintenant ? Ce qui rend cette question particulièrement difficile, c’est qu’énormément de développements s’étaient produits (notamment institutionnellement) sur le « Caillou » depuis l’Accord de Nouméa de 1998. Celui-ci avait prévu un processus d’autodétermination (aussi dit de « décolonisation »), mais avait repoussé son échéance de 20 ans : c’est donc lui qui a eu lieu lors des trois échéances électorales – des « référendums », mais non-contraignants juridiquement – de 2018, 2020 et 2021. Or, ces développements n’avaient de sens qu’en tant qu’ils anticipaient une accession, précisément, à la pleine souveraineté dans l’ordre international. On a donné à la Nouvelle-Calédonie des institutions propres, détachées de la tradition française (un gouvernement collégial, un sénat « coutumier », etc.). On lui a progressivement transféré les compétences législatives dans tous les domaines ou presque qui ne ressortissent pas au régalien : l’idée était que le « oui » l’emporterait ; qu’il y aurait une « minute d’indépendance » pour satisfaire un besoin symbolique, puis que le gouvernement de la « Kanaky » nouvelle négocierait immédiatement un contrat d’association avec la France, par lequel elle chargerait cette dernière d’exercer ces fonctions en son nom, puisque même les indépendantistes les plus résolus n’ont jamais eu l’intention d’être réellement indépendants, c.à.d. de s’assumer sur la scène internationale. Les forces armées, la justice, la diplomatie, etc., auraient toujours été françaises (mais sous un drapeau différent).

Le paradoxe est donc que c’est un « oui » à l’indépendance qui aurait le moins changé la donne, puisque c’est en vue de celle-ci que tout avait visiblement été prévu. (Quant à la question de savoir si la France voulait réellement l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie, elle est en un sens sans objet. Quand on prend des décisions qu’on ne sera plus pour voir mises en œuvre, le plus probable est qu’on ne réfléchisse guère à ce qu’elles impliquent réellement. Elles demeurent de l’ordre de l’abstraction). A l’inverse, le « non » met un point d’arrêt brusque à une évolution qui se comprenait comme une dynamique dont le sens lui était donné par son point d’arrivée.

Maintenir le statu quo ?

Pourrait-on ne rien faire ? En un sens, oui bien sûr : on peut toujours ne rien faire. Cela veut dire perpétuer le statu quo qui prévalait en 2021. Il n’est pas impossible qu’on s’achemine vers un tel scénario tout simplement parce qu’il est le plus simple, notamment dans un contexte où les indépendantistes se refusent à négocier, conscients sans doute que leur refus de coopération rend plus vraisemblable une crise majeure (y compris violente), et que toute crise marcherait à leur avantage, en leur permettant de négocier, cette fois-ci, la sortie de crise en échange de concessions politiques majeures d’un gouvernement français toujours soucieux de ne pas « faire de vagues ».

Sur le plan politique, ce ne serait pas forcément, en soi, un désastre. Certes, les difficultés existantes sont considérables, et ne pourraient qu’être renforcées dans un contexte où les indépendantistes (qui rassemblent environ la moitié des électeurs, du Congrès, etc.) ne seraient plus animés par l’espoir d’un changement prochain. La Nouvelle-Calédonie a énormément de mal à faire face à ses nouvelles compétences législatives et exécutives. Elle demeure profondément divisée, géographiquement, socialement et ethniquement. Elle fait face à de graves difficultés économiques. L’instabilité politique est plus considérable encore qu’en Belgique, avec 17 gouvernements en 25 ans. Mais, après tout, l’Etat national n’est pas nécessairement en bien meilleure condition.

Il y a toutefois là au moins une difficulté majeure : c’est que certaines dispositions juridiques semblent, de fait, devoir être remises en cause, au sens où elles étaient nécessairement temporaires ; et leur remise en cause aurait forcément des conséquences politiques importantes. En ce sens, il ne semble pas possible de faire l’économie d’une réflexion plus générale sur ce que nous pourrions vouloir pour la Nouvelle-Calédonie française des décennies 2020 et suivantes (le Gouvernement avait initialement évoqué un projet, qui serait soumis à référendum, avant la mi-2023 : il n’étonnera personne d’apprendre que rien de tel ne s’est produit). Ces dispositions concernent avant tout le droit de vote aux élections provinciales et – ce sont les mêmes – au Congrès de Nouvelle-Calédonie : Congrès qui, de manière unique en France, a un véritable pouvoir législatif (et non simplement réglementaire), dans tous les domaines de compétence – encore une fois, la quasi-totalité des prérogatives non-« régaliennes » – qui ont été dévolues de Paris à Nouméa.

Depuis la LONC (Loi organique n°99-209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie, traduisant en termes juridiques l’accord, purement politique, de Nouméa entre partis indépendantistes et loyalistes, avec l’État en position d’arbitre), le droit de vote est en effet sévèrement restreint. Ne peuvent voter, pour simplifier (car les règles sont très complexes), que les citoyens français résidant de manière permanente sur l’archipel depuis l’Accord de Nouméa – il y a donc un quart de siècle – et leurs descendants. C’est ce qu’on appelle le corps électoral « gelé ». Ce corps électoral restreint est bien évidemment une entorse, unique dans le droit français, au principe du suffrage universel, qui veut que – sauf cas très particuliers comme les personnes déchues de leurs droit civiques par décision de justice – tous les citoyens ayant atteint l’âge de majorité puissent voter, et que leur vote compte chacun autant.

En tant que dérogation à un principe fondamental, inscrit dans notre loi suprême (art. 3 de la constitution de la Cinquième république), cette restriction au suffrage avait elle-même dû être inscrite dans la Constitution (art. 77, renvoyant à la LONC). Du point de vue du droit français, cela suffit à la rendre légale, puisque la loi fondamentale est la norme suprême (complications liées au principe de suprématie du droit de l’Union européenne mises à part, celui-ci ne s’appliquant pas en la matière). Mais la Cour européenne des droits de l’homme, qui n’est pas, elle, liée par la hiérarchie des normes en droit français interne, n’avait validé ces restrictions qu’en tant qu’elles étaient transitoires et s’inscrivaient dans un processus de décolonisation (arrêt Py c. France de 2005). Dans ces circonstances, il avait paru acceptable à tous de geler un temps le corps électoral, et ne donner la parole qu’à ceux présents sur l’île dans la très longue durée (leurs descendants remplaçant en quelque sort ceux qui mouraient au fil du temps). Mais l’idée avait toujours été que cette solution, parfaitement anormale au regard des principes les plus fondamentaux, était « transitoire » et prendrait fin avec le dernier référendum d’autodétermination (qui a donc eu lieu en décembre 2021).

Il s’agit là d’une condition ayant force de loi du point de vue de la Cour européenne des droits de l’homme ; du point de vue de l’ordre juridique français, les choses sont moins claires : il s’agit d’un impératif juridique et moral, qui a été partiellement inscrit dans le marbre de la Constitution, puisque le titre XIII dans lequel se trouve l’art. 77 s’intitule « dispositions transitoires relatives à la Nouvelle-Calédonie » (nous soulignons). Transitoires, certes, sans date d’expiration particulière, mais transitoires tout de même, par opposition aux autres normes qui, même si elles pourraient évidemment disparaître un jour avec la Cinquième république elle-même, n’ont pas de limitation de temps inscrites dans leur structure même.

Il va donc forcément falloir revoir cette norme. A cet égard, le projet de loi constitutionnelle déposé au Sénat fin janvier 2024, avant d’être examiné et voté, le cas échéant, par l’Assemblée nationale puis le Parlement réuni en congrès, est exceptionnellement problématique en ce qu’il prévoit, dans l’après-référendums (c.à.d. dans l’après-processus d’autodétermination), de continuer avec un suffrage restreint : moins restreint, certes, puisqu’on passerait à un corps électoral « glissant » (10 années de résidence, plus là encore les natifs de l’île y résidant toujours)1, mais restreint tout de même, et ce sans limitation de durée. C’est là un problème démocratique et politique majeur puisque, de manière unique sur le territoire de la République, le pouvoir constituant pourrait créer tout à fait officiellement deux catégories de citoyens français : les citoyens de première zone, ayant le droit de vote à toutes les élections2, et les autres, pouvant naturellement voter aux élections « françaises » (présidentielles, législatives, référendums [nationaux], etc.) mais pas aux élections calédoniennes (Assemblées de province/Congrès), dont encore une fois il convient de rappeler qu’elles sont beaucoup plus que des élections « régionales », puisque le Congrès a compétence législative sur l’essentiel des affaires de la cité (y compris le vote de l’impôt – on se souviendra bien sûr que l’exigence de no taxation without representation avait été, très largement, à l’origine de la révolte des colons américains ayant mené à l’indépendance des Etats-Unis).

C’est également un problème juridique majeur puisque, même si les juridictions françaises valideraient vraisemblablement toute norme inscrite dans la Constitution, la Cour européenne des droits de l’homme considérerait certainement cette restriction comme étant une violation de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (et notamment l’article 3 du protocole n°1)3. Les conséquences politiques en seraient exceptionnellement dommageables puisque, moralement du moins, le Gouvernement serait alors vraisemblablement obligé de demander aux deux chambres réunies en congrès de changer en urgence la règle – situation très humiliante, sans préjuger par ailleurs de la réaction des indépendantistes sur l’île, qui pourrait être bien plus violente alors que ne le serait un retour dès à présent au droit commun, à savoir que tous les citoyens français (majeurs) peuvent voter aux élections, sauf privation individuelle de ce droit, dûment justifiée, décidée par l’autorité judiciaire.

La citoyenneté calédonienne

Voilà donc une norme au moins qu’il va falloir réformer. Là où l’on voit que, dans un contexte calédonien comme ailleurs, « tout est lié », est que l’inscription à la liste électorale spéciale est considérée, depuis 1999, comme le revers d’une « citoyenneté calédonienne » : les Français qui sont inscrits sur cette liste sont « citoyens néo-calédoniens » (en plus naturellement que d’être citoyens, ou nationaux, français) ; les autres ne le sont pas (ils ne sont que citoyens français). Là encore, le but était transparent à l’époque. Il s’agissait d’identifier qui appartenait au « peuple calédonien » ; et le compromis historique de Nouméa était que les indépendantistes – essentiellement les autochtones kanaks – acceptaient que les autres (Européens notamment, appartenant donc au peuple « colonisateur », même si la plupart des Européens sont sans doute arrivés, eux-mêmes ou leurs ancêtres, après 1946, date à laquelle la Nouvelle-Calédonie a cessé d’être une colonie) pouvaient, en principe, être « de » Nouvelle-Calédonie eux aussi. En retour, les loyalistes – essentiellement les Européens (au sens d’originaires, eux ou leurs ancêtres, de France métropolitaine), ainsi que ceux qui ne sont d’origine ni kanake ni européenne – acceptaient que seuls ceux présents sur la longue durée sur l’archipel, à l’exclusion donc, notamment, de tous les Européens séjournant pour quelques années ou, même résidents permanents, trop récemment arrivés, auraient droit à la citoyenneté calédonienne. Au moment de l’indépendance, dont encore une fois tout dans cet ordonnancement supposait qu’elle adviendrait un jour, les non-Calédoniens seraient devenus étrangers (ce qui n’aurait pas nécessairement remis en cause leur droit de résidence, bien sûr) ; les « citoyens » Calédoniens, eux, seraient devenus « nationaux » calédoniens (sans exclusive d’une possible double nationalité « kanakyenne » et française).

Là encore, la question se pose du que faire. Si on ne fait rien, on institutionnalise sur le long terme l’existence de deux classes de Français. Si plus tard la liste électorale glissante est reconnue contraire à la Convention européenne des droits de l’homme, il faudra soit donner la citoyenneté à (presque ?) tout le monde, soit la découpler du suffrage, ce qui (i) la viderait de toute substance, et (ii) la rendrait vulnérable à d’autres contestations juridiques au nom de la violation de l’égalité des droits entre citoyens4. Le plus simple, là encore, serait donc d’y mettre un terme, d’autant qu’elle n’avait de sens qu’en tant qu’elle avait vocation à se transformer en citoyenneté à part entière dans l’ordre international (une nationalité donc). La conserver, même si cela pourrait sembler plus simple par calcul politique de court terme – ne pas « provoquer » les indépendantistes alors même que le titre n’entraîne aucun droit ou privilège en tant que tel – pourrait là encore avoir de graves conséquences à terme, en tant qu’elle continuerait à suggérer l’existence de deux catégories de Français en Nouvelle-Calédonie et, ce faisant, à laisser croire que le processus de décolonisation n’est pas réellement achevé. Tant qu’on maintient ces deux classes de citoyens, on maintient au moins implicitement l’horizon politique – l’indépendance – qui la sous-tendait, alors même que celle-ci a maintenant été définitivement rejetée : pas une, pas deux, mais trois fois.

