Défense européenne : Emmanuel Macron sous le feu des critiques après ses propos sur l’arme nucléaire

Défense européenne : Emmanuel Macron sous le feu des critiques après ses propos sur l’arme nucléaire

Les propos d’Emmanuel Macron ont largement fait réagir, à droite comme à gauche.
Les propos d’Emmanuel Macron ont largement fait réagir, à droite comme à gauche. AFP POOL – LUDOVIC MARIN / POOL
Midi -Libre avec AFP – Publié le

Vendredi, au cours d’un entretien avec douze jeunes réunis par les journaux du groupe Ebra, le chef de l’Etat a estimé qu’il fallait rouvrir le débat d’une défense européenne qui profiterait de l’arme de dissuasion nucléaire française. Une petite phrase qui a fait réagir nombre de ses opposants.

« Mettons tout sur la table ». En proposant d’inclure les armes nucléaires dans le débat sur une Europe de la défense en construction, le président français Emmanuel Macron a déclenché une pluie de critiques parmi les oppositions qui lui ont reproché de « brader » la souveraineté nationale.

Dans le sillage de son discours sur l’Europe de La Sorbonne, le chef de l’État rencontrait vendredi à Strasbourg une douzaine de jeunes, un entretien organisé par les journaux régionaux du groupe Ebra (Est-Bourgogne-Rhône-Alpes) qui l’ont publié samedi soir.

« Quand nos intérêts vitaux sont menacés…« 

« La France est-elle donc prête à européaniser sa capacité de dissuasion nucléaire ? », lui demande un de ses interlocuteurs, Linus. Emmanuel Macron reprend l’argumentaire développé jeudi dans son discours, celui en faveur d’une défense européenne « crédible ». Il évoque ensuite le déploiement de boucliers antimissiles – « mais il faut être sûr qu’ils bloquent tous les missiles »-, les armes à longue portée, puis l’arme nucléaire.

« La doctrine française est qu’on peut l’utiliser quand nos intérêts vitaux sont menacés. J’ai déjà dit qu’il y a une dimension européenne dans ces intérêts vitaux », a-t-il poursuivi. « Je suis pour ouvrir ce débat qui doit donc inclure la défense antimissile, les tirs d’armes de longue portée, l’arme nucléaire pour ceux qui l’ont ou qui disposent sur leur sol de l’arme nucléaire américaine. Mettons tout sur la table et regardons ce qui nous protège véritablement de manière crédible », a-t-il encore déclaré.

« Un chef de l’État ne devrait pas dire ça »

François-Xavier Bellamy, tête de liste Les Républicains (LR) aux élections européennes du 9 juin a dénoncé une déclaration d’une « gravité exceptionnelle parce que là nous touchons au nerf même de la souveraineté française« . « Un chef de l’État français ne devrait pas dire ça », s’est-il emporté au « Grand Rendez-Vous Europe1/CNews/Les Echos ».

Depuis le Brexit et la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, la France est le seul de ses États membres à disposer de la dissuasion nucléaire. Le dialogue sur les questions de sécurité se poursuit cependant avec Londres, notamment au sein de la Communauté politique européenne (CPE), un forum nouvellement créé à l’initiative du président français.

Dans son intervention à la Sorbonne, M. Macron avait déjà abordé cette question de l’arme nucléaire française. « La dissuasion nucléaire est en effet au cœur de la stratégie de défense française. Elle est donc par essence un élément incontournable de la défense du continent européen », avait-il dit, reprenant des aspects d’un discours-clé sur la dissuasion prononcé en février 2020.

Divergences

Comme la droite, La France insoumise (LFI) a estimé dimanche, dans un communiqué de son groupe parlementaire, que M. Macron « vient de porter un nouveau coup à la crédibilité de la dissuasion nucléaire française« . « La doctrine nucléaire française, c’est que nous ne croyons pas au parapluie. On ne va pas déclencher un feu nucléaire pour un autre pays », a déclaré la cheffe du groupe Mathilde Panot sur RTL/Le Figaro/M6.

Le président du MoDem François Bayrou, allié d’Emmanuel Macron, a répondu que les intérêts vitaux de la France et de l’Europe pouvaient parfois se confondre. « Imaginez une menace mortelle contre l’Allemagne. Vous croyez que nous serions à l’abri ? Vous croyez que nos intérêts vitaux ne seraient pas engagés par une menace de cet ordre ? », s’est-il interrogé sur LCI.

À l’extrême droite, l’eurodéputé RN Thierry Mariani a affirmé sur X que « Macron est en train de devenir un danger national ». « Après l’arme nucléaire, suivra le siège permanent de la France au conseil de sécurité de l’ONU qui sera lui aussi bradé à l’Union Européenne« , s’est-il insurgé.

Aux antipodes, la tête de liste des Écologistes aux européennes Marie Toussaint, favorable à un « saut fédéral européen« , a considéré sur France 3 que cela signifiait le « partage de cette force qu’est l’arme française, donc le nucléaire aussi ».

Un débat relancé par la guerre en Ukraine

La construction d’une Europe de la défense est depuis très longtemps un objectif de la France, mais elle s’est souvent heurtée aux réticences de ses partenaires qui jugeaient plus sûr le parapluie de l’Otan. L’invasion de l’Ukraine par la Russie, en février 2022, et le possible retour à la Maison-Blanche de Donald Trump ont cependant relancé la pertinence du débat sur une autonomie européenne en matière de défense

France. Callac : les enjeux géopolitiques de l’accueil des réfugiés, à plusieurs échelles

France. Callac : les enjeux géopolitiques de l’accueil des réfugiés, à plusieurs échelles

Par David Basol* – Diploweb – publié le 28 avril 2024   

https://www.diploweb.com/France-Callac-les-enjeux-geopolitiques-de-l-accueil-des-refugies-a-plusieurs-echelles.html


*Étudiant en Master 2 de Géopolitique locale à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris 8). Sa formation universitaire et son parcours personnel l’ont conduit à s’intéresser à la géographie humaine, dont les enjeux migratoires et d’identité. Il a rédigé en Master 1, un mémoire de recherche sur la conflictualité liée à l’annonce de l’accueil de réfugiés à Callac en Bretagne en 2022-2023.

En quoi les mobilisations sur les projets d’accueil de réfugiés à Callac sont-elles révélatrices des tensions locales, nationales, voire européennes, sur la question de l’accueil des réfugiés ?

En Bretagne, dans les Côtes d’Armor, les projets d’accueil de réfugiés à Callac ont provoqué un mouvement de contestation dont l’envergure a largement dépassé les limites de la ville et de la région. Des contestations qui ont révélé les tensions que suscitait l’enjeu de l’accueil à toutes les échelles. Celles-ci ont abouti à l’annulation du projet d’accueil principal, Horizon. Les tensions provoquées par ces projets d’accueil ont mis à jour un système de représentations.

LE 14 avril 2022, le projet Horizon d’accueil de réfugiés est révélé aux habitants de Callac, une petite commune bretonne d’environ 2 200 habitants, située dans le département des Côtes d’Armor. Cette annonce provoque la naissance d’une première opposition locale, qui se structure et se mobilise rapidement à une échelle nationale. Finalement, un deuxième projet d’accueil de réfugiés, toujours à Callac, est présenté en octobre 2022 par le préfet, alors même que les mobilisations rencontrent un écho national. Ce conflit local interroge ainsi les logiques d’accueil et d’intégration mises en place aussi bien par la France que l’Union européenne ces dernières décennies.

Lexique. Eléments de définition : immigré, étranger, migrant, demandeur d’asile, réfugié politique
Conception et réalisation : D. Basol
Basol/Diploweb.com

En effet, la figure du réfugié politique est source d’une multitude de représentations dont se servent notamment les partis politiques. Des représentations nombreuses, dont certaines sont à l’origine d’un repli identitaire qui questionne les rapports de la société aux notions de nation et d’identité. Cet article cherche à étudier en quoi les mobilisations sur les projets d’accueil de réfugiés à Callac sont-elles révélatrices des tensions locales, nationales, voire européennes, sur la question de l’accueil des réfugiés ? Il s’agira d’abord de s’intéresser au contexte local du conflit et de sa structuration. Ensuite, de comprendre l’envergure nationale prise par le conflit et comment les enjeux locaux font écho à des enjeux globaux. Enfin, nous aborderons l’enjeu de l’accueil à l’échelle de la France et de l’Union européenne.

Des projets d’accueil de réfugiés, une réponse aux enjeux de développement territorial qui divise

L’analyse territoriale de Callac permet de révéler le contexte particulier dans lequel s’inscrivent les projets d’accueil de réfugiés. Situé au sein d’un territoire rural du centre Bretagne, cette ville fait face à de nombreux défis d’ordres aussi bien sociaux, qu’économiques ou géographiques.

Tout d’abord, la ville de Callac connaît un déclassement important depuis plus d’un siècle. En 2020, la population est estimée à 2233 habitants par l’INSEE, contre plus de 3500 habitants au début du siècle précédent. Les trois abattoirs sur lesquels s’appuyait l’économie locale ont fermé dans les années 1960 et ont entraîné le déclin de la commune. L’activité de la commune reposait principalement sur cette activité en raison d’un système de protectionnisme commerçant qui a perduré jusqu’en 1973. En effet, les commerçants Callacois qui avaient prospéré dans différents corps de métiers ont refusé l’installation de tous les commerces qui pouvaient leur faire concurrence. Les maires étant eux-mêmes commerçants, le système s’est entretenu plusieurs décennies et a bloqué l’arrivée de l’usine Velux ou de la base logistique d’Intermarché, pourtant possiblement synonymes d’opportunités de développement. Enfin, ce déclin s’est accentué en 2017 avec le passage de 32 communautés de communes dans le département à 8 intercommunalités. La communauté de communes dont Callac était le chef-lieu, a ainsi disparu en faveur de Guingamp – Paimpol Agglomération. La ville ne dispose plus que de 2 sièges sur 88 et ses enjeux ruraux sont alors moins bien pris en compte dans les décisions qu’auparavant.

Au-delà du déclin global de la ville, la situation de la commune est également préoccupante. En effet, Callac se localise à la périphérie géographique du territoire français et de son département et à la marge économique au niveau régional. Le manque de moyens de transport l’affecte tout particulièrement dans sa capacité à proposer des projets inclus dans d’autres dynamiques et à également bénéficier de projets de développement sur son sol. De plus, sa configuration territoriale est contraignante, avec de l’habitat isolé et dispersé en dehors du centre-ville. De ce fait, les déplacements sans voiture sont inenvisageables pour de nombreux résidents vivant en dehors du bourg se retrouvant alors à la périphérie d’une ville déjà marginalisée par sa localisation et ses infrastructures.

Enfin, la population callacoise en 2022 est également marquée par sa précarité et son taux élevé de personnes âgées (1 habitant sur 2 est à la retraite). En effet, les taux de pauvreté (21%) et de chômage (17,6%) sont supérieurs aux moyennes nationales au sein d’un bassin de vie parmi les 200 plus pauvres de France. Des chiffres élevés qui s’expliquent d’abord par le choix du maire de privilégier dans les logements HLM des familles monoparentales avec plusieurs enfants pour augmenter les effectifs à l’école. Mais également avec l’arrivée entre 2010 et 2019 de personnes bénéficiant des minimas sociaux souhaitant s’installer dans un espace plus abordable mais qui les a cependant maintenus dans la précarité.

