Les États arabes se rendent à l’évidence : seuls les États-Unis et leurs alliés occidentaux peuvent dissuader les Iraniens d’étendre leur influence au Moyen-Orient

Les États arabes se rendent à l’évidence : seuls les États-Unis et leurs alliés occidentaux peuvent dissuader les Iraniens d’étendre leur influence au Moyen-Orient

Après des années de flottement, de tentatives d’établir de nouvelles alliances, de recherche d’une plus grande autonomie vis-à-vis de l’Occident, les pays du Golfe semblent se rendre à l’évidence : les tentatives de rapprochement avec l’Iran n’ont pas permis de contenir la menace de Téhéran que ce soit au Yémen, en Syrie ou en Irak. Au moment des choix cruciaux, les pays de la région se sont rangés du côté des États-Unis et de leurs alliés pour faire échec à l’attaque aérienne de l’Iran contre Israël.

Le pragmatisme qui guide la prise de décision des principaux dirigeants du Golfe a été le moteur de cette décision. Depuis les attaques du Hamas du 7 octobre contre Israël, les États de la région, à l’exception d’Oman très en pointe dans la dénonciation d’Israël, ont été très peu vocaux dans la condamnation de la riposte massive d’Israël. Ils se sont contentés pour la plupart à lancer des appels au cessez-le-feu, certains comme le Qatar se sont engagés dans la médiation entre Hamas et Israël pour l’instauration d’une cessation des combats et un échange des otages contre des prisonniers palestiniens, tous ont envoyé des aides humanitaires pour soulager la population de Gaza mais peu de voix se sont élevées pour condamner Israël.

Les attaques en mer Rouge, une menace prise au sérieux

L’entrée en action des Houthis en mer Rouge contre les navires supposés appartenir à des pays soutenant Israël a suscité de graves inquiétudes chez les Saoudiens qui ont concentré tous leurs projets futuristes sur cette façade maritime. Il en va de même pour les Égyptiens qui subissent des pertes considérables. L’une des principales sources de revenus du pays réside dans les droits de passage par le canal de Suez (8 milliards de dollards). La Chine non plus n’a pas réagi à ces actions qui entravent leurs échanges commerciaux.  Ce silence est dû pour l’essentiel, côté saoudien, à la volonté de ne pas rompre le fragile équilibre de la trêve au Yémen et pour l’Égypte au désastreux souvenir de son engagement au Yémen dans les années 60.

Seules les marines occidentales et l’Inde ont permis tant bien que mal d’assurer la continuité de la navigation en mer Rouge. C’est une évidence et un signal fort envoyé aux alliés de la région, tentés un moment d’aller voir ailleurs.

Les limites de la diplomatie

La diplomatie a démontré ses limites. L’accord signé à Pékin en avril 2023 entre les Saoudiens et les Iraniens a permis certes de normaliser les relations entre les deux pays mais la méfiance est restée de mise. Aucun des problèmes liés à l’ingérence de Téhéran dans la région n’a été réglé. L’influence iranienne est patente auprès des Houthis du Yémen, comme elle l’est en Syrie, en Irak ou au Liban que ce soit directement ou au travers des différentes milices qu’il y a créées et qui sont sous le commandement de la force Al-Qods des Gardiens de la révolution iraniens.

Un des exemples les plus notables est la Syrie. La Jordanie qui a beaucoup œuvré avec l’Arabie de Mohammed Bin Salman pour la réintégration de Damas dans le giron arabe dans l’espoir de limiter les trafics de drogues (Captagon) et d’armes s’est rendue à l’évidence. Le régime de Bachar Al-Assad n’a tenu aucune de ses promesses et les milices proches du cercle familial du dirigeant syrien et de ses alliés iraniens ont même accentué leur trafic ce qui a nécessité l’intervention de l’armée jordanienne en territoire syrien.

La présence de Téhéran est partout dans l’arc de cercle qui va du Liban à l’Irak et au Yémen au sud. Dans ces conditions les craintes saoudiennes sont justifiées et ses espoirs de neutraliser l’influence iranienne déçus. De plus, les importantes capacités en termes de missiles et de drones développées par l’Iran ces dernières années et dont l’Arabie saoudite a subi les effets lors des attaques revendiquées par les Houthis en 2019 contre les installations pétrolières d’ARAMCO sont une source d’inquiétude. Les pays de la région souhaitent installer un système de protection antiaérien que seuls les Américains ou les Israéliens seraient capables de fournir.

Les Américains reprennent la main

De leur côté les Américains n’ont pas ménagé leurs efforts pour regagner l’influence perdue ces dernières années. Les visites à Riyad d’Anthony Blinken, Lloyd Austin, du Général Erik Kurilla, commandant du Central command, et d’autres hauts responsables américains se sont multipliées depuis le 7 octobre. Riyad est (re)devenu un interlocuteur majeur de Washington et a retrouvé sa place d’allié privilégié. Ce qui flatte l’ego de Mohammed Ben Salmane qui a avait été meurtri par le fait d’être traité en paria après l’assassinat de Jamal Khashoggi. La pusillanimité des Chinois réticents à s’engager en mer Rouge où pourtant leurs intérêts sont en jeu a fait le reste.

Dans ce contexte de fortes tensions, il n’est pas étonnant que les pays de la région aient choisi leur camp. Il est vrai que Washington dispose de trente mille militaires dans la région. L’aide non négligeable en termes d’engagement direct pour la Jordanie, d’autorisations de survols pour les aviations occidentales dans les autres pays, les renseignements fournis par les pays de la région traversés par les drones et missiles iraniens lors de leur attaque du 13 avril ont été d’une aide précieuse même si ces États se sont abstenus de tout commentaire sur l’aide fournie aux alliés occidentaux y compris Israël.

En participant activement à l’opération, la Jordanie a pris un risque important en allant à contre-courant de la majorité de sa population qui manifeste massivement devant l’ambassade d’Israël à Amman. Le Royaume hachémite avance l’argument de la défense de son espace aérien mais l’a autorisé aux chasseurs israéliens qui ont abattu un grand nombre de missiles et de drones au-dessus de la Jordanie.

Pour les pays de la région, la menace iranienne pèse très lourd dans la balance et les capacités ou la volonté d’action de la Russie et de la Chine sont encore loin de répondre aux attentes et aux impératifs de sécurité que ces pays attendent de leurs alliés.

YEMEN : la revanche des va-nu-pieds

Screenshot

Billet du Lundi 15 avril 2024 rédigé par Patricia Lalonde Vice-Présidente de Geopragma

https://geopragma.fr/yemen-la-revanche-des-va-nu-pieds/


Après l’attaque sur le consulat d’Iran à Damas et la mort de plusieurs Gardiens de la révolution, la tension est montée au Moyen Orient et nous sommes sans doute à l’aube d’une grave escalade. En effet les Iraniens ont répliqué en envoyant une pluie de drones et de missiles sur Israël. Pratiquement tous ont été interceptés par le dôme de fer israélien…

Il est intéressant dans ce contexte de rappeler que le ministre des Affaires étrangères iranien, au cours d’une tournée diplomatique, est allé à Oman rencontrer Mohamed Abdel- Salam, le porte-parole du mouvement yéménite Ansarullah, afin de lui confirmer, lors d’une réunion sur la situation dans la zone, que c’était avec du matériel et des missiles américains que ces attaques menées à Damas avaient été perpétrées… Ce qui explique l’inquiétude de la Maison blanche quant à la riposte iranienne sur Israël.

C’est dans ces circonstances que les rebelles houthis du Yémen vont sans doute faire parler d’eux…

Leur grand retour sur la scène internationale fait penser à une histoire à la Walt Disney…
Ces « rebelles » Houthis, ces « va-nu-pieds », de religion zaïdiste, proche du chiisme iranien, se battent depuis 10 ans face à l’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis, les Etats-Unis et les européens pour conserver leur territoire, leur accès à la mer du Golfe d’Aden…

 Rappelons que dans la nuit du 25 mars 2015, Mohamed ben Salmane, le prince héritier d’Arabie Saoudite, lance l’opération « tempête du désert », dans l’un des pays les plus pauvres du monde. Il s’agit de remettre au pouvoir Abdrabbo Mansour Hadi, qui avait été renversé par ces mêmes « va-nu-pieds » et s’était réfugié à Ryad, ce qui lui avait valu le surnom de « cafetier de Ryad » par ses opposants.

Cette guerre fut une véritable catastrophe humanitaire, passée sous silence par la communauté internationale : plus de 377.000 morts, dont plus de 11 000 enfants mutilés selon l’UNICEF.

Mohamed ben Salmane avait promis que la guerre serait finie rapidement… C’était sans compter sur la résilience des rebelles Houthis…

Le total mépris de la communauté internationale a ainsi contribué à renforcer ces combattants des montagnes qui contrôlent 50% du pays et qui ont réussi à attaquer les sites pétroliers d’ARAMCO dans l’est de l’Arabie, rappelant ainsi leur endurance et contraignant Mohamed ben Salmane à la négociation…

Personne n’avait rien vu venir…

Et pourtant ces mêmes Houthis ont été invités au Parlement européen en 2019, malgré, il est vrai, la résistance de certains groupes parlementaires, qui se refusaient à inviter ces va- nu-pieds des montagnes…

Et quelle ne fut pas la surprise des quelques courageux parlementaires qui avaient accepté de participer à cette réunion de voir arriver une délégation d’élégants Yéménites conduite par le porte- parole d’Ansarullah, Mohamed Abdel Salam.

Tous ont pris la parole expliquant la situation militaire, économique, humanitaire de la région et leur volonté de voir la mise en place des accords de Stockholm qui avaient été signés en 2018 sous l’égide du représentant des Nations-Unies, Martin Griffith… Ils venaient demander de l’aide à l’Europe…

De plus Hisham Sharaf, le ministre des Affaires étrangères avait accepté de faire une conférence en visio avec les membres de Geopragma afin d’expliquer la situation et le rôle que l’Europe pouvait jouer… Occasion manquée !

Tout ceci est resté lettre morte, mais l’aventure de nos va-nu-pieds ne s’arrête pas là.En effet, reboostés par l’horreur de la destruction de Gaza, se sentant solidaires des palestiniens, les voilà qui, à la stupéfaction générale, narguent la communauté internationale en perturbant le trafic maritime en Mer Rouge.

Il s’agit d’empêcher les navires se dirigeant vers Israël de franchir le détroit de Bab-el-Mandeb et de continuer leur route en Mer Rouge… les forçant à contourner par le Cap de Bonne Espérance.

Les forces houthis testent ainsi les capacités de la marine américaine et changent les stratégies de sécurisation des routes maritimes commerciales… En effet l’utilisation de drones et de missiles pour attaquer les navires n’est pas habituelle…

Cette situation a de plus fait bénéficier les routes alternatives comme les voix ferrées russes entre la Chine et l’Europe.

Les Houthis avaient pris le soin de prévenir la Chine, la Russie et l’Iran que leurs bateaux ne seraient pas attaqués, et qu’il s’agissait d’une opération en solidarité avec le peuple de Gaza.

Depuis, une guerre navale sévit, les américains et plus récemment les européens se livrant au jeu de « touché, coulé » !

Le monde commence à être impressionné par ces Houthis et le commandant de « l’Alsace », fleuron de la marine française, le général Jérôme Henry qui a circulé pendant deux mois entre la Mer Rouge et le Golfe d’Aden parle de ces Houthis comme des combattants « désinhibés » , il explique que ces attaques sont en augmentation, que les Houthis utilisent des drones qu’ils fabriquent eux-mêmes, à raz de l’eau. Il assure qu’ils bouleversent le commerce international mondial et que ce n’est pas un feu de paille.

Et rappelons que récemment le « Ruby Mer » a coulé, cassant des câbles sous- marins ce qui a fortement perturbé 25% du trafic internet mondial en Asie et en Afrique.

C’est une société chinoise, basée à Singapour qui a réparé les câbles.

Une véritable guerre asymétrique.

Et ces Houthis viennent de participer à l’offensive contre Israël menée par l’Iran en envoyant une nuée de drones dans le sud du pays.

Ils n’ont sans doute pas dit leur dernier mot et il ne serait pas impossible qu’ils fassent encore parler d’eux.

A suivre…

Le Paseo XLR, ce QuickWin de la Marine française contre les drones Houthis

Le Paseo XLR, ce QuickWin de la Marine française contre les drones Houthis

Le 9 décembre 2023, la frégate française Languedoc (D643), en mission au large du Yémen, employait pour la première fois ses armes pour intercepter des drones aériens lancés par les rebelles Houthis. Il s’agissait de la première utilisation opérationnelle du missile antiaérien Aster, qui s’est conclue par un succès remarquable.

Rapidement, toutefois, une polémique enfla sur les réseaux sociaux. En effet, le missile Aster 15 coute sensiblement plus cher que les drones employés par les Houthis. En outre, avec seulement 16 missiles en position de tir, la Languedoc pouvait rapidement se trouver sans munition, en cas d’attaque de saturation lancée contre elle, ou les navires escortés.

La Marine nationale avait, alors, justifié l’emploi du missile, expliquant qu’il fallait comparer non pas le prix du missile, mais celui de la cible protégée, avec le prix du drone. Pour autant, les constats faits à ce moment-là, restaient valides, d’autant qu’il est impossible de placer de nouveaux missiles en silo lorsque le navire est à la mer. 

La Marine française n’est pas restée inactive, à ce sujet. En effet, la frégate Alsace, une FREMM, elle aussi, mais spécialisée dans la défense aérienne, qui a relevé la Languedoc en mer Rouge il y a quelques jours, est arrivée sur zone avec un nouvel équipement taillé pour faire face à cette menace émergente, le système de détection électrooptique Paseo XLR du français Safran.

Sommaire

La frégate de défense aérienne Alsace a détruit les drones Houthis à l’aide de son canon de 76 mm

Le rôle, comme l’efficacité du Paseo XLR, n’ont pas tardé à être mis en avant. En effet, au matin du 9 mars, la frégate française Alsace est intervenue face à trois drones d’attaque Houthis. Elle n’a pas fait usage, pour cela, de ses couteux missiles Aster, mais de son canon de 76 mm, éminemment moins onéreux, pour abattre les drones, préservant ainsi ses 32 missiles Aster 15 et 30, pour faire face à des menaces plus difficiles, ou plus distantes.

canon de 76 mm FREMM
Les drones Houthis ont été abattu par la frégate française Alsace à l’aide de son canon de 76 mm OTO-Melara

Ces succès concomitants ont été rendus possibles grâce aux informations de détection et de ciblages fournies par le Paseo XLR, positionné de part et d’autre des sabords du navire, couvrant la presque totalité du périmètre, et transmises, via le système de combat, au canon et à sa conduite de tir STIR.