Les institutions et leurs compétences

On le voit, une fois qu’on tire sur la pelote, certains éléments viennent tout seuls. La question est de savoir où ce processus de détricotage nécessaire prend fin. Le transfert de la compétence législative à la Nouvelle-Calédonie sur tous les sujets (ou presque) non régaliens est la suivante à devoir être examinée. Sur le plan des principes, deux choses semblent certaines : (i) même si elle découle elle aussi de principes constitutionnels « transitoires », on peut imaginer qu’elle soit pérennisée. On voit mal quelle norme de droit supra-constitutionnel pourrait la remettre en cause. Toutefois, (ii) on voit très mal ce qui politiquement pourrait justifier un tel ordonnancement, unique encore une fois sur le territoire de la République française, et dont la raison d’être évidente était la préparation à l’indépendance. La Constitution autorise naturellement (ou peut-être modifiée le cas échéant pour autoriser) toutes sortes de décentralisation, voire dévolution de certaines fonctions infra-législatives. Mais avoir deux autorités législatives sur le territoire de la République, une à Paris pour toute la République moins la Nouvelle-Calédonie (et toute la République pour les matières réservées, notamment régaliennes), et une autre à Nouméa pour la Nouvelle-Calédonie uniquement (sauf matière réservées), serait non seulement exceptionnellement bizarre sur le long terme – en situation de droit commun plutôt que d’état d’urgence, si l’on veut tenter ce parallèle – mais contraires aux principes premiers de la Constitution, notamment l’existence d’un seul peuple français, indivisible5. On voit donc, là encore, assez mal comment on échapperait à une renationalisation des compétences, ce d’autant plus qu’il est de notoriété publique que la Nouvelle-Calédonie a le plus grand mal à les exercer elle-même, ce qui est au demeurant peu surprenant venant d’un territoire de 270.000 habitants situé aux antipodes de la métropole, et n’ayant jamais eu besoin de former ses propres enseignants, médecins, administrateurs, etc. Cela, bien sûr, n’empêcherait en rien que ces prérogatives soient exercées, par l’Etat central, de manière déconcentrée à Nouméa : cela est parfaitement en accord avec la lettre, et d’ailleurs l’esprit, du droit français depuis le début du mouvement de décentralisation il y a plus de 40 ans de cela.

Mais, évidemment, plus on retire de compétences à la Nouvelle-Calédonie, plus se pose la question de la raison d’être de toutes ces institutions créées en 1999, et qui existent tant bien que mal depuis : le Gouvernement, le Congrès, le Sénat coutumier, etc. On peut bien sûr changer le périmètre d’action de certaines institutions – les prérogatives d’un conseil régional ou départemental, par exemple – mais il y a à cet exercice des limites inscrites dans la raison d’être même de ces institutions. Avoir un « congrès » qui ne vote pas la loi semble ainsi une contradiction dans les termes, sauf à accepter que les mots n’ont d’autre sens que celui, fluctuant, qu’on voudra bien leur donner. De même pour un « gouvernement » qui n’ait pas le pouvoir d’exécuter les lois. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de solution intermédiaire possible entre le jacobinisme uniformisateur qui a imprégné l’histoire française depuis la Révolution, et l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie qui aurait abouti à l’existence de deux pays distincts (même « associés »). L’exemple de l’Ecosse, qui possède son propre gouvernement et son propre parlement à l’intérieur du Royaume-Uni, de manière permanente et qui fonctionne relativement bien (même si bien sûr l’histoire est très différente : l’Ecosse n’est pas une ancienne colonie ; c’est l’un des deux royaumes dont l’Union, en 1707, a donné naissance à la Grande-Bretagne) peut ouvrir certaines pistes. Mais cela n’empêche pas (i) qu’il faudra sans doute revoir de fond en comble les compétences qui pourraient être transférées (lesquelles, dans quelle mesure, pourquoi, comment, etc.) ; (ii) qu’on aura du mal à justifier sur le plan des principes, hors processus d’auto-détermination qui, encore une fois, est désormais achevé, pourquoi une telle réflexion devrait s’exercer au profit exclusif de la Nouvelle-Calédonie. Traiter la Nouvelle-Calédonie de manière dérogatoire – pire encore, continuer à donner pouvoir de décision aux Calédoniens eux-mêmes, à travers ces entités mal identifiées (dont on comprend mal quelle légitimité intrinsèque elles ont) que sont les partis politiques « indépendantistes » et « non-indépendantistes » – perpétue l’idée que le sort des Calédoniens appartient aux Calédoniens (uniquement). Sous sa fausse évidence, cette idée postule en réalité une forme de proto-indépendance : sur le plan des principes, les décisions concernant la Nouvelle-Calédonie n’appartiennent pas plus aux Néo-Calédoniens que celles concernant la Bourgogne aux Bourguignons, ou Paris aux Parisiens. C’est toute la nation qui est concernée, et toute la nation qui décide : autrement, elle n’est déjà plus une6.

Les symboles identitaires

Paradoxalement peut-être, les « signes identitaires » que la LONC avait permis à la Nouvelle-Calédonie d’adopter – drapeau, devise, hymne, etc. – sont peut-être les moins problématiques, malgré leur dimension symbolique. D’autres entités infra-étatiques possèdent, officiellement ou officieusement, de tels symboles, qui viennent (comme en Nouvelle-Calédonie) s’ajouter à, plutôt que remplacer, les symboles nationaux. Il n’est pas plus problématique que le pavillon néo-calédonien puisse flotter à Nouméa que celui du Lyonnais sur le quai Claude-Bernard à Lyon. Il n’y a rien à craindre de cette diversité culturelle en soi : là encore, c’est uniquement si elle était spécifique à la Nouvelle-Calédonie qu’on pourrait s’inquiéter.

Pour conclure sur l’impossible statu quo, la situation est donc aujourd’hui beaucoup plus problématique qu’on n’aurait pu le croire. Il va nécessairement s’agir de passer toute une série de normes qui avaient été conçues dans un but particulier au filtre de la disparition de ce but, exercice qui n’admet évidemment pas de réponse mécanique, et qui s’avère d’autant plus problématique qu’une partie très importante de la population (environ 40%, mais presque 50% des électeurs dans le modèle actuel de liste électorale restreinte qui favorise, c’est son but même, la population autochtone, elle-même dans son immense majorité indépendantiste7) semble toujours refuser les résultats des urnes de 2018-2021 et donc refuser d’admettre que le processus de décolonisation est bel est bien fini, et qu’il s’est achevé par le choix souverain, reconnu par le droit international, d’être intégré sur un pied d’égalité au sein de l’Etat qui les avait originellement colonisés, mais les reconnaît désormais comme des égaux au sein de la communauté nationale.

Une reconnaissance symbolique ?

Depuis longtemps, nous appelons pour cette raison à une reconnaissance, non pas juridico-constitutionnelle, mais symbolique, de l’achèvement de la période coloniale en Nouvelle-Calédonie, et l’entrée dans une nouvelle période historique, celle d’une égalité réelle. A cet égard, il est très important (notamment d’un point de vue loyaliste, souvent aveugle à ces réalités qui ne le concernent généralement pas directement) d’admettre deux choses. D’une part, que la fin de la colonisation en 1946 est vraie dans la théorie, beaucoup moins dans la pratique (d’ailleurs, en Afrique noire notamment, on a continué à parler de « décolonisation » dans les années 1950 et 1960 alors même que, juridiquement, l’Empire colonial avait disparu en 1946, et que ces pays étaient pour l’essentiel devenus des territoires d’outre-mer au sein de la République française). Que la société calédonienne soit encore, dans les faits, très largement fracturée par des lignes qu’on ne peut que décrire comme post-coloniales est une réalité, et une réalité qu’il faut impérativement régler si on veut que la présence française puisse demeurer à long terme, et que sous son drapeau les Néo-Calédoniens de toutes origines puissent prospérer, économiquement et humainement. La réponse ne peut pas (ou plus) être juridique ou institutionnelle ; c’est sur un autre plan qu’elle devra se jouer.

D’autre part, il importe de comprendre que tout ce qui se passe aujourd’hui était contenu dès l’Accord de Nouméa de 1998, voire les Accords de Matignon-Oudinot dix ans plus tôt. Vu le caractère ethnique du vote sur la question de l’indépendance, le résultat final (de 2021) était déjà acquis à l’époque : même si le compromis créait une situation profondément problématique pour tous les Français exclus du vote (dont on peut être certains qu’ils sont dans leur immense majorité loyalistes), la vérité est que ce compromis créait, démographiquement, une majorité en faveur des loyalistes. C’est là la contradiction fondamentale de ces accords : n’être compréhensibles qu’à l’aune d’une indépendance à venir, alors même qu’ils verrouillaient le vote au profit des anti-indépendantistes. Cette contradiction a pu être repoussée sans cesse pendant 35 ans : elle nous a désormais explosé sous le nez.

Lorsque donc quelqu’un comme le Pr. Mathias Chauchat critique ce principe même de départ au nom du postulat que c’est au peuple colonisé de décider quelle décolonisation il souhaite, il n’a évidemment pas tort (même s’il y a de grandes difficultés à déterminer qui, aujourd’hui, est la « continuation » du peuple colonisé après 1853 – qu’on pense notamment à toutes les unions mixtes entre Kanaks et non-Kanaks). Bien sûr, laisser seuls les Kanaks décider aurait été inacceptable pour d’autres raisons : l’histoire, quoi qu’il en soit, ne repasse pas les plats. Des choix irréversibles ont été faits.

N’en demeure pas moins qu’en un sens tout à fait réel, fondamental même, seuls les Kanaks – et le groupe, même si ses frontières sont floues, a une existence qui s’impose avec la force de l’évidence sur cette terre – sont concernés. La reconnaissance symbolique que nous appelons de nos vœux (une forme d’acceptation volontaire, de leur part, de la souveraineté française en échange, sans doute, de regrets exprimés pour certaines choses qui ont eu lieu dans le passé – pas l’acte colonisateur lui-même, mais la manière dont les Kanak ont été traités pendant des décennies) ne pourra les concerner qu’eux. Ni les Européens ni les autres ne sont concernés par cette réalité-là – qui, pour ne pas être juridique, n’en demeure pas moins réelle et fondamentale (la réduction de la réalité au droit est d’ailleurs l’un des grands angles morts de l’action politique moderne).

Légitimer la présence française

Plus fondamentalement, ce n’est désormais plus sur le plan juridique que la présence française doit être légitimée. Juridiquement, la France a fait tout ce qu’elle a pu ; ce processus de décolonisation, jusqu’à la possibilité – mais dans un sens uniquement – de faire voter les populations sur la même question trois fois, ne peut pas continuer. Ceux qui n’acceptent pas le résultat des urnes ne sont pas démocrates : à moins de n’accepter qu’il n’y a qu’une seule réponse « démocratiquement » permise, l’indépendance, il faut admettre que les Néo-Calédoniens ont dit, aussi clairement qu’il aurait jamais été possible, qu’ils ne souhaitent pas être indépendants. Recommencer le même processus dans cinq ou dix ans (ou même 20 ou 30) n’aurait aucun sens : tout le monde doit accepter ce donné, que la Nouvelle-Calédonie est française et le restera. Pourtant, le manque de légitimité de cette présence, toujours ressentie par une grande partie de la population comme « coloniale », est elle aussi une réalité, réalité à laquelle il faut se confronter si on veut réellement pouvoir mettre le passé derrière nous.

Nous n’aurions évidemment pas la prétention d’expliquer en quelques lignes ce qu’il convient de faire : ces questions sont complexes et délicates. Néanmoins, il nous paraît certain qu’il convienne de travailler dans deux directions au moins. La première, c’est un travail d’explication. Il est parfaitement évident à quiconque connaît la réalité calédonienne que la société kanake (i) n’a pas, ou pas suffisamment, conscience de la chance tout à fait exceptionnelle pour elle que le pavillon français flotte sur Nouméa. La France, aujourd’hui, est ce qui permet aux Kanaks de rester kanaks : par sa présence qui sanctuarise l’île, et les très grandes libéralités tant juridiques (sur le plan de leur statut personnel) qu’économiques et sociales qu’elle leur consent, c’est paradoxalement la puissance « coloniale » qui permet à des sociétés encore assez largement « pré-coloniales » de subsister. Que la France parte, et il ne fait aucun doute que d’autres intérêts étrangers la remplaceront, dans la dépendance desquels les Kanaks perdront l’autonomie, de droit et de fait, qu’ils ont aujourd’hui. La grande erreur a été de laisser les Kanaks croire, pendant des décennies, qu’ils pouvaient être indépendants ; qu’ils pourraient avoir le beurre de l’indépendance et l’argent du beurre de la présence et de la protection françaises, qui demeureraient quand même. Sans doute n’est-ce pas une coïncidence si l’appel au boycott des urnes par les principaux partis indépendantistes, en 2021, a suivi de peu la publication d’un document qui, pour la première fois, expliquait à quoi ressemblerait réellement une Nouvelle-Calédonie indépendante8. Il convient donc d’expliquer inlassablement pourquoi, aussi paradoxal que cela puisse être de prime abord, c’est la présence française qui permet aux Kanaks d’être indépendants (dans un sens non juridique, certes, mais bien plus fondamental).

L’autre dimension, c’est celle du respect. Que puisse parfois se manifester à l’égard des autochtones un dédain, colonial au pire sens du terme, de la part des autorités de l’État (sur place ou en métropole) et de la population d’origine européenne, voilà qui est évident à tout observateur. Il est certain que cela aussi doit changer : aucune société ne peut fonctionner ainsi sur le long terme, surtout lorsque ceux qui sont « en bas » sont ceux qui ont la légitimité morale des primo-arrivants. A cet égard, on ne peut que se réjouir que (pour la première fois ?) l’actuel Haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie – le successeur donc des gouverneurs coloniaux – ait des liens de sang avec la société kanake. Il ne s’agit ni de faire de la chose un prérequis, ni de dire que cela lui donne en soi une légitimité que les autres n’avaient pas, glissements qui seraient très dangereux ; simplement de montrer que l’Etat, pour les Kanaks, ce n’est pas – ni uniquement ni avant tout – celui qui est par nature « en face », prêt à mater d’éventuelles rebellions. De la même manière, nous avions suggéré que le Haut-Commissaire (il faudrait simplement le désigner plus à l’avance) fasse une année ou deux de drehu à l’INALCO avant de prendre ses fonctions : effort symbolique, mais la psychologie humaine la plus élémentaire nous dit que les symboles sont parfois tout. Apprendre la langue de l’autre, fût-ce pour l’utiliser dans un cadre purement extra-officiel, c’est lui montrer qu’il importe en tant qu’interlocuteur : c’est là, nous semble-t-il, que réside la vraie décolonisation.