Le projet Horizon a été pensé par le Fonds de dotation Merci (FDM), détenu par la famille Cohen, originaire de Paris, qui a fait fortune grâce à sa marque de vêtements pour enfant Bonpoint. Le projet Horizon s’inscrivait dans une logique d’accueil déjà en place à Callac que le FDM aurait pu mieux structurer. En effet, depuis 2018, la ville de Callac accueillait déjà 7 familles de réfugiés. Un réseau de solidarité s’était mis en place, s’appuyant sur des bénévoles et une vie associative intense. Horizon aurait permis d’encadrer au mieux l’intégration de ces populations dans une commune déjà engagée malgré des moyens limités. Horizon consistait à faire venir 5 à 6 nouvelles familles de réfugiés sur une dizaine d’années en facilitant leur intégration par une insertion professionnelle adaptée aux compétences des réfugiés et aux besoins de Callac. En effet, 78 postes vacants avaient été repérés par la municipalité dont auraient pu bénéficier les réfugiés. Cet objectif devait s’accompagner d’un programme de renouvellement et de rénovation du centre-ville en termes de logements, mais également d’équipements socio-culturels (nouveau cinéma, une crèche, réhabilitation de logements etc.). L’intérêt pour la municipalité de Callac était de bénéficier de financements pour mettre en place de nouvelles dynamiques aussi bien économiques que démographiques dans une ville sur le déclin.

L’annonce du projet Horizon s’est réalisée lors d’une réunion publique à Callac le 14 avril 2022 devant près de 150 personnes. Cette réunion s’est déroulée sous tension, avec la présence d’individus menaçants au fond de la salle qui ont contraint la gendarmerie à escorter les membres du FDM jusqu’à leur hôtel. Le lendemain une pétition en ligne est également lancée pour s’opposer au projet. Cette annonce a rapidement révélé les représentations locales opposées sur la question de l’accueil, malgré de nombreux éléments encore flou sur le projet. Une premier collectif s’est formé en juin 2022, composé de trois Callacois : Collectif pour la défense et l’identité de Callac. Ce collectif n’est pas à l’origine de la pétition, ni des tensions provoquées lors de la réunion. Il s’inscrit plutôt dans un contexte de remise en question de l’accueil de nouveaux arrivants à Callac.

La première source d’opposition locale se concentre sur les réfugiés accueillis, mais aussi à accueillir. En effet, ils sont qualifiés « d’invisibles » par les Callacois, mais cet adjectif renvoie à deux images contradictoires. D’un côté, le réfugié apparaît plus comme un fardeau pour la collectivité, qui vivrait des aides de l’État. De l’autre, cette non-visibilité dans l’espace public est aussi signe que le réfugié se fond dans la masse. Cependant, les difficultés d’intégration des réfugiés déjà accueillis sur Callac en raison du contexte territorial, interroge la population sur l’intérêt d’en accueillir de nouveaux. Ensuite, le collectif annonce qu’il est prévu d’accueillir 70 familles « extra-européennes », soit une arrivée massive de réfugiés qui alimente la peur de la formation de ghettos dans la commune. Enfin, le collectif souhaite défendre une « identité bretonne » à laquelle il se rattache, que ces nouveaux arrivants remettraient en question. Le refus d’accueillir ces réfugiés est encouragé par l’idée que ces « extra-européens » risquent de modifier « les valeurs et les traditions bretonnes ». L’attachement à une identité régionale figée autour de symboles forts en Bretagne (la langue, la gastronomie, les fest noz etc.) doit être préservé selon le collectif, pour maintenir une identité « sans migrant ». Une division apparaît alors avec les habitants en faveur de l’accueil qui revendiquent une identité bretonne inclusive et ouverte. En effet, ces Callacois sont aussi attachés aux traditions bretonnes mais prônent d’autres valeurs à travers l’identité bretonne. Les individus, qu’ils soient en faveur ou contre cet accueil, se réfèrent à une même identité, mais à laquelle ils n’attribuent pas les mêmes qualités.

Ainsi, une première opposition locale s’est organisée en s’appuyant sur ces représentations qui seront développées pour structurer un mouvement d’opposition plus général. En effet, la dimension locale est limitée par les enjeux locaux que posent encore le projet. Cependant, l’implication de nouveaux acteurs dans ce conflit contribue à l’écho national qu’il rencontre.

La structuration du conflit à l’échelle nationale

Initialement basé sur des enjeux et des acteurs exclusivement locaux, de nombreux systèmes d’acteurs aux intérêts aussi bien particuliers que collectifs interviennent. En effet, si le conflit s’est déroulé physiquement à Callac, une multitude de réseaux à travers la France ont été ensuite mobilisés par les acteurs pour mettre fin à des projets d’accueil qui ont rapidement dépassé Callac.

Pendant l’été 2022, une nouvelle opposition s’organise autour de l’extrême droite, motivée localement à se remobiliser après les élections législatives, en s’appuyant sur :

. Bernard Germain, candidat Reconquête dans les Côtes d’Armor ;

. Catherine Blein, représentante Reconquête dans les Côtes d’Armor ;

. Pierre Cassen, fondateur du site internet de « réinformation » et d’extrême droite Riposte laïque.

En effet, ils disposent tous d’un réseau médiatique et politique important, étant investis en politique depuis plusieurs décennies. Catherine Blein et Bernard Germain fondent l’association les Amis de Callac et ses environs (ACESE) en septembre 2022, avec l’aide de Danielle Le Men, présente dans le premier collectif qui s’est dissous. Ils mettent alors en place un stratégie d’omniprésence et de « réinformation » autour des projets d’accueil.

Ils investissent d’abord classiquement la place du marché de Callac, pendant près de 8 semaines afin de diffuser une nouvelle pétition. Plusieurs tracts sont également distribués pendant les mobilisations, jusqu’à 30 km autour de Callac, tout en intervenant régulièrement dans la presse locale et régionale pour faire connaître leur combat. Une première manifestation devant la mairie est organisée le 17 septembre 2022, réunissant près de 300 personnes dont 24 Callacois. Une deuxième manifestation a lieu le 5 novembre 2022 regroupant près de 400 personnes et toujours une minorité de Callacois. Ces évènements participent à la médiatisation du conflit autour des ACESE qui structurent un mouvement national d’opposition.

Carte. France. Localisation des organismes présents à la seconde manifestation à Callac le 5 novembre 2022
Conception et réalisation : D. Basol
Basol/Diploweb.com

En effet, un groupe informel composé de partis politiques et d’associations d’extrême droite aux origines géographiques extérieures à Callac se forme autour des ACESE pour soutenir et piloter la stratégie d’opposition. Profitant d’une proximité entre leurs dirigeants, ils diffusent massivement ce conflit à travers leurs réseaux, notamment sur les sites internet de « réinformation » qu’ils détiennent (Riposte Laïque, Résistance Républicaine, Place d’Armes etc.), avec des articles mensongers et diffamants sur les porteurs du projet.

Cependant si le mouvement d’opposition a pris une envergure nationale, c’est essentiellement lié aux annonces du Président de la République le 15 septembre 2022. Souhaitant revoir la politique d’accueil et d’intégration des réfugiés, Emmanuel Macron annonce vouloir mieux répartir les réfugiés dans les espaces ruraux pour faciliter leur intégration. Il juge ainsi que ces populations peuvent combler les difficultés que rencontrent les espaces ruraux déclarant que « les années qui viennent seront des années de transition démographique » [1]. A Callac, les enjeux deviennent nationaux, l’opposition considérant qu’il s’agit de la première étape d’un « grand remplacement rural ».

Les représentations que partagent les acteurs de l’opposition ont fédéré leur mouvement, servant également à justifier leur intervention. Les tensions provoquées par ces projets permettent de révéler tout le système de représentations engagé par l’annonce d’accueillir des populations réfugiées.

Tout d’abord, l’origine géographique des réfugiés est un facteur essentiel dans le consentement de la société d’accueil à accueillir. Les migrants européens et intra-Schengen sont désormais beaucoup moins perçus comme un fardeau que les migrants originaires d’Afrique ou du Moyen-Orient. En réalité, au-delà de la distance géographique, c’est la distance culturelle supposée qui influence la représentation. Ensuite, l’opposition emploie systématiquement le terme de migrant dont la définition est la plus vaste et la plus floue. Ce discours retire ainsi le statut juridique international dont bénéficie le réfugié qui atteste de sa vulnérabilité. Il permet également de développer un nouvel argumentaire qui discrimine et criminalise une catégorie entière de la société en raison du danger que d’autres migrants ont pu représenter par le passé.

Aussi, ces réfugiés [2] sont de fait considérés comme des immigrés. Un terme chargé de représentations négatives, qui s’accentuent en période de crise socio-économique et culturelle. Dans les représentations, la qualité d’immigré s’opposerait à celle d’être français. Il existerait ainsi une distance culturelle et sociale entre les individus français et ceux qui y prétendent, une distance que le processus d’intégration ne permettrait pas d’effacer [3]. De ce fait, il serait impossible pour eux de, pleinement s’intégrer, ne partageant pas la même histoire, ni les mêmes pratiques sociales et culturelles.

Les conflits à Callac ont également permis de mettre en évidence le problème que poserait la religion musulmane, particulièrement visée par les membres de l’opposition. Les pratiquants représenteraient une véritable menace et appliqueraient une stratégie de conquête territoriale dissimulée. Certains principes du Coran interprétés par les groupes d’extrême droite présents à Callac, sont vus comme des outils mis au service d’objectifs idéologiques, voire terroristes. L’islam est ainsi envisagé comme un « logiciel mental et héréditaire qui structure chaque aspect de l’existence des musulmans et gouverne leur corps et leur esprit » [4], à qui on prête une seule et unique intention , celle de conquérir l’Europe et la France.

Les mobilisations à Callac concentrent ces représentations en raison de la présence d’acteurs politisés aux intérêts politiques et médiatiques nationaux. Les représentations défendues par les acteurs de l’opposition trouvent un soutien à travers la France et une fenêtre médiatique propice pour s’exprimer. Cela explique la différence importante entre l’emprise objective des projets d’accueil à l’échelle de Callac et la répartition spatiale des opposants à une échelle nationale. Callac est envisagée par l’opposition comme un espace symbolique, celui de la première tentative de « grand remplacement rural ». La faiblesse initiale de l’opposition locale a donc été compensée par celles d’opposants extérieurs qui ne contestent pas simplement les projets d’accueil mais bien la politique migratoire menée en France.

Ces représentations sont entretenues et reprises à des fins électorales et d’influence par les partis politiques. De plus en plus de discours et de pratiques politiques cherchent à rendre coupables des catégories entières de la société française : réfugié, immigré, musulman, descendant d’immigré suspectés de véhiculer des valeurs contraires à la nation française et même de chercher à l’envahir. Ces thèmes (anti-immigrés, anti-musulmans etc.), considérés d’abord comme racistes et xénophobes sont désormais banalisés et peuvent être défendus par des candidats politiques à l’audience nationale. Les idées ainsi exprimées par de plus en plus de partis politiques contre plusieurs millions de personnes en France, se rapportent plus en 2023 aux valeurs de liberté d’expression et de conscience que de valeurs autoritaires, racistes et discriminatoires [5]. Un processus de banalisation auquel participent également certains médias. Les mobilisations à Callac, inédites contre ce type de projets, témoignent désormais de la diffusion de ces représentations et du soutien obtenu par les acteurs combattant l’immigration. Le système de représentation engagé par l’annonce de projets d’accueil de réfugiés est construit par une multitude d’acteurs interdépendants : les acteurs politiques, médiatiques et les citoyens. Ces mobilisations révèlent les tensions et les contradictions que posent le fait d’accueillir des populations étrangères.

