Invasion de l’Ukraine par la Russie : « c’est quoi, gagner la guerre » ? 2/2 – Ukraine, résistance, souffrance, victoires militaires et… Impasse ?

Invasion de l’Ukraine par la Russie : « c’est quoi, gagner la guerre » ? 2/2 – Ukraine, résistance, souffrance, victoires militaires et… Impasse ?


 

Après avoir évoqué le caractère inattendu de l’évolution du conflit né de l’agression russe et le fait qu’aux échecs militaires du Kremlin ont répondu une certaine capacité de résistance économique face aux sanctions occidentales, nous pouvons nous pencher sur l’évolution actuelle des opérations ukrainiennes, sur l’état de l’Ukraine, et nous demander ce que signifierait « gagner » et dans quelles conditions la victoire pourrait revenir à un camp ou l’autre.

 

 

Des succès militaires ukrainiens spectaculaires.

La combativité de l’armée ukrainienne, sa capacité à s’adapter très rapidement sous la contrainte, le soutien apporté par les pays occidentaux sous la forme d’équipements, de munitions et de renseignement, la mobilisation du pays tout entier et son unité patriotique ont permis d’abord d’entraver l’invasion au printemps, puis de saigner à blanc les effectifs russes, avant de reprendre l’offensive avec succès pour entamer la libération du territoire national.

Au sortir de l’été, l’oblast de Kharkiv a été libéré et la poche de Kherson située sur la rive droite du Dniepr est en voie de résorption, d’une façon laborieuse mais continue et méthodique. La contre-offensive menée dans le nord, après une longue opération d’intoxication mais aussi quelques échecs dans le sud, a été l’occasion d’une réelle percée avec un petit choc opératif sur les arrières russes. Si l’armée ukrainienne n’a pas maintenu un tel tempo depuis, elle a néanmoins conservé une attitude offensive pendant plus de deux mois, ce qui est assez remarquable et en dit autant sur l’élévation de son propre niveau que sur la ruine de l’appareil militaire russe : comme le notait Michel Goya, « les courbes se sont croisées » et la victoire sur le front de Kharkiv sera longtemps étudiée comme un modèle d’opération ayant à la fois obtenu une surprise opérative et débouché sur un gain territorial important, la destruction et la capture de forces adverses et un réel bouleversement des postions du théâtre. Aujourd’hui, la Russie est bien involontairement « le premier fournisseur d’armes de l’Ukraine » et peine à rétablir un front solide.

Les inquiétudes du printemps sur la capacité de l’Ukraine à former le million d’hommes mobilisés et à entretenir les matériels fournis ne se sont pas concrétisées. L’Ukraine est parvenue à assimiler très rapidement un cortège de matériels très variés, mais aussi (surtout) à faire de la masse de ses soldats conscrits des unités de manœuvre aptes au combat de haute intensité. Au temps pour l’idée très répandue en Occident que, pour avoir une qualité professionnelle, les armées doivent être composées exclusivement de professionnels.  

Alimenté par son voisinage en armes et munitions, l’Ukraine est parvenue à entretenir ces matériels, en s’appuyant sur son industrie, sur les infrastructures civiles et sur ses voisins très engagés dans le MCO.

Sur le terrain, les brigades ukrainiennes ont maintenant acquis des caractéristiques très « occidentales » : groupes de combat autonomes, bonne coordination interarmes, importance cruciale des sous-officiers dans la conduite de la manœuvre, décentralisation du commandement par intention, souplesse logistique, rotation d’unités, prise en compte du bien être des combattants pour préserver leur potentiel, importance du renseignement… Les Ukrainiens ont aussi beaucoup innové de façon agile et autonome, comme leur application de contrôle d’artillerie décentralisée ou l’utilisation combinée des drones civils et de l’impression 3D. Quelques erreurs ont bien entendu été commises et certains échecs subis, comme l’incapacité à reprendre la centrale nucléaire de Zaporijjia, les débuts difficiles de la progression vers Kherson ou l’obstination à défendre Sievierodonetsk envers et contre tout. Mais au final, la performance de combat et de transformation de l’armée ukrainienne demeure, en tous points, remarquable. Tout comme l’ont été la mobilisation du pays ou sa conduite de la guerre informationnelle.

