Les temps changent mon bon monsieur ! Les insurrections au XXIème siècle, une révolution ?
CES Maurice Robert de Saint Victor – Pensée Mili-terre – Engagement opérationnel
Sir Rupert Smith ou encore Arnaud de La Grange et Jean-Marc Balencie ont cherché dans de récentes études polémologiques1, à catégoriser la conflictualité de notre temps en distinguant les guerres définies comme conventionnelles, qui seraient en cours de disparition, de celles qualifiées de bâtardes, hors normes ou hybrides jugées en plein essor. Constatant les difficultés des coalitions lors des dernières opérations majeures, ils en tirent la conclusion que le monde serait pleinement entré dans la 4ème génération de la Guerre, inscrite au cœur des populations, où le Faible2 ne chercherait plus à détruire le Fort mais simplement à l’user. Ces analyses remarquent, non sans justesse, que l’asymétrie ou dissymétrie des moyens couplées à des modes d’action alliant terrorisme et guérilla entrainent au mieux de longues et difficiles victoires ou d’humiliantes défaites au pire. Ce constat de l’impotence systémique du Fort face aux aiguillons du plus faible suffit-il à démontrer pour autant la totale pertinence de cette révolution ?
Sans doute, non, car une certaine paresse intellectuelle couplée parfois à un oubli volontaire de sa propre histoire voudraient que nous rejetions la faute sur nos adversaires. Nous faisons comme si ces derniers ne jouaient pas ou plus le jeu par rapport à nos règles, alors qu’à bien des égards, nous avons davantage changé qu’eux. Ainsi, en concentrant notre attention sur le fait insurrectionnel au XXème siècle et au début de ce millénaire, nous avons prématurément écarté quelques constantes historiques et jeté un voile pudique et juridique sur les méthodes employées par les armées conventionnelles au cours des siècles.
Guérilla et Terrorisme, des figures imposées.
A écouter certains penseurs militaires, nos adversaires semblent aujourd’hui plus qu’hier, inéluctablement acculés à user de modes d’action irréguliers face à la supériorité des armées occidentales. En effet, ces dernières possèdent depuis plus d’une vingtaine d’années, et en attendant l’émergence de nouveaux acteurs « compétitifs », un arsenal militaire sans véritable concurrence. Engagées face à des mouvements insurgés en Irak et en Afghanistan depuis maintenant dix ans, ces pays qualifiés de Forts y déploient la quasi-totalité de leurs atouts militaires. Face à elles, se dressent généralement des insurrections armées par de petits groupes, dont la capacité d’action et de coordination tactique dépasse rarement le volume d’une centaine de combattants. En somme, ces derniers sont effectivement incapables d’affronter de manière conventionnelle, les géants occidentaux. S’ils le tentaient, ils seraient irrémédiablement écrasés sans aucune chance d’infliger la moindre perte conséquente à leur agresseur. L’asymétrie criante entre les belligérants imposerait donc au plus faible le choix de modes d’action alliant souvent terrorisme et guérilla urbaine ou rurale. Est-ce pour autant une nouveauté révolutionnaire ?
Les vieilles recettes de l’insurrection.
Si en apparence le différentiel actuel de puissance laisse peu de choix à nos adversaires, il n’en demeure pas moins que ce type de réponse reste historiquement banal.
Sans revisiter l’histoire militaire, il est criant de constater que, faute de pouvoir rivaliser à armes égales, la plupart des insurrections ont usé des mêmes modes d’action hors normes telle la politique d’assassinats ciblés conduite par les Zélotes durant l’antiquité ou encore Hassan Ibn Saba et sa secte des Hashshashin3 face à l’empire Seldjoukide à la fin du XIème siècle. Le choix d’employer la terreur4 ou de mener une guérilla5 comme les Espagnols face aux armées de Napoléon, si il est en apparence imposé, n’en demeure pas moins un choix guidé par la simple recherche de l’efficacité, en somme, un mode de guerre parmi d’autres. Ainsi, ce qui peut nous paraître aujourd’hui comme bouleversant, n’est peut-être qu’une simple résurgence du passé.
La petite guerre et la terreur, des modes d’action ancrés dans leur milieu humain…
A l’image des insurrections actuelles, la guerre irrégulière a souvent émané de troupes de circonstances organisées autour d’une identité villageoise, clanique, idéologique ou religieuse qui faute d’instruction militaire, se sont tournées vers des savoir-faire « amateurs », au moins au début des conflits. A cet égard, l’insurrection vendéenne éclaire singulièrement la cohérence et l’efficacité de ce mouvement constitué de paysans unis par une forte identité culturelle, équipés d’outils agricoles à ses débuts, et employant des tactiques rudimentaires faites d’embuscades ou d’escarmouches. D’ailleurs, ce mouvement s’essoufflera après la Virée de Galerne lors des batailles plus conventionnelles comme celle de Cholet, le 17 octobre 1793, face aux troupes aguerries de Kléber.