La question de l’accueil, source de conflit en France et en Europe

La montée progressive, en France et à travers l’Union européenne, de partis politiques combattant l’immigration, témoigne de la diffusion au sein de la sphère civile de l’affirmation que le phénomène migratoire pose un problème. Un phénomène qui vient notamment interroger les sociétés d’accueil dans leur rapport à l’identité et à la nation. La nation est formée par un processus géopolitique qui implique une identité collective sur un territoire national, bien délimité dans le cas de la France et un attachement à ce territoire car « il n’y a pas de nation sans territoire » [6]. Cette identité collective, fruit d’une construction sociale, représente un enjeu essentiel pour les gouvernements, elle est chargée de valeurs fortes auxquelles se rattachent les individus.

Le statut de réfugié politique est confronté aux mêmes représentations que celles liées aux populations immigrées et étrangères, de moins en moins bien considérées. En France, l’idée que ces populations puissent être source de bénéfices et de développement pour les sociétés d’accueil est parfois contestée tant les amalgames et les discours hostiles à leur présence se multiplient. Immigrés et étrangers sembleraient, désormais, être pour plusieurs segments des opinions publiques à l’origine de nombreux maux de la société française que n’hésitent pas à instrumentaliser des acteurs politiques. Le phénomène migratoire et d’accueil de nouvelles populations, associé à un processus de mondialisation, affectent la représentation de la nation. L’idée et le fantasme d’un « grand remplacement » instaurent un climat d’angoisse à un moment où la mondialisation engendrerait un déclassement social et économique. La notion de nation, et le rattachement des individus à une identité collective et des valeurs partagées rapprochent les individus, mais tendent également à instaurer des barrières infranchissables avec l’« Autre » : l’immigré, le réfugié, le musulman, etc. L’« Autre » devient un élément perturbateur de la nation. D’une certaine façon, une nouvelle fois, l’inclusion au groupe majoritaire se fait par l’exclusion d’une ou plusieurs minorités.

L’accueil de réfugiés ou de nouvelles populations étrangères ferait ainsi peser une menace sur la nation française, une menace à l’origine d’un repli identitaire des « menacés » . L’identité est « une façon de se représenter les différences au sein d’une société » [7]. Les revendications identitaires à Callac ont une portée géopolitique nationale, elles cherchent à différencier celui à accueillir, en l’occurrence le réfugié, à une communauté nationale qui partagerait une identité française commune. La particularité de la France est que la représentation majoritaire de la nation et de l’identité française, n’est ni basée sur la diversité des origines, ni sur la diversité culturelle, elle repose plutôt sur une vision de « l’Homme blanc », influencée par les traditions chrétiennes. Cependant, la représentation d’un accueil massif de populations étrangères, sans filtrage, associée à une augmentation de la visibilité des descendants des personnes issues de l’immigration dans l’espace public, met à mal l’identité nationale représentée. Ce sont principalement les générations d’enfants d’immigrés qui s’insèrent et s’intègrent progressivement dans la société qui impactent les représentations. En effet, ils deviennent beaucoup plus visibles sur le territoire national. Ces personnes atteignent désormais une multitude de professions dans des domaines très variés, mais accentuent parfois les représentations négatives et provoquent des réactions racistes et xénophobes des « Français blancs ». Toutes ces personnes considérées comme immigrées, bien qu’elles puissent être de nationalité française, seraient autant de symptômes d’une identité française menacée qui risque de disparaître.

Par des caractéristiques physiques et/ou culturelles choisies parmi d’autres et considérées comme fondamentalement dérangeantes pour la nation française, les individus considérés étrangers à la nation sont la cible d’une instrumentalisation politique des partis « nationalistes » d’extrême droite. Ces représentations sont ainsi reprises à travers les discours politiques, mais également mobilisées pour refuser la mise en place de projets d’accueil de réfugiés. L’identité est pensée comme centrale dans notre société et montre notre difficulté à changer les représentations que nous avons de notre identité et nation, que le phénomène migratoire et la mondialisation viennent transformer.

Les partis politiques « nationalistes » [8], dans un contexte général où l’indépendance de l’État est garantie, cherchent à affirmer l’intérêt national de la nation par rapport aux intérêts des autres groupes ou classes qui n’en feraient pas partie, en fonction de critères plus ou moins discriminatoires. Les partis politiques d’extrême droite sont des partis « nationalistes », qui se « présentent comme les “vrais” défenseurs de la nation » en opposition « aux représentants de la majorité du peuple, accusés de “brader” les valeurs nationales, de fragiliser l’identité nationale, voire d’abandonner la nation aux étrangers » [9]. Ils affirment ainsi une défense des intérêts des nationaux, aux dépens des populations qui ne feraient pas partie de la nation, notamment les personnes étrangères ou immigrées. En effet, ces discours sont justifiés par l’instabilité économique provoquée par la crise des subprimes (2007-2008), puis la crise migratoire de 2015 qui a matérialisé l’idée d’une invasion et plus récemment une crise de la représentativité des institutions européennes. Nombre de partis « nationalistes » connaissent une ascension politique à travers l’Europe, à l’image du parti Fidescz de Viktor Orbán au pouvoir en Hongrie depuis 2010. Les crispations identitaires provoquées par l’accueil de nouvelles populations et le repli identitaire qu’elles entraînent sur un récit national plus ou moins fantasmé, ne sont pas une situation propre à Callac ou à la France. La montée des partis « nationalistes » qui se saisissent de ces peurs est un enjeu plus global, qu’il serait également possible d’élargir en dehors de l’Union européenne aux États-Unis avec Donald Trump ou en Inde avec Narendra Modi.

Conclusion

Les projets d’accueil de réfugiés à Callac ont provoqué un mouvement de contestation dont l’envergure a largement dépassé les limites de la ville. Des contestations qui ont révélé les tensions que suscitait l’enjeu de l’accueil à toutes les échelles. Celles-ci ont abouti à l’annulation du projet d’accueil principal, Horizon, tandis que celui porté par le préfet s’est mis en place en toute discrétion. De par la nature inédite de l’objet des contestations, portant plus sur les populations de réfugiés à accueillir plutôt que sur le projet d’accueil en lui-même, le cas d’étude sur Callac s’est montré pertinent à analyser. En effet, ce conflit local se développe dans un contexte national et européen de plus en plus hostile aux enjeux liés à l’immigration. Alors même que, depuis au moins une décennie, faute d’une natalité supérieure aux décès, l’UE maintient une croissance totale légèrement positive grâce à l’immigration. [10] La ville de Callac a alors été investie par des acteurs aux origines géographiques bien éloignées, pour annuler ces projets qui suscitaient des représentations divergentes quant aux populations de réfugiés à accueillir. Les tensions provoquées par ces projets d’accueil ont ainsi permis de révéler tout le système de représentations engagé par l’annonce d’accueillir des populations réfugiées. Des représentations dont se sont saisis les partis « nationalistes » français ainsi que la sphère médiatique, mobilisant ainsi les notions de nations et d’identité, centrales dans nos sociétés.

Les mobilisations contre des projets d’accueil se sont multipliées en France depuis 2022 et la victoire de l’opposition sur le projet Horizon. La bataille menée par ces acteurs qui reprennent des arguments similaires à ceux développés à Callac s’est répandue en France notamment à Saint-Brévin dont la situation a été médiatisée mais également dans les territoires ruraux de Bélâbre ou Beysennac. La ville de Callac a été le premier lieu de contestation d’un mouvement qui tend à se généraliser à l’échelle nationale.

Manuscrit clos en septembre 2023.
Copyright Avril 2024-Basol/Diploweb.com

[1] Discours du Président Emmanuel Macron aux Préfets, 15 septembre 2022, https://www.youtube.com/watch?v=s8PzVgA6KLQ. NDLR Le concept de « transition démographique » a un autre sens selon l’INED : « La transition démographique désigne le passage d’un régime traditionnel où la fécondité et la mortalité sont élevées et s’équilibrent à peu près, à un régime où la natalité et la mortalité sont faibles et s’équilibrent également. »

[2] NDLR Le statut de réfugié s’obtient à travers une longue procédure. Cf. le site Service public.fr Demande d’asile (réfugié, protection subsidiaire, apatride) https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/N106

[3] Afrien, Boschet & Jean-Baptiste Guégan. Comprendre les migrations : approches géographique et géopolitique, 2017.

[4] Juliette Galonnier, Discrimination religieuse ou discrimination raciale, https://doi.org/10.4000/hommesmigrations.8252, janvier 2019.

[5] Vincent, Geisser, Le “quadriptyque” électoral de la peur : immigration, islam, insécurité et identité nationale au programme de l’élection présidentielle, 3-18. https://doi.org/10.3917/migra.187.0003, 2022

[6] Jérémy, Robine, Des ghettos dans la nation. Conflit géopolitique à propos des enfants français de l’immigration postcoloniale, https://doi.org/10.3917/her.130.0173, 2008.

[7] Yves, Lacoste, Vive la nation, éd. Fayard, 1998.

[8] NDLR : L’expression parti politique « nationaliste » mérite ici des guillemets puisqu’il arrive qu’un tel parti soit soutenu de diverses manières par une puissance étrangère.

[9] Béatrice Giblin, Extrême droite en Europe : une analyse géopolitique, https://doi.org/10.3917/her.144.0003, 2012.

[10] Pierre Verluise, Comment la population de l’UE27 augmente-t-elle ?, publié sur Diploweb.com le 14 avril 2024 à l’adresse https://www.diploweb.com/Comment-la-population-de-l-UE27-augmente-t-elle.html

Un potentiel militaire amoindri

Un potentiel militaire amoindri


Olivier Passet
(*) – Esprit Surcouf – publié le 19 avril 2024

Directeur de la recherche, Xerfi

https://espritsurcouf.fr/defense_un-potentiel-militaire-amoindri_par_polivier-passet/


Même si les dirigeants européens semblent vouloir rattraper le temps perdu, il n’en demeure pas moins, selon l’auteur, que la situation globale de l’industrie de Défense, en France comme chez nos partenaires majeurs, relève de retards et de lacunes accumulées au gré des décennies passées.

Le réveil est tardif, révélant au grand jour les failles militaires européennes. En dépit des effets d’annonce, la défense n’est pas qu’affaire de flux de dépenses. Ce sont d’abord des capacités humaines et technologiques qui comportent une forte inertie. Il ne suffit pas d’augmenter les dépenses d’un pourcentage à plus de deux chiffres comme depuis 2022 pour redresser une situation. Des décennies de sous-investissement, en matériel, en R&D, en homme, cela ne se corrige pas en l’espace de quelques trimestres car c’est tout un système qui doit changer d’échelle.

