Comment comprendre l’ascension déconcertante du groupe al-Houthi ?

Comment comprendre l’ascension déconcertante du groupe al-Houthi ?

Par Fatima Moussaoui* – Diploweb – publié le 3 mars 2024  

https://www.diploweb.com/Comment-comprendre-l-ascension-deconcertante-du-groupe-al-Houthi.html


*Fatima Moussaoui est Docteur en Sécurité Internationale de l’Instituto Universitario General Gutiérrez Mellado à Madrid, et enseignante à Sciences Po Paris. Ses recherches portent sur la projection de puissance militaire et d’influence de l’Iran au Proche et Moyen Orient, la mer Rouge et les pays du golfe Arabo-Persique.

F. Moussaoui met en perspective historique et stratégique le Mouvement Ansar Allah, nommé également al-Houthi d’après le nom de la famille al-Houthi. À la suite de l’engagement opérationnel de l’armée du Tsahal dans la bande de Gaza dans sa guerre contre le Hamas, le mouvement Ansar Allah s’est récemment manifesté. Il a conduit plusieurs opérations offensives contre les navires israéliens, et d’autres bâtiments étrangers soupçonnés d’être affiliés ou se dirigeant vers Israël. Ces offensives déstabilisantes marquent une hausse du combat asymétrique maritime du groupe al-Houthi contre l’Etat d’Israël. La localisation géostratégique du Yémen, à proximité immédiate du détroit de Bab Al-Mandab, est déterminante et fait peser le risque d’un élargissement des zones de combat hors du Proche-Orient.

« La transformation du groupe al-Houthi, qui est passé d’une bande tribale hétéroclite à une force militaire disciplinée, a été tout simplement stupéfiante ». [1]

LES AL-HOUTIS [2] ont fait un bond phénoménal en peu de temps, passant d’une poignée d’individus, de la communauté zaydite scandant des slogans anti-impérialistes, à un mouvement politique sous la forme d’un « système de supervision » et d’une force militaire organisée affrontant la coalition internationale dans une guerre aérienne et terrestre frontale au Yémen.

C’est l’évolution de la pensée de l’élite hachémite qui a permis cette transformation des al-Houthis d’une organisation militante visant à traduire leurs succès militaires en influence politique. Les deux objectifs principaux étaient la lutte contre la corruption et l’ingérence des puissances étrangères, et plus particulièrement des Américains. Ce positionnement a permis à Ansar Allah d’attirer le soutien de sa base tribale zaydite [3]. Ansar Allah se présente comme un mouvement « civique ». Ce dernier est, aux yeux d’une minorité de la population, son aile légitime. Le mouvement a lancé ce que l’on appelle la marche du Coran comme expression de ses objectifs de réforme culturelle, politique et religieuse introduits par Hussein al-Houthi en 2002, et Abdulmalik al-Houthi est souvent considéré comme le « leader de la marche du Coran » [4].

 
Yémen. Une manifestation d’Ansar Allah, à Sanaa.
Capture d’écran d’une vidéo du média Ansar Allah.
Ansar Allah

Cette affirmation récurrente sur le développement phénoménal du mouvement Ansar Allah en un temps record reste partagée par plusieurs spécialistes du conflit yéménite. Cette montée en puissance n’aurait certainement pas pu avoir lieu sans l’accord de l’ancien président Saleh avec al-Houthi, puisque certaines parties de l’armée yéménite fidèles à l’ancien président ont rejoint l’insurrection. En conséquence, les al-Houthis ont eu accès à des bases militaires et à du matériel, notamment des chars, des hélicoptères et des missiles. Dans ce renversement du champ d’action des Yéménites par la création d’alliances et la défaite des autres, le Corps des gardiens de la révolution et de sa Force Qods, ainsi que le Hezbollah, ont à leur tour accrédité la transformation du mouvement Ansar Allah d’une minorité tribale zaydite en une force militaire et a fourni à la République islamique d’Iran un point d’accès au détroit de Bab al-Mandab. Ce « succès » a permis le renversement du gouvernement du président Hadi en 2014 et la prise de contrôle de la capitale du Yémen, Sana’a, par le mouvement Ansar Allah. Il témoigne de la capacité de ce mouvement à s’organiser, à se structurer et surtout à exister en contrôlant le nord du Yémen.

Le projet politique d’Ansar Allah semble refléter celui des mythes fondateurs du nationalisme arabe révolu de la région, puisqu’il s’appuie sur la renaissance des résidus de cet ancrage identitaire tribal et religieux traditionnel. Il exploite ses lettres de noblesse en tant que mouvement populaire, non corrompu par rapport aux partis politiques républicains, dans le but de garantir la sécurité collective, de lutter contre la corruption, le terrorisme d’Al-Qaïda et de ressusciter la souveraineté nationale du Yémen [5]. Quant aux populations yéménites issues de la lignée des Frères musulmans et des socialistes, elles ont politisé leur identité en réaction au discours d’Ansar Allah, et contre le nom de  » Sada « , comme un acte de résistance face à une structure sociale asymétrique. L’un des jeunes d’al-Islah a déclaré : « Si les Sada avaient rejoint al-Islah, nous aurions rejoint al-Houthi ». Ces jeunes républicains sont pour la plupart alignés dans le sens de la « hizbiyya », c’est-à-dire une affiliation partisane en tant qu’identité politique en réaction à l’identité tribale [6]. Cette dernière est considérée comme une source de désorganisation et un danger pour le pouvoir de l’État au Yémen du Sud.

« La communauté zaydite, dont la plus grande majorité vit dans la ville de Saada, a été négligée par le gouvernement de Salah. Cela a créé un sentiment de rejet de la minorité zaydite à l’égard du gouvernement. C’est autour de ce sentiment que les al-Houthis ont pu exploiter la négligence politique et ont pu recruter dans les rangs de la population zaydite et les rassembler autour du mouvement Ansar Allah «  [7].

En effet, dans le Yémen républicain contemporain, les Zaydis qui portent l’Imamat ont été négligés. Ces politiques discriminatoires avaient pour but d’empêcher les Zaydis de revenir au pouvoir et ainsi de mettre fin à leurs anciennes ambitions royalistes d’imamat. Il est nécessaire de distinguer l’Imamat des Zaydis de l’Imamat de Khomeiny. Ils ne sont pas comparables, ayant des différences historiques en premier lieu et dans la base de la gestion de l’État de la religion et de la politique en second lieu. L’imamat zaydite est royaliste et loin d’être républicain, et ne reconnaît guère les fondements chiites iraniens. L’école zaydite est une petite minorité dans le monde musulman et se distingue de l’imamat majoritaire dans le monde chiite duodécimain en reconnaissant Zayd Ben Ali comme l’héritier légitime de l’imamat zaydite. Zayd était le petit-fils aîné d’Ali Ben Abi Talib et le premier de ses descendants qui, après la mort de l’imam Hussein à Karbala, a mené la guerre contre les dirigeants Omeyyades. Contrairement aux Duodécimains qui reconnaissent une lignée de douze imams issus de l’union entre Ali, cousin du prophète Mohammad, et Fatima, fille du prophète. Le second imam – le Mahdi, ou messie – a été, selon les Duodécimains, caché par Dieu et reviendra à la fin des temps pour instaurer le règne de la justice sur terre [8].

Les Zaydites ne reconnaissent pas de lignée héréditaire des douze Imams mais prêtent allégeance à tout descendant mâle d’Ali et de Fatima qui revendique le leadership en se « soulevant » contre les oppresseurs. Il convient de noter que les Zaydites et les sunnites de la branche shaféite du Yémen représentent les deux principales écoles juridiques de l’islam au Yémen. En termes de jurisprudence, ces écoles ne sont pas très éloignées l’une de l’autre. Les conflits entre zaydites et sunnites portent sur des questions politiques plutôt que sur des questions de doctrine religieuse [9]. Les Zaydites constituent la majeure partie de la population des régions montagneuses du nord-ouest du Yémen, et ils restent une minorité puissante dans le Yémen contemporain, représentant environ 40 % de la population totale du pays [10]. La particularité des Zaydis s’incarne dans la croyance d’antan donnant le droit à l’Imamat – l’exercice du pouvoir – à ceux qui sont les descendants du Prophète nommés les Sada pour gouverner les fidèles dans un royaume musulman. L’une des caractéristiques de celui qui porte l’imamat est ce devoir de mener une lutte armée contre l’injustice [11]. Le Yémen du Nord est gouverné de 890 à 1962 par une succession quasi continue de fidèles de l’imamat zaydite, dont le pouvoir et les frontières fluctuent. La communauté zaydite est soumise à une caste historique, les Sada dont la famille al-Houthi. Cette marginalisation des Sada- par les autorités à la suite de la création de la République du Yémen, conduit à l’émergence de la cause des al-Houthi [12] et à la création du mouvement Ansar Allah à partir des années 1990.

Deux imamats aux antécédents éloignés et aux visions communes

Le succès de la Révolution iranienne en 1979, et la vision de l’ayatollah Khomeiny avec son nouveau discours visant à instaurer une République islamique, ont suscité la curiosité de plusieurs mouvements islamiques de l’époque. Face à cette émergence d’un mouvement politique chiite, l’Arabie saoudite s’est de plus en plus investie pour contrer cette ferveur d’un islam politique en totale contradiction avec sa vision royaliste, en finançant le wahhabisme non seulement dans le monde arabo-musulman notamment au Yémen mais aussi en Occident.

De la naissance du groupe al-Houthi à son évolution vers le mouvement Ansar Allah

En 1982, des érudits religieux de Saada ont créé un groupe d’étude « Jeunes croyants » sur la Révolution iranienne de 1979. L’objectif de ce groupe est de comprendre ce qui a fait le succès de la révolution iranienne, d’un point de vue chiite, afin de faire revivre la doctrine zaydite, menacée par l’avancée des instituts salafistes dans la région. En 1986, ce même groupe crée l’Union de la jeunesse croyante, qui enseigne la pensée zaydite aux lycéens et aux collégiens. Il fonctionne ensuite tout au long des années 1990 en organisant des universités d’été et des événements culturels [13]. Badreddin al-Houthi, érudit religieux renommé d’origine zaydite, a rejoint l’Union de la jeunesse croyante dès sa naissance en 1986. Son fils, Hussein al-Houthi, a été élu député en 1993 pour le Hizb al-Haq, un parti politique représentant les intérêts des communautés zaydites. À travers l’Union de la jeunesse croyante, Badreddin al-Houthi et son fils Hussein avaient le même objectif de faire reculer le prosélytisme wahhabite et d’obtenir plus de droits pour la communauté zaydite discriminée par le pouvoir en place. L’aîné des al-Houthi s’est rendu à Qom en tant qu’invité de la fondation de l’ayatollah Ali Khamenei, la majma jahani ahl-e Beyt (Association mondiale des Ahle-e Beyt). Il a publié son livre Tahrir al-Afkar, c’est-à-dire « la libération de la pensée », contre la vision wahhabite et un message à la communauté zaydite pour un retour à l’école de pensée Ahl-e Beyt, c’est-à-dire la famille du Prophète. Pendant leur séjour à Qom, les théologiens de la famille al-Houthi ont établi des liens avec les partisans de l’Imamat de Khomeiny. Toutefois, cet enseignement dispensé sous l’égide de la famille al-Houthi a rapproché les Zaydis des Juifs yéménites [14]. En 2000, Hussein al-Houthi est devenu l’un des principaux membres du groupe « les jeunes croyants » et, en 2002, il a introduit une rhétorique anti-impérialiste opposant le gouvernement d’Ali Abdullah Saleh aux États-Unis et « aux forces du mal ». Cette rhétorique était ouvertement alignée sur le discours politique de l’ »axe de la résistance ». Il a également instauré la Journée internationale de Jérusalem sur le modèle de la Journée iranienne d’Al-Qods [15].

De 2004 à 2010, six guerres ont opposé le président Saleh à Hussein al-Houthi et ses partisans. Ces guerres ont été appelées « guerres de Saada » et les al-Houthis ont été accusés d’être au service du projet d’expansion chiite iranien dans la région. Ces guerres ont fait des milliers de victimes et plus de 150 000 réfugiés grâce à l’action de l’armée, dirigée par le général Ali Mohsen, et à l’aide d’une organisation de combattants à temps partiel. À ce moment, le soutien iranien semble avoir été limité, consistant principalement en une formation par l’intermédiaire du Hezbollah, en plus de quelques livraisons d’armes légères [16]. Au cours de la première guerre, Hussein a été tué et, en 2005, son frère, Abdulmalik, a pris la tête du mouvement Ansar Allah. Il a été observé que ces guerres n’ont fait qu’accroître l’opiniâtreté et la résilience de ses combattants et, plus important encore, elles ont développé des capacités organisationnelles en augmentant leur puissance militaire offensive. Les programmes sociaux des al-Houthis et l’impression d’être épargnés par la corruption omniprésente du régime de Saleh ont accru leur popularité dans le nord du Yémen et au-delà de leur bastion traditionnel [17].

 
Yémen. Abdel Malek al-Houthi, dirigeant du mouvement Ansar Allah
Capture d’écran d’une vidéo du média Ansar Allah.
Ansar Allah

L’invasion américaine de l’Irak en 2003 a contribué à radicaliser le mouvement de la famille al-Houthi, qui s’est rebaptisé Ansar Allah et a adopté le chant husseinite comme emblème officiel : « Dieu est grand, mort à l’Amérique et mort à Israël, malédiction des Juifs, victoire de l’Islam ». C’est alors que le mouvement Ansar Allah passe à l’action armée en tant que résistance au nom des valeurs zaydites. Les tribus du Yémen sont toutes armées en raison de leurs traditions tribales ancestrales, et la création d’un mouvement armé dans ce contexte yéménite n’a pas été difficile à réaliser. La prolifération des armes – 60 millions d’armes dans un pays de 30 millions d’habitants –, est le résultat de centaines d’années de guerres tribales. Les dirigeants d’Ansar Allah, ayant accès à des fonds financiers grâce à l’impôt religieux chiite Khums, ont pu voyager et acquérir des armes illégales [18].

Des alliances au-delà des circonstances

Cette relation entre Téhéran et Ansar Allah est tantôt fraternelle, tantôt un partenariat stratégique pour des objectifs quasi similaires : existence en tant que puissance régionale pour l’Iran, et en tant qu’Etat reconnu par la communauté internationale pour Ansar Allah. La rhétorique et le discours de mobilisation de leurs labels respectifs sont des mécanismes de « soft power » accompagnant leur « hard power ». Cette équation entre ces deux partenaires fait partie de la politique de « l’axe de la résistance » et les événements montrent qu’il s’agit d’une relation en constante évolution.

L’implication iranienne dans l’utilisation opportuniste de l’intérêt de la famille al-Houthi pour le message de Khomeiny a commencé par des échanges intellectuels dans les années 1980 et 1990, puis par un soutien avec la livraison de quantités d’armes légères et de munitions autour de 2009 pendant le sixième round des guerres de Saada. Le gouvernement yéménite a intercepté deux cargaisons d’armes, l’une à bord du navire iranien Mahan I qui était sans aucun doute destinée à Ansar Allah ; l’autre, une grande cargaison d’armes destinée à Fares Mana’a, aurait également été destinée à Ansar Allah [19]. En 2013, le navire Jihan 1 a également été intercepté alors qu’il transportait des charges explosives et des munitions destinées au Yémen [20]. Entre 2011 et 2014, la relation entre l’Iran et Ansar Allah était basée sur un partenariat marginal mais progressif, car l’Iran était déjà engagé sur d’autres fronts : la guerre en Syrie, en Irak avec Daesh, confronté à de lourdes sanctions économiques et le Yémen restait en bas de la liste de ses priorités internationales. Ce n’est que lorsque Ansar Allah a consolidé son pouvoir avec la prise de la capitale Sanaa que Téhéran a trouvé une occasion en or en se rapprochant progressivement du mouvement et en exploitant l’inquiétude de Riyad face à l’instabilité dans le sud-ouest de la péninsule arabique. Fin 2014, ce soutien restait limité et se résumait en grande partie à la livraison d’armes légères et d’argent, en plus de conseils et de renseignements [21].

Après le « printemps arabe » de 2011, le mouvement Ansar Allah s’est joint aux manifestations populaires, puis à la conférence de dialogue de Sanaa en 2013, finissant par s’allier à son ancien ennemi, le président Saleh. Ce ralliement momentané a permis au mouvement de bénéficier d’un réseau de connexions tribales et militaires, et finalement de prendre la capitale Sanaa le 21 septembre 2014. Une déclaration constitutionnelle a été annoncée en février 2015, dissolvant le Parlement et mettant en place un organe politique transitoire présidé par Muhammad Ali al-Houthi et composé de 15 membres qui dirigent effectivement l’État dans les territoires contrôlés par Ansar Allah. En août 2016, l’alliance Ansar Allah-Saleh a annoncé la création du Conseil politique suprême et la formation d’un gouvernement de transition. Les Houthis ont répondu à l’appel de Saleh pour former une alliance avec lui, sachant qu’il s’agissait d’une position pragmatique pour prendre le pouvoir, et surtout que le poids des tribus et des alliances locales est plus fort que les alliances à l’extérieur du Yémen, compte tenu du tissu socioculturel yéménite. Cependant, le 2 décembre 2017, Saleh décide de rompre son alliance avec le mouvement Ansar Allah. Deux jours plus tard, il est tué par les combattants d’al-Houthi. Le mouvement Ansar Allah contrôle depuis lors le nord du Yémen [22].

