La tentative d’assassinat contre Donald Trump et le Secret Service

La tentative d’assassinat contre Donald Trump et le Secret Service

par Alain Rodier – CF2R – publié le 18 juillet 2024


Le Secret Service (United States Secret Service/USSS, fondé en 1865), qui vient une fois de plus être mis en lumière le 13 juillet à l’occasion de la tentative d’assassinat de l’ancien président – et candidat à l’élection prévue à la fin de l’année – Donald Trump, est une agence gouvernementale dépendant du ministère de la Sécurité intérieure (Department of Homeland Security/DHS) des États-Unis.

Pour résumer, Thomas Matthew Crooks, le suspect posté sur un toit situé à environ 130 mètres de la tribune où se produisait Donald Trump, a tiré huit coups de feu avec un fusil semi-automatique AR-15 de calibre 5,56 mm (acheté légalement par son père en début d’année) avant d’être neutralisé par les tireurs de précision du Secret Service.

À quelques millimètres près, il logeait une balle dans la tête de M. Trump, mais heureusement n’est parvenu à le blesser qu’à l’oreille. Par contre, il a tué une personne et blessé deux autres. Ses motivations ne sont pas actuellement connues.

 

Le secret service (USSS)

Le Department of Homeland Security des États-Unis, créé en 2022 à la suite des attentats du 11 septembre 2001, englobe diverses agences fédérales. En 2024, le DHS comptait quelques 258 000 agents dont 6 700 membres de l’USSS. 

Le Secret Service dépendait jusqu’en 2003 du département du Trésor car sa mission première était la lutte contre la fausse monnaie et la fraude financière. Elle s’est enrichie de la lutte contre les attaques informatiques dirigées contre le système financier et les infrastructures de télécommunications américaines. 

Mais sa mission la plus connue est d’assurer la protection des présidents, vice-présidents (en exercice ou ayant quitté leurs fonctions), de leurs familles, de certaines personnalités et représentants officiels du pays, des personnalités étrangères en visite aux États-Unis et des résidences officielles.

La mission de protection du président des États-Unis ne fut confiée à l’USSS qu’après l’assassinat du président William McKinley en 1901. Mais le premier président américain à avoir été abattu alors qu’il était en fonction fut Abraham Lincoln en 1865. James A. Garfield sera également assassiné en 1881. Le plus célèbre assassinat demeure celui de John F. Kennedy en 1963.

En outre, trois présidents ont été blessés à l’occasion de tentatives d’assassinat contre eux : Ronald Reagan, alors qu’il était en fonction (1981) ; et les anciens présidents Theodore Roosevelt (1912) et bien sûr Donald Trump le 13 juillet 2024.

En fonction des missions exercées par ces personnalités, cette protection peut être partagée avec le Diplomatic Security Service (DSS)[1].

Si le Secret Service est le dernier rempart de la personne protégée, son travail a aussi lieu en amont. Ainsi, en coopération avec les agences de renseignement, il enquête sur tout ce qui peut être considéré comme des menaces pouvant peser sur le président américain et son entourage. Aux États-Unis, menacer le président – par quelque moyen que ce soit, internet compris – est un crime fédéral. Mais l’USSS ne fait pas partie de la « communauté du renseignement. » 

Parfois, le Secret Service peut aider les polices locales grâce à ses moyens sophistiqués pour résoudre certains crimes.

La sécurité des bâtiments présidentiels (complexe de la Maison-Blanche qui abrite également le département du Trésor et la résidence du vice-président), mais aussi les représentations diplomatiques étrangères à Washington est assurée par la « division en uniforme » (Uniformed Division/ UD). Ses agents mènent leur mission depuis des postes fixes et mobiles. Ils peuvent recevoir le renfort de l’unité anti-snipers (Counter Sniper Unit/CS), de l’unité canine de détection d’explosifs (Canine Explosives Detection Unit/K-9), de l’équipe d’intervention d’urgence (Emergency Response Team/ERT) et de l’unité de soutien magnétométrique (Magnetometer Support Unit), créée pour s’assurer que toutes les personnes entrant dans les zones sécurisées par le Secret Service ne sont pas armées.


[1] Il regroupe plus de 2 500 agents spéciaux, agents techniques de sécurité, spécialistes techniques de sécurité et courriers diplomatiques qui travaillent et voyagent dans le monde entier.

Comment les géographes militaires contribuent à la sécurisation des JO 2024

Comment les géographes militaires contribuent à la sécurisation des JO 2024

par – Forces opérations Blog – publié le

Ils sont moins d’une dizaine déployés pour l’occasion mais sans les géographes militaires du 28e groupe géographique de l’armée de Terre, il serait bien difficile pour les milliers de militaires chargés de protéger les Jeux olympiques et paralympiques (JOP) de se retrouver dans le méandre des rues de Paris. Du fond de la Seine aux abords des stades, zoom sur une spécialité aussi unique qu’essentielle à la sécurisation de cette grande messe du sport. 

Blanchir la Seine

Jamais plus petit esquif militaire n’avait navigué sur la Seine parisienne. Du long de ses 180 cm, le bathydrone VASCO de l’armée de Terre paraît minuscule dans le ballet ininterrompu des bateaux mouches, mais sa mission n’en est pas moins indispensable au bon déroulé des Jeux olympiques : cartographier le lit du fleuve en vue de la cérémonie d’ouverture de ce vendredi. Une tâche confiée au 28e groupe géographique (28e GG), seule unité française capable de produire les cartes nécessaires à la bonne compréhension de l’environnement physique et humain. 

Trois militaires du 28e GG de Haguenau (Bas-Rhin) appuyés par deux plongeurs-démineurs du 1er régiment étranger de génie (1er REG) ont parcouru de long en large un segment de trois kilomètres et profond de cinq à six mètres à l’aide de ce drone de surface équipé d’un GPS, d’un sonar et d’un sondeur. Grâce à ces capteurs, « vous pouvez faire le modèle numérique en 3D du fond de la scène et détecter les objets pouvant potentiellement nuire à la navigation », explique l’adjudant-chef Teddy, technicien géographe au sein du 28e GG. 

« C’est ce qu’on appelle une opération de blanchiment de la Seine », complète le lieutenant-colonel Sébastien, chef du bureau opération-instruction du 28e GG. Bien que conçu pour opérer de manière autonome, le bathydrone était pour l’occasion tracté par un semi-rigide des sapeurs afin de gagner en visibilité face aux autres usagers de la Seine et d’éviter de consommer la batterie en luttant contre le courant.

« Mission accomplie », avance l’adjudant-chef Teddy au terme de trois jours de va-et-vient. La première analyse réalisée à chaud n’aura pas suscité d’inquiétudes. Contrairement à l’impression initiale, l’essentiel des objets se situent au centre du lit et non sur le bord des quais ou en dessous des ponts. Ni mine immergée, ni autobus de la RATP, mais surtout des pneus de vélo et d’anciens poteaux d’amarrage, constate le spécialiste de la bathymétrie. Rien qui soit, à première vue, susceptible de gâcher la fête. Et si un doute subsiste après une relecture approfondie des données, il reviendra aux plongeurs-démineurs de la Légion étrangère d’aller le lever in situ. 

« RAS » au terme de trois journées de cartographie du fond de la Seine, manoeuvre conduite avec le soutien du 1er REG

Et cartographier Paris

Essentielle, l’expertise du 28e GG l’est tout autant en surface. L’appui géographique s’est en effet d’emblée avéré utile pour faciliter le travail des quelque 10 000 militaires de la force Sentinelle mobilisés à Paris au plus fort de l’événement. Une grande partie d’entre eux proviennent de la 27e brigade d’infanterie de montagne, dont les régiments sont davantage habitués à évoluer à flanc de paroi que sur les grands boulevards parisiens. Ce sont autant de groupes à qui il faut donner un instantané exact et précis d’un environnement particulièrement dense et évolutif. « Le but du jeu, c’est que chaque patrouille dispose d’une carte de sa zone. Une zone qui n’est pas forcément identique de jour en jour », pointe le LCL Sébastien. 

Qui dit épreuves sportives dit en effet stades éphémères et autres infrastructures temporaires implantées un peu partout dans et autour de Paris. « La physionomie du terrain va être modifiée, les règles de circulation, l’accès, la zone des secours vont être changés », explique le LCL Sébastien. Voilà deux ans que son groupe travaille en coordination avec l’établissement géographique interarmées (EGI) à récupérer l’information requises pour mettre à jour les outils disponibles et s’assurer « que nos soldats puissent avoir à l’instant ’t’ la carte représentant au mieux la réalité du terrain avec les endroits où ils peuvent ou non passer et planifier les opérations sans être bloqués s’il se passe quelque chose et qu’ils ont besoin de réagir ». 

Une fois les données récoltées par les topographes, celles-ci sont confiées aux cartographes chargés de produire les cartes, études et autres produits demandés à partir d’un système d’information géographique, « un logiciel qui permet de mettre en forme et mettre à jour des cartes ». Les outils qui en découlent peuvent ensuite être imprimés, intégrés aux différents systèmes d’information des armées ou diffusés sur l’intranet militaire. Pour la sous-lieutenant Marine, officier analyste géographie au sein de la cellule « Terrain Analysis » (TERA), la principale difficulté relève du « panel vraiment très dense des données que nous devons traiter, de la zone de manoeuvre aux demandes très précises des NEDEX [neutralisation, enlèvement, destruction des explosifs] ou du génie ». 

Pour les géographes militaires, le dispositif partage des similarités avec celui engagé lors de Barkhane. Et encore, cette opération extérieure clôturée en novembre 2022 au Sahel était dépourvue de moyens mobiles de production de carte, contrairement à Sentinelle. Uniques en leur genre, ces conteneurs montés sur châssis de camion GBC contiennent tout l’équipement nécessaire pour réaliser de la production cartographique, du PC à l’imprimante. Deux d’entre eux ont été déployés à Paris pour toute la durée de cette XXXIIIe Olympiade, de quoi permettre d’imprimer jusqu’à 500 cartes par jour. 

La région parisienne n’est pas le seul espace concerné. De Marseille à Saint-Étienne et de Bordeaux à Lille, d’autres sites olympiques installés en zone urbaine seront quadrillés par Sentinelle. Ce sont autant de cartes susceptibles d’être commandées auprès d’un 28e GG qui, dans ce cas, activera la cellule disponible en permanence en Alsace. 

Jusqu’à 500 cartes de toutes tailles peuvent être imprimées quotidiennement par les modules mobiles TERA du 28e GG, et bien plus en s’appuyant sur les capacités de l’EGI

Des compétences rares en évolution

Rattaché à sa création à l’artillerie, le 28e GG est « l’un des plus petits régiments de l’armée de Terre », rappelle le LCL Sébastien. Ses savoir-faire sont néanmoins essentiels à la prise de décision. Comme le démontrent les JOP, « la géographie est prise en compte à très haut niveau pour monter et conduire des opérations », complète le chef du BOI. Jusqu’à appuyer l’OTAN dans l’évolution de ses plans de défense, démarche pour laquelle le 28e GG a été réquisitionné à l’occasion d’une mission récente en Roumanie. Volontairement discret car appartenant encore au monde du renseignement, l’unité dans quelques mois sous commandement de la brigade du génie nouvellement installée à Angers et elle-même inféodée au Commandement de l’appui et de la logistique de théâtre (CALT) créé le 1er juillet à Lille. 

Derrière les théodolites et autres tachéomètres, l’éventail de matériels spécifiques au travail cartographique s’élargit progressivement au gré des nouvelles technologies, à commencer par les systèmes robotisés. Le bathydrone, conçu par l’entreprise grenobloise Escadrone, n’est qu’un exemple. Derrière les deux exemplaires en service depuis 2022, le 28e GG s’approprie depuis un moment certains drones aériens. S’ils ne sont pas employés pour les JOP, ces drones contribuent à renforcer la capacité du groupe en matière de couverture de surface, précieux gain de temps à la clef. Les montagnes ne disparaissent pas en une nuit, mais une forêt, le tracé d’une route, voire un village entier peuvent se retrouver rapidement modifiés ou effacés par la densité des combats. « L’usage du drone aérien nous permet de mettre à jour plus rapidement une situation géographique qui évolue vite », estime à ce titre le chef du BOI. 

Depuis près de trois ans, le 28e GG est doté de sa propre Google Car. Ou presque, car le système léger de topographie (SLT) fait mieux que son équivalent civil. Développé par Equans Ineo et installé sur le toit d’un véhicule, ce SLT combine un capteur LIDAR de haute précision et six caméras pour la collecte des données à des systèmes de navigation associant systèmes de positionnement par satellites et centrale inertielle. Le tout fournit une modélisation de l’environnement urbain en 3D soit rapide par nuage de points colorisés, soit plus complète en modèles vectoriels. Sept exemplaires ont été acquis pour 38 M€. 

S’il n’en sont pas les premiers bénéficiaires, les géographes sont à la fois acteurs et bénéficiaires du programme SCORPION de renouvellement du segment blindé médian de l’armée de Terre. Leurs cartes peuvent ainsi contribuer au système d’information du combat SCORPION (SICS). À terme, les VAB utilisés pour protéger des équipes de topographes « potentiellement proches de la ligne de front » seront remplacés par un véhicule Griffon spécialisé dont la configuration est en cours de définition. « C’est un objet qui est très complexe, car il faut notamment réussir à y intégrer une centrale inertielle spécifique en plus de celle nativement intégrée sur le Griffon », explique le LCL Sébastien. Cette version devrait apparaître à l’horizon 2030. 

Focalisé en surface, le travail du 28e GG pourrait s’étendre au sous-sol. Si ce domaine est plutôt dans les mains des forces de sécurité intérieure durant les JOP, celles-ci bénéficient de certains moyens militaires. La problématique est récente mais est bien prise en compte par les armées, veille technologique et expérimentations à la clef. L’armée de Terre étudie ainsi l’emport d’un système LiDar sur le sac à dos d’un combattant, solution légère lui permettant de cartographier l’environnement en 3D tout en lui laissant les mains libres. 

À l’heure du SICS et de Google Maps, l’impression de cartes de manière autonome est malgré tout « une vraie compétence à conserver parce que nous nous rendons compte que nous restons très vulnérables à beaucoup de choses avec nos réseaux. Cela se voit en Ukraine, par exemple, où le GPS est brouillé régulièrement. Cette capacité, c’est quelque chose que l’on avait un peu oublié et qui remonte donc en puissance depuis peu », conclut le LCL Sébastien. Infaillible à condition d’être régulièrement mise à jour, la carte en papier a encore un bel avenir devant elle.

Civil War par michel Goya

Civil War

par michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 17 juillet 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Il s’en est donc fallu de quelques centimètres que l’histoire des États-Unis bifurque et donc par contrecoup aussi un peu celle du reste du monde. A 137 mètres, un tireur moyen armé d’un fusil AR-15 ne peut normalement pas rater une cible de la corpulence de Donald Trump, surtout peu mobile devant un pupitre. Thomas Matthew Crooks est pourtant parvenu à réaliser ce double exploit ce samedi 13 juillet à 18h00 locale à Butler (Pennsylvanie) : parvenir à tirer sur un ancien président des États-Unis à nouveau candidat et parvenir à le rater à aussi courte portée.

L’anomalie comme opium des complotistes

Comme toute chose surprenante en politique ces deux anomalies sont évidemment à l’origine de deux théories complotistes contradictoires qui ont circulé immédiatement après les faits. La première, que l’on retrouve évidemment du côté des gens très hostiles à Trump décrit un candidat organisant lui-même son agression afin de booster sa popularité, à la manière de Nelson Hayward, ce personnage de la série Columbo (S03E03)…qui en profitait aussi au passage pour éliminer un adjoint gênant. La seconde, étrangement plutôt parmi les partisans de Trump, où en France les amis de la Russie ce qui revient un peu au même, est que l’« État profond américain » a voulu se débarrasser de ce révolutionnaire acharné à le détruire. On a même vu le tireur dans un publicité de 2022 financé par le fonds d’investissement Black Rock, c’est dire.

Tout cela ne présente pas grand intérêt, sinon comme symptôme d’une tension particulière. Les pseudo-attentats ont peut-être existé depuis toujours. C’était même une spécialité russo-soviétique justifiant répressions diverses, purges ou effectivement tremplin électoral pour Vladimir Poutine, alors peu connu, mais élu triomphalement à la présidence après les attentats d’août-septembre 1999 organisés par le FSB à Moscou. Les tentatives d’assassinats contre soi sont en revanche beaucoup plus complexes à organiser parce qu’il faut bien prendre un peu de risque pour que cela ait l’air crédible, mais surtout éviter que l’enquête du Columbo ou du journaliste local ne révèle un pot aux roses qui pour le coup s’avérera désastreux politiquement et même judiciairement. Dangereux et délicat à manier donc. On se souvient de l’imbroglio de l’« attentat de l’observatoire » dans la nuit du 15 au 16 octobre 1959 à Paris contre François Mitterrand, alors sénateur. Ce fut une affaire assez minable dont on ne sait pas encore très bien qui a manipulé qui, mais qui a fait très mal à l’image de Mitterrand au lieu de la renforcer comme celui-ci l’espérait. En dehors de cette affaire rocambolesque, je ne connais aucun cas réel d’auto-attentat.