Un passé de désengagement

La déficience européenne est palpable à tous les niveaux de la chaîne militaire :

  1. Du côté des capacités de production de matériel, fragmentées, sous-dimensionnées en cas de conflit de haute intensité, chacun jouant sa partition nationale. L’incapacité de l’Europe à fournir 1 million d’obus à l’Ukraine d’ici le printemps a révélé la difficulté de la zone à produire un effort de guerre. Elle n’a tenu à ce jour que 30% de l’objectif fixé il y a un an et s’en approchera au mieux de 50%.
    2. Du côté des forces matérielles et humaines mobilisables adaptées à chaque type de conflit.
    3. Du côté de la coordination. L’Europe est toujours très loin d’un objectif de mutualisation, aussi bien au plan de la production, du commandement, des standards matériels et des formations.
    4. Du côté enfin de la compétition technologique que se livrent les puissances et qui appellent à de nouvelles solutions offensives et défensives à haute intensité de R&D.

En vérité, l’Europe a baissé la garde depuis la fin de la guerre froide, persuadée qu’elle était définitivement à l’abri des conflits de haute intensité sur son territoire. Les dépenses publiques dédiées à sa défense sont édifiantes. Elles n’ont cessé de décroître tout au long des années post-guerre froide, pour ne plus représenter que 1,3% du PIB au milieu des années 2010. Et les quatre principales puissances de l’UE, France, Allemagne, Italie et Espagne, ont été motrices dans ce reflux, puisque leur part dans le total européen n’a cessé de refluer en représentant moins des deux tiers aujourd’hui.

L’Allemagne démissionnaire

Et parmi ces quatre pays, l’Allemagne est de loin le pays le plus démissionnaire, tirant la moyenne européenne vers le bas, donnant la priorité aux objectifs de rationalisation budgétaire et concevant son industrie d’armement comme un levier d’exportation et de concurrence intra-européenne. La France pour sa part peut revendiquer un effort plus soutenu, proche du seuil des 2%. Mais en vérité, ayant le monopole de la dissuasion nucléaire au sein de l’UE, et ayant développé des moyens de projection à l’étranger son budget est structurellement augmenté par ces deux éléments. Une décomposition plus fine de ses dépenses publiques permet de mettre le doigt sur la grande faille de l’armée française. Ayant abandonné la conscription en 1997 et revendiqué la bascule sur une armée de métier, le pays pivot de la défense européenne aurait dû mettre à profit cette séquence pour équiper son armée. Or les économies opérées en matière de rémunération ou d’autres frais de fonctionnement n’ont pas été converties en équipement.

Le sous-investissement, une faiblesse structurante

Et c’est précisément là où la défaillance européenne est la plus palpable. Son retard n’est pas humain. En effectifs, l’UE tient la comparaison avec les grandes puissances. En revanche, elle a accumulé des années de sous-investissement au nom de la raison financière. Le fossé est flagrant avec les États-Unis. Et ce sous-investissement a eu des conséquences en chaîne sur l’appareil productif européen, doublement pénalisé par le fractionnement et la faiblesse de la commandite publique.

Face à ce déficit de demande domestique, les grands groupes de l’armement européen se sont de plus en plus tournés vers l’exportation. À l’instar de la France, dont la part de production exportée est passée de 8% dans les années 1960, à 15% dans les années 1970, puis à près de 30% en 2021… une dépendance croissante aux exportations du modèle industriel sous-jacent à la défense européenne, problématique en termes de sécurité et des nœuds de contrat qui freinent aujourd’hui l’approvisionnement ukrainien.

Fractionnement, sous-dimensionnement, concurrence, externalisation et extraversion sur les marchés étrangers, c’est le résultat d’une commandite publique dépourvue de stratégie. Une déficience qui se double d’un sous-investissement dans la R&D militaire, avec un rapport de 1 à 4 entre l’Europe et les États-Unis en proportion du PIB. En dépit d’une hausse de 23% de ses dépenses militaires en l’espace de 2 ans, l’UE est encore loin de la cible des 2% du PIB liée à ses engagements auprès de l’Otan, et au-delà, c’est son complexe militaro-industriel qui reste à bâtir.

Article paru sur Xerfi Canal, le 6 mars 2024.


(*) Olivier Passet, titulaire d’un D.E.A « Monnaie, Finance, Banques », est diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris (option Service Public). Chargé de mission puis chef du service économique et financier international du Commissariat général du Plan (2000-2006), il est ensuite chef du service Économie-Finances du Centre d’analyse stratégique auprès du Premier Ministre (2006-2011) et conseiller au Conseil d’analyse économique. En septembre 2012, il rejoint le Groupe Xerfi comme directeur des synthèses économiques

YEMEN : la revanche des va-nu-pieds

Screenshot

Billet du Lundi 15 avril 2024 rédigé par Patricia Lalonde Vice-Présidente de Geopragma

https://geopragma.fr/yemen-la-revanche-des-va-nu-pieds/


Après l’attaque sur le consulat d’Iran à Damas et la mort de plusieurs Gardiens de la révolution, la tension est montée au Moyen Orient et nous sommes sans doute à l’aube d’une grave escalade. En effet les Iraniens ont répliqué en envoyant une pluie de drones et de missiles sur Israël. Pratiquement tous ont été interceptés par le dôme de fer israélien…

Il est intéressant dans ce contexte de rappeler que le ministre des Affaires étrangères iranien, au cours d’une tournée diplomatique, est allé à Oman rencontrer Mohamed Abdel- Salam, le porte-parole du mouvement yéménite Ansarullah, afin de lui confirmer, lors d’une réunion sur la situation dans la zone, que c’était avec du matériel et des missiles américains que ces attaques menées à Damas avaient été perpétrées… Ce qui explique l’inquiétude de la Maison blanche quant à la riposte iranienne sur Israël.

C’est dans ces circonstances que les rebelles houthis du Yémen vont sans doute faire parler d’eux…

Leur grand retour sur la scène internationale fait penser à une histoire à la Walt Disney…
Ces « rebelles » Houthis, ces « va-nu-pieds », de religion zaïdiste, proche du chiisme iranien, se battent depuis 10 ans face à l’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis, les Etats-Unis et les européens pour conserver leur territoire, leur accès à la mer du Golfe d’Aden…

 Rappelons que dans la nuit du 25 mars 2015, Mohamed ben Salmane, le prince héritier d’Arabie Saoudite, lance l’opération « tempête du désert », dans l’un des pays les plus pauvres du monde. Il s’agit de remettre au pouvoir Abdrabbo Mansour Hadi, qui avait été renversé par ces mêmes « va-nu-pieds » et s’était réfugié à Ryad, ce qui lui avait valu le surnom de « cafetier de Ryad » par ses opposants.

Cette guerre fut une véritable catastrophe humanitaire, passée sous silence par la communauté internationale : plus de 377.000 morts, dont plus de 11 000 enfants mutilés selon l’UNICEF.

Mohamed ben Salmane avait promis que la guerre serait finie rapidement… C’était sans compter sur la résilience des rebelles Houthis…

Le total mépris de la communauté internationale a ainsi contribué à renforcer ces combattants des montagnes qui contrôlent 50% du pays et qui ont réussi à attaquer les sites pétroliers d’ARAMCO dans l’est de l’Arabie, rappelant ainsi leur endurance et contraignant Mohamed ben Salmane à la négociation…

Personne n’avait rien vu venir…

Et pourtant ces mêmes Houthis ont été invités au Parlement européen en 2019, malgré, il est vrai, la résistance de certains groupes parlementaires, qui se refusaient à inviter ces va- nu-pieds des montagnes…

Et quelle ne fut pas la surprise des quelques courageux parlementaires qui avaient accepté de participer à cette réunion de voir arriver une délégation d’élégants Yéménites conduite par le porte- parole d’Ansarullah, Mohamed Abdel Salam.

Tous ont pris la parole expliquant la situation militaire, économique, humanitaire de la région et leur volonté de voir la mise en place des accords de Stockholm qui avaient été signés en 2018 sous l’égide du représentant des Nations-Unies, Martin Griffith… Ils venaient demander de l’aide à l’Europe…

De plus Hisham Sharaf, le ministre des Affaires étrangères avait accepté de faire une conférence en visio avec les membres de Geopragma afin d’expliquer la situation et le rôle que l’Europe pouvait jouer… Occasion manquée !

Tout ceci est resté lettre morte, mais l’aventure de nos va-nu-pieds ne s’arrête pas là.En effet, reboostés par l’horreur de la destruction de Gaza, se sentant solidaires des palestiniens, les voilà qui, à la stupéfaction générale, narguent la communauté internationale en perturbant le trafic maritime en Mer Rouge.

Il s’agit d’empêcher les navires se dirigeant vers Israël de franchir le détroit de Bab-el-Mandeb et de continuer leur route en Mer Rouge… les forçant à contourner par le Cap de Bonne Espérance.

Les forces houthis testent ainsi les capacités de la marine américaine et changent les stratégies de sécurisation des routes maritimes commerciales… En effet l’utilisation de drones et de missiles pour attaquer les navires n’est pas habituelle…

Cette situation a de plus fait bénéficier les routes alternatives comme les voix ferrées russes entre la Chine et l’Europe.

Les Houthis avaient pris le soin de prévenir la Chine, la Russie et l’Iran que leurs bateaux ne seraient pas attaqués, et qu’il s’agissait d’une opération en solidarité avec le peuple de Gaza.

Depuis, une guerre navale sévit, les américains et plus récemment les européens se livrant au jeu de « touché, coulé » !

Le monde commence à être impressionné par ces Houthis et le commandant de « l’Alsace », fleuron de la marine française, le général Jérôme Henry qui a circulé pendant deux mois entre la Mer Rouge et le Golfe d’Aden parle de ces Houthis comme des combattants « désinhibés » , il explique que ces attaques sont en augmentation, que les Houthis utilisent des drones qu’ils fabriquent eux-mêmes, à raz de l’eau. Il assure qu’ils bouleversent le commerce international mondial et que ce n’est pas un feu de paille.

Et rappelons que récemment le « Ruby Mer » a coulé, cassant des câbles sous- marins ce qui a fortement perturbé 25% du trafic internet mondial en Asie et en Afrique.

C’est une société chinoise, basée à Singapour qui a réparé les câbles.

Une véritable guerre asymétrique.

Et ces Houthis viennent de participer à l’offensive contre Israël menée par l’Iran en envoyant une nuée de drones dans le sud du pays.

Ils n’ont sans doute pas dit leur dernier mot et il ne serait pas impossible qu’ils fassent encore parler d’eux.

A suivre…

La stratégie de dissuasion nucléaire (SDN). Un pense-bête

La stratégie de dissuasion nucléaire (SDN). Un pense-bête

Par François Gere  Diploweb – publié le 17 avril 2024    

https://www.diploweb.com/La-strategie-de-dissuasion-nucleaire-SDN-Un-pense-bete.html


Agrégé et docteur habilité en histoire (Paris 3 Sorbonne nouvelle). Président du Cercle des amis du général Lucien Poirier (2019 – ). F. Géré a présenté l’ouvrage posthume du Général Lucien Poirier, « Éléments de stratégique ». , éd. Economica, Ministère des Armées, 2023. François Géré a consigné avec Lars Wedin, L’Homme, la Politique et la Guerre, éd. Nuvis, 2018. François Géré a publié, « La pensée stratégique française contemporaine », Paris, Economica, 2017.

La menace d’un recours à l’arme nucléaire est un discours récurrent de V. Poutine depuis sa relance de la guerre russe en Ukraine, le 24 février 2022. La France est un des pays dotés de l’arme nucléaire mais la stratégie de la dissuasion nucléaire (SDN) reste relativement peu expliquée sur la place publique. François Géré fait œuvre de pédagogue avec ce document qui en explique les cinq grands principes.