 

Faire vivre la France calédonienne

D’une manière plus générale, c’est l’ensemble de la collectivité nationale française qui doit apprendre à connaître et aimer sa dimension calédonienne, et plus globalement ultramarine, qui aujourd’hui n’apparaît le plus souvent même pas sur les cartes du pays : il y a là une exigence non seulement morale mais, pour les raisons évoquées précédemment, politique. Il n’y aura de présence française garantie et légitime à long terme que si nous parvenons, dans le respect de leurs très belles et très précieuses différences, à traiter ces territoires et leurs habitants comme faisant réellement, et pas juste rhétoriquement, partie de la France et de la communauté nationale française.

Non pas que l’amour soit dicté principalement par l’intérêt bien compris, mais il importe à cet égard de rappeler l’atout absolument considérable que constituent ces territoires, y compris bien sûr la Nouvelle-Calédonie, pour la France. Dresser une liste des avantages économiques, politiques, militaires, stratégiques, etc., que l’outre-mer procure à la France n’est ni possible ni nécessaire dans le cadre de ce billet. Pour le dire d’un mot, s’il nous fallait en une phrase justifier que la France conserve son rang de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, c.à.d. en un sens son rang de grande puissance, plutôt que de le céder au Japon, à l’Allemagne, à l’Inde ou au Brésil, ce serait de cette manière : notre pays est le seul au monde qui vive sur tous les océans de la terre. La France est un pays américain, comme elle est un pays européen, un pays de l’océan Indien, un pays de l’océan Pacifique. C’est la seule chose qui nous sépare encore du fait d’être, comme l’Espagne, l’Italie ou l’Allemagne, un pays de moyenne puissance située à l’extrémité de la péninsule eurasienne. Si nous perdons ces territoires – et la Nouvelle-Calédonie ne serait sans doute que le premier domino à tomber – il en sera fini de la singularité française dans le monde et de son droit à ne pas complètement se ridiculiser quand elle se prétend une puissance d’envergure mondiale : car de fait elle l’est, elle qui vit sur 13 fuseaux horaire de la terre.

Concluons. Le choix de la Nouvelle-Calédonie de rester dans la France est l’une des très rares bonnes nouvelles politiques de ces quarante dernières années pour notre pays. Il serait exagéré de dire que cela nous maintient un statut de (toute petite) grande puissance, mais du moins le coup de grâce a-t-il été évité. Reste maintenant à faire vivre cette réalité nouvelle. Le gouvernement ne semble guère avoir idée d’où il va, peu aidé il est vrai par le choix des indépendantisteséminemment compréhensible de leur part – de ne rien faire pour l’aider, en refusant de s’asseoir à la table des négociations. La tâche, nous l’avons dit, est essentielle. Mais elle est aussi extrêmement problématique car il s’agit, dans ce contexte de grande déception (en tout cas en un sens) de 40% de la population, de revoir toute une série de développements juridiques qui n’avaient de sens qu’en vue d’une indépendance dont on sait aujourd’hui qu’elle n’aura pas lieu. Grande, à cet égard, est la responsabilité de ceux qui, soulagés de repousser les problèmes dans le temps pour ne pas avoir à les affronter eux-mêmes, nous ont placés dans cette position exceptionnellement difficile à affronter. But confront it we must. Il ne s’est pas agi ici de donner des solutions clés en main, mais de commencer la réflexion à partir des principes premiers. Le statu quo n’est pas tenable, mais le retour au statu quo ante ne le semble guère plus, politiquement. La réflexion ne sera donc pas aisée, mais elle est fondamentale puisqu’il n’y a plus d’échappatoire. Et, désormais, elle est urgente.

1. C’est la règle qui avait prévalu de 1999 à 2007, avant qu’une réforme constitutionnelle ne restreigne plus sévèrement encore le corps électoral.

2. Il y avait une second liste électorale restreinte, différente (et globalement plus restrictive encore), pour voter aux consultations d’indépendance. Celle-ci est a priori caduque, ayant produit tous ses effets de droit ; elle n’est donc pas considérée ici.

3. Certes, elle validerait sans doute certaines restrictions, comme elle l’avait fait dans le cas des élections régionales au Trentin-Haut-Adige où, en vue de protéger la minorité linguistique allemande, le législateur italien exigeait une période de résidence de quatre ans – le temps de se familiariser avec les problématiques locales – avant que les nouveaux résidents ne puissent y participer.

4. La citoyenneté n’emporte, en un sens, aucun effet de droit. Elle est davantage une conséquence qu’une cause du droit de vote « restreint ». Par ailleurs, elle est liée à la préférence locale pour l’emploi, mais cette préférence ne concerne pas que les citoyens et pourrait aisément, le cas échéant, être découplée de la condition de citoyenneté sans changer sa substance.

5. Encore une fois, les juridictions françaises n’y trouveraient sans doute pas à redire si ces règles sont elles-mêmes inscrites dans la Constitution : à moins qu’elles ne développent l’idée de normes supra-constitutionnelles opposables au constituant lui-même (question juridiquement très compliquée, mais remarquons que le constituant lui-même a au moins tenté de rendre irréversibles certaines règles, comme la forme républicaine du gouvernement (art. 89). Le Conseil constitutionnel, voire le Conseil d’Etat et la Cour de cassation, pourraient éventuellement s’aventurer dans cette direction).

6. Cet argument est développé dans Eric Descheemaeker, « Nouvelle-Calédonie : qui décide maintenant ? », Jus politicum, janvier 2023.

7. Une question très importante est toutefois celle de la sincérité du vote indépendantiste. Que les Kanaks soient profondément attachés à une indépendance de principe qui « rachèterait » l’humiliation coloniale semble hors de doute. Mais dans la mesure où très peu semblent vouloir effectivement s’assumer dans l’ordre international, ou s’en croient capables, on peut se demander ce que vaut ce vote. Il est de notoriété publique que beaucoup d’indépendantistes votent « oui » (à l’indépendance) parce qu’ils savent pertinemment que leur vote sera minoritaire et ne les engage donc à rien : il s’agit d’un cri du cœur plus qu’autre chose. Par ailleurs, le fait que le vote de beaucoup de Kanaks soit contraint par leurs chefs de clan est également une réalité bien connue : le chef de clan affrète le bus pour se rendre au bureau de vote ; pour être autorisés à remonter, les membres du clan doivent montrer le bulletin « non », prouvant ainsi qu’ils ont bien mis dans l’urne le bulletin attendu d’eux. Comme beaucoup d’autres observateurs de la Nouvelle-Calédonie, nous sommes très loin d’être convaincu que les Kanaks soient, et de loin, aussi indépendantistes qu’ils ne disent (et ne donnent l’impression de) l’être. Il semblerait que s’ils désirent l’indépendance – ce qui ne fait, pour la très grande majorité d’entre eux, pas de doute ; un certain nombre de non-Kanaks sont dans ce cas également –, ce soit dans un sens différent du terme.

8. Ministère des Outre-mer, Discussions sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie : les conséquences du « oui » et du « non », 15 juillet 2021.


*Eric Descheemaeker est professeur à l’Université de Melbourne

L’embrasement par Michel Goya

L’embrasement par Michel Goya

La Voie de l’épée – publié le 13 mars 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


J’ai pris pour habitude de présenter la genèse de mes livres au moment de leur publication. Cet exercice me paraît d’autant plus nécessaire que le sujet est sensible. Je m’attends donc à perdre des amis, ce qui est dommage, ou, c’est moins grave, me faire insulter par des militants qui jugeront que je suis trop complaisant avec Israël et l’action de son armée ou inversement que je suis trop critique. L’expérience du commentaire de la guerre en Ukraine m’a d’ailleurs appris que ces insultes totalement contradictoires pouvaient survenir simultanément. L’embrasement n’est pas un livre militant et je n’y soutiens pas vraiment de thèse politique. J’y fais simplement ce que je fais depuis vingt ans, c’est-à-dire de l’analyse opérationnelle dans un cadre dit politico-stratégique.

Vingt ans, cela correspond au premier travail qui m’a été demandé de faire en 2004 alors que je prenais mes fonctions d’officier en charge d’analyser toutes les opérations en Asie et plus particulièrement au Moyen-Orient. Je faisais le retour d’expérience de nos propres engagements dans la région, à l’époque au Liban et en Afghanistan, mais le plus gros de mon travail consistait à étudier les « guerres d’Israël » d’un côté et celles des Américains en Irak et en Afghanistan. Depuis je n’ai jamais cessé de le faire à travers mes affectations suivantes, au cabinet du chef d’état-major des armées et comme directeur de domaine à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire. J’avais déjà eu l’occasion de réunir dans des livres mes travaux sur la guerre en Irak de 2003 à 2008 (Irak-Les armées du chaos, chez Economica) puis sur la guerre de 2006 entre Israël et le Hezbollah (Israël contre le Hezbollah, aux Editions du Rocher) mais pas encore sur le conflit entre Israël et les organisations palestiniennes, et particulièrement le Hamas. Je me suis engagé dans cet exercice à l’occasion de la nouvelle guerre déclenchée par l’horrible attaque terroriste du 7 octobre. Ce qu’il faut retenir c’est qu’il s’agit d’une analyse militaire et non d’un pamphlet politique et je dis ça surtout pour tout ceux qui vont m’interviewer en espérant qu’ils ne se contenteront pas de me demander si j’ai une solution aux conflits dans le monde arabo-musulman, façon OSS 117.

Pour expliquer maintenant comment j’ai procédé, je reprends maintenant largement le propos introductif du livre. Je me suis d’abord posé la question du cadrage du propos. Il paraissait difficile de de se contenter de décrire la série de conflits entre Israël et le proto-Etat Hamas depuis 2005 sans décrire les racines et le contexte à l’origine de l’esprit et des méthodes de chaque camp. Pour bien expliquer les choses, il faut même remonter bien avant l’existence du Hamas. Concrètement, dès sa création Israël a dû faire face à deux types d’ennemis : les États voisins et des organisations armées que l’on qualifiera d’« irrégulières », depuis les groupes plus ou moins organisés de fedayin dans les années 1950-1960, groupes de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) puis groupes islamistes. Ces deux types d’ennemis sont très différents, mais comme Israël n’a pas les moyens de s’offrir deux armées différentes cela a nécessité de trouver une pratique, c’est-à-dire des capacités militaires et un mode d’emploi, compatibles avec les deux menaces. La menace des États arabes étant d’abord prédominante, c’est d’abord elle qui a engagé la culture stratégique israélienne dans une voie dont il a été de plus en plus difficile de sortir avec le temps, d’autant plus qu’elle a été souvent accompagnée de succès.

Pour faire simple, les groupes palestiniens feront les frais dès les années 1940 d’une vision des choses où il apparaît indispensable aux Israéliens menacés sur un petit territoire de frapper l’ennemi très vite et très fort, avant même si possible la concrétisation de la menace. Il ne s’agissait pas de détruire les États arabes, ni de les obliger à négocier une paix impossible, mais de les dissuader de recommencer. Comme me l’expliquait un officier israélien « Quand on ne croit pas à la paix, on est obligé de croire en la sécurité ». Plus exactement, la paix israélienne a coïncidé avec le fait de ne pas être attaqué ou même menacé. Israël a finalement fait la paix avec plusieurs États arabes, mais a continué à appliquer cette vision des choses aux organisations armées qui lui faisaient face, d’abord en périphérie puis à l’intérieur des territoires occupés. Tout cela fait l’objet des deux premiers chapitres, Laboratoire du chaos et Intifada.

Et puis est apparu un phénomène nouveau avec l’effacement des États et la montée en puissance d’organisations armées territorialisées. Les deux phénomènes sont liés. Le Hezbollah s’est développé en opposition à l’occupant israélien au sein d’un Liban faible, mais pour beaucoup d’Israéliens c’est aussi un État affaibli ou faible devant les États-Unis qui a accepté la territorialisation en Cisjordanie et à Gaza de l’OLP sous forme d’Autorité palestinienne, entité politique à la fois opposante et partenaire. Dans cette situation complexe, l’État israélien décide de sortir du bourbier libanais mais aussi de Gaza, en croyant maintenir la menace à distance grâce à la barrière de défense et une puissante force de frappe. Ce faisant les Israéliens ont échangé des bourbiers contre un destin de Sisyphe condamné à recommencer éternellement la même petite guerre. Les chapitres Pluies d’été, Tondre le gazon, Nouveau round, Le retour des combats et Neuf ans, sont comme autant de rochers portés au sommet par un Sisyphe israélien et retombant toujours en bas de la colline dans la foulée. La différence avec le mythe grec est qu’Israël se sentait suffisamment fort pour pouvoir faire cela éternellement sans trop en souffrir.