Les assassinats organisés de citoyens de son propre pays par l’État ou ses services de manière autonome sont évidemment plus courants, et c’est là encore plutôt une spécialité russe depuis quelques années. C’est toutefois assez rare dans les démocraties, ne serait-ce que parce que les capacités d’investigation et de révélation du complot sont plus importantes qu’ailleurs. Mais ce n’est pas impossible. Pour rester aux États-Unis, l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy le 22 novembre 1963 est sans aucun doute celui qui a donné naissance à la plus grande littérature et le plus grand nombre d’organisations suspectes, depuis la CIA, jusqu’aux anticastristes, en passant par la mafia de Chicago, l’Union soviétique, le complexe militaro-industriel et même le vice-président Johnson. Peut-être. Rappelons simplement que comme dans le cas de l’auto-attentat, on n’a pas droit à l’erreur dans ce genre d’exercice sous peine de retours politiques dévastateurs, au moins en démocratie. On s’efforce donc, sans certitude absolue, de faire en sorte que cela réussisse. En clair et pour revenir à l’attentat de Butler, on ne confie pas ce genre de mission à un gamin de vingt ans, un âge où aux États-Unis on a le droit d’acheter des armes mais pas de l’alcool, plutôt instable et par ailleurs mauvais tireur selon ses camarades du Clairton Sportsmen’s Club.

Avec Thomas Matthew Crooks on est effectivement loin assez loin de simplement Lee Harvey Oswald, mais bien plus proche de tous les presque toujours illuminés qui ont assassiné quatre présidents des États-Unis et essayé 17 fois de la faire sans réussir, ce qui au passage donne quand même une bonne moyenne pour 46 POTUS. Quant aux assassinats et tentatives d’assassinats de candidats à la présidence ou des personnalités politiques majeures, elles sont singulièrement nombreuses. Et pour tous ceux qui sont passés à l’acte, combien y ont songé mais n’ont pu passer à l’acte comme Travis Bickle, le héros de Taxi Driver car ils n’ont pas trouvé de faille dans le dispositif de sécurité ?

4,86 grammes de politique

Thomas M. Crooks, a, lui, pu accéder à la célébrité morbide, car il a trouvé une faille dans le dispositif, certes assez incroyable mais tout à fait possible dans le monde réel et non fantasmé des complotistes.

Un dispositif de sécurité comprend au moins deux cercles de protection. Le premier est très proche afin d’empêcher les attaques à très courte portée et protéger la cible si ces attaques ont quand même lieu puis procéder à l’évacuation, les soins éventuels, etc. Un deuxième cercle vise à protéger la cible des tireurs à quelques centaines de mètres de portée, mais aussi de possibles attaques de drones. Après reconnaissance des lieux, tous les emplacements de tir possibles sont soit occupés, soit lorsque c’est possible barricadés ou entravés, soit, au minimum, surveillés à vue directe ou par drone. On peut inclure aussi un troisième cercle plus large face aux menaces à plus longue portée, des mortiers par exemple, et surveiller les approches. Ce réseau de surveillance est doublé d’un dispositif de filtrage et de fouilles ou, pour faire simple, plus on s’approche de la cible et plus on doit être léger, à pied et sans moyen de dissimuler des objets lourds.

Après le quadrillage et l’occupation rationnelle du terrain, le point clé réside dans la coordination de tous les agents de sécurité dans le secteur, souvent issus de services différents. C’est là que le bât blesse le plus souvent. Il y a normalement un poste de commandement qui gère toutes les unités impliquées, avec un réseau de communication simple et parfois unique. Si les choses sont bien organisées tout le monde sait ce que font les autres et où. Cela n’a visiblement pas été complètement le cas à Butler où Crooks a pu assez facilement grimper sur un toit non surveillé avec un fusil. Il n’a même pas eu besoin d’actionner à distance l’explosif qu’il avait placé dans sa voiture, sans doute pour attirer l’attention des forces de sécurité. Plusieurs témoins l’ont fatalement vu ramper sur le toit et ont averti des policiers plusieurs minutes avant l’attaque. Il est possible aussi que l’équipe d’antisniping à proximité de Donald Trump l’ait vu également lorsqu’il s’est mis en position de tir, mais c’est là qu’intervient la deuxième faille après le trou dans le dispositif : faute de coordination tout le monde, des policiers dans la foule ou des antisnipers, se demandait probablement s’il ne s’agissait pas de collègues.

Ce flottement a laissé suffisamment de temps à Crooks pour tirer plusieurs coups, et heureusement l’AR-15 vendu dans le commerce ne permet normalement pas de tirer en rafale. Crooks a raté sa cible. Cela tient parfois à peu de choses. Je suis devenu bon tireur seulement après avoir admis qu’étant droitier je devais quand même tirer en gaucher parce que mon œil directeur était le gauche. Peut-être était-ce le cas. Il était en tout cas certainement très stressé parce qu’il voulait tuer, ce qui n’est jamais anodin, et savait qu’il allait probablement mourir à l’issue, ce qui l’est encore moins. La vision n’est alors plus la même et si on ajoute surtout de fortes pulsations cardiaques, avec le stress et l’effort fourni pour grimper sur le toit, ramper et se mettre très vite en position, on conçoit que la qualité du tir sera réduite par rapport à une situation normale au champ de tir, où rappelons-le, il était déjà médiocre. Crooks s’est apparemment compliqué également la tâche en visant la tête au lieu du corps, cible bien sûr plus petite et par ailleurs plus susceptible de bouger. Une balle de 5,56 mm, 2,6 grammes en 22 LR ou 4,86 en calibre OTAN, parcourt 137 mètres entre 1/3 et 1/6e de seconde. C’est court mais c’est suffisant pour une tête de bouger un peu et voir ainsi la balle frôler une oreille au lieu de toucher le front.

On notera la stupeur du public et bien sûr de Trump lui-même au moment des tirs. Le bruit des 5,56 est assez faible, surtout s’il s’agit du calibre 22LR, assez loin en tout cas de l’imagerie véhiculée par l’emploi des fusils d’assaut dans les films, et on peut aisément le confondre avec d’autres claquements, comme des ballons (et là on pense évidemment au discours de Reagan à Berlin en 1987). On rappellera aussi que ce bruit est d’abord une onde de Mach autour du projectile et donc directement sur la cible, rejoint en une demi-seconde par celui de la détonation de départ à 137 m de là. Très difficile alors de comprendre ce qui se passe sauf à voir des gens touchés autour de soi ou des impacts dans le sol ou des murs. Et même alors, un très rapide 5,56 ou tout autre petit calibre, peut traverser des chairs sans provoquer de choc. On peut être touché sans bouger si aucun élément dur, une plaque de protection, un casque ou un objet quelconque mais aussi simplement son ossature, n’est frappé et si c’est le cas, on partira en arrière si c’est en haut (ce que l’on voit toujours dans les films) et on chutera en avant si c’est dans les jambes tandis qu’on se cassera en deux et on tombera sur place si c’est dans le ventre. Trump ne bouge pas à cause du choc mais à cause de la douleur de l’éraflure de l’oreille.

Derrière lui, hormis les gardes du corps qui comprennent très vite, le public est dans l’expectative dans la situation de tension-incompréhension où on ne sait pas quoi faire et où on obéit immédiatement aux ordres, ou on imite ceux qui font quelque chose s’il n’y a pas d’ordre. C’est ce qui se passe lorsque quelqu’un crie « il a un fusil », en voyant simplement le tireur et que les agents de sécurité hurlent « à terre ! ». À ce moment-là, la menace est terminée puisque Crooks a déjà été repéré et abattu tout de suite par des tireurs d’élite.

Donald Trump réagit bien à l’attaque, sort vite de sa stupeur et a l’intelligence de parler tout de suite avec un ordre-slogan simple « Fight ! » qui dans ce contexte-là résonne dans une foule qui n’attend que ça et répond avec force « USA ! ». L’exploitation instinctive de l’agression par Trump est, il faut bien l’admettre, remarquable, ce qui donne l’impression qu’il est capable de résister à la pression – une qualité nécessaire, mais non suffisante, à un bon président. Appuyée par l’intelligence de placement du photographe Evan Vucci, la scène donne même naissance à une photo destinée à être iconique, à l’image de celle du mont Suribachi à Iwo Jima en 1945, et inestimable pour la popularité de Trump. Crooks voulait abattre Donald Trump, il l’a renforcé.

Trump est immédiatement transporté à l’hôpital de Butler à 17 km de là, dont il ressort très vite pour rejoindre la convention républicaine à Milwaukee (Wisconsin) où il est évidemment acclamé. Les croyants fans de Trump invoquent évidement la main de Dieu pour ce qu’ils considèrent comme un miracle et un signe. Cela signifierait donc que Dieu n’avait pas grand-chose à faire au même moment de Corcy Comperator tué par une balle perdue alors qu’il protégeait ses filles de son corps. La plupart de ces croyants politico-chrétiens étant également « pro-guns », ils oublient aussi que Dieu n’aurait pas eu à intervenir avec une législation « normale » de contrôle des armes.

Minutemen ou super-vilains ?

Les assassinats ou les tentatives d’assassinats politiques sont donc nombreux dans l’histoire des États-Unis, mais le plus étonnant est peut-être qu’il n’y en ait pas plus dans ce pays qui conjugue le culte de l’action individuelle et plus d’armes à feu que d’habitants. Nous sommes dans un pays qui a, dès sa naissance, mis en avant les Minutemen, ces citoyens capables de prendre les armes dans la minute pour défendre la Patrie et la liberté, alors que l’armée régulière permanente était longtemps interdite, car soupçonnée d’être l’instrument potentiel de la tyrannie. Dans cette conception où on se méfie plus de l’État que d’ennemis extérieurs, le monopole légitime de la force n’est pas attribué au gouvernement mais aux citoyens.

Quand on conjugue le culte du héros individuel et des centaines de millions d’armes à feu – dont au moins 11 millions d’AR-15 (certains parlent de 25 millions) et bien d’autres armes tout aussi dangereuses – on peut s’attendre à ce que certains se sentent investis d’une mission, sacrée ou pas, malgré la mort presque assurée au bout. Il y a en eu ainsi 38 en 2023 à s’être lancé dans des fusillades de masse provoquant 288 morts ou blessés, avec une préférence pour les écoles ou les supermarchés. Certains ont une conception plus politique de leur action, comme John Wilkes Booth lançant « Sic semper tyrannis » (« ainsi en est-il toujours des tyrans ») après avoir tiré sur Abraham Lincoln, une phrase attribuée à Brutus après l’assassinat de César et devise de l’État de Virginie.

Dans le long cycle des Princes d’Ambre, le romancier Roger Zelazny décrit l’affrontement entre des puissants mondialisés (en l’occurrence plutôt universalisés) et des modestes qui ont le pouvoir, dit du Logrus, de faire venir à eux tout ce qu’ils veulent. Des individus qui peuvent faire venir à eux facilement des armes de guerre disposent d’un super-pouvoir d’autant plus puissant qu’ils agissent désormais dans un contexte hypermédiatisé qui va amplifier les effets de leurs actes. Que l’on songe simplement à l’impact considérable en France des frères Kouachi et Amédy Coulibaly en janvier 2015, amenant quelques jours plus tard 44 chefs d’État à Paris et des millions de Français dans les rues après une émotion immense.

Que l’on songe aussi à ce qui se passerait en France, s’il y avait plusieurs millions de Kalachnikovs, même bridées au coup par coup, en circulation presque libre et non en passant par des réseaux criminels. On peut imaginer que beaucoup d’attaques que l’on parvient à maintenir au niveau- incompressible – de l’arme blanche, comme encore avant-hier contre un soldat français Gare de l’Est à Paris, se feraient au fusil d’assaut. Outre la menace jihadiste ou celle de tous ceux qui en veulent à la France, on peut imaginer aussi des possibilités terribles pour les groupuscules radicaux, type Action directe ou Charles Martel pour des bords opposés dans les années 1970-1980 mais dotés d’un arsenal militaire. Pour autant, on peut encore croire qu’il n’y a pas en France un quart de la population considérant la violence mortelle venant des citoyens eux-mêmes comme légitime pour sauver le pays, comme c’est le cas actuellement aux États-Unis selon un sondage du Public Religion Research Institute, avec même une proportion d’un tiers chez les électeurs républicains, ceux-là mêmes qui viennent de la subir à Butler et paradoxalement par un des leurs.

Les individus seuls lourdement armés sont donc des super-héros potentiels, du moins dans la croyance libertaire américaine, alors que dans les faits ce sont presque toujours des super-vilains. En 2006-2007, une série crossover de l’univers Marvel imaginait que l’État décide d’obliger tous les individus dotés de super-pouvoirs de servir le gouvernement au lieu d’agir individuellement. En clair, il s’agissait de rétablir le monopole de l’État sur l’usage de la force selon la description de Max Weber. Cette décision entraînait une scission entre les héros, les rebelles au gouvernement mais passionnément patriotes étant dirigés par Captain America, le plus vieux de tous les super-héros américains puisque né en 1917, incarnation de la great generation blanche et probablement électeur républicain. Captain America finit par être assassiné dans cette histoire par des gens qui veulent réellement instaurer une dictature aux États-Unis. Et c’est là que se situe toute l’ambiguïté de Butler, des gens d’un même camp pouvant simultanément voir en Donald Trump un champion de la liberté et un potentiel dictateur à éliminer, au risque de déclencher une guerre larvée des Minutemen de l’Amérique profonde contre le pouvoir jugé totalitaire d’un État mondialisé. La série Marvel s’appelait Civil War et cette idée de guerre civile, reprise entre autres dans un film récent, se promène dans le conscient collectif américain.  

L’opération Sentinelle, un paratonnerre inadapté contre le terrorisme ?

L’opération Sentinelle, un paratonnerre inadapté contre le terrorisme ?

Mise en place au lendemain des attentats de janvier 2015, Sentinelle est destinée à la lutte antiterroriste. Les patrouilles sont régulièrement attaquées.

Par Clément Machecourt – Le Point –

https://www.lepoint.fr/societe/france-l-operation-sentinelle-inadaptee-contre-le-terrorisme-16-07-2024-2565754_23.php


L'opération Sentinelle déploie actuellement 15 000 militaires sur le territoire français pour la sécurisation des Jeux olympiques. 
L’opération Sentinelle déploie actuellement 15 000 militaires sur le territoire français pour la sécurisation des Jeux olympiques.  © SOPA Images/SIPA / SIPA / SOPA Images/SIPA

Un soldat de l’opération Sentinelle a été légèrement blessé gare de l’Est, lundi 15 juillet vers 22 heures. Son assaillant, un homme connu de la justice pour un meurtre commis en 2018, a été interpellé, avant d’être interné en psychiatrie. Cette attaque survient à moins de deux semaines de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques et met en avant le rôle clé des militaires dans le dispositif de sécurité. Car aux 35 000 forces de l’ordre déployées, il faut ajouter 15 000 militaires, dont 11 000 rien que dans la région parisienne.

Tous effectuent des patrouilles dans les rues, gares et aéroports de France dans le cadre de l’opération Sentinelle. Déclenchée au lendemain des attentats de janvier 2015, sa première mission est la lutte antiterroriste. Depuis cette date, son utilité est souvent pointée du doigt. Lors des attentats de novembre 2015, une des patrouilles avait monté des barricades improvisées près des terrasses, quand une autre avait refusé d’appuyer les premiers policiers entrés dans le Bataclan.

Sentinelle visée par six attaques terroristes

Entre 2015 et 2018, les patrouilles Sentinelle ont été visées par six attaques de nature terroriste, faisant neuf blessés parmi les militaires. En février 2017, c’est dans le carrousel du Louvre qu’un Égyptien attaque quatre soldats au couteau. Ils répliquent et le blessent grièvement. Scénario quasi similaire en mars de la même année dans le Hall 1 de l’aéroport d’Orly. Un homme tente d’arracher l’arme d’une militaire avant de se faire abattre. Tous deux se revendiquaient de l’islam radical.

L’action des militaires de Sentinelle se révèle parfois décisive comme en octobre 2017 quand, sur le parvis de la gare Saint-Charles de Marseille, ils abattent un homme qui vient de poignarder deux jeunes femmes. En décembre 2018 à Strasbourg, ils tirent et blessent au bras l’individu qui a tué cinq personnes lors du traditionnel marché de Noël.

Depuis la fin territoriale de l’État islamique en 2019, la menace terroriste islamiste est devenue endogène, signant la fin des opérations type Bataclan et mettant en avant le passage à l’acte d’un seul individu faiblement armé. Les effectifs de Sentinelle étaient descendus à 3 000 hommes. Dans un rapport de 2022, la Cour des comptes estimait le coût de Sentinelle à deux milliards d’euros entre 2015 et 2020. « Les armées, telles qu’utilisées aujourd’hui, ne semblent être complémentaires des forces de sécurité intérieure qu’en termes essentiellement quantitatifs », ajoutait la juridiction financière. Problème, « l’addiction des autorités et forces de sécurité intérieure à la force Sentinelle constitue une évidence », selon un rapport de l’inspecteur des Armées en 2021.