…et physique.
Si ces tactiques se montrent intrinsèquement efficaces, elles le sont d’autant plus dans leur milieu physique. Le rebelle ou le terroriste tire en effet une bonne part de son intégration au sein d’un environnement unique et particulier, qui handicape sérieusement une armée conventionnelle. Le milieu montagnard par sa singularité a heurté bien des fois, les certitudes des plus grands stratèges. L’armée romaine affronta non sans difficulté à partir de 209 Av J.C, les Celtibères dans l’actuelle Espagne, et n’obtint une victoire durable qu’après plus de trente années de dure contre-guérilla.
Ainsi sans s’appesantir sur les conflits de la décolonisation, ou plus récents d’Afghanistan ou d’Irak, nous trouvons dans les siècles qui nous précédent, de vivants exemples des difficultés rencontrées. Force est de constater que la bataille rangée d’infanterie, modèle occidental de la guerre6, est bien loin d’être la constante universelle que nous voulions bien croire. Guérilla et terrorisme, même s’ils ont évolué notamment en s’ancrant davantage au sein des villes, n’en demeurent pas moins des modes d’action classiques. Pouvons-nous dès lors parler de révolution insurrectionnelle ? Certainement plus, lorsque nous analysons les changements d’approche dans la résolution des conflits insurrectionnels par les puissances occidentales. En effet, en changeant de perspective, nous pouvons nous apercevoir que notre camp a davantage modifié ses méthodes de contre-insurrection ainsi que son corpus juridique. Cette tendance lourde se caractérise parfois, par le refus d’engager ses propres troupes au plus près ou au sein même du champ de bataille insurrectionnelle.
De la force sans protection ni distinction, à la force sans restriction…
La guérilla comme le terrorisme étant considérés comme une guerre de lâches ont longtemps échappé à toutes les protections mises en place pour protéger les combattants comme les populations.
Si aujourd’hui, l’insurgé capturé peut bénéficier du statut du prisonnier de guerre ou de droit commun, il n’en fut pas le cas pendant de longues années. En 1870-1871, durant la première occupation allemande, les francs-tireurs français capturés furent le plus souvent fusillés privés de ce fait, de leurs droits les plus élémentaires. L’absence de protection a aussi touché les populations civiles, considérées comme parties prenantes du conflit, appartenant en conséquence aux objectifs légitimes des opérations militaires. L’histoire est riche en exemples d’actions d’armées conventionnelles rejetant toute discrimination et cherchant à battre l’insurgé tout en punissant la population civile. Par exemple, l’empereur Hadrien mis en œuvre une tactique de la terre brulée contre les Juifs lors de la révolte de Bar Kokhba (132 – 135) pour les écraser et plus récemment, les gouvernements révolutionnaires français lancèrent leurs colonnes infernales pour sillonner la Vendée et y détruire l’insurrection. Parfois même, faute de pouvoir battre durablement une guérilla, la population est devenue la cible quasi unique de l’action militaire. Cette dernière option militaire permet de couper durablement les troupes de leurs racines et soutiens logistiques. Le Royaume-Uni l’a employé de nombreuses fois notamment lors du deuxième conflit face aux Boers, déplaçant quelque 120.000 personnes dans des camps de concentration (septembre 1900 – mai 1902). Si ces méthodes restent totalement inapplicables aujourd’hui, elles révèlent de manière criante les profonds changements dans nos propres méthodes.
Les corpus moraux et juridiques d’un emploi de la force limité et maitrisé.
Alors que nos armements ont gagné en efficacité, nous avons presque paradoxalement, limité l’emploi de la force par un corpus juridique (jus ad bellum et in bello) accompagnant chaque jour davantage ce qui, quelques siècles plus tôt, était encore réalisable et légitime. Dès lors, bien plus qu’un nouvel ennemi, nous devrions parler d’un nouvel ami. Notre volonté de discriminer, de protéger l’insurgé et le terroriste par des lois de la guerre et un code pénal, a entrainé par effets dominos de grands changements comparables à une révolution dans notre manière de faire la guerre. Aujourd’hui, cette évolution a abouti à la volonté de combattre pour protéger la population et à celle concourante d’engager des actions pour la convaincre d’adhérer à un projet de sortie de crise. Pour autant cette transformation n’est pas encore aboutie car le véritable statut politique et militaire de l’insurrection n’est pas suffisamment précis comme le montre le flou entourant le vocabulaire employé lors de ces conflits : contre-rébellion versus contre-insurrection, guerre versus opérations se rapprochant de la guerre). A cela s’ajoutent de nombreuses controverses au sein des coalitions engagées portant notamment sur le statut juridique des insurgés capturés. Il s’agit en définitive d’une tendance lourde du droit des conflits armés à la fois faiseur de guerre par les limites posées et fruit d’une longue évolution cherchant à humaniser la violence.