Face à cette transformation, l’armée russe semble incapable d’apprendre. Les généraux tournent plus vite que les unités du front, ce qui est l’exact inverse de ce qu’il faudrait faire (et le stock de vieux généraux est assez pléthorique). Les nouveaux conscrits sont jetés au combat, sans entrainement, sans équipement, sans soutien logistique et sans motivation. La qualité des unités qui les reçoivent baisse sans cesse et il ne semble y avoir aucune tentative sérieuse pour reconstituer, en arrière du front, une force de manœuvre. L’hécatombe des cadres ajoute à cette impossible remontée en puissance en pleine guerre. L’implication personnelle de Vladimir Poutine dans la conduite des opérations et le limogeage permanent des cadres, la culture du mensonge, les discriminations envers les minorités de l’Empire sacrifiées alors que les populations urbaines russes sont préservées sont autant de poisons qui gangrènent tout espoir russe de renverser le cours des opérations terrestres.

Il ne faut pas d’ailleurs surestimer l’importance de l’aide occidentale. Elle a été et est critique dans certains domaines (renseignement, logistique, matériels antichars, artillerie de contre-batterie) et est sans doute décisive dans la survie économique de l’Etat ukrainien. Mais l’Ukraine a, depuis la prise de conscience des racines de l’échec de 2014, fait de gros efforts pour moderniser et réformer son armée. Si les Ukrainiens triomphent aujourd’hui, c’est parce qu’ils se sont battus dans le Donbass face à l’invasion depuis 2014 et qu’ils ont, en sept ans, formé de nombreux hommes qui sont maintenant l’ossature de leur corps de sous-officiers et d’officiers. L’apport occidental de formation a sans doute été non négligeable dans quelques domaines clé (planification et conduite des opérations, renseignement, logistique, lutte antichar), mais le gros de la transformation de l’armée ukrainienne s’est bien fait sur des bases nationales, même s’il y avait clairement une volonté de « s’aligner » sur les méthodes de l’OTAN.

Face à cet effort, la Russie a continué à concentrer l’élite de ses combattants professionnels dans des unités de pointe, équipées légèrement, fragiles et peu résilientes (parachutistes, infanterie de marine). Surtout, l’armée russe a vu se croiser une ère de réformes très ambitieuse avec une lente paralysie paranoïaque du régime qui encourage le mensonge et la corruption. Tout cela aboutit à un paradoxe terrible : l’envahisseur est presque quatre fois plus peuplé que le défenseur et est censé avoir réformé depuis plus longtemps son appareil militaire, mais ce sont les Russes qui sont aujourd’hui en sous-effectifs et qui manquent à la fois de soldats, de cadres et de capacité à apprendre.

Il semble donc probable que les Ukrainiens parviendront à reprendre les territoires perdus depuis février 2022. Kherson semble en cours d’évacuation par les Russes et finira par tomber. Après avoir été « sonnée » assez systématiquement, les forces à l’est du Dniepr sont au point de rupture. L’hypothèse d’une bombe radiologique russe au Césium ou d’un minage des barrages du Dniepr n’est pas invraisemblable, mais ne changera pas drastiquement le cours des opérations. Le Donbass pourrait être contourné par le nord, coupé de la Russie puis repris. La recapture de la centrale nucléaire de Zaporijjia serait cruciale pour la sécurité énergétique du pays et une descente entre la boucle du Dniepr et Donetsk aurait aussi le potentiel de tronçonner en deux l’espace pris par les Russes tout en isolant de nouveau la Crimée. Le Dniepr pris à revers, toute tentative russe de tenir la rive gauche devant Kherson serait condamnée. Pour autant, les Ukrainiens se limitent actuellement à deux poussées (Kherson et le nord du Donbass), alors qu’ils ont des effectifs bien supérieurs à ceux des Russes, qui avaient eux tentés une poussée sur trois axes en février. Sagesse sans doute, car une offensive n’est pas qu’une question d’effectifs, mais surtout de soutiens logistiques, de capacité de planification et de conduite des opérations. Mieux vaut détruire la force isolée au nord de Kherson et exploiter ensuite le vide créé.