« Une mission de police, sans le pouvoir de police »

Sans pouvoir de police, les patrouilles doivent être accompagnées d’un Officier de police judiciaire (OPJ) pour effectuer des fouilles ou des interpellations. Un officier de l’armée expliquait il y a quelques semaines au Point que les patrouilles sans OPJ étaient de plus en plus fréquentes. « Je dois envoyer mes hommes assurer une mission de police, sans le pouvoir de police », regrettait-il. « Les patrouilles se font toujours dans le cadre légal de Sentinelle, pourtant la mission n’est plus l’antiterrorisme, c’est de la sécurité sur la voie publique », ajoutait-il, amer.

Sentinelle a également été déployée en 2020 aux frontières pour lutter contre l’immigration illégale et clandestine. « Ces opérations placent les détachements Sentinelle dans des postures interministérielles inconfortables, souvent mal anticipées, proches d’un rôle de supplétifs. Elles les exposent [y compris au risque réputationnel] et surtout dévalorisent le niveau d’exigence professionnelle requis pour l’exécution des missions militaires », pointait l’inspecteur des Armées. Nul doute qu’en période de crise budgétaire, l’arrêt de Sentinelle sera remis sur la table après la fin de la séquence des Jeux. Reste à voir qui prendra la décision politique de faire disparaître le vert au profit du bleu dans les villes.

« C’est un grand déshonneur pour la France de livrer ses amis à ses ennemis » : le calvaire des derniers auxiliaires afghans abandonnés par Paris

« C’est un grand déshonneur pour la France de livrer ses amis à ses ennemis » : le calvaire des derniers auxiliaires afghans abandonnés par Paris

Plus de 1 000 afghans ont été embauchés par l’armée française lors de son intervention en Afghanistan. Mais malgré les promesses de l’État, plusieurs d’entre eux n’ont pas été évacués en France, et regrettent leur engagement aux côtés de l’OTAN.

Par Benjamin Laurent – Géo – Publié le 16/07/2024

https://www.geo.fr/geopolitique/c-est-un-grand-deshonneur-pour-la-france-de-livrer-ses-amis-a-ses-ennemis-le-calvaire-des-derniers-auxiliaires-afghans-abandonnes-par-paris-221248


 Si je retourne maintenant dans mon village, les talibans vont se saisir de moi et me kidnapper ou me tuer”. C’est ainsi que Sayed* nous raconte son quotidien, constitué de changements fréquents de cachette pour échapper aux combattants islamistes qui contrôlent l’Afghanistan.

Son crime ? Avoir travaillé comme auxiliaire de l’armée française, déployée pendant plus d’une décennie dans le pays d’Asie centrale aux côtés de ses alliés. Les forces de Paris ont employé des centaines d’afghans comme lui, luttant pour débarrasser leur pays des talibans ou simplement obtenir de quoi nourrir leur famille. Mais trois ans après la chute de Kaboul et le retour au pouvoir du régime islamiste, plusieurs d’entre eux attendent encore une évacuation qui n’est jamais venue.

Une vie sous la menace des talibans

En 2001, la France envoie ses troupes en Afghanistan après le renversement éclair des talibans par les États-Unis, dans le sillage des attentats du 11 septembre. Paris recrute alors au fil des années 1 067 « personnels civils de recrutement local », ou PCRL ; autrement dit des interprètes, chauffeurs, cuisiniers, ou encore des gardes, qui vont épauler les forces françaises sur le terrain.

Mais le retrait français survenu en 2012 place ces auxiliaires dans une situation délicate, alors que leur statut de collaborateur avec les pays de l’OTAN pousse les talibans à les menacer de représailles. S’engage alors un long bras de fer entre les autorités françaises et des associations, collectifs d’avocats, journalistes ou encore personnalités politiques qui tentent d’obtenir leur rapatriement en France. Une décision du Conseil d’État ouvre en 2019 la possibilité d’accorder un visa pour les PCRL dans le cadre de la protection fonctionnelle, autrement dit la protection due à une personne en danger des suites de son emploi par une administration française.

Car la menace est bien avérée. Le porte-parole des talibans Zabihullah Mujahid résumait en 2014 auprès de Vice News en des termes très clairs ce qui arriverait aux interprètes des armées occidentales : ils doivent être « ciblés et exécutés comme les soldats étrangers et les occupants étrangers. Ils seront mis à mort ».

Qader Daoudzai, interprète des forces françaises entre 2010 et 2012, a ainsi été tué lors d’un attentat au sein d’un bureau de vote en 2018, alors qu’il allait demander un visa déjà refusé en 2015. Abdul Basir, cuisinier pour l’armée française entre 2008 et 2013, est assassiné en juin 2021 après trois refus de visa, laissant derrière lui 5 enfants.

Quelques jours plus tôt, les talibans expliquaient que les afghans qui ont travaillé avec l’étranger « ne cour[ai]ent aucun danger de notre part […] dès lors qu’ils abandonneront les rangs de l’ennemi, ils redeviendront des Afghans ordinaires dans leur patrie et ne devraient pas avoir peur ».

Des alliés de la France laissés sur le terrain

L’assassinat d’Abdul Basir a lieu en parallèle de la reconquête éclair du pouvoir par les talibans durant le printemps et l’été 2021, suite aux accords de Doha prévoyant un retrait des forces de l’OTAN après deux décennies. Cette offensive pousse les pays occidentaux à organiser une évacuation précipitée de leurs troupes et de dizaines de milliers d’afghans avant le mois de septembre. On trouve parmi eux des personnels d’ambassade, journalistes, diplomates, membres du gouvernement, ainsi que de nombreux auxiliaires qui ont soutenu l’effort de guerre.

Mais l’évacuation est loin d’emmener tous les alliés occidentaux en sûreté. Le 16 août 2021, Emmanuel Macron souligne pourtant le rôle crucial qu’ont eu ces auxiliaires sur le terrain. « C’est notre devoir et notre dignité de protéger ceux qui nous aident : interprètes, chauffeurs, cuisiniers et tant d’autres », revendique-t-il, affirmant en parallèle que « plusieurs dizaines de personnes sont encore sur place qui ont aidé l’armée française et pour lesquelles nous restons pleinement mobilisées ».

Malgré cette annonce forte, tous et toutes ne seront pas évacués – loin de là. Selon le ministère des Affaires Étrangères en décembre 2022, si 228 PCRL ont été rapatriés entre 2013 et 2018, l’opération Apagan, durant laquelle la France organise l’évacuation de « près de 3 000 personnes dont une centaine de civils français » au cours de l’été 2021, n’emporte en tout et pour tout que 31 PCRL avec leurs familles. Ce même ministère note que 126 autres anciens PCRL ont depuis été exfiltrés entre septembre 2021 et décembre 2022.

Des centaines de PCRL ne sont donc pas inclus dans ces chiffres, pour de multiples raisons qui contribuent à brouiller un peu plus le dossier : « Des PCRL qui ont servi différentes armées ont pu être relocalisés par un autre pays, par exemple les États-Unis ou l’armée britannique », souligne Maître Magali Guadalupe Miranda, avocate membre du Collectif de défense des personnels civils de recrutement local fondé en 2015.

« Il est aussi possible que des personnes qui ont dû fuir ont finalement été pris en compte dans les chiffres de l’asile et qui de ce fait n’ont pas formulé de demande de visa », souligne l’avocate. D’autres ont tout simplement disparu lors de leur fuite vers l’étranger, sans qu’on sache ce qu’il a pu advenir d’eux.

Un long, difficile et coûteux exil vers la France

Mais pour ceux qui ont dû rester sur place, la situation sécuritaire sans cesse dégradée les pousse à fuir le pays, une tâche très complexe depuis la chute de Kaboul. Le premier obstacle des auxiliaires consiste à sortir du pays en direction du Pakistan ou de l’Iran, États dans lesquels les ambassades françaises peuvent les convoquer pour étudier leur demande de visa.

« Il est très difficile pour un afghan d’obtenir un visa » pour quitter l’Afghanistan dans un délai satisfaisant, souligne cependant Quentin Müller, journaliste qui, dans son livre Tarjuman. Enquête sur une trahison française, écrit avec Brice Andlauer et publié en 2019, dénonçait déjà la politique française envers les PCRL. D’autant que posséder un passeport en règle est également de plus en plus compliqué pour des personnes traquées par le gouvernement.

Or, les délais imposés par les ambassades en cas de convocation doivent être respectés à tout prix, pointe le journaliste : « C’est écrit noir sur blanc que si vous n’êtes pas au rendez-vous, on conclut que vous n’êtes pas intéressé de venir et qu’il n’y aura pas de chance ».

Il faut donc débourser de fortes sommes pour faciliter l’obtention de son visa vers Islamabad ou Téhéran auprès des autorités corrompues avant de fuir dans ces pays, où il s’agit ensuite de subsister en attendant pendant des mois que la France étudie le dossier. L’Iran et le Pakistan, qui abritent à eux deux des millions d’afghans, ont cependant durci leur position sur le sort des réfugiés sur leurs terres, avec l’expulsion par Islamabad de centaines de milliers d’afghans demandant l’asile en 2023.

Zahir* fait partie de ceux qui ont pu, malgré tous ces obstacles, obtenir un visa et s’installer en France, après qu’il ait assuré entre 2006 et 2007 la sécurité des forces armées françaises. « Je suis reconnaissant de l’attention exceptionnelle du gouvernement pour finaliser mon dossier et faciliter mon intégration dans la société française », nous précise-t-il : arrivé en Iran en juillet 2022, il est convoqué à l’ambassade le 16 novembre de la même année et a pu s’installer en France en août 2023.

Mais sa famille est toujours bloquée en Afghanistan, attendant que Zahir parvienne à la rapatrier. « Elle se trouve dans une situation précaire qui menace sa vie », alerte ce dernier. « Elle ne peut pas rester au même endroit en Afghanistan, elle doit constamment changer d’adresse à cause des problèmes de sécurité ».

Mais les coûts engendrés par l’exil empêchent pour le moment tout rapatriement de ses proches : « j’ai payé très cher pour que toute ma famille puisse avoir des passeports, j’ai contracté des dettes pour cela, et, maintenant, je n’ai plus d’argent pour la faire venir », regrette Zahir.

Des dossiers bloqués malgré le danger taliban

Tous n’ont pas été aussi chanceux que Zahir, comme le constate amèrement Hossain*. Ce dernier est réfugié en Iran dans l’attente d’un visa qui ne vient pas, alors que sa famille est encore en Afghanistan. « De 2011 à 2013, j’ai été employé par la société de logistique Agility France en tant que chef d’équipe du service de sécurité de la gendarmerie française«  dans une province afghane, nous raconte-t-il.

Arrivé en Iran, il obtient un rendez-vous à l’ambassade à Téhéran en juin 2023, sans obtenir de réponse de celle-ci par la suite. Sa demande de visa via un recours en urgence a été rejetée, tandis que la procédure suit encore son cours au tribunal.

Le risque d’expulsion d’Hossain vers un pays où les autorités cherchent à le tuer n’est pas une menace suffisante, comme le juge le ministère de l’Intérieur.  GEO

« Je suis très triste, très inquiet, et je ne comprends pas pourquoi le gouvernement français n’a pas tenu les promesses qu’il avait faites à ses employés et pourquoi il nous a laissés au bord du chemin », regrette ce dernier.

Contactés avant et après les élections législatives au sujet d’Hossain, l’ambassade de France à Téhéran et le ministère de l’Intérieur n’ont pas répondu à GEO, tandis que le ministère des Affaires étrangères a indiqué qu’il ne donnerait pas suite à notre sollicitation. Le ministère des Armées, contacté après les élections, n’a pas encore apporté de réponse au sujet d’Hossain.

« Ce qui est fou, c’est le manque de cohérence entre les annonces lors de la prise de pouvoir des talibans et la prise en charge des auxiliaires », souligne maître Zoé Guilbaud, qui a traité de plusieurs dossiers d’auxiliaires, comme celui d’Hossain.

La faute à une « volonté de ne pas accueillir d’avantages de PCRL », dénonce Nicolas Delhopital, directeur de l’association Famille France-Humanité, mobilisée depuis des années pour défendre les auxiliaires. « La situation est très proche des Harkis qu’on a laissés en rase campagne », souligne pour sa part Nathalie Goulet, sénatrice de l’Orne, impliquée sur le dossier depuis des années.

Mais le système qui permet d’accorder, ou non, un visa à ces auxiliaires est opaque et atténue les efforts des acteurs engagés pour tenter de les rapatrier. « Les ambassades ne prennent pas toutes seules les décisions en matière de visa asile, c’est la direction de l’Asile rattachée au ministère de l’intérieur qui va examiner les demandes et donner un avis favorable ou non », pointe ainsi Zoé Guilbaud.

Le ministère des Armées, en tant qu’ancien employeur de ces auxiliaires, joue également un rôle, comme dans les demandes de protection fonctionnelle. L’imbrication de plusieurs administrations, l’existence de plusieurs procédures pour obtenir un visa et le mutisme des différents ministères impliqués complexifie d’autant plus chaque dossier. On peut cependant distinguer une tendance générale selon maître Zoé Guilbaud : « On amène de plus en plus de preuves, de plus en plus d’éléments, mais plus ça va, moins ça suffit ».

Ces procédures de plus en plus complexes ne concernent pas qu’Hossain : « une vingtaine de personnes attend un visa dans les pays limitrophes », estime Abdul Razeq Adeel, interprète entre 2001 et 2014 et fondateur de l’Association des Anciens Interprètes Afghans de l’Armée Française, qui a aidé à mettre la lumière sur cette affaire depuis son arrivée en France en 2016.

Un retour forcé en Afghanistan

Hossain et d’autres pourraient malheureusement connaître le même sort que celui de Sayed. Ce dernier a travaillé comme garde dans une base aérienne de l’OTAN entre 2006 et 2007, un emploi qui lui vaut une médaille de la défense nationale. « Après que les talibans ont pris le contrôle de l’État afghan, j’ai fui en Iran en juillet 2022 », résume-t-il à GEO.

Les états de service de Sayed lui ont valu une récompense attribuée au nom du ministère de la Défense.  GEO

Il tente là-bas de faire valoir ses droits pour obtenir un visa qui lui permettrait d’accéder à la France. « En octobre 2022, mon avocate a reçu un mail de l’ambassade [de France à Téhéran] informant que j’avais un rendez-vous le 16 novembre 2022 pour un entretien. À la fin de l’entretien, l’ambassade m’a dit d’attendre deux ou trois mois leur décision », explique Sayed.

Sans réponse de l’ambassade à Téhéran au sujet du visa, Sayed lance une procédure via le tribunal administratif de Nantes, qui fait la jurisprudence en matière de visa. S’ensuit un refus en août 2023, validé par une décision de ce même tribunal en avril 2024 après contestation par Sayed, puis une procédure d’appel encore en cours.

Une autre demande auprès du ministère des Armées dans le cadre de la protection fonctionnelle en mars 2022 est restée lettre morte. La saisie du tribunal administratif de Paris en urgence et au fond n’aboutit pas non plus : la procédure en urgence a été refusée au motif que Sayed a également demandé un visa auprès des autorités iraniennes, tandis qu’une date d’audience pour la procédure au fond n’a toujours pas été fixée.

La décision du tribunal administratif de Nantes justifie son refus en arguant qu' »il n’est ni établi ni même allégué qu’il [Sayed] ferait l’objet de menaces directes en Iran où il réside depuis 2022″. Son retour dans un pays contrôlé par les talibans n’est pas non plus une justification suffisante : « Si le requérant soutient qu’il est retourné en Afghanistan, et fait part de menaces qu’il aurait subies et d’attaques à l’encontre de ses biens personnels, il n’apporte pas d’éléments suffisamment circonstanciés de nature à établir qu’il serait exposé dans son pays de résidence à des risques sérieux de persécutions ou de traitements inhumains et dégradants », mentionne ainsi le compte rendu.

Comme pour Hossain, la qualité de PCRL de Sayed n’entraîne pas de menace suffisamment avérée, malgré les déclarations des talibans comme leurs actions.  GEO

Abdul Basir n’était pas non plus en danger, selon la justice française. « Le juge a considéré qu’il n’y avait pas de menaces, que les preuves apportées à l’appui étaient fausses. Et aujourd’hui, voilà où l’on en est », dénonçait son avocat William O’Rorke auprès du Figaro en 2021.

Malgré le danger, Sayed a finalement dû quitter l’Iran en désespoir de cause : « Mon visa iranien était expiré et je devais emprunter de l’argent pour continuer à rester en Iran. Et comme j’ai deux enfants handicapés qui sont dans un état très grave et qu’ils avaient besoin de leur père, je suis retourné en Afghanistan », regrette-t-il.

La fille de Sayed, pour laquelle il a dû retourner en Afghanistan.   GEO


« Je dois régulièrement changer de cachette, je vais d’une ville à l’autre, mais je reste en contact avec ma famille. Elle se sent très mal, elle a peur », alerte Sayed.

C’est un grand déshonneur pour la France de livrer ses amis à ses ennemis qui veulent les tuer […] Il suffirait que ceux qui refusent nos visas viennent un jour, ne serait-ce qu’un jour en Afghanistan, et ils comprendraient que nous vivons dans la peur pour nos vies et celles de nos familles. Ils comprendraient à quel point tout est difficile pour nous.