Cet exercice que l’on croyait établi pour l’éternité, cette sécurité minimale au lieu de la paix, n’a finalement duré que dix-sept ans, et s’il y a bien une première leçon stratégique à apprendre est bien que les périodes stratégiques, ces moments où les règles du jeu international sont bien connues et respectées, durent rarement plus d’une génération et qu’elles ont souvent une fin brutale. La journée du 7 octobre 2023 est donc une coupure épistémologique, une rupture, une surprise stratégique, comme on veut pourvu que l’on comprenne que les règles du jeu ont changé d’un coup. L’ouvrage bascule alors dans le commentaire de l’histoire immédiate en revenant bien sûr sur Le choc du 7 octobre 2023 et en décrivant les premières réactions israéliennes, Fureur, puis la campagne de conquête toujours en cours en cette toute fin d’année 2023, Le fer de l’épée. On y verra que quand on ne sait pas quoi faire on se contente de faire ce que l’on sait faire parfois seulement en augmentant les doses. On change d’ailleurs d’autant moins que l’on a un peu contribué à l’apparition des problèmes que l’on doit résoudre, comme Benjamin Netanyahou au pouvoir presque sans interruption de 2009 à aujourd’hui, non que ce soit le gouvernement israélien qui ait créé le monstre du Hamas, mais que celui-ci par la détestation qu’il suscitait dans le monde et sa rivalité avec le Fatah paralysait le mouvement palestinien. L’embrasement se conclut avec un Bilan et absence de perspectives aussi mince que ces dernières. Un historien est excellent pour prédire le passé, mais comme tout le monde ne peut pas faire grand-chose surtout pour une chose aussi complexe que la guerre, l’affaire humaine sans doute la plus incertain par ses interactions multiples et violentes.

Comme disait Paul Veyne, un historien est d’abord quelqu’un qui raconte une histoire en commençant par le début et en finissant par la fin selon les bons conseils du Roi dans Alice au pays des merveilles, c’est-à-dire chronologiquement. Un militaire est quelqu’un qui analyse les choses de son métier le plus froidement possible alors qu’il est surtout question de morts et de souffrances. En combinant les deux, il s’agit d’abord dans cette suite de chapitres d’une description de l’évolution des pratiques des uns et des autres, et même des uns en opposition des autres. Il est donc nécessaire d’introduire au fil de l’histoire des concepts – la pratique militaire, la distinction guerre-police, les niveaux tactiques, le courbe de stress organisationnel, etc. – permettant de mieux appréhender cette évolution. Elle permet aussi de couper les montées et descentes sinon toujours identiques de Sisyphe. Ces évolutions militaires sont, on le verra, largement spécifiques à ce théâtre d’opérations, mais souffrent parfois de comparaisons utiles avec des situations techniquement comparables, comme les guerres en Irak et en Afghanistan.

La guerre est aussi chose politique, et c’est même ce qui le différencie de la mission de police, l’autre emploi possible de la force légitime. On ne peut donc déconnecter complètement l’action militaire de son contexte politique ne serait-ce que par cette action militaire a pour but justement et normalement de changer ce contexte politique. Je dis bien normalement, car s’il s’agit au contraire de ne pas changer de contexte politique on se trouve plutôt et on y revient dans la recherche de la sécurité et donc au bout du compte une mission de police. On parlera donc de politique en amont et en aval de l’action militaire, le cœur du sujet, pour remarquer combien celle-ci dans les deux camps est au moins autant une politique intérieure où il faut tenter résoudre des tensions internes par une crise externe. Henri Kissinger disait qu’Israël n’avait pas de politique extérieure mais seulement une politique intérieure. On verra combien cela est vrai, surtout depuis qu’Israël est passé de David à Goliath, et on sait que Goliath derrière sa force herculéenne souffrait aussi de maux internes dus à son acromégalie, dont une très mauvaise vue. Mais cela est vrai aussi pour les organisations palestiniennes, souvent corrompues, en conflit permanent pour le leadership entre elles et même à l’intérieur de chacune d’elle. Rien qui puisse contribuer à la stabilité de ce monde. Tous sont condamnés comme dans une tragédie grecque ou comme dans la série israélienne Fauda (chaos) à s’affronter pour des raisons aussi valables qu’incompatibles au cœur d’une arène dont personne ne peut sortir.

La relation Inde-Russie décline

La relation Inde-Russie décline

par Chietigj Bajpaee* – revue Conflits – publié le 13 mars 2024

https://www.revueconflits.com/la-relation-inde-russie-decline/


Le partenariat entre New Delhi et Moscou décline depuis la guerre en Ukraine. Si l’Inde a choisi de ne pas condamner l’attaque sur l’Ukraine et qu’elle profite du gaz à moindre prix, le rapprochement de la Russie avec la Chine et les limites des équipements militaires russes dans la guerre lui déplaisent. De plus, le Premier ministre Modi opère depuis quelques années un rapprochement avec l’Occident. 

*Chietigj Bajpaee est chargé de recherche principal pour l’Asie du Sud à Chatham House, un groupe de réflexion sur les politiques publiques basé au Royaume-Uni. Il a travaillé avec plusieurs groupes de réflexion et cabinets de conseil en matière de risques aux États-Unis, en Europe et en Asie. Il est l’auteur de “China in India’s Post-Cold War Engagement with Southeast Asia” (Routledge, 2022).

L’Inde est la puissance dont l’émergence est incontestable. En équilibre entre l’Occident et l’Asie, elle est l’un des principaux porte-parole de la 3ème voie géopolitique. Comment a-t-elle réagi à l’ « opération spéciale » de la Russie ?

L’Inde a maintenu une approche prudente et pragmatique face à l’invasion russe en Ukraine (comme d’autres pays du Sud). D’une part, elle a exprimé ses inquiétudes concernant le conflit, comme en témoigne la déclaration très remarquée du Premier ministre Narendra Modi selon qui « l’ère actuelle n’est pas une ère de guerre ». D’autre part, elle entretient des relations avec la Russie, qui reste une source importante de matières premières (du pétrole brut au charbon, en passant par les diamants et les engrais), ainsi qu’un fournisseur important de l’industrie de la défense indienne (la Russie représentant 60 % des plates-formes militaires indiennes en service).

Quelles sont les relations de l’Inde avec Moscou ? Quels sont leurs intérêts communs ?

L’Inde et la Russie entretiennent des relations bilatérales multidimensionnelles. Sur le plan idéologique, les deux pays partagent une préférence pour un ordre mondial multipolaire, comme en témoigne leur participation à des forums tels que les BRICS et l’Organisation de coopération de Shanghai. Les deux pays entretiennent aussi une relation historique de longue date, étant donné qu’ils ont été du même côté pendant la majeure partie de la période de la guerre froide. À cela s’ajoutent des considérations plus pratiques, notamment la dépendance de l’Inde à l’égard du matériel militaire russe et des importations de pétrole brut, ainsi que la collaboration dans d’autres secteurs stratégiquement importants, tels que l’énergie nucléaire et l’espace.

Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, l’Inde a-t-elle modifié ses relations avec la Russie ?

La guerre a entraîné une augmentation significative des achats de pétrole brut russe à prix réduit par l’Inde, qui sont passés de 2 % des importations totales de pétrole brut de l’Inde avant la guerre à près de 20 %. Par ailleurs, la guerre a accéléré des tendances préexistantes dans les relations bilatérales. L’Inde s’efforce notamment de diversifier ses importations de matériel de défense et sa production locale afin de réduire sa dépendance à l’égard de la Russie. Cette démarche s’inscrit dans un contexte d’inquiétude quant à la fiabilité de la Russie en tant que fournisseur de matériel de défense, étant donné qu’elle favorise l’approvisionnement du conflit en cours en Ukraine.

Pourriez-vous dire quelques mots sur l’équipement militaire indien qui est russe ? Y a-t-il une forte dépendance ? Les difficultés de l’armée russe en Ukraine remettent-elles en cause l’équipement russe de l’armée indienne ?

L’Inde maintient une dépendance importante à l’égard du matériel militaire russe, qui représente 60 % des plateformes militaires indiennes en service. Toutefois, New Delhi cherche à réduire cette dépendance en diversifiant ses importations de matériel de défense et en mettant l’accent sur la production locale. Bien que cette tendance soit antérieure à la guerre en Ukraine, elle a été accélérée par le conflit, qui a suscité des inquiétudes quant à la fiabilité de la Russie en tant que fournisseur de matériel de défense et aux performances sur le champ de bataille de certains systèmes d’armement russes. La longue guerre d’usure en Ukraine a ébranlé la confiance dans certains systèmes russes, tandis que la guerre a également suscité des inquiétudes quant aux retards de livraison de plusieurs plateformes, notamment le système de missiles sol-air S-400 et les pièces détachées pour les avions de chasse indiens. Des pays comme la France et les États-Unis sont les principaux bénéficiaires des efforts déployés par l’Inde pour diversifier ses importations de matériel de défense.

A-t-elle repensé sa position géopolitique ?

La guerre en Ukraine survient à un moment où l’Inde approfondit ses relations avec l’Occident, comme en témoigne la participation de New Delhi à des forums tels que la Quadrilatérale, le Conseil UE-Inde pour le commerce et la technologie, et le Partenariat pour la sécurité des minéraux. Ces éléments, combinés à la vision du monde de New Delhi, qui n’est pas occidentale, mais pas explicitement anti-occidentale, sont susceptibles d’éloigner de plus en plus l’Inde de la Russie. En témoigne le fait que le Premier ministre Modi n’a pas rencontré le président Poutine depuis septembre 2022, alors qu’il a tenu plusieurs réunions avec différents dirigeants occidentaux. La présidence relativement discrète de l’Inde de l’Organisation de coopération de Shanghai en 2023 contraste également avec sa présidence très médiatisée du G20 la même année.

La guerre en Ukraine a-t-elle eu un impact sur l’économie indienne ?

La guerre en Ukraine a été une arme à double tranchant pour l’économie indienne. D’une part, l’Inde est vulnérable à la flambée des prix du pétrole brut en raison de sa dépendance importante à l’égard des importations, qui représentent plus de 80 % de sa consommation de pétrole. De même, les perturbations affectant d’autres matières premières, telles que les exportations de blé en provenance d’Ukraine, ont contribué aux pressions inflationnistes. Toutefois, les entreprises indiennes ont également bénéficié de l’exportation de produits pétroliers russes raffinés, dont une partie a été acheminée vers les marchés occidentaux. De manière générale, l’impact sur l’économie indienne a été limité et le pays devrait rester l’économie qui connait la croissance la plus rapide au monde.

Comment l’Inde perçoit-elle le rapprochement entre Moscou et la Chine ?

L’Inde a été alarmée par l’approfondissement des relations entre la Russie et la Chine, d’autant plus que les relations entre l’Inde et la Chine se sont détériorées à la suite d’une série d’escarmouches frontalières, notamment en 2020. D’une part, New Delhi estime que le maintien de relations étroites avec la Russie offre des options à Moscou, car une Russie plus isolée est plus susceptible de devenir un État client de la Chine. D’autre part, New Delhi craint qu’à mesure que la Russie devient de plus en plus redevable à la Chine, Moscou ne penche en faveur de la Chine lors de futures hostilités sino-indiennes. C’est ce qui a incité New Delhi à se protéger en maintenant des relations avec Moscou tout en approfondissant ses relations avec l’Occident.

Conférence navale de Paris 2024 : Quelle évolution pour le groupe aéronaval au XXIe siècle ? Revue Défense Nationale, mars 2024, n°868

Conférence navale de Paris 2024 : Quelle évolution pour le groupe aéronaval au XXIe siècle ? Revue Défense Nationale, mars 2024, n°868

par Jérémy Bachelier, Héloïse Fayet – IFRI – publié le 8 mars 2024

https://www.ifri.org/fr/publications/publications-ifri/articles-ifri/conference-navale-de-paris-2024-evolution-groupe


Selon le général Thierry Burkhard, Chef d’état-major des Armées (Céma), qui a prononcé le discours inaugural de la CNP 2024, l’actuelle situation stratégique met en lumière le retour du rapport de force comme moyen de régler les différends, avec un usage accru de la force et une remise en cause profonde de l’ordre international. La compétition règne désormais dans tous les espaces communs, en haute-mer tout particulièrement. Le combat naval – sujet de la première Conférence navale de Paris en 2023 – ne peut dès lors plus être considéré comme une simple hypothèse.

COUV - RDN - 2024

Dans pareil contexte, la question de la Conférence navale de Paris n’était finalement plus de débattre de la pertinence du Groupe aéronaval (GAN), selon les termes du Céma, mais plutôt de son utilisation dans un contexte où l’anticipation et la prise de risques deviennent des impératifs stratégiques. La compétition permanente est devenue l’état naturel des relations internationales, et tous les domaines et milieux sont désormais contestés. Dans ce paysage complexe, le GAN émerge comme l’outil de puissance par excellence, capable de déployer une bulle d’hyper-supériorité dans un temps et un espace donnés pour délivrer ses effets et créer des accès, quand il n’y en a plus ou en soutien d’une opération amphibie.

La nécessité de faire face à plusieurs crises simultanées souligne par ailleurs l’importance de la coopération et du combat collectif, en particulier entre les marines de premier rang représentées à la Conférence navale (France, États-Unis, Royaume-Uni, Italie et Inde). Le GAN joue ainsi un rôle essentiel dans le renforcement des alliances et la dissuasion des adversaires potentiels, et se présente comme un remarquable système intégrateur, permettant de mener une diversité d’opérations dans le haut du spectre.

Cependant, pour que ces atouts demeurent, les GAN doivent continuellement s’adapter aux évolutions de la menace et de l’emploi, tout en faisant preuve de réalisme et en anticipant les ruptures technologiques telles que l’intelligence artificielle (IA), l’informatique quantique et les opérations multi-milieux et multi-champs (M2MC), afin de garantir pertinence et efficacité de notre action dans les prochaines décennies.