 

Vu l’incapacité chronique de la Russie à apprendre de ses erreurs sur le terrain, l’Ukraine finira par revenir sur les frontières du 24 février 2022. L’exercice de son droit de légitime défense au titre de l’article 51 de la Charte des Nations unies lui en donne le droit et ses forces la possibilité. De même, la reprise de la Crimée semble tout à fait possible, même si le franchissement de l’isthme ne sera pas une petite affaire. Et ? Cela donnera-il « la victoire » à l’Ukraine ? Moscou mettrait alors un terme à son agression ou irait jusqu’à « capituler » ?

 

Que signifierait « gagner » cette guerre face à la Russie ?

Malheureusement pour l’Ukraine, triompher sur le champ de bataille n’est pas forcément synonyme de « gagner la guerre ». Après tout, Hannibal a écrasé l’armée romaine à plusieurs reprises. A la Trébie, au lac Trasimène, à Cannes, les Carthaginois parvinrent lors de la deuxième guerre punique à détruire l’armée adverse. Mais cela ne suffisait pas pour « gagner la guerre » face à une république romaine qui, en refusant de s’avouer vaincue, pouvait compter sur les faiblesses de son adversaire (sous-effectifs, divisions politiques, incapacité à la guerre de siège) et sur ses propres forces (unité politique, alliés, capacité de reconstituer des effectifs, maîtrise des mers). De même, la destruction systématique d’une grande partie de l’armée rouge, notamment autour de Kiev en 1941, ne pouvait donner la victoire à l’Allemagne nazie sur une Union soviétique disposant d’une profondeur stratégique, d’une base industrielle déplacée vers l’Oural, d’un régime dictatorial solide et d’un large soutien occidental. Bref : les guerres ne se gagnent pas par la « seule » victoire sur le champ de bataille. Surtout, le défenseur doit souvent se muer en attaquant, comme la France entre 1914 et 1918, s’il veut espérer mettre un terme au conflit en contraignant l’envahisseur à capituler, ce qui n’est pas vraiment possible pour l’Ukraine.

Aujourd’hui, la Russie semble être à la fois incapable de vaincre, mais aussi impossible à vaincre. La profondeur stratégique du pays et son arsenal nucléaire lui permettent de sanctuariser son pouvoir et des moyens de continuer la lutte, tandis que, comme évoqué au précédent article, son économie, même affaiblie, n’est pas encore au point de rupture. Pour « vaincre » la Russie, il faudrait soit que le pouvoir politique qui a souhaité et conduit cette agression de l’Ukraine décide de renoncer, soit qu’il y soit contraint. Décider de renoncer par calcul semble peu probable : l’invasion elle-même relevait d’une erreur de calcul et Vladimir Poutine est dans la situation du joueur de casino qui par tous les moyens relance sans cesse, en espérant se refaire « au prochain coup ». Il n’est pas du genre à se lever et accepter son échec. Il n’y avait aucune rationalité à envahir le pays alors que la pression était efficace pour obtenir sa neutralisation. Il n’y aurait pas plus de « rationalité » de son point de vue à stopper l’invasion.

L’annexion des oblasts partiellement conquis (et aux frontières non déterminées) enferme un peu plus le pouvoir russe dans la continuation d’une guerre sordide et sans espoir, mais qu’il pense pouvoir continuer à coups d’expédients, sans s’attirer l’hostilité de la majorité de la population. Pour le reste, l’irrationalité des dictatures face aux impasses stratégiques n’est plus à démontrer, comme l’a illustré récemment l’ouvrage de J.L. Leleu et O. Wievorka ou comme en son temps le soulignait Jack Snyder à propos des « mythes » impériaux.

Peut-on contraindre la Russie à renoncer ? La contrainte peut être de deux ordres : intérieure ou extérieure. Eliminons d’emblée la contrainte extérieure : cela supposerait une invasion en bonne et due forme de la Russie par l’Ukraine. Outre que cela contreviendrait au droit de légitime défense, cela poserait d’insolubles problèmes logistique et politiques (beaucoup de pays occidentaux n’iraient pas jusqu’à soutenir une telle idée) et donnerait pour le coup une bonne justification au franchissement par Moscou du seuil nucléaire. La question de la Crimée est déjà en elle-même un facteur d’incertitude sur le plan de la dissuasion russe et Vladimir Poutine a suffisamment pris de décisions imprévisibles et en apparence couteuses politiquement pour qu’on puisse craindre que pour préserver l’annexion de la péninsule il engage au moins une forme de démonstration nucléaire (en mer, ou sur l’isthme de Crimée justement) afin de stopper une possible offensive ukrainienne.