GEO a de nouveau contacté l’ambassade ainsi que les ministères de l’Intérieur et des Affaires Étrangères pour évoquer le cas de Sayed, sans réponse.

La différence de traitement entre ces trois dossiers de PCRL est stupéfiante. Contacté en octobre 2022 au sujet des cas d’Hossain, Sayed et Zahir, un employé de l’ambassade de Téhéran indiquait alors : « après vérification, ces personnes n’apparaissent pas sur les listes des personnes à évacuer ». Pourquoi seul Zahir a-t-il finalement pu bénéficier d’un visa, alors que Sayed, arrivé en même temps en Iran et convoqué le même jour à l’ambassade, a dû retourner en Afghanistan, et qu’Hossain attend toujours le sésame vers la France ?

Un scandale qui n’a pas abouti

Sayed n’est par ailleurs pas le seul à avoir été trahi par les autorités. Yusefi, un autre PCRL réfugié en Iran, a été reconduit à la frontière avec l’Afghanistan en décembre 2023, malgré les révélations de Quentin Müller et Marianne, après avoir vendu tous ses biens pour se rendre au rendez-vous fixé par l’ambassade à Téhéran pour étudier son cas.

Et les auxiliaires français ne sont qu’une catégorie parmi tous ceux qui ont servi aux côtés des troupes occidentales. Ghulam*, un membre de la police nationale afghane d’ordre public, a suivi une formation militaire de six mois à Saint-Astier. Après la chute de Kaboul, il a tenté de quitter l’Afghanistan, sans succès, et reste coincé sous le joug des talibans.

Ma vie n’est pas en sécurité ici, il n’y a ni science ni culture. Les filles ne sont pas autorisées à étudier. J’espère trouver un endroit sûr où mes enfants pourront profiter de la vie que Dieu leur a donnée.

Si tous ces cas pointent bien vers une responsabilité de l’État dans l’abandon de ses alliés sur le terrain, l’affaire n’a pas eu la moindre conséquence politique. La sénatrice Nathalie Goulet, impliquée sur le dossier depuis des années, a demandé en 2021 la création d’une commission d’enquête afin, entre autres, « d’éclairer le Sénat sur les critères qui ont permis l’octroi des visas et les motifs des refus ». Sa demande n’a pas abouti, et le changement de gouvernement suite aux élections législatives de 2024 risque de faire disparaître certains des acteurs qui ont contribué à ces décisions.

Ghulam a été formé aux côtés d’autres policiers afghans en Dordogne en 2014.   GEO

Mais malgré les décisions françaises impactant durement leurs conditions de vie, pour beaucoup d’anciens auxiliaires, la rupture avec leur pays de naissance est définitive. « Si je réussis à repartir, je ne pourrai jamais revenir », affirme Sayed. « Mes enfants sont dans une situation terrible, il faut que je les aide à avoir un avenir. Et j’ai beaucoup trop souffert en Afghanistan« .

Hossain, lui, serait prêt à rentrer rendre visite à sa famille, s’il est pour lui possible de revenir un jour dans un Afghanistan au système politique changé. En attendant, il ne peut que contempler ce qu’infligent les maîtres du pays à leur propre population, et regretter : « L’exemple que donnent les talibans en Afghanistan, c’est celui d’une marche vers l’obscurité ».

*Les prénoms ont été modifiés.

Paris : un soldat de l’opération Sentinelle blessé au couteau gare de l’Est, le suspect interpellé

Paris : un soldat de l’opération Sentinelle blessé au couteau gare de l’Est, le suspect interpellé

Un militaire de l’opération Sentinelle a été blessé, lundi, par un homme armé d’un couteau alors qu’il patrouillait gare de l’Est à Paris. Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a précisé que le pronostic vital du soldat « n’est pas engagé« . Le suspect, déjà connu dans une affaire de meurtre, a rapidement été interpellé.

Un soldat de l'opération Sentinelle patrouillant dans la gare Saint-Lazare, à Paris, le 25 mars 2024.
Un soldat de l’opération Sentinelle patrouillant dans la gare Saint-Lazare, à Paris, le 25 mars 2024. © Bertrand Guay, AFP (illustration)
À moins de deux semaines de l’ouverture des JO de Paris, un militaire de l’opération Sentinelle a été blessé d’un coup de couteau gare de l’Est, lundi 15 juillet, par un homme déjà connu dans une affaire de meurtre, pour lequel il avait été déclaré pénalement irresponsable du fait de ses troubles psychiatriques.

Le pronostic vital du militaire « n’est pas engagé », a précisé le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, sur X.

Peu avant 22 h, le suspect, un homme âgé de 40 ans né en République démocratique du Congo et de nationalité française, a porté un coup de couteau « entre les deux omoplates » du militaire qui patrouillait, a indiqué à l’AFP une source policière.

Le parquet national antiterroriste pas saisi à ce stade

Le suspect a très vite été interpellé par les autres soldats présents et le militaire blessé a été « évacué conscient vers l’hôpital », a détaillé cette source. Après les faits, un périmètre de sécurité a été mis en place sur un des côtés de la gare de l’Est, a constaté une journaliste de l’AFP. 

À l’intérieur comme à l’extérieur du bâtiment, l’ambiance était calme, les rares passants jetant seulement un regard curieux vers les véhicules de police et de gendarmerie, encore présents vers minuit, selon la même journaliste.

Le parquet de Paris a ouvert une enquête pour « tentative de meurtre » et saisi le deuxième district de la police judiciaire parisienne. Le parquet national antiterroriste n’a pas été saisi des faits à ce stade. « Les circonstances et motivation de l’agression font actuellement l’objet d’investigations », a précisé le parquet, ajoutant que le suspect avait été placé en garde à vue.

Selon les premiers éléments, l’agresseur « se dit chrétien et aurait crié ‘Dieu est grand’ en français » lors de l’agression, a détaillé à l’AFP la source policière. Il dit avoir agi « parce que les militaires tuent des gens dans son pays », a ajouté cette source.

Interné

Cet homme est déjà connu de la justice, notamment pour un meurtre commis en 2018, affaire pour laquelle il avait été interné en psychiatrie, ont dit à l’AFP deux sources policières. Il avait à l’époque mortellement poignardé un jeune homme de 22 ans à la station RER Châtelet-les-Halles, en plein cœur de Paris. Il avait alors été déclaré irresponsable pénalement en raison d’une abolition du discernement et n’avait donc pas été jugé, selon une décision consultée par l’AFP.

Selon cette décision, datée de 2020, une expertise psychiatrique avait conclu qu’il était atteint d’une « probable maladie schizophrénique évolutive depuis plusieurs années sans prise en charge médicale jusqu’à actuellement ».

L’homme, naturalisé français en 2006, selon l’une des sources policières, a également été condamné à deux reprises pour violences sur conjoint.

« Soutien et reconnaissance à nos forces armées qui participent plus que jamais à assurer la sécurité des Français », a écrit sur X le ministre des Armées Sébastien Lecornu, adressant ses « pensées » au militaire blessé.

L’opération Sentinelle a été lancée en 2015 après l’attentat contre le magazine satirique Charlie Hebdo dans la capitale française.

Plusieurs militaires de l’opération Sentinelle ont depuis fait l’objet d’attaques. En février 2017, un homme avait tenté d’agresser une patrouille Sentinelle au couteau au Carrousel du Louvre après avoir crié « Allah Akbar ». En mars de la même année, une patrouille de soldats avait été attaquée à l’aéroport d’Orly par un homme de 39 ans qui avait été abattu par les militaires. 

En août 2017, une voiture avait foncé sur un groupe de soldats de Sentinelle à Levallois-Perret (Hauts-de-Seine), faisant six blessés. Un Algérien de 36 ans avait été arrêté et incarcéré. En septembre 2017, un homme muni d’un couteau avait attaqué un militaire Sentinelle dans la station de métro parisienne Châtelet. Âgé de 39 ans, l’agresseur, inconnu de la police, qui avait crié « Allah Akbar », avait été incarcéré.

L’impact du terrorisme sur les paysages urbains : un chantier géopolitique

L’impact du terrorisme sur les paysages urbains : un chantier géopolitique

par Daniel Dory – Revue Conflits – publié le 15 juin 2024

https://www.revueconflits.com/limpact-du-terrorisme-sur-les-paysages-urbains-un-chantier-geopolitique/


Les actes terroristes étant souvent commis en ville, ils entraînent des répercussions sur l’aménagement urbain et la façon d’appréhender l’espace. Plots anti voiture-bélier, poubelles évidées, ces aménagements servent autant à protéger qu’à montrer à la population que les autorités s’occupent de leur sécurité.

Daniel Dory, Docteur HDR en géographie. Spécialisé en analyse géopolitique du terrorisme. Membre du Comité Scientifique de Conflits.

Photographies réalisées par Anne-Laure Bonnel, Réalisatrice de productions audiovisuelles.

Cette note vise à explorer une question encore peu traitée à l’intersection entre la recherche géopolitique (ici urbaine) et les études sur le terrorisme. Alors que depuis quelques années dans le domaine francophone on assiste à une multiplication de travaux qui intègrent une perspective géographique et géopolitique à l’analyse du terrorisme[1], de vastes chantiers restent encore à explorer ou à consolider. En particulier, outre l’indispensable contribution à l’effort interdisciplinaire qui structure les études sur le terrorisme (ou terrorism studies), et aboutit à des avancées théoriques significatives[2], une approche des effets territoriaux des actes terroristes reste à approfondir. Et sachant que le terrorisme, en tant que technique violente de communication (surtout) politique, est avant tout un phénomène urbain, la fécondité d’une démarche qui s’intéresse aux impacts des différents complexes terroristes sur les composantes paysagères des villes est peu discutable.

Dans le but de structurer préliminairement la réflexion sur cette problématique, cette note se compose de deux parties. La première offre un bref aperçu (non exhaustif) de la littérature existante en la matière. Ensuite, en recourant à cinq documents photographiques on proposera quelques éléments d’analyse de paysages urbains parisiens où les effets du terrorisme se donnent clairement à voir.

Un bref état de la question

Le thème que l’on se propose d’explorer ici est clairement délimité, s’agissant de l’empreinte des relations entre terrorisme et contreterrorisme sur les paysages urbains[3]. Pour l’aborder on peut commencer, par exemple, par tirer profit des quelques travaux traitant de la vulnérabilité des villes au terrorisme[4], et sur l’impact de cette catégorie de violence sur la morphologie urbaine[5]. Parmi les rares études qui proposent à la fois des considérations théoriques et des études de cas sur les aspects spécifiquement urbains du terrorisme, l’article un peu ancien de Savitch demeure indispensable[6].

Toujours à la périphérie de notre sujet, mais utile pour en comprendre les contextes sociaux et spatiaux on peut mentionner une intéressante étude sur les images qui ont rendu compte des manifestations plus ou moins spontanées qui se sont produites à la suite des attentats parisiens de janvier 2015[7]. De même, l’analyse des mémoriaux éphémères et/ou durables qui surgissent dans le sillage des attentats (et suscitent généralement des controverses variées) sort de notre propos actuel tout en ne pouvant pas être négligée[8].

S’agissant de travaux directement en relation avec la problématique de cette note, on peut tout d’abord citer la bonne étude de Coaffee sur le cas de Londres qui inclut des documents photographiques[9], et dont l’approche s’enrichit ensuite à d’autres cas[10]. Le caractère (peu ou pas) anxiogène des aménagements contreterroristes a fait l’objet d’une intéressante enquête au Danemark[11].

Malheureusement, l’absence d’études comparatives empêche de parvenir à des conclusions définitives en la matière. En l’état actuel de la littérature, on ne dispose que d’un article qui introduit aux grandes lignes de la problématique que nous explorons dans cette note[12]. Et ce même si son cadre théorique est assez éloigné de celui, à l’intersection de la géographie et géopolitique urbaines et des études sur le terrorisme, que nous mettons ici à l’épreuve. Enfin, une étude récente[13] traite, à partir des conséquences sociales et spatiales de l’attentat de Nice (14 juillet 2016, 86 morts), de plusieurs aspects qui concernent également, quoique de façon indirecte, notre propos.

Paysages urbains, images et terrorisme

Avant de procéder à l’analyse des documents qui illustrent notre démarche, deux remarques préliminaires s’imposent. D’abord, sur le plan méthodologique, il faut insister sur l’énorme utilité des documents photographiques pour l’étude des paysages urbains, tant dans leur structure que dans leurs évolutions temporelles. En effet, la photo, lorsqu’elle prise en fonction d’une problématique donnée (ici l’étude des impacts paysagers du terrorisme), permet une analyse détaillée d’un objet d’intérêt scientifique, et invite idéalement à passer de la simple vision routinière de la ville, à un regard expert sous-tendu par une problématique en voie de construction[14].

Ensuite, il est important de savoir que les objets urbains qui figurent dans les documents qui suivent correspondent à un moment, forcément daté, des relations entre terrorisme et contreterrorisme. En effet, les différents aménagements urbains dont on trouvera des représentations plus bas ont été conçus sur la base de l’analyse des modes opératoires les plus habituels des acteurs terroristes[15], ainsi que des recommandations diffusées au sein d’institutions internationales (comme les Nations Unies) pour parer à ce type de menace[16]. C’est dire qu’en cas (très probable) d’innovations même mineures et en grande mesure prévisibles (par exemple l’usage de drones, d’obusiers portables ou le recours à des agents toxiques peu sophistiqués) la plupart des mesures matérialisées dans nos photos deviendraient partiellement obsolètes.

Figure 1. Paris, mai 2024. Annexe de l’Assemblée nationale, rue de l’Université, 7e arrondissement, (Anne-Laure Bonnel).

Protection au moyen de blocs de béton dans le but d’empêcher l’intrusion d’un véhicule-bélier, et/ou le stationnement d’un véhicule piégé à proximité immédiate du bâtiment.

Figure 2. Courbevoie, mai 2024. Tour Total, quartier de la Défense, place de la Coupole, (Anne-Laure Bonnel).

On retrouve ici les blocs de béton, mais disposés de façon à obtenir un effet anti-intrusion maximal, en complément avec des bacs contenant des aménagements végétaux. Ce genre d’objets, en plus de leur (éventuelle) qualité esthétique vise à atténuer le caractère anxiogène des dispositifs contreterroristes. En arrière-plan des barrières métalliques sont installées de façon à canaliser la circulation des piétons en direction des entrées surveillées du bâtiment.

Figure 3. Mai 2024. Cirque d’hiver, rue Amelot, 11e arrondissement, (Anne-Laure Bonnel).

Trois éléments participent à la protection (notamment) antiterroriste de ce site. D’abord, les plots en béton qui constituent des obstacles au stationnement et à la pénétration de véhicules. Ensuite, les grilles préviennent principalement des intrusions de piétons. Enfin, une caméra de surveillance (bien visible à droite de l’entrée) complète la sécurisation des lieux.

Figure 4. Paris, mai 2024. Avenue Octave Gréard, 7e arrondissement. (Anne-Laure Bonnel).

 

Parmi les aménagements contreterroristes les plus répandus dans les paysages urbains figurent incontestablement les poubelles. À la suite de plusieurs attentats réussis ou déjoués à Paris au cours des années 1980 et 1990, où des explosifs furent déposés dans ce mobilier urbain banal, deux modifications décisives se sont généralisées. En premier lieu, l’extérieur des poubelles est fait de la moindre quantité de matériaux possibles, disposés de façon à laisser des surfaces vides en vue de limiter l’effet de shrapnell (diffusion de particules de métal extrêmement dangereuses) en cas d’explosion. Deuxièmement, la présence de sacs intérieurs transparents permet de localiser l’éventuelle présence d’objets suspects, et principalement d’engins explosifs improvisés.

Figure 5. Centre des Nouvelles Industries et Technologies, Place de la Défense, Puteaux, juin 2024. (Anne-Laure Bonnel).

L’utilisation de lettres géantes en matériaux résistants se retrouve dans plusieurs endroits où un dispositif anti-intrusion est jugé nécessaire. Dans ce cas il est complété par des plots arrondis qui remplissent la même fonction. Deux poubelles « contreterroristes » (à droite) s’ajoutent à ce paysage organisé dans une perspective sécuritaire.

Ces quelques exemples permettent un premier aperçu sur un chantier prometteur pour la recherche sur le terrorisme. Et à un moment où cette dernière se consolide enfin dans une perspective scientifique, les échanges interdisciplinaires tendent aussi à devenir plus fructueux. La problématique à forte composante géographique explorée dans cette note en étant une démonstration supplémentaire, cette fois en recourant à une documentation photographique qui renoue avec les pratiques habituelles de la recherche sur les paysages urbains.