Les relations entre le Hezbollah libanais et Ansar Allah ont suscité de part et d’autre de nombreuses interrogations sur la nature de leurs liens. En effet, la nature du tissu socioculturel de leurs pays respectifs diffère et leurs doctrines religieuses sont loin d’être similaires. Cela dit, le Hezbollah libanais, porteur de la vision de l’Imamat de Khomeiny, semble avoir dépassé certaines lignes de la pensée doctrinale religieuse. Le Hezbollah a créé une forme de politique stratégique portée par un discours au label arabo-islamique, s’appuyant sur le facteur unificateur de la politique de l’islam universel. Ses objectifs donnent plus de sens aux alliances du moment, ce qui permet de développer les outils nécessaires pour cultiver cette force sociale, politique et armée qu’est le mouvement Ansar Allah, de la maintenir, et surtout de l’intégrer dans « l’Axe de la résistance ». Bien qu’il y ait des différences fondamentales dans la doctrine de croyance des deux mouvements, la culture arabe partagée en filigrane d’un Islam universel agit comme force motrice et ne doit pas être négligée dans la fabrication d’une politique idéologique opérationnelle avec des objectifs bien définis.

Copyright Mars 2024-Moussaoui/Diploweb.com

Tarik Shindib : « Le Hezbollah est en train de réussir l’amalgame de ses intérêts avec ceux de l’État libanais. »

Tarik Shindib : « Le Hezbollah est en train de réussir l’amalgame de ses intérêts avec ceux de l’État libanais. »

 

Hezbollah supporters hold pictures of their relatives who died fighting with Hezbollah as they listen to a speech of Hezbollah leader Sayyed Hassan Nasrallah via a video link, during a ceremony marking the « Hezbollah Martyr Day, » in the southern Beirut suburb of Dahiyeh, Lebanon, Saturday, Nov. 11, 2023. (AP Photo/Hassan Ammar)

 

par Pierre-Yves Baillet – Revue Conflits – publié le 4 mars 2024

https://www.revueconflits.com/tarik-shindib-le-hezbollah-est-en-train-de-reussir-lamalgame-de-ses-interets-avec-ceux-de-letat-libanais/


La sphère politique sunnite au Liban est en crise. Depuis la disgrâce de l’ancien Premier ministre Saad Hariri, les forces politiques sunnites n’ont pas réussi à s’unir et à faire émerger un nouveau leader. Tarik Shindib est un avocat libanais qui milite pour la création d’un État de droits au Liban. C’est un ancien membre et militant du parti politique, le Courant du Futur. Il a accepté, pour Conflits, d’exposer son point de vue sur la situation politique au Liban. Il aborde notamment la crise politique au sein du monde sunnite libanais ainsi que l’instrumentalisation de l’État et de ses administrations par le Hezbollah.

Propos recueillis par Pierre-Yves Baillet, depuis le Liban.

Pendant plusieurs années vous avez milité au sein du parti politique Le Courant du Futur. À présent vous critiquez la ligne politique du parti. Pourquoi cela ?

J’étais très proche et un soutien, et je défendais la ligne politique que représentait le mouvement. C’était une ligne de liberté et de souveraineté. Le Courant du Futur a été créé après l’assassinat du Premier ministre Rafic Hariri. Sa ligne politique représentait la résistance contre les assassinats et les meurtres, qui ont commencé après la tentative d’assassinat du député Marwan Hmadeh, et ont continué pendant 10 ans. Je faisais partie de ceux qui voulaient un État et interdire les milices armées. J’ai quitté le Parti et le Courant du Futur a mis de côté de nombreuses figures politiques qui défendaient cette orientation.

Par la suite, le mouvement s’est allié avec les assassins, oubliant la résolution internationale 1701, le tribunal spécial pour le Liban et la souveraineté du Liban. Actuellement l’espace politique sunnite est dans une impasse.

Selon vous, quel est le sentiment de la rue sunnite devant cette impasse politique ?

Aujourd’hui, la rue sunnite est frustrée pour de nombreuses raisons.

Premièrement, tous les dirigeants sunnites qui sont venus après l’assassinat de Rafic Hariri, que ce soit l’actuel Premier ministre Najeeb Mikati ou Saad Hariri, ont tous collaboré avec le Hezbollah. Je rappelle que des membres du Hezbollah ont été inculpés par le Tribunal spécial pour le meurtre de Rafic Hariri.

Deuxièmement, la rue sunnite est en colère parce qu’elle a vu presque tous ses leaders participer à des gouvernements d’union nationale avec le Hezbollah.

Troisièmement, parce que les leaders sunnites abandonnent leur poste à cause de pressions intérieures et extérieures. Par exemple, lors de l’élection du président Michel Aoun, les sunnites ont abandonné la loi électorale et quand je dis les sunnites, je veux dire Saad Hariri. Il a abandonné la loi qui protège les sunnites et a donné au Hezbollah ce qu’ils ne pouvaient pas obtenir normalement. C’est ce qui a permis le renversement des sunnites au Liban.

C’est pourquoi les sunnites sont frustrés à cause de ces dirigeants, car de tels dirigeants ne sont pas à la hauteur des ambitions de leur communauté. Ils sont en colère parce que les leaders sunnites n’ont pas pu soutenir leurs voisins, après avoir vu leurs voisins 10 millions de Syriens être expulsés et certains arrêtés au Liban et poursuivis pour des raisons politiques, tandis que les chiites vont en Syrie pour tuer et égorger des gens.

Le sunnite est traité comme un terroriste s’il va en Syrie, tandis que les chiites sont traités comme des héros s’ils vont en Syrie et sont protégés par l’État. Les sunnites sont frustrés parce que la majorité des positions sunnites dans l’État sont abandonnées par les leaders sunnites, par exemple l’inspection centrale est censée être pour les musulmans sunnites, maintenant elle est entre les mains des chiites, et est gardée avec eux jusqu’à maintenant.

Le premier procureur et considéré comme une position très importante était sunnite et est devenu chiite, et aucun des leaders sunnites ne dit rien et ils le justifient. Les sunnites se sentent aujourd’hui comme des citoyens de seconde ou de troisième zone, car c’est ainsi qu’ils sont traités dans les tribunaux et l’État. Autre exemple, à présent, le Hezbollah veut que le ministre des Finances soit un chiite, alors que rien dans la loi et la constitution ne stipule une telle chose. En plus sa signature est devenue égale à celle du Premier ministre.

Selon vous le Hezbollah prend de plus en plus le contrôle de l’État libanais grâce des opposants complaisants ou corrompus ?

Exactement ! Regardez le tribunal militaire.Le chef du tribunal militaire a toujours été chrétien ou sunnite, maintenant il est chiite, depuis quinze ans jusqu’à aujourd’hui, seuls des chiites sont nommés à ce poste. La Sécurité générale a toujours été dirigée par un chrétien et maintenant c’est un chiite. Il est devenu le porte-parole et la clé des relations entre le Hezbollah et le régime syrien.

Par exemple comme le général Abbas Ibrahim qui ne servait que le Hezbollah. Il traitait les questions politiques et de sécurité de manière très sectaire sans que le Premier ministre, qui est son supérieur, n’intervienne. Lorsque le système judiciaire est utilisé pour poursuivre les « islamistes », j’utilise ces mots entre guillemets, car ils utilisent ce terme « islamistes » pour désigner les gens de Tripoli ou d’Akkar, ils les emprisonnent sous le slogan de la lutte contre le terrorisme, alors que selon le Tribunal spécial pour le Liban, le Hezbollah est une organisation terroriste. Interpol et le tribunal international envoient des dossiers au système judiciaire libanais et il ne se passe rien et l’État n’agit pas sous prétexte que le Hezbollah est trop puissant.

Lorsque tous les pays arabes étaient contre Bachar al Assad et que toute la communauté internationale était contre lui, nos ministres des Affaires étrangères, sunnites, représentaient le ministère syrien des Affaires étrangères devant la communauté internationale et la Ligue arabe. Le Hezbollah a même réussi à utiliser certains leaders sunnites pour cela, et continue à le faire jusqu’à aujourd’hui. Le Hezbollah a corrompu l’État pour son propre intérêt ! Il est en train de réussir l’amalgame de ses intérêts avec ceux de l’État libanais.

Selon vous, par quels moyens le Hezbollah parvient-il à prendre le contrôle des institutions étatiques ?

Le Hezbollah utilise l’intimidation et la séduction. L’intimidation passe par les meurtres, les assassinats, les manifestations et par toute action qui perturbe le fonctionnement de l’État. Il arrive à séduire par exemple en utilisant la corruption et en élisant Michel Aoun en échange de certains accords entre les équipes du Président et du Premier ministre. C’est le problème des sunnites au Liban. Les dirigeants ont vendu les sunnites et la présence sunnite au sein de l’espace politique. C’est en partie grâce à ces gens que le Hezbollah est devenu si puissant. Tout ce qu’ils veulent c’est faire des gains économiques et financiers même si cela se fait aux dépens des sunnites.

Les actions du Hezbollah ne peuvent pas être la seule raison de la crise politique dans l’espace sunnite libanais. Les principales figures politiques sunnites n’ont-elles pas aussi leur part de responsabilité ?

Absolument. Je vais vous donner un exemple. Lorsque Saad Hariri est arrivé au Liban, malgré le fait qu’il soit une figure publique et peut-être la plus importante pour les Libanais, le grand Mufti a pris tous les cheikhs qui représentent les sunnites au Liban. Ensuite, il les a conduits à Saad Hariri pour l’accueillir. Au lieu que Saad Hariri aille les visiter au conseil de la Fatwa, il les a salués de loin. C’est pareil au sein du parti de Saad Hariri. Le mouvement du Futur ne se soucie pas vraiment de l’intérêt des sunnites et Saad Hariri ne se considère pas vraiment comme un représentant des sunnites au Liban. Sauf peut-être lorsqu’il était Premier ministre. Cependant, lorsqu’il prenait la parole, il ne le faisait pas au nom des sunnites, mais au nom de tout le pays. Pour moi c’est un problème. Tous les partis au Liban parlent au nom de leurs communautés et veillent sur les intérêts de leur groupe. Par exemple, le président du Parlement Nabih Berri parle au nom des chiites. Alors que notre Premier ministre en tant que sunnite et qui est censé parler au nom des sunnites, prétend qu’il ne fait pas cela pour l’intérêt du pays. Le Premier ministre ne pense qu’à ses intérêts et à la façon d’en bénéficier et il se moque des sunnites.

Selon vous, depuis combien de temps les hommes politiques ont-ils abandonné les sunnites libanais ?

Cela dure depuis plusieurs années. Les ministres sunnites, les Premiers ministres ainsi que tous les députés sunnites depuis l’époque de Rafic Hariri et ceux qui sont arrivés au pouvoir du temps de Saad Hariri et Najeeb Mikati, sont suspects de corruption. Ils traitent avec tout le monde pour réaliser des profits financiers. Ces ministres ne se soucient pas des sunnites, ils concluent des accords ici et là, gagnent de l’argent, tout cela en instrumentalisant la communauté sunnite.

Ces hommes utilisent le slogan sunnite et défendent les sunnites uniquement dans les médias. Si un journaliste parle de leur corruption, il va en prison. C’est le cas, par exemple, de Nuhad Mashnouk et de beaucoup d’autres. Lorsque des journalistes ont révélé des cas de corruption, ils ont été emprisonnés. Pour résumer, les leaders ne parlent des sunnites qu’en politique, mais sur les questions financières, ils traitent avec le Hezbollah et d’autres. C’est aussi grâce à ces gens que le Hezbollah contrôle et agit à travers les institutions.

Par exemple, de nombreux journalistes et avocats se sont vus confisquer leurs passeports sans raison par la Sécurité générale dirigée par le général Abbas Ibrahim qui est chiite. Aucun des leaders sunnites ne peut résoudre ce problème. Ces passeports sont retenus illégalement et aucun des politiciens sunnites ne peut les récupérer pour qu’ils puissent voyager. Les journalistes et les avocats sont donc forcés de traiter avec le Hezbollah. Nos passeports ont été confisqués parce que nous sommes contre le Hezbollah et le Hezbollah a utilisé l’État pour nous punir et nous ne pouvons pas utiliser la loi et même nos politiciens pour récupérer nos passeports. C’est le jeu auquel le Hezbollah joue depuis une vingtaine d’années. Il a réussi à pénétrer chez les sunnites de cette façon et cela est dû à l’absence de leaders sunnites actifs et à l’absence de l’État.

Le Hezbollah profite-t-il de la crise économique pour étendre son influence sur les sunnites ?

Oui, mais laissez-moi vous dire pourquoi et ils ont travaillé sur ce projet parce que les figures sunnites sont absentes. Les gens ont besoin de services et nous sommes dans un État qui ne fournit pas de services, sauf par l’intermédiaire des politiciens. Donc, lorsque les politiciens sunnites ne peuvent pas fournir ces services aux gens à Beyrouth, Saïda ou Tripoli, les gens naturellement vers le véritable détenteur du pouvoir pour survivre. Le Hezbollah, par son pouvoir au tribunal militaire par exemple, peut aider tant de gens qui ont besoin de services là-bas et aussi aider dans les ministères qu’ils dirigent. Il peut aussi tout simplement donner des biens et de l’argent.

À l’instar du Hezbollah qui est soutenu par l’Iran, les sunnites ne reçoivent-ils pas de soutien de l’étranger ?

Les pays arabes qui nous soutiennent, comme le Qatar, les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite, le Koweït, soutient l’État en tant qu’État, ils ne le soutiennent pas en tant que sunnites, sauf l’Arabie saoudite qui soutenait Rafic Hariri et après lui Saad Hariri.

Nous avons le Koweït qui a construit l’aéroport, les Qataris ont reconstruit le sud après la guerre de 2006, mais ensuite il est devenu clair que tout le soutien qu’ils apportaient à l’État allait au Hezbollah et qu’ils en bénéficiaient. L’Arabie saoudite voulait armer l’armée libanaise à travers des contrats d’armement avec la France. Ce projet a été annulé, car il est devenu clair qui en bénéficierait et que l’armée n’était pas entièrement contrôlée par l’État. L’Iran soutient les milices dans la région. L’Arabie saoudite a soutenu le Courant du Futur pendant un certain temps, mais a ensuite arrêté, car elle a réalisé la corruption au sein du Parti et que Saad Hariri ne respectait pas l’agenda saoudien. Certaines puissances sunnites ont arrêté de financer parce qu’ils ont réalisé que le soutien n’allait pas à l’État et qu’il y avait énormément de corruption. D’autres pays, comme le Qatar, soutiennent encore l’armée libanaise. Parce que tous les pays arabes traitent le Liban en tant que Liban et non en tant que sunnites.

Le contrôle, partiel ou total, de l’État libanais a permis au Hezbollah de réduire les soutiens internationaux de la communauté sunnite. Pour arriver à un tel résultat, pouvons-nous nous permettre de dire que le Hezbollah a pris en otage l’État libanais ?

Absolument, l’État est un otage du Hezbollah. Car le Hezbollah utilise son pouvoir militaire et utilise le gel de l’État. Si l’opposition, qu’elle soit sunnite, chrétienne ou de quelques chiites d’opposition, s’était levée et avait affronté le Hezbollah, nous ne serions pas dans cette situation. L’État est à cent pour cent otage. Il est dans les mains du Hezbollah avec toutes ses administrations, en commençant par le Président jusqu’au plus bas rang de l’État. Ce que le Hezbollah ne peut pas obtenir en politique, il le prend avec des assassinats, des bombardements et des actions militaires.

Pierre-Yves Baillet

Journaliste indépendant spécialisé sur la géopolitique du Moyen-Orient.

Données culturelles et stratégies militaires : autour de la notion de l’imamat dans l’Iran contemporain

Données culturelles et stratégies militaires : autour de la notion de l’imamat dans l’Iran contemporain

Par Fatima Moussaoui – Diploweb – publié le 10 février 2024    

https://www.diploweb.com/Donnees-culturelles-et-strategies-militaires-autour-de-la-notion-de-l-imamat-dans-l-Iran.html 


Fatima Moussaoui, Docteur en Sécurité Internationale de l’Instituto Universitario General Gutiérrez Mellado à Madrid, et enseignante à Sciences Po Paris. Ses recherches portent sur la projection de puissance militaire et d’influence de l’Iran au Proche et Moyen-Orient, la mer Rouge et les pays du golfe Arabo-Persique.

Aujourd’hui, la référence au religieux est le plus souvent ignorée dans la pensée militaire et stratégique occidentale. Afin de combler ce déficit, cet article innovant a pour objectif d’analyser en Iran le rôle spirituel et temporel de l’imamat comme outil de mobilisation, de recrutement et de fidélisation des jeunes et moins jeunes pour adhérer à un idéal idéologique, dans le cadre de la stratégie militaire déployée par le Corps des Gardiens de la Révolution au service de la République islamique d’Iran.