Vers un refus d’obstacle.
Toute légitime qu’elle soit, cette propension à vouloir protéger à tout prix la population s’inscrit aussi dans un deuxième mouvement lourd des armées occidentales : celui de réduire au maximum, les risques pris par ses propres troupes. Cette volonté s’articule autour de deux actions concomitantes : la réduction des forces au sol et la surprotection des derniers soldats présents. Ainsi, à l’engagement massif des troupes au sol lors des guerres d’Indochine ou même d’Algérie répondent aujourd’hui le tout technologique dont les représentants les plus aboutis sont les armées de drones armés et pilotés depuis les Etats-Unis, et surtout une contractualisation de l’action militaire comme le montre le ratio surprenant de 1,3 contractors par GI du théâtre afghan. En parallèle à ce constat, nous assistons à l’élection de la Force Protection en tant que principe de guerre en contre-insurrection. Ainsi, le gilet pare-balle, véritable armure moderne, s’intègre dans un ensemble comprenant le transport « hyper » blindé lui-même protégé lors des phases de remise en condition par les murs protecteurs des Forward Operational Bases7, châteaux forts de nos armées occidentales tant en Afghanistan qu’en Irak. Si la bataille d’infanterie, fille de l’Antiquité, a mis à l’honneur le corps à corps d’égal à égal, au milieu de la mêlée et a rejeté pendant de longues années, l’arme de jet réservée aux lâches et par certains cotés le mercenariat, la guerre contre insurrectionnelle semble pousser inexorablement le combattant à quitter le champ de bataille pour agir à distance de sécurité (stand-off principle) voire au travers d’autres forces (proxy forces)8 en usant au maximum de la puissance de feu au détriment de la manœuvre9. Dès lors, cette recherche d’une guerre aux pertes réduites dans notre camp, pose inéluctablement la question du niveau d’engagement accepté pour nos citoyens au cœur des batailles contre-insurrectionnelles.
Sous la pression légitime de fortes évolutions morales et parfois du prisme paralysant d’un « militairement correct », nous avons écarté nombre d’enseignements historiques et modes d’action occidentaux encore usités il y a peu de temps, en contre-insurrection. Les guerres, qualifiées de bâtardes, le sont finalement davantage pour nous que pour nos adversaires. Ainsi, la tendance de nos engagements laisse à penser que tout en cherchant à protéger légitimement le plus faible, nous nous retirerons le plus possible du terrain sur lequel s’emporte pourtant une grande part de la décision. Cette nouvelle forme d’engagement fondamentalement différent des mêlées propres aux carrés d’infanterie, charges de cavalerie ou autres batailles du siècle passé, parait être notre nouveau visage. Dès lors, il conviendrait de reposer l’équation de l’emploi de la force en y plaçant avec plus de précision et honnêteté les termes amis : que voulons-nous, qui visons-nous et comment le faisons-nous ? Sans cet effort de clarification, le résultat de l’équation obtenu risque de placer la victoire recherchée, hors du champ du possible.
1 L’utilité de la Force : L’Art de la Guerre Aujourd’hui, de Sir Rupert Smith, Economica, 2007 -Les guerres bâtardes : comment
l’Occident perd les batailles du XXIème siècle d’Arnaud de La Grange et Jean-Marc Balencie., Librairie Académique Perrin,
2009 -Les guerres modernes racontées aux civils… et aux militaries, de Pierre Servent, Buchet Chastel, 2009.
2 Le Faible s’entendra comme l’insurgé et le Fort comme un soldat conventionnel (par extension l’insurrection et l’armée occidentale).
3 L’Art de la Guerre par l’exemple, de Frédéric Encel, Flammarion, 2000.
4 Histoire du terrorisme : De l’Antiquité à Al Qaida, d’Arnaud Blin et Gérard Chaliand, Bayard, 2006
5 Voir à ce sujet, l’étude La guerrilla Espanola y la derrota de Napoléon, de John L. Tone portant sur la guérilla en Navarre.
6 Le modèle occidental de la guerre, la bataille d’infanterie, de Victor Davis Hanson, Texto, 1989 (traduit en 2008) utilement complété par la Guerre du Péloponnèse du même auteur, Flammarion, 2005 (traduit en 2008).
7 F.O.B: base opérationnelle avancée. Ces bases servent de camp vie pour les troupes déployées, ces dernières bénéficiant d’un
havre de paix raisonnablement défendable face aux attaques insurgées et procurant une protection balistique efficace.
8 Le piège américain, Général Vincent Desportes, Economica, 2011, page 222.
9 War managers, Douglas Kinnard, Naval Institute Press, 2ème edition. Voir le chapitre sur la mise en œuvre de la guerre au Sud Vietnam, pages 46-48.