Ils montrent aussi, au-delà de l’efficacité du système, la confiance de la Marine nationale dans ce système. En effet, là où un Aster 15 peut intercepter une cible jusqu’à 50 km, garantissant une distance de sécurité importante pour réagir en cas d’échec de l’interception, le canon de 76 mm ne porte, lui, qu’à 8 km.

Pour intercepter les drones Houthis, le commandant de la frégate française, a donc dû attendre que les cibles soient à portée, réduisant d’autant ses options en cas d’échec, même si les drones sont réputés peu véloces. Il avait donc toute confiance dans son système de détection, d’engagement et d’interception, pour procéder ainsi, afin de préserver ses précieux missiles surface-air, et ce, par trois fois semble-t-il.

Le Paseo XLR, un système de détection électro-optique conçu initialement pour le combat terrestre

Ce succès a été rendu possible grâce au nouveau système électro-optique Paseo XLR pour Extra Long Range. Il s’agit d’un système de détection conçu pour surveiller, détecter, identifier, suivre et engager plusieurs cibles aériennes et navales simultanément, grâce à des canaux infrarouges et vidéos d’une grande précision.

EBRC jaguar Paseo
Le jaguar EBRC est équipé du système electrooptique Paseo, notamment pour le ciblage de son canon de 40 mm CTA.

Le Paseo a été initialement conçu par la société Optrolead, une coentreprise entre Safran et Thales, pour équiper les véhicules de combat terrestre. Il constitue, ainsi, l’un des principaux senseurs et systèmes de visée du nouvel Engin Blindé de Reconnaissance et de Combat EBRC Jaguar, qui remplace le char léger AMX-10RC dans les unités de cavalerie française.

À bord d’unités navales, il apporte plusieurs capacités complémentaires aux senseurs classiques, comme les radar et sonar. D’une part, il permet de détecter des cibles à faible détectabilité, comme les drones aériens et navals, souvent trop lents ou trop petits, pour être traités efficacement par les systèmes classiques. Ceci explique que, parfois, les interceptions de drones Houthis s’effectuent à très courte portée. 

D’autre part, il s’agit un système entièrement passif, pour qu’il ne révèle pas la présence ni la position d’un navire sur le spectre électromagnétique, comme c’est le cas, par exemple, des radars ou des systèmes de communication. Enfin, son ADN destiné à la guerre aéroterrestre, en font un système à la fois très réactif et très discriminant, le rendant encore davantage performant contre les menaces drones, qu’ils soient aériens ou navals. 

Porte-avions, BRF, FDI : le Paseo XLR sélectionné de longue date par la Marine française

Si l’ajout du Paseo XLR à la frégate Alsace, constitue un Quickwin indéniable pour le navire français évoluant en mer Rouge, en répondant rapidement à une évolution notable des conditions d’engagement, il ne représente, en rien, une nouveauté pour la Marine nationale.

Paseo XLR PAN Charles de Gaulle
Le PAN Charles de Gaulle met en oeuvre, ddans sa mature (à droite sur la passerelle radar), un système PASEO XLR.

En effet, le système équipe déjà le porte-avions nucléaire Charles de Gaulle depuis plusieurs années, précisément pour compléter la gamme de senseurs du navire amiral français. Il équipe également le nouveau Bâtiment Ravitailleur de la Flotte Jacque Chevallier, entré en service en 2023, pour assurer la surveillance et la protection du navire, et en particulier, pour alimenter le système de protection rapproché CIWS Rapid Fire.

Enfin, le Paseo XLR est intégré nativement aux cinq nouvelles frégates FDI de la classe Amiral Ronarc’h, qui entreront en service au sein de la Marine nationale de 2024 à 2030. Bien que cela n’ait pas encore été officiellement évoqué, tout porte à croire que le Paseo XLR armera par ailleurs les nouveaux Grands navires de Guerre des Mines, construits conjointement avec la Belgique et les Pays-Bas, pour remplacer les chasseurs de mines Tripartite des trois pays.

Les frégates FREMM et FDA françaises équipées en urgence du Paseo XLR, pour un cout minime

L’installation du Paseo XLR sur la frégate Alsace, en amont de son déploiement en mer Rouge, n’est pas une expérimentation. En effet, selon le site Naval news, tout indique que le système est désormais installé également sur la seconde FREMM DA français, la Lorraine.

En outre, les deux frégates de défense aériennes FDA Forbin et Chevalier Paul, de la classe Horizon, et les six frégates FREMM de la classe Aquitaine, seront, elles aussi, équipées de ces systèmes, sur un calendrier particulièrement réduit, six mois étant évoqués pour l’ensemble des installations, et pour des couts tout aussi réduits. 

FREMM Lorraine PASEO XLR Flotte de surface | Actualités Défense | Articles gratuits
Repéré par navalsnews.com, le Paseo XLR a été monté sur le sistership de la frégate Alsace, la frégate de défense aérienne Lorraine.

L’intégration des Paseo XLR sur le PAN Charles de Gaulle, et sur les FDI, ont notamment permis de parfaitement intégrer la communication entre le système électro-optique et le système de combat SETIS, qui équipe aussi les autres frégates françaises, rendant leur déploiement, sur ces navires, particulièrement aisé. 

Ce tour de force va, incontestablement, venir considérablement renforcer les moyens dont disposeront les navires de surface de la Marine nationale, pour s’engager dans une zone exposée à la menace drones, qu’ils soient aériens ou de surface. Rapide, peu onéreux et répondant très efficacement à une menace identifiée, il s’agit, sans le moindre doute, d’un Quickwin remarquable.

Article du 13 mars en version intégrale jusqu’au 20 Avril 2024

Chaos debout par Michel Goya

Chaos debout

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 7 avril 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Dans la conclusion de L’embrasement j’écrivais au mois de janvier dernier qu’après la première phase de « modelage », euphémisme, de la zone de combat par une campagne de frappes, la phase de conquête du territoire de Gaza se poursuivrait probablement jusqu’à la fin du mois de mars 2024 pour faire place ensuite à une longue phase de contrôle dans un nouveau cadre politique. Malgré les apparences, je croyais encore qu’il y avait un début de stratégie du côté israélien. En fait, on n’est jamais sorti du modèle de la « corbeille à papier » de James March : un ensemble de réactions jetées les unes sur les autres au hasard des circonstances comme des boulettes de papier dans une corbeille.

L’esprit humain cherchant toujours une cohérence dans les choses, on peut rétrospectivement considérer que toutes ces décisions empilées formaient un plan réfléchi. En réalité, le cabinet de guerre israélien a bien du mal visiblement à établir une ligne claire entre des impératifs et des contraintes souvent contradictoires : démanteler le Hamas mais tout en libérant les otages sans trop concéder de contreparties, préserver ses troupes mais aussi la population gazaouie tout en ne sachant pas trop quoi faire d’elle, contrôler la Cisjordanie sans susciter de révolte générale, écarter la menace du Hezbollah et de l’Iran tout en leur faisant très mal, restaurer la sacro-sainte capacité de situation tout en évitant l’embrasement général.

Tout au plus peut-on considérer une dominante maximaliste à l’image de celle du gouvernement Olmert voulant profiter de l’occasion de l’attaque du 12 juillet 2006 du Hezbollah à la frontière nord pour chasser le Hezbollah du Sud-Liban, mais en plus de l’opération déjà en cours contre le Hamas et tout en cherchant à imposer au gouvernement libanais de désarmer le parti de Dieu. Certains voulaient même à l’époque s’en prendre aussi à la Syrie, voire l’Iran. On connaît le résultat de cette politique brouillonne et déconnectée de ce qu’il était réellement possible de faire. Tsahal ravage le Liban mais échoue à imposer un comportement à un gouvernement libanais impuissant. L’armée israélienne échoue surtout à vaincre le Hezbollah et se trouve en crise tandis que le Hamas a les mains libres pour prendre le contrôle de Gaza. A la fin de la séquence de 2006, la position d’Israël se trouve affaiblie au lieu d’être renforcée.

Les enjeux de la guerre en cours contre le Hamas sont bien plus importants que ceux de la guerre contre le Hezbollah en 2006, ne serait que parce l’attaque du 7 octobre 2023 à été au moins cent fois plus violente que celle du 12 juillet 2006 et avec cent fois plus d’otages. Il fallait au moins donner une réponse à la hauteur du choc. On s’est donc surtout contenté côté israélien d’essayer de donner une réponse cent fois plus forte qu’en 2006. Dans ce cadre, l’objectif stratégique affiché initialement de destruction du Hamas était évidemment irréaliste mais que dire d’autre à ce moment-là ? Après l’attaque du 13 novembre 2015 à Pairs-Saint Denis François Hollande avait dit aussi qu’il mettrait tout en œuvre pour « détruire l’armée des terroristes » qui avait commis cette attaque. Outre qu’il n’a pas réellement mis tout en œuvre, l’Etat islamique est toujours là, même affaibli pour la deuxième fois après son étouffement de 2008. L’étouffement d’une organisation armée, c’est-à-dire son retour à une clandestinité difficile, est la seule chose qu’une armée peut proposer au politique. Pour le reste, c’est à ce dernier de donner les clés pour la suite. Mais cet étouffement est impossible à atteindre par le seul moyen d’une campagne aérienne. Il exige la conquête puis le contrôle du terrain tenu par l’ennemi.

Cette opération de conquête finalement ordonnée a été d’emblée plus gâchée qu’aidée par une campagne de frappes dévastatrice de l’artillerie et surtout des forces aériennes. Certes le Hamas et les autres groupes armés ont subi des pertes dans cette pluie de projectiles, mais comme l’admettait le porte-parole de Tsahal au moins de décembre, deux fois moins que la population civile. Or, quand on tue bien plus de civils que de soldats ennemis dans un contexte médiatisé, ce que l’on gagne éventuellement militairement est irrémédiablement perdu sur le plan politique. En l’espace de quelques semaines, Israël s’est créé plusieurs problèmes humanitaires à résoudre, depuis l’alimentation immédiate ou les soins jusqu’à leur habitat futur, et a dilapidé le soutien massif dont le pays bénéficiait après l’attaque du 7 octobre, et ce jusqu’aux Etats-Unis, le seul acteur à pouvoir influer vraiment sur sa politique. Les dégâts humains, entre 10 et 15 000 morts civils par les seules frappes aériennes en six mois (pour les whataboutistes bien au-delà de tout ce qu’à pu faire la coalition anti-Daesh en quatre ans), matériels et politiques sont très profonds. Tout cela pour tuer quelques centaines de combattants ennemis tués avant l’offensive terrestre du 27 octobre et donc sauver aussi peut-être une dizaine de soldats israéliens qui auraient été en face d’eux. Gageons qu’à long terme, les nombreux vengeurs sécrétés dans les familles meurtries ne rejoindront peut-être pas tous un Hamas impopulaire à Gaza mais tueront quand même bien plus d’Israéliens que cette dizaine sauvée.

La seule chose cohérente, l’opération de conquête, n’a donc été lancée que le 27 octobre 2023. Au lieu d’un engagement total, Tsahal opte alors pour une série d’attaques successives autour puis dans les grands centres urbains : Gaza-ville, plus Khan Yunes puis Rafah. C’est plus long, un paramètre à prendre à compte quand on s’appuie sur une mobilisation forcément éphémère des réservistes, mais cela permet de mieux (ou moins mal) gérer le problème de la présence de la population en la forçant à évacuer les zones attaquées et d’avoir localement un meilleur rapport de forces. Cette opération de conquête commence de manière conforme à ce qu’on pouvait en attendre, y compris avec la part incompressible de bavures lorsqu’on lance des dizaines de milliers de soldats très jeunes (20 ans pour une brigade d’infanterie d’active de conscrits, cadres compris et c’est bien là le problème) dans une zone de combat très complexe et stressante où la majorité des êtres vivants sont des civils. Ces soldats israéliens tombent aussi, mais grâce à la puissance de feu, le blindage de feu des phalanges de fer de Tsahal et la capacité de secours rapide aux blessés, il faut alors huit heures aux 40 000 combattants du Hamas et des autres groupes armés de Gaza pour tuer un seul d’entre eux.

La 36e division conquiert à peu près la zone de Gaza-ville dans le mois de novembre. La 98e division attaque ensuite celle de Khan Yunes durant le moins de décembre. Au changement d’année, tout en s’efforçant de contrôler le nord, la 36e division attaque à nouveau mais cette fois au centre. L’armée israélienne progresse encore un peu au moins de janvier et puis les combats diminuent en intensité. Tsahal perd 70 soldats tués à Gaza jusqu’à la trêve du 22 novembre, 102 en décembre et encore 53 en janvier 2024, signe déjà d’un infléchissement. Les pertes ensuite très fortement avec 17 morts en février et 15 en mars. Cette diminution s’explique par l’affaiblissement parallèle et beaucoup plus importante du Hamas et ses alliés, qui ont peut-être perdu définitivement – morts, blessés graves et prisonniers – 20 000 hommes sur 40 000, mais aussi par la moindre prise de risques de Tsahal. L’utilisation massive de la puissance de feu pour reprendre le contrôle de l’hôpital al-Shifa plutôt que de pénétrer à l’intérieur et la concentration croissante des pertes sur les unités de forces spéciales et de la 89e brigade commando sont des indices supplémentaires de la réticence nouvelle à engager les brigades régulières et encore plus celles de réserve.

C’est très étonnant. Malgré les annonces sur l’opération suivante à Rafah, tout se passe en fait comme si le gouvernement israélien avait renoncé à conquérir définitivement Gaza depuis la fin du mois de janvier et était déjà passé à la phase de contrôle dans la partie nord du territoire. La conquête de Rafah posait de toute façon d’énormes problèmes humanitaires et politiques avec la présence forte de la population réfugiée à la frontière égyptienne, des problèmes totalement anticipables par ailleurs. La frappe meurtrière sur un convoi de l’ONG américaine World Central Kitchen le 1er avril constitue une bavure forte qui oblige Joe Biden a sortir un peu de sa paralysie électorale pour commencer à exercer une pression à « l’arrêt des conneries » sur Netanyahu, ainsi que l’opinion publique israélienne qui montre à nouveau son mécontentement. La décision annoncée aujourd’hui de retirer la 98e division de la zone sud à l’exception de la brigade Nahal sur le corridor de Netzarim, ou route militaire 749, au centre du territoire, mais aussi les avancées dans l’idée d’une trêve de longue durée vont dans cette hypothèse d’un renoncement à tout conquérir pour se concentrer simplement sur la gestion de la partie Nord.