Dans tous les cas, une invasion de la Russie justifierait sans doute un sursaut patriotique, la mobilisation des populations urbaines et pourrait même motiver la Chine à soutenir plus efficacement la Russie en livrant armes, munitions et véhicules. Elle conforterait le narratif russe à propos d’une agression occidentale et diviserait l’Assemblée générale des Nations Unies au sujet du droit de légitime défense. Il faut garder à l’esprit en outre que l’annexion de la Crimée avait été l’objet d’une très large approbation en Russie en 2014 (le Donbass beaucoup moins). De même, une escalade impliquant un engagement au sol de l’OTAN en Ukraine sur la ligne de front est peu crédible, en raison là encore des risques d’emballement de la crise vis-à-vis de Pékin et de franchissement des lignes impliquant la dissuasion nucléaire. A ce titre, il faut souligner le caractère pacifiant et stabilisant de l’OTAN dans la crise actuelle. Il ne fait guère de doutes que s’ils n’étaient pas membres de l’Alliance, la Pologne ou certains pays Baltes seraient déjà impliqués militairement sur le champ de bataille, avec un élargissement des combats à la Baltique.

Revenue sur ses frontières légitimes, Crimée comprise, l’Ukraine retrouverait l’essentiel de son accès à la mer et son intégrité territoriale. Mais elle vivrait dans la crainte d’un retour offensif russe et serait toujours soumise aux missiles balistiques et drones qui attaquent son territoire. Surtout, cela pourrait durer des années, pénalisant considérablement un pays déjà très fragilisé.

Reste la contrainte intérieure en Russie. C’est toujours le grand (le seul ?) espoir du camp occidental : que le régime de Vladimir Poutine tombe du fait de ses défaites. Mais cette perspective, si elle ne peut être écartée, n’a rien de mécanique. Les régimes dictatoriaux sont notoirement capables de survivre aux défaites militaires, transformant par leur propagande interne les pires échecs en victoires. Si le cas de l’Afghanistan à l’ère soviétique est toujours cité en exemple pour évoquer les conséquences de la défaite, il ne faut pas le surestimer. Le pouvoir nazi n’a jamais vacillé malgré les revers, toujours présentés comme des succès, des retraites en bon ordre, des regroupements préalables à la bataille décisive, des consolidations mineures du front et autres replis tactiques. La Propagandastaffel a montré les troupes allemandes contre-attaquant victorieusement jusqu’à Berlin en 1945… Aujourd’hui, l’opposition intérieure « pro-occidentale » en Russie semble tout à fait faible et incapable de cristalliser une révolution contre Vladimir Poutine. Depuis 2009 qu’il a durcit son pouvoir, le Kremlin est parvenu à chasser bon nombre d’opposants politiques en leur menant une vie assez difficile pour qu’ils émigrent. Compte tenu de son emprise sur les médias, il fait vivre la population russe dans une bulle qui pour l’heure tient bon. Les populations urbaines sont relativement épargnées par la guerre, le narratif d’une « opération spéciale » tient toujours et l’essentiel des pertes concerne des populations rurales et/ou des minorités ethniques vivant sur des territoires immenses peu propices aux rassemblements. La population russe vit dans une forme de malaise gêné, avec un fossé générationnel qui se creuse et un avenir qui s’assombri. Mais cela ne fait pas une révolution.

Même la mobilisation, anarchique, inique et mal conduite, semble ne pas suffire à pousser les Russes à rejeter le pouvoir en place. Des dizaines d’incidents ont eu lieu fin septembre, qui firent espérer que se lève un vent de révolte. Mais la menace semble contenue par Moscou et la population cherche plutôt à fuir le pouvoir qu’à s’y confronter. Ainsi, la mobilisation a surtout été l’occasion d’aggraver la crise démographique en provoquant la fuite de plus de 400 000 personnes, à ajouter aux 500 000 déjà parties depuis le début de l’invasion de l’Ukraine. La Russie semble aujourd’hui être enfermée dans un « Poutine, tu l’aime ou tu le quittes » qui n’offre pas de voie alternative et ces 900 000 personnes se sont jointes aux dizaines de milliers d’émigrés depuis 2009. Ce sont souvent des jeunes, éduqués, des « forces vives » qui manqueront à l’économie sur le long terme, mais qui sont aussi, en théorie, celles et ceux qui devraient conduire la protestation intérieure.