Lire l’article en intégralité dans la Revue Défense Nationale. H_Fayet – J_Bachelier-_CNP_2024_-_Quelle_evolution_pour_le_Groupe_aeronaval_au_XXIe_siecle

Le duel entre bitcoin et les institutions financières

Le duel entre bitcoin et les institutions financières

par Matteo Meloni-Nardone* – École de Guerre Économique – publié le 1er mars 2024

*étudiant de la 27ème promotion Stratégie et Intelligence Économique (SIE) École de Guerre Économique –

Lors de la bataille des Thermopyles, en 480 avant JC, une poignée de courageux guerriers spartiates résistèrent héroïquement à l’immense armée perse menée par Xerxès. Celle-ci comptait des milliers de soldats. Les Spartiates, bien que largement surpassés en nombre, firent preuve d’une détermination inébranlable. Ils se servirent de leurs lances et boucliers comme armes, opposant une résistance farouche à l’envahisseur. Rien ne les fit plier, ni la puissance numérique des Perses, ni les difficultés du terrain. Leur loyauté envers leur cité-État et leur formation militaire rigoureuse les incitèrent à se battre jusqu’au dernier homme afin de défendre la liberté de la Grèce. Cette résistance a permis aux Grecs de s’organiser et finalement de vaincre l’ennemi perse, contribuant ainsi à écrire l’une des pages les plus mémorables de l’histoire de la Grèce antique. L’émergence des cryptomonnaies, force décentralisée face aux systèmes financiers traditionnels rappelle les Spartiates luttant pour leur liberté. Les partisans de ces monnaies sont esseulés et assaillis de toutes parts par des ennemis puissants tels que les gouvernements et autres institutions.

La blockchain : fondement de la décentralisation dans les cryptomonnaies…

Une cryptomonnaie est essentiellement un actif numérique échangé en ligne, dépourvu de support physique comme les espèces. Ce qui les distingue est leur indépendance vis-à-vis des autorités traditionnelles, grâce à l’utilisation de protocoles cryptographiques accessibles à tous et de technologies telles que la blockchain. Pour mieux comprendre le concept de blockchain, imaginons ; un groupe d’amis qui part en voyage consignent leurs dépenses dans un carnet partagé. Chaque fois qu’un ami règle une dépense au nom du groupe, il note la transaction dans le carnet. Lorsqu’une page du carnet est pleine, les amis se réunissent pour valider et signer les transactions présentent sur la page. Si l’un d’entre eux souhaite modifier une page précédente, il doit refaire les signatures de tous les amis, ce qui est immédiatement détecté puisque tout est enregistré. Chaque page du carnet correspond en réalité à un bloc de la blockchain, contenant en moyenne environ 2000 transactions. [1].

L’idéologie derrière le bitcoin est donc la décentralisation où l’absence de tiers de confiance. Cela signifie que la cryptomonnaie n’a pas de contrôle central, contrairement aux devises traditionnelles géré par les états et les banques centrales. Au lieu de cela, elle s’appuient sur des réseaux peer-to-peer utilisant la blockchain. Chaque participant du réseau contribue à la vérification des transactions, éliminant le besoin d’une tierce partie. Cela garantit la transparence, la sécurité et l’indépendance des cryptomonnaies comme bitcoin.

…et de la perte de puissance des États ?

La décentralisation du pouvoir monétaire en faveur des citoyens entraîne une perte significative de souveraineté pour les États. Les cryptomonnaies échappent à la régulation des banques centrales et des gouvernements, limitant ainsi leur influence sur la masse monétaire, les taux d’intérêt, et les politiques monétaires qui ont pour but de stimuler ou stabiliser l’économie. D’autre part, la réglementation des cryptomonnaies présente des défis, car elles ne dépendent pas d’une entité unique, mais plutôt de l’ensemble des utilisateurs. Les cryptomonnaies permettent des transactions transfrontalières rapides et économiques, ce qui affaiblit le contrôle des États sur les mouvements de capitaux, réduisant leur influence sur la surveillance et la régulation des transactions financières. Historiquement, les États gèrent la monnaie par le biais des banques centrales, avec des missions telles que la stabilité des prix et préserver la valeur de l’euro pour la Banque centrale européenne [2], ou encore, le contrôle de l’inflation, la stabilité financière et la maximisation de l’emploi pour la Réserve fédérale américaine (FED) [3].

A la lumière de ces missions, il est clair que les banques centrales n’ont aucun intérêt à encourager l’adoption des monnaies décentralisées par et pour les citoyens. En effet cela remet en question leur autorité sur la politique monétaire et affaiblit leur capacité à maintenir la stabilité.

Façonner les discours pour manipuler l’opinion publique

La guerre de l’information par le contenu prend alors une importance cruciale dans la bataille entre le Bitcoin, figure de proue des monnaies décentralisées, et les banques centrales. D’une part, sur le plan géopolitique, il s’agit de la façon dont les acteurs influencent les discours sur la monnaie décentralisée par le biais de messages soigneusement élaborés. D’autre part, sur le plan économique, les informations concernent les avantages et les surtout inconvénients du Bitcoin par rapport aux monnaies traditionnelles. Finalement, sur le plan social et culturel, il s’agit de façonner les croyances et les perceptions du public quant à l’avenir des monnaies numériques. Cette guerre de l’information exige des individus éclairés et capable de créer des messages convaincants, cohérents, et adaptés à la logique de chaque population cible.

Du coté économique les banques centrales et leurs représentant ne prennent pas Bitcoin et les autres cryptomonnaies au sérieux rappelant sans cesse la mort prochaine de celui-ci. Sur le blog de la BCE on nous explique pourquoi fin 2022 nous nous approchions du « dernier combat du Bitcoin »[4]. Les banques centrales par essence mène des politiques importantes qui ont des impacts concrets sur le quotidien des citoyens, mettre en avant comme elles le font « l’insignifiance » économique du bitcoin relève de l’ignorance au mieux ou de manipulation de l’information au pire.  En effet, ce marché représente pour l’économie pas moins de 1 000 milliards de dollars ou encore 15 000 offres d’emplois par mois [5]. Cette conduite fait partie d’une stratégie visant à préserver la situation actuelle et à freiner une adoption plus étendue des cryptomonnaies en capitalisant sur la méconnaissance des citoyens, en minimisant les avantages économiques potentiels des cryptomonnaies tout en mettant l’accent sur les risques et les incertitudes. Cette vision de Bitcoin et des cryptomonnaies comme des actifs spéculatifs et inconsistant pouvant tout de même déstabiliser l’économie est également illustré par le manque de clarté du président de la SEC (équivalent de l’AMF américain) Gary Gensler.

Les arguments moralistes

Dans cette guerre, l’argument de la pollution environnementale associée au Bitcoin s’avère être un atout stratégique de grande valeur. Son efficacité est renforcée par l’actualité centré sur les préoccupations liées au changement climatique et à l’impératif de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Le Bitcoin est en effet, souvent critiqué pour son empreinte carbone significative, comparée à celle d’un pays entier. Les chiffres indiquent que l’empreinte carbone du Bitcoin est équivalente à celle du Venezuela, soit 75,94 millions de tonnes de CO2 rejetées dans l’atmosphère, ou à la consommation électrique de la Suède [6]. L’utilisation de l’argument écologique a un impact multiforme sur la perception du public. Tout d’abord, il éveille des préoccupations environnementales, principalement parmi les individus sensibles à ces enjeux, notamment les jeunes générations, dans le but de dissuader l’adoption du Bitcoin en mettant en exergue ses prétendus impacts. De surcroît, la pollution attribuée au Bitcoin, les banques centrales peuvent justifier des réglementations plus strictes, limitant l’usage de celui-ci. Elles cherchent ainsi à maintenir le contrôle sur le système financier traditionnel. Cette approche rappelle l’effet du mouvement « Flygskam » (honte de prendre l’avion), qui a induit des changements de comportement notables chez certains indicidus[7]. L’idée que le Bitcoin puisse être stigmatisé en raison de son empreinte carbone pourrait donc inciter les utilisateurs à reconsidérer son utilisation. Pourtant, d’après l’agence internationale de l’énergie la totalité de l’électricité consommé dans le monde en 2021 est   24 700 TWh[8]. En reprenant les données fournit par le site digieconomist, bitcoin utiliserait l’équivalent de 136,55 TWh. Cela correspond à seulement 0,552% de l’électricité produite dans le monde. Bitcoin est donc loin de privé certaines populations d’électricité.

Dans le contexte actuel de la guerre informationnelle entre le Bitcoin et les banques centrales, la focalisation sur l’accusation de blanchiment d’argent et de transactions illicites est devenue une stratégie de première importance [9]. Cette tactique, qui consiste à lier le Bitcoin à des activités criminelles, revêt une signification géopolitique majeure. Les récentes implications des cryptomonnaies dans le financement d’organisations comme le Hamas ont soulevé des préoccupations concernant leur rôle dans le monde criminel. Dans cette bataille de l’information, les banques centrales tirent parti de ces inquiétudes contemporaines pour influencer les perceptions et les convictions du public, consolidant ainsi leur position. Malgré ce discours liant le Bitcoin à des activités illicites, il est important de noter qu’en 2021, les échanges illicites ne représentaient que 0,24% en 2022 de l’ensemble des transactions dans l’écosystème, selon une étude de Chainalysis [10]. Il convient également de souligner que la transparence du réseau blockchain permet d’identifier aisément les adresses associées à des réseaux criminels, offrant ainsi la possibilité de ne pas effectuer de transactions avec de telles entités. Cela contraste avec le secteur financier traditionnel, caractérisé par son opacité et l’absence de mécanismes équivalents pour détecter et prévenir les activités illicites comme l’explique Faustine Fleuret présidente de l’ADAN lors d’une interview [11].

L’inégalité des discours

Dans cette lutte d’influence inégale entre le Bitcoin et les banques centrales, il est crucial de reconnaître la disparité manifeste qui prévaut. D’une part, les banques centrales, disposant d’énormes ressources, exercent une influence considérable sur les marchés financiers mondiaux, et bénéficient d’une longue expérience en matière de communication stratégique. D’autre part, le Bitcoin, en tant qu’acteur décentralisé et relativement récent (seulement 15 ans), fait face à un défi de taille, en cherchant à établir sa légitimité et à gagner la confiance des utilisateurs. Cette inégalité est renforcée par l’exploitation habile d’arguments multiples. Les accusations de pollution environnementale, de blanchiment d’argent, et de transactions illicites sont utilisées pour influencer le public de manière disproportionnée. De plus, la nature même du Bitcoin, qui diffère considérablement des monnaies traditionnelles, contribue à renforcer cette méfiance du public non averti. Les banques centrales ont adopté une stratégie subtile, mais puissante, dans leur bataille d’influence. Cette stratégie s’apparente à un encerclement cognitif de la population, visant à façonner de nouvelles perceptions et de nouvelles croyances du public de manière à les dissuader de s’associer au Bitcoin. Pour ce faire, elles ont recours à une rhétorique et à un langage soigneusement élaborés, qui évoquent des notions indésirables, voire inquiétantes.

La guerre économique pour ou contre l’adoption du Bitcoin est loin d’être terminée. Il y a encore un aspect de cette bataille qui demeure encore largement méconnu. Au-delà de la lutte entre le Bitcoin et les banques centrales, il y a un mouvement silencieux vers l’utilisation en masse des monnaies numériques de banque centrale (MNBC). Un exemple révélateur se trouve en Chine, où le Yuan numérique a été introduit. Une caractéristique intrigante de cette monnaie numérique est sa potentiel date de péremption sur décision du gouvernement : les détenteurs doivent l’utiliser avant une date précise, faute de quoi ils risquent de perdre leur argent [12]. Étant donné que plus de 85 % [13] des banques centrales travaillent sur le développement de monnaies numériques, il est naturel de se poser des questions sur le niveau de contrôle que ces institutions exerceront sur cette nouvelle forme monétaire. Finalement, il est évident que la bataille en cours entre les partisans des cryptomonnaies, en particulier le Bitcoin, et les banques centrales est loin d’être achevée. Pour renverser la tendance en leur faveur, les partisans des cryptomonnaies doivent adopter une posture offensive et élaborer une stratégie claire. Cela implique de comprendre et de contrer les tactiques employées par les banques centrales pour influencer les croyances du public. Ils doivent également mettre en avant les avantages des cryptomonnaies de manière convaincante et cohérente.  Tant que cette stratégie n’est pas mise en œuvre, l’issue de cette guerre restera incertaine. À l’époque, la résistance farouche des 300 Spartiates a finalement abouti à l’organisation des Grecs et à la victoire sur les Perses. En sera-t-il de même pour les partisans des cryptomonnaies ?


Bibliographie

[1]      Cryptoast, Bitcoin et autres cryptomonnaies: Bien comprendre avant d’investir. 2022.

[2]      BCE, « La mission de la BCE ». Consulté le: 5 octobre 2023. [

[3]      FED, « Overview of the federal Reserve System », Consulté le: 5 octobre 2023. 

[4]      U. Bindseil et J. Schaaf, « Bitcoin’s last stand », 2022.

[5]      Benoit Kulesza, « Emploi crypto et WEB 3 : pourquoi 2023 est l’année de tous les enjeux », Journal du coin, 2023.

[6]      « Bitcoin Energy Consumption Index ». 

[7]      « Honte de prendre l’avion ». Consulté le: 6 novembre 2023. 

[8]      « World Energy Outlook 2022 ». 

[9]      Sébastien Seibt, « Le bitcoin est-il devenu la nouvelle poule aux œufs d’or du Hamas ? », France24, 2023.

[10]    Chainalysis, « The 2023 Crypto Crime Report », 2023.