Peut-être faut-il considérer que Tsahal est réellement usée par les combats. Les forces israéliennes ont perdu à Gaza au total plus de 2 400 tués et blessés, dont 630 blessés par accidents. Avec les pertes du 7 octobre et des autres fronts, on atteint déjà des niveaux de pertes comparables à la guerre des six jours en 1968 alors qu’Israël affrontaient trois armées régulières arabes, à celles de la guerre d’Usure avec l’Egypte en 1969-1970 ou celles de l’opération Paix en Galilée au Liban en 1982 contre l’armée syrienne, l’OLP et d’autres organisations. Certaines brigades comme la 84e Givati (40 morts) ou la 7e Blindée (14 morts) combattent à Gaza depuis fin octobre. C’est beaucoup. Par ailleurs, les réservistes ne peuvent pas être maintenus sur le pied de guerre trop longtemps sous peine de paralyser l’économie du pays et ils commencent très progressivement à être démobilisés.

Peut-être que dans le même temps le gouvernement estime que même si l’objectif d’étouffement de l’organisation et d’élimination de ses deux principaux leaders, les pertes infligées au Hamas et alliés sont une vengeance à la hauteur du choc du 7 octobre. Savoir où s’arrête ce qui suffit est toujours un exercice difficile en temps de guerre. Peut-être que le gouvernement Netanyahu considère que ce bilan subit effectivement et que le Hamas ne représente plus une menace majeure, pour se consacrer désormais à la libération des 133 otages restants, dont on ignore combien sont encore vivants. Peut-être envisage-t-on un second round ensuite dans ce sud du territoire encore sous le contrôle du Hamas avec une nouvelle offensive israélienne.

Mais peut-être aussi au contraire que ce même gouvernement Netanyahu est en fait beaucoup moins sage que ça et qu’il envisage très sérieusement de lancer une grande campagne aérienne contre le Hezbollah et l’Iran, ce qui serait pure folie. Très clairement ces deux acteurs ne voulaient pas de cette guerre, mais la récente attaque israélienne sur le consulat iranien de Damas (coup d’opportunité et/ou provocation ?) oblige à une riposte forte. Celle-ci sera servira sans doute à sauver la face sans trop escalader, notamment par une attaque sur des ressortissants israéliens hors d’Israël. Mais on ne peut pas exclure une riposte directe par une attaque massive de roquettes du Hezbollah, ce qui entrainerait immédiatement cette campagne aérienne que certains souhaitent tant en Israël.

Beaucoup de peut-être donc. Comme un Hercule se débattant dans une tunique de Nessus, la politique israélienne crée pour l’instant plus d’entropie qu’elle ne simplifie la situation à son profit. Il est inutile à ce stade de penser à une paix définitive quelconque, pensons simplement à limiter l’extension du domaine de la catastrophe.

Frappe israélienne à Damas : Netanahyou place la guerre à Gaza au niveau régional

Frappe israélienne à Damas : Netanahyou place la guerre à Gaza au niveau régional

par Fabrice Balanche – Revue Conflits – publié le 2 avril 2024


Frappes israéliennes à Damas, analyse de Fabrice Balanche.

Texte original paru sur le site de Fabrice Balanche.

Lundi 1er avril, Israël a détruit l’annexe consulaire de l’ambassade d’Iran à Damas, dans le quartier de Mezzeh où se trouvent de nombreuses représentations diplomatiques. Le bâtiment a été entièrement rasé par six missiles tirés par des avions F35. Ces missiles explosent en dessous de l’immeuble et il ne reste ensuite plus qu’un tas de gravats. Les édifices voisins, même à quelques mètres de distance, ne souffrent ainsi pratiquement d’aucun dégât. Ainsi, l’immeuble principal de l’Ambassade d’Iran, reconnaissable à son architecture typiquement perse, situé à gauche de l’annexe consulaire est-il intact.

Avec cette frappe Israël indique sa détermination à éliminer les gardiens de la révolution où qu’ils soient, y compris dans un bâtiment diplomatique. Jusqu’à présent, elle avait visé des bases iraniennes dans la banlieue de Damas et des dépôts d’armes du Hezbollah. Cette attaque montre clairement qu’Israël hausse le ton à l’égard de l’Iran et du régime syrien, accusé de laisser toute impunité à Téhéran, comme s’il avait le choix…

On peut aussi imaginer que l’État hébreu cherche à rappeler au monde que la guerre à Gaza dépasse le seul cadre de l’affrontement avec le Hamas. Après la résolution du conseil de sécurité de l’ONU demandant un cessez-le-feu à Gaza, Israël doit rappeler à ses alliés le caractère régional du conflit. Par-delà, il remémore aux Occidentaux, de plus en plus tièdes à son égard, la nouvelle guerre froide qui les oppose à l’axe eurasiatique (Iran, Russie et Chine) : la Russie a immédiatement exigé une réunion du Conseil de sécurité de l’ONU.

L’Iran ne peut laisser cette humiliation impunie, mais il ne va pas agir à visage découvert. La principale menace est d’ailleurs venue du Hezbollah : « Ce crime ne passera pas sans que l’ennemi soit puni », indiquant une « vengeance » à venir. Le nord d’Israël risque donc de souffrir des attaques en provenance du Liban. Les milices chiites irakiennes devraient harceler davantage les troupes américaines stationnées en Irak et en Syrie. L’objectif iranien étant de les pousser au départ afin d’avoir le champ libre au Levant. Mais, la réaction de Téhéran devait dépasser ce cadre géographique. Il faut donc s’attendre également à un regain d’activité des Houtis en mer Rouge afin que l’ensemble des alliés d’Israël subissent la vengeance de Téhéran.

(c) Fabrice Balanche

Prise en charge des femmes djihadistes : la spécificité française

Prise en charge des femmes djihadistes : la spécificité française

Une étude comparative menée dans quatre pays européens le montre : la France, dont le contingent de ressortissantes parties en zone syro-irakienne était le plus important, est aussi la plus ferme dans son traitement judiciaire et pénitentiaire. Des spécialistes, dont l’auteur de l’étude, analysent ce cas particulier.
Visuel avec titre "Prise en charge des femmes djihadistes : la spécificité française"

Le terrorisme est un phénomène important parmi ceux que les quatre cercles du périmètre de la défense nationale cherchent à contrer. Concernant le terrorisme djihadiste, ses acteurs sont généralement analysés soit sous un prisme global, soit sous un prisme individuel. C’est ce qui rend intéressante l’étude dévoilée fin janvier (en anglais) par l’International Centre for Counter-Terrorism (ICCT), un think-tank indépendant basé à La Haye (Pays-Bas). Réalisée par un panel international de chercheurs, elle compare les réponses judiciaires au djihadisme féminin dans quatre pays : l’Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas et la France.

Sur les 5 à 6 000 Européens arrivés en zone syro-irakienne à l’apogée de Daech (deuxième tiers des années 2010), environ 1500 étaient français. Parmi eux, 500 femmes. Dans l’ensemble comme pour les seules femmes, il s’agissait des plus gros contingents d’Europe.

Comment expliquer cette forte proportion de femmes ? « C’est une vaste question, la réponse n’est pas simple », prévient l’auteur de la partie française de l’étude, Marc Hecker. Le politologue, directeur adjoint de l’Institut français des relations internationales (IFRI), peut donner « quelques éléments » : d’abord, « dans la propagande de Daech, la France est particulièrement ciblée, désignée comme un pays en guerre contre l’islam à la fois à l’extérieur de ses frontières » et à l’intérieur, avec la laïcité, présentée « comme de l’islamophobie institutionnalisée ».

LA PLUPART DES FEMMES N’ONT PAS DE CASIER JUDICIAIRE, À L’INVERSE DES HOMMES

Ensuite, des réseaux anciens implantés dans différents territoires (Toulouse, régions parisienne ou lyonnaise, Nord, Alsace…) « ont concentré des filières djihadistes importantes » : « Lorsque quelques personnes d’un territoire commencent à partir en zone syro-irakienne, elles entraînent d’autres personnes parmi leurs connaissances. »

Journaliste à Mediapart et auteur de nombreux ouvrages sur le djihadisme (dont « Femmes de djihadistes », Fayard, 2016), Matthieu Suc ajoute une autre motivation possible pour les femmes : « Le statut de « chahid » [martyr dans l’islam] offre selon les islamistes 72 vierges, mais aussi la possibilité d’intercéder pour 72 personnes de son entourage, et de les faire venir au paradis. » Il relève aussi que les femmes engagées dans le terrorisme islamiste sont en général « plus studieuses que les hommes » et « connaissent mieux le Coran ».

Autre différence : selon l’étude de l’ICCT, 80% des femmes n’ont pas de casier judiciaire, une tendance inverse à celle des hommes : « C’est une des différences les plus notables » entre les deux genres, note Marc Hecker, ajoutant que « le crime-terror nexus », le lien entre criminalité et terrorisme, est « une notion très présente dans les études sur le djihadisme ».

Selon lui, une première explication se trouve dans la différence hommes-femmes au sein de la population carcérale générale. « Il y a beaucoup moins de femmes dans les prisons françaises », observe le chercheur en parlant d’un ordre de grandeur de 2 500 femmes sur 75 000 détenus environ.

UN ÉCHANTILLON DE 91 FEMMES PRÉSENTES DANS 94 AFFAIRES

Marc Hecker avance un autre élément, une hypothèse plus spécifique à cette mouvance djihadiste : pour les hommes, Daech cherchait des combattants prêts à donner la mort ; pour les femmes, l’idéal de la femme vertueuse selon l’organisation islamiste « collait mieux avec des profils non-délinquants que délinquants ».

Matthieu Suc est du même avis, évoquant les « droits et devoirs des épouses et veuves » de djihadistes publiés dans Dar al-Islam, la revue francophone de propagande de Daech. Mais toutes les femmes djihadistes ne correspondent pas à ce profil. Marc Hecker a travaillé sur un échantillon de 91 femmes présentes dans 94 affaires différentes : « Dans cet échantillon, il y avait quand même une vingtaine de femmes impliquées dans des projets d’attentats. »

Parmi les djihadistes françaises les plus connues, on peut mentionner Hayat Boumeddiene, veuve d’Amedy Coulibaly, le tueur de l’Hyper Cacher de Vincennes, en janvier 2015. Condamnée par contumace à 30 ans de réclusion criminelle pour « association de malfaiteurs terroriste » et financement du terrorisme, elle a quitté la France avant l’attentat de son compagnon et demeure introuvable depuis. La convertie bretonne Émilie König, « placée assez haut dans la hiérarchie de Daech » selon Matthieu Suc, a été arrêtée en 2017 en Syrie puis rapatriée en 2022. Début 2024, elle a été transférée dans l’un des deux quartiers de prise en charge de la radicalisation (QPR) réservés aux femmes, à Rennes. Le second a été inauguré il y a quelques semaines à Roanne (Loire).

En France, le cas le plus emblématique impliquant des femmes djihadistes reste « l’affaire des bombonnes de Notre-Dame », en septembre 2016, quand un groupe 100% féminin avait tenté de faire exploser des bombonnes de gaz non loin de la cathédrale parisienne. « Il y a d’autres cas, beaucoup moins connus, de femmes parfois très jeunes qui ont projeté de commettre des attentats en France », précise Marc Hecker.

« TRANSMISSION DE VALEURS » À LA FUTURE GÉNÉRATION

L’idée qu’avec cette tentative d’attentat, les autorités françaises seraient passées d’une conception de la femme djihadiste soumise et influencée à celle d’une véritable combattante est « en partie erronée », selon le chercheur : la justice française avait déjà évolué avant cette tentative médiatisée. Un arrêt « extrêmement important » de la Cour de cassation, en juillet 2016, stipule en effet que l’« association de malfaiteurs terroriste » peut s’appliquer aux personnes faisant partie d’un groupe même si elles ne sont pas impliquées directement dans les actes criminels de ce groupe. Depuis lors, « une femme qui n’aurait que cuisiné pour son mari » est considérée comme un soutien logistique du terrorisme.

C’est le cas de la plupart des femmes djihadistes condamnées en France. « Pour la majorité des femmes qui sont parties dans la zone syro-irakienne, l’idéal qu’elles avaient, c’est celui qui est projeté par Daech dans sa propagande », détaille Marc Hecker. « Celui de femmes au foyer : femme de djihadiste et aussi mère d’enfants, ceux qu’on a appelé en Occident les « lionceaux du califat ». L’idéal type de la femme djihadiste pour Daech, ce n’est donc pas une femme combattante ou violente, c’est une femme qui soutient son mari et qui élève ses enfants. » Dans ce cas, leur rôle est donc plus celui de « transmission de valeurs, de transmission culturelle » à la future génération.

Voilà pourquoi ces femmes « revenantes » de la zone syro-irakienne sont incarcérées dès leur retour en France. Et dès l’aéroport, elles sont séparées de leurs enfants, car ces derniers « sont considérés comme des victimes », rappelle le chercheur. Leur prise en charge est ensuite calquée sur celle des hommes, qui a beaucoup évolué depuis 2015. D’abord, une évaluation dans des quartiers d’évaluation de la radicalisation (QER) ; les premiers pour les femmes ont été créés en 2021-22. Ensuite, trois possibilités : pour les moins radicalisées, la détention ordinaire, qui concerne la majorité d’entre elles ; pour les plus radicalisées, la possibilité de les envoyer à l’isolement (autour de 10%) ; enfin, entre les deux, les QPR, où sont appliqués des programmes spécifiques visant à les déradicaliser.

DES PEINES PLUS LONGUES EN FRANCE QUE DANS LES AUTRES PAYS ÉTUDIÉS

Les QPR comptent en ce moment plus d’hommes que de femmes, mais la proportion de ces dernières envoyées en QPR après leur évaluation est supérieure à celle des hommes. Selon Marc Hecker, la place importante prise par les femmes dernièrement s’explique par les décisions gouvernementales de les rapatrier entre les étés 2022 et 2023. En février 2023, les hommes djihadistes comptaient pour 0,5% de la population carcérale masculine, et les femmes djihadistes pour 4% de la population carcérale féminine. « Le pic de détenus terroristes a été atteint en mars 2020 avec 540 personnes », précise-t-il. Depuis lors, ce chiffre décroît.

Une fois jugées, elles écopent de peines plus longues en France que dans les autres pays étudiés : 30 ans au maximum pour association de malfaiteurs terroriste, contre des plafonds « nettement plus bas » dans les trois autres pays, observe le chercheur. C’est la même chose pour les peines réellement appliquées : 17 ans, 14 ans, 12 ans pour des revenantes en France, et en moyenne 6 ans pour simple activité « domestique », de soutien logistique donc.