Comment espérer un vent de protestation démocratique dans ces conditions ? En dégradant encore les conditions de vie des Russes par des sanctions ? C’est peu probable, cela ne fera qu’accentuer le ressenti contre l’Occident et favoriser le narratif du régime. Seule une vraie rupture de la bulle informationnelle du Kremlin, qui exposerait les populations à la réalité sordide de la guerre conduite en Ukraine pourrait peut-être provoquer une réaction de sursaut. Pire, les changements de régime qui pourraient survenir du fait de l’accumulation de défaites ne seraient pas forcément synonyme de désescalade. Les faucons du Kremlin montrent souvent que Vladimir Poutine n’est peut-être pas le plus fou ou le plus extrême des dirigeants qui pourraient présider au destin de la Russie, même si la surenchère des conseillers du prince est une vieille recette des dictatures. Le débat entre partisans de solutions plus ou moins extrême existe sans doute, associé à une bonne dose d’opportunisme de la part d’hommes comme Evgueni Prigojine. A tout prendre, les forces armées russes sont, peut-être, un des rares espoirs de changement constructif : la conscience doit commencer à monter dans leur corps social qu’elles risquent d’être sacrifiées totalement par cette guerre et déclassées à terme. Poutine chassé par un coup d’état militaire « modéré » est un des rares scénarios qui demeure à la fois vaguement possible et constructif pour sortir de la crise. Les forces stratégiques, bastions de rationalisme épargné par la guerre, aidées d’éléments de la marine et des forces aériennes, contre la Rosgvardia ?

 

L’Ukraine, un « vainqueur fragile »

L’Ukraine de son côté semble être un pays à l’armée maintenant solide, à l’abri de la défaite militaire, mais qui est très fragile dans son économie et incertain dans ses soutiens. C’est sans doute sur ce paradoxe que Vladimir Poutine peut placer un espoir. Même s’il serait présomptueux de se placer dans la tête du maître du Kremlin, on peut constater que son acharnement à frapper l’Ukraine est sans limites et il n’est pas exclu qu’il y ait une forme de raisonnement au-delà de la volonté criminelle de nuire. A court d’options sur le champ de bataille, la Russie peut encore compter sur des capacités de frappe en profondeur pour continuer son offensive tout en sanctuarisant son propre territoire par la dissuasion nucléaire. L’achat de drones et sans doute de missiles à l’Iran, tout comme le pillage en règle de l’armée Potemkine du Belarus illustre cette volonté de continuer « quoi qu’il en coûte ». Cela ne veut pas forcément dire d’ailleurs que les Russes ne produisent plus de munitions, mais peut-être que les Iraniens et les stocks biélorusses vont permettre d’assurer la « jointure » le temps d’une transition à base de composants chinois. L’époque est loin où l’URSS alimentait les pays émergents en armes contre l’Occident et on peut se demander, vu les politiques de prolifération poursuivies par Téhéran, quelle est la contrepartie demandée à Moscou pour les livraisons d’armes.

En Ukraine, dans la profondeur, le Kremlin mène donc une guerre de l’énergie et des infrastructures qui, malgré l’excellence de la défense antiaérienne ukrainienne et les trésors d’improvisation et la dévotion des personnels techniques commence à porter ses fruits. Peu importe aux yeux de Moscou que cela constitue manifestement un crime de guerre. Il y a clairement une volonté de « couper l’eau, le chauffage et l’électricité » à l’adversaire en plein hiver. Bien entendu, les observateurs de la question ont souligné que les populations ciblées par les bombardements de terreur n’ont en fait jamais été démoralisées par de telles actions. Au contraire, c’est généralement l’occasion de galvaniser les victimes autour de la défense de la mère patrie.