[11]    Pauline Armandet, « On ne peut pas tout imposer en même temps” : Faustine Fleuret (ADAN) réclame une réglementation “progressive” », bfmtv, 2022, Consulté le: 20 octobre 2023. [En ligne]. Disponible sur:

[12]    Hubert de Vauplane, « Contrôler et conquérir : qu’est-ce que le Yuan numérique ? », Le Grand Continent, 2023.

[13]    Bank for international Settlements, « BIS Innovation Hub work on central bank digital currency (CBDC) », 2023.

Transnistrie : vers une annexion à la Fédération de Russie ?

Transnistrie : vers une annexion à la Fédération de Russie ?

La Transnistrie, peuplée de 500 000 habitants, est une bande de terre entre le fleuve Dniest et l’Ukraine.

 

Par Catherine Durandin – Diploweb – publié le 5 mars 2024  

https://www.diploweb.com/Transnistrie-vers-une-annexion-a-la-Federation-de-Russie.html


Catherine Durandin, Professeur des Universités, historienne, ancien élève de l’ENS, ancienne auditrice de l’IHEDN. Ex – consultante à la DAS, ministère de la Défense, C. Durandin a publié un grand nombre d’articles et d’ouvrages consacrés à la Roumanie et aux équilibres géopolitiques du monde contemporain.

La Russie est en mesure d’utiliser la Transnistrie comme une arme régionale. Pourquoi ? Catherine Durandin donne les clés en éclairant sur une longue durée l’histoire d’une région moldave, la Transnistrie, érigée en phare de l’URSS depuis 1924. Elle explique clairement comment cette question « gelée » pourrait être réactivée par la Russie dans le cadre de sa guerre en Ukraine, et contre l’OTAN dont la Roumanie voisine est membre depuis 2004. Avec deux photos et une carte.

UNE INTÉGRATION à venir de la Transnistrie dans la Fédération de Russie ? Le scénario s’est esquissé à la veille du discours à la Nation du 29 février 2024 de Vladimir Poutine.

Un premier signal d’alerte est lancé : le président de la République Moldave de Transnistrie, Vadim Krasnosselski, élu en 2016 et réélu en 2021, annonce que le Congrès des députés transnistriens compte, lors de sa réunion du 28 février 2024, demander ou organiser un referendum sur l’annexion de la Transnistrie à la Russie. Il avance la nécessité de protéger les citoyens russes et les « compatriotes » de Transnistrie des menaces de la République de Moldavie et de l’OTAN. Dont acte : le 28 février 2024, le Parlement de la Transnistrie demande à la douma russe « des mesures de défense de la Transnistrie étant donné que plus de 220 000 citoyens russes résident en Transnistrie. » La République de Moldavie a imposé de nouveaux droits de douane sur les importations et les exportations de la Transnistrie en janvier 2024. Mais, nulle information n’a circulé quant à des citoyens de Transnistrie molestés par des ressortissants de Moldavie…

En septembre 2006 déjà, la population de Transnistrie a été consultée sur la question de l’indépendance et de l’intégration à la Fédération de Russie, répondant positivement à plus de 96% des voix. En 2014, ce projet a été de nouveau évoqué. Moscou conservait ainsi une épée de Damoclès sur l’Ukraine et la Moldavie. Or, l’attaque russe, lancée le 24 février 2022 contre l’Ukraine, fragilise fortement la sécurité de la République de Moldavie. Odessa, le port des rêves de grandeur russe, n’est qu’à 193 km de Chisinau, capitale de Moldavie et à 139 km de Tiraspol, capitale de laTransnistrie. La Moldavie et l’Ukraine sont solidaires, des dizaines de milliers d’Ukrainiens ont émigré en Moldavie.

Moscou est en mesure d’utiliser la Transnistrie comme une arme régionale.

4 cartes de la construction territoriale de la Transnistrie
Cartes de la Transnistrie à quatre moments différents.
Réalisation Thomas Merle pour Diploweb.

Pour comprendre comment, il faut retrouver le passé en longue durée d’une région moldave, la Transnistrie, érigée en phare de l’URSS depuis 1924, à la frontière alors de la Bessarabie intégrée dans la Grande Roumanie de 1918/1920. L’histoire de la Transnistrie est liée à l’URSS, à la Moldavie soviétique, puis à la Russie. La Transnistrie a fait sécession, rompant avec la Moldavie, proclamant son indépendance en 1991, une indépendance qui n’est reconnue ni par la Russie ni par la Moldavie. La Transnistrie entretient des relations diplomatiques avec l’Ossétie du Sud, l’Abkhazie et le Haut-Karabagh.

En 2024, la Transnistrie compte près de 500 000 habitants, pour une étendue de 4 000 km2, les Russophones y sont majoritaires aux côtés des Moldaves, des Ukrainiens, et de quelques minorités polonaises et bulgares. La population est russophone, souvent bilingue, russe/ moldave et russe/ukrainien. La Transnistrie reconnait trois langues officielles : le russe, l’ukrainien et le moldave. En fait, le russe est la langue partout parlée. La Transnistrie est un pays à plus de 90 % orthodoxe tout comme la Moldavie voisine.

Que signifie, en février 2024, cette initiative de proposition de referendum d’intégration à la Russie ? Quelles en seraient les conséquences éventuelles ?

Une telle initiative de projet de consultation de la population s’inscrit dans le contexte présent de la guerre russo-ukrainienne et de la politique d’expansion russe, associée à une volonté de déstabilisation des marches est européennes de l’Union européenne. Le projet menace, en premier lieu, la République de Moldavie, depuis peu candidate à l’UE.

Pour Moscou, annexer la Transnistrie répondrait à deux objectifs : établir une tête de pont militaire visant l’Ukraine par son flanc Ouest, casser la République de Moldavie. La neutralité est inscrite dans la Constitution moldave mais sa candidature à l’intégration dans l’Union européenne été retenue en juin 2022 et le processus est en cours.

La fracture entre l’histoire de la République de Moldavie et celle de la Transnistrie, remonte aux temps de la rupture, de la guerre et des hostilités entre la Roumanie, alliée de l’Entente entre 1916 et 1918, contre les Russes en marche révolutionnaire en 1917/1918. Sous domination de l’empire russe auquel la Bessarabie a été rattachée depuis 1812, la province partageait les secousses révolutionnaires russes depuis 1905 et vibrait au rythme des émancipations nationales au sein de cet empire en faillite. Les intellectuels moldaves, à la tête des mouvements nationalitaires et sociaux proches de l’intelligentsia socialiste d’Odessa sont passés alors de la revendication d’autonomie à celle d’indépendance au cours des mois de 1917/1918. Les violences des bolcheviks, des soviets de soldats en particulier, des révolutionnaires d’Odessa, ont poussé les démocrates, les libéraux et les conservateurs de Bessarabie à faire appel à l’armée roumaine pour rétablir l’ordre en janvier 1918 et à voter à la hâte l’intégration dans la Grande Roumanie, sortie de la victoire de l’Entente.

Cette perte de la Bessarabie, jamais les Soviétiques ne l’ont acceptée. Durant l’entre-deux guerres, phase d’histoire roumaine de la Bessarabie, Moscou cherche à déstabiliser la province : agents soviétiques, incursions venues de l’autre côté du Dniestr, soulèvement paysan organisé à Tatar Bunar, gros bourg de Bessarabie roumaine, réprimé très violemment par Bucarest.

Moscou prend une initiative radicale en créant à la frontière de la Roumanie sur la rive droite du Dniestr, une république soviétique modèle, anti roumaine, avec une ville nouvelle Tiraspol, la capitale soviétique de référence. Tiraspol est conçue comme une ville nouvelle industrielle alors que la Bessarabie demeure essentiellement rurale, peu développée. Dès 1924, la République autonome soviétique socialiste moldave (RASSM) est née. Du point de vue stratégique, l’objectif est clair : faire pression sur la Roumanie, à sa frontière occidentale.

Au fil d’une histoire d’empire puis d’URSS, jamais les Russes n’ont accepté la perte de la Bessarabie. Ils ont négocié sa récupération, en juin 1940, avec l’Allemagne nazie, lors de l’accord du Pacte Ribbentrop-Molotov. Forts de ce Pacte, ils ont exigé, le 16 juin 1940, du gouvernement roumain l’évacuation en 24h du territoire de la Bessarabie et de la Bucovine du Nord. Les forces soviétiques ont occupé la Bessarabie le 28 juin 1940 et créé la République Soviétique Socialiste Moldave (RSSM) qui englobait la Transnistrie.

Cette histoire soviétique perdure jusqu’à l’éclatement de l’URSS en 1990/1991 avec une brève présence d’occupation roumaine de 1941 à 1944. La Transnistrie n’a jamais connu de respiration démocratique .En effet, en 1941, elle s’est trouvée sur la voie des armées roumaines alliées d’Hitler et de l’Allemagne nazie sous le gouvernement du maréchal Antonescu. Les Roumains ont occupé la Transnistrie : ils en ont fait une zone de déportation des Juifs de Roumanie amenés par trains et ont procédé à la quasi-liquidation de la population juive d’Odessa. Victorieuse ici dès 1944, l’URSS rétablit la République Socialiste Soviétique Moldave…

Ce n’est qu’avec le complexe processus de la fin de l’empire soviétique, les revendications libertaires et identitaires de ses républiques, les aspirations concernant l’usage de la langue nationale, le roumain, que le 23 juin 1990, le Soviet Suprême Moldave adopte la déclaration de souveraineté et le drapeau tricolore. La frontière s’ouvre entre la Moldavie ex -soviétique et la Roumanie post-Ceausescu, avec plus de 100 000 Roumains et Moldaves qui fraternisent.

La Transnistrie n’est pas roumaine. Les élans unionistes romantiques pro roumains de la Moldavie pèsent comme une menace sur la Transnistrie qui se refuse à toute union avec la Roumanie ! La guerre, une quasi guerre civile, une guerre fratricide éclate, en 1992, entre Moldaves et Transnistriens qui sont soutenus par des éléments de la XIV e armée issue de feu le Pacte de Varsovie [1]. Avec du côté russe, le commandement du général Lebed, des vétérans d’Afghanistan, des Cosaques. L’on se bat auprès du Dniestr, à Bender dont les maisons conservent les traces de balles sur leurs façades. Les combats font plus d’un millier de morts, des centaines de blessés pour déboucher sur un accord de cessez-le-feu, le 21 juillet 1992, signé par le président moldave Mircea Snegur et le président de la Fédération de Russie, Boris Eltsine. La Russie, l’OSCE sont médiatrices dans le processus de cessez-le-feu.

Ces mois de guerre de 1992 n’ont pas été oubliés. Nombreux sont les ouvrages qui reviennent en Moldavie sur cette confrontation. En 2013 encore, parait la deuxième édition de l’ouvrage très lu de la journaliste Valentina Ursu, « La rivière de sang » (éditions Arc, Chisinau).

Depuis la cessation des hostilités en 1992, les plans de résolution du dossier Transnistrie se sont suivis sans succès en dépit d’un espoir du côté russe en 2003. Tous portaient un projet de fédéralisation. En vain, les Russes, les Etats-Unis, l’OSCE se sont impliqués. Une Transnistrie indépendante ? Une fédération avec démilitarisation de la République de Moldavie ? Cette solution est refusée par la Moldavie. Mais, les hostilités n’ont pas repris.

Les forces russes, peu nombreuses, 1 500 hommes, sont toujours présentes auprès du Dniestr, les dépôts d’armes toujours présents à Cobasna en Transnistrie, non loin de la frontière ukrainienne. Les forces armées de Transnistrie sont philo-russes, nombre d’appelés font leur service militaire en Russie. L’économie de cette ex-Moldavie soviétique, très industrialisée au temps de l’URSS, fonctionne bien, une métallurgie puissante, une industrie textile développée. Mais le trafic rentable, armes, alcools, cigarettes, entre Tiraspol et Odessa est très fortement perturbé par la guerre en Ukraine. L’Ukraine contrôle sa frontière.

La Moldavie vogue, à pas difficiles, vers l’UE sous la présidence de Maia Sandu, élue en décembre 2020, à la tête d’un gouvernement pro-européen. Les élections municipales de l’automne 2023 ont vu l’affaiblissement du parti PAS (Action et Solidarité) de Maïa Sandu. L’émigration, une véritable hémorragie depuis l’indépendance, affaiblit ce pays de 2 600 000 habitants, lassés par la pauvreté et la grande corruption qui a pénétré profondément le domaine judiciaire. Cependant, une nouvelle génération émerge, attachée en priorité à l’étude et au traitement des problèmes socio-économiques, refusant de se laisser enfermer dans le dilemme UE ou Russie, considérant que l’obsession identitaire est un alibi pour ne pas se concentrer sur les urgences économiques. A l’Ouest comme à l’Est du Dniestr, les maffieux richissimes, ceux que l’on appelle « les barons », interfèrent dans le jeu politique. Le gouvernement de Chisinau lutte contre cette présence. Poursuivis par la justice, plusieurs grands « barons », Ilian Shor, Vladimir Plahotniuc, ont choisi le repli à l’étranger.

A Tiraspol, en revanche, le groupe Sheriff, fondé au début des années 1990, prospère tranquillement, jouissant d’une puissance économique sans pareil qui va des super marchés aux stations- services, à la propriété d’une chaine de télévision, sans oublier la mainmise sur le club de foot national, marquée par la construction d’un complexe sportif en 2000 de plus de 100 millions de dollars. Le fils d’Igor Smirnov, premier président pro-soviétique de la Transnistrie, est l’un des membres dirigeants du groupe Sheriff…

 
République Moldave de Transnistrie, Tiraspol. La statue de V. I. Lénine est toujours en place, à l’entrée de la capitale
Crédit photographique : C. Durandin/Durandin/Diploweb.com

A Tiraspol, le parti unique règne en maître, les citoyens et les visiteurs sont accueillis par une statue colossale de Lénine flanquée d’un tank rouillé, proche d’un vaste bâtiment administratif de style architectural soviétique, alors que les étudiants de sciences politiques de l’université à qui il me fut interdit de parler roumain en 2009, sont capables de s’exprimer en anglais. En 2009, ils s’intéressaient au sort de Ségolène Royal à la suite de l’échec de sa candidature à la présidence de la République française ! Les étudiants s’informent via internet !