Antécédents

LA DISSUASION est un mode d’action à but négatif aussi ancien que la guerre. Visant à interdire les velléités d’action d’un adversaire, il a été pratiqué avec plus ou moins de succès en raison de son caractère aléatoire. Il repose sur le calcul des probabilités connu dès le XVIIème siècle. En 1800, le mathématicien Pierre-Simon Laplace remarquait : « dans la conduite de la vie…il convient d’égaler au moins le produit du bien que l’on espère par sa probabilité, au produit semblable de la perte. »

Auparavant si un agresseur prenait le risque de transgresser la dissuasion et que son entreprise tournait mal… il se prenait une raclée mais n’en mourait pas. Avec l’atome, la dissuasion revêt désormais une toute autre dimension car la probabilité d’occurrence de la riposte nucléaire comporte le risque d’une perte exorbitante, dite insupportable, dépassant la valeur de l’enjeu.

 

La stratégie de dissuasion nucléaire (SDN). Un pense-bête
François Géré
Professeur agrégé, docteur habilité en Histoire des relations internationales et stratégiques contemporaine, président de l’Institut français d’analyse stratégique (IFAS). Crédit photo : Diploweb.com
Herbert/Diploweb.com

Domaine de validité

La stratégie de dissuasion nucléaire (SDN) n’apporte pas la paix absolue.

Elle ne peut en effet s’exercer que dans le cas d’une attaque massive, quelle qu’en soit la nature, contre les intérêts vitaux du pays agressé.

Le périmètre du « vital » ne doit pas être défini restant à l’appréciation du chef de l’État de manière à placer le candidat agresseur dans l’incertitude.

Ainsi la stratégie de dissuasion nucléaire repose-t-elle sur cinq principes.

. Principe de crédibilité

La dissuasion nucléaire exige la création et la démonstration de capacités techniques. C’était le rôle des essais qui ne sont plus nucléaires depuis leur suspension pour une durée indéterminée en 1994 ou leur interdiction par un traité (TICE).

. Principe de permanence : la SDN est assurée par le chef de l’État, seul décideur, disposant 24h/24 des codes électroniques et des moyens de transmission aux forces stratégiques aériennes en veille et aux sous-marins en patrouille. La robustesse des communications est vitale.

. Principe d’incertitude

« l’effet dissuasif résulte de la combinaison d’une certitude et d’incertitudes dans le champ mental d’un candidat agresseur : certitude quant à l’existence d’un risque inacceptable… incertitudes sur les conditions exactes d’application du modèle en cas d’ouverture des hostilités. »

. Principe de suffisance pour une puissance moyenne comme la France en quantité et en qualité ni trop, ni trop sophistiqué.

C’est ce que l’on nomme parfois « dissuasion du faible au fort » (c’était l’Union Soviétique). Il est inutile et ruineux de se lancer dans une course aux armements, il faut et il suffit :

a) de disposer d’une force nucléaire invulnérable capable de riposter en cas d’agression (les SNLE sous-marin nucléaires lanceurs d’engins sont durablement indétectables). Il est indispensable de prévoir une redondance en cas de défaillance humaine ou technique. En janvier 2024, la Royal Navy a enregistré deux tirs ratés du Trident, missile de conception américaine pourtant éprouvé de longue date.

b) de passer les défenses adverses.

L’interception à 100% n’existe pas. Le dommage reste tolérable si les charges explosives sont classiques mais si elles sont nucléaires le problème change complètement. Une salve de SNLE envoie 96 charges pouvant « vitrifier » potentiellement autant de cibles. Aucune défense ne parviendrait à les intercepter quels que soient les progrès réalisés. D’autant plus que ces têtes sont environnées de leurres, manoeuvrantes (changement de trajectoire) et furtives (faible signature radar). Cette supériorité durable de l’agression sur la protection fait donc de la SDN l’unique parade.

. Principe de proportionnalité

Le volume des destructions dites « insupportables » est rapporté à la valeur de l’enjeu ; en l’occurrence l’invasion et la conquête de la France valent-elles l’anéantissement d’un ou deux ou trois centres vitaux de l’agresseur ?

Dès lors que cibler ? Anticités ou antiforces ? Les progrès de la précision permettent un ciblage plus fin sur des surfaces réduites. Le discours officiel quelque peu jésuitique affiche que la France ne vise plus les villes mais les centres de commandement des forces nucléaires et les centres décisionnels, en l’occurrence les dirigeants politiques. Toutefois, on relèvera que de telles cibles se situent rarement au cœur des déserts mais ont le mauvais goût de se trouver au beau milieu de zones densément peuplées.*

In Cauda

La création d’une dissuasion stratégique nucléaire européenne (UE) devra souscrire à l’ensemble de ces principes. Toutefois, la valeur de l’enjeu pour l’agresseur changerait de dimension. Des intérêts vitaux de la France seule, on passerait à ceux de l’ensemble des États membres de l’Union européenne. Le calcul de la proportionnalité s’en trouverait affecté.

Copyright Avril 2024-Géré/Diploweb.com


Plus

Vidéo et résumé de la conférence Eric Danon : La dissuasion nucléaire a-t-elle un avenir ?

Éric Danon, diplomate, spécialiste des questions de sécurité internationale et de prospective stratégique s’interroge dans cette passionnante conférence (2018) : La dissuasion nucléaire a-t-elle un avenir ? Une heure de réflexion partagée pour nourrir le débat citoyen.

Bonus : le résumé par Estelle Ménard pour Diploweb.com

Après l’Ukraine, la Russie peut-elle vraiment envahir la Moldavie?

Après l’Ukraine, la Russie peut-elle vraiment envahir la Moldavie?


Ce petit État d’Europe orientale est en première ligne face aux jeux d’influence de Moscou et au risque d’élargissement de la guerre dans la région.

La présidente moldave Maia Sandu, lors d'une conférence de presse conjointe avec le président ukrainien Volodymyr Zelensky et le président du Conseil européen Charles Michel, à Kiev (Ukraine), le 21 novembre 2023. | Maxym Marusenko / NurPhoto via AFP
La présidente moldave Maia Sandu, lors d’une conférence de presse conjointe avec le président ukrainien Volodymyr Zelensky et le président du Conseil européen Charles Michel, à Kiev (Ukraine), le 21 novembre 2023. | Maxym Marusenko / NurPhoto via AFP

Temps de lecture: 5 minutes

Voilà plus de deux ans que la guerre en Ukraine s’est généralisée à l’ensemble du territoire ukrainien. En Europe, l’action militaire de la Russie a fait l’effet d’une onde de choc. À Kiev, la sidération était totale. En Pologne, dans les États baltes et ailleurs en Europe orientale, le choc de voir le Kremlin mettre en œuvre ce qu’il annonçait depuis plus de quinze ans fut immense. Mais un pays a dû connaître l’éveil de ces sentiments avec encore davantage d’intensité: la Moldavie.

À l’inverse de quelques-uns de ses voisins en Europe de l’Est (comme le plus proche, la Roumanie), la Moldavie n’est pas membre de l’Union européenne (UE). L’existence d’une région prorusse et sécessionniste de la Moldavie sur son flanc est, la Transnistrie, a rendu les négociations difficiles pendant près de quarante ans, alors que la République moldave s’engage à respecter une certaine neutralité entre l’Occident et la Russie.

Avec une présence militaire russe depuis 1992 en Transnistrie –État autoproclamé, mais pas reconnu par une large majorité des pays de l’ONU, dont la Russie–, la guerre en Ukraine a agité l’idée d’un envahissement du territoire moldave. À Chișinău, la capitale, la peur est bien là. Mais qu’en est-il vraiment?

Depuis février 2022, une question revient régulièrement: après l’Ukraine, la Russie peut-elle vraiment envahir la Moldavie? En a-t-elle les moyens? Moscou a-t-il un intérêt réel à ouvrir un nouveau front, alors que la situation en Ukraine est déjà largement endiguée? Il est difficile de le prédire. Mais des éléments de réponse existent. Alors, l’Ukraine aujourd’hui, la Moldavie demain?

Carte de la Moldavie et de la Transnistrie (en rouge). | Celeron via Wikimedia Commons

Entre la Russie et la Moldavie, des relations tumultueuses

Entre 1940 et 1991, la Moldavie, connue sous le nom de République socialiste soviétique moldave, a été placée sous le giron de Moscou et de l’URSS. Lorsque les pays d’Europe de l’Est concernés déclarent leur indépendance vis-à-vis de l’Union soviétique, certaines régions autonomes de ces États ne souhaitent pas voir leurs relations avec la Russie détériorées. En ce sens, une partie des populations russophones refuse l’indépendance de la nouvelle République moldave.

Ainsi, la République moldave du Dniestr (RMD), communément appelée Transnistrie (ou Transdniestrie), déclare unilatéralement son indépendance. Avec pour capitale Tiraspol (est de la Moldavie, près de la frontière avec l’Ukraine), la RMD demande son rattachement à la Russie. Ce que refusent l’administration de Chișinău et son président de l’époque, Mircea Snegur, déjà à la tête de la République socialiste soviétique moldave avant l’éclatement de l’URSS.

Pour Mircea Snegur, il était difficilement concevable de voir la Transnistrie devenir indépendante. Moteur économique de la Moldavie, avec des ressources industrielles fortes, cette région a été la cible des principaux investissements de la RSS moldave au cours de la période soviétique.

Les populations slavophones et russophones, quant à elles, ont eu peur que soient supprimés leurs avantages hérités de l’URSS et de sa politique à l’égard des minorités. Une guerre éclate entre Chișinău et Tiraspol. Boris Eltsine, président russe (1991-1999), intervient en tant qu’arbitre dans ce conflit armé, appelé «guerre du Dniestr» (mars à juillet 1992). Il fait suspendre les combats par un cessez-le-feu signé le 21 juillet 1992, sans qu’une solution durable ne soit trouvée.

La Transnistrie continue d’exister et présente ses propres institutions, sa propre monnaie et une constitution. La Transnistrie reste toutefois, de facto, une région autonome de Moldavie, alors que seuls l’Ossétie du Sud, l’Abkhazie et le Haut-Karabakh reconnaissent son existence (elles-mêmes n’étant pas reconnues par la communauté internationale). Cette région séparatiste prorusse reste aujourd’hui une source de tension entre Moscou et Chișinău. La Russie y stationne encore 1.500 militaires, ce que la Moldavie déplore et perçoit comme un moyen pour Moscou d’exercer une pression sur l’ensemble du pays.

Après son arrivée au pouvoir en Russie en 2000, Vladimir Poutine a donc hérité de cette situation en Transnistrie, dans ce que l’on peut qualifier de conflit gelé. La Russie continue de soutenir cette région par des investissements importants, aussi bien dans l’industrie que dans le secteur de la défense.

Pourtant, la région est encore dépendante de la Moldavie dans l’exportation d’une partie de ses marchandises. Tout comme avec l’UE, qui est l’un de ses principaux partenaires commerciaux. Seulement, les produits manufacturés comportent la mention «Made in Moldova» ce qui a pour conséquence d’invisibiliser cette réalité. Outre une présence militaire russe sur le sol de Transnistrie, la Russie est donc un acteur incontournable de cette région, bien que ce ne soit pas le seul, on l’aura compris.