 

Carte du réseau à haute tension ukrainien en 2019 avec sources de production ( NPP : nuclaire – TPP : thermique – HPP/HPSPP : cogénération – WPP : éolien – SPP : solaire)

 

Mais d’un autre côté, l’objectif russe est sans doute autant de vider le pays que de le ruiner et le paralyser. En Allemagne, au Royaume Uni ou au Japon pendant la seconde guerre mondiale, partir était impossible (même si les enfants anglais furent envoyés parfois en Amérique). En Ukraine, les populations peuvent fuir, se mettre à l’abri dans des pays sûrs et accueillants, où leur vie sera préservée et où existent des perspectives d’éducation pour les enfants. La crise des réfugiés continue et, malgré les succès militaires ukrainiens, l’UNHCR signale que le nombre des départs dépasse toujours celui des retours. Il atteignait au 1er novembre 7 785 514 personnes, soit près de 18% de la population de 2021. La loi martiale ayant empêché les départs des hommes de 18 à 60 ans, les réfugiés sont avant tout des femmes et des enfants. Mais ces départs pénalisent néanmoins toute l’économie civile. En outre, plus le temps passe et plus ces réfugiés seront incités à s’installer par les gouvernements de pays européens en crise démographique. Le risque à terme pour l’Ukraine est que ces populations, face à l’insécurité créée par les bombardements russes, ne demandent à rester en Pologne, en Allemagne ou en Slovaquie, et que certains des hommes qui se battent au front ne souhaitent les rejoindre.

Outre l’impact sur les réfugiés, l’impact militaire de la campagne russe contre les infrastructures est évident : au XXIe siècle, un pays ne fait pas la guerre sans électricité. Et en s’appuyant sur les infrastructures civiles pour ses communications, l’entretien de ses matériels ou sa chaine logistique, l’Ukraine dépend du réseau électrique civil. Le plan de reconstruction du pays indiquait d’ailleurs dès l’été l’état de crise énergétique dans lequel se trouvait l’Ukraine (tout en soulignant le caractère crucial de la centrale de Zaporijjia – 25% de la production électrique avant invasion). Dans les mois qui viennent, l’Ukraine va se trouver au bord du gouffre énergétique, ce qui pèsera sur la conduite de ses opérations, sur les départs de population et sur son économie. Et ne c’est pas avec quelques générateurs électriques qu’on pourra régler le problème. L’Europe n’a plus, de son côté, de marges de manœuvre pour exporter de l’électricité. Des arbitrages douloureux seront donc à faire par Kyiv, entre alimentation des infrastructures militaires critiques et des foyers. Dans tous les cas, les activités économiques risquent d’être sacrifiées.

Si on parle beaucoup de la contraction du PIB russe de 3,4% en 2022 d’après le FMI, peut-être d’avantage du fait de certains trucages statistiques, on mentionne moins souvent la contraction prévue du PIB de l’Ukraine en 2022 par la banque européenne pour la reconstruction et le développement : près de 30% de chute. Bien entendu, pas plus pour l’Ukraine que pour la Russie, le maintien de l’effort de guerre ne se résume au PIB. Mais en Ukraine, cette baisse n’est pas imputable à une diminution du commerce extérieur, mais bien à des destructions industrielles et des pertes de population, ce qui est bien plus problématique.

Bien que le pays ait une solide culture industrielle, indispensable en temps de guerre, les industries cruciales étaient concentrées en grande partie dans l’est du pays et dans les régions les plus bombardées. L’effort de repli des industries militaires vers l’ouest, entrepris depuis 2015, n’était pas achevé, de même que la réforme en profondeur d’un complexe militaro-industriel ancien et dont la séparation d’avec la Russie n’a pas été simple. Si on additionne les pertes de population dues à l’exil, les destructions massives d’infrastructures infligées par les Russes, le blocus maritime qui prive le pays d’accès à la mer et le recul prévisible de la moisson de grains de près de 40% en 2022, on voit que l’Ukraine est un pays pleinement mobilisé mais économiquement exsangue, qui vit dans sa chair le vieux slogan soviétique « tout pour le front, tout pour la victoire », tout en étant soutenu par une perfusion vitale par les Occidentaux. Au-delà des livraisons militaires, il ne fait pas de doute par exemple que Kyiv aurait perdu toute capacité à s’endetter sur les marchés et que la monnaie aurait été totalement dévaluée si les Etats-Unis et l’Union européenne n’étaient pas là pour « garantir » ses capacités d’emprunt. Si l’inflation est relativement contenue et la monnaie encore stable, c’est grâce à la FED et à la BCE. Cette situation pourrait ne pas durer sur le plan économique et une crise financière intérieure est sans doute aujourd’hui un des pires cauchemars du président Zelensky.