En effet, depuis 1979, le concept d’imamat en tant que dogme religieux et doctrine politique constitue le fondement de la stratégie militaire de l’Iran. Porté par le Corps des Gardiens de la Révolution qui œuvre à sa diffusion régionale aussi bien au Liban, qu’en Iraq, au Yémen ou en Syrie, ce concept fait en réalité l’objet d’appropriations locales différenciées et contrastées.

 

De l’imamat à Wilayet e- Faqih

L’IMAMAT, est une conception qui repose sur le choix d’un guide religieux proche de Dieu afin de guider la communauté musulmane ; où il se base sur l’articulation entre l’autorité spirituelle et une autorité politique. Vraisemblablement cette conception est proche de la vision du courant sunnite qui revendique le Calife comme celui qui règne dans un émirat et est également le guide de la communauté musulmane sur terre. Les Chiites comme les Sunnites justifient cette conception de l’imamat par le hadith [1] du prophète Mohamed : « Je laisse deux choses en vous, si vous les considérez, vous ne serez pas induits en erreur – le Livre de Dieu, le Très-Haut et ma famille. [2] » Ce hadith atteste que le Prophète laisse à son Ummah [3] le Coran et sa famille pour les éclairer et les aider à trouver le chemin de l’Islam. La doctrine de l’imamat au sens général est complexe à définir en quelques lignes et mérite un travail plus approfondi. Nous retiendrons pour notre intervention le plus important et plus spécifiquement l’imamat dans la version de Wilayat e-faqih. [4]

La Wilayat e-faqih reste un acte révolutionnaire dans la pensée chiite moderne initiée par l’Ayatollah Khomeiny comme le signale Constance Arminjon dans son livre : « la doctrine de la Wilayat e-fagih bien loin de perpétuer une tradition menacée par la sécularisation, constitue une révolution. [5] » Selon la vision de l’Ayatollah Khomeiny, il est primordial de mettre en place un gouvernement régi par les préceptes de l’Islam, sous une autorité de wilaya et faqih, c’est-à-dire de juriste investi par Dieu assurant la continuité des fonctions du prophète. Une des nouveautés dans la conception de cette doctrine par l’Ayatollah Khomeiny est la fonction de l’imam hissé au rang supérieur, équivalent à celui des prophètes par son « infaillibilité ». Il faut souligner qu’elle reste un point de discorde important entre les penseurs chiites. Ce travail de relecture de l’Islam, version chiite, semble révolutionnaire dans la pensée chiite, et va servir à renforcer la position du clergé c’est-à-dire l’imam non seulement comme guide spirituel de la Ummah musulmane mais également comme leader politique. Par conséquent, la religion devient un élément moteur et indispensable à la constitution de cette République islamique dans l’Iran contemporain.

Afshon Ostovar donne à ce chef du système Wilayat e-faqih, la qualité de leader qui fonctionne à la fois comme une autorité politique et un guide spirituel. Il est le symbole de la révolution, de la primauté de l’islam chiite et du divin [6]. Ici le mot « divin » mérite une réflexion puisque ce leader du Wilayat e-faqih doit être choisi par Dieu pour représenter ses affaires sur terre. Sa suprématie est liée à son statut d’érudit, voire de descendant de la famille du prophète mais également au fait qu’il est tenu pour « infaillible ». Son statut de leader religieux et politique est donc semblable au statut d’un prophète. Il est important d’ajouter que la démarche de l’Ayatollah Khomeiny repose sur la notion de l’Ijtihad à, savoir l’effort intellectuel et la volonté personnelle de relecture des préceptes coraniques et la mise en place d’une jurisprudence islamique à la lumière des temps modernes.

La sacralité du statut de leader religieux de l’Ayatollah Khomeiny rend ce personnage charismatique et lui attribue un sens inné de la stratégie à la fois politique, religieuse et militaire qu’il possédait par ailleurs. Ses positions, son parcours, attestent [7] de cette figure emblématique devenue aujourd’hui un symbole et un exemple à suivre pour des milliers de jeunes Iraniens dans les rangs du Corps des Gardiens de la Révolution et parmi les partisans de la Révolution islamique. Un mausolée abritant le corps de l’Ayatollah Khomeiny placé au rang supérieur d’imam « infaillible » se trouve à Téhéran près du cimetière Behesht-e Zahra. Son tombeau est devenu un lieu saint où les pèlerins chiites viennent se recueillir. Comme le veut la tradition chiite, l’adoration des imams sous forme de recueillement et d’accès à ceux qui ont été les plus proches de Dieu permet ainsi de bénéficier de leurs honneurs et de leurs bénédictions. La sacralité dans la pensée spirituelle est très enracinée dans la tradition et la culture sociale iraniennes, spécialement dans les classes populaires et pauvres [8].

Cette pensée chiite s’articule sur deux niveaux de réflexion : la question de la spiritualité et celle de la rationalité. Tout le paradoxe de la vision khomeyniste réside dans cette dualité : d’un côté, la sacralisation du statut de l’imam chiite et, de l’autre, de la rationalité de l’ijtihad dans une relecture moderne du Coran. Cette dualité entre rationalité et sacralité en référence à la spiritualité marque d’un trait rouge le début d’une nouvelle pensée politique au service d’une République islamique d’Iran et de ses futures institutions ainsi qu’à sa garde rapprochée devenue le Corps des Gardiens de la Révolution islamique.

Dans le cadre de l’application de l’imamat sur le plan social, politique et également militaire, l’Ayatollah Khomeiny s’est entouré d’un groupe de fidèles volontaires, nommé le Corps des Gardiens de la Révolution islamique, pour protéger les valeurs de la République islamique.

 
Iran, Téhéran, 11 février 2020 : « Le Gardien vit », anniversaire de la Révolution islamique
Crédit : Fatima MoussaouiMoussaoui/Diploweb.com

La pensée stratégique du corps des Gardiens de la Révolution

La pensée stratégique du Corps des Gardiens de la Révolution est inspirée de l’imamat. Cette pensée stratégique imamite porte en elle une dualité : une dimension spirituelle et une autre temporelle.

1. La dimension spirituelle repose sur la question du retour de l’Imam Mehdi et de la préparation à ce retour. Nous sommes en face d’un désir de militariser la pensée sociétale par une préparation de la masse partisane à devenir soldats de l’armée du Mehdi. Chaque membre de la société civile chiite aurait le devoir de s’y prêter. Ce sont des futurs soldats au sens propre et figuré. Dans l’idéal de la société chiite, chaque civil, qu’il soit enseignant, médecin ou autre, est un soldat en devenir. Chacun à un rôle à jouer pour combattre le mal et instaurer la justice divine sur terre. « La philosophie de l’attente se résume dans le dynamisme d’actions de préparation pour le retour de l’Imam Mehdi, et à son retour chacun connaît inconsciemment son rôle. [9] » Il s’agit d’une forme de préparation à une autre vie détachée de la réalité d’aujourd’hui. La force de ce raisonnement réside dans le fondement de la pensée de l’histoire de la famille du prophète. Cette adoration, différente de la figure du martyr présente dans la dualité spirituelle/temporelle, est plus développée et sacralisée, non seulement dans la pensée chiite contemporaine mais également dans la vision de l’imamat et des engagements du Corps des Gardiens de la Révolution. Tous ces éléments participent au dynamisme de la préparation à l’arrivée du douzième imam. Il s’agit surtout d’une rhétorique proprement philosophique de ce que la vie doit à la mort.

2. La dimension temporelle est attachée à l’instant présent et à la réalité de tous les jours dans la poursuite d’un projet commun de ces jeunes adorateurs du culte de la famille du prophète et de ce que l’imamat leur a enseigné. Le projet commun est de porter la vérité, transmettre la parole de l’Islam et instaurer la justice sur cette terre [10]. Cette réflexion est plus proche de la réalité concrète que de la philosophie de l’attente du douzième Imam le Mehdi.

Les soldats du Corps des Gardiens de la Révolution dans cette quête temporelle sont dotés d’un inconscient missionnaire, moteur dans toute démarche qu’elle soit militaro-guerrière dans une perspective de défense ou, au-delà d’une démarche de force, vers la transmission du savoir religieux et politique, le business ou la culture islamique. Cet inconscient missionnaire est réveillé par le dogme qui est le cœur de l’enseignement de la culture du Corps des Gardiens de la Révolution, puisque ces derniers sont les garants d’un ordre établi suite à la Révolution islamique de 1979. Il faut ajouter que la Révolution islamique peut perdre son objectif si elle n’est pas partagée. Puisque Dieu l’a recommandé, le devoir de cet inconscient missionnaire est inné, dès qu’un membre du Corps des Gardiens de la Révolution ou un partisan adhère à cette idéologie, il se voit engager pour une mission sur terre où il aura un rôle à jouer.

La pensée stratégique du Corps des Gardiens de la Révolution repose en grande partie sur l’approche politico-religieuse assez pragmatique des imamites. L’histoire perse et le sentiment de fierté nationale en donnent également des clés de lecture supplémentaires. Pour les auteurs du livre « Mullah, Guards and Bonyads », les élites de la République islamique voient l’Iran comme naturellement « doté » du rôle de leader régional, voire du monde musulman, l’Iran se considérant historiquement comme l’une des plus anciennes puissances régionales [11]. La pensée stratégique des Gardiens s’articule autour de deux dimensions spirituelle et temporelle.

Cependant, la compréhension imamite de la République islamique est religieuse et politique, les « secrets de l’imamat » [12], apportent également un enseignement guerrier. Ainsi, sa valeur stratégique et militaire ne doit pas être négligée dans toute réflexion géostratégique et tactique. Dans nos entretiens, nos interlocuteurs ont souligné que les guerriers de la Révolution islamique étaient prêts à mourir dans leur mission, pour transmettre la pensée imamite [13]. Ce sentiment est souvent négligé en Occident quand est analysé le concept de Wilayet e-Fagih, qui pour le régime vise à transmettre une certaine justice divine au-delà des frontières iraniennes. L’imamat a dépassé ses rôles politico-économique, théologique et social. Il porte en son sein une dimension purement stratégique et militaire, en référence aux guerriers, morts à Karbala et au sacrifice de l’imam Hussein. En effet, la valeur du sacrifice pour la « cause juste » est un catalyseur encore incompris, voire ignoré en Europe et aux Etats-Unis. La référence au religieux est ignorée aujourd’hui dans la pensée militaire et stratégique occidentale. L’attente de l’imam caché, l’imam Mehdi [14], autre « secret de l’imamat » porté par l’ayatollah Khomeiny est complétement négligée, alors que son influence est centrale dans l’Iran contemporain.

Pour Dabashi, l’Ayatollah Khomeiny a cherché, tout au long de sa carrière révolutionnaire, au travers de sa vision stratégique et politique, à choisir un ennemi extérieur plus puissant de façon à intimider ses adversaires intérieurs moins puissants [15]. Ce choix politique de l’Ayatollah Khomeiny a été poursuivi par le Corps des Gardiens de la Révolution. Ces derniers attestent par leurs actions et positionnements que la guerre n’est pas seulement une question de survie, elle est aussi une résistance, du moins de son noyau chiite, enracinée dans une mémoire culturelle de la résistance au pouvoir illégitime qui s’étend sur des siècles au-delà de la révolution iranienne de 1979 [16].

Cette volonté de résistance a été théorisée par les travaux d’intellectuels iraniens des années 1960 et 1970 comme Jalal Al-e Ahmed et Ali Shariati [17]. Ces derniers se sont montrés critiques des auteurs orientalistes et ont suggéré aux Iraniens de créer leur modernité à partir de leur propre héritage islamique. Ali Shariati, faisant figure d’idéologue de la Révolution islamique, francophone et bon orateur a réalisé des travaux sur la philosophie du chiisme, posant les jalons d’une idéologie révolutionnaire islamique. Cette conception shariatiste a séduit la jeunesse iranienne et les gauchistes religieux de son époque. En même temps qu’il s’intéressait à la philosophie de l’islam chiite, Shariati s’est intéressé au marxisme, à l’anticolonialisme du tiers-monde de Franz Fanon et à l’existentialisme français, pour créer une nouvelle ligne de pensée islamique prônant la résistance anti-impérialiste, anticapitaliste et anticléricale. [18]La pensée de Shariati ré-invente la lutte de classes de Marx en la mixant à des données islamiques chiites : les termes d’opprimés sont remplacés par mostaz’afin et les oppresseurs par mostakbarin. Il remet en question dans ses travaux d’érudit, la position des clergés institutionnalisés, inactifs devant le Chah. Shariati a transformé l’interprétation traditionnelle du mythe chiite de la bataille de Karbala, en la faisant évoluer d’une position de persévérance quiétiste pour une justice de l’au-delà à un modèle révolutionnaire de résistance ici et maintenant. L’Imam Hussein est transformé en révolutionnaire du tiers-monde par excellence [19]. « (…) Plutôt que de tenir l’Iran en otage entre la tradition et la modernité, le vrai chiisme pour Shariati était une force d’authentification et de mobilisation pour la résistance contre l’oppression des superpuissances sur le tiers-monde. [20] » Cette pensée shariatiste est utilisée par les imamites et pour poursuivre le projet de Wilayat-e Fagih de l’Ayatollah Khomeiny.

 
Iran. Téhéran, 13 février 2020. La commémoration des quarante jours après la mort du Général Souleimani : Général Qassem Souleimani avec Ismaël Qaani, commandant de la Force al-Qods
Crédit : F. Moussaoui.-Moussaoui/Diploweb.com

Stratégies militaires : alliances régionales

« Le Corps des Gardiens de la Révolution est devenu un agent de culture de guerre » constate A. Ostovar [21]

L’inconscient missionnaire est intégré dans cet état d’esprit portant vers l’action et le terrain. L’idéal de la création « d’un axe de résistance » dans le cadre d’une stratégie militaire de sécurité et de défense obéit à la pensée idéologique imamite soutenue par différentes actions d’ordre rationnel et spirituel ou temporel. Il est important de noter avant d’aller vers une analyse des niveaux d’actions, le travail de la République islamique dans le cadre des conversions au chiisme. Plus précisément, les conversions importantes des sunnites au chiisme depuis la création de la République islamique d’Iran en 1979 [22]. Cette dernière est très discrète dans ses tentatives récurrentes d’exporter les idées de la révolution khomeyniste dans les pays arabes sunnites voisins. Il faut bien entendu mentionner que ses démarches sont même plus discrètes que celles des Al Saoud pour exporter le wahhabisme. Cette expérience avortée de la République islamique a permis de saisir très vite la réalité des pays musulmans sunnites et leur intolérance vis-à-vis des tentatives de conversion de leurs populations au chiisme. Elle s’est très vite vue confrontée à un rejet catégorique du modèle de Wilayat e Faqih dans les pays arabo-musulmans. Cette donnée est très importante pour comprendre la suite de la stratégie mise en place par la République islamique à travers les Gardiens de la Révolution.

Nous pouvons différencier les actions du Corps des Gardiens de la Révolution engagés dans une démarche de stratégie militaire d’exportation des valeurs islamiques de Wilayat e-Faqih au Moyen Orient sur deux niveaux.

1. Le niveau d’effet miroir : ici le choix est porté sur des minorités chiites négligées, aspirant à de meilleures conditions de vie dans leur pays. Cet effet miroir se traduit par la reconnaissance de la souffrance de l’autre dans sa différence, par rapport à sa société d’origine. Cet imaginaire est très développé dans la littérature religieuse et de tradition chiite à caractère confessionnel et issu des guerres entre chiites et sunnites après la mort du prophète Mohamed.

La spiritualité est plus présente sur ce niveau puisqu’elle répond au statut d’opprimé au nom de sa croyance religieuse, « être chiite de facto c’est être opprimé et négligé ». Le missionnaire inconscient s’investit pour sauver son frère dans la religion et lui tend la main afin de compléter son devoir sur terre. Les communautés ciblées et invitées à faire partie de cet idéal chiite s’emparent à leur tour de ce même idéal. Répondant logiquement à cette approche, elles s’investissent de la même manière. Voire, elles trouvent leurs propres exemples à suivre. Dès lors, nous ne sommes plus dans le transfert d’idées mais devant l’application des idées en actions concrètes sur le terrain.

2. Le niveau d’intérêt commun : il s’agit d’une dialectique très peu comprise par les décideurs politiques occidentaux puisqu’il s’agit surtout d’une démarche plutôt pragmatique où le politique négocie avec le religieux pour enfin reprendre le dessus. Les intérêts communs avec des rivaux sur les plans politique, économique, religieux et social peuvent être négociés sans que les fondements de l’idéologie imamite ne soient totalement bafoués. L’approche reste très subtile puisqu’elle repose sur des codes d’engagement d’honneur et répond à des contextes le permettant.

La rhétorique d’une Ummah musulmane comme une alternative à une puissance impérialiste est une des pistes de réflexion exploitée. Ainsi le message lancé aux pauvres de résister et lutter contre l’oppression et l’injustice est aussi un moteur d’actions efficaces sur le terrain à long terme pour créer des alliances.