Parmi les 91 dossiers de femmes djihadistes qu’il a étudiés pour ce rapport, Marc Hecker a rencontré de visu six d’entre elles. « Sur ce qu’elles avaient à raconter, il faut être très prudent, surtout pour celles qui n’étaient pas encore jugées : elles ont un discours assez stéréotypé, qui tend à les dédouaner », estime-t-il. « Évidemment, il est impossible de savoir si ce discours est franc ou s’il s’agit d’une forme de manipulation, d’instrumentalisation. »

Un cas qu’il a rencontré corrobore « quelque chose qu’on entend beaucoup », celui d’une mère plaçant l’idéologie au-dessus de ses enfants. Arrêtée avec trois enfants à l’aéroport d’Istanbul, elle a choisi d’en abandonner un afin de pouvoir rejoindre Daech.

Tirant les leçons de cette étude, il note que les quatre pays ont à la fois « une perception de la menace qui est différente, et une manière de traiter cette menace qui est différente ». « En réalité » selon lui, « ce qui est en jeu, c’est la transmission de valeur à des enfants. Comment un État agit-il là-dessus ? C’est évidemment très complexe quand on est dans un État libéral. »

Marc Hecker préconise de réhabiliter la notion de déradicalisation : « Elle a été extrêmement critiquée ces dernières années en France. Mais peut-être faudrait-il un petit peu la réhabiliter, car ce qui est en jeu, c’est que les valeurs transmises par des mères à leurs enfants ne soient pas des valeurs radicales. Et pour ce faire, il faut pouvoir faire évoluer la perception que ces femmes ont de leur environnement, de leur religion. »


Le djihadisme en Ukraine

Le djihadisme en Ukraine

par Revue Conflits – publié le 25 mars 2024


La notion de jihad associée au conflit ukrainien est, de prime à bord, troublante. Depuis le 11 septembre 2001, pour les Occidentaux ce terme renvoie plutôt à l’idée de guerres asymétriques menées par des terroristes islamistes arabes fanatisés. Alors que dans le cas présent, le conflit oppose deux États européens à majorité chrétienne dans le cadre d’une guerre de haute intensité.

A.L. L’auteur a effectué plusieurs recherches sur le djihadisme en Ukraine. Son travail a été volontairement anonymisé.

Les représentations occidentales sur l’islamisme ont ainsi été façonné par deux décennies d’attentats sur un territoire européen déchristianisé. En vingt ans, une multitude de groupes se sont revendiqués du jihad. De l’Afrique à l’Asie en passant par le Moyen-Orient, ils forment un ensemble hétérogène comportant des sociologies, des objectifs et des modes d’action variés pouvant parfois mener à des conflits internes. Cette arborescence d’acteurs rend leur compréhension difficile du grand public et entretient une vision floue sur ce qu’est le jihad. S’ajoute à cela le temps court de l’information face au temps long de l’histoire. La connaissance de l’islam et ses préceptes s’acquiert au gré des tragiques attentats où sont ensuite abordés brièvement sur des chaines d’information, des supposés conditions sociologiques ou religieuses menant à de tels actes. « L’étranger qui ne fait simplement qu’observer ne peut que partiellement comprendre, toute compréhension véritable requiert une participation imaginative à la vie des autres » écrivait le sociologue Robert Park. Ainsi le jihad est une notion protéiforme qui a évolué au fil du temps et des acteurs qui s’en revendiquent. Il doit être étudié au travers des textes mais aussi et surtout de ceux qui prétendent l’employer.    En Occident, cette notion de jihad est avant tout vu comme un appel à une forme de guerre sainte à l’égard de non musulmans. Cette représentation biaisée peut s’expliquer par la confrontation violente que le continent a eu ces dernières décennies avec les groupes terroristes. Elle est cependant réductrice mais dans ce contexte de violences la nuance est plus difficile à apporter. Si les djihadistes se réclament du Coran et de la vie du Prophète Mohammed pour justifier leurs actions, leur interprétation des écritures demeure marginale. Historiquement, l’idée d’un jihad militaire existe mais elle répond à des conditions précises pouvant davantage être associées à de l’auto-défense. Au Xème siècle, les auteurs appartenant au courant soufi ont quant à eux établi une distinction entre le « petit jihad » et le « grand jihad ». Le premier correspond à un jihad militaire mais serait moins important que le second qui serait intérieur contre la tentation du pêché. Au XIIe siècle, le théologien musulman Averroès distingue quant à lui quatre dimensions au jihad : l’effort par le cœur (intérieur), l’effort par l’épée (guerrier), l’effort par la langue (prédication), l’effort par la main (écrire au profit de l’islam et la bienfaisance) En 1928, l’instituteur égyptien Hasan al-Banna fonde l’association des Frères Musulmans. Il défend une vision politique de l’islam qui ne serait pas cantonné à la sphère privée. Il est suivi au milieu du XXe siècle par l’enseignant et intellectuel égyptien Sayyid Qutb. Ce dernier prône un jihad purement guerrier visant à la propagation de l’islam. Son exécution en 1966 a participé à la diffusion de ses écrits et un mouvement de solidarité envers les Frères Musulmans. Les groupes terroristes islamistes actuels tel que l’État Islamique s’inscrivent dans cette continuité que l’on qualifie de djihadiste à savoir « une doctrine de l’action violente au service de l’islam politique, lequel peut faire usage du terrorisme comme de beaucoup d’autres moyens, qu’ils soient coercitifs, persuasifs, voire légaux ». Ils ne doivent cependant pas occulter les autres interprétations, comme celles citées précédemment, qui placent la dimension militaire au second plan. Ainsi, plutôt qu’un concept clairement défini, le jihad apparait davantage comme une notion fluctuante, dépendante des interprétations et parfois, un outil au service d’une vision plus politique de l’islam. Ces questions d’islamisme et de la lutte contre le terrorisme ont occupé une place importante dans les politiques de défense des pays européens et des États-Unis. Le 24 février 2022, lorsque la Russie envahit l’Ukraine, une page semble se tourner. La guerre dite de haute intensité fait son retour sur le sol européen. Pourtant, seulement quelques mois après le début du conflit, le jihad ressurgit sur ce nouveau théâtre d’affrontements. Côté ukrainien, on trouve la présence d’anciens membres de groupes islamistes comme Abdul Hakim al-Chichani, de son vrai nom Rustam Azhiev, qui combattait auparavant en Syrie. Côté russe, différentes autorités musulmanes et le dirigeant de la République de Tchétchénie, Ramzan Kadyrov, ont appelé au jihad contre l’Ukraine et le « satanisme occidental ». On observe que le jihad est présent des deux côtés mais émane d’acteurs différents qui sont non-étatiques, infra-étatiques ou religieux. Ensuite, des éléments mobilisés par ces acteurs comme la justification religieuse, les discours ou encore la communication au travers des réseaux sociaux, n’est pas sans rappeler les modes d’action des groupes terroristes islamistes. Dès lors, le conflit en Ukraine apparait comme une hybridation entre des acteurs et des méthodes issus de guerres non conventionnelles mobilisant un narratif religieux au sein d’une guerre de haute intensité entre deux États laïques à majorité chrétienne. On peut donc se demander si la mobilisation du jihad dans le conflit en Ukraine témoigne-t-elle d’une mutation durable des conflits ? Comme chaque conflit, la guerre en Ukraine se tient dans un contexte historique et politique singulier. Pour comprendre les dynamiques propres à chaque acteur il faut d’abord s’intéresser aux guerres de Tchétchénie (1994-1996 et 1999-2000) qui ont été particulièrement violentes et marquantes pour les belligérants. Elles constituent le point de départ du parcours de certains nationalistes qui par la suite créeront ou rejoindront des groupes islamistes dans le Caucase et au Moyen-Orient. Nous verrons ensuite comment ces combattants ont intégré différents bataillons de la Légion Internationale ukrainienne et leur rôle dans ce conflit. Dans une seconde partie nous étudierons les discours djihadistes côté russe. Il s’agit d’analyser le positionnement des autorités religieuses et politiques ainsi que leur réception par soldats. Enfin, nous verrons le rôle de la communication massive au travers des réseaux sociaux et comment elle sert de caisse de résonnance afin d’unir les troupes et de démoraliser l’adversaire.

1. La déterritorialisation du conflit d’indépendance tchétchène

Bien qu’il soit difficile d’établir une sociologie précise des combattants islamistes présents aux côtés des troupes ukrainiennes, la grande majorité d’entre eux sont issus des républiques musulmanes au sud de la Russie, Tchétchénie en tête. Pour comprendre leur participation à ce conflit, il est avant tout nécessaire de retracer leur parcours en partant des deux guerres de Tchétchénie. Elles ont à la fois formé un vivier de combattants radicaux mais également construit un rapport particulier entre la Russie et ses musulmans.

La genèse de l’islamisme caucasien

La fin de l’URSS en 1991 a conduit à la revendication d’indépendance d’une multitude d’anciennes républiques socialistes. Parmi elles, la République d’Itchkérie, actuelle Tchétchénie, revendique son indépendance cette même année. En conséquence, le 11 décembre 1994 la Russie lance une offensive militaire pour reprendre le territoire. Le chaos créé par ce conflit profite à des prédicateurs islamistes et wahhabites qui vont prospérer dans la région. Traditionnellement, l’islam soufi est majoritaire en Tchétchénie. Il promeut une dimension ésotérique et mystique de la foi et un jihad avant tout intérieur comme mentionné en introduction. Cette incursion du wahhabisme, soutenue par les pays du Golfe, est facilitée par la défiance de la population envers les imams traditionnels qui étaient réputés pour informer le KGB. En 1996, sont signés les accords de paix de Khassaviourt entre les autorités russes et tchétchènes donnant l’indépendance à ces derniers. Des élections présidentielles ont lieu en 1997 et le nationaliste laïque Aslan Maskhadov l’emporte avec 60% des voix. Cependant, la république se fracture entre les nationalistes modérés et les islamistes représentés par Chamil Bassaïev et le saoudien Ibn al-Khattab. L’augmentation de la criminalité et les difficultés économiques profitent à la propagation d’un islam radical. Face à cela, le président proclame l’instauration de la charia dès 1997 afin de satisfaire les revendications islamistes et de permettre des mesures violentes visant à baisser la criminalité. On assiste alors à une propagation et une radicalisation de ces mouvements religieux qui se déportent vers les républiques voisines (Daghestan, Ingouchie, Kabardino-Balkharie). Entre le 31 août 1999 et le 16 septembre 1999, une série de cinq attentats est perpétrée sur le territoire russe dont un à Moscou. Ils causent la mort d’au moins 290 personnes et sont attribués aux indépendantistes tchétchènes bien que cela soit contesté. S’en suit alors la seconde guerre de Tchétchénie (1999-2009). La résistance tchétchène se divise entre les nationalistes et les islamistes qui s’organisent au sein de jamaat. Ces derniers, bien que moins nombreux, sont davantage visibles et ils comptent dans leurs rangs des combattants étrangers venant d’Al-Qaïda. Ce conflit sert de démonstration de puissance au nouveau président russe Vladimir Poutine. Dès le 6 février 2000, la capitale tchétchène Grozny est reprise par Moscou après de violents combats qui ont ravagé la ville. En 2003 les affrontements cessent et la république d’Itchkérie est rattachée à la Fédération de Russie à la suite d’un référendum. La même année, Akhmat Kadyrov devient président de la République de Tchétchénie au terme d’une élection contestée. Ancien vice-mufti de Tchétchénie, il a combattu aux côtés des indépendantistes durant la première guerre avant de se rapprocher de Moscou durant la seconde guerre de Tchétchénie. Il est tué en 2004 dans un attentat à la bombe. En septembre 2004, la prise d’otages dans l’école de Beslan qui fit 344 morts, marque une bascule dans le combat islamo-national tchétchène vers un terrorisme mondialisé. La vallée du Pankissi située au nord-ouest de la Géorgie et frontalière à la Tchétchénie devient un lieu de repli pour ces combattants djihadistes. En 2007 est proclamée la création de l’Émirat du Caucase par Doku Oumarov. L’objectif de l’organisation est de faire du Caucase « une zone purement islamique en y instituant la charia et en chassant les infidèles » puis « de reprendre toutes les terres qui étaient à l’origine musulmanes et qui se trouvent bien au-delà des limites du Caucase ». L’indépendance de la Tchétchénie apparait alors comme une lutte plus secondaire au profit d’une propagation de l’islam par la lutte armée à l’ensemble du Caucase. Le groupe se structure avec un organe consultatif (le Majlis ul-Shura), un bureau de représentation officiel à l’étranger, un organe d’information officiel (Kavkaz Center) publiant en russe, en anglais, en arabe, en turc et en ukrainien. L’Émirat du Caucase continue la lutte à travers le terrorisme. L’organisation a notamment revendiqué le double attentat suicide du 29 mars 2010 dans le métro de Moscou qui a fait 39 morts. En 2013, « l’émir » Doku Oumarov meurt et l’Emirat du Caucase s’essouffle. D’un côté on assiste à un manque de légitimité de son successeur daghestanais Aliskhab Kekebov. D’un autre côté al-Qaïda et l’État Islamique gagnent en influence et font concurrence à l’Émirat du Caucase. C’est le cas notamment au Daghestan où les chefs djihadistes choisissent de se rallier à l’État Islamique. L’Émirat du Caucase, après avoir entretenu une position ambiguë entre les deux groupes, prête allégeance à Al-Qaïda. Ceux qui combattaient naguère dans le Caucase pour l’imposition de la charia dans la région se retrouvent désormais disséminés entre la Turquie, la Syrie et l’Irak. La répression russe a poussé ces musulmans radicaux à quitter le territoire. Ces combattants devenus plus ou moins apatrides ont donc gonflé les rangs de l’État Islamique. Ils voient dans ce choix une opportunité de s’entrainer au combat en attendant la reprise du conflit en Tchétchénie mais également pour des raisons de subsistance économique. Les caucasiens s’organisent en katiba de l’État Islamique notamment Jaich al-Mouhajirine wal Ansar (« l’Armée des émigrants et des défenseurs »), mais aussi dans des groupes autonomes comme Ajnad al Kavkaz (« les soldats du Caucase »). En 2016 est même formée une société militaire privée djihadiste nommée Malhama Tactical (« la tactique de l’Apocalyspe »), dirigée à partir de 2019 par le tchétchène Ali al-Chichani.