De la difficulté sur le front ukrainien

Pour sa part, le pouvoir central de Chișinău a amorcé, au fil des années, un rapprochement avec les institutions européennes. Maia Sandu, présidente de la République moldave depuis décembre 2020, illustre cette tendance. Le déclenchement de la guerre en Ukraine a eu pour effet de mettre en place une demande d’adhésion à l’UE. La Moldavie a déposé cette requête pour la rejoindre dès le 3 mars 2022, avant d’avoir droit au statut de pays candidat à l’Union européenne le 23 juin 2022 (en même temps que l’Ukraine).

En décembre 2023, après une précédente recommandation de la Commission européenne allant dans ce sens, une négociation officielle d’adhésion a été ouverte par le Conseil européen. Mais la Moldavie doit encore se plier à certains devoirs, notamment en matière de droit et de transparence dans la vie politique. Manifestant un soutien diplomatique indéfectible à l’Ukraine face à la Russie, les deux pays affichent leur proximité, y compris face à ce long processus d’adhésion à l’UE.

Le 28 février 2024, un événement est venu rappeler le degré de tension dans cette région. Les dirigeants de la Transnistrie ont appelé la Russie à les «protéger» d’un possible massacre, perpétré par la Moldavie. De son côté, Moscou a répondu que protéger les intérêts des habitants de la région était «une priorité».

Face à ces déclarations, la crainte d’une invasion russe a refait surface, alors que ces propos rappellent ceux tenus par Vladimir Poutine sur les populations russophones dans le Donbass, quelques jours avant l’invasion à grande échelle de l’Ukraine. De plus, la Transnistrie, qui abrite des soldats russes, ne se trouve qu’à quelques centaines de kilomètres du port d’Odessa en Ukraine, l’un des principaux objectifs militaires de l’armée russe. Un mois plus tard, l’armée russe n’a pas bougé en Transnistrie.

La situation en Ukraine, avec les zones contrôlées par les forces ukrainiennes et russes au 9 avril 2024. | Infographie AFP / Valentin Rakovsky, Sophie Ramis et Cléa Péculier

Si la crainte d’une escalade est réelle, il est néanmoins difficile d’imaginer la Russie ouvrir un nouveau front en Moldavie. Sa présence en Transnistrie lui apporte déjà un avantage stratégique important. Et la Moldavie ne présente pas de caractéristiques économiques intéressantes pour la Russie, à l’inverse de l’Ukraine et ses ressources en blé absolument inestimables.

Les dirigeants moldaves, qui accusent Moscou de mener une guerre hybride contre Chișinău, comme le rappelait Maia Sandu dans les colonnes du Monde le 7 mars, se sont toutefois bien gardés de porter une candidature à l’OTAN, comme conscients des limites à ne pas franchir. La Moldavie s’est aussi historiquement engagée à rester neutre, cette neutralité étant directement mentionnée dans sa Constitution.

Une invasion de la Moldavie reste aujourd’hui difficilement imaginable. La Russie n’a pas atteint ses objectifs militaires en Ukraine et la guerre continue de s’enliser, avec un blocage tactique observé ces derniers mois. Mais Moscou pourrait être tenté de favoriser l’émergence d’une figure prorusse. Selon plusieurs sources citées par le New York Times, la Russie s’efforcerait depuis plusieurs années de déstabiliser le gouvernement pro-occidental en faisant la promotion d’Ilan Shor, oligarque moldave connu pour être favorable aux intérêts du Kremlin en Moldavie.

Il serait actuellement en Israël afin d’éviter une peine de prison pour fraude et blanchiment d’argent. Sur les réseaux sociaux ou dans la rue, la présence prorusse en Moldavie se fait entendre. Ilan Shor serait l’homme derrière ces manigances, avec l’appui de Moscou. C’est probablement davantage par ce biais, plutôt que par une intervention militaire, que la Russie souhaite influer sur les orientations politiques moldaves.

Où en est la souveraineté européenne ? par Y. Doutriaux, M. Lefebvre, J-L Bourlanges

Où en est la souveraineté européenne ? Y. Doutriaux, M. Lefebvre, J-L Bourlanges

 

Par Arthur DESCAZAUD , Jean-Louis BOURLANGES, Justine PERIES , Mario MARONATI, Maxime LEFEBVRE, Yves DOUTRIAUX  – Diploweb – publié le 10 avril 2024 

https://www.diploweb.com/Video-Ou-en-est-la-souverainete-europeenne-Y-Doutriaux-M-Lefebvre-J-L-Bourlanges.html


Avec Yves Doutriaux, Conseiller d’État honoraire ; Maxime Lefebvre, professeur à l’ESCP Business School ; et Jean-Louis Bourlanges, Président de la Commission des affaires étrangères à l’Assemblée nationale.
Yves Doutriaux et Maxime Lefebvre sont co-auteurs avec Florence Chaltiel de « Propos sur la souveraineté européenne. Défis sanitaires, sécuritaires, démocratiques », éd. Dalloz, 2024. Jean-Louis Bourlanges en a rédigé la préface.
Présentation de la conférence par l’étudiant et directeur des partenariats de l’ESCP International Politics Society, Mario Maronati. Synthèse rédigée par Mario Maronati, Justine Peries et Arthur Descazeaud, étudiants à l’ESCP Business School, membres de l’ESCP International Politics Society.

D’où provient le terme de souveraineté européenne ? Quelle impulsion a-t-il connu à partir de 2017, sous la première présidence d’Emmanuel Macron en France ? Comment les multiples crises que l’Union européenne a traversées ont progressivement donné vie à ce concept initialement peu accepté parmi les États membres ? En quoi s’agit-il d’un enjeu majeur des élections européennes de juin 2024 ? Yves Doutriaux, Maxime Lefebvre et Jean-Louis Bourlanges en débattent. Avec une synthèse rédigée, validée par M. Lefebvre.

Voir la vidéo sur youtube

Synthèse rédigée par Mario Maronati, Justine Peries et Arthur Descazeaud, étudiants à l’ESCP Business School, membres de l’ESCP International Politics Society

ALORS QUE que les élections européennes approchent, la crise sanitaire puis la guerre en Ukraine ont relancé les débats autour de la souveraineté européenne. C’est dans ce contexte que l’ESCP Business School a accueilli le 29 février 2024 une conférence pour faire le point sur ce concept encore peu clair et objet de nombreuses controverses : la souveraineté européenne. À l’occasion de la parution du livre « Propos sur la souveraineté européenne » (Dalloz, 2024), deux des trois auteurs ainsi que le préfacier sont venus apporter leur point de vue sur la situation dans cet événement co-organisé par l’ESCP International Politics Society, association étudiante visant à promouvoir les enjeux de politique internationale au sein de cette institution.

D’où provient ce terme de souveraineté européenne ? Quelle impulsion a-t-il connu à partir de 2017, sous la première présidence d’Emmanuel Macron en France ? Comment les multiples crises que l’Union européenne a traversées ont progressivement donné vie à ce concept initialement peu accepté parmi les États membres ? En quoi s’agit-il d’un enjeu majeur des élections européennes prochaines, en juin 2024 ? Ce sont ces questions qui ont rythmé les quelque deux heures et demie d’échanges menés par Yves Doutriaux, Maxime Lefebvre et Jean-Louis Bourlanges, respectivement conseiller d’État honoraire, professeur à l’ESCP Business School et Président de la Commission des affaires étrangères à l’Assemblée nationale.

Le ton fut rapidement donné au terme d’une introduction effectuée par l’étudiant et directeur des partenariats de l’ESCP International Politics Society, Mario Maronati. Les États membres sont peut-être traversés par des sentiments contraires quant à leur conception de l’Union européenne, mais un impératif subsiste en ce moment si particulier de crise militaire à nos frontières : il ne faut pas s’abandonner à l’immobilisme.

Là réside la marque de fabrique de l’Union. Maxime Lefebvre nous le rappelle en s’intéressant à l’origine et au développement du concept de souveraineté européenne au fil des années. Il revient sur ce terme qui fait directement écho à celui d’autonomie stratégique, lui-même issu de la politique de défense française et qui a trouvé une déclinaison économique dans l’UE depuis 2020 (énergie, santé, électronique, matières premières, etc.). Ainsi, lorsque le président Emmanuel Macron lance le slogan de la souveraineté européenne au cours de son discours de la Sorbonne en 2017, l’ambition est tout sauf neutre. C’est bien de quelque chose de plus important que les domaines aujourd’hui de compétence exclusive de l’union (commerce, concurrence, monnaie, pêche), qu’il s’agit.

Vidéo – Yves Doutriaux, Mario Maronati, Maxime Lefebvre
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Si le contenu de ce discours fut loin de faire l’unanimité au sein des pays membres à l’époque, Yves Doutriaux souligne l’importance de l’agression de l’Ukraine par la Russie en février 2022 dans le processus de prise de conscience d’une souveraineté européenne. En effet, si les crises précédentes telles que la guerre en Géorgie en 2008 ou l’annexion de la Crimée et la sécession d’une partie du Donbass en 2014, n’avaient pas toujours engendré des prises de position unanimes de la part des membres de l’Union européenne, la guerre en Ukraine marque un tournant majeur. C’est la première fois que les 27 membres vont mettre à profit tous leurs instruments disponibles, de concert. Sanctions, politique d’accueil massive de réfugiés ukrainiens, soutien humanitaire et macroéconomique, et mobilisation d’un budget pour financer l’envoi d’armes et former les soldats ukrainiens : jamais l’Union européenne n’avait réagi aussi fermement et avec un éventail aussi vaste de mesures face à un conflit international.

Yves Doutriaux rappelle aussi que tout ceci doit être remis dans le contexte de membres de l’Union réticents à l’idée de mettre en avant une Défense européenne différente du bouclier apporté par l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN). En effet, s’il existe bien quelques opérations menées par des troupes européennes dans le monde, la défense des pays membres repose essentiellement sur cette organisation de 32 Etats. Cependant, le blocage aux États-Unis par les républicains d’une aide supplémentaire de 60 milliards de dollars à l’Ukraine ainsi que les multiples déclarations de l’ancien président et désormais candidat Donald Trump, ne permettent guère de rassurer les Européens. Dans ce cadre, il est évident que le concept de souveraineté européenne a pris une nouvelle dimension. D’ailleurs, Maxime Lefebvre liste une potentielle nouvelle élection de Donald Trump parmi les grands défis auxquels risque de faire face l’Union européenne pendant la période législative 2024-2029. Selon lui, cette éventualité conjuguée à d’autres enjeux tels qu’une relation complexe entre l’Union et ce que l’on appelle le “Sud Global”, ou la question d’un élargissement de l’UE à 36 membres, invitent les pays membres à mieux réfléchir à ce qu’ils entendent par souveraineté et à aller au-delà de la forme, en avançant sur le fond.

Sur cette problématique de définition, Jean-Louis Bourlanges ne peut qu’être d’accord. De fait, il considère qu’il y a une contradiction originelle à parler de “souveraineté” dans un cadre européen. Comment cela pourrait-il être alors que Jean Bodin définit classiquement ce terme comme caractérisant un pouvoir qui n’est lié que par lui-même ? Cela est impossible dans la mesure où l’intégralité de la construction européenne repose sur la délégation de pouvoirs de la part d’États souverains à une autorité commune. Cependant, Jean-Louis Bourlanges explicite une condition à laquelle les mots prononcés par le président Emmanuel Macron en 2017 peuvent être acceptables : s’il ne se réfère pas à un concept juridique, mais plutôt à une notion proche de l’indépendance européenne prônée par le Général de Gaulle en son temps. Si l’idée n’est pas forcément de promouvoir un projet fédéral, mais davantage d’appeler l’Union à organiser son indépendance sur tous les plans afin de constituer une entité politique capable de ne pas subir la loi d’autrui, alors le terme de “souveraineté” est justifié.