Si la victoire de l’Ukraine sur le champ de bataille est aujourd’hui une réalité, la victoire contre la Russie est, on le voit, plus difficile à obtenir pour un pays ravagé par la guerre et qui ne peut aller chercher « à Moscou » la capitulation de son agresseur. Sur le plan international, la Russie est parvenue à ne pas être isolée. Chine et Inde ont choisi de ne pas choisir et la Turquie joue avec un certain succès un jeu trouble, livrant des armes à l’Ukraine et profitant des importations russes de matières premières. Le Brésil, de Bolsonaro ou de Lula, bon nombre de pays d’Afrique et surtout les pays de l’OPEP+ refusent d’isoler la Russie. S’il y a certainement encore des cartes à jouer pour isoler d’avantage Moscou, après la série invraisemblable de crimes commis par l’armée russe, il faudrait une rupture totale avec Pékin et New Dehli pour vraiment affaiblir la Russie. Vers l’Inde, c’est peut-être possible, notamment parce que le pays est dépendant des armements russes qui n’arriveront plus. Proposer à l’Inde des fournisseurs alternatifs, sud-coréens et européens, est une piste. Reste à avoir une alternative au pétrole russe vendu avec une décote de 25 dollars ou à espérer la chute de la production russe qui tarde à se manifester. Du côté de Pékin, la rupture sera plus difficile à obtenir, même si la Chine prend soin pour l’heure de ne pas mettre en danger ses marchés économiques en Europe et Amérique du Nord en se heurtant aux sanctions.

Le risque est que, le temps passant, l’Ukraine s’affaiblisse encore. Que son armée finisse par ne plus pouvoir s’appuyer sur un pays qui serait trop brisé par la guerre pour continuer et que, dans deux, trois, quatre ans, des partisans d’un cessez-le-feu ne soient en nombre croissant, qui finiraient par donner à la Russie une forme de victoire par KO. Il est bien entendu possible que la guerre s’arrête demain au plus grand soulagement des Ukrainiens, à la faveur du décès plus ou moins accidentel de Vladimir Poutine ou de son renversement par des faucons qui prendraient le prétexte de son éviction pour « se retirer » en tentant de conserver la Crimée et les positions du Donbass du 24 février. Mais cette perspective d‘arrêt immédiat par changement de régime russe est encore peu probable. Tout comme une escalade nucléaire qui reste pour la Russie une option extraordinairement couteuse politiquement et très incertaine dans son efficacité.

Dans tous les cas, tout ce qui s’apparenterait à un renoncement territorial ukrainien serait perçu dans le monde comme une forme de succès russe : avoir mené une agression ayant abouti à la ruine et l’amputation de son voisin au prix du sacrifice de quelques dizaines de milliers de combattants issus de minorité et de la consommation du stock des matériels de l’ère soviétiques, promis à la casse de toute façon, pourrait être considéré comme une victoire par Moscou. Si la Russie en sort « indemne » et que les dirigeants de l’opération d’agression ne sont jamais jugés pour leurs crimes, Vladimir Poutine ou ses successeurs pourront se vanter d’avoir renversé la table de l’ordre international, affaibli l’économie de l’Europe occidentale, ruiné ce pays voisin dont ils honnissent l’indépendance et pourront préparer tranquillement un nouveau cycle d’agression sous le bouclier de leur arsenal nucléaire. Avec le risque qu’ils s’attaquent sérieusement aux lacunes de leur appareil militaire.