Conclusion

Force est de constater que ce don révolutionnaire de l’héritage imamite n’a pas dépassé les frontières iraniennes en raison de la résistance des pays musulmans majoritairement sunnites. Cependant, l’institutionnalisation de la République islamique a donné naissance à l’unique modèle de société islamique sous une autorité à la fois politique et religieuse. Cette « réussite » constitue depuis ses origines une menace sécuritaire pour le modèle monarchique des pays arabes du Golfe. L’échec de l’exportation des valeurs imamites se précise avec la guerre Iran- Irak (1980-1988), l’exportation de l’imamat étant alors reléguée au deuxième plan. Ce constat impose une nouvelle réalité de défense stratégique pour promouvoir le leadership de la République islamique. Cependant, avec la fin de la guerre Iran- Irak, le discours islamiste révolutionnaire visant à « libérer les oppressés du joug des infidèles et des impérialistes » devient de plus en plus fort et s’y ajoute à lui un résultat à cette guerre, qu’est la formation d’une lignée iranienne nationaliste. Cette dernière renforce la détermination des révolutionnaires iraniens dans la mise en place de nouvelles politiques de sécurité et défense extérieure. Cette période de guerre donne un avant-goût de ce déterminisme chiite imamite puisque les Iraniens, jeunes et moins jeunes, se sont engagés à défendre leurs frontières. Les jeunes volontaires révolutionnaires (basij) ont été les premiers projetés sur les lignes de front. Cette trajectoire historique permet à la République islamique de mettre en avant des politiques pragmatiques et de s’adapter au contexte dans lequel elle se retrouve, d’où un refus implicite d’exporter la Révolution islamique ou du moins de changer la manière dont elle doit être transmise. Le modèle de Wilayet-e Fagih n’a pas pu être calqué dans les pays voisins comme Téhéran l’a toujours souhaité. En revanche, le discours unificateur des valeurs de la Révolution islamique est devenu un moteur dans la mise en place d’un arsenal des nouvelles politiques de sécurité et de défense, visant tant l’intérieur du pays que l’extérieur. Dans ce nouveau contexte où la République islamique se sent menacée, ses politiques de sécurité et de défense se mettent en place avec l’aide de son bras armé, le Corps des Gardiens de la Révolution islamique. Pendant quatre décennies, ces derniers connaissent dans leur fonctionnement des transformations, tout en étant en phase avec la société civile dans laquelle ils vont participer à l’apparition d’une nouvelle assise sociétale, partisane et jeune. De cette dernière, naît un Mouvement Global Structuré [23]. Ce dernier permet à l’Iran de changer la donne quant à la question de la projection de puissance iranienne en dehors de ses propres frontières.

Par ailleurs, les actions d’autonomisation en soutien à des minorités négligées dans leur pays d’origine menées par le Corps des Gardiens de la Révolution sont considérées comme étant une atteinte à la sécurité intérieure de ces Etats. Ces actions conduisent à créer ainsi des déséquilibres entre le pouvoir central et la société civile dans lequel ils opèrent. Ces actions sont menées auprès de minorités dans des pays où l’Etat est affaibli ou complétement en faillite. La maîtrise des aléas des contextes régionaux et propres à chaque pays de la région a permis à Téhéran de créer un « axe de la Résistance ». Les valeurs imamites ont permis de tisser les premiers piliers de ses stratégies de sécurité et de défense extérieure. Il ne s’agit plus, d’exporter la Révolution islamique, mais de construire une politique mettant en avant la sécurité et l’avancement de l’Iran comme puissance régionale. La transformation des objectifs de la République islamique de valeurs proprement imamites à des politiques pragmatiques dans une stratégie de sécurité et de défense ne doit pas pour autant être considéré avec étonnement : ses politiques concordent avec son bagage civilisationnel et ses ambitions régionales. Ces dernières n’ont pas disparu avec l’arrivée des mollahs au pouvoir. Au contraire, l’Iran est devenu encore plus fort, en articulant ensemble ses valeurs imamites et sa volonté de projection de puissance. Aussi, ses politiques de sécurité et de défense ne sont plus seulement basées sur un « axe de résistance » bien visible, ses actions en offensives « légitimes » lui permettent de créer et renforcer une assise partisane sociétale internationale.

Cependant, le rêve d’exporter le modèle de la République islamique dans les pays musulmans, en les plaçant sous l’autorité du Guide suprême iranien, restera vraisemblablement impossible : les données socio-culturelles ne lui permettent pas d’aller au-delà d’alliances régionales avec des groupes bien déterminés, elles ne lui permettent pas de trouver une alliance plus large avec une majorité de la population des pays arabo-musulmans et de leurs gouvernants. En conséquence, « l’axe de la résistance » devient l’alternative par excellence d’export de l’imamat à certaines composantes des couches populaires des pays voisins, il permet surtout à l’Iran de projeter sa puissance régionale sur le plan politique et militaire, une condition nécessaire à la survie de son projet d’imamat et à sa sécurité nationale.

Copyright Février 2024-Moussaoui/Diploweb.com


[1] . Hadith : fait et geste du prophète Mohamed.

[2] . Abu jaafer al kelani, The Origins of Al Kafi, one of the Shia history books, 2014 (the original text is in Arab).

[3] . Ummah : La communauté musulmane

[4] . Wilayet e- Faqih autrement dit imamat : la loi du clergé chiite instauré par l’Ayatollah Khomeiny.

[5] Hachem Constance Arminjon, L’instauration de la guidance du juriste en Iran : Les paradoxes de la modernité chiite, Ed. EHESS 2010, p. 211.

[6] Afshon Ostovar, Vanguard of The Imam, Religion, Politics, and Iran’s Revolutionary Guards, Oxford University Press 2016, p. 62.

[7] Entretiens réalisés en Iran dans les milieux religieux entre 2006 et 2011.

[8] Ici classe pauvre ne signifie pas une classe illettrée, contrairement à d’autres pays où nous pouvons associer la pauvreté à un manque d’accès à l’éducation, en Iran cette juxtaposition n’est pas forcément applicable.

[9] Entretiens réalisés avec la Mujtahida Zohreh Sefati, Qom 2006.

[10] Afshon Ostovar, Vanguard of The Imam, Religion, Politics, and Iran’s Revolutionary Guards, Oxford University Press 2016, P103

[11] Alireza Nader, David E. Thaler, Shahram Chubin, Jerrold D. Green, Charlotte Lynch, Frederic Wehrey, Mullahs, Guards and Bonyads : An Exploration of Iranian Leadership Dynamics, National Defense Research Institute, RAND 2010. p. 3.

[12] Les secrets de l’imamat : désigne le savoir –faire théologique et spirituel, ainsi que la pensée politique et militaire de l’ayatollah Khomeiny en tant que leader spirituel et politique. Ce savoir aurait permis l’institutionnalisation de la Révolution islamique en tant que République islamique, et lui aurait conféré une longue vie.

[13] Entretiens réalisés avec les religieux Mujatahidates et Ayatollahs durant mon séjour de tournage à Qôm, Mashhad et Téhéran.

[14] Terme employé par les chiites pour évoquer l’imam caché ou le deuxième imam, supposé réapparaître pour installer la justice sur Terre.

[15] Hamid Dabashi, Iran : A People Interrupted, New York : New Press, P 167- 2007 : in Bandor A. Pinkley, Guarding History : the IRGC & the Memory of the Iran-Iraq War, Office of the Chairman of the Joint Chiefs of Staff, Washington, DC. 2018.

[16] Arron Merat, How Iran’s Missile Strategy Has Rewritten the Rules of Middle Eastern Wars, Report, Sept 2021, New/Lines Magazine

[17] Ali Shariati intellectuel iranien s’est engagé dans la sociologie du chiisme et a présenté une lecture moderne de l’islam. Shariati est mort dans des circonstances obscures en 1977 en Grande Bretagne.

[18] Bandor A. Pinkley, Guarding History : the IRGC & the Memory of the Iran-Iraq War, Office of the Chairman of the Joint Chiefs of Staff, Washington, DC. 2018.

[19] Ibid.

[20] Ibid.

[21] Afshon Ostovar, Vanguard of The Imam, Religion, Politics, and Iran’s Revolutionary Guards, Oxford University Press 2016. p.236

[22] Entretiens réalisés avec des intellectuels étrangers convertis au shiisme, Qom 2006 & 2010.

[23] Le Mouvement Global Structuré fait référence à une assise sociétale nationale et internationale sympathisante des aspirations imamites.

Carte. La République islamique d’Iran

Carte. La République islamique d’Iran

Par Institut FMES, Pascal Orcier – Diploweb – publié le  le 7 février 2024.

https://www.diploweb.com/Carte-La-Republique-islamique-d-Iran.html


L’institut FMES propose à travers son « Atlas stratégique de la Méditerranée et du Moyen-Orient » une lecture claire et synthétique des grands enjeux du bassin méditerranéen et du Moyen-Orient et passe en revue l’ensemble des forces en présence. Cet ouvrage accessible, novateur et original présente en 50 cartes inédites des problématiques complexes et des informations utiles et synthétiques. Il illustre les capacités des forces armées et des scénarios de crises possibles. Disponible en version numérique gratuite à télécharger sur le site de l’institut FMES. Cet Atlas a été publié grâce au soutien de la Direction Générale des Relations Internationales et de la Stratégie (DGRIS) du Ministère des Armées. Cartographie par Pascal Orcier, professeur agrégé de géographie, docteur, cartographe, auteur et co-auteur de plusieurs ouvrages.

Avec une population de 85 millions d’habitants, l’Iran est le second pays le plus peuplé de la zone Afrique du Nord–Moyen-Orient (ANMO), derrière l’Egypte. C’est aussi un acteur géopolitique volontiers perturbateur, avec des caractéristiques singulières. Découvrez le nombre et la répartition de ses forces armées, ses matériels… mais aussi ses ressources, bases aériennes et navales, centrales nucléaires civiles et sites nucléaires.

Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, Diploweb.com est heureux de vous faire connaitre cette carte de l’Iran commentée extraite de l’« Atlas stratégique de la Méditerranée et du Moyen-Orient » publié par l’institut FMES.
Carte grand format en pied de page.

LA RÉPUBLIQUE islamique d’Iran est un pays dont le système politique est régi par une théocratie de fait. Avec une population de 85 millions d’habitants, l’Iran est le second pays le plus peuplé de la zone Afrique du Nord–Moyen-Orient (ANMO) derrière l’Egypte.

 
Carte de la République islamique d’Iran
Cliquer sur la vignette pour agrandir la carte de la République islamique d’Iran. Cette carte est extraite de la publication de l’institut FMES, Atlas stratégique de la Méditerranée et du Moyen-Orient, téléchargeable sur le site de l’institut FMES
Orcier/FMES

Sur le plan économique, l’Iran dispose d’un PIB de 389 milliards de dollars. Les principales sources de richesse du pays proviennent de l’industrie pétrolière, de la production de pistaches, de l’industrie du tapis ainsi que de l’industrie locale. Le budget de la défense s’élève à hauteur de 1 034 000 milliards de rials iraniens soit 158 % d’augmentation en comparaison des 400 200 rials budgétisés pour l’exercice 2022/2023. Les forces armées iraniennes comptent un effectif de 630 000 soldats. Si la République islamique d’Iran reste très fragile sur le front intérieur, elle a su renforcer sa posture et son influence à l’extérieur, puisqu’elle s’impose désormais comme un acteur incontournable reconnu tel par ses voisins et ses rivaux. Son souci majeur consiste à demeurer indépendante (tant des Occidentaux que de la Chine et de la Russie, avec lesquelles elle coopère étroitement) et à tenir à distance tous ses rivaux via une stratégie de dissuasion efficace. Pour l’instant, l’Iran y parvient grâce à une dissuasion conventionnelle asymétrique fondée sur l’influence régionale, un réseau de proxies à sa main (milices chiites en Irak, Syrie, Liban et Yémen) et un arsenal de missiles balistiques et de drones suffisamment précis pour exercer, le cas échéant, des représailles massives. Faute de pouvoir maintenir cette forme de dissuasion, ou s’il était attaqué, l’Iran pourrait accéder rapidement à la capacité nucléaire militaire que certains dirigeants iraniens perçoivent comme la seule manière de négocier efficacement avec Washington, a fortiori en cas de victoire des Républicains en novembre 2024. En attendant, la poursuite de son programme nucléaire lui permet de faire monter les enchères.

Sur le plan militaire, la République islamique s’est dotée de deux armées parallèles et complémentaires. D’une part, le Corps des gardiens de la révolution (Pasdaran), chargé de garantir la survie du régime (d’où son éparpillement dans les provinces et les principales villes du pays) tout en défendant ses intérêts à l’extérieur (notamment via la Force Al-Qods). Cette garde prétorienne, responsable de la défense des sites les plus sensibles (nucléaires, balistiques et liés au pouvoir), capte l’essentiel du budget militaire, des conscrits les mieux éduqués, l’intégralité des missiles balistiques ainsi que des armements les moins anciens ; elle dispose en outre d’un vaste réservoir de forces à travers les Corps des bassidjis. D’autre part, l’Armée régulière est chargée d’assurer la défense des frontières, de l’espace aérien et des approches maritimes, notamment face à l’Irak, l’Afghanistan et l’Azerbaïdjan avec lesquels les relations sont tendues. Ses matériels sont très largement obsolètes, limitant ses capacités offensives. L’Iran s’est doté d’une industrie d’armement efficace pour copier et améliorer les matériels existants, mais qui ne lui permet pas encore de concevoir des armements radicalement nouveaux, sauf dans le domaine des missiles et des drones. La coexistence des deux forces armées parallèles peut être source de friction. Au bilan, les forces armées iraniennes peuvent interdire le golfe Persique, mener des frappes de rétorsion contre tous leurs rivaux et mener des raids limités (y compris aéroterrestres) en Irak, en Afghanistan et en Azerbaïdjan, tout en envoyant si nécessaire un petit corps expéditionnaire en Syrie ou au Liban. Elles misent davantage sur leurs milices et leurs proxies pour faire pression sur leurs adversaires. L’Iran milite désormais pour la liberté de circulation maritime pour accéder plus aisément à la Syrie, au Venezuela et aux puissances asiatiques à commencer par la Chine. La normalisation récente avec l’Arabie Saoudite sous égide de Pékin contribue à atténuer sensiblement les tensions entre Téhéran et les monarchies du Golfe, isolant davantage Israël.

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Carte de la République islamique d’Iran
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Document ajouté le 6 février 2024
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Avec une population de 85 millions d’habitants, l’Iran est le deuxième pays le plus peuplé de la zone Afrique du Nord–Moyen-Orient, derrière l’Egypte. Quels sont les effectifs de ses forces armées ? Combien de chars, d’avions de combats, de missiles balistiques et frégates ?

Entre golfe arabo-persique et mer Rouge, la nouvelle caravane du désert

Entre golfe arabo-persique et mer Rouge, la nouvelle caravane du désert

par Eugène Berg – Revue Conflits – publié le 29 janvier 2024

https://www.revueconflits.com/entre-golfe-arabo-persique-et-mer-rouge-la-nouvelle-caravane-du-desert/


Le passage en mer Rouge étant bloqué par les houthis, plusieurs compagnies maritimes envisagent un transbordement terrestre via l’Arabie saoudite. Un moyen d’éviter le cap de Bonne Espérance et de limiter les temps de transport. Si un tel passage est techniquement possible, il reste compliqué à effectuer.  

L’entrée en guerre des houthis du Yémen contre Israël en solidarité avec le peuple « martyrisé » de Gaza a d’abord prêté à sourire. Or, voilà que ces farouches guerriers entièrement armés par l’Iran en sont venus à menacer le commerce international et les chaînes d’approvisionnement Asie-Europe. Près de 12% des échanges maritimes (qui constituent à eux seuls 90% des échanges mondiaux en volume) transitent par le détroit de Bab el-Mandeb, étroite voie maritime d’une centaine de kilomètres sur trente qui séparent la côte occidentale du Yémen, dans la péninsule arabique, du littoral de Djibouti, en Afrique orientale, pour rejoindre la mer Rouge avant d’atteindre la Méditerranée par le canal de Suez. Depuis l’arraisonnement spectaculaire du Galaxy Leader, cargo appartenant à un homme d’affaires israélien, le 19 novembre par un commando héliporté, la plupart des grandes compagnies de transports et les pétroliers choisissent la voie maritime du cap de Bonne Espérance, longue de 25 600 kilomètres d’Europe à l’Asie contre 19 500 kilomètres pour la route de la mer Rouge. Ce qui allonge le temps d’acheminement de 12 à 17 jours qui était de 35 à 37 jours.

Répercussions mondiales

Les répercussions n’ont pas tardé à se manifester : transférer un conteneur de 40 pieds de Shanghai à Gênes coûte en janvier 6 282 $ contre 1 344 $ le 26 octobre. En décembre, on a constaté une baisse de 2% des exportations européennes vers l’Asie. Et en Asie, c’est l’Inde qui est le plus touché : 80% de ses échanges de marchandises avec l’Europe transitent par la mer Rouge. Même si les houthis s’arrêtaient de bombarder les bateaux au large du Yémen, il faudrait, selon Drewry, un cabinet anglais spécialiste du transport maritime, à peu près deux mois pour effacer les conséquences de cette crise.