Alors ? Le paysage est fidèlement, fièrement soviétique.

Les mentalités ? Plutôt pragmatiques, en temps de paix. La circulation est aisée entre les deux capitales, Tiraspol et Chisinau, certains Moldaves ont de la famille à Tiraspol, les citoyens de Transnistrie fréquentent Chisinau.

La Russie est puissante, la République de Moldavie ne l’est pas. Que la Transnistrie devienne une future base russe renforcée ? Cette évolution est probable. Il est dans l’intérêt de Moscou de développer des réseaux pro – russes à la frontière de l’Ukraine et de la Moldavie.

La Transnistrie n’est pas pro roumaine, ne l’a jamais été, n’a aucune expérience démocratique. C’est un ex-joyau soviétique, jusqu’à quel point gangrené de l’intérieur ? L’économie de la Transnistrie a évolué : 70 % des exportations se font vers l’UE, l’Ukraine et la Moldavie. Mais, pour des populations attachées à la paix, une paix préservée depuis 1992, l’OTAN représente une menace de guerre parfaitement inculquée dans les mentalités par la propagande russe…Or l’Ukraine est soutenue par les alliés de l’OTAN, la Roumanie est membre de l’OTAN, avec 6 bases américaines, 2 bases françaises, dont l’une au bord de la Mer noire. L’obsession de la sécurité a gagné la République de Moldavie qui a passé le 25 septembre 2023 un accord de défense avec la France et négocié l’acquisition d’un radar Thales de protection aérienne, lors de la visite à Chisinau du ministre des armées Sébastien Lecornu.

 
Moldavie. Vue d’un quartier de la capitale, Chisinau
Crédit photographique : Catherine Durandin
Durandin/Diploweb.com

La Russie sera-t-elle pressée d’opter pour l’annexion de la Transnistrie ? Poutine attendra-t-il les prochaines élections présidentielles de 2024 en République de Moldavie pour faire tomber le parti pro-européen et éliminer Maia Sandu par les urnes ? Imaginons une République de Moldavie, déçue par les contraintes et la lenteur du processus d’intégration européenne, sous influence de la propagande russe, tentée par un rapprochement avec la Russie. Imaginons le scénario du pire pour la démocratie moldave : une fédération Transnistrie/ République de Moldavie qui pourrait s’associer à la Fédération de Russie.

L’initiative du président Vadim Krasnosselski a ouvert la boite de Pandore. La configuration actuelle, République de Moldavie sous gouvernance pro européenne mais clivée et Transnistrie pragmatiquement tranquille mais enclavée, pourrait s’effondrer. Tiraspol appelle à l’aide contre des malversations supposées de Chisinau, Poutine restera- t-il insensible à cet appel ? Quelles seront les modalités de l’action russe, delà de la déclaration du ministère russe des Affaires Étrangères en réponse immédiate à l’appel du 28 février 2024 lancé par le président de la Transnistrie : « La protection des intérêts des habitants de Transnistrie, nos compatriotes, est l’une des priorités. »

Copyright 5 mars 2024-Durandin/Diploweb.com

Une histoire des Troupes coloniales

Une histoire des Troupes coloniales

Entretien avec Julie d’Andurain

par Côme du Cluzel – Revue Conflits – publié le 5 mars 2024

https://www.revueconflits.com/une-histoire-des-troupes-coloniales-entretien-avec-julie-dandurain/


Les Troupes Coloniales, une histoire politique et militaire retrace une histoire complète et globale des Troupes coloniales, des débats autour de la création juridique de cette armée en 1900 à sa remise en cause lors de l’entre-deux-guerres, jusqu’à sa dissolution dans les années 1960. 

Entretien avec Julie d’Andurain Les Troupes Coloniales, une histoire politique et militaire, Passés Composés, 2024. Propos recueillis par Côme du Cluzel.

Vous parlez d’une armée coloniale qui naît dans le sillage d’une France qui avait besoin de s’affirmer au sein de l’équilibre des puissances à la suite de la défaite de 1870. Est-ce que pour vous, la création des troupes coloniales a finalement joué en faveur ou à l’encontre de la France ?

Avant de répondre à cette question, il me semble important de définir de quoi on parle parce que c’est un petit peu aussi l’objet du livre : définir justement ce qu’est une « armée coloniale », ce que sont les « troupes coloniales » et pourquoi il y a des confusions, qui sont encore à ce jour importantes, entre les « troupes coloniales » et « l’armée d’Afrique » et les « troupes métropolitaines ».

J’en veux pour preuve que depuis l’annonce de la publication, il parait que sur les réseaux sociaux on s’agite pour dire que la couverture ne représente pas les troupes coloniales, mais un ensemble assez hétéroclite. Or, c’est vraiment l’objet de ce livre d’éclairer ce que sont les troupes coloniales pour définir stricto sensu ce qu’est cette formation, ce qu’elle est devenue et pourquoi elle a existé. Le rôle du livre consiste à expliquer le pourquoi du comment ; il fallait passer par une explication à la fois politique et militaire de cette formation.

Pour revenir à votre question, sur la question de savoir si les Français ont eu raison de créer cette formation, il faut revenir au contexte puisqu’en histoire, tout est affaire de contexte.

Lors de la création officielle des « Troupes coloniales » en juillet 1900, il est apparu nécessaire de créer une formation militaire spécifique, réunissant deux armes, l’infanterie de marine et l’artillerie de marine, c’est-à-dire des marsouins et des bigors, pour pouvoir agir de concert avec d’autres nations dans le cadre de la projection de force qui était prévue pour aller en Chine (le Break-up of China). On a oublié ce projet de conquête de la Chine parce que finalement il ne s’est pas réalisé, mais il se situait dans le prolongement de la conquête de l’Asie et de la une conquête de l’Afrique. Dans ce contexte, les Français désiraient disposer d’une formation coloniale bien identifiée. C’est la raison pour laquelle ils ont créé officiellement et formellement ces troupes coloniales.

L’histoire des troupes coloniales est relativement courte. Est-ce que cela est le signe de leur échec ?

Stricto sensu, l’histoire des « troupes coloniales » est courte puisqu’elle s’échelonne de 1900 à 1958, date à laquelle on les renomme « troupes d’outre-mer », puis enfin « troupes de marine » en 1961. Aujourd’hui, les marsouins et les bigors de l’armée française forment toujours les troupes de marine. Ils se réclament de l’héritage des grands anciens, et ce sont ces formations que l’on envoie prioritairement sur les OPEX (opérations extérieures).

Dans mon livre, je montre que si les troupes coloniales ont eu leur raison d’être, pour les contemporains, pour la période de la conquête, c’est-à-dire 1880-1900, cela est déjà beaucoup moins évidente par la suite (1900-1920). C’est le début d’une contestation interne, au sein de l’armée française, ou les troupes coloniales se trouvent en rivalité avec les formations de « l’armée d’Afrique » qui agissent en Afrique du Nord. Leur capacité à former les tirailleurs (sénégalais, annamites, etc.) leur permet de revendiquer une identité spécifique et de se maintenir en tant que formation opérationnelle dédiée à l’outre-mer. Mais se pose aussi la question des troisièmes et quatrièmes périodes, c’est-à-dire l’entre-deux-guerres, où il y a vraiment un changement de paradigme au niveau colonial, puis de la décolonisation.

Pourquoi fait-on cette différence au début entre les troupes coloniales telles qu’elles sont et l’armée d’Afrique ? Comment est née cette distinction ? Et pourquoi ne pas avoir fondu la « Colo » dans l’armée d’Afrique ?

Un des fils rouges de ce livre consiste à expliquer pourquoi il n’y a pas une seule « armée coloniale », et pourquoi il existe plusieurs systèmes différents : armée métropolitaine, « armée d’Afrique », « troupes coloniales » au sein desquelles on trouve les tirailleurs sénégalais et annamites ; à ces formations de l’armée de terre, il faudrait d’ailleurs aussi ajouter la Marine. Tout cette complexité est l’héritage de l’Histoire.

Pour comprendre le fonctionnement de l’armée aux colonies, il faut raisonner en termes ministériels. Le premier ministère à agir dans le champ colonial a été la Marine. Puis, au moment de la conquête de l’Algérie, le ministère de la Guerre prend pied en Algérie, agissant bientôt de concert avec le ministère de l’Intérieur. Ils participent à la création d’une formation très spécifique qu’on appelle « l’Armée d’Afrique » ou 19e corps et dont la base se situe à Alger. Il s’agit en réalité d’un corps militaire venant s’ajouter aux 18 corps d’armée métropolitains et matérialisant le lien avec la métropole. Or, « l’Armée d’Afrique » est une formation métropolitaine, non spécialisée. Les hommes ne sont pas nécessairement formés pour intégrer un corps expéditionnaire, en dehors de la Légion étrangère, petite formation qui n’a pas vocation à s’élargir.

Quand la France se trouve prête à conquérir le monde, elle doit créer une formation spécifique, tournée vers la colonisation. Elle récupère alors les traditions des troupes de marines, (troupes formées par l’armée de terre, puis embarquées à bord des navires de la Marine) pour en faire des « troupes coloniales ».

On observe la progression de la formation de cette arme à travers les choix des armes à la sortie des écoles de Saint-Cyr et Polytechnique, à partir du Second Empire. Même si le processus commence sous la Restauration, on le voit s’accélérer sous le Second Empire puis, surtout sous la IIIe République au cours des années 1875-1880, moment où les Troupes coloniales deviennent une arme à part entière, bien identifiée dans les écoles. A partir de là, à Saint-Maixent et dans le recrutement par le rang, on recrute massivement pour les régiments d’infanterie et d’artillerie de marine localisés à Cherbourg, Brest, Lorient et Toulon.

On n’a pas fondu la « Colo » dans l’armée d’Afrique, car tout ceci est une longue histoire, assez compliquée, d’empilements successifs de formations qui sont rivales entre elles. C’est un véritable millefeuille de créations successives, venant se surajouter aux autres, d’où la complexité de la compréhension de ce que c’est aujourd’hui.

Cela explique pourquoi il faut attendre une vingtaine d’années avant de voir vraiment la création juridique de cette armée avec la loi de juillet 1900 ?

Les Troupes coloniales sont la seule formation née d’une loi, en 1900. Cette histoire de la loi qui met vingt ans à se former est très intéressante à observer. Il s’agit là du volet politique de la question des troupes coloniales. Il s’agit de savoir pourquoi les parlementaires français de la Troisième République ont mis autant de temps à se décider de créer cette formation.

Quand on lit les textes des contemporains, on voit très bien que leur angoisse, angoisse très récurrente dans le système républicain, c’est la crainte de créer un troisième ministère militaire, le premier étant la Marine et le deuxième celui de la Guerre. Avec la création des troupes coloniales, ils ont très peur de former un troisième ministère militaire qui serait dans les mains du ministère des Colonies, nouvellement créé en 1894.

Cette idée d’une surreprésentation du militaire dans le champ ministériel, et donc dans la société française, fait peur aux républicains qui, en même temps, oscillent entre une armée qui est devenue une arche sainte depuis 1870, que l’on veut valoriser, et en même temps cette idée qu’on crée tout autour du pays et à l’extérieur, des armées dont on ne sait pas très bien ce qu’elles font et comment elles sont dirigées, du fait de leur distance géographique.

Cette question politique est véritablement le grand débat politique de la fin du XIXe siècle ; il trouve son point d’aboutissement au moment de la conquête de la Chine, tout simplement parce que les rivalités coloniales avec l’Angleterre, avec l’Allemagne, mais aussi avec d’autres puissances, créent une nécessité. Cette nécessité faite loi, c’est celle de devoir exister au niveau international.

Aussi, il faut regarder la question des troupes coloniales dans sa internationale. Cet aspect est fondamental pour comprendre la création de cette formation.

En quoi le conflit russo-japonais du début du XXe siècle change-t-il la perspective de la France sur la colonisation en Asie ?

Cette guerre russo-japonaise de 1904-1905 constitue un élément important dans l’analyse que les militaires vont faire de ce conflit. Tout d’abord, c’est la première fois qu’il y a autant de publicistes militaires qui partent en Asie pour observer le conflit et en rendre compte ; ensuite, c’est la première fois que le monde entier prend conscience de la puissance de ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui « les Suds », ou les pays du Sud, et qu’on prend conscience du poids du Japon. Ce poids du Japon repose sur deux éléments : la puissance militaire et la puissance démographique. Ils font peur et étonnent. Après un développement initié au début de l’ère Meiji, le Japon est devenu une puissance militaire de premier niveau, capable de battre la Russie.

Par ailleurs, le Japon est un pays qui a atteint sa maturité démographique. En 1900, cela est considéré comme une force en Europe …. et un problème.. Les Français interprètent ce trop-plein démographique comme un risque d’expansion en Asie ; ils voient donc le pays comme un futur concurrent sur les colonies d’Asie. A partir de ce moment-là, militaires et les diplomates font remonter l’idée que si on veut défendre les colonies, et en particulier les colonies d’Asie, il faut créer une formation militaire coloniale de grande importance et recruter massivement des soldats indigènes.