Les savoir-faire acquis durant le conflit tchétchène sont maintenant mis au service de la cause islamiste. L’entrée en guerre de la Russie aux côtés de Bachar al-Assad en Syrie en 2015, confère une motivation supplémentaire pour ces djihadistes qui y voient une continuité avec la lutte menée sur leur territoire originel. Ce que l’on peut donc constater c’est que du chaos de la première et la seconde guerre de Tchétchénie, se répand un islam radical venu d’Arabie Saoudite. On assiste alors à une hybridation entre des revendications territoriales et des revendications islamistes. La déterritorialisation progressive de la lutte et la perte de vitesse de l’Émirat du Caucase poussent les combattants à s’insérer au sein de l’État Islamique ou al-Qaïda. Les soldats nationalistes sont devenus des djihadistes confirmés qui luttent désormais au Moyen-Orient. On observe une continuité et une certaine cohérence entre les différentes organisations qui se sont succédées. Le combat a progressivement basculé d’une motivation territoriale vers des revendications religieuses et idéologiques sans la remplacer complètement. Ces djihadistes sont, au fur et à mesure devenus des « exclus » de leurs pays d’origines qui s’insèrent au sein de groupes terroristes pour des raisons économiques et pour poursuivre la lutte contre la Russie À partir de 2014, s’ouvre un nouveau front en Ukraine avec les velléités indépendantistes dans les régions de Louhansk et de Donetsk soutenues par la Russie. Certains combattants actifs au Moyen-Orient y voient l’opportunité de lutter contre l’impérialisme russe et vont rejoindre des bataillons de mercenaires musulmans. En 2022 ce phénomène prend davantage d’ampleur avec l’invasion russe de l’Ukraine. 

L’Ukraine : nouveau théâtre de la confrontation anti-russe

La défaite des indépendantistes tchétchènes les a conduits à l’exil. Si certains, notamment islamistes, ont poursuivi la lutte dans le Caucase et au Moyen-Orient, une large partie des indépendantistes ont quant à eux trouvé refuge en Europe et en Turquie. L’Ukraine a également fait figure de terre d’accueil en raison de sa proximité géographique, de l’usage de la langue russe et d’une communauté musulmane Tatar bien implantée. Par la suite, cette destination fut le choix d’anciens djihadistes car il y était simple d’en acheter la citoyenneté, un passeport ou des armes. En 2014, lorsque la Russie annexe la Crimée et que des mouvements indépendantistes apparaissent dans la région du Donbass, la diaspora tchétchène se mobilise derrière les Ukrainiens.  En mars de cette même année, l’intelligentsia laïque tchétchène en exil au Danemark notamment Isa Munayev, fonde le bataillon Djokhar Doudaev du nom du président qui a déclaré l’indépendance de l’Itchkérie en 1991. De ce premier bataillon un second va être créé, le bataillon Cheikh Mansour qui est une figure tchétchène du XVIIIème siècle pour s’être battu contre l’impérialisme tsariste en unissant la population autour de l’islam. Les raisons de la scission entre ces deux bataillons est floue. Certains évoquent des divergences au niveau stratégique sur les zones de combat où agir en Ukraine. D’autres mettent en avant une séparation idéologique avec le bataillon Doudaev qui serait nationaliste et laïque tandis que le bataillon Cheikh Mansour serait guidé par des considérations islamistes et dont certains membres auraient combattu dans les rangs de l’État Islamique . Un troisième bataillon, Bechennaya staya (« la meute enragée »), a été créé. Peu d’informations à son sujet sont disponibles mais selon le média pro-russe Donbass Insider, il serait devenu une composante de la 57e brigade motorisée de l’armée ukrainienne. Jusqu’en 2022 les bataillons Djokhar Doudaev et Cheikh Mansour n’étaient pas reconnus par le gouvernement ukrainien. Le bataillon Doudaev comprendrait entre 300 et 500 hommes, principalement des tchétchènes mais également des volontaires issus du reste du Caucase. Les motivations de ces volontaires sont avant tout idéologiques. Ils sont issus de la diaspora tchétchène en Europe et se sont engagés dans l’objectif de contrer l’impérialisme russe qu’ils ont eux même subit. Il s’agit principalement de vétérans des guerres de Tchétchénie qui disposent ainsi de compétences militaires et de connaissances des tactiques de l’armée russe qu’ils mettent désormais à profit sur le théâtre ukrainien. Certains se battent dans l’objectif de déstabiliser la Russie à travers une décrédibilisation du pouvoir de Vladimir Poutine afin de reprendre ensuite le combat indépendantiste en Tchétchénie. L’invasion russe de 2022 constitue un catalyseur qui a mobilisé davantage de tchétchènes en exil. Deux nouveaux bataillons ont ainsi été créé : le Khamzat Gelayev Joint Task Detachment et le Separate Special Purpose Battalion (OBON).

Ce dernier a été fondé par le gouvernement d’Itchkérie en exil et se veut être son bras armé. Ce groupe serait principalement chargé de conduire des opérations commandos de reconnaissance. Peu d’informations sont disponibles au sujet de ces groupes. Seul un article émanant du site internet pro-russe « Donbass Insider » décrit de manière détaillée le bataillon OBON. L’auteur affirme que l’unité ne serait composée que d’environ 200 combattants dont beaucoup seraient des vétérans du djihad en Syrie et leur salaire en Ukraine serait de 400 euros par mois. Selon le site pro-israélien MEMRI c’est au sein de ce bataillon que combattrait Rustam Azhiev. Depuis 2015, il dirigeait le groupe islamiste tchétchène en Syrie Ajnad Al-Kavkaz. Il serait arrivé en Ukraine vers la fin de 2022 après avoir transité par la Turquie accompagné de quelques dizaines de combattants venus avec lui de Syrie. Il fut accueilli par le chef du gouvernement tchétchène en exil Akhmed Zakaïev. Ces différents bataillons ont été intégré au fur et à mesure à la Légion Internationale ukrainienne. Elle regroupe des volontaires internationaux venus combattre aux côtés de Kiev. Ils sont ainsi formés et équipés par les forces ukrainiennes. Bien que parmi les conditions pour la rejoindre il soit fait mention de l’interdiction d’avoir un casier judiciaire, on constate la présence d’anciens combattants djihadistes. Leur organisation est difficile à établir en raison du manque de sources claires et précises sur le sujet. Certains sont présents depuis 2014 tandis que d’autres ne sont arrivés qu’en 2022. Ils semblent s’être fondus dans la masse auprès d’autres combattants tchétchènes dans les différents bataillons. Leur présence est relativement discrète à l’exception de Rustam Azhiev qui a médiatisé sa venue. Du côté ukrainien, la présence de ces éléments djihadistes est difficile à gérer. En 2019 le gouvernement avait dissous et désarmé le bataillon Cheikh Mansour en raison de ses dérives islamistes avant de le réactiver en 2022. Un dilemme s’impose alors entre conserver ces combattants expérimentés ou les retirer pour éviter de décrédibiliser l’armée dans son ensemble. Si le pays a arrêté et extradé certains djihadistes jusqu’en 2021, cela ne semble plus d’actualité en raison du besoin croissant de soldats depuis le déclenchement de l’invasion. Par ailleurs le parlement ukrainien a œuvré à la mobilisation des indépendantistes tchétchènes en reconnaissant le 18 octobre 2022 l’indépendance de la République d’Itchkérie qui serait « temporairement occupée par la Russie ».

Dans un même temps, l’Ukraine compte environ 500 000 musulmans, principalement des tatars issus de Crimée. Pour autant, il n’y a pas la présence de discours promouvant un jihad contre la Russie de la part des autorités religieuses du pays. Selon l’ancien moufti ukrainien, Saïd Ismahilov, la guerre menée est un jihad car « selon la charia nous avons la permission de protéger nos vies, nos familles et nos propriétés », il n’appelle cependant pas au jihad en raison de la laïcité ukrainienne. On constate ainsi que le djihadisme du côté ukrainien relève davantage de la présence de vétérans du djihad que d’une organisation structurée autour d’un islam radical. Ces éléments semblent disséminés au sein des quatre bataillons « tchétchènes » qui appartiennent à la Légion Internationale Ukrainienne avec, semble-t-il, une prédominance dans les bataillons Cheikh Mansour et OBON. Leur présence sur ce théâtre n’est pas commanditée par d’autres organisations islamistes mais découle d’une volonté personnelle. Leur motivation à prendre les armes en Ukraine ne semble finalement pas si différentes que pour les autres volontaires : lutter contre l’impérialisme russe. Il subsiste cependant une dimension indépendantiste ou revancharde à l’égard de la Russie avec, chez certains, une volonté d’ensuite reprendre le combat en Tchétchénie. Leur présence constitue à la fois un atout militaire pour les forces ukrainiennes mais également un fardeau à gérer en raison de l’image qu’ils peuvent renvoyer à l’international. Il réside également un risque à plus long terme de savoir ce que deviendront ces mercenaires une fois la guerre terminée.

Ainsi, on constate une continuité entre le conflit tchétchène et la présence actuelle de djihadistes en Ukraine. Ce premier conflit a mené à la constitution de groupes armés radicalisés sous l’impulsion de prédicateurs venus notamment d’Arabie Saoudite. Devenus persona non grata en Russie après leur défaite, ils ont poursuivi leur lutte au fil des organisations islamistes. Le début du conflit en Ukraine en 2014 a représenté une opportunité pour certains djihadistes de reprendre les armes contre la Russie. Le besoin en soldats de l’Ukraine et leur recours à combattants étrangers a permis à ces vétérans de s’insérer au sein de bataillons musulmans. Leur présence en Ukraine résulte donc d’un contexte particulier qui remonte aux années 1990. Dans le cadre de ce conflit les vétérans du djihad ne semblent pas revendiquer un objectif religieux ou politique mais davantage lutter contre l’impérialisme russe avant d’envisager de reprendre le combat en Tchétchénie. De l’autre côté du front, la République de Tchétchénie fait également parler d’elle dans le conflit en Ukraine.  Depuis son accession au pouvoir en 2007, son dirigeant Ramzan Kadyrov tient la république d’une main de fer. L’invasion de 2022 est une nouvelle occasion de démontrer sa loyauté forte envers Vladimir Poutine en mobilisant les kadyrovtsy et un discours imprégné d’islamisme.

2. L’Islam : un outil au service du politique

La Russie est une fédération divisée en vingt-deux républiques qui peuvent être rassemblées en cinq groupes correspondant aux populations qui les composent : les peuples du Caucase, les peuples turcs, les peuples ouraliens, les peuples mongols et les peuples slaves et turcs. Cette diversité constitue un véritable enjeu dans les politiques menées par le gouvernement central. Il s’agit de fédérer des populations fondamentalement différentes et géographiquement éloignées autour d’un projet commun. Pour ce faire, à la sortie de la seconde guerre de Tchétchénie, Ramzan Kadyrov a été placé à la tête de la république à la suite de son père Akhmad Kadyrov. Homme fort et loyal au Kremlin, il s’illustre dans l’invasion de l’Ukraine par sa mobilisation d’un discours djihadiste justifiant l’envoi de combattants et d’une communication à outrance pour fédérer ses troupes.

2.1 La justification religieuse de la guerre

Depuis le début de l’invasion russe le 24 février 2022, le narratif du Kremlin défend la vision d’une intervention nécessaire afin de « protéger la souveraineté, la sécurité et l’intégrité territoriale de la Russie ». À cela s’ajouterait une dimension libératrice de l’Ukraine du joug des néo-nazis. Ainsi, la guerre offensive se transforme en invasion préventive face à un Occident menaçant. Ce discours a par la suite été repris par les différentes autorités du pays notamment religieuses et politiques. En effet, bien que la Russie soit un pays laïc, la religion y joue un rôle majeur dans la propagation du discours politique. On retrouve en tête le Patriarche Cyrille qui dirige l’Église orthodoxe russe et qui se positionne notamment comme défenseur des valeurs traditionnelles de la Russie. Concernant la guerre en Ukraine, il proclamait que « Dieu interdit que la situation politique actuelle dans l’Ukraine fraternelle ait pour but de faire prévaloir les forces du mal qui ont toujours combattu l’unité de la Russie et de l’Église russe ». Au niveau musulman on retrouve en Russie un ensemble d’organisations où chacun de leur dirigeant s’est exprimé sur le conflit. Talgat Tadzhudin, chef de la Direction Spirituelle Centrale Musulmane d’Ufa, a déclaré que c’était « une mesure nécessaire ». Le président du Centre de Coordination des musulmans du Caucase, Ismail Berdiev, a quant à lui défendu le fait que « les innocents avaient besoin d’être sauvé des bandits », reprenant ainsi l’idée d’une Russie protectrice des opprimées. Ce franc soutien des organisations musulmanes à « l’opération spéciale » russe n’est pas désintéressé. Dans les coulisses, ces représentants sont en compétition pour démontrer leur loyauté au Kremlin qui leur fournit les financements dont ils ont besoin.

Ce que l’on constate c’est que la religion en Russie est indirectement contrôlée par le politique ce qui ne laisse pas d’autre choix aux autorités religieuses que de se faire le relais de celui-ci. Le soutien des institutions musulmanes répond davantage à des logiques organisationnelles qu’à une réelle conviction de son bien-fondé. Certains représentants musulmans vont cependant plus loin qu’un simple soutien puisqu’ils vont justifier religieusement la guerre. Des appels au jihad ou encore des fatwa sont proclamées à l’encontre de l’Ukraine. Le Cheikh Salah Hadji Mejiyev, principale autorité musulmane tchétchène a notamment déclaré : « dès le début nous avons décidé que l’opération militaire spéciale était un jihad sacré dans la voie d’Allah le tout puissant ». De plus, le Coran est utilisé à travers la mobilisation des batailles de Badr et Uhud où le Prophète se serait battu aux côtés de non musulmans pour aujourd’hui permettre la lutte avec les chrétiens orthodoxes russes. L’objectif de ces déclarations est de justifier, au niveau religieux, l’envoi au front des musulmans qui représentent 6% de la population russe. C’est un enjeu majeur côté russe puisque les républiques musulmanes semblent être les principales concernées par l’envoi de volontaires. Au début du conflit, un tiers des morts côté russe auraient des noms non slaves et majoritairement musulmans. Cette participation active au conflit est également soutenue par le dirigeant tchétchène Ramzan Kadyrov. Il se montre comme un fervent défenseur de « l’opération spéciale » et a même appelé à une escalade des tensions. Placé au pouvoir à la suite de son père, il a depuis 2007 promu un islam dit traditionnel en Tchétchénie. En 2008, il a inauguré la grande mosquée de Grozny pouvant accueillir jusqu’à 10 000 fidèles puis en 2009 il a ouvert une université islamique. Kadyrov a également effectué deux pèlerinages à La Mecque et diffuse régulièrement des contenus religieux sur ses réseaux sociaux. La « réislamisation » de la Tchétchénie semble aller de pair avec le retour à la foi chrétienne promue par Vladimir Poutine. Dans ce cadre, Kadyrov agit comme un relais du pouvoir auprès des communautés musulmanes en Russie et dans le monde islamique. Il représente un islam qui se veut traditionnel et incarne en même temps la loyauté auprès du Kremlin. Il jouit au sein de la Fédération de Russie d’une certaine autonomie et de financements importants venant de Moscou menant, selon Anne Le Huérou, à un État dans l’État. Dans le cadre de l’offensive de 2022, Ramzan Kadyrov en appelle jihad contre le « satanisme occidental ». Au travers d’un discours imprégné d’islam, le président tchétchène cherche à mobiliser ses troupes. Il donne ainsi une dimension sacrée au combat mené sur le territoire ukrainien en créant une différence entre le bien que ses soldats représentent et le mal qu’incarne l’adversaire. Ce discours rentre dans un narratif russe plus large où est régulièrement pointée du doigt la « dégénérescence occidentale ». Kadyrov aurait à sa disposition entre 20 000 et 30 000soldats qui sont appelés les kadyrovtsy. Le principal groupe tchétchène s’appelle « Akhmat-Grozny OMON troops ».