Bien que l’Italie soit le pays le plus affecté d’Europe – 40% de ses échanges commerciaux passent par la mer Rouge, c’est la compagnie allemande Hapag-Lloyd qui a pris une initiative en la matière en décidant de transporter ses marchandises à sec à travers le désert d’Arabie. Parce que c’est toujours plus rapide que de faire le tour par l’Afrique. Selon le service de planification de la compagnie, les cargaisons maritimes en provenance d’Extrême-Orient sont traitées dans les ports de Jebel Ali (EAU) et/ou de Dammam et Jubail (Arabie Saoudite). Elles sont par la suite transportées par des convois de chalutiers porte-conteneurs à travers le désert d’Arabie jusqu’à Jeddah, sur la côte de la mer Rouge. Ils sont ensuite à nouveau chargés sur des navires à vapeur et partent pour l’Europe en passant par le canal de Suez. Un acheminement routier met 15 à 16 heures pour traverser le désert. Reste à savoir quel volume pourra être expédié par cette voie sachant qu’un vaisseau peut charger plus de 20 000 boîtes, un train 150 conteneurs et un camion, un seul. Trouvera-t-on suffisamment de poids lourds ou ne seront envoyés par cette voie que les marchandises les plus coûteuses et les plus urgentes ? Une autre question est de savoir si les houthis s’aventureront à frapper ces convois de camions, ce qui paraît peu probable. Certes ils disposent de missiles balistiques d’origine iranienne, Fateh – 313 d’une portée de 350 kilomètres, ou de Radd- 500 d’une portée de 500 kilomètres ou de missiles de croisière Noor d’une portée de 300 kilomètres ou Paveh/351 d’une portée de 800 kilomètres.

Mais est-ce le souhait de leur protecteur iranien d’endommager ses relations avec l’Arabie Saoudite avec lequel furent renouées les relations diplomatiques, le 10 mars 2023 sous l’égide de Pékin ? Une Chine qui, malgré sa présence militaire à Djibouti, reste en retrait, ne voulant pas dilapider son capital diplomatique. La Chine vient toutefois de demander à l’Iran d’aider à limiter les attaques des Houthis en mer Rouge.

Cela illustre, en tout cas, l’importance de l’Arabie saoudite, et de la péninsule arabique, située entre golfe arabo-persique et mer Rouge, ce vaste rectangle gorgé d’hydrocarbures, enserré dans le triangle formé du canal de Suez, du détroit d’Ormuz et du Bab el-Mandeb qui porte bien son nom.

Les minutes du huis clos sanglant entre Arnaud Beltrame et Radouane Lakdim

Les minutes du huis clos sanglant entre Arnaud Beltrame et Radouane Lakdim

La cour d’assises spéciales de Paris s’est penché sur les dernières minutes de la prise d’otages du Super U de Trèbes, durant lesquelles l’officier a été touché de plusieurs balles et égorgé par le terroriste.

La cour d'assises spéciale de Paris, où se déroule depuis le lundi 22 janvier 2024, le procès de sept personnes jugées pour complicité avec le terroriste responsable des attaques de Carcassonne et Trèbes, en mars 2018. (Photo: P-M.Giraud/L'Essor)par Pierre-Marie Giraud – L’Essor – publié le 25 janvier 2024

https://lessor.org/societe/trois-calibres-differents-utilises-dans-le-super-u


La cour d’assises spéciale de Paris, où se déroule depuis le lundi 22 janvier 2024, le procès de sept personnes jugées pour complicité avec le terroriste responsable des attaques de Carcassonne et Trèbes, en mars 2018. (Photo: P-M.Giraud/L’Essor)

Pourquoi l’antenne GIGN (AGIGN) de Toulouse n’a-t-elle pas donné l’assaut dès les mots « Attaque, assaut, assaut », criés par le lieutenant-colonel Arnaud Beltrame, otage depuis près de trois heures de Radouane Lakdim ? Comment et par quelle(s) arme(s) l’officier a-t-il été blessé par balles avant d’être égorgé par le terroriste ?

La cour d’assises spéciale de Paris, où sont jugés depuis lundi des proches de Radouane Lakdim, auteur des attentats de Carcassonne et de Trèbes en 2018, tente de répondre à ces questions. Mercredi en fin d’après-midi, le président Laurent Raviot a fait diffuser dans la salle l’enregistrement audio de la négociation avec Radouane Lakdim. Le 23 mars à 14h13, la cellule de négociation du GIGN central à Satory, appelle le Super U de Trèbes où se trouve le terroriste, qui a déjà tué par balles deux hommes près de trois heures auparavant.

En mars 2018, les quatorze antennes GIGN n’étaient pas rattachées – comme aujourd’hui – au GIGN central et restaient sous le commandement opérationnel des régions de gendarmerie où elles étaient implantées. Mais, pour la négociation, le GIGN de Satory prenait la main lorsque la situation s’aggravait. Le GIGN pouvait également prendre la suite de l’antennes GIGN engagée.

Radouane Lakdim se trouve dans un petit bureau face au lieutenant-colonel Arnaud Beltrame qui a pris la place de Julie, prise en otage. »Allô, bonjour, c’est Radouane ?« , demande l’un des négociateurs. « Non, moi je suis le lieutenant-colonel Beltrame, je suis l’otage« . Le négociateur demande alors à l’officier si Radouane Lakdim accepte de parler. Celui-ci prend le combiné et exige d’une voix forte la libération de Salah Abdeslam, seul survivant des commandos des attentats du 13 novembre 2015 (130 morts). Il refuse ensuite de parler à sa mère. C’est le moment où Arnaud Beltrame crie « attaque, assaut, assaut ». Des mots que les négociateurs n’entendent pas. Pendant les minutes qui suivent, on entend les râles d’Arnaud Beltrame qui vient vient d’être égorgé de plusieurs coups de poignard après avoir été blessé par trois balles.

« Arnaud c’est toi qui fais ces bruits ? Tu es blessé ? « , demande le négociateur. Il est 14h27, les gendarmes de l’AGIGN de Toulouse donnent l’assaut. Ils neutralisent le terroriste de cinq balles. Arnaud Beltrame décèdera de ses blessures quelques heures plus tard.

Trois calibres différents utilisés dans le Super U

Après le témoignage des gendarmes mardi et mercredi, c’est au tour des experts d’apporter jeudi matin leurs lumières à la cour. Un expert balistique explique qu’il a examiné « les 18 étuis percutés », retrouvés sur les différentes scènes de crime de Carcassonne et à Trèbes. 13 balles de calibre 7,65 mm, ont été tirées, dit-il, par le pistolet semi automatique, de marque Ruby, de Radouane Lakdim. C’est une arme « très fiable », née en 1910, utilisée durant la Grande Guerre dans les tranchées, puis par la Police et la Gendarmerie. A l’époque, il n’y avait pas de registres des armes tenus par les fabricants et, donc, pas de possibilité aujourd’hui de retracer le trajet de cette arme de catégorie B (arme de guerre) et interdite à la vente et à la revente. Selon cet expert, le Ruby du terroriste « ne présente pas d’anomalie de fonctionnement et était bien entretenu« . Cinq autres étuis de 9 mm ont été expertisés : quatre tirés par des pistolets automatiques Glock, utilisés par l’AGIGN de Toulouse et un tiré par le pistolet Sig Sauer du lieutenant-colonel Beltrame. Le dix-neuvième étui est d’un calibre de 5,56 mm (OTAN) qui alimente les fusils d’assaut HK G36, en dotation dans antennes GIGN. Par ailleurs, 39 cartouches non percutées ont été retrouvées, dont 13 de calibre 9 mm, calibre du pistolet d’Arnaud Beltrame, qu’il avait remis à Radouane Lakdim pour accompagner l’échange avec Julie.

L’officier a été touché par trois balles, vraisemblablement tirées par Radouane Lakdim : l’une au bras gauche, l’autre à la main gauche et la dernière au pied droit. Sans que l’on puisse dire à ce moment du procès si elles proviennent toutes les trois du Ruby du terroriste ou de deux armes différentes, celle de Radouane Lakdim et celle d’Arnaud Beltrame. Par ailleurs, selon une autre experte, des résidus de tirs – ces micro particules émises dans l’environnement du tireur lors d’un tir – ont été découvertes sur les mains de Redouane Lakdim, celles de Jean-Michel Mazières, première personne tuée par le terroriste au début de son périple sanglant. Une experte en empreintes digitales a d’autre part relevé les empreintes de Radouane Lakdim sur la queue de détente du Sig Sauer d’Arnaud Beltrame ainsi que sur le chargeur de cette arme qui contenait encore douze munitions.

Les menaces hybrides : quels enjeux pour nos démocraties ?

Les menaces hybrides : quels enjeux pour nos démocraties ?

Par Estelle Hoorickx – Diploweb – publié le 24 janvier 2024  

https://www.diploweb.com/Les-menaces-hybrides-quels-enjeux-pour-nos-democraties.html


Estelle Hoorickx s’exprime ici à titre personnel. Commandante d’aviation, PhD Estelle Hoorickx est chercheuse au Centre d’études de sécurité et défense (CESD), le centre de réflexion de référence spécialisé du ministère de la Défense belge.

Les menaces hybrides : de quoi parle-t-on ? Quels sont les outils hybrides de plus en plus nombreux et diversifiés qui nous menacent ? Quels sont les principaux acteurs des attaques hybrides ? Estelle Hoorickx fait œuvre utile en précisant les concepts, les stratégies et les moyens utilisés pour nuire aux démocraties en les polarisant à outrance. Les défis sont considérables. Seul un effort durable et conjugué de l’UE et des autres démocraties, impliquant l’ensemble des sociétés civiles, peut produire des effets bénéfiques sur le long terme.

Ce document s’inspire de l’analyse personnelle présentée par l’autrice aux membres de la direction générale de la sécurité et de la protection du Parlement européen (DG SAFE) le 7 décembre 2023, à l’occasion de son dixième anniversaire. Il sera publié le 26 janvier 2024 en anglais sous le titre « Hybrid Threats : What are the Challenges for our Democracies ? » dans l’IRSD e-Note 54, janvier 2024″

QUELLES sont les principales menaces hybrides auxquelles nous devons faire face aujourd’hui et vis-à-vis desquelles nous devrons nous prémunir demain pour préserver nos démocraties ? Question cruciale à laquelle il est pourtant difficile de répondre. Ne vaudrait-il d’ailleurs pas mieux parler d’attaques hybrides plutôt que de « menaces hybrides » ? Dans le contexte actuel – où les conflits sont de plus en plus dématérialisés –, les attaques hybrides sont en effet devenues continues, sans que nous en ayons nécessairement conscience. Comme le souligne très justement Nathalie Loiseau, députée française au Parlement européen, il est en effet « difficile de savoir où s’arrête la paix quand la guerre de l’information fait rage en permanence ». [1] En d’autres termes, et sans vouloir être alarmiste, nous sommes toutes et tous, potentiellement, en guerre. Une cyberattaque ou une campagne de désinformation peut en effet avoir des conséquences létales.

Estelle Hoorickx
Commandante d’aviation, PhD Estelle Hoorickx est chercheuse au Centre d’études de sécurité et défense (CESD). Crédit photo : RTL-Info (Belgique)

Depuis une dizaine d’années, les « attaques hybrides » à l’encontre de nos pays occidentaux se sont intensifiées mais également diversifiées. Des « acteurs étrangers, malveillants et autoritaires, étatiques ou non, parmi lesquels la Russie et la Chine » [2], recourent à ces pratiques pour nuire à l’Union européenne (UE) et à ses États membres, saper la confiance de l’opinion publique dans les institutions gouvernementales, empêcher le débat démocratique, attaquer nos valeurs fondamentales et exacerber la polarisation sociale. [3] Nos démocraties – caractérisés par un accès à une information pluraliste, ouverte et largement diffusée – sont particulièrement vulnérables aux campagnes de désinformation mais également aux tentatives d’ingérences étrangères.

Le mythe de la fin de l’histoire qui annonçait le triomphe de la démocratie libérale après l’effondrement du bloc soviétique fait définitivement partie du passé. En 2023, seuls 8 % de la population mondiale vivent dans une démocratie pleine et entière. [4] La brève « pax americana » a bel et bien vécu et entérine le retour d’un nouveau bras de fer non plus entre l’Est et l’Ouest mais plus largement entre « l’Ouest » et le « reste » de la planète, selon la formule de la géopoliticienne Angela Stent. [5] En témoignent les récents événements en Ukraine mais également en Israël, qui révèlent une fois encore la perte d’influence des pays occidentaux sur les enjeux de gouvernance internationale. [6] L’Occident conserve néanmoins un certain attrait auprès des populations non occidentales, ce qui déplaît fortement à certains régimes autoritaires en quête de puissance. [7]

Avant d’analyser plus en détails les menaces hybrides et les enjeux qui y sont liés, il convient de faire un petit rappel historique et sémantique sur la réalité de ces menaces dont on parle de plus en plus mais qui restent souvent mal comprises. Avec les années, le terme « hybride » a en effet évolué et s’est quelque peu éloigné de sa signification originelle. Certains estiment même que cette notion a tendance à devenir une terminologie « fourre-tout ». [8] Il est vrai que le concept est finalement « presque aussi ambigu que les situations qu’il veut décrire sont incertaines ». [9]

Les menaces hybrides : de quoi parle-t-on ?

Dans les dictionnaires de référence, le terme « hybride » renvoie à ce qui est composé de deux éléments de nature différente anormalement réunis. Cet adjectif est d’ailleurs associé à des registres aussi divers que la biologie, l’agriculture ou la linguistique. Ce n’est qu’au début des années 2000 que l’adjectif « hybride » est pour la première fois utilisé en association avec un conflit armé. La « guerre hybride » désigne alors une opération militaire qui combine des tactiques régulières et irrégulières. Selon d’autres théoriciens militaires, « la guerre hybride » combine à la fois du « hard power » (par des mesures de coercition) et du « soft power » (par des mesures de subversion). Enfin, selon une terminologie très otanienne, la guerre hybride consiste à agir sur l’ensemble du « front DIMEFIL », c’est-à-dire sur les fronts diplomatique, informationnel, militaire, économique et financier, mais également sur le front du renseignement et celui du droit. [10]

Si la notion de « guerre hybride » est donc utilisée pour la première fois au début des années 2000 par des officiers américains à propos de l’« insurrection tchétchène » puis de la guerre en Irak, l’UE dévoile sa première définition de la « guerre hybride » en mai 2015. Sans nommer la Russie, cette définition décrit alors les tactiques militaires et non militaires utilisées par Moscou pour dominer politiquement la Crimée, tout en générant de l’ambiguïté concernant l’origine des attaques. En Crimée, le Kremlin a en effet eu recours à une panoplie d’outils hybrides, tels que des cyberattaques, des campagnes de désinformation, les désormais fameux « petits hommes verts » (soldats sans insignes qui ne pouvaient pas être clairement identifiés) ou des « proxys » (forces agissant par procuration pour Moscou). En somme, le Kremlin a eu recours à toutes sortes de modes opératoires qui lui permettaient de générer des effets stratégiques sans avoir à subir les conséquences d’une opération militaire en bonne et due forme. [11]

En novembre 2015, peu de temps après les attaques terroristes particulièrement sanglantes dont la France a fait l’objet, l’OTAN propose à son tour une définition de la guerre hybride qui précise, pour la première fois, que celle-ci peut être menée non seulement par des acteurs étatiques mais également par des acteurs non étatiques. À l’époque, beaucoup considèrent en effet que l’État islamique (également appelé « Daesh ») constitue la « forme la plus aboutie de l’ennemi hybride ». [12] On estime alors que Daesh est passé maître dans ce qu’on appelle alors la « techno-guérilla » : il combine l’usage du terrorisme et de la guérilla avec des technologies avancées, également utilisées par les armées dites « régulières », tels que les drones, les missiles anti-char et les réseaux sociaux, qui permettent à l’État islamique de mener une guerre psychologique particulièrement efficace. [13]

Les objectifs poursuivis par les auteurs des « activités hybrides » consistent notamment à renforcer leur influence et à saper la confiance de l’opinion publique dans les valeurs fondamentales et les institutions démocratiques de l’UE et de ses États membres.