Enfin, on ne manquera pas de souligner le fait remarquable que les aménagements dont il a été question répondent parfaitement à la nature communicationnelle du couple terrorisme/contreterrorisme. Car les paysages urbains transformés sont aussi porteurs de messages variés et complémentaires. Pour les autorités, il s’agit de prouver, notamment par des objets visibles plus ou moins anxiogènes, que le souci de la sécurité des populations est permanent. Les terroristes, pour leur part, transmettent dans ces paysages urbains remodelés un message omniprésent de confirmation de leur capacité de nuisance…

[1] Voir, par exemple : Dory D. 2019, « Le terrorisme comme objet géographique : un état des lieux », Annales de Géographie, n° 728, 5-36 ; Dory D. ; Théry H. 2021, Mettre le 11 septembre à sa place. Réflexions géographiques sur les réalités du terrorisme dans le monde », La Géographie, N° 1583, 40-45 ; Dory D. ; Théry H. 2022, « L’approche géographique du terrorisme : questions de méthode », L’Information Géographique, Vol. 86, 29-48.

[2] Dory D. ; J.-B. Noé (Dirs.), 2022, Le Complexe Terroriste, VA Éditions, Versailles ; Dory D. 2024, Étudier le Terrorisme, VA Éditions, Versailles.

[3] Cette relation dialectique a notamment donné lieu à une modélisation théorique dans ce qui a été désigné comme le « modèle de Crelinsten ». Sur ce point, voir : Dory D. 2022, « L’antiterrorisme : approches critiques et avancées théoriques », Sécurité Globale, N° 29, 69-81.

[4] Notamment : Mitchell J. K. 2003, « Urban Vulnerability to Terrorism Hazard », in : Cutter S. L. et Al. (Eds.), The Geographical Dimensions of Terrorism, Routledge, New York-London, 17-25 ; Baudouï R. 2015, « La vulnérabilité de villes au terrorisme », Les Annales de la recherche urbaine, N° 110, 118-127.

[5] Bloomberg S. B. ; Sheppard S. 2007, « The Impacts of Terrorism on Urban Form », Brookings-Wharton Papers on Urban Affairs, 257-296.

[6] Savitch H. V. 2005, « An Anatomy of Urban Terror : Lessons from Jerusalem an Elsewhere », Urban Studies, Vol. 42, N° 3, 361-395.

[7] Houllier-Guibert C.-E. 2016, « La symbolique des lieux urbains en France lors des attentats de janvier 2015 », EchoGéo, (en ligne), Sur le Vif.

[8] Truc G. ; Bazin M. 2019, « Les gardiens de la mémoire : mobilisations et conflits d’appropriation autour des mémoriaux post-attentats à Madrid, Londres et Paris », Ethnologie française, Vol. 49, N° 1, 63-75.

[9] Coaffee J. 2004, « Recasting the ‘Ring of Steel’ : Designing Out Terrorism in the City of London ? », in : Graham S. (Ed.), Cities, War and Terrorism. Towards an Urban Geopolitics, Blackwell, Malden, 276-296.

[10] Coaffee J. et Al. 2009, « The Visibility of (In)security : The Aesthetics of Planning Urban Defences Against Terrorism », Security Dialogue, Vol. 40, N° 4-5, 489-511.

[11] Dalgaard-Nielsen A. et Al. 2016, « Visible Counterterrorism Measures in Urban Spaces – Fear-Inducing or Not ? », Terrorism and Political Violence, Vol. 28, N° 4, 692-712.

[12] Drongiti A ; Masson D. 2022, « Crises terroristes et ambiances urbaines : quelles marques les attentats laissent-ils aux villes ? » Revue Internationale d’Urbanisme, N°13, (en ligne).

[13] Emsellem K. et Al. 2021, « Pertes et modifications spatiales : la Promenade des Anglais après l’attentat du 14 juillet 2016 », Urbanités, N° 15, (en ligne).

[14] Dans cette perspective, le projet de recherche que nous avons entrepris concernant les impacts du terrorisme sur les paysages urbains implique une collecte systématique de documents photographiques donnant lieu à une sorte de base de données alimentée par Anne-Laure Bonnel grâce à un dispositif de financement participatif.

[15] Marret J.-L. 2000, Techniques du Terrorisme, PUF, Paris.

[16] CTED, 2019, Responding to terrorist threads against soft targets, Washington.


Daniel Dory

Daniel Dory

Daniel Dory. Chercheur et consultant en analyse géopolitique du terrorisme. A notamment été Maître de Conférences HDR à l’Université de La Rochelle et vice-ministre à l’aménagement du territoire du gouvernement bolivien. Membre du Comité Scientifique de Conflits.

Quelle est la dimension maritime de la guerre à Gaza, de la mer Rouge à l’océan Indien ?

Quelle est la dimension maritime de la guerre à Gaza, de la mer Rouge à l’océan Indien ?

Par Kais Makhlouf, Louis Borer – Diploweb – publié le 26 mai 2024  

https://www.diploweb.com/Quelle-est-la-dimension-maritime-de-la-guerre-a-Gaza-de-la-mer-Rouge-a-l-ocean-Indien.html


Kais Makhlouf, analyste MENA pour la RiskIntelligence. M. Makhlouf est également consultant pour l’ONU et revient de missions au Yémen et en Somalie. Louis Borer, senior analyst à la RiskIntelligence et officier de réserve dans la Marine nationale (France).

Les auteurs dressent un tableau documenté de la situation en mer Rouge puis dans l’océan Indien. Ils étudient ensuite les possibles liens de causalité entre les attaques Houthis en mer Rouge et le renouveau des attaques pirates dans l’océan Indien. Ce qui illustre, sur fond de guerre à Gaza, dans l’interdépendance terre / mer, le chaos des échelles et l’interconnexion des crises du temps présent. Deux cartes inédites illustrent cet article.

LES IMPLICATIONS maritimes de l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023 ne se sont manifestées qu’après plusieurs semaines de conflit. Afin d’analyser l’état de la menace selon les zones considérées, un bref point de situation semble nécessaire, la guerre qui oppose le Hamas et Tsahal étant la cause de l’extension du conflit actuel en mer Rouge. Effectivement, d’après leur discours officiel, les Houthis continueront leurs actions à l’encontre des navires qui transitent dans la zone tant que les opérations israéliennes se poursuivent à Gaza. Si l’objectif est de porter atteinte aux intérêts israéliens, Israël et sa façade maritime en Méditerranée orientale sont pourtant restés relativement épargnés sur le plan maritime [1].

Toutefois, avec l’entrée des Houthis dans la guerre, le conflit a changé d’échelle géographique, basculant d’une dimension régionale à une logique mondiale, en menaçant directement les navires transitant en mer Rouge, entre le détroit de Bab el-Mandeb [2] et le canal de Suez, deux seuils stratégiques indispensables à la libre circulation d’une économie mondialisée et maritimisée, et par lesquels transitent 30 % du volume de conteneurs (15 % du commerce mondial). Parmi ces premières victimes collatérales figurent le canal de Suez, qui a annoncé une chute de près de 50 % de ses recettes et 37 % du nombre de passages. La plupart des armateurs, au premier rang desquels figurent MSC, Maersk ou la CMA-CGM, préfèrent contourner la mer Rouge par le cap de Bonne Espérance, soit un détour de 6 000 km impliquant une hausse conséquente des tarifs de fret.

La géopolitique ayant horreur du vide, l’appel d’air opérationnel et médiatique créé par le conflit en mer Rouge a délaissé l’océan Indien, où les pirates sévissent de nouveau depuis fin novembre 2023.

En dressant un tableau général de la situation en mer Rouge (première partie) et dans l’océan Indien (seconde partie), l’objectif de cet article sera, notamment, d’étudier les potentiels liens de causalité entre les attaques Houthis en mer Rouge et les attaques pirates dans l’océan Indien.

Une fois les espaces géographiques délimités, il convient d’identifier le type d’acteurs et de menaces auxquelles les navires civils et bâtiments militaires déployés sur zone sont exposés. Ainsi, il est important de distinguer les attaques Houthis [3], groupe insurgé paramilitaire pro iranien motivé par des objectifs politiques, stratégiques, symboliques et médiatiques visant les intérêts israéliens et leurs alliés, des attaques pirates – dont le mode opératoire diffère grandement – motivés par l’appât du gain, et recherchant le ratio gain/risque le plus favorable possible. Les groupes terroristes jouent dans cette équation un rôle différent. Le groupe qaïdiste Al-Shebbab assure un rôle de soutien indirect aux groupes pirates en Somalie. Alors que le chef des rebelles Houthis, Abdul-Malik al-Houthi avait annoncé mi-mars 2024 son intention d’étendre ses attaques vers l’océan Indien, donc dans une zone proche des zones de piraterie, ces distinctions sont d’autant plus importantes.

 
Carte. Situation en mer Rouge entre novembre 2023 et mai 2024
Copyright pour la carte RiskIntelligence, mai 2024

Mer Rouge : point de situation

La campagne houthie contre le commerce maritime dans le détroit de Bab el Mandeb entame maintenant son sixième mois, et la situation est au beau fixe pour les Houthis. La pression militaire occidentale n’est pas parvenue à empêcher le quasi-État houthi de mener ses frappes en mer Rouge et dans le golfe d’Aden. La voie diplomatique semble quant à elle inefficace, quand elle n’est pas contre-productive.

En novembre 2023, en réaction à l’offensive israélienne sur Gaza, les Houthis avaient annoncé que les navires ayant une affiliation, réelle ou supposée, avec Israël seraient potentiellement ciblés s’ils traversaient le détroit de Bab el Mandeb ou la mer Rouge, précisant que leur ciblage durerait tant qu’Israël mènerait des opérations terrestres à Gaza. Cela s’est traduit sur le terrain par une succession des frappes de missiles et de drones contre des cibles maritimes, qui commencèrent par la saisie spectaculaire du vaisseau israélien Galaxy leader au large du Yémen dès novembre 2023.

Si la campagne houthie se concentrait initialement sur le commerce israélien, le nombre de cibles « acceptables » pour les Houthis a été progressivement élargi pour inclure la majorité des navires de commerce occidentaux, perçus comme alliés des Israéliens. Après cinq mois de campagne, le trafic maritime à travers le détroit de Bab-el-Mandeb et la mer Rouge a baissé de 50 % par rapport à son niveau de l’année dernière.

En réaction, deux coalitions navales largement menées par les Occidentaux (et en particulier les États-Unis) ont été constituées. La première, l’opération Poseidon Archer (OPA), a été chargée de mener des frappes sur le territoire Houthi alors que l’opération Prosperity Guardian (OPG) se charge d’escorter les navires civils à travers le détroit, à laquelle s’ajoute l’opération européenne Aspides au mandat similaire.

Ces opérations armées limitées n’offrent fin mai 2024 aucune perspective de résolution diplomatique ou militaire. Les Britanniques et Américains frappent le Yémen, sans produire d’effets significatifs sur les capacités de frappe houthies.

Que gagnent les Houthis à attaquer le commerce maritime, et par extension à se mettre à dos une partie de l’Occident ? La réponse se trouve dans la perception de soi des Houthis et leur interprétation du monde. Les Houthis sont un petit clan du Nord du Yémen, originaire de Sa’ada, à la frontière avec l’Arabie Saoudite. Les membres du clan se considèrent comme légitimes à régner sur « leur » Yémen, qui correspond, peu ou prou, au territoire de l’ancienne République du Yémen du Nord, dissoute lors de sa réunification avec le Yémen du Sud en 1990. Ennemis intimes des Saoudiens, les Houthis ont mené, bien avant la guerre de 2015, de nombreuses escarmouches contre les forces Yéménites et Saoudiennes.

Neuf ans après l’insurrection réussie, les Houthis se trouvent dans une posture favorable. Ils dominent le Yémen du Nord, et se considèrent comme les vainqueurs d’une guerre occidentale menée par procuration. Cette perception est appuyée par une longue liste de succès militaires et politiques. Effectivement, les Houthis ont survécu [4] à huit ans de bombardements saoudiens et émiratis, décrits comme les marionnettes arabes d’un Occident impérialiste. L’expérience acquise par les Houthis au long de ces bombardements arabes, leur permet aujourd’hui d’atténuer l’efficacité des frappes occidentales. Cette victoire politique des Houthis les place en position de force non seulement face à l’adversaire saoudien, mais aussi face à l’Occident [5].

L’option militaire ayant échoué, et l’Occident ayant depuis longtemps signifié son refus de reconnaître un « Yémen Houthiste », les Houthis ont profité de l’absence de levier dont disposaient leurs adversaires, démunis de toute volonté de projection plausible.

Dans le contexte de la crise post-7 octobre 2023, les Houthis et les Iraniens ont pu trouver un accord pour lancer une campagne anti-israélienne. Si, fondamentalement, c’est l’animosité entre l’Iran et Israël qui pousse les acteurs dans l’orbite iranienne à frapper les cibles « sionistes », les Houthis y ont certainement vu une occasion d’avancer leurs propres pions.

Tout d’abord, les opérations menées par les Houthis renforcent leur rôle dans leur alliance avec les Iraniens, qui dépendent de leurs proxies pour conduire des actions à travers le Moyen-Orient. Cette campagne devrait garantir aux Houthis un appui continu de la part des Iraniens.

Ensuite, la campagne houthie permet de légitimer leur position et de générer un soutien populaire conséquent chez les populations arabes, le plus souvent sunnites, largement acquises à la cause palestinienne.

De plus, cette campagne contribue à affaiblir la puissance saoudienne, et place les dirigeants arabes face à leurs contradictions. Protectrice autoproclamée des musulmans, l’Arabie Saoudite [6] peut difficilement demander aux Houthis de cesser leur réaction militaire aux opérations israéliennes.

Enfin, engagés dans une lutte avec le Yémen du Sud pour le contrôle des flux commerciaux, cette démonstration de puissance renforce le contrôle houthi sur le commerce maritime [7] autour du Yémen.

Où est le blocage ?

C’est paradoxalement la perspective de paix entre l’Arabie Saoudite et les Houthis qui perpétue les hostilités. Après huit ans de conflit, les Houthis et les Saoudiens ont signé un accord de cessez-le-feu, et de complexes négociations sont encore en cours début mai 2024, compliquées par le maximalisme notoire des Houthis et la réticence saoudienne à négocier en position de faiblesse.

L’Arabie Saoudite, qui considère le Yémen comme sa chasse gardée, souhaite négocier une « paix globale » pour le Yémen, préservant les contours d’un Yémen uni (et divisé). Les Houthis ne négocient qu’une paix entre eux et les Saoudiens, qu’ils savent impatients de terminer une guerre dont ils ne veulent plus. Le cessez-le-feu d’avril 2022, qui a mis fin aux frappes mutuelles, constitue la base de ces négociations. Leur échec signifierait un retour à la violence d’avant 2022, et des conséquences dramatiques pour le projet saoudien d’une diversification de son économie, exigeant un environnement stable afin d’attirer l’investissement étranger.

La politique saoudienne de « stabilisation à tout prix » de son voisinage, inhabituellement court-termiste pour le royaume, la mène à passer leurs excès aux Houthis. Les Saoudiens ne condamnent pas les Houthis lorsqu’ils font voler des missiles au-dessus de leur territoire pour frapper les Israéliens. Cela souligne le dilemme politique de l’Arabie Saoudite quand on connaît l’arsenal de batteries anti-missiles déployés le long de ses 1 800 km de côtes sur la mer Rouge, spécifiquement pour contrer les frappes provenant du Yémen. La presse officielle saoudienne ne considère plus les Houthis comme des terroristes, et ne s’indigne plus des escarmouches à sa frontière avec des forces d’allégeance houthie. Surtout, les Américains, désireux de préserver leurs relations avec le royaume qui ne cesse de s’émanciper du parapluie stratégique américain, n’osent plus presser les Saoudiens sur la question yéménite, de peur d’accélérer le délitement d’une alliance bien moins stratégique qu’avant.

L’or noir

Le délitement d’alliances historiques au Moyen-Orient, sur fond d’un réalignement stratégique plus global, a créé un vide sécuritaire qu’exploitent les Houthis.

Le Moyen-Orient et les États-Unis Unis ne sont plus essentiels l’un pour l’autre. Le boom du gaz de schiste américain (qui touche à sa fin) a détourné la première puissance économique du marché moyen-oriental, alors que le « pivot » américain vers l’Asie et la guerre en Ukraine sont les nouvelles priorités de Washington. Parallèlement, le Golfe exporte maintenant plus de 70 % de sa production de gaz et de pétrole vers l’Asie (en particulier en Chine), qui n’est pas associée aux conflits du Moyen-Orient, et qui, à l’exception de Singapour, n’a pas de sympathie particulière pour Israël.

Il n’est donc pas étonnant que ce soit la Chine, principal cliente à la fois de l’Iran et de l’Arabie Saoudite, qui ait négocié un accord de désescalade entre les deux rivaux régionaux en mars 2023. Les pétromonarchies du Golfe dépendent maintenant de l’Asie [8] pour leurs revenus et sont donc plus sensibles à leurs intérêts. C’est dans ce contexte global qu’il faut comprendre l’annonce houthie que les vaisseaux affiliés aux intérêts chinois ne seraient pas ciblés. Les vaisseaux russes bénéficient eux aussi de la mansuétude houthie grâce à l’alliance russe avec l’Iran et la Chine, premier client du pétrole russe. De plus, le recul américain de la région n’a pas été compensé par l’apparition d’un acteur sécuritaire équivalent, la Chine n’ayant ni les moyens ni la volonté de reprendre le rôle. Quant aux puissances régionales, elles ne présentent aucun dispositif crédible face à la menace houthie.