La souveraineté européenne doit être au cœur des débats compte tenu de la situation géopolitique mondiale, et tout candidat devrait d’abord commencer par expliciter son positionnement sur ce sujet.

Pourtant, Maxime Lefebvre comme Jean-Louis Bourlanges déplorent le manque de clarté des décideurs politiques et l’absence de réflexion profonde sur la réalité que nous souhaitons attacher au terme de souveraineté européenne. D’abord parce que sans cela, l’Union européenne ne pourra répondre efficacement aux défis géopolitiques prochains, mais aussi parce qu’il s’agit d’un des enjeux les plus importants des élections européennes de juin 2024. En effet, Jean-Louis Bourlanges estime qu’il est impératif de consacrer une partie prépondérante des débats à cette notion, et qu’il est urgent que les différents pays membres répondent à trois questions au sujet de l’union : qui, quoi et comment ? Qu’est-ce qui fait que l’on peut devenir membre de l’Union européenne et qu’est-ce qui ne fait que cela peut nous être refusé ? Qu’est-ce que les pays veulent mettre en commun et qu’est-ce qu’ils souhaitent réaliser individuellement ? Et enfin, comment organiser une vie démocratique entre plusieurs États souverains ?

En fin de compte, toute l’Union européenne découle des réponses à ces trois questions. Il faut arrêter de se dissimuler derrière des idées floues et clarifier le propos. Sans quoi, il est impossible de prétendre vouloir mobiliser plus de 400 millions d’électeurs en juin 2024. La souveraineté européenne doit être au cœur des débats compte tenu de la situation géopolitique mondiale, et tout candidat devrait d’abord commencer par expliciter son positionnement sur ce sujet. Il en va du succès de ces élections et de la légitimité des futurs élus.

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Plus

. Florence Chaltiel, Yves Doutriaux et Maxime Lefebvre, « Propos sur la souveraineté européenne. Défis sanitaires, sécuritaires, démocratiques », préface de Jean-Louis Bourlanges, éd. Dalloz, 2024.

4e de couverture

À la veille d’élections décisives, l’Union européenne apparaît comme une puissance en devenir. L’affirmation progressive de sa souveraineté ne saurait faire abstraction ni des souverainetés nationales ni des défis qu’elle doit encore relever. Face aux crises nombreuses de ces dix dernières années, sanitaire, géopolitique, financière, les États-membres et les institutions européennes ont chaque fois tenté de réagir avec unité et fermeté. Cependant les divergences d’intérêts et de vue sont autant d’obstacles sur le chemin de l’Union politique européenne. Cet essai propose une réflexion sur le chemin parcouru et dessine des perspectives pour l’Europe du XXIe siècle.

L’Union européenne et Poutine : 24 ans de montagnes russes

L’Union européenne et Poutine : 24 ans de montagnes russes

Screenshot

par Maxime Lefebvre, ESCP Business School – Revue Conflits – publié le 8 avril 2024

https://www.revueconflits.com/lunion-europeenne-et-poutine-24-ans-de-montagnes-russes/


Qui aurait pu imaginer, au début des années 2000, que l’Union européenne et la Russie de Vladimir Poutine se retrouveraient un jour au bord de la guerre à propos de l’Ukraine ? À l’époque, la Russie était un partenaire de l’Occident dans la lutte contre le terrorisme. Elle avait accepté l’installation par les États-Unis de bases militaires en Asie centrale pour soutenir leurs opérations en Afghanistan. Des sommets se tenaient régulièrement (deux fois par an) entre l’UE et la Russie – plus souvent qu’avec les États-Unis – et l’Union envisageait de conclure un « partenariat stratégique » avec ce pays…

 

Au moment où Vladimir Poutine s’apprête à remporter un nouveau scrutin totalement contrôlé, retour sur ce presque quart de siècle d’une relation qui a connu quelques hauts et, surtout, beaucoup de bas.

Dans les années 2000, à la recherche de partenariats…

Malgré l’élargissement de l’UE et de l’OTAN aux pays d’Europe centrale et orientale, Moscou acceptait en 2002 la mise en place d’un Conseil OTAN-Russie et bouclait entre 2003 et 2005 les négociations de « quatre espaces » de coopération UE-Russie, sur proposition de la France et de l’Allemagne : un espace économique ; un espace de liberté, de sécurité et de justice ; un espace de recherche, d’éducation et de culture ; un espace de sécurité extérieure.

Alors que la Russie avait refusé d’être englobée dans la « politique de voisinage » de l’UE, la feuille de route sur la sécurité extérieure, la plus difficile à conclure, envisageait une entente sur la gestion de l’espace postsoviétique, évoquant une coopération pour la stabilité des territoires adjacents aux deux ensembles.

L’UE se lançait en 2006 dans la négociation de deux nouveaux accords en parallèle avec l’Ukraine comme avec la Russie. Le démarrage de la négociation avec la Russie fut retardé par la Pologne et la Lituanie, mais il eut lieu en 2008. Malgré la guerre en Géorgie à l’été 2008, les discussions sur ce nouvel accord redémarraient dès le sommet de Nice en novembre, comme le souhaitait le président français Nicolas Sarkozy, qui exerçait alors la présidence tournante de l’Union.

Nicolas Sarkozy et Dmitri Medvedev, alors président de la Fédération de Russie, se saluent au sommet de Nice, le 14 novembre 2008, devant le maire de Nice Christian Estrosi et le Haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune Javier Solana.
Sergey Guneyev/Kremlin.ru

En dépit du faux retrait de Vladimir Poutine, permutant avec Dimitri Medvedev les fonctions de président et de premier ministre en mai 2008, un partenariat de modernisation UE-Russie était même conclu en 2010 au sommet de Rostov, et la Russie faisait son entrée dans l’OMC en 2011.

… mais déjà des frictions de plus en plus sensibles

Ce n’est pas que les problèmes n’apparaissaient pas déjà. Le dialogue sur les droits de l’homme, initié en 2005, tournait régulièrement au dialogue de sourds. Les Occidentaux, qui avaient obtenu de la Russie (sommet d’Istanbul de l’OSCE, 1999) l’engagement de retirer ses troupes des « conflits gelés » de l’ex-Union soviétique (Géorgie, Moldavie), considéraient que la Russie était en violation de ses engagements et refusaient systématiquement, à partir de 2002, d’agréer une déclaration politique aux rencontres annuelles de l’OSCE.

De son côté, Poutine durcissait ses positions. En 2005, il qualifiait la disparition de l’Union soviétique de « plus grande catastrophe géopolitique du XXᵉ siècle ». En 2006, il menaçait les Occidentaux, tentés de reconnaître l’indépendance du Kosovo de la Serbie, d’appliquer la même solution aux conflits gelés de l’ex-URSS. En 2007, il prononçait un discours menaçant contre les Occidentaux et l’unilatéralisme américain à la Conférence de sécurité de Munich. Parallèlement, la répression impitoyable visant les détracteurs russes du régime s’intensifiait comme le montraient, entre autres, les assassinats spectaculaires d’Anna Politkovskaïa et d’Alexandre Litvinenko en 2006.

Début des années 2010, la montée des tensions

Si Vladimir Poutine s’est plié en 2008 aux demandes occidentales, surtout américaines, de ne pas effectuer plus de deux mandats à la présidence de la Russie, comme le stipulait la Constitution russe, c’était en réalité pour mieux conserver la réalité du pouvoir à travers le contrôle des « structures de force », notamment les services de renseignement et de sécurité (Poutine avait été officier du KGB avant de devenir directeur de la structure qui en avait pris la suite après la fin de l’URSS, le FSB). S’est dès lors nouée une évolution fatale, le leader russe légitimant son pouvoir par le durcissement face aux Occidentaux.

On l’a vu au moment de la guerre en Géorgie, lorsque le premier ministre Poutine tirait vers des positions dures pendant que le président Medvedev négociait une solution avec Sarkozy. Et à nouveau au moment de la crise libyenne en 2011, quand Poutine reprocha à Medvedev d’avoir laissé passer la résolution 1973 du Conseil de sécurité autorisant l’intervention de l’OTAN, cette dernière outrepassant le mandat qui lui était donné (la protection des civils à Benghazi) en poursuivant les opérations jusqu’à la chute de Kadhafi.

L’Ukraine au cœur des contentieux

Le retour à la présidence de Poutine en 2012, à la suite d’un changement constitutionnel (permettant désormais deux mandats présidentiels consécutifs de six ans chacun), ouvrait dès lors la voie à la confrontation. Elle se noua sur l’Ukraine. En 2004, déjà, la « Révolution orange » à Kiev avait causé une première crise. Mais l’action combinée de Jacques Chirac et Gerhard Schroeder, usant de leur influence pour apaiser le président russe, et de l’Union européenne, poussant à de nouvelles élections qui portèrent au pouvoir un président « pro-occidental », Viktor Iouchtchenko, permit de l’éviter. Et en 2010, l’Ukraine élut même un président « pro-russe », Viktor Ianoukovitch.

À l’époque, les États-Unis, dirigés depuis 2008 par Barack Obama, n’étaient plus sur une ligne aussi hostile à Moscou que l’Administration Bush, qui avait largement encouragé les « révolutions de couleur » en Géorgie et en Ukraine et avait ouvert à ces pays une perspective d’adhésion à l’OTAN au sommet de Bucarest (2008). Barack Obama, lui, proposa un « reset » à la Russie en 2009. Mais l’UE, tout en poursuivant la négociation d’un nouvel accord avec la Russie, visait un accord d’association ambitieux avec l’Ukraine, incluant une zone de libre-échange très poussée, et c’est le refus de cet accord par Ianoukovitch, poussé par Poutine, qui déclencha la révolution de Maïdan à la fin 2013, précipitant la chute du président ukrainien.

La Russie réagit brutalement en annexant la Crimée et en soutenant à bout de bras une insurrection dans le Donbass. Résultat : une vraie rupture entre l’UE et la Russie, la fin des sommets et des négociations de partenariat, et les premières sanctions incluant un embargo sur les armes, des sanctions financières et la restriction des investissements dans l’énergie. La France et l’Allemagne (Hollande et Merkel) jouèrent à nouveau un rôle médiateur en facilitant les accords de Minsk (2014-2015), qui gelèrent le conflit du Donbass sans parvenir à le résoudre.

L’Allemagne, à travers sa présidence de l’OSCE (2016), puis la France, avec les tentatives du président Emmanuel Macron de renouer avec la Russie, ont essayé, sans succès, de débloquer la situation, bloquée par la non-mise en œuvre des accords de Minsk, lesquels prévoyaient la réintégration du Donbass dans l’Ukraine.

La fracture du 24 février 2022

Il demeure une part d’énigme quant à la motivation exacte qui a poussé Vladimir Poutine à attaquer l’Ukraine le 24 février 2022. Voyait-il le pays basculer de plus en plus dans le camp occidental ? Redoutait-il une attaque ukrainienne sur la Crimée et sur les pseudo-républiques de Donetsk et de Lougansk, contrôlées par Moscou ? Ou pensait-il qu’il avait un coup à jouer en surinterprétant l’affaiblissement des États-Unis après leur retrait d’Afghanistan ? Isolé par la pandémie de Covid, s’était-il laissé intoxiquer par ses services sur la facilité à remplacer le pouvoir à Kiev par un pouvoir prorusse ?