Depuis 2016, l’UE préfère utiliser le terme de « menace(s) hybride(s) » plutôt que celui de « guerre hybride », terme adopté par l’OTAN dès 2014, année de l’invasion de la Crimée par la Russie. [14] Depuis 2018, l’UE précise que les objectifs poursuivis par les auteurs des « activités hybrides » consistent notamment à renforcer leur influence et à saper la confiance de l’opinion publique dans les valeurs fondamentales et les institutions démocratiques de l’UE et de ses États membres. [15]

D’après les documents stratégiques les plus récents de l’UE, les acteurs étatiques (ou non étatiques) qui recourent à ce genre de pratiques vont tenter de garder leurs activités en dessous de ce qui leur paraîtra être un seuil au-delà duquel ils déclencheraient une réponse coordonnée (y compris militaire et/ou juridique) de la communauté internationale. Pour ce faire, ils ont recours, souvent de manière « très coordonnée », à une panoplie de modes opératoires (ou d’« outils » [16]) conventionnels et non conventionnels qui leur permettent d’exploiter les vulnérabilités de la cible visée et de créer de l’ambiguïté sur l’origine (ou l’« attribution ») de l’attaque. [17] Certains préfèrent d’ailleurs parler de « guerre du seuil », de « guerre ambiguë » ou de « guerre liminale » (liminal warfare, guerre à la limite de la perception) plutôt que de parler de « guerre hybride ». [18]

Les attaques hybrides permettent de rester dans une « zone grise » (entre guerre et paix) et d’éviter une confrontation militaire directe (et les coûts économiques et humains qui vont avec), le risque d’une action militaire ouverte n’étant pas exclu. [19] Une campagne hybride peut en effet se dérouler en plusieurs phases : tout d’abord, la mise en place discrète de la menace (« the priming phase »), qui peut se traduire par des campagnes d’ingérences, la mise en place de dépendances économiques et énergétiques, l’élaboration de normes juridiques dans des instances internationales afin de défendre ses propres intérêts. Puis, cette campagne hybride peut entrer dans une phase plus agressive et plus visible de déstabilisation, où l’attribution des faits devient plus nette. Cette phase se traduit par différentes opérations et campagnes hybrides, telles que des campagnes de propagande – plus virulentes cette fois –, une augmentation des cyberattaques ou des attaques contre des infrastructures critiques (y compris dans l’espace). Cette phase de déstabilisation vise à forcer une décision et/ou renforcer la vulnérabilité de l’adversaire (en favorisant la polarisation sociale ou les dissensions interétatiques par exemple). Cette deuxième phase fait généralement suite à une situation géopolitique particulière : des élections, des sanctions politiques, des accords internationaux ou la mise en place d’alliances. Enfin, cette étape de déstabilisation peut mener à une troisième et dernière phase qui est celle de la coercition, de l’escalade : on passe alors d’une menace hybride à une véritable guerre hybride où l’usage de la force devient central (et non plus superflu), mais où l’« attribution » de l’attaque reste compliquée, ambiguë. [20]

L’invasion de la Crimée par la Russie en 2014 reste le meilleur exemple de ce que peut être une guerre hybride : une kyrielle d’outils hybrides sont utilisés, y compris l’outil militaire, mais l’attribution de la guerre reste ambiguë. A contrario, la guerre qui a lieu en Ukraine depuis février 2022, même si elle a été précédée par une phase de déstabilisation, n’est pas une guerre hybride en tant que telle mais bien une guerre de haute intensité, dont l’auteur – à savoir la Russie – est clairement identifié, même lorsqu’il a recours à des outils hybrides telles que des cyberattaques, des campagnes de propagande et de désinformation ainsi que des attaques sur les infrastructures critiques.

La stratégie hybride est désormais perçue, à juste titre, comme un « multiplicateur de forces » (« force multiplier »), même face à un adversaire qui aurait le dessus, puisqu’elle s’emploie à réduire le risque d’une réaction militaire. [21] Les attaques hybrides semblent d’ailleurs « soigneusement calibrées » pour ne pas remplir les conditions visées dans la clause d’assistance mutuelle du traité sur l’UE (article 42§7 TUE) et dans l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord. [22] L’assimilation d’une ou de plusieurs « menace(s) hybride(s) » à une « attaque armée » n’est en effet pas chose aisée. [23]

En définitive, selon l’UE, quatre éléments importants caractérisent aujourd’hui la stratégie hybride : 1) son côté « hybride », puisqu’elle recourt à la fois à des éléments conventionnels et non conventionnels ; coercitifs ou non coercitifs (subversifs) ; 2) son côté ambigu : les auteurs d’une attaque hybride essaient, dans la mesure du possible, d’atteindre leurs objectifs en passant « en dessous des radars » [24] afin d’empêcher toute réaction ; 3) sa finalité stratégique, puisque la stratégie hybride vise essentiellement à nuire et/ou affaiblir les sociétés démocratiques afin de renforcer l’influence de celui qui s’en sert ; 4) son côté évolutif : on peut passer du stade de menaces hybrides à celui de guerre hybride.

Autrement dit, si une attaque hybride est toujours le fruit d’une combinaison d’outils, toutes les combinaisons ne donnent pas nécessairement une campagne hybride. [25] Ainsi par exemple, une cyberattaque isolée réalisée par un hacker isolé afin d’obtenir une rançon n’est pas une attaque hybride. Des campagnes de propagande combinées à des actes terroristes revendiqués ne constituent pas non plus une attaque hybride puisque l’auteur des faits est clairement identifié et que le but ultime de l’opération est de provoquer la terreur.

Des outils hybrides de plus en plus nombreux et diversifiés

Le recours à certains outils hybrides – propagande, sabotage, guerre par procuration –, même de façon combinée, est aussi ancien que la guerre. En réalité, ce qui a changé c’est surtout le contexte géopolitique qui est devenu plus complexe, plus incertain et plus « flou » [26], et qui de facto favorise, depuis une dizaine d’années, le développement rapide et la diversification de ces outils hybrides. Les nouvelles technologies – telles que l’intelligence artificielle ou les réseaux sociaux – mais également les relations d’interdépendance – financières, énergétiques, alimentaires, technologiques et cognitives – qui existent entre les États favorisent et amplifient l’usage des outils hybrides. En outre, les effets des attaques hybrides sont de plus en plus directs et sévères, alors que paradoxalement ces attaques ne sont pas plus faciles à « attribuer », et ce malgré l’évidence de certains faits.

Ainsi par exemple, la Boussole stratégique considère désormais « l’instrumentalisation de la migration irrégulière, l’utilisation stratégique du droit ainsi que la coercition ciblant notre sécurité économique et énergétique » comme des menaces hybrides. Le document précise en outre que les « activités de manipulation de l’information et d’ingérences menées depuis l’étranger » ( ou « FIMI » [27]) sont aussi des menaces hybrides, qui peuvent être particulièrement dangereuses pour nos démocraties. [28] Elles visent en effet à influencer les débats sociétaux, introduire des clivages et interférer avec les processus de prise de décisions démocratiques. [29] Les sujets polarisants de nature à susciter énervements et radicalité, – tels que ceux liés aux changements climatiques et aux questions du genre, des minorités ou de l’immigration – sont dès lors des cibles privilégiées par les « acteurs FIMI ». [30]

Quels sont les principaux acteurs des attaques hybrides ?

Si les acteurs étatiques et non étatiques ayant recours aux outils hybrides sont de plus en plus nombreux [31], la Russie de Vladimir Poutine reste actuellement un des acteurs principaux de la stratégie hybride, dont on retrouve des éléments dès 2013 dans la fameuse « doctrine Gerasimov ». Ce document insiste en effet sur la nécessité pour la Russie de recourir, dans les conflits actuels, à des instruments autres que la puissance militaire afin de répondre à la guerre non linéaire menée par les Occidentaux. [32]

Le président russe semble s’être fixé un double objectif : « ne plus laisser reculer l’influence russe ni avancer l’attrait pour l’Ouest ».

Depuis le fameux discours de Vladimir Poutine prononcé à Munich en 2007 – dans lequel il dénonce « la domination de l’Occident sur l’ordre mondial postbipolaire » [33] –, le président russe semble s’être fixé un double objectif : « ne plus laisser reculer l’influence russe ni avancer l’attrait pour l’Ouest ». [34] Concrètement, cela se traduit par des attaques hybrides massives (cyberattaques et campagnes informationnelles en particulier) à l’encontre de l’Estonie en 2007, de la Géorgie en 2008 et surtout, dès 2014, de l’Ukraine. [35] En outre, depuis février 2022, on assite au premier conflit de haute intensité qui s’accompagne, en temps réel, d’attaques sur les terrains numérique et informationnel, y compris dans l’espace (en témoigne l’attaque du satellite KA-SAT le jour même de l’invasion). [36] La guerre hybride du Kremlin s’étend également à d’autres États partenaires de l’UE, tels que la Moldavie. Ce pays, dont la candidature à l’UE a été accordée en juin 2022, est en effet victime de campagnes de désinformation massives, d’opérations de sabotage mais également de chantage énergétique concernant son approvisionnement en gaz. [37]

Les pays de l’UE ne sont évidemment pas épargnés : cyberattaques, campagnes de désinformation, ingérence directe dans les élections et dans les processus politiques. [38] Certains États européens – tels que la Pologne et la Finlande – accusent également Moscou et son allié biélorusse d’instrumentaliser les flux d’immigration irrégulière à des fins d’intimidation et de déstabilisation. [39] Ainsi par exemple, les foules de migrants auxquelles a été confrontée la Pologne en 2021 étaient encadrées, dirigées et parfois molestées par des hommes cagoulés et en tenue militaire indéterminée (ce qui fait d’ailleurs fortement penser aux « petits hommes verts » vus en Crimée il y a sept ans). [40]

Les opérations de sabotage des infrastructures critiques – câbles sous-marins et gazoducs en particulier – font également partie des nouveaux modes opératoires hybrides, puisqu’elles permettent à leurs auteurs de « passer sous les radars » tout en mettant à mal la sécurité économique et énergétique des pays visés. Parmi les exemples récents, citons notamment les explosions sur les gazoducs Nord Stream ou, plus récemment encore, l’endommagement du gazoduc et du câble de télécommunications reliant l’Estonie et la Finlande. [41]

Notons enfin que certaines campagnes hybrides qui visent les démocraties en dehors du continent européen peuvent aussi avoir des conséquences sur la stabilité de l’UE et de ses États membres ; en témoignent les campagnes de désinformation et d’ingérence étrangères russes en Afrique subsaharienne, qui ont contribué en partie non seulement aux récents coups d’État au Mali, au Burkina Faso et au Niger mais également à la perte d’influence de la France dans la région. [42]

La Chine fait également partie des pays dont la stratégie hybride préoccupe de plus en plus l’UE et ses États membres. [43] L’Europe est en effet devenue « un des principaux théâtres d’opérations de la grande stratégie chinoise » [44] de Xi Jinping, qui vise à faire de la Chine un « leader global en termes de puissance nationale et d’influence internationale d’ici 2049 », date hautement symbolique pour la République populaire de Chine (puisqu’elle célèbrera les 100 ans de sa naissance). [45]

La « Nouvelle route de la soie » – ce vaste programme de développement des infrastructures de transport visant, depuis 2013, à relier la Chine et le reste du monde par la construction d’immenses segments routiers, ferroviaires et maritimes, spatiaux et cyberspatiaux – constitue la forme la plus visible de cette grande stratégie visant à répondre aux énormes besoins de la Chine et de sa croissance, au point que certains qualifient désormais cette dernière d’« Empire du besoin ». Cette route permet en effet le transfert vers la Chine de toutes les ressources naturelles, semi-finies, financières, intellectuelles et humaines dont « l’Empire du Milieu » a besoin pour mener à bien sa grande stratégie de développement. C’est dans ce cadre que l’Europe est devenue un « espace utile » pour Pékin – autrement dit un espace pour répondre au système de besoins propre à la Chine contemporaine. Contrairement à certaines idées reçues, la « Nouvelle route de la soie » – ou Belt and Road Initiative (BRI) » – ne vise donc pas en priorité à diffuser un « modèle chinois » au reste du monde. [46]

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les investissements chinois dans le domaine portuaire européen (port du Pirée en Grèce et port d’Hambourg en Allemagne, en particulier), mais également dans le domaine de la recherche (via notamment le programme d’échange scientifique des « Mille talents » ou le déploiement d’instituts Confucius en Europe) ou encore ses investissements dans les domaines des télécommunications et de la 5 G. Tous ces investissements et opérations d’influence, de lobbying, voire d’espionnage en Europe constituent autant de leviers (ou d’« outils hybrides ») que Pékin peut utiliser au détriment des intérêts européens. [47] On se rappelle en décembre 2021, dans le contexte du rapprochement diplomatique de Vilnius avec Taïwan, l’épisode des containers arrivant de Lituanie qui n’étaient plus autorisés à entrer dans les ports chinois en raison de problèmes techniques inopinés. [48]

Certains estiment que, sur le long terme, la menace géopolitique la plus grave proviendra de Pékin et non de Moscou. Pour reprendre les propos du patron du renseignement intérieur allemand, Thomas Haldenwang, « si la Russie est la tempête, la Chine est le changement climatique ». [49]

Pour atteindre ses objectifs, la Chine ne cache en tout cas pas sa volonté de recourir à ce qu’elle appelle la doctrine des « trois guerres » (Three Warfares), adoptée en 2003, et qui envisage la guerre sous les angles psychologique, médiatique et juridique. [50] La « guerre dite psychologique » consiste à influencer et perturber les capacités de décision et d’action de l’adversaire par le biais de pressions diplomatiques et économiques et de campagnes de désinformation. La « guerre médiatique (ou de l’opinion publique) » vise quant à elle à influencer et conditionner les perceptions à travers les médias tant chinois qu’étrangers, ainsi qu’à travers l’édition et le cinéma. Enfin, la « guerre du droit » implique l’exploitation et la manipulation des systèmes juridiques dans le but d’obtenir des gains politiques, commerciaux ou militaires. La Chine instrumentalise par exemple le droit de la mer pour faire prévaloir ses ambitions en mer de Chine méridionale. [51]

Si la Chine n’est pas le seul pays à recourir à ce genre de stratégie hybride, certains s’inquiètent néanmoins de ce qu’ils appellent la « russianisation des opérations d’influence » chinoises, en particulier vis-à-vis de l’UE et de ses États membres. Jusqu’il y a peu, la Chine était en effet souvent présentée, contrairement à la Russie, comme un pays ne menant pas de « campagnes de désinformation agressives » dans le but d’exploiter les divisions d’une société, et n’ayant pas un champ d’application mondial (mais seulement régional). Si cela était peut-être vrai il y a quelques années, cela ne l’est plus aujourd’hui (certains parlent de diplomatie du « loup guerrier » pour décrire l’agressivité dont peuvent faire preuve certains diplomates chinois). Défendre le Parti communiste chinois (PCC) apparaît désormais plus important que gagner les cœurs et les esprits, y compris à l’égard de l’UE et de ses États membres. [52]

L’offensive de charme lancée par Pékin en Europe entre 2012 et 2016 n’a globalement pas convaincu. [53] L’UE considère en effet la Chine certes comme « un partenaire en matière de coopération », mais désormais également comme « un concurrent économique et un rival systémique ». [54] Autrement dit, et pour reprendre les termes du Haut Représentant Josep Borrell, il convient de « s’engager avec la Chine sur de nombreux fronts », mais également de réduire les risques dans notre relation avec elle. Tâche en réalité autrement plus difficile qu’avec la Russie. En effet, si le commerce extérieur russe ne représente que 1 % du produit national brut mondial, la part de la Chine pèse vingt fois plus lourd… [55]

Conclusion

Dans un contexte géopolitique caractérisé par une nouvelle forme de rivalité entre « un Sud élargi » (ou « Sud global ») et « un Ouest qui se rétrécit » [56] et perd de son influence, l’UE doit plus que jamais continuer à renforcer sa résilience pour faire face à des attaques hybrides toujours plus nombreuses et aux effets de plus en plus directs et sévères.

Si notre économie ouverte et nos valeurs démocratiques constituent notre force et notre fierté, elles sont également une source de vulnérabilité. La pandémie de Covid-19 et l’invasion de l’Ukraine par la Russie ont mis en évidence les risques de certaines dépendances économiques. [57] Des régimes autoritaires et des groupes haineux s’acharnent à polariser nos sociétés, pourtant pacifiques, et rencontrent un certain succès. [58] Les périodes d’élection, de tensions sociales, de crises géopolitiques, d’urgence climatique sont autant de périodes à risque.

Si on ne peut que se réjouir des nombreux outils, documents juridiques, directives, stratégies, groupes de travail et autres commissions spéciales qui ont été mis en place par l’UE pour diminuer nos vulnérabilités face aux menaces hybrides, les défis restent énormes. Nos infrastructures critiques, notre économie, nos valeurs et nos outils de communication doivent être protégés et défendus. Seul un effort durable et conjugué de l’UE et des autres démocraties, impliquant l’ensemble de nos sociétés civiles, peut produire des effets bénéfiques sur le long terme.

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Les publication de l’IRSD et du CESD

Toutes les publications de l’l’Institut royal supérieur de défense (IRSD) et les e-Notes du Centre d’études de sécurité et de défense (CESD).


[1] Nathalie Loiseau, La guerre qu’on ne voit pas venir (Paris : L’Observatoire, 2022), 453.

[2] Parlement européen, Résolution du Parlement européen du 9 mars 2022 sur l’ingérence étrangère dans l’ensemble des processus démocratiques de l’Union européenne, y compris la désinformation, 2020/2268(INI) (Strasbourg : 2022), https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9-2022-0064_FR.html.

[3] Commission européenne, Communication conjointe au Parlement européen, au Conseil européen et au Conseil. Accroître la résilience et renforcer la capacité à répondre aux menaces hybrides, JOIN(2018) 16 final (Bruxelles : 2018), https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A52018JC0016.

[4] Economist Intelligence Unit (EIU), Democracy Index 2022 (s.l. : Economist Intelligence Unit, 2022), https://www.eiu.com/n/campaigns/democracy-index-2022/. Depuis 2016, on dénombre davantage de démocraties en déclin que de démocraties en marche dans le monde (International Institute for Democracy and Electoral Assistance – IDEA), The Global State of Democracy 2023. The New Checks and Balances (Stockholm : IDEA, 2023), https://www.idea.int/publications/catalogue/global-state-democracy-2023-new-checks-and-balances.

[5] Angela Stent, Putin’s World : Russia Against the West and with the Rest (New York : Twelve, 2019).