Ce besoin de recrutement de soldats indigènes apparaît en Asie sous la plume d’officiers coloniaux que l’on appelle les “minoritophiles” ou les “tonkinphiles”, ou d’autres expressions semblables. Ces officiers sont globalement favorables aux populations indigènes et surtout ouverts à l’idée que l’armée serve d’ascenseur social pour les pays de l’Indochine, tout en étant un outil de la diplomatie française par le truchement d’une formation militaire qui serait assurée par les Français. Cette idée donne naissance à un projet qu’on appelle globalement « l’armée jaune ». Trop novateur et progressif, ce projet ne n’est retenu par Paris ; dans un deuxième temps, il est récupéré et décliné par Charles Mangin, pour l’Afrique avec ce qu’on appelle la « force noire ».

En parlant de ces forces indigènes, en quoi la Première Guerre mondiale a-t-elle permis une nouvelle vision de la Coloniale et surtout de ces troupes indigènes ?

Peu avant la Première Guerre mondiale, il existe une vraie division dans le milieu militaire entre les métropolitains (les métros) et la colonie en général. Les métropolitains ont tendance à mépriser les coloniaux parce que ce sont, disent-ils, des adeptes de la “petite guerre”. Qu’est-ce qu’on veut dire par « petite guerre » ? On sous-entend, avec mépris, qu’il s’agit d’une guerre de fusil contre des sagaies ; on sous-entend que la guerre des coloniaux est une guerre qui n’a pas grand intérêt car, ce n’est pas la Grande Guerre telle qu’elle a été enseignée dans les écoles militaires avec l’héritage de Clausewitz et de Napoléon ; enfin c’est une guerre que l’on mène, dit-on encore, avec des « bandes » et non des « soldats ». Autrement dit, les métropolitains méprisent souvent les coloniaux et leurs compétences militaires.

Au moment de l’entrée de la guerre en 1914, les coloniaux constituent donc un corps qui est mal connu et est globalement méprisé. Or, du fait des combats et de la difficulté au feu, les coloniaux apparaissent très vite, et dès la fin de 1914, comme des hommes qui connaissent les combats, qui savent très bien comment il faut faire la guerre ; dès lors, ils vont prendre beaucoup de place dans les états-majors, surtout à partir du moment où Joffre (issu des troupes de marine lui-même) commence à limoger une grande partie de ses généraux. A cette date, de nombreux officiers supérieurs reviennent des colonies pour prendre des postes importants. Un des exemples connus, est celui du général Gouraud, mais c’est également du général Marchand, du général Mangin, et de tout un tas d’officiers qui ont été formés par la Coloniale.

Pour les sous-officiers et pour les soldats, on assiste à un même processus de reconnaissance : reconnaissance pour les sous-officiers tout à fait particulière parce qu’on s’aperçoit que ce sont des gens qui sont résistants, disciplinés, contrairement à l’image qu’on se fait du colonial qui fait ce qu’il veut, et des hommes qui connaissent l’armée et qui savent tout à fait comment il faut vivre dans des conditions difficiles ; mais la vraie révélation, c’est surtout celle qui s’opère vis-à-vis des soldats et particulièrement des soldats africains, appelés génériquement les tirailleurs. Les Français comptaient beaucoup sur les soldats annamites, mais ceux-ci se révèlent à l’usage peu ou pas très résistants ; dès lors, on les emploie plus volontiers dans les usines et à l’arrière. En revanche, les soldats africains, tant vantés par Charles Mangin précédemment, trouvent une consécration dans les tranchées. A quoi le voit-on ? Cela se perçoit dans le fait qu’ils sont engagés dans des formations mixtes, c’est-à-dire avec des troupes blanches sans discrimination particulière ; contrairement à une idée reçue, ils ne sont pas employés comme de la « chair à canon ».

La Grande Guerre consacre les « troupes coloniales ». Les chefs sont désormais regardés comme d’excellents tacticiens ; les soldats gagnent une image de soldats compétents, d’hommes en qui on peut avoir confiance. Cet aspect a été très bien démontré par Anthony Guyon, dans sa synthèse sur les tirailleurs sénégalais.

Qu’appelez-vous la fusion ou la compénétration, entre la « Colo » et les troupes métropolitaines ?

La question de la fusion et de la compénétration ne doit pas être confondue avec la mixité des formations (troupes blanches/troupes noires). C’est un autre débat qui s’inscrit dans un changement de paradigme qui apparaît à l’issue de la Première Guerre mondiale. À partir de 1920, on n’a plus besoin de soldats pour faire la guerre en Europe. Le Parlement français décide de renvoyer les militaires à leur terrain, surtout les militaires coloniaux, et dans des territoires où la guerre continue (guerre du Rif ou en Syrie où éclate la révolte des Druzes en 1925).

La mixité des formations qui s’est opérée pendant la guerre montre que les divisions entre « Armée d’Afrique » et « troupes coloniales » n’ont plus vraiment de sens. Les expériences de la guerre ont amené l’idée qu’il n’existe pas une grande différence entre un tirailleur algérien (« Armée d’Afrique ») et un tirailleur sénégalais (« troupes coloniales »). Dès lors, le Parlement et un certain nombre de militaire envisagent de fusionner l’« Armée d’Afrique » et les « troupes coloniales » . La « fusion » suppose la fusion des commandements, c’est-à-dire qu’au lieu d’avoir deux chaînes de commandements, indépendantes l’une de l’autre, on se retrouve à n’en avoir plus qu’une seule. Techniquement, c’est une forme de ce que l’on appellerait aujourd’hui un « dégagement des cadres ». Or, le problème de la fusion, tel qu’il est envisagé dans les années 1920, est de savoir qui va être absorbé par l’autre. Derrière tout ça, il y a un raisonnement sur les postes, sur la possibilité de maintenir les formations des colonies à un très haut niveau. Au sein du milieu militaire, c’est l’un des grands débats de l’entre-deux-guerres.

Ce débat chemine et avance de façon assez erratique au début, mais il s’accélère alors que l’on s’approche de la Deuxième Guerre mondiale. À partir de 1937-38, le tandem Georges Mandel (ministre des Colonies) et le général Bührer (son conseiller militaire) commencent à défendre l’idée qu’il va falloir sauvegarder « l’Empire ». A cette date, on ne parle plus des « colonies », on parle bien de « l’Empire ». Cela accélère l’idée d’une nécessaire fusion des « troupes coloniales » et de « l’armée d’Afrique ». Plusieurs termes apparaissent et se juxtaposent pour évoquer cette volonté ministérielle : fusion, compénétration, etc. En réalité, il s’agit de rationnaliser le recrutement des formations coloniales en prenant le champ colonial dans sa globalité, et non plus colonies par colonies ou territoires par territoire.

Page de couverture de l’oeuvre de Julie d’Andurain, Les troupes coloniales, une histoire politique et militaire (Passés Composés, 2024)

La couverture de mon livre constitue une sorte de résumé de cette histoire de la Coloniale et des questions de « fusion » et de « compénétration ». Cette affiche a été faite par Maurice Toussaint en 1938-1939. Au premier plan, il a placé un caporal de « l’armée d’Afrique » ; à sa droite, il est accompagné un tirailleur venu de l’Afrique du Nord (marocain, algérien ou tunisien) reconnaissable par son turban ; derrière ce tirailleur, on voit les spahis et tirailleurs (sénégalais et annamites) qui renvoient à l’histoire de la « Colo ». De l’autre côté, le caporal est accompagné d’un tirailleur sénégalais (avec sa chechia rouge) et on observe sur la droite de l’image les formations des années 1930-1940 (blindés et avions) qui relèvent de la métropolitaine. L’image constitue donc un bon résumé des débats politiques et militaires juste avant la guerre.

Cela illustre les questionnements du moment : qu’est-ce qu’une formation coloniale ? Est-ce que l’on maintient la division Marine et Armée de terre ? Et au sein de l’Armée de terre, la division« armée d’Afrique », « troupes coloniales » ?Ou est-ce qu’on en fait une synthèse pour forger une véritable « armée impériale »?

À l’aube de la Seconde Guerre mondiale, il y a beaucoup de remises en question de l’utilité de cette armée dont une partie provient des « troupes coloniales » ? On se demande ce qu’elle peut devenir et on ne sait pas très bien comment l’appeler : « armée coloniale » ; « armée impériale » ?

La sémantique ou l’usage de tel ou tel vocabulaire est toujours porteur de sens. Si aujourd’hui, de très nombreux historiens français utilisent le terme « d’empire » — alors même que le terme ne correspond pas toujours aux usages contemporains —, c’est parce qu’une partie d’entre eux sont inspirés ou fascinés par l’historiographie anglo-saxonne où le concept d’empire existe depuis longtemps. En soi, utiliser le mot « empire » en lieu et place de « colonies » n’est pas grave quand on maîtrise la chronologie et l’usage des discours. Mais quand le raisonnement historique est conceptualisé avec une évidente visée téléologique, cela signifie que l’on dévie et que l’on se situe dans une reconstitution idéologique de l’Histoire.

Si on se tient à une stricte orthodoxie de l’histoire de la colonisation française, la notion « d’Empire » apparaît au cours des années 1930 dans le sillage d’un discours portant sur la « défense de l’Empire ». Cette irruption du mot dans les usages des contemporains n’est pas neutre. Pour des responsables politiques et militaires, comme Mandel ou Bührer notamment, il s’agit de préparer la Deuxième Guerre mondiale, de préparer les esprits à la guerre. C’est un discours de propagande. Dès lors ce discours peut devenir un objet d’étude.

Quelles sont alors les options militaires ?

Il y a d’abord celle qui est représentée par le maréchal Pétain, l’option défensive. On se sert de la doctrine et des méthodes qui ont fait leurs preuves en 1918. La deuxième option est celle de Charles de Gaulle, avec son projet d’armée mécanisée. Enfin, la troisième option, compatible avec les deux autres, repose sur l’idée qu’il existe un réservoir d’hommes en Afrique et qu’il faudra savoir le mobiliser. Or, cette notion de « réservoir d’hommes », ce n’est ni plus ni moins que la reprise de l’idée que Mangin avait développée dans son ouvrage La Force noire en 1910. Autrement dit, l’invention de la notion de la « défense de l’Empire » à la fin des années 1930, c’est une manière de réactualiser, sous d’autres formes sémantiques, les discours précédant la guerre de 1914-1918.

Comment s’opère réellement la dissolution de ces troupes coloniales à la suite de la Seconde Guerre mondiale ?

La dissolution des troupes coloniales ne va pas se faire très facilement. Créées par une loi en 1900, fortement soutenues par un pouvoir politique qui a voulu entreprendre la colonisation, ces troupes ont la particularité d’être une « arme » à part entière, dont la cohérence a de surcroît été consacrée par l’Histoire. On compare souvent les « troupes coloniales » à la « Légion étrangère », mais on oublie que la Légion est une « subdivision d’arme » (issue de l’infanterie) alors que les troupes coloniales constitue bien « une arme »…et même deux armes si on les additionnent l’une à l’autre (infanterie de marine et artillerie de marine). L’arme désigne un choix de « spécialité » que l’on choisit à la sortie de l’école (pour les officiers) ou quand on entre en régiment (sous-officier). La spécialisation correspond à un besoin bien identifié dans l’armée. Les troupes coloniales sont les troupes opérationnelles par excellence. Il n’est donc pas facile de dissoudre une arme, d’autant que celle-ci peut envisager d’évoluer.

Dès la sortie de guerre, on voit très bien que les principaux responsables des troupes coloniales ne sont pas très optimistes sur le maintien de leur formation, même dans le cadre de l’envoi des troupes en Indochine et en Algérie. C’est pourquoi, à travers toute une politique de lobbying, ils essayent de se maintenir et de justifier leur existence, notamment à travers leur revue. Créée après 1945, la revue Tropiques sert de laboratoire de discussions, de lieu d’échanges, mais surtout de moyen de communication avec le monde politique et avec le grand public pour justifier leur existence.

Cette justification passe par la reprise d’éléments du discours politique plus anciens, comme par exemple celle de la « mise en valeur des colonies », qui date des années 1930. Plus nouveau cependant, un certain nombre d’officiers pensent à l’accompagnement futur des armées nationales africaines après les indépendances. Cependant, on peut voir là une reprise des débats sur « l’armée jaune ». Enfin, certains officiers, comme le général Nemo, inventent vraiment de nouvelles façons de mettre l’armée au service du développement avec l’invention du Service militaire adapté (le SMA) en 1961 pour les Antilles et la Guyane. Le SMA se charge de préparer les jeunes Antillais à la vie active au cours de leur service militaire grâce à la mise en place d’un encadrement et d’un monitorat militaires qui garantir leur insertion professionnelle.

Il n’y a donc pas de réelle dissolution, mais un simple toilettage de la formation par changement de nom : les « troupes coloniales » disparaissent pour réapparaitre sous la forme des « troupes d’outre-mer » (1958-1961), puis réinvestissent à partir de 1961 leur nom d’origine, celui des « Troupes de marine ». Un petit peu comme le ferait une entreprise aujourd’hui, ce toilettage s’apparente à un changement de logo. On change le nom et/ou le logo, mais cela ne remet en cause l’existence de la structure originelle.

Est-ce que c’est à travers ces « troupes de marine » que perdure aujourd’hui la tradition de ces « troupes coloniales » ?

Oui, exactement. Dans un milieu où la tradition est un élément de la cohésion interne et une force, il faut pouvoir se rattacher à une histoire. L’histoire des troupes de marine est bien celle de l’histoire des troupes coloniales.