Il fait partie de la garde nationale russe et dépendent du Kremlin.  En plus des troupes mises à disposition du pouvoir central, la Tchétchénie dispose d’un centre de formation militaire situé à Goudermes. Après une formation de deux semaines, les volontaires issus de différentes régions de Russie, sont envoyés combattre en Ukraine. Ramzan Kadyrov se place ainsi comme un élément majeur du dispositif offensif russe avec l’envoi de troupes, la diffusion d’un discours légitimateur et la formation d’une partie des nouvelles recrues. Si la dimension religieuse est promue de manière exacerbée par Kadyrov, ce sentiment ne semble pas partagé par ses soldats et les volontaires présents. Les motivations principales semblent davantages être financières ou bien l’obligation d’aller au se battre. Pour leur mission en Ukraine, ils seraient payés 600 000 roubles (6200 euros), dont la moitié payée par le ministère de la Défense et l’autre par la République de Tchétchénie. À cela s’ajouterait une pension de 3 millions de roubles (29 000 euros) pour les blessés ainsi que des primes pour chaque soldat ukrainien tué ou blessé. En réalité très peu toucheraient cet argent. Du côté des familles des victimes, on remarque qu’elles ne laissent pas de vœux sur leurs tombes comme le veut la tradition musulmane pour les shahid morts au pendant le jihad. Ainsi, on constate du côté russe une mobilisation d’acteurs religieux et politiques, principalement Ramzan Kadyrov, pour donner une dimension islamique à l’invasion de l’Ukraine. Cette dernière est dépeinte comme un mal qu’il faudrait combattre au nom de l’islam et ce, même aux côtés de chrétiens. Dans les faits, cette justification semble peu convaincante pour les soldats envoyés au front qui ont pour motivation première l’argent qui leur est promis. Ce qui se joue en réalité est une compétition entre les acteurs pour montrer leur loyauté envers le Kremlin. Celle-ci n’est cependant pas sans risque dans la mesure où cela pourrait conduire à une décrédibilisation des autorités musulmanes russes en raison de leur proximité avec le pouvoir politique. Ce phénomène pourrait à terme profiter à des prêcheurs, notamment islamistes, hors du système officiel à l’image de ce qu’il s’est produit en Tchétchénie entre les deux guerres. Au-delà du besoin de justification au combat et de la démonstration de loyauté envers Vladimir Poutine, la mobilisation d’un discours religieux s’inscrit dans le cadre d’une communication massive. Il agit comme un vecteur de forces morales pour unir les soldats russes mais également effrayer et démoraliser l’adversaire dans le cadre d’une guerre de représentations.

2.2 Communication et guerre de représentations 

Historiquement, les notions de terreur et de violence sont associées aux tchétchènes. Cette image a notamment été construite par différents auteurs russes comme Pouchkine dans son poème « Le prisonnier du Caucase ». Plus récemment, les deux guerres de Tchétchénie ont renforcé l’idée de vaillants combattants issus des montagnes. Lors de la mobilisation des kadyrovtsy dans le conflit en Ukraine, les journaux l’ont qualifié « d’arme psychologique » c’est-à-dire « l’emploi de méthodes et techniques de guerre visant à éveiller la peur chez l’adversaire ». En effet, le lendemain de l’invasion, le 25 février 2022, le président tchétchène a rassemblé ses 10 000 soldats sur la place de Grozny afin de proclamer leur mobilisation. Cette représentation théâtrale des forces tchétchènes n’est pas la seule du conflit. Leur leader Ramzan Kadyrov est très actif sur son canal Télégram qui rassemble plus de 2 millions d’abonnés. Il y partage principalement du contenu autour du conflit et de l’islam. Sa communication est très soignée avec des vidéos de haute qualité et du montage. Il se met en scène autour de ses proches et se présente en chef de guerre. On retrouve dans cette communication des éléments déjà présents dans celle de l’État Islamique. Dans sa thèse intitulée « La stratégie de communication du groupe État Islamique, sociologie d’un discours guerrier et violent de propagande et de sa réception par le droit pénal français », Tiffen Le Gall met en avant une distinction entre les vidéos de recrutement axées sur l’escapisme et celles sur le devoir et la guerre. Cette seconde catégorie développe un narratif basé sur l’héroïsme, la virilité et l’aspect guerrier. On retrouve ces éléments dans la communication tchétchène. Elle s’articule, selon Johann Lemaire, autour de trois éléments : ils ne subissent aucune perte, font face à une faible adversité, ils viennent en aide à la population. Cela participe à l’entretien du mythe d’un combattant tchétchène redoutable qui vise à galvaniser ses troupes et susciter la peur chez les ukrainiens.

Cette communication massive est reprise par les kadyrovtsy sur le terrain. Leurs unités sont celles disposant le plus de caméramans au sein de l’armée russe. Ils publient leurs réussites sur le front et partagent un certain esprit de camaraderie. Ils renvoient une image de soldats aguerris qui aiment faire la guerre. Cependant, ce qui est diffusé tranche avec le ressenti de leurs adversaires. En effet, les tchétchènes ne seraient pas de bons combattants en raison d’un manque de préparation en raison d’un entrainement court avant d’être déployé au front. De plus, ces combattants ont habituellement la charge du maintien de l’ordre plutôt que de la guerre frontale.  Les ukrainiens les surnomment ironiquement « les combattants de Tiktok » en raison de leur plus grande présence sur le réseau social que sur le terrain. Cette communication rentre dans le cadre d’une guerre des représentations c’est-à-dire « une guerre mentale, symbolique, une guerre de préparation des consciences visant à mobiliser les troupes amis et démobiliser les troupes ennemis ». L’objectif est double. Premièrement, il s’agit de renvoyer une image inspirant la crainte chez l’adversaire afin de les démoraliser. Deuxièmement, il s’agit d’unir ses propres troupes autour de la conviction de sa propre puissance tout en donnant une justification à leur mobilisation. Dans le cas présent, la religion et l’ethnie semblent servir de lien entre les combattants tchétchènes. Ils se regroupent autour des cris « Allah u Akbar » et « Akhmat sila » qui incarnent respectivement le religieux et l’ethnique. Enfin, les faits tendent à nuancer grandement cette communication.

Premièrement, nous l’avons vu, contrairement à ce que diffuse Ramzan Kadyrov, la motivation de ses combattants est davantage l’argent que la défense de l’islam. Deuxièmement, l’unité ethnique des tchétchènes semble compromise au vu de leur présence de chaque côté de la ligne de front. Pour finir, l’image de vaillants combattants est remise en cause par une présence avant tout en deuxième ligne pour notamment s’occuper des déserteurs ou servir de chair à canon. Ainsi, on observe que les technologies de l’information et de la communication sont massivement utilisées et maitrisées par les combattants tchétchènes. Elles sont utilisées aussi bien par les soldats sur le terrain que par le dirigeant Ramzan Kadyrov. Cette communication reprend des pratiques utilisées par l’État Islamique sur la qualité vidéo et les mises en scène représentant la virilité, la cohésion des troupes et la dimension religieuse de la lutte. Pour ce faire, les tchétchènes mettent en avant de manière outrancière les caractéristiques qui leurs sont attribuées de combattants à la fois féroces et pieux. L’objectif poursuivi par cette utilisation importante des réseaux sociaux est d’à la fois renforcer les forces morales des troupes et dans un même temps, véhiculer la crainte chez l’adversaire. Cette stratégie semble avoir un impact limité puisqu’elle ne semble pas suivie des faits à la fois dans sa dimension unificatrice et dans la peur créée au sein des troupes ukrainiennes. Ce que l’on peut donc constater c’est que le djihadisme du côté russe émane avant tout d’acteurs institutionnels et religieux. On assiste à un islamisme étatique qui va venir compléter la légitimation officielle en y ajoutant une dimension islamique. Les Ukrainiens sont décrits comme un mal à combattre entraînant la nécessité de proclamer et mener le jihad. Ce caractère religieux est amplifié et incarné à travers une communication importante notamment de Ramzan Kadyrov qui se positionne en chef militaire guidé par sa foi. L’objectif poursuivi est à la fois de créer un sentiment d’appartenance basé sur la religion pour motiver les troupes et d’en même temps de façonner un mythe autour du combattant tchétchène afin de faire réduire les forces morales de l’adversaire. Derrière ces ambitions, on retrouve en réalité des luttes internes entre des autorités en quêtes de reconnaissance auprès du pouvoir central. Dans les faits, la mobilisation d’un discours djihadiste amplifié par une communication importante semble trouver un écho assez faible au sein des soldats mobilisés qui sont avant tout motivés par le gain financier de leur engagement. Ce que l’on peut donc conclure c’est que le djihadisme dans le conflit ukrainien est protéiforme.

D’un côté, il est marqué par la présence d’anciens combattants du jihad ayant débuté leur lutte en Tchétchénie avant de passer par la Syrie et d’enfin arriver sur le territoire ukrainien. De l’autre, il est un outil utilisé par les institutions religieuses et politiques pour démontrer leur loyauté envers Vladimir Poutine et sert comme une arme de communication afin d’unir les combattants et de déstabiliser l’adversaire. Ainsi, le jihad dans le conflit en Ukraine répond à des dynamiques historiques, institutionnelles et politiques spécifiques. On constate que l’emprunte des groupes terroristes islamistes, notamment l’État Islamique, est encore présente avec la persistance d’anciens combattants dans ce conflit ukrainien et dans l’usage important des réseaux sociaux numériques. Toutefois, si le djihadisme est présent, il est bien différent des combats asymétriques de Syrie ou d’Irak. La présence de djihadistes dans des conflits périphériques n’est pas nouvelle. On peut notamment citer l’exemple de la guerre au Haut Karabakh aux côtés de l’Azerbaïdjan. Si ce phénomène n’est pas nouveau, il est cependant récent. Il correspond à un net recul des différents groupes terroristes, l’État Islamique en tête, et de la question du devenir de leurs membres. La présence de djihadistes tchétchènes en Ukraine illustre bien ce phénomène de combattants devenus plus ou moins apatrides qui se déplacent au gré des conflits. Dans le cas présent, cela se conjugue avec l’élargissement du spectre des forces en présences. La guerre devient de plus en plus hybride avec la présence d’acteurs n’appartenant pas directement aux armées officielles. Nous l’avons vu avec la Légion Internationale ukrainienne mais dans cette continuité, l’usage de mercenaires comme le groupe Wagner, participe à cette hybridation des conflits. Il pourrait être pertinent de poursuivre les recherches sur ce type de modèle d’armée hybride et leurs conséquences sur les conflits futurs.

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Attaque de Charlie Hebdo-Six combats en 16 minutes dans un rectangle de 250 x 80 m par Michel Goya

Attaque de Charlie Hebdo-Six combats en 16 minutes dans un rectangle de 250 x 80 m

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 24 mars 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Nous sommes le 7 janvier 2015 à 11 h 20. Les frères Kouachi arrivent dans la rue Nicolas-Appert. Ils pénètrent au n° 6 croyant sans doute être dans les locaux de Charlie Hebdo. Après avoir menacé les employés et obtenu la bonne adresse, ils pénètrent au n° 10 et tirent sur les agents de maintenance, tuant froidement l’un d’eux, Frédéric Boisseau. Cet assassinat tranche avec l’attitude qu’ils auront par la suite avec ceux qui ne rentrent pas dans la catégorie qu’ils ont décidé de cibler, signe de tension extrême qui se détendra par la suite lorsqu’ils auront considéré avoir réussi leur mission. Une fois à l’intérieur du bâtiment, ils parviennent par la menace à obtenir le code d’accès au journal et arriver dans la salle de réunion du comité de rédaction.

Entre temps, un des premiers hommes attaqués a averti la police qui envoie immédiatement sur place une équipe de la Brigade anti-criminalité (BAC) du 11e arrondissement. Le contact avec l’homme qui a téléphoné permet de faire remonter le renseignement que l’affaire est sans doute liée à Charlie Hebdo, qu’il y a «Trois [erreur du témoin] personnes à l’intérieur du bâtiment avec des armes lourdes» et il demande du renfort. Outre un agent qui reste avec le véhicule, le reste de l’équipe (deux hommes et une femme) se met en position de bouclage sur les trois sorties possibles du bâtiment. Trois policiers en VTT sont alors en route depuis l’avenue Richard Lenoir suivis par deux autres en voiture pour parfaire le bouclage en attendant probablement l’arrivée de la Brigade de recherche et d’intervention (BRI). 

Pendant ce temps, le premier combat a déjà eu lieu à l’intérieur du bâtiment. Les deux frères ont pénétré dans la salle de réunion où ils se trouvent face à un seul garde du corps. Malgré les menaces régulières, l’incendie de novembre 2011, les cyber-attaques et le classement public (Inspire, revue d’AQPA du printemps 2013) de Charb parmi les hommes à tuer, la protection de l’équipe de Charlie Hebdo avait été progressivement réduite de neuf hommes à un seul (plus une patrouille mobile régulière qui n’a été d’aucune utilité) en l’espace d’un peu plus de deux ans. Les soldats agissent toujours au minimum par deux, un seul homme ne pouvant en réalité compter que sur la chance lorsqu’il est surpris par deux attaquants équipés de fusils d’assaut. Malheureusement, Franck Brinsolaro n’a pas eu de chance ce jour-là.

A 11 h 33, les frères Kouachi sortent du bâtiment, côté rue Nicolas-Appert, calmement et en hurlant victoire («Nous avons tué Charlie Hebdo», «Nous avons vengé le Prophète», ce qu’ils répéteront à plusieurs reprises). Lorsqu’ils ouvrent le feu sur l’équipe qui arrive en VTT, la policière de la BAC placée à dix mètres dans le coin droit du bâtiment en face d’eux tire, trois fois seulement, avec son pistolet, les rate et se poste à nouveau derrière le mur. Elle déclarera : «Je suis entrée dans un état de paranoïa. J’étais persuadé qu’ils me voyaient».