[6] François Polet, « Comment la guerre Israël – Hamas va accélérer la désoccidentalisation du monde, » Le Vif, 24 octobre 2023, https://www.levif.be/international/moyen-orient/comment-la-guerre-israel-hamas-va-accelerer-la-desoccidentalisation-du-monde/.

[7] La dernière enquête de l’ECFR (European Council on Foreign Relations) confirme l’attrait des populations non occidentales pour les valeurs occidentales (Timothy Garton Ash, Ivan Krastev et Mark Leonard, « Living in an à la carte world : What European policymakers should learn from global public opinion » European Council on Foreign Relations, 15 novembre 2023, https://ecfr.eu/publication/living-in-an-a-la-carte-world-what-european-policymakers-should-learn-from-global-public-opinion/).

[8] Jérôme Maire, « Stratégie hybride, le côté obscur de l’approche globale ?, » Revue Défense Nationale, n° 811 (septembre 2016) : 3, https://www.defnat.com/e-RDN/vue-tribune.php?ctribune=882.

[9] Nicolas Barotte, « Migrants en Biélorussie : le casse-tête stratégique des menaces “ hybrides ”, » Le Figaro, mis à jour le 13 novembre 2021, https://www.lefigaro.fr/international/le-casse-tete-strategique-des-menaces-militaires-hybrides-20211112.

[10] Estelle Hoorickx, « La Défense contre les “ menaces hybrides ” : la Belgique et la stratégie euro-atlantique, » Sécurité & Stratégie (Institut royal supérieur de défense), n° 131 (octobre 2017) : 3-4, https://www.defence-institute.be/publications/securite-strategie/ss-131/.

[11] Hoorickx, « La Défense contre les “ menaces hybrides ”, » 5.

[12] Joseph Henrotin, « L’État islamique, forme la plus aboutie de l’ennemi hybride ?, » Défense & Sécurité Internationale hors-série, n° 40 (mai 2015), https://www.areion24.news/2015/05/22/letat-islamique-forme-la-plus-aboutie-de-lennemi-hybride/.

[13] Hoorickx, « La Défense contre les “ menaces hybrides ”, » 6-7.

[14] Hoorickx, « La Défense contre les “ menaces hybrides ”, » 3-21.

[15] Commission européenne, Communication conjointe au Parlement européen, au Conseil européen et au Conseil. Accroître la résilience, 1 ; Georgios Giannopoulos, Hanna Smith et Marianthi Theocharidou, The Landscape of Hybrid Threats. A conceptual Model (Luxembourg : Publications Office of the European Union, 2021), 6, https://www.hybridcoe.fi/publications/the-landscape-of-hybrid-threats-a-conceptual-model/.

[16] Giannopoulos, Smith et Theocharidou, The Landscape of Hybrid Threats, 6.

[17] Hoorickx, « La Défense contre les “ menaces hybrides ”, » 3-21.

[18] Hoorickx, « La Défense contre les “ menaces hybrides ”, » 3-21 ; Jean-Michel Valantin, « La longue stratégie russe en Europe, » Le Grand Continent, 10 février 2023, https://legrandcontinent.eu/fr/2023/02/10/la-longue-strategie-russe-en-europe/.

[19] Hoorickx, « La Défense contre les “ menaces hybrides ”, » 8, 10 ; Giannopoulos, Smith et Theocharidou, The Landscape of Hybrid Threats, 36.

[20] Giannopoulos, Smith et Theocharidou, The Landscape of Hybrid Threats, 36-42.

[21] Giannopoulos, Smith et Theocharidou, The Landscape of Hybrid Threats, 15.

[22] Parlement européen, Résolution du Parlement européen.

[23] Estelle Hoorickx et Carolyn Moser, « La clause d’assistance mutuelle du Traité sur l’Union européenne (article 42§7 TUE) permet-elle de répondre adéquatement aux nouvelles menaces ?, » e-Note 40 (Institut royal supérieur de défense), 11 mai 2022, https://www.defence-institute.be/publications/e-note/e-note-40/.

[24] Giannopoulos, Smith et Theocharidou, The Landscape of Hybrid Threats, 6.

[25] Giannopoulos, Smith et Theocharidou, The Landscape of Hybrid Threats, 33.

[26] Georges-Henri Soutou, « La stratégie du flou, » Politique Magazine, n° 131 (juillet-août 2014).

[27] L’acronyme « FIMI », pour Foreign Information Manipulation and Interference, est utilisé par l’UE depuis 2021 (Communications stratégiques, Tackling Disinformation, Foreign Information Manipulation & Interference, Service européen pour l’action extérieure (SEAE), 27 octobre 2021, https://www.eeas.europa.eu/eeas/tackling-disinformation-foreign-information-manipulation-interference_en).

[28] Conseil de l’Union européenne, Une boussole stratégique en matière de sécurité et de défense – Pour une Union européenne qui protège ses citoyens, ses valeurs et ses intérêts, et qui contribue à la paix et à la sécurité internationales, 7371/22 (Bruxelles : 2022), 22, https://www.eeas.europa.eu/eeas/une-boussole-strat%C3%A9gique-en-mati%C3%A8re-de-s%C3%A9curit%C3%A9-et-de-d%C3%A9fense_fr.

[29] Parlement européen, Résolution du Parlement européen.

[30] Parlement européen, Résolution du Parlement européen. Selon la lanceuse d’alerte Frances Haugen, les contenus suscitant la réaction « colère » entraîneraient jusqu’à cinq fois plus d’engagements de la part des utilisateurs (Michaël Szadkowski, « Facebook : on sait pourquoi les posts qui énervent étaient plus visibles que les autres, » Huffpost, 27 octobre 2021, https://www.huffingtonpost.fr/technologie/article/facebook-on-sait-pourquoi-les-posts-qui-enervent-etaient-plus-visibles-que-les-autres_187899.html).

[31] Russie, Chine, Iran, Corée du Nord, Hezbollah, Al-Qaeda et « État islamique » notamment (Giannopoulos, Smith et Theocharidou, The Landscape of Hybrid Threats, 16).

[32] Hoorickx, « La Défense contre les “ menaces hybrides ”, » 14.

[33] Tatiana Kastouéva-Jean, « Vladimir Poutine : 20 ans au pouvoir, » Carto, n° 64, (mars-avril 2021) : 19, https://www.areion24.news/produit/carto-n-64/.

[34] Loiseau, La guerre, 19.

[35] Hoorickx, « La Défense contre les “ menaces hybrides ”, » 5-6.

[36] Estelle Hoorickx, « La cyberguerre en Ukraine : quelques enseignements pour l’OTAN et l’UE, » e-Note 49 (Institut royal supérieur de défense), 10 juillet 2023, https://www.defence-institute.be/publications/e-note/e-note-49/.

[37] Conseil de l’Union européenne, Une boussole stratégique  ; Isabelle Lasserre, « Face aux menaces russes, l’Europe se porte au secours de la Moldavie, » Le Figaro, 22 novembre 2022, https://www.lefigaro.fr/international/face-aux-menaces-russes-l-europe-se-porte-au-secours-de-la-moldavie-20221122.

[38] Conseil de l’Union européenne, Une boussole stratégique. ; Sur les campagnes de désinformation et d’ingérences menées par Moscou vis-à-vis de l’UE, lire également : Estelle Hoorickx, « La lutte euro-atlantique contre la désinformation : état des lieux et défis à relever pour la Belgique, » Sécurité & Stratégie (Institut royal supérieur de défense), n° 150 (octobre 2021), https://www.defence-institute.be/publications/securite-strategie/ss-150/.

[39] Nicolas Barotte, « Migrants en Biélorussie : le casse-tête stratégique des menaces “ hybrides ”, » Le Figaro, mis à jour le 13 novembre 2021, https://www.lefigaro.fr/international/le-casse-tete-strategique-des-menaces-militaires-hybrides-20211112 ; Anne-Françoise Hivert, « Au poste de Nuijamaa, en Finlande : “ Un policier russe m’a vendu un vélo pour rejoindre la frontière ”, » Le Monde, mis à jour le 4 décembre 2023, https://www.lemonde.fr/international/article/2023/12/03/tensions-migratoires-a-la-frontiere-entre-la-russie-et-la-finlande_6203632_3210.html.

[40] Aziliz Le Corre, « Frontière polonaise : “ La Russie et la Turquie instrumentalisent les migrants pour déstabiliser l’Europe ”, » Le Figaro, 10 novembre 2021, https://www.lefigaro.fr/vox/monde/frontiere-polonaise-la-russie-et-la-turquie-instrumentalisent-les-migrants-pour-destabiliser-l-europe-20211110.

[41] Aurélie Pugnet, « [Analyse] Assurer la sécurité des câbles sous-marins : deuxième défi européen après les gazoducs ?, » B2 Pro Le quotidien de l’Europe géopolitique, 21 octobre 2022, https://club.bruxelles2.eu/2022/10/analyse-assurer-la-securite-des-cables-sous-marins-deuxieme-defi-europeen-apres-les-gazoducs/ ; Olivier Jehin, « [Actualité] Sabotage sur un gazoduc reliant Estonie et Finlande. L’UE et l’OTAN en alerte, » B2 Pro Le quotidien de l’Europe géopolitique, 11 octobre 2023, https://club.bruxelles2.eu/2023/10/actualite-gazoduc-et-cable-endommages-entre-lestonie-et-la-finlande-lotan-alertee/.

[42] « Traquer l’ingérence russe pour saper la démocratie en Afrique, » Éclairage, (Centre d’études stratégiques de l’Afrique), 10 juillet 2023, https://africacenter.org/fr/spotlight/traquer-ingerence-russe-saper-democratie-afrique/ ; AB Pictoris, Pierre Verluise et Selma Mihoubi, « La Russie en Afrique francophone depuis les indépendances : quels moyens pour une lutte d’influence franco-russe (1960-2023) ?, » Diploweb.com, 18 février 2023, https://www.diploweb.com/La-Russie-en-Afrique-francophone-depuis-les-independances-quels-moyens-pour-une-lutte-d-influence.html ; Guillaume Soto-Mayor, Admire Mare et Valdez Onanina, « Comprendre la désinformation en Afrique, » Le Grand Continent, 26 octobre 2023, https://legrandcontinent.eu/fr/2023/10/26/comprendre-la-desinformation-en-afrique/.

[43] Communication stratégique, groupes de travail et analyse de l’information (STRAT.2), 1st EEAS Report on Foreign Information Manipulation and interference Threats. Towards a framework for networked defence (Bruxelles. : Service européen pour l’action extérieure (SEAE), 2023), https://www.eeas.europa.eu/eeas/1st-eeas-report-foreign-information-manipulation-and-interference-threats_en.

[44] Jean-Michel Valantin, « Comment la Chine a fait de l’Europe son “ espace utile ”, » Le Grand continent, 25 avril 2023, https://legrandcontinent.eu/fr/2023/04/25/comment-la-chine-a-fait-de-leurope-un-espace-utile-x/.

[45] Colon, La guerre de l’information (Paris : Tallandier, 2023), 389.

[46] Valantin, « Comment la Chine. »

[47] Luc de Barochez, « L’inconscience de l’Europe face aux agents chinois, » Le Point hors-série. Chine, le temps de l’affrontement, n° 12 (octobre-novembre 2023) : 45. Philippe Le Corre, « Avec l’Europe, un dialogue de sourds, » Le Point hors-série. Chine, le temps de l’affrontement, n° 12 (octobre-novembre 2023) : 52-53 ; Parlement européen, Résolution du Parlement européen, BY, BZ.

[48] Frédéric Lemaître, « La guerre hybride de la Chine contre la Lituanie et l’Union européenne, » Le Monde, 23 décembre 2021, https://www.lemonde.fr/international/article/2021/12/23/la-guerre-hybride-de-la-chine-contre-la-lituanie-et-l-union-europeenne_6107121_3210.html.

[49] de Barochez, « L’inconscience de l’Europe. »

[50] Hoorickx, « La Défense contre les “ menaces hybrides ”, » 7.

[51] Colon, La guerre de l’information, 372-373.

[52] Paul Charon et Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Les opérations d’influence chinoises (Paris : IRSEM, 2021), 619, 623-624, 630, https://www.irsem.fr/rapport.html.

[53] Le Corre, « Avec l’Europe, » 52.

[54] Conseil de l’Union européenne, Une Boussole stratégique, 8.

[55] Nicolas Gros-Verheyde, « [Verbatim] Recalibrer la relation avec la Chine. La leçon du Gymnich en Suède. Les points clés du non paper du SEAE, » B2 Pro Le quotidien de l’Europe géopolitique, 15 mai 2023, https://club.bruxelles2.eu/2023/05/verbatim-comment-recalibrer-la-relation-avec-la-chine-la-lecon-du-gymnich-en-suede/.

[56] Raoul Delcorde, « Qu’est-ce que le Sud global ?, » La Libre Belgique, 6 février 2023, https://www.lalibre.be/debats/opinions/2023/02/06/quest-ce-que-le-sud-global-HEQVIJUG5FERJK52QZFYJUPMY4/.

[57] Commission européenne, Communication conjointe au Parlement européen et au Conseil relative à la « stratégie européenne en matière de sécurité économique », JOIN(2023) 20 final (Bruxelles : 2023), https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A52023JC0020.

[58] Loiseau, La guerre, 517.

La mafia et la Maison-Blanche. Entretien avec Jean-François Gayraud

La mafia et la Maison-Blanche. Entretien avec Jean-François Gayraud

par Jean-François Gayraud – Revue Conflits – publié le 20 janvier 2024

https://www.revueconflits.com/la-mafia-et-la-maison-blanche-entretien-avec-jean-francois-gayraud/


De la mafia aux États-Unis, la culture populaire retient quelques grands films, les luttes contre Al Capone et l’assassinat de Kennedy. Mais l’imprégnation mafieuse va bien au-delà, notamment par les nombreuses ramifications que la mafia a tissées autour de la Maison-Blanche. Si la mafia renseigne et fait élire, elle attend aussi des aides en retour. Jean-François Gayraud a mené dix ans d’enquête pour comprendre les liens entre le pouvoir criminel et le pouvoir politique, et la façon dont celui-ci imprègne les États-Unis.

Jean-François Gayraud est commissaire général de la Police nationale. Auteur de nombreux ouvrages, il a notamment publié Monde des mafias et La Grande fraude. La mafia et la Maison-Blanche vient de paraitre chez Plon (2023, 24,90€).

Propos recueillis par Louis Juan

Votre ouvrage s’attache à rendre moins opaques les relations d’intérêts qui ont lié la mafia italo-américaine et le gouvernement américain. Mais comment organisation criminelle et corps politique en viennent-ils à coopérer et pourquoi ?

Deux réponses s’imposent. D’abord, d’une manière générale, et c’est une loi criminologique, une organisation criminelle mature et stratège sait que pour durer, elle doit neutraliser le pouvoir politique, en le transformant en allié ou en complice. Elle le fait par la corruption ou l’intimidation, et plus rarement, comme ultima ratio, par la violence directe. Elle tente ainsi de se doter d’un capital d’impunité, et parfois également d’accéder à des rentes économiques, par exemple par des attributions de marchés publics.

Si l’on revient au cas nord-américain, il faut comprendre que la Mafia italo-américaine, qui émerge aux États-Unis dès le XIXe siècle, se transforme profondément, dans l’entre-deux-guerres mondiales. Ce processus s’explique par trois causes. L’une relève de l’économie criminelle, avec une absurde loi puritaine instaurant la Prohibition de l’alcool (1919/1933), qui enrichit subitement la Mafia de manière gigantesque. Ensuite, plusieurs mafieux très intelligents, Charles Lucky Luciano ou encore Salvatore Maranzano, imposent une transformation managériale : la Mafia se réorganise à partir d’un ethos capitalistique en grande entreprise, tout en conservant son essence de société secrète ; autrement dit, elle s’américanise dans ses structures et son mode de fonctionnement, sans perdre complètement ses racines du Mezzogiorno.

Enfin, la Mafia bénéficie d’un effet d’aubaine, avec l’arrivée de plusieurs centaines de mafieux siciliens aguerris fuyant la répression du Préfet fasciste Cesare Mori. L’effet conjugué de ces trois causes permet à la Mafia à la fin des années 1920 de parler d’égal à égal avec les politiques, au niveau national. Elle le peut d’autant plus, qu’outre les outils conférés par l’argent et l’intimidation, elle dispose aussi dans son dialogue avec les politiques d’une capacité de mobilisation de voix dans la communauté italo-américaine, ce dans une logique clientéliste.

Vous définissez la mafia italo-américaine comme plus proche d’une société secrète que d’une organisation criminelle, pourquoi ?

La caractérisation de la Mafia Italo-américaine peut se faire de quatre façons. Du point de vue de ses objectifs, il s’agit d’une organisation criminelle, donc d’un acteur économique recherchant le profit, mais agissant illégalement. Si on s’interroge sur sa nature, la Mafia appartient à une sociologie spécifique, celle des sociétés secrètes. Toutes les sociétés secrètes ne sont pas des organisations criminelles (ainsi la franc-maçonnerie), et toutes les organisations criminelles ne sont pas des sociétés secrètes. Pour le dire autrement, la majorité des organisations criminelles sont des bandes ou des gangs fonctionnant dans une discrétion relative, là où la Mafia italo-américaine s’inscrit dans un ethos de silence et d’invisibilité.