Les Houthis saisissent l’opportunité créée par cette brèche sécuritaire, aucun acteur étatique n’étant disposé à s’engager dans un nouveau conflit au Moyen-Orient. Une invasion terrestre du Yémen arrêterait momentanément les attaques maritimes, mais n’apporterait pas de solution pérenne, alors que la perspective de l’arrêt des opérations à Gaza ne semble pas se profiler à court terme.

Les Houthis ne semblent pas enclins à marchander les intérêts stratégiques jusqu’ici sanctuarisés par les souverainetés nationales. Dans cette lecture des faits, les attaques houthies rappellent que le statu quo au Moyen-Orient n’est pas une option pérenne.

Sur fond de guerre à Gaza, l’interdépendance terre / mer, le chaos des échelles et l’interconnexion des crises du temps présent.

L’océan Indien

Si tous les regards se tournent, à juste titre, vers les attaques houthies en mer Rouge, le golfe d’Aden et l’océan Indien sont également le lieu d’une recrudescence des attaques de piraterie depuis novembre 2023, une première depuis 4 ans, la précédente attaque confirmée datant d’avril 2019 [9].

 
Carte. Piraterie en océan Indien entre novembre 2023 et mai 2024
Copyright pour la carte RiskIntelligence, mai 2024.

Là aussi, deux types de piraterie sont à distinguer.

Le premier type de piraterie, situé à proximité des côtes somaliennes, serait certainement lié à des activités de pêche Illégale, Non réglementée, Non déclarée (INN). Un désaccord entre des navires de pêche iraniens et la société basée à Bossasso qui administre les licences de pêche serait la cause des premières attaques observées en novembre 2023, raison pour laquelle de nombreux boutres et navires de pêche piratés sont de pavillon iranien, comme l’Al Kambar ou l’Al Miraj, détournés au large de Bossasso. Les activités de piraterie se seraient alors étendues à d’autres navires, notamment yéménites, considérés en activité de pêche illégale, totalisant une dizaine d’attaques signalées entre novembre 2023 et avril 2024, liées à des contentieux halieutiques. D’autres incidents, comme celui impliquant le navire de pêche Najm le 16 mars 2024, seraient davantage liés à des disputes internes.

Le deuxième type de piraterie est bien plus audacieux et professionnel, et l’attaque du MV Ruen le 14 décembre 2023 est dans ce contexte intéressante à étudier. Premier détournement réussi d’un navire commercial par des pirates somaliens depuis 2017 [10], cette affaire aurait pu marquer le retour de l’âge d’or de la piraterie des années 2008-2012. Pour rappel, le Ruen, vraquier battant pavillon maltais, avait été attaqué par des pirates somaliens depuis une embarcation rapide, avant d’aborder le navire et de le détourner vers son lieu de détention, un mouillage au large de Bander Murcaayo, au Puntland. Avant sa libération le 16 mars 2024 par les forces armées indiennes déployées depuis la frégate INS Kolkata, menant à l’arrestation des 35 pirates et à la libération des 17 membres d’équipage, le Ruen aurait pu servir de curseur afin de déterminer si la piraterie redevenait une entreprise rentable, dans un contexte de fin de période de mousson, et une attention internationale centrée sur la mer Rouge laissant aux pirates un espace permissif et de manœuvre certain. Par le biais de cette attaque, les pirates ont démontré le maintien de leurs compétences et leur appétence pour mener des attaques en haute mer, à plus de 430 nautiques des côtes. Différentes sources suggéraient que le Ruen avait pu servir de bateau-mère pour mener des raids contre d’autres navires dans la région, comme le MV Abdullah [11], détourné le 12 mars 2024 et libéré un mois plus tard, mais cette hypothèse semble peu probable du fait que le MV Ruen était pisté par la marine indienne, qui fut par la suite en mesure de mener son opération de reprise de vive force une fois le navire sorti des eaux territoriales somaliennes.

Dans ce contexte, la situation à terre est également importante à prendre en compte. Dans la région côtière de Bari, au large de laquelle furent retenus au mouillage le MV Ruen, puis le MV Abdullah [12], il est probable que ces opérations aient été rendues possibles à la suite d’un accord avec les Shebbab, qui laisseraient opérer les pirates en contrepartie du versement d’une partie des rançons, estimée à 30 %. Quant à eux, les pirates peuvent mener leurs raids, et profiter de l’armement issu des réseaux d’armes de trafiquants des Shebbab.

Les pirates ont également conservé leur savoir-faire pour mener des attaques à long rayon d’action, démontré lors de l’attaque du vraquier Waimea à 764 nautiques des côtes somaliennes le 27 janvier 2024. Les raids au-delà des 200 miles marins sont menés à partir d’un bateau-mère, certainement depuis des boutres détournés quelques jours plus tôt. En haute mer, le scénario le plus probable est donc celui de pirates qui opèrent à partir de bateaux-mères à la recherche de cibles, en attendant des conditions de mer favorables, et dans des zones éloignées des patrouilles navales potentielles. D’après les estimations de la RiskIntelligence et du MSCHOA, et compte tenu de la distance séparant les zones d’attaques, il est probable que deux à trois groupes pirates opèrent en haute mer. Ce fut par exemple le cas lors de l’attaque du chalutier Lorenzo Putha 4 le 27 janvier 2024, détourné à environ 840 miles à l’Est de la Somalie par un groupe pirate qui opérait plus au Sud, quand un autre groupe attaquait plus au Nord, nécessitant l’intervention par la marine indienne du Lila Norfolk à 460 miles nautiques de la Somalie.

S’il n’y pas de causalité directe entre la recrudescence des attaques pirates et la crise en mer Rouge, il est toutefois possible que certains réseaux pirates aient été réactivés pour profiter de l’attention portée à la mer Rouge, délaissant ainsi l’océan Indien, dont les moyens déployés par l’EUNAVFOR Atlanta [13] – qui fêtait en novembre 2023 ses 15 ans – et la CTF 151 étaient déjà réduits.

D’autres facteurs sont susceptibles d’entrer en jeu dans cette recrudescence d’attaques. Si l’industrie maritime continue de jouer un rôle central en suivant les Best Management Practise (BMP5), la vigilance des équipages a pu s’atténuer avec plusieurs années sans attaque pirate réussie, puis le retrait du statut de High Risk Area (HRA) de la zone par l’Organisation maritime internationale. De plus, dans une logique d’économie, le déploiement des Private Contracted Armed Security Personnel (PCASP) était moins systématique.

Compte tenu de l’appel d’air en mer Rouge et la mise en place des opérations énergivores en moyens Prosperity Guardian, lancée en décembre 2023, et la mission européenne Aspides, lancée le 19 février 2024, l’Inde [14] a saisi l’opportunité de s’imposer comme un acteur sécuritaire régional majeur et à jouer le rôle de gendarme de l’océan [15] qui porte son nom. Outre l’occasion opportunément saisie d’affirmer sa présence, ces opérations antipirateries ont également permis à New Dehli de faire une démonstration, à grands renforts de communication [16], de ses savoir-faire opérationnels et juridiques. Effectivement, l’Inde a déployé sur zone un important dispositif dans le cadre de l’opération Sankalp, ayant permis de mener dans de courts laps de temps des opérations de libération d’otages complexes, impliquant des Tarpons (parachutage en mer de forces spéciales) à 1 400 nautiques des côtes indiennes.

À ce stade, il est encore tôt pour affirmer un retour de l’âge d’or de la piraterie en océan Indien. L’industrie maritime est déjà préparée, les Combined maritime force (CMF) structurées et déployées, comme les structures participant au partage de l’information maritime [17]. L’océan Indien demeure toutefois une zone de vigilance majeure, dont le sort reste lié à l’évolution de la situation en mer Rouge.

Copyright texte et cartes Mai 2024-Maklouf-Borer/Diploweb.com


[1] Le Hamas a démontré lors de son offensive une capacité d’incursion par voie maritime avec de petites embarcations, toutes interceptées par la marine israélienne, affichant un bilan plutôt mitigé sur le plan opérationnel. Ce fut toutefois l’occasion pour le Hamas de démontrer son savoir-faire dans ce domaine, et d’alimenter sa propagande via l’utilisation habile de vidéos diffusées sur les réseaux sociaux. En revanche, l’étroite façade israélienne en mer Rouge, ainsi que le port d’Eilat, furent davantage pris pour cible par divers tirs de missiles. Le 8 avril 2024, la marine israélienne a pour la première fois mis en œuvre son système anti-missile C-Dome embarqué sur les corvettes Sa’ar-6.

[2] Approfondir : Arnaud Peyronnet, « Quelle réponse face à la prise en otage du détroit de Bab el Mandeb par l’axe iranien ? », FMES, 6 février 2024, https://fmes-france.org/quelle-reponse-face-a-la-prise-en-otage-du-detroit-de-bab-el-mandeb-par-laxe-iranien/

[3] Qui s’inscrivent ici dans le cadre d’une extension de conflit, usant de modes d’action considérés hybrides et asymétriques.

[4] Les Houthis ont battu l’adversaire saoudien, qui à leurs yeux, négocie les termes de sa reddition, même si entre 2015 et 2022, seuls les pilotes étaient Saoudiens. Le renseignement et toute la chaîne logistique nécessaire pour mener des opérations aériennes étant largement américain ou occidental.

[5] En effet, les Houthis ont su déceler l’essoufflement interventionniste américain, en particulier après la retraite d’Afghanistan.

[6] Même l’Egypte, d’ordinaire si prompte à brandir le bâton, n’ose pas réagir à une action militaire qui la prive pourtant des cruciaux revenus du canal de Suez.

[7] Les Houthis avaient déjà attaqué des navires de commerce dans les ports au Sud, exigeant d’eux qu’ils se plient aux ordres houthis, même dans les ports situés hors de leur zone de contrôle. Plusieurs navires rapportent régulièrement être contraint par radio de se rendre à Houdayda, l’unique port houthi sur la Mer Rouge.

[8] À la différence de l’Occident, l’Asie n’a aucun passif colonial ou militaire dans la région, permettant une liberté de manœuvre politique que l’Occident n’a pas.

[10] En mars 2017, Les pirates somaliens s’étaient emparés du pétrolier Aris 13 à partie de deux skiffs, et avait été retenu au mouillage au large de Caluula, au Puntland somalien.

[11] Le MV Ruen a été libéré après avoir été détenu plus longtemps que le vraquier MV Abdullah, libéré le 14 avril 2024 après avoir payé une rançon de 5 millions de dollars, après avoir été détourné par une vingtaine de pirates à 580 nautiques de Mogadiscio, prenant en otage 23 membres d’équipage. Le navire fut retenu au mouillage au large des côtes somaliennes, à proximité du lieu où le MV Ruen était également retenu.

[12] RiskIntelligence, Monthly Intelligence Report April 2024.

[14] Et dans une moindre mesure les autres marines impliqués dans la régions appelées Independant deployers (Chine, Inde, Pakistan…)
Approfondir : Khyati Singh et Gaurav Sen, “India’s Anti-Piracy Missions Were Years in the Making”, The Diplomat, 29 février 2024. https://thediplomat.com/2024/02/indias-anti-piracy-missions-were-years-in-the-making/

[15] Cette activité indienne est notamment un rappel à la Chine qui place ses pions en océan Indien par le biais de déploiements réguliers de bâtiments militaires dans la zone, et l’implantation de la base de Doraleh à Djibouti, première et imposante base militaire chinoise à l’étranger.

[16] Aaron-Matthew Lariosa, “Indian Navy Commandos Take Control of Pirate Ship in Airborne Raid”, USNI news, 18 mars 2024. https://news.usni.org/2024/03/18/indian-navy-commandos-take-control-of-pirate-ship-in-airborne-raid

[17] Maritime domain awareness, auquel l’Inde participe par le biais de son IFC IOR.

Comment l’Europe du Sud a préparé sa propre submersion

Comment l’Europe du Sud a préparé sa propre submersion

par Tawfik Bourgou* – CF2R – publié le 16 mai 2024

https://cf2r.org/tribune/comment-leurope-du-sud-a-prepare-sa-propre-submersion/


*Politologue. Maître de Conférences habilité à diriger des recherches, Université Jean Moulin Lyon 3. Membre du Conseil Scientifique du CF2R

 

 

La création d’un « Hot Spot » en Tunisie et la labellisation de pays « sûrs » mises en œuvre par les pays européens, ou ceux de l’Union européenne, ne sont qu’un indicateur des impacts négatifs et dévastateurs des politiques occidentales dans sa proche périphérie au cours des treize dernières années. En agissant à la remorque des États-Unis, les Européens ont créé les conditions de leur propre submersion. Car en effet, s’il n’y avait pas eu ingérences destructrices dans la proche périphérie de l’Europe, les « Hot spots » n’auraient jamais été nécessaires.

Ce tragique aboutissement s’explique par une suite de fautes stratégiques commises par les occidentaux en dépit du bon sens, qui ont produit un effet boomerang auquel ne croyait pas les auteurs des ingénieries dévastatrices. Cet aboutissent augure d’un épisode encore plus dangereux pour l’Europe du Sud.

Immigrations massives déjà à l’œuvre, terrorismes, arrivée au pouvoir dans les pays de la périphérie des islamistes proches des Frères musulmans notoirement anti-occidentaux… tous ces évènements sont, au moins partiellement, les contrecoups de mauvaises politiques occidentales, principalement américaines, dans la proche périphérie de l’Europe, spécialement sur son flanc sud et sur sa frontière orientale – au Moyen-Orient, du Liban au le croissant fertile, jusqu’à la frontière de l’Iran.

Tout au long d’une dorsale qui va du Golfe arabo-persique jusqu’à la Mauritanie, on assiste à une suite de déflagrations dues à des ingérences souvent volontaires, mal calculées, et mal maitrisées. Certaines répondaient à une stratégie d’homogénéisation d’espaces que les « grands » stratèges occidentaux ne connaissaient même pas, ou à peine à travers de simples lectures de vulgarisation. Ce fut le cas au lendemain des évènements de 2010-2011, lorsque, sous influence des Frères musulmans, les États-Unis entreprirent de créer une zone contrôlée par la confrérie de l’Égypte à la Tunisie, supposé faire jonction symboliquement avec la Turquie de l’AKP.

A l’arrière de ce corridor qui n’a jamais pu se concrétiser, on observe un espace se caractérisant par des guerres, de destructions d’États, l’affaiblissement de sociétés et de remparts politiques annonçant une possible submersion de l’Europe du Sud à brève échéance.

Des fautes stratégiques certes, mais aussi certains agissements calculés ont produit ces effets dévastateurs et ont conduit à affaiblir durablement des alliés et à faire disparaitre d’anciens supplétifs et vassaux.

Pendant que les regards sont dirigés vers l’Ukraine et le Moyen-Orient, une montée des troubles subsahariens est en train d’avaler l’Afrique du Nord et le Maghreb, en particulier deux pays situés à quelques encablures de l’Europe : la Libye et la Tunisie. Les ingérences calculées, entre 2010 et 2024, sont l’action la plus immorale de l’histoire diplomatique et militaire de ces vingt-cinq dernières années. Elles sont à la source d’un dangereux processus qui va impacter l’Europe du Sud.

Dans ce processus, actions volontaires, faiblesses et vulnérabilités se sont combinées et se sont renforcés. Certaines sont dues à d’anciennes situations locales, mais le détonateur a été les désastreuses actions américaines menées entre 2003 et 2024 dans la proche périphérie de l’Europe du Sud. Ces ingérences, menées au nom de la « démocratisation », entre 2010 et 2024, ont abouti à des désastres économiques, politiques, sociaux et menacent de faire disparaitre plusieurs pays. « State Building » et « Democracy Building » ont engendré des zones grises, l’apparition de mafias, le développement des trafics de drogues et d’êtres humains, une dégradation des conditions de vie des populations et l’apparition de dictatures ouvertement anti-occidentales. Un désastre régional passé sous silence.  

Ces actions ont également entrainé une fragilisation de l’Europe Sud. L’Italie, la France, l’Espagne, feignent de ne pas voir les signes avant-coureurs d’un effondrement possible de la Tunisie, affaiblie par le jeu des États-Unis, du Qatar, de la Turquie, de l’Algérie et des milices libyennes. Son affaiblissement est surtout dû à la montée vers le nord des troubles subsahariens. La Tunisie est aujourd’hui confrontée à une invasion venant du sud qui remonte vers la côte méditerranéenne, en forçant tous les passages vers la Tunisie, via ses frontières avec l’Algérie et la Libye.

Nous assistons de facto à la submersion de l’Afrique du Nord par les migrants subsahariens fuyant les troubles politiques et ethnoreligieux de leurs pays d’origine. Le phénomène s’est accéléré en Tunisie ces dernières semaines, ce qui montre un délitement de tout le système frontalier. Plus rien ne peut bloquer la montée vers le nord des populations provenant d’un bassin démographique subsaharien de quelques centaines de millions. Si la Tunisie cède, cette masse humaine se déversera sur les côtes de la Méditerranée du Sud, face à la Sicile.