Toujours est-il qu’il a commis l’irréparable en endossant le rôle de l’agresseur (beaucoup plus clairement que dans la guerre en Géorgie, où c’est le président géorgien qui avait pris l’initiative des hostilités) et qu’il a échoué à prendre le contrôle de l’Ukraine. Les Occidentaux ont rapidement adopté des sanctions économiques très lourdes contre la Russie et fourni une assistance massive à l’Ukraine, sans que cela ait permis jusqu’à présent à celle-ci de reconquérir les territoires perdus.

Cet aboutissement tragique était-il inévitable ? Est-il attribuable à la seule personne de Poutine, despote assoiffé de pouvoir et de puissance, aux ambitions illimitées ? Est-il la conséquence du système russe, incapable de prendre le tournant de la modernité démocratique et faisant renaître de ses entrailles un impérialisme atavique ?

Une autre trajectoire aurait-elle été possible ? Elle aurait supposé que les Européens et les États-Unis s’accommodent de la dictature russe et traitent la Russie en grande puissance, en lui reconnaissant des intérêts privilégiés dans l’espace postsoviétique. Sur le premier point, malgré les critiques sur le renforcement de la répression interne, les Occidentaux ont accepté de traiter avec le maître du Kremlin jusqu’à la guerre en Ukraine. Sur le second en revanche, ils n’ont pas démordu du droit de l’Ukraine à sa liberté et à sa souveraineté.

Aujourd’hui, il est difficile d’envisager un arrêt de la guerre en Ukraine tant que Poutine sera au pouvoir ; or il sera sans l’ombre d’un doute réélu avec un score écrasant ce 17 mars pour six ans et pourra, s’il le souhaite, se présenter de nouveau pour six années supplémentaires en 2030 (cette année-là, il aura 78 ans). Pour les Européens, une épreuve redoutable s’annonce à l’heure où les États-Unis envisagent de réduire voire cesser leur soutien à l’Ukraine, surtout dans l’hypothèse d’un retour de Donald Trump à la Maison Blanche. Slobodan Milosevic, le leader nationaliste serbe des années 1990, avait été arrêté par la force dans sa politique de répression ethnique, et avait fini par perdre le pouvoir. Un tel scénario n’apparaît pas en vue aujourd’hui face à la Russie de Poutine.

Maxime Lefebvre, Affiliate professor, ESCP Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

L’armée de Terre se déploie de nouveau en Bosnie-Herzégovine

L’armée de Terre se déploie de nouveau en Bosnie-Herzégovine

https://www.opex360.com/2024/04/08/larmee-de-terre-se-deploie-a-nouveau-en-bosnie-herzegovine/


Nommé par le Conseil de mise en œuvre des accords de paix et devant rendre compte de la situation devant le Conseil de sécurité des Nations unies, un haut représentant international est chargé de s’assurer du bon fonctionnement des institutions bosniennes.

Enfin, le volet militaire relève de la force de l’Union européenne [EUFOR] Althea, laquelle a pris la suite de la SFOR, la force de stabilisation de l’Otan, en 2004. Son mandat autorisant sa présence en Bosnie-Herzégovine a été renouvelé par le Conseil de sécurité en novembre dernier.

Cependant, ce dispositif n’a pas mis un terme aux tensions entre les trois communautés. Tensions pouvant par ailleurs être attisées par des ingérences extérieures. Ces dernières années, dirigée par Milorad Dodik, dont les sentiments pro-russes ne sont pas un mystère, la Republika Srpska tend à prendre de plus en plus de distance à l’égard de Sarajevo. Ira-t-elle jusqu’à proclamer son indépendance et à souffler sur les braises d’un conflit mal éteint ?

Un tel scénario ne pourrait que déstabiliser les Balkans occidentaux, qui, selon la Revue stratégique française, représente un « enjeu majeur pour l’Europe et pour la sécurité de l’ensemble du continent », notamment à cause de leurs faiblesses, susceptibles d’être exploitées par des « État tiers » ainsi que par les groupes criminels et terroristes.

Aussi, peu après le début de la guerre en Ukraine, l’effectif d’EUFOR Althea fut significativement renforcé, passant de 600 à 1100 militaires. Et le groupe aérien [Gaé] du porte-avions Charles de Gaulle effectua plusieurs patrouilles dans l’espace aérien bosnien.

Actuellement, la situation en Bosnie-Herzégovine est toujours tendue. Fin mars, le chef des Serbes de Bosnie a menacé de bloquer les institutions centrales du pays si le haut représentant international – l’allemand Christian Schmidt – ne retirait pas sa réforme de la loi électorale, censée empêcher les irrégularités.

Quoi qu’il en soit, les forces françaises n’ont que très peu été présentes dans les Balkans, notamment depuis la fin de leur mission au Kosovo, en 2014. Mais cette année, l’armée de Terre arme une « force de réserve stratégique » européenne, susceptible de renforcer à tout moment le Bataillon multinational sur lequel repose EUFOR Althea. Or, celle-ci vient d’être déployée en Bosnie-Herzégovine pour une période d’un mois, dans le cadre de l’exercice « Méléagre » [le fils d’Althée, selon la mythologie].

Cette « force de réserve stratégique » se compose d’un état-major tactique, d’un escadron de reconnaissance et d’intervention, d’un groupe d’infanterie et d’un groupe du génie fournis par le 5e Régiment de Dragons, implanté à Mailly le Camp. Elle est complétée par des pelotons roumains et italiens.

« Environ 250 soldats et leur équipement seront déployés par voie aérienne, ferroviaire et routière. Le processus de déploiement [ROMSI – Receiving, Staging, Onward Movement and Integration] fera également partie de l’exercice », explique le commandement d’EUFOR Althea, pour qui l’arrivée de cette force de réserve stratégique témoigne de l’engagement de l’UE envers la Bosnie-Herzégovine à maintenir un « environnement sûr et sécurisé ».

Et d’ajouter que l’unité française effectuera des patrouilles et s’entraînera avec les forces de l’EUFOR et les éléments des forces armées de Bosnie-Herzégovine « afin d’accroître la coopération et l’interopérabilité. »

Carte. L’espace Schengen en 2024

Carte. L’espace Schengen en 2024

Par AB PICTORIS – Diploweb – publié le 8 avril 2024

https://www.diploweb.com/Carte-L-espace-Schengen-en-2024.html


Conception et réalisation de la carte : AB Pictoris. AB Pictoris est une jeune entreprise française fondée par Blanche Lambert, cartographe indépendante. Passionnée de cartographie et de géopolitique, elle a obtenu un Master en Géopolitique (parcours cyber, IFG, Paris VIII) et en Géostratégie (Sciences Po Aix) après une licence de Géographie et Aménagement du Territoire (Paris I).

Chaque jour, des centaines de milliers de personnes bénéficient de la libre circulation transfrontalière permise entre des états signataires de la Convention Schengen. Pourtant, l’espace Schengen reste peu connu et souvent mal compris. Dans la foulée d’un nouvel élargissement, voici une carte inédite copubliée sur le Diploweb.com et AB Pictoris, conçue, réalisée et commentée par Blanche Lambert.
Carte grand format en pied de page, JPG et PDF.

LE 31 mars 2024, la Bulgarie et la Roumanie rejoignent les 25 membres de l’espace Schengen et l’intègrent partiellement, 17 ans après leur adhésion à l’Union européenne [1].

Après de longues négociations, les États-membres de l’UE donnent enfin leur accord en décembre 2023 pour la levée des contrôles des personnes aux frontières aériennes et maritimes de ces deux pays. La longueur de ce processus [2] et cette intégration partielle sont notamment liées aux blocages de certains pays, dont l’Autriche, qui jugeaient que les frontières bulgares et roumaines n’étaient pas assez sécurisées face à l’immigration clandestine. Un compromis a donc été trouvé, que l’Autriche nomme le « Schengen aérien » : la Bulgarie et la Roumanie rejoignent l’espace Schengen en levant les contrôles des personnes à leurs frontières aériennes et maritimes, mais les maintiennent aux frontières terrestres jusqu’à ce que les pays membres trouvent un nouvel accord.

Cette intégration – même partielle – marque un tournant pour l’espace de libre-circulation des personnes que représente l’espace Schengen, mais aussi pour l’Union européenne. Cette évolution reflète les mouvements d’intégration et de coopération qui caractérisent si bien l’UE.

Carte. L'espace Schengen en 2024
Carte. L’espace Schengen en 2024
Le 31 mars 2024, la Bulgarie et la Roumanie rejoignent les 25 membres de l’espace Schengen et l’intègrent partiellement, 17 ans après leur adhésion à l’Union européenne (2007). Conception, réalisation et commentaire de la carte : AB Pictoris, B. Lambert, 2024. Voir la carte au format PDF haute qualité d’impression
Lambert/AB Pictoris

L’espace Schengen puise son origine dans l’Accord Schengen, signé en juin 1985 par cinq États de la Communauté européenne [3] – la RFA [4], la France, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg – qui entre en vigueur dix ans plus tard, en 1995 [5]. Cet accord et sa convention d’application sont par la suite intégrés dans le droit de l’Union européenne lors des négociations du Traité d’Amsterdam, qui entre en vigueur en 1999. Tous les États membres de l’UE doivent, à terme, intégrer cet espace, à l’exception de l’Irlande [6]. La République de Chypre, malgré son adhésion à l’Union, n’est pas membre de Schengen à cause de la partition de l’île due à l’intervention turque de 1974 dont a découlé la proclamation de l’indépendance de la République turque de Chypre du Nord (RTCN) en 1983 [7].

L’espace Schengen ne rassemble pas seulement des États-membres de l’UE : en effet, l’Islande, la Norvège, la Suisse, le Liechtenstein et le territoire britannique de Gibraltar font partie prenante de cet espace de libre-circulation. Des micro-États, soit Monaco, la cité du Vatican et Saint-Marin, dont les frontières sont ouvertes, sont associés à l’espace Schengen.

Cette carte de l’espace Schengen, actualisée à l’occasion de l’intégration partielle de la Bulgarie et de la Roumanie, représente également les adhésions et les candidatures à l’UE, afin de donner une vue d’ensemble d’un espace dont la compréhension est souvent confuse.

Voir la carte au format PDF haute qualité d’impression

Carte au format JPG ci-dessous.

Copyright pour le texte et la carte 2024-4 B. Lambert-AB Pictoris / Diploweb.com

Publication initiale sur le Diploweb.com le 8 avril 2024

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Carte. L’espace Schengen en 2024
Le 31 mars 2024, la Bulgarie et la Roumanie rejoignent les 25 membres de l’espace Schengen et l’intègrent partiellement, 17 ans après leur adhésion à l’Union européenne (2007). Conception, réalisation et commentaire de la carte : AB Pictoris, B. Lambert, 2024. Voir la carte au format PDF haute qualité d’impressionDocument ajouté le 8 avril 2024
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L’espace Schengen reste souvent mal compris. Dans la foulée d’un nouvel élargissement, voici une carte inédite copubliée sur le Diploweb.com et AB Pictoris, conçue, réalisée et commentée par Blanche Lambert.