La meilleure option, hélas, semble pour l’heure d’aider l’Ukraine à durer dans la guerre, même si les perspectives de victoire sont ténues. En lui donnant les moyens de protéger son espace aérien et ses infrastructures et en reconstruisant, en pleine guerre, ce qui a été détruit, on doit pouvoir donner à ce pays une perspective non pas de « récupération après la paix », mais de « normalité en guerre ». Il est également vital que les pays occidentaux, surtout d’Europe occidentale, relancent la production industrielle de matériels de guerre et notamment de munitions. La clé de la survie quotidienne de l’Ukraine reste le nombre d’obus, de roquettes et de missiles antiaériens qui lui seront livrés.

L’idée d’une implication plus directe des pays occidentaux ne devrait pas non plus être écartée face aux multiples crimes de guerre russes. Après tout, l’Occident a plus d’une fois engagé ses forces au nom du « devoir de protéger ». Si une zone d’exclusion aérienne serait compliquée à justifier et porteuse d’escalade, plusieurs alternatives existent : l’engagement plus important de « volontaires » occidentaux, à l’image des volontaires chinois en Corée en 1950 ou le déploiement sur le sol ukrainien — mais loin des combats — de missions militaires occidentales de « protection des populations civiles » dotées de moyens antiaériens conséquents, mais sans capacités de combat au sol autre que légères. En répondant à une demande de Kyiv, nul besoin de mandat international. Certes, ce serait une forme de partition pour l’Ukraine, mais aussi la sanctuarisation d’un espace protégé où reconstruire un potentiel économique et offrir aux populations une plus grande sécurité à même d’assurer le retour de nombreux réfugiés. De même, restaurer un accès la mer pour l’Ukraine en pratiquant des opérations volontaires de liberté de navigation face à un blocus à la fois illégal et non déclaré, associées à des opérations de déminage, pourraient permettre au pays de retrouver un peu de santé économique. Ces engagements, accompagnés des bons signalements stratégiques, ne seraient pas plus porteurs d’escalade nucléaire que les livraisons d’armes à l’Ukraine, que Moscou considérait dès mars comme de la « co-belligérance » et qui n’ont attiré, au final, que des rodomontades verbales. Au bout du compte, il faut se souvenir d’une chose : Vladimir Poutine insulte l’OTAN, il méprise cette organisation, mais il a toujours pris grand soin de ne jamais risquer une confrontation directe…

Au-delà de ces pistes, la capacité de lutte ukrainienne dépend de fait du soutien de plus en plus incertain sur le long terme des démocraties occidentales et c’est hélas la meilleure carte de Vladimir Poutine. Démocrates comme Républicains aux Etats-Unis commencent à douter face au coût de la guerre. En Europe, les manifestations en Allemagne montrent qu’une partie de la population refuse de passer le chauffage de 22° à 18° pour Kyiv… Les soutiens à la Russie sont toujours partout dans les médias et les réseaux sociaux et chaque « appel à la paix » est le plus souvent un appel déguisé à sacrifier une partie du territoire ukrainien. Une chose est pourtant certaine : toute imposition d’un cessez le feu à l’Ukraine, toute concession qui serait arrachée au pays, tout « plan de paix » imposé par des puissances tierces serait non seulement illégitime et indigne, mais porteur pour l’avenir de plus grands risques. Tout gain territorial dont pourrait se targuer la Russie au terme d’une guerre d’agression constituerait la preuve que le recours à la violence armée de manière offensive pour prendre des territoires et changer les frontières est de nouveau une option viable. Une voie que d’autres emprunteraient.

La conclusion de cet article est que la « victoire » est aujourd’hui une perspective bien lointaine contre la Russie et que les succès militaires ukrainiens ne doivent pas nous bercer d’illusion sur la somme de souffrances et de destructions qu’a subi ce pays. S’il est souhaitable et indispensable de poursuivre notre soutien à Kyiv et de l’amplifier, il faut prendre conscience, surtout en Europe occidentale, que ce conflit risque hélas d’être durable et couteux, de changer nos vies, nos économies, et la face du continent.

Stéphane AUDRAND

Stéphane Audrand est consultant indépendant spécialiste de la maîtrise des risques en secteurs sensibles. Titulaire de masters d’Histoire et de Sécurité Internationale des universités de Lyon II et Grenoble, il est officier de réserve dans la Marine depuis 2002. Il a rejoint l’équipe rédactionnelle de THEATRUM BELLI en décembre 2019.