D’un point de vue organisationnel, la Mafia Italo-américaine est une confédération de Familles criminelles, régulées sur le plan stratégique par une Commission qui regroupe les principaux chefs ; une Famille étant constituée non sur une base biologique (père, fils, etc.) mais par un processus d’initiation. Enfin, si on réfléchit en termes de science politique, donc de pouvoir, on est en présence d’une puissance, dans la définition qu’en donnait Raymond Aron dans Paix et guerre entre les nations.

Quand on pense aux origines de la mafia, on l’associe souvent à l’image de New York et aux ghettos de Little Italy. Existe-t-il d’autres villes qui ont constitué un épicentre mafieux aux États-Unis ?

L’implantation géographique de la Mafia aux États-Unis s’explique par l’histoire de l’immigration. Entre 1890 et 1920, environ quatre millions d’Italiens, venant principalement du Mezzogiorno, migrent vers le Nouveau Monde pour fuir la pauvreté. Ces Italiens emmènent leur anthropologie, celle du sud de l’Italie qui avait déjà favorisé l’apparition de la Camorra et de Cosa nostra, et vont vivre au sein de ghettos, donc repliés sur eux-mêmes, dans un pays dont les mœurs et la langue leur sont étrangers. La Mafia va ainsi aisément se reconstituer dans ces enclaves : La Nouvelle-Orléans (Louisiane), le Nord-Est (New York, Boston, Philadelphie, Scranton, Pittston, etc.) et la région des Grands Lacs (Chicago, Pittsburgh, etc.). Cependant, c’est à New York que les migrants d’origine italienne sont les plus nombreux : 1 million, soit 15 % de la population de la ville. Et c’est ainsi que la première Famille de la Mafia est identifiée à La Nouvelle-Orléans, dès la seconde moitié du XIXe siècle.

Quel lien entre Roosevelt et la mafia avez-vous établi grâce à vos recherches ?

La Mafia n’a pas de préférence politique et elle mise donc sur tous les candidats, Démocrate ou Républicain, ayant des chances d’abord d’obtenir l’investiture de leur parti, puis de gagner l’élection présidentielle.

Or, à la fin des années 1920, du fait de la grande crise de 1929, les Républicains au pouvoir à la Maison-Blanche avec le président Herbert Hoover n’ont aucune chance de remporter le scrutin de 1932. Les Familles de la Mafia se concentrent donc sur les investitures au sein du parti Démocrate et misent sur les deux candidats ayant une chance de l’emporter, Al Smith et Roosevelt, en leur promettant à chacun de faire voter en leur faveur, à une époque où la Mafia avait corrompu des dizaines de conseils municipaux de très grandes villes, telles Chicago ou Kansas City. Et lorsque le scrutin se dessine en faveur de Roosevelt, la Mafia fait voter pour lui. Ce dernier remporte l’investiture et la Mafia, à tort ou à raison, pense que le candidat Roosevelt a contracté une dette à son égard.

Au-delà de cet épisode, il y a celui, complexe, de la sécurisation des grands ports de la côte Est durant la Seconde Guerre mondiale. Les services de renseignements de la Navy obtiennent l’aide de la Mafia afin d’empêcher toute opération d’espionnage et de sabotage venant des services italiens et allemands. Ce pacte fut efficace, avec la question de savoir si ce pacte était connu ou non de Roosevelt, et s’il l’a avalisé.

Dans la même perspective, Truman aussi tiendrait son élection de la mafia ?

Truman débute sa carrière politique dans le Missouri, à Kansas City, dans l’entre-deux-guerres, au sein de la Machine Démocrate dominée par la famille Pendergast. Or cette « Machine Pendergast » est corrompue et fonctionne en symbiose avec la puissante Famille locale de la Mafia. La ville et l’État fonctionnent sous cette double domination. Kansas City est alors une des villes les plus violentes et corrompues du pays.

Le jeune politicien Truman fait ses premières armes politiques, en toute connaissance de cause, dans cet univers vicié, et il doit son ascension à des acteurs politiques totalement corrompus par le crime organisé, ce jusqu’au poste de sénateur des États-Unis. L’étape cruciale se déroule plus tard en 1944 quand Roosevelt se présente pour son quatrième mandat. Truman est choisi comme vice-président et comme Roosevelt est très malade, il est certain que Truman sera rapidement Président. Or le processus de désignation de Truman sur le ticket présidentiel fait la part belle au syndicaliste Sidney Hillman qui était manifestement aux ordres de la Mafia. La présidence Truman va d’ailleurs se révéler très complaisante avec la Mafia.

Votre ouvrage consacre une partie importante à l’assassinat de Kennedy, pourquoi ?

Cet assassinat demeurera une énigme entourée de mystère. Pour autant, j’ai souhaité montrer de manière aussi complète que possible que la thèse d’un attentat pensé et exécuté par la Mafia est désormais étayée par des faits, des témoignages et des indices très probants, mais souvent ignorés ou sous-estimés. L’historiographie américaine a pourtant beaucoup progressé sur le sujet, sans que ce savoir ait toujours traversé l’Atlantique.

Au-delà de son influence politique, de quoi vit la mafia ?

Elle vit de marchés criminels : jeu clandestin, racket, trafic de stupéfiants, délits boursiers et financiers, etc., en fait de toute la gamme des crimes possibles, car elle est polycriminelle, donc sans spécialité. Elle va de manière pragmatique là où des profits peuvent être générés. Elle est aussi très présente sur des marchés légaux, car nombre de mafieux, par des processus de blanchiment d’argent et par un souci de respectabilité et de couverture sociale, sont des chefs d’entreprise, par exemple dans le domaine des déchets, des travaux publics, de la restauration ou des night clubs. Par ailleurs, nombre de mafieux tirent leur puissance sociale et financière du contrôle de sections locales de syndicats de salariés, ceux par exemple des dockers ou des camionneurs.

On pourrait donc penser que le gouvernement américain n’a jamais réussi à s’extirper de l’emprise de la « main noire » ?

La « Main noire » était plus une marque qu’une organisation, pratiquant le racket sur les immigrés italiens, dans les Little Italy, lors des premières décennies des migrations aux États-Unis.

Cela dit, il est vrai que la Mafia représente une réussite exceptionnelle par sa longévité et son enracinement dans la société américaine. Combien d’institutions privées ont-elles plus d’un siècle d’existence ?

La survivance de la Mafia s’explique par deux phénomènes. D’abord, la lutte anti Mafia a toujours été erratique, et à certaines périodes, inexistantes. Surtout, sa sociologie de société secrète explique les difficultés à l’éradiquer. C’est une mauvaise herbe dont les racines repoussent vite. La répression permet de tondre la pelouse, pas de la déraciner. C’est pourquoi, face à ce type d’acteur criminel, les débuts de partie sont cruciaux : si vous n’empêchez pas leur implantation, ces organisations s’enracinent définitivement. C’est là encore une leçon criminologique majeure que nous devrions retenir à l’heure où le continent européen entame une criminalisation accélérée. Mais c’est là un autre sujet…

Quel a été l’impact de la position de Trump sur la mafia ?

Donald Trump, à la suite de son père, a bâti son empire en travaillant avec la Mafia à New York et dans le New Jersey. Il a en toute connaissance de cause été un promoteur immobilier et un propriétaire de casinos acceptant les règles du jeu de la Mafia. Par ailleurs, Trump a toujours adopté les codes et les mœurs de ces gangsters en qui il voit moins des criminels que des entrepreneurs un peu brutaux, pratiquant un capitalisme débridé. Y a-t-il eu des contreparties à cette collusion lors de son premier mandat ? Rien n’a filtré à ce jour.

Quelle place occupe la mafia aujourd’hui dans la société américaine ?

Longtemps, la Mafia a été perçue comme une réalité étrangère et extérieure à la société américaine, ce dans une perspective un peu xénophobe. Une alien conspiracy comme disaient certains. Il faut reconnaitre que ce n’est plus le cas, en grande partie grâce au cinéma et à la télévision qui ont acclimaté la Mafia à la culture populaire américaine pour en faire un élément du folklore national. Il faut par ailleurs combattre l’idée selon laquelle la Mafia serait un vestige du passé.

Il y a en effet eu deux mythes persistants sur la Mafia qui fonctionnent en miroirs. D’abord, on nous a expliqué durant un siècle qu’elle n’existait pas. Puis, depuis que les preuves de son existence sont devenues indiscutables, on nous a voulu nous faire croire qu’elle était moribonde. Que la Mafia Italo-américaine connaisse un déclin relatif depuis les années 1980 est un fait ; mais vouloir l’enterrer est un non-sens. Son pouvoir criminel demeure important, et son influence politique aussi, comme je le montre avec les situations étranges des Présidents Nixon, Reagan, Clinton, Obama, Trump et Biden. Ils se sont tous compromis, selon des modalités différentes. Ceci acquit, nous ne connaitrons l’état exact de l’influence politique actuelle de la Mafia que, a posteriori, dans quelques années. La Mafia est une société secrète, elle ne se dévoile donc que tardivement, et toujours partiellement.


Jean-François Gayraud

Commissaire général de la police nationale et conseiller à la CNRLT. Docteur en droit, diplômé de l’Institut de criminologie de Paris, ancien élève de l’École nationale supérieure de police (ENSP Saint-Cyr-au-Mont-d’Or) et auteur de Théorie des hybrides, crime organisé et terrorisme, CNRS éditions, 2017.

La France et l’Italie veulent « impulser » une dynamique au niveau européen pour la sécurité en mer Rouge

La France et l’Italie veulent « impulser » une dynamique au niveau européen pour la sécurité en mer Rouge

https://www.opex360.com/2024/01/16/la-france-et-litalie-veulent-impulser-une-dynamique-au-niveau-europeen-pour-la-securite-en-mer-rouge/


Au regard de la situation en mer Rouge, où le trafic commercial est menacé par des attaques lancées depuis le Yémen par les rebelles Houthis [liés à l’Iran], cette IEI aurait pu favoriser le lancement d’une opération menée conjointement par des pays européens volontaires, comme ce fut le cas à la fin de l’année 2019, avec la mission de surveillance maritime dans le détroit d’Ormuz [EMASoH, pour European Maritime Awareness in the Strait of Hormuz].

En attendant, alors qu’elle commence à s’inquiéter des conséquences économiques de la dégradation de la sécurité en mer Rouge, l’UE envisage de lancer une nouvelle opération navale, faute de pouvoir étendre le mandat de l’EUNAVFOR Atalanta, qui, sous commandement espagnol, est principalement chargée de lutter contre la piraterie maritime dans le golfe d’Aden.

« En tant qu’UE, nous travaillons intensément sur la manière dont nous pouvons renforcer la situation en mer Rouge et contribuer à une stabilisation. Nous devons en décider ensemble dans le cadre européen. Nous y travaillons d’arrache-pied », a ainsi expliqué Annalena Baerbock, la ministre allemande de la Défense, le 12 janvier.

D’ailleurs, Berlin semble être à la manoeuvre pour planifier cette opération navale européenne. Le 14 janvier, le Welt am Sonntag a d’ailleurs indiqué que la Deutsche Marine y engagerait l’une de ses trois frégates appartenant à la classe Sachsen, sous réserve d’un feu vert du Bundestag.

Cela étant, Paris et Rome ont déjà engagé des moyens en mer Rouge, avec les frégates multimissions « Languedoc » [qui a déjoué deux attaques de drones en décembre] et « Virginio Fasan » [qui devrait être bientôt rejoint par le « Federico Martinengo »]. Ces navires sont restés sous commandement national, alors que la participation de la France et de l’Italie à la coalition navale « Gardien de la prospérité », dirigée par les États-Unis, avait été annoncée.

« Il n’y a aucune subordination au partenaire américain. En revanche, on a une répartition géographique intelligente des efforts et nous partageons nos informations », a récemment expliqué le vice-amiral Emmanuel Slaars, commandant la zone maritime de l’océan Indien [ALINDIEN] et les forces françaises stationnées aux Émirats arabes unis [FFEAU].

À noter que plusieurs pays européens ont rejoint – ou sont sur le point de le faire – cette coalition sous commandement américain. C’est notamment le cas des Pays-Bas, du Danemark et de la Grèce. Évidemment, cela limite d’autant les marges de manoeuvre pour lancer une opération européenne, dont les contours restent encore à définir.

C’est dans ce contexte que, ce 16 janvier, le ministre français des Armées, Sébastien Lecornu, et son homologue italien, Guido Crosetto, ont eu un échange téléphonique. Si leur entretien à notamment porté sur le « soutien sanitaire apporté par la France et par l’Italie aux civils blessés de Gaza » à bord des navires Dixmude et Vulcano, depuis le port égyptien d’El Arish [Égypte], les deux responsables ont aussi évoqué la situation en mer Rouge, où les Houthis poursuivent leurs attaques malgré les frappes aériennes récemment effectuées par les forces américaines et britanniques pour dégrader leurs capacités militaires.

Selon un communiqué du ministère des Armées, les deux responsables ont en effet « échangé sur la situation en mer Rouge » ainsi que sur « leur volonté d’impulser une dynamique franco-italienne au niveau européen, pour accroître et coordonner les efforts des États européens et partenaires dans la zone ». Reste à voir comment cela va se traduire…

Mer Rouge : La Marine nationale justifie l’emploi de missiles Aster 15 pour détruire des drones bon marché

Mer Rouge : La Marine nationale justifie l’emploi de missiles Aster 15 pour détruire des drones bon marché

https://www.opex360.com/2024/01/13/mer-rouge-la-marine-nationale-justifie-lemploi-de-missiles-aster-15-pour-detruire-des-drones-bon-marche/


Évidemment, cela a ouvert un débat sur le rapport entre le coût de ces missiles et celui des engins qu’ils ont détruits, sachant que le prix d’une munition téléopérée iranienne [MTO ou drone « kamikaze »] de type Shahed-136, comme celle probablement utilisée par les Houthis, est d’environ 20’000 dollars.

Lors du dernier point presse du ministère des Armées, le 11 janvier, le vice-amiral Emmanuel Slaars, commandant la zone maritime de l’océan Indien [ALINDIEN] ainsi que les forces françaises stationnées aux Émirats arabes unis [FFEAU] n’a pas manqué d’être interrogé sur ce sujet. Pour lui, « analyser les choses » sous cet angle est un « peu court » étant donné que ce n’est pas le prix de la munition utilisée pour écarter une menace qui compte mais la valeur de ce qu’elle a permis de protéger.

« Il faut intégrer dans vos analyses le fait que le coût à prendre en compte n’est pas seulement celui du missile que l’on utilise mais également le coût de ce que l’on protège. Là, en l’occurrence, il s’est agi de protéger nos marins et leur bateau parce que, lors des attaques des 9 et 11 décembre, il n’y a aucun doute sur le fait que la Languedoc était visée. Donc, il n’y a aucun état d’âme à avoir », a affirmé le vice-amiral Slaars.

Par ailleurs, toujours selon ce dernier, le prix des drones utilisés par les Houthis seraient plus élevés que ceux généralement avancés. « Certains sont assez sophistiqués, notamment ceux utilisés […] pour repérer les bateaux. Être capable de les détruire, c’est finalement anticiper une frappe beaucoup plus létale [avec des missiles, ndlr] et plus critique », a-t-il estimé.

Cela étant, les options de la FREMM en matière de défense aérienne sont limitées. Outre ses missiles Aster 15, associés au radar multifonctions Herakles, capable de détecter et de suivre jusqu’à 400 cibles maritimes et aériennes, elle dispose d’une tourelle de 76 mm.

Si des exercices ont démontré l’efficacité de cette dernière contre les drones, encore faut-il que les conditions opérationnelles se prêtent à son utilisation. À ce jour, sur les vingt-six attaques déjouées en mer Rouge, seul le « destroyer » britannique HMS Diamond a fait usage de son canon de 114 mm contre des drones lancés par les Houthis [lors de l’attaque que ceux-ci ont mené le 9 janvier, ndlr]. Mais il ne l’a fait qu’à une seule reprise, les missiles Aster de son système Viper [ou PAAMS pour Principal Anti Air Missile System] ayant été jusqu’alors privilégiés.

Quoi qu’il en soit, la Marine nationale aura à mener une réflexion sur les capacités surface-air de ses frégates. L’intégration de missiles VL Mica NG, comme cela avait été proposé pour les futures frégates de défense et d’intervention [FDI] grecques, pourrait être une solution susceptible d’être mise en oeuvre assez rapidement.

Lors d’un colloque à l’Institut Montaigne, le 7 décembre, le chef d’état-major des armées [CEMA], le général Thierry Burkhard, avait mis ce sujet sur la table.

« Dans l’arsenal russe, une des armes les plus utilisées pour les frappes dans la profondeur est le drone Shahed d’origine iranienne qui doit coûter à peine 20’000 dollars. Aujourd’hui, on abat quelquefois ce drone avec des Patriot ou des Aster [Aster 30 du système sol-air moyenne portée / terrestre, ndlr] qui coûtent plusieurs millions. Quand on tue un Shahed avec un Aster, en réalité c’est le Shahed qui a tué l’Aster », avait-il expliqué, selon un compte-rendu de l’AFP.

Or, avait-il continué, « si on veut gagner la guerre il va falloir développer des armes d’usure peu chères, en parallèle des armes de haute technologie qui permettent d’emporter la décision ».