Les images ne montrent pas alors les frères Kouachi comme étant fébriles et encore moins inhibés, mais comme étant « focalisés », c’est-à-dire concentrés sur une action précise à la fois comme le policier à terre vers lequel ils courent tous les deux en même temps, sans s’appuyer l’un après l’autre et utiliser les protections de l’environnement. Ils sont alors en situation de déconnexion morale. Le pire est déjà arrivé. S’ils sont très conscients cognitivement de ce qu’ils font, ils n’ont plus aucune conscience ni du danger, ni surtout de l’horreur de ce qu’ils font. Cette conscience peut venir plus tard avec les remords, mais ce n’est pas toujours le cas, loin de là. Cette focalisation cognitive explique pourquoi ils se concentrent sur des détails, comme plus tard la chaussure tombée, et en oublient d’autres, comme la perte de la carte d’identité lors du changement de voiture.

Le même phénomène de « focalisation » frappe aussi certainement les hommes et les femmes qui leur font face. La plupart se concentrent sur l’origine du danger immédiat, avec souvent une acuité accrue, mais d’autres peuvent rester sur la mission qu’ils ont reçue même si celle-ci a changé, un problème technique à résoudre, un objet, etc. Il y a forcément une déperdition de l’efficacité globale, surtout si les hommes et les femmes sont dispersés sans quelqu’un pour donner des ordres.

Le comportement dans une bulle de violence obéit ainsi à sa propre logique qui peut apparaître comme irrationnelle vu de l’extérieur. Pour le comprendre, il faut partir du stress et de sa gestion.

Stress et préparation au combat

La manière dont on réagit à un danger dépend de l’interaction de plusieurs systèmes nerveux. Lorsque l’amygdale cérébrale, placée dans le système limbique, décèle un danger, elle provoque immédiatement une alerte vers le cerveau reptilien et ses circuits nerveux rapides. Les ressources du corps sont alors automatiquement mobilisées par une série d’ordres bioélectriques et des sécrétions chimiques. Cette mobilisation immédiate se traduit par une concentration du sang sur les parties vitales au détriment des extrémités ainsi qu’une atténuation de la sensation de douleur. Surtout, elle provoque une augmentation du rythme cardiaque afin de permettre des efforts physiques intenses.

Quelques fractions de seconde après le cerveau reptilien, l’alerte de l’amygdale atteint le néocortex. Un jugement de la situation est alors fait, en quelques secondes au maximum, qui influe sur la mobilisation du corps de combat déjà déclenchée en la contrôlant ou, au contraire, en l’amplifiant. Or, ce processus de mobilisation devient contre-productif si son intensité est trop forte. Au-delà d’un premier seuil, l’habileté manuelle se dégrade et des gestes jusque-là considérés comme simples peuvent devenir compliqués. Au stade suivant ce sont les sensations qui se déforment puis ce sont les fonctions cognitives qui sont atteintes et il devient de plus en plus difficile puis impossible de prendre une décision cohérente. Au mieux, on obéira aux ordres ou on imitera. Au stade ultime de stress, le comportement de l’individu n’a plus de lien avec la survie, ou plus exactement la menace principale est alors l’arrêt cardiaque et le corps y fait face en bloquant l’action de l’amygdale cérébrale. On peut rester ainsi totalement paralysé face à quelqu’un qui va pourtant visiblement vous tuer. Comme par ailleurs l’amygdale est reliée à la mémoire, sa paralysie soudaine entraine souvent aussi celle de la mémoire qui se fige sur la scène du moment. S’il survit, l’individu est alors condamné à revivre souvent cette scène.

On se retrouve ainsi avec deux processus, organique et cognitif, qui dépendent largement de l’expérience. La mise en alerte sera d’autant plus rapide que l’on a des situations similaires et des indices de danger en mémoire. L’intensité de la mobilisation sera plus forte si l’on est surpris et s’il s’agit de la, ou des toutes, première(s) confrontation(s) avec le danger. L’analyse intellectuelle qui suit passe aussi d’abord par la recherche de situations similaires (heuristique tactique), puis, si elle n’en trouve pas et si l’intensité du stress le permet, par une réflexion pure, ce qui est de toute façon plus long.

Or, le résultat d’un combat à l’arme légère à courte distance se joue souvent en quelques secondes. Le premier qui ouvre le feu efficacement l’emportant sur l’autre dans 80 % des cas, rarement du premier coup, mais plutôt par la neutralisation totale ou partielle de l’adversaire, en fragmentant par exemple ses liens visuels entre des hommes qui se dispersent et postent. Cette neutralisation permet de prendre ensuite définitivement le dessus et de chasser, capturer ou tuer l’ennemi. Encore faut-il être conditionné pour aller au-delà de la simple autodéfense et chercher sciemment la mort de l’autre (ne faire que du «tir à tuer» notamment). Dans le reportage de France 2 revenant sur les événements du 7 au 9 janvier, le responsable de la salle de commandement de la Direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne (DSPAP) déclare : «on avait en face à faire à des individus surarmés, entraînés». On a pourtant là des amateurs qui font face à des professionnels. Il se trouve simplement que pour ce contexte précis, l’auto-préparation des premiers a été supérieure à celle, institutionnelle, des seconds.

Les frères Kouachi se préparent à l’attaque depuis des mois. Ils sont équipés comme un binôme d’infanterie moderne, avec des équipements en vente libre (gilets tactiques) et de l’armement accessible par le biais de contacts criminels et grâce à l’ouverture des frontières et celle des arsenaux de l’ex-Pacte de Varsovie et de l’ex-Yougoslavie. L’ensemble-deux fusils d’assaut AKS-47 ou AKMS en 7,62 mm, un lance-roquettes M 82, deux pistolets automatiques et dix grenades fumigènes, des munitions en grande quantité — a été financé (environ 10 000 euros) de manière autonome par le biais de crédits à la consommation ou d’achats à crédit, une voiture par exemple, revendus immédiatement après. L’acquisition de l’armement a été sans doute la phase la plus délicate, mais pour le reste, grâce à Internet, un peu de temps libre et un espace discret pour s’entraîner et tirer, n’importe qui peut acquérir les compétences techniques nécessaires pour maîtriser l’emploi de cet équipement.

Face aux combattants auto-formés

La préparation la plus longue des frères Kouachi a été mentale. Se préparer au combat et plus encore à un massacre suppose une phase d’acceptation de ce qui n’est pas naturel et, pour le second cas, est même monstrueux. Les frères Kouachi et Coulibaly étaient déjà habitués par leur passé à la violence et son usage. Ils ont par ailleurs répété de multiples fois par les mots et surtout par des images mentales les actions qu’ils allaient mener, dans ses moindres détails, et sa justification en disqualifiant moralement les cibles qu’ils ont choisi. C’est ainsi qu’ils sont arrivés sur les lieux d’attaque en situation d’hyperconscience sous adrénaline, tendus d’abord puis de plus en plus relâchés dans le déroulement de l’action et de ce qu’ils considéraient comme des réussites. Ils sont également conscients de la supériorité de leur armement sur tout ce qu’ils sont susceptibles de rencontrer, au moins dans un premier temps. Des substances chimiques ou l’alcool simplement peuvent aider psychologiquement au moment, et surtout juste avant, l’action, mais souvent au prix d’une réduction des performances.

Les frères Kouachi ont parallèlement préparé leur mission, sans doute avec une reconnaissance préalable. Il n’y avait pas de caméras de surveillance dans la rue Nicolas-Appert qui aurait peut-être permis de déceler ces préparatifs et les patrouilles mobiles organisées toutes les 30 à 40 minutes par la police autour du site n’ont rien donné. Inversement, cette préparation a pu repérer justement la fréquence de ces patrouilles, de façon à glisser une attaque de quelques minutes entre elles, et l’absence des caméras. L’opération sur Charlie Hebdo comprenait néanmoins plusieurs manques importants, comme le lieu exact de la réunion du comité de rédaction et le code d’accès, éléments aléatoires susceptibles de retarder fortement son exécution.

Un fantassin seul a toujours des moments de vulnérabilité (changement de chargeur, déplacement, fatigue de l’attention, etc.). Le fait de s’associer en binôme permet de faire en sorte que ces moments de vulnérabilité de l’un soient protégés par l’autre, sans parler de l’aide éventuelle en cas de blessure. Ils peuvent aussi se fournir des munitions. Surtout, ils s’épaulent psychologiquement et cette surveillance morale contribue aussi à réduire les possibilités de faiblesse ou de réticence. Un binôme est ainsi bien plus actif et redoutable que deux hommes isolés. La vulnérabilité de leur structure résidait dans l’absence d’appui, un homme à l’extérieur pour les protéger d’une intervention ou au moins les avertir, et surtout d’un conducteur, figure imposée lorsqu’on envisage de s’exfiltrer (comme dans un braquage par exemple), ce qui était visiblement le cas. Le binôme a donc agit en laissant la voiture au milieu de la route, portes ouvertes et en comptant sur la vitesse d’exécution tout en sachant qu’il y avait plusieurs inconnues dans leur plan.

Ainsi équipés et formés, ils se transforment en cellule de combat d’infanterie. Le déplacement vers la zone d’action à partir de 10 h, avec la réunion des deux frères au dernier moment (Saïd venait de Reims, où il avait échappé à toute surveillance) s’est faite de manière « furtive » dans un mode civil, armes cachées, en évitant tout contrôle par un respect strict du Code de la route et avec la possibilité de présenter des documents d’identité. Les tenues sont « hybrides », c’est-à-dire à la fois banales et susceptibles de se transformer en tenues de combat, autrement dit qui n’entravent pas les mouvements et permettent de porter des équipements, éventuellement dans de grandes poches. L’utilisation de cagoules confirme la volonté d’exfiltration. Les commandos-suicide n’en portent pas. Pour autant, il semble qu’ils n’aient pas eu d’argent avec eux (d’où la nécessité de braquer plus tard une station-service), ni envisagé la possibilité de changer de voiture (le principal élément de repérage et de suivi) autrement que par un vol, opération aléatoire.

Face à ce groupe de combat miniature, les policiers qui arrivent les uns après les autres sont systématiquement en situation de désavantage. Dans le reportage de France 2, un policier parlant sous le couvert de l’anonymat déclare : «Il faut savoir que nous, on ne s’entraîne pas au tir de précision, on s’entraîne au tir de riposte, c’est-à-dire à 5 ou 6 m. Là, en plus ça bouge, il y a le stress. Le combat est perdu d’avance». Un autre : «Après coup, les policiers se sentent impuissants face à ce genre d’événements. On n’est pas préparé, on n’est pas équipé. C’est pas le casse-pipe mais presque».

L’usage des armes n’est pas le point central de l’action d’un policier ou d’un gendarme. C’est un phénomène très rare qui apparaît comme un geste ultime, au contraire du soldat dont la formation est organisée autour de cet acte. Une étude réalisée de 1989 à 1996, montrait que sur 29 000 policiers parisiens, seuls 218 avaient déjà ouvert le feu autrement qu’à l’entrainement, tirant 435 projectiles, dans l’immense majorité des cas à moins de 4 mètres. Ces projectiles étant tirés principalement pour stopper des véhicules, ils n’ont touché que 74 fois des individus, 45 au total, donc dix mortellement. Durant la même période, 20 policiers ont été victimes du devoir chaque année (6 depuis le début des années 2000). Policiers et gendarmes sont bien plus souvent tués que tueurs. Hors unités d’intervention, ils n’utilisent que très exceptionnellement leur arme et toujours en autodéfense.

Dans les premiers combats dans le bocage normand en 1944, on a remarqué que les fantassins américains novices tiraient très peu. On s’est aperçu au bout de quelques mois que cette inhibition provenait surtout du fait que le contexte dans lequel ils évoluaient et où ils ne voyaient que très peu d’ennemis était totalement différent de celui dans lequel ils avaient été formés. De la même façon, à Sarajevo, en juillet 1993 un soldat français du bataillon n° 4, sentinelle à l’entrée d’un pont a subi sans riposter ni même beaucoup bouger plusieurs rafales tirées par deux miliciens à l’autre bout du pont. Cet homme n’avait jamais ouvert le feu à l’exercice autrement que sur ordre et toujours face à de belles cibles en carton visibles et immobiles. Il s’est trouvé d’un seul coup dans une situation en contradiction avec sa formation et cette dissonance cognitive a accentué le stress déjà important pour un baptême du feu jusqu’à aboutir à une sidération.

Encore s’agit-il de cas où les combattants savent qu’ils ont un armement équivalent à celui de leur adversaire. Que s’insinue l’idée que celui-ci est inférieur (un pistolet face à un fusil d’assaut) et le stress est encore plus important. Une policière membre de l’équipe intervenant en VTT déclarera «On peut pas répondre à des Kalash. Faut être spécialisé, formé dans une unité d’élite». La gendarme départementale qui interviendra à l’imprimerie de Dammartin le 9 janvier expliquera de son côté : «On avait un simple pistolet, eux ils avaient des Kalachnikovs. S’ils nous tirent dessus, leurs cartouches passent à travers nos gilets, c’est comme une feuille de papier. Un simple gendarme à l’époque n’était pas préparé à affronter des terroristes». Mais de manière très significative, son collègue sous-officier plus expérimenté et ayant reçu une formation militaire réagira très différemment, malgré les mêmes équipements, et parviendra même à blesser Chérif Kouachi avec son pistolet. Il n’a tenu qu’à la crainte que son frère se venge sur un otage qu’il ne le tue ensuite.

Un entraînement est un conditionnement. Que celui-ci soit décalé face à une situation et il devient moins efficace que la simulation mentale pratiquée par les truands ou les terroristes, surtout lorsque cet auto-conditionnement est débarrassé de toute considération légale et réglementaire, facteurs qui complexifient en revanche la phase d’analyse « flash » des policiers. On aboutit ainsi à des hésitations, des maladresses (le simple grossissement de la pupille de l’œil sous l’effet du stress, l’augmentation des pulsations cardiaques, la tendance à rentrer les épaules, le souci de tirer vite suffisent déjà à être moins précis, d’un facteur 10 à 100, que sur un champ de tir) et des jugements inadaptés au contexte.