C’est désormais une question de temps. On observe que rien n’arrête désormais le passage des migrants remontant du Niger, du Soudan, de la Côte d’Ivoire, de Cameroun.

A l’est, l’Algérie, n’entrave pas leur passage à travers son territoire vers la Tunisie, et les milices libyennes le facilitent même, à l’Ouest, en lien avec les mafias tunisiennes.

Pour avoir affaibli la Tunisie et la Libye, pour avoir indirectement participé à la destruction de leurs économies, les États-Unis, mais surtout les pays d’Europe du Sud, se trouvent désormais face à une digue qui menace de lâcher, à un flux humain qui peut les impacter immédiatement et durablement. Un mouvement migratoire de même niveau, sinon plus important, que celui qui menace les Etats-Unis à partir du Mexique.

Six fautes stratégiques occidentales expliquent le naufrage actuel et annoncent une prochaine déflagration de dimension mondiale.

 

  1. Un pacte faustien avec l’islam politique

Le premier acte de cette longue suite de fautes stratégiques a certainement été le pacte signé avec les moudjahidines afghans il y a environ quarante-cinq ans, par l’intermédiaire des Saoudiens et des Pakistanais. Les États-Unis croyaient naïvement, rééditer ce qu’ils avaient déjà fait dans les guerres asiatiques qui consistait à se rapprocher de groupes armés luttant contre le même adversaire, et à leur fournir les moyens d’augmenter l’efficacité de leur action contre leur ennemi commun. On se rappellera longtemps de la tirade de Brzezinski s’adressant aux rebelles afghans leur affirmant qu’ils se battaient pour Dieu. A l’époque il n’avait pas précisé de quel Dieu il s’agissait.

Le résultat a été un pacte faustien avec tous les islamismes et surtout une appétence particulière pour les montages d’actions de guerres hybrides à la périphérie de l’URSS. C’est à la faveur de cet épisode qu’on découvre un modèle d’intervention qui sera par la suite dupliqué sur d’autres théâtres : une troupe combattante hétéroclite, un pays qui finance la guerre et un pays frontalier de la zone de conflit par lequel transite la logistique et qui, via ses élites au pouvoir, est autorisé à prélever sa dime. Une corruption s’installe ainsi, profitant de la zone grise toute proche. L’armée pakistanaise a été un des acteurs qui a le plus profité matériellement de la proximité de la guerre soviéto-afghane (1979-1989). A parti des années 2010, le parti tunisien Ennahdha a profité lui aussi de la manne qui passait par le sud de la Tunisie en direction de rebelles libyen de l’islamiste terroriste Abdelhakim Bel Haj, ancien pensionnaire de Guantanamo, grimé en démocrate pour les besoins de l’accommodement washingtonien avec l’islam politique. Ces bases-arrières de logistique et de renseignement se muent toujours en zones mafieuses et finissent toujours par gangrener tout un pays. La Tunisie est un exemple de plus.

L’implantation de mafias sur la frontière tunisienne est due à l’afflux de fonds et de matériels payés par le Qatar sur demande américaine et avec l’aide de pays européens. La fin de la guerre directe en Libye a laissé place à un système criminel qui a démoli l’économie du sud de la Tunisie, qui l’a intégrée dans les réseaux de l’immigration clandestine, dans l’économie du terrorisme et, plus récemment, dans celles du trafic des drogues dures qui submergent le pays depuis le golfe de Guinée.

L’Arabie saoudite et le Pakistan furent les premiers acteurs de ce modèle que les États-Unis vont dupliquer ensuite en Afghanistan avec l’État taliban. Ce sont les mouvements armés par Washington à l’occasion de ces guerres hybrides, qui sont au moins partiellement, derrière les attaques d’Al-Khobar (1996) de l’USS Cole (2000) et du 11 septembre 2001. Pourtant, cette méthode sera réutilisée en Syrie pour démolir le régime de Bachar Al Assad. La Jordanie et la Turquie ont en cette occasion servi de bases-arrières, les riches régimes du Golfe ont financé l’opération et la Tunisie a fourni la chair à canon. Ce pays a ainsi été offert aux islamistes par l’administration Obama. Mais ce mode d’action a échappé à ses créateurs et s’est reproduit à l’infini, notamment au Sahel où il vient de se reconstituer après les départs de la France et des États-Unis et commence à avancer dans le sillage des vagues migratoires subsahariennes vers l’Afrique du Nord et spécialement la Tunisie.

Sans le pacte faustien avec l’islam politique djihadiste, il n’y aurait pas eu le 11 septembre 2001, ni les attaques de Paris et de Nice. Ce modèle s’est retourné contre ses initiateurs, ainsi que l’illustre le chaos régnant au Yémen, au Soudan, en Libye, dans le Sahel et au Mali. Son prolongement vers l’espace occidental ne saurait tarder et contribuer à son effondrement

 

  1. Une destruction des États et leur confessionnalisation

La seconde faute stratégique a été la destruction de l’Irak par l’administration Bush junior. Cette guerre d’invasion a eu un double effet dévastateur de dimension planétaire. D’abord elle a rompu l’équilibre sunnites-chiites au Moyen-Orient, rendant possible ce qui n’était pas envisageable par les naïfs stratèges de la Maison Blanche : une jonction entre acteurs chiites et sunnites dans le combat contre l’Occident.

Depuis le 7 octobre 2024, le monde occidental découvre que le Hamas se coordonnait avec les Houthis et l’Iran chiite. Or, il était connu depuis 1979, que les Frères musulmans étaient une référence, au moins institutionnelle, pour la République Islamique et que depuis lors, leur coopération n’a jamais cessé.

Ainsi, quand Morsi prend le pouvoir en Égypte avec l’assentiment du couple Obama-Clinton, il entreprend de se rapprocher de l’Iran. En rompant cet équilibre Bush et ses stratèges ont créé une situation inédite au Moyen-Orient : la disparition d’un État arabe assurant un équilibre régional. En octroyant le rôle de puissance tutélaire à la Turquie, l’administration Obama va accentuer la mainmise de la confrérie sur les rouages du monde arabe, amenant d’ailleurs certains pays arabes du Golfe à chercher d’autres alliances et éviter ainsi le huis clos avec Washington. Sous influence des Frères musulmans depuis 2003 au moins, les administrations américaines successives se sont lourdement trompées de supplétif local.

La guerre en Irak a ainsi provoqué une onde de choc planétaire et symbolique : une guerre d’ingérence déclenchée au nom de loufoques motifs aboutissant à la multiplication de conflits régionaux. Ce conflit a créé un précédent, car il a vu une puissance majeure, les États-Unis, piétiner le droit international. Les analystes de la guerre en Ukraine soulignent que, délibérément oublieux de leur histoire, les États-Unis reprochent la même chose aux Russes. Surtout, la quasi-disparition de l’Irak a ouvert la porte à l’Iran, à la destruction de la Syrie et, par ricochet à celle du Liban. L’actuelle guerre secrète d’ingérence au Soudan va ouvrir un nouveau chapitre dangereux : la montée vers le nord de plus de 2,2 millions de personnes que l’Égypte ne pourra pas endiguer.

 

  1. Détruire un État et l’offrir en prébende à l’ennemi d’hier

C’est là un autre aspect des fautes stratégiques majeures des Occidentaux. Au départ l’impact devait être symbolique, mais il a finalement provoqué des bouleversements de dimension géopolitique. L’Occident, les États-Unis, feignent de l’ignorer. Cependant les effets de la déstabilisation de l’Afrique du Nord seront dévastateurs à très court terme pour les pays de l’Europe du Sud, principalement pour l’Italie. Historiquement, c’est vers 2003-2004 que les stratèges de la Maison-Blanche entreprennent de transformer la Tunisie – contre l’avis de son peuple d’ailleurs – dans une nouvelle action de pompier-pyromane.

A l’époque, se basant sur des indicateurs (taux d’alphabétisation, participation des femmes à la vie économiques, IDH, etc.), certains milieux washingtoniens décident de faire de la Tunisie le laboratoire central de leur stratégie transformationnelle de démocratisation. Ils initient alors des contacts avec les « opposants » au régime par l’entremise de Londres.

Les Britanniques englués dans leur Londonistan, voulant se débarrasser de leurs encombrants islamistes dans le sillage des attentats de Londres (2005), entreprennent alors de jeter des ponts entre les Frères musulmans tunisiens, qu’ils accueillent et protègent sur leur sol, et les services américains.

Après sa prise de fonction Obama, réactive cette action mais pas dans le même objectif que l’administration Bush. Les Sémocrates n’apprécient que modérément les États issus de la décolonisation, notamment l’État tunisien bourguibiste construit sur le modèle français. A la recherche d’un nouveau pacte avec les islamistes pour sortir d’Irak et d’Afghanistan, le couple Obama/Clinton, profite des troubles sociaux en Tunisie pour pousser plus en avant le projet d’un laboratoire nord-africain d’accommodement de la démocratie et de l’islam des frères musulmans.

C’est ainsi que lors de la réunion de Paris, en février 2011, en raison des troubles en Égypte, qu’il fut convenu de livrer la Tunisie à la nébuleuse islamiste qui n’a jamais eu pour intention d’appliquer les idées démocratiques.

Le projet de la « Democracy Building » dans sa version obamienne va avoir pour premier effet le démantèlement du système sécuritaire et du renseignement tunisien, ce qui aura pour conséquence l’afflux de djihadistes en Tunisie, les débuts d’une immigration clandestine – de plus en plus massive – vers l’Europe, et l’enracinement d’une mafia aux frontières du pays en lien avec la zone sahélo-saharienne.

La Tunisie connait alors des vagues d’attentats terroristes, parfois perpétrés par des Algériens ; puis l’Europe connaitra des attaques venant de Tunisie. En détruisant l’État tunisien et son système sécuritaire – parfois avec le consentement d’officines et de services de renseignement -, l’Occident rompt un premier rempart entre ses côtes et l’espace subsaharien où se joue aujourd’hui son propre avenir. Plus aucun État tampon ou rempart ne sépare l’Europe du Sud du plus grand bassin migratoire au monde.

Les tentatives de l’Italie de Georgia Melloni sont vouées à l’échec. Ses accords ont été conclus avec un régime faible à l’économie effondrée qui n’a aucune stratégie de protection de ses frontières, largement vassalisé par l’Algérie dont l’objectif est désormais de faire pression sur l’Europe via la Tunisie, quitte à la démolir. L’Algérie agit avec la Tunisie comme agissait jadis Hafez El-Assad contre l’Occident, via le Liban.

Quant à la Libye, sous la férule des turco-qataris, elle pousse, bénéficiant de la mansuétude américaine, des milliers de subsahariens vers la Tunisie pour faire chuter le régime de Saied et rétablir le régime les Frères musulmans, quitte à submerger l’Europe du Sud.

 

  1. Faire des guerres par convenance sans intérêt politique et sans solutions institutionnelles

La guerre de Libye fût certainement la guerre la plus bête et la plus dévastatrice. C’est celle qui a permis la naissance d’États-milices et de proto-États dans un espace qui va de la Mauritanie à la Somalie. Ce conflit, financé par le Qatar, est la principale cause de l’effondrement de l’ensemble du système sahélo-saharien. Œuvre des lubies de quelques aventuriers se rêvant en Lawrence du XXIe siècle, cette guerre a été plus dévastatrice que ne laissent entrevoir ses stigmates sur le théâtre libyen.

En intervenant en Libye, pour y installer les Frères musulmans sous la férule du Qatar et de la Turquie, l’administration Obama, mais aussi la France de Sarkozy ou le Royaume-Uni de Cameron ont fait preuve d’une méconnaissance totale de la défiance locale vis-à-vis des Frères musulmans et du rôle néfaste de la Turquie. Celle-ci a directement utilisé l’espace tuniso-libyen pour réduire la présence des pays européens dans le bassin occidental de la Méditerranée et pour créer une continuité avec sa partie orientale, s’ouvrant ainsi l’accès vers l’espace sahélien et l’Afrique subsaharienne qui les intéressaient économiquement.

Cependant, la guerre en Libye a provoqué l’effondrement de tout le système frontalier et l’effacement de la limite entre les espaces arabe, maghrébin, berbère et subsaharien. En intervenant en Libye, les États-Unis, la France et le Royaume-Uni ont cassé une limite historique. Une sorte de réédition en Libye, de la faute américaine commise en Irak qui a cassé la frontière historique et symbolique entre Perses et Arabes. C’est là une des explications de l’effondrement maghrébin en cours et de la prochaine submersion de l’Europe du Sud.

Le contrôle des frontières va passer des mains des États à celles des mafias et des ONG au financement parfois douteux et qui profitent de l’immigration massive se dirigeant vers l’Europe. L’intervention occidentale en Libye a permis la fusion des problématiques des mafias africaines et de l’immigration, de la traite des personnes humaines, de la drogue et de la prostitution, et des ONG occidentales agissant dans le domaine des secours en mer ou à terre. Ces dernières, comme les institutions onusiennes – notamment le HCR – sont devenues des supplétifs des réseaux criminels, politiques – et à terme terroristes – agissant à travers « l’industrie de l’immigration massive ».

Quatorze après cette intervention, la Libye est une zone grise où se prépare en partie la prochaine vague en direction de l’Europe du Sud, malgré les accords italo-libyens. En détruisant la Libye, le trio interventionniste a contribué à casser durablement la Tunisie. La frontière sud du pays, celle avec la Libye, est historiquement celle d’où sont venues certaines des invasions les plus destructrices qu’a connu la Tunisie et qui restent dans les mémoires collectives, notamment l’invasion hilalienne. C’est en partie par cette frontière contrôlée par les milices sous influence du Qatar et de la Turquie que remontent les vagues subsahariennes actuelles – notamment soudanaises – et qui menacent à brève échéance de faire imploser le pays. La mauvaise lecture française de l’intervention en Libye est un des facteurs explicatifs de son réengagement dans l’espace sahélien, de son échec politique et de son retrait massif. Mais là aussi, comme en Afrique du Nord, le rôle des États-Unis vis-à-vis de la France n’a jamais été neutre.

 

  1. Éliminer ses propres amis et alliés des espaces périphériques et des jeux régionaux

Depuis 2001, pour des raisons multiples, dans le cadre de la guerre contre le terrorisme (GWOT), les États-Unis se sont estimés plus légitimes pour intervenir dans certaines zones en raison de la nature de l’environnement qu’ils croyaient maitriser intellectuellement, dans le domaine de la guerre contre le terrorisme. En réalité, leur lecture des situations locales était partiellement fausses, notamment celles des lieux où seraient nées certaines des tentatives d’attaque contre les États-Unis, dont celle qui aboutit au 11 septembre 2001.

Alors que ces attaques ont été planifiées depuis l’espace afghano-pakistanais et menées par des Moyen-orientaux, durant des années l’administration Bush s’est obstinée à en situer l’origine entre l’Irak, le Maghreb et la Libye. Les États-Unis voulaient éviter – de se fâcher avec le Pakistan en raison de son importance dans l’acheminement des moyens nécessaires à leur présence en Afghanistan. Bien avant la guerre en Irak, l’administration Bush avait maladroitement tenté d’intégrer le Niger dans une sombre affaire, fabriquée de toutes pièces, pour prouver l’existence d’un trafic d’uranium entre le ce pays et l’Irak. Ce mensonge faisait fi des dénégations françaises, toutes fondées sur des renseignements fiables.

En incluant la zone MENA (Middle-East and North Africa) et l’espace sahélo-saharien dans le champ de leur guerre contre le terrorisme, les États-Unis y ont renforcé leur présence et leur rôle. De Djibouti au Burkina-Faso, ils ont alors commencé à réactiver un modèle de relations avec la France, typique de ce que fut l’alliance limitée, intéressée et piégeuse, durant la guerre d’Indochine. 2010 crée l’opportunité d’une implication plus forte des Etats-Unis dans pays et dans des espaces jusqu’alors en lien avec l’Europe et principalement avec la France. Dès lors, l’idée n’est pas l’intervention directe, mais un renversement des élites en s’appuyant sur des segments anti-européens, anti-français – essentiellement islamistes et nationalistes arabes – ou ethnicistes africanistes.

Négligeant la proximité géographique avec l’Europe, ainsi que la présence d’importantes diasporas de ces pays dans l’espace européen, les États-Unis, aidés dans certains cas par des think tanks, des « intellectuels » proches de la mouvance Frères musulmans et les mouvances ethnicistes africanistes, vont pousser, volontairement ou involontairement, le départ de la France et la fin de l’influence européenne dans cette vaste zone. Plusieurs pays européens, notamment l’Allemagne à travers certaines de ses fondations, ont participé à cet agenda américain. L’intermède de la guerre au Mali et la présence militaire française n’ont pas ralenti cette mise à l’écart et le remplacement des élites. Paradoxalement, bien que promues par Washington, elles seront les plus promptes à inviter la Chine et la Russie. Cela a été le cas en Afrique subsaharienne comme en Tunisie. Les Frères musulmans, dès leur arrivée au pouvoir, en allégeance totale vis-à-vis de l’axe Doha-Ankara-Washington, ont entrepris de démanteler l’influence de l’Europe et de la France, et sont mis à l’heure turque, tout en tissant des liens avec Pékin. De fait, la fin de la présence militaire française, facilitée indirectement par Washington, a créé un vide que les Américains se sont montrés incapables de remplir malgré le recours à la société de mercenaires Bancroft.

La présence économique européenne et française n’a pas été et ne pourra jamais être compensée par les États-Unis, la Chine ou la Russie, car Paris et Bruxelles y conduisaient une forme d’intervention étrangère aux génotypes de ces trois puissances.

L’échec d’une solution politique en Libye, l’implosion totale du Soudan, le départ des Français du Mali, du Niger et bientôt du Tchad plongent cette zone dans une situation chaotique : une combinaison djihadisme, de trafics de drogue et d’ immigration massive est déjà à l’œuvre. La jonction possible avec la guerre en Ukraine ou avec les troubles du Moyen-Orient, aujourd’hui hypothèse théorique, pourrait prendre forme à l’approche de l’été 2024.

 

  1. Faire des plus faibles les gardiens des verrous continentaux

L’ampleur de la déflagration qui se prépare amènera fatalement les Occidentaux, spécialement les pays de l’Europe du Sud, à intervenir, à brève échéance dans les pays de la rive sud de la Méditerranée. Où l’on observe, d’ouest en est, la montée d’une vague migratoire qui devient un outil entre les mains de ceux qui de près ou de loin veulent provoquer l’effondrement des États pour exercer une pression sur l’Europe du Sud. Ce qui se joue dans l’espace sahélo-saharien, en Libye et à aux frontières de la Tunisie, c’est simplement la paix civile dans la péninsule italienne et en France.

L’état d’Afrique du Nord le plus ciblé en raison de son affaiblissement, mais aussi en raison de l’enracinement des mafias de l’immigration clandestine sur son territoire et leur infiltration dans son administration, c’est la Tunisie. Le pays est aussi une cible des islamistes qui tentent de déstabiliser le régime Saeid depuis les frontières sud du pays. En 2021, le chef des islamistes tunisiens avait menacé l’Europe de vagues migratoires majeures, si elle venait à reconnaitre le coup d’État du 25 juillet 2021. Cette menace a déjà commencé à prendre forme en partie par l’entremise des milices de l’ouest libyen sous influence turco-qatarie. La perte du pouvoir en Tunisie a en effet privé les Frères musulmans du seul pays arabe qu’ils se targuaient de diriger. Elle prive également Washington du seul laboratoire d’accommodement de l’islam et de la démocratie, pourtant totalement et irrémédiablement incompatibles.

Afin de faire face à cette situation, entérinant le fait qu’ils ont perdu tout levier contre les pouvoirs africains pourvoyeurs de vagues migratoires, les pays d’Europe du Sud, spécialement l’Italie, se sont lancés dans une série d’accords pour créer des centres de rétention en hors d’Europe. Leur choix s’est porté sur la Tunisie largement détruite par l’interventionnisme américain et par une administration corrompue, elle-même relais des mafias subsahariennes de l’immigration clandestine. Ainsi, l’accord italo-libyen s’est mué en une pression migratoire contre la Tunisie. Les milices libyennes, dans le cadre de l’accord avec l’Italie, redirigent les flux de migrants vers la Tunisie pour la déstabiliser et provoquer son effondrement. Un aspect qui semble avoir échappé aux stratèges européens. D’autres proviennent d’Algérie, pays qui, dans une volonté de vassaliser la Tunisie, pousse chaque jour vers son territoire de nouvelles vagues de migrants.

L’Italie feint aussi de ne pas voir que depuis 2011, l’État tunisien a perdu le contrôle de la gestion des flux migratoires sur son sol. Le HCR est devenu de facto le gestionnaire de l’immigration transitant par ce pays. C’est là le résultat des conseils prodigués par l’Union européenne, l’Autriche et l’Allemagne. Cela n’empêche pas l’UE de reprocher à la Tunis sa perte de contrôle sur son sol… à laquelle elle a directement contribué !

De plus, le HCR, contre tous les usages et la coutume internationale, en total contradiction avec son statut et en violation de la souveraineté de l’État tunisien qui l’accueille, sous-traite son action à une ONG dirigée par un de ses ex-employés, le CTR, organisme à la gestion opaque, qui vit de la manne européenne. Un criant conflit d’intérêt, une corruption à peine dissimulée doublée d’un pillage des fonds versés par les contribuables européens.

*

Nous touchons là aux deux limites du plan européen qui sera à brève échéance un échec et qui va se traduire par le début d’une submersion massive.

La première limite c’est de rendre un pays, la Tunisie, responsable de la croissance démographique exponentielle de l’Afrique et de l’incurie des régimes subsahariens. Faire pression sur un pays en effondrement économique pour tenir une digue quand l’activité la plus lucrative de l’économie locale est la fraude et le contournement des actions de l’État, c’est tout simplement agir en amenant les réseaux criminels à créer de nouveaux marchés de contournement du « Hot Spot ». C’est aussi hâter l’émergence d’un système où vont se combiner toutes les fraudes possibles au détriment de l’État local et de l’Europe elle-même.

La seconde limite, c’est la volonté occidentale de préserver les États subsahariens quitte à démolir la Tunisie et à en faire une Somalie. Les pays africains bénéficient d’une mansuétude à laquelle le wokisme et l’afrocentrisme ne sont pas étrangers. L’Europe fait payer à la Tunisie ses fautes du passé en fermant les yeux sur les agissements des États subsahariens qui poussent leurs populations à partir vers l’Europe ou tout simplement à aller s’implanter de force en Tunisie, créant ainsi une situation de de quasi colonisation. En créant un « Hot Spot » en Tunisie, l’UE fait semblant de ne pas voir cette réalité, laquelle a déjà abouti à une explosion des tensions interethniques et à une dangereuse détestation de l’Europe et de l’Occident.

Le six fautes stratégiques que nous venons de décrire, au moins partiellement, viennent clore le chapitre des ingérences occidentales via des projets de démocratisation ou des actions militaires menées par pure convenance, sans aucun bénéfice pour les populations locales. Le chapitre « démocratisation » est définitivement fermé dans le monde arabe. C’est un échec total des États-Unis. Mais y croyaient-ils eux-mêmes ? Il est permis d’en douter profondément. En agissant avec autant de légèreté, les Américains et certains de leurs alliés, ont ouvert la boite de Pandore qui risque de provoquer à terme la déstabilisation de l’Europe du Sud.

Rafah, une opération pour rien ? par Michel Goya

Rafah, une opération pour rien ?

An Israeli soldier operates in the Gaza Strip amid the ongoing conflict between Israel and the Palestinian Islamist group Hamas, in this handout picture released on December 21, 2023. Israel Defense Forces/Handout via REUTERS THIS IMAGE HAS BEEN SUPPLIED BY A THIRD PARTY

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 18 mai 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Dans une note rédigée au début de 2023 sur la guerre d’Israël contre le Hamas et les autres organisations armées à Gaza depuis 2006, je concluais que ces séquences de quelques jours ou semaines de combats entrecoupées de mois ou d’années de calme continueraient probablement encore longtemps. Après un temps de préparation, le Hamas et autres – le Jihad islamique en premier lieu – pouvaient toujours montrer qu’ils luttaient contre Israël en tentant de percer la barrière de sécurité aéroterrestre par des tirs de projectiles divers au-dessus et des raids d’infanterie à travers, en dessous ou par la mer. De son côté, Tsahal pouvait toujours parer la majorité de ces coups et en limiter considérablement les dégâts humains pour ensuite frapper puissamment à son tour par les airs et parfois par des raids terrestres afin de tuer beaucoup plus de combattants ennemis que ses propres pertes. Malgré les précautions prises, ces raids et ces frappes tuaient aussi des centaines de civils palestiniens, ce qui ne manquait jamais de susciter une indignation internationale. On arguait cependant du côté israélien qu’il ne pouvait malheureusement en être autrement et on portait la responsabilité sur le Hamas. Au bout de quelques jours ou de quelques semaines, un accord intervenait par l’intermédiaire de l’Égypte, on revenait au point de départ et Gaza retombait dans l’oubli général jusqu’au round suivant.

A long terme, à force de « tondre le gazon » Israël espérait obtenir le renoncement d’un ennemi condamné à toujours échouer dans ses attaques et à subir des coups violents en riposte. Cette « dissuasion cumulative » pouvait même être accélérée par le rejet du Hamas par une population gazaouie lassée de souffrir à cause de lui. Le problème est que le Hamas ne voyait pas forcément les choses de la même façon. La préférence israélienne pour le contrôle à distance plutôt que par une épuisante occupation a permis à l’organisation de sortir de la clandestinité et de constituer en proto-État à Gaza. Avec l’aide de l’Iran et du « triangle Frères musulmans » (Qatar, Turquie et un temps Égypte) et en recrutant au sein de la population gazaouie, le Hamas s’est beaucoup plus renforcé qu’il ne s’est épuisé avec le temps. Ses offensives ont certes toutes échoué contre la barrière, mais sa capacité à se défendre contre celles des Israéliens n’a pas cessé non plus de croître. Les coups reçus restaient de toute façon insuffisants pour être décisifs mais suffisants pour apprendre à s’en protéger par une infrastructure adaptée et la création d’une solide et nombreuse infanterie légère. Et puis, si les tentatives de percer avaient toutes échoué, il n’était pas dit qu’elles échoueraient toujours. Sur la longue durée, le très peu probable finit fatalement par survenir. Il aura fallu pour cela la conjonction d’une attaque très bien planifiée d’un côté, avec quelques surprises tactiques comme l’aveuglement des capteurs et des armes de la barrière par des drones, et d’incroyables faiblesses conjoncturelles de l’autre. 

Après la catastrophe du 7 octobre, il y avait deux visions possibles pour Israël : considérer qu’il s’agissait d’un concours malheureux de circonstances et ne rien changer à un modèle sécuritaire jugé « normalement » efficace ou considérer au contraire que le problème était structurel et qu’il fallait changer de stratégie.

Dans le premier cas, on se contenterait de refaire en plus grand Plomb durci, Pilier de défense ou Bordure protectrice, avec ses deux variantes de pur siège aérien ou de siège aérien + raids terrestres. À la fin de la séquence, que l’on pouvait estimer empiriquement comme étant quatre fois celle de Bordure protectrice en 2014, soit six mois et 250 soldats israéliens tués, Gaza serait en plein chaos, mais le Hamas et ses alliés seraient très meurtris et ils auraient peut-être accepté de libérer les otages en échange d’une réduction de la pression.

Dans le second cas, la seule stratégie alternative consistait à reconquérir le territoire de Gaza, en ménageant autant que possible le terrain et la population, par principe mais aussi pour préserver son image et mieux préparer l’avenir, y démanteler le Hamas et le ramener à la clandestinité tandis qu’une nouvelle administration, logiquement de l’Autorité palestinienne, serait mise en place avec l’aide internationale. Le Hamas ne serait toujours pas éradiqué, mais il ne constituerait plus un proto-État. Les otages seraient libérés par négociations (et donc des concessions) et/ou par la recherche au sein d’un espace quadrillé.

Le choix qui a finalement été fait entre ces deux possibilités n’était pas forcément très clair au départ. Il n’y a pas en effet de grandes différences initiales entre une opération de conquête-contrôle de territoire et un grand raid, aller-retour de nettoyage de zone. Cela partait cependant plutôt mal avec l’instauration du blocus, du black-out médiatique et surtout la phase de préparation du mois d’octobre. Une phase de préparation par le feu de l’artillerie mais surtout de la force aérienne avant une offensive terrestre, n’est pas forcément indispensable mais n’est pas scandaleuse non plus. Tout dépend de l’indice de dommages collatéraux considéré, en clair le nombre de civils que l’on accepte de tuer pour avoir des résultats. Très clairement, malgré toutes les dénégations et les réelles précautions prises, cet indice a été choisi à niveau très élevé dès le départ. La campagne aérienne du mois d’octobre a été d’une violence inédite pour la population, même en convoquant tous les exemples internationaux similaires depuis 1991. Au bilan de cette campagne, le Hamas bien protégé, y compris derrière les gens, a subi quelques pertes mais beaucoup moins que la population meurtrie et ballottée ainsi que le capital de sympathie pour Israël qui s’est très vite dégradé. Les frappes n’ont jamais cessé par la suite, mais le premier rôle a été donné à partir du 27 octobre aux opérations terrestres visant à conquérir successivement les trois grands centres urbains de Gaza : Gaza-Ville, Khan Yunes et Rafah. A la fin du mois de décembre, les forces israéliennes avaient conquis la presque totalité du nord et combattaient autour de Khan Yunes. On ne pouvait alors encore totalement préjuger de la stratégie choisie, même si l’absence totale de projet de futur politique de Gaza du la part du gouvernement israélien donnait quelques indices. Avec la réduction des forces puis leur retrait dans le nord à partir de janvier, puis le retrait de la 98e division du sud en avril, il n’y avait plus de doute. Les Israéliens coupaient le territoire en deux en conservant le contrôle du corridor central avec plusieurs brigades de réserve mais revenaient pour le reste à leur politique de contrôle à distance par des frappes et des raids, sans même avoir terminé l’opération de nettoyage avec le raid sur Rafah. Bien entendu et malgré le contrôle central ou la destruction d’un certain nombre de tunnels, le Hamas reprenait comme d’habitude le contrôle des espaces abandonnés.

Retour donc à la case départ avec le chaos en plus à Gaza. Le seul bilan que peut désormais présenter le gouvernement est d’avoir tué 13 000 combattants ennemis (Institute for National Security Strategy), preuve que le kill ratio était sans doute le seul objectif. Dans les faits, ce nombre comprend aussi les pertes palestiniennes en Israël les 7 et 8 octobre 2023, soit environ 1 500 hommes, et il est sans doute pour le reste, et comme d’habitude dans ce genre de situation, un peu exagéré à la hausse. Toujours est-il que la mort d’environ 10 000 combattants ennemis est effectivement à mettre à l’actif de Tsahal. C’est bien plus que tous les combats précédents contre le Hamas depuis 1987 réunis. En comptant les blessés graves et les prisonniers, c’est peut-être la moitié du potentiel initial ennemi, Hamas, Jihad islamique, FPLP, Tanzim, etc. qui a été éliminé.

Le premier problème est que ce résultat, légitime, a été payé très cher. Tsahal déplore la mort de 279 soldats et un millier de blessés plus ou moins graves à l’intérieur de Gaza. C’est beaucoup en valeur absolue pour Israël mais c’est peu en valeur relative par rapport à l’ennemi, de l’ordre de 1 pour 35. Mais pour atteindre ce ratio Tsahal a beaucoup plus usé de la puissance de feu massive que du combat rapproché de précision. De ce fait, le risque s’est aussi largement déplacé vers la population environnante. Pour rappel, l’armée de l’Air israélienne se vantait d’avoir lancé 6 000 projectiles dans la seule première semaine. On imagine ce que cela peut donner au bout de six mois et le nombre de bombes qu’il a fallu pour tuer un seul combattant ennemi. Le 12 mai, Benjamin Netanyahu lui-même évoquait un totale de 30 000 morts palestiniens à Gaza, un chiffre pas très éloigné du très contesté Ministère de la santé palestinien qui parle lui de 34 000. Netanyahu utilisait même ce chiffre et celui des pertes ennemies revendiquées pour dire que cela faisait du 1 pour 1 entre civils et combattants palestiniens. Dans les faits on est sans doute plus proche du 2 pour 1 – comme l’indiquait d’ailleurs en décembre 2023 le porte-parole de Tsahal – mais il faut bien comprendre qu’il n’y a pas du tout de quoi se vanter d’un 1 pour 1. Si l’accusation de génocide est absurde, celle de crimes de guerre par mépris des principes de précautions et de discrimination est plus solide, et ce n’est évidemment pas à la gloire de ce gouvernement, quelles que soient les excuses qu’il puisse évoquer. L’image d’Israël est aussi très endommagée, ce qui était considéré par le gouvernement comme inévitable – personne ne nous aime de toute façon – et sans importance, double erreur. 

Le pire est que cela n’a peut-être pas servi à grand-chose. Comme le terrain n’est pas contrôlé en surface, rien n’empêche le Hamas et les autres groupes armés de s’y implanter à nouveau, et « de se refaire » en recrutant parmi tous ceux qui ont quelques raisons nouvelles de détester Israël et de vouloir se venger. Bref, on a bien assisté au retour de la « tonte de gazon » puissance dix, avec certes une sécurité assurée à court terme pour Israël sur son territoire face à Gaza et une dose de satisfaction dangereuse, mais au prix d’une menace accrue à long terme. À cet égard, lancer maintenant l’opération de nettoyage sur Rafah n’apportera pas grand-chose de plus – au mieux quelques milliers d’ennemis éliminés en plus – mais à un prix encore plus élevé qu’ailleurs alors que la population y est très dense et qu’on s’y trouve à la frontière égyptienne. 

On peut l’affirmer maintenant : le gouvernement Netanyahu n’a pas eu le courage de se désavouer et de changer de stratégie, or celle-ci est probablement destinée à échouer. Pour obtenir la libération des otages et extirper définitivement le Hamas de Gaza, il faut trouver autre chose que la seule destruction à distance.