Contrairement aux frères Kouachi pour qui la situation est claire, tous les policiers autour d’eux sont en dissonance cognitive. Malgré les précédents de Mohamed Merah en 2012 ou même du périple Abdelhakim Dekhar qui s’était attaqué à des médias à peine 14 mois plus tôt, ils ne conçoivent pas encore l’attaque terroriste à l’arme à feu. Ils tordent donc la réalité pour la faire correspondre à une explication « normale ». La policière de l’équipe en VTT ne comprend pas qu’il puisse y avoir un braquage, le seul cas qu’elle envisage, dans une zone tranquille sans banque ni bijouterie et conclut que les témoins ont sans doute entendu des pétards. L’équipe de la BAC, après avoir soupçonné une fausse alerte, conclut qu’il y a une prise d’otages et applique la procédure correspondante. Lorsqu’il voit les deux frères Kouachi sortir avec des cagoules et des fusils d’assaut à la main, un des membres de la BAC se persuade contre toute logique qu’il s’agit de «collègues d’une unité d’élite». Personne ne songe au passage à neutraliser le véhicule des frères Kouachi lorsqu’ils sont à l’intérieur du bâtiment.

Stress organisationnel

Au moment du tir de la policière contre les Kouachi, son collègue de la BAC placé dans l’Allée verte essaie en vain d’avertir par radio du danger que courent les agents qui arrivent à vélo. Le message ne passe pas et les trois hommes tombent nez à nez sur les deux ennemis qui leur tirent dessus à quelques mètres. Ces tirs sont heureusement maladroits et les policiers, complètement surpris («Je me suis dit que j’allais mourir. Je ne comprenais rien») parviennent à échapper aux tirs en prenant un chemin immédiatement à droite et en se réfugiant dans un garage. L’un d’eux est blessé. L’équipe est neutralisée.

Les Kouachi montent dans leur voiture, prennent l’Allée verte en direction du boulevard Richard Lenoir. Ils aperçoivent une voiture de police qui arrive en sens inverse. Le policier dans l’Allée verte essaie à nouveau en vain d’avertir par radio. Leurs camarades dans la voiture croient voir la BAC et font des appels de phare. Les Kouachi ont donc encore l’avantage de la surprise lorsqu’ils descendent de la voiture et tirent au fusil d’assaut à quelques dizaines de mètres. Les policiers réagissent néanmoins très vite, tirent au pistolet à travers le pare-brise et font marche arrière jusqu’au boulevard Richard-Lenoir. Ils ne pensent pas à bloquer la sortie de l’Allée verte.

Si le renseignement opérationnel a été défaillant dans les jours et les mois qui ont précédé l’attaque, le renseignement tactique, sur le moment même de l’action n’a pas toujours été bon. L’équipe de la BAC arrive au moment du massacre sans connaître la nature particulière de la cible. Son action est orientée dans le sens d’un braquage, confrontation qui se termine le plus souvent, pour peu que le bouclage soit bien réalisé, par une négociation et une reddition. Ce sont finalement eux qui apprennent au centre de commandement, et pas l’inverse, le lien avec Charlie Hebdo et donc le caractère probablement particulier de la situation tactique. Par la suite, le réseau radio est saturé, phénomène classique lorsqu’un réseau centralisé doit faire face à un événement exceptionnel et que la hiérarchie multiplie les demandes souvent simplement pour soulager son propre stress et répondre aux sollicitations du « haut ». Ce blocage de l’information contribue au moins par deux fois à ce que les policiers n’aient pas l’initiative du tir.

Lorsque le véhicule de la police revient sur le boulevard Richard-Lenoir, le passage est libre pour les frères Kouachi qui malgré des tirs d’un policier de la BAC depuis l’Allée verte et de ceux qui ont reculé, prennent le boulevard en tirant également par la fenêtre passager. Aucun de ces coups de feu ne porte. Les Kouachi croisent d’autres policiers qui leur tirent dessus, toujours sans effet. Comprenant qu’ils sont à contresens, ils font demi-tour et reprennent le boulevard dans l’autre sens se retrouvant à nouveau presque dans l’axe de l’Allée verte. Ils se trouvent face à un nouveau binôme qui ne sait pas quoi faire. Ahmed Merabet se retrouve seul face aux frères Kouachi qui descendent de voiture, le blessent puis vont l’achever avant de reprendre la route. Il est 11 h 37. Ils sont ensuite pris en chasse par un véhicule de transport de détenus, trop lent pour les suivre. Après plusieurs accidents, les Kouachi braquent un automobiliste et lui volent sa voiture. Ils sont calmes et déclarent agir pour Al-Qaïda au Yémen. Ils se dirigent ensuite vers la porte de Pantin et la police perd leur trace.

Au bilan, la police a engagé entre douze et quinze agents, selon les sources, contre les deux frères Kouachi sans parvenir à les neutraliser, ni même les blesser ou les empêcher de fuir, déplorant en revanche deux morts, un blessé léger et plusieurs traumatisés. Le système de protection de Charlie Hebdo était insuffisant, l’action des unités d’intervention, dont les hommes sont évidemment bien préparés au combat, était trop tardive face à des combattants spontanés dont le but premier est de massacrer, qui ne veulent pas négocier et ne tiennent pas particulièrement à leur vie. Face à ces micro-unités de combat, les Mohammed Merah, Abdelhakim Dekhar, Mehdi Nemmouche, Amédy Coulibaly, Chérif et Saïd Kouachi ou Ayoub El Khazzani, sans même parler du commando du 13 novembre, l’organisation classique, nettement différenciée entre l’action de police « normale » et celle d’unités d’intervention centralisées, semble inopérante pour empêcher les massacres.

Que faire ?

Ces cas sont rares (une attaque d’un ou plusieurs hommes équipé(s) d’armes à feu tous les six mois depuis trois ans, à laquelle s’ajoutent des agressions de divers types) mais ils ont un impact considérable, amplifié par les nouveaux médias. Il s’agit donc d’un point de vue organisationnel, de faire un choix entre l’habituel et l’exceptionnel.

Dans le premier cas, on peut considérer que ces attaques n’engagent pas les intérêts vitaux de la France et qu’il n’est donc pas nécessaire d’investir en profondeur dans l’outil de sécurité intérieure. La menace disparaîtra avec le temps et il suffit de résister, d’encaisser les coups qui ne manqueront pas de survenir malgré toutes les précautions prises. On peut considérer au contraire qu’il faut faire face à cette nouvelle donne stratégique.

Dans ce dernier cas, il semble nécessaire d’augmenter la densité de puissance de feu efficace en protection de sites sensibles et surtout en capacité d’intervention immédiate (moins de quinze minutes sur n’importe quel point urbain). Il faut peut-être pour cela arrêter la diminution constante de densité de sécurité (nombre d’agents susceptibles d’intervenir immédiatement par 1000 habitants), ce qui suppose sans doute au moins autant une remise à plat de l’organisation qu’une augmentation des effectifs (250 000 agents au ministère de l’Intérieur).

On peut engager ponctuellement des militaires mais il faut comprendre que cela pénalise fortement la capacité d’action extérieure de la France, d’autant plus que leurs effectifs ont été considérablement diminués depuis vingt ans (il y a désormais moins de soldats professionnels qu’avant la fin du service militaire).

On peut aussi imaginer d’utiliser, en complément, des agents privés armés spécialisés dans la seule protection, comme sur certains navires pour les protéger des pirates. Cela suppose une évolution forte de la vision de la société sur ces groupes et de sérieuses garanties de contrôle et formation. Il faut déterminer enfin si ce modèle est plus économique que le recrutement de fonctionnaires.

Dans tous les cas, l’augmentation de cette densité, qui peut aussi avoir par ailleurs des effets indirects de réassurance sur la population et sur la délinquance, a des limites de recrutement. Elle peut aussi être tactiquement contournée par l’ennemi en déplaçant les attaques sur des zones moins densément peuplées et surveillées.

Il ne sert à rien d’avoir plus d’hommes et de femmes au contact, s’ils sont moins bien équipés et formés que ceux qu’ils combattent. Il apparaît donc toujours nécessaire dans ce cadre que les agents, hors unité d’intervention, soient capables de basculer d’une situation normale à une situation de combat en quelques instants, avec une double dotation d’armes (arme de poing/arme de combat rapproché). Si la policière qui a tiré sur les Kouachi à la sortie du 10 Nicolas-Appert avait utilisé un pistolet-mitrailleur (un vieux HK MP5 par exemple), l’affaire se serait probablement arrêtée là. La simple capacité de tir en rafales associée à un entraînement adéquat aurait sans doute suffi à éliminer cette menace sans avoir à viser, d’autant plus que cette puissance de feu aurait été beaucoup plus rassurante et donc stimulante qu’un simple pistolet automatique. Avec l’aide simultanée d’au moins un autre agent de la BAC, les frères Kouachi n’auraient eu aucune chance. De même que s’il y avait eu deux gardes du corps à la rédaction de Charlie Hebdo, il est peu probable, malgré la surprise, qu’ils aient pu être abattus au même moment. Cette double dotation a cependant des effets négatifs comme la charge supplémentaire de surveiller l’armement le plus lourd, rarement utile en fait.

Tout cela a un coût, en finances et en temps d’entraînement, mais cela suppose surtout un changement de regard sur les agents de sécurité, passant du principe de méfiance à un principe de confiance. Le premier soldat français tué durant la guerre d’Algérie a été abattu alors qu’il essayait de sortir ses munitions d’un sac en toile. Les premiers soldats engagés dans l’opération Vigipirate avaient également leurs munitions dans des chargeurs thermosoudés. Il est même arrivé que la prévôté retire leurs armes à des militaires en opération après des combats. Ces humiliations n’ont, semble-t-il, plus cours, et on s’aperçoit que non seulement les soldats ne font pas n’importe quoi pour autant mais sont plus efficaces. On peut considérer que mieux armer les agents de sécurité de l’État et assouplir leurs règles d’ouverture soit un danger majeur contre les citoyens, il est probable que cela soit surtout plus dangereux pour leurs ennemis.

Les attaques de combattants spontanés, plus ou moins dangereuses, de l’agression au couteau jusqu’à l’attaque multiple par un commando très organisé, existent déjà depuis plusieurs années et elles perdureront tant que la guerre contre les organisations djihadistes perdurera. Le cas d’Abdelhakim Dekhar en novembre 2013 montre d’ailleurs que d’autres motivations peuvent aussi exister.

Il reste donc aux décideurs politiques, et aux citoyens qui les élisent de faire ces choix. On peut se contenter, après chaque attaque, de réactions déclaratoires, de symboles et d’adaptations mineures. Cette stratégie de pure résilience peut avoir ses vertus, mais il faut l’assumer. On peut aussi décider de vraiment transformer notre système de défense et de sécurité pour faire face à l’ennemi, à l’intérieur comme à l’extérieur. Cela suppose des décisions autrement plus fortes qui auront nécessairement un impact profond sur notre système socio-économique et notre diplomatie.

La France ne sera pas tout à fait la même dans les deux cas mais le courage ne peut pas rester la vertu des seuls hommes et femmes qui sont en première ligne.


Principales sources :

Attentats 2015 : Dans le secret des cellules de crise, France 2, 03/01/2016.

Pierre-Frédérick Bertaux, « Les effets traumatiques de l’intervention violente », in Penser la violence, Les Cahiers de la sécurité — INHESJ, 2002.

Sur les aspects psychologiques : Christophe Jacquemart, Neurocombat, Fusion froide, 2012 et Michel Goya, Sous le feu-La mort comme hypothèse de travail, Tallandier, 2014.

Pour la réactualisation des déclarations des policiers (procès de septembre 2020)

Paul Konge, « Procès de l’attentat contre “Charlie Hebdo” : l’effroi des jeunes policiers face aux “kalach” des frères Kouachi » Marianne.net 14/09/2020, publié à 18 : 47 et fil Twitter Corinne Audouin, 16/09/2020.

L’armée française au Sahel : un corpus doctrinal à l’épreuve

L’armée française au Sahel : un corpus doctrinal à l’épreuve

par Niagalé Bagayoko – IFRI – publié le 14 mars 2024

https://www.ifri.org/fr/publications/notes-de-lifri/larmee-francaise-sahel-un-corpus-doctrinal-lepreuve


Les doctrines d’engagement des armées évoluent constamment en fonction des expériences de terrain. Au Sahel, les armées françaises ont mis en œuvre des conceptions héritées à la fois de leur histoire et des leçons tirées des interventions internationales des récentes décennies : interventions dans les Balkans ou « guerre » contre le terrorisme

En dépit de certains succès, ces conceptions se sont souvent avérées mal adaptées au milieu humain, social et politique des pays du Sahel.

L’engagement de la France au Sahel est le plus souvent analysé à travers un prisme opérationnel qui se concentre sur les interventions ou les capacités militaires mobilisées à partir du déploiement de ses forces spéciales au début des années 2010 jusqu’au retrait définitif des derniers soldats français du Niger en décembre 2023. Les interventions menées sont plus rarement examinées à l’aune des soubassements doctrinaux auxquels se sont référées les forces françaises déployées pour les conduire. Il apparaît pourtant essentiel de connaître et d’évaluer la pertinence du cadre doctrinal dans lequel s’est inscrite la présence militaire dans l’espace sahélien durant plus d’une décennie.


Niagalé Bagayoko est présidente de l’African Security Sector Network et responsable du programme Afrique de la Fondation méditerranéenne d’études stratégiques.

Lire et télécharger : ifri_bagayoko_corpus_doctrinal_francais_mars2024

Une version courte de cette étude a été publiée dans Politique étrangère, vol. 89, n° 1, 2024.

La FREMM Alsace et des chasseurs français ont détruit quatre drones houthis ce samedi matin

La FREMM Alsace et des chasseurs français ont détruit quatre drones houthis ce samedi matin

par Philippe Chapleau – Lignes de défense – publié le 9 mars 2024

https://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/archive/2024/03/09/la-fremm-alsace-et-des-chasseurs-francais-24468.html


Selon un communiqué de l’état-major des Armées, la frégate Alsace et des chasseurs français ont détruit samedi matin « en légitime défense » dans le golfe d’Aden quatre drones de combat tirés en direction du bâtiment français, dans le cadre de l’opération européenne de surveillance navale Aspides.

« Cette action défensive a directement contribué à la protection du cargo True Confidence (sous pavillon de la Barbade), frappé le 6 mars dernier et en cours de remorquage, ainsi que d’autres navires de commerce en transit dans la zone« , a précisé le ministère dans son communiqué.

Trois marins du True Confidence ont péri dans une attaque au missile revendiquée par les Houthis mercredi au large du Yémen, la première attaque meurtrière depuis que les rebelles alignés sur l’Iran ont commencé en novembre à lancer des attaques en mer Rouge en soutien aux Palestiniens de la bande de Gaza.

Quels moyens?

Petit flou sur les moyens français engagés. EUVANFOR (la mission européenne Aspides) parle seulement d’un « destroyer français »:

eunavfor.jpg

Pour sa part, l’état-major français sur X ne parle que de « moyens maritimes »:

armée français.jpg