De l’Europe centrale à l’Indo-Pacifique, l’Azerbaïdjan sape l’effort de guerre de l’Ukraine

De l’Europe centrale à l’Indo-Pacifique, l’Azerbaïdjan sape l’effort de guerre de l’Ukraine

par Eduard Abrahamyan* – CF2R – publié en juillet 2024

https://cf2r.org/tribune/de-leurope-centrale-a-lindo-pacifique-lazerbaidjan-sape-leffort-de-guerre-de-lukraine/


*Docteur en sciences politiques (université de Leicester 2022), membre de l’Institut d’Analyse de la Sécurité (ISA) d’Erevan (Arménie), il a été conseiller en politique étrangère de l’ancien président arménien Armen Sarkissian. Il est également collaborateur régulier d’IHS Markit, de la Jamestown Foundation, de The National Interest, du Foreign Policy Research Institute et du Central Asia-Caucasus Institute.

 

 

Que reste-t-il du groupe de mercenaires russes Wagner un an après sa mutinerie?

Que reste-t-il du groupe de mercenaires russes Wagner un an après sa mutinerie?


Il y a un an le groupe de mercenaires russes Wagner entrait en rébellion contre le Kremlin. Une aventure militaire menée par Evgueni Prigojine après des mois de tensions entre son groupe et les autorités militaires russes sur la conduite des opérations en Ukraine. Le coup de force avait pris fin au bout de quelques jours et deux mois plus tard, Evgueni Prigojine disparaissait dans le crash de son avion. Mais que reste-t-il aujourd’hui du groupe Wagner qui avait incarné les ambitions russes notamment en Afrique ? 

Mémorial en l'honneur d'Evguéni Prigojine, chef du groupe Wagner, et et son bras droit Dmitry Outkine, le commandant du groupe, à Moscou, en Russie, le 29 août 2023.
Mémorial en l’honneur d’Evguéni Prigojine, chef du groupe Wagner, et et son bras droit Dmitry Outkine, le commandant du groupe, à Moscou, en Russie, le 29 août 2023. REUTERS – MAXIM SHEMETOV

Le 23 août 2023, le groupe Wagner est décapité. Dans les débris de l’appareil d’affaire qui s’est écrasé peu après son décollage dans la région de Moscou, outre la dépouille d’Evgueni Prigojine, sont retrouvés les corps de Dimitri Outkine, son bras droit et de Valeri Chekakov chef de la logistique du groupe. L’empire Prigojine, qui disposait d’environ 50 000 mercenaires en Ukraine n’est plus. 

Sur le front ukrainien les mercenaires passent sous la coupe de la RosGardia, la garde prétorienne de Vladimir Poutine. En Afrique les mercenaires intègrent une nouvelle firme : Africa corps, chapeautée par la GRU, le renseignement militaire russe, mais sur le continent, les ex-Wagner historiques sont encore bien présents dit Lou Osborn, analyste d’All Eyes on Wagner groupe de recherche en sources ouvertes: « Oui, il en reste plein. En fait, c’est ça qui est très intéressant. Le seul endroit où il y a une espèce de concentration de Wagners historiques, c’est plutôt en Centrafrique. Aujourd’hui, on a quelqu’un comme Dmitri Sytyi qui est encore en charge des activités du Wagner historique en Centrafrique. Et puis après on voit les anciens commandants qui réapparaissent alors soit dans Afrikakorps, soit dans d’autres organisations paramilitaires comme Redut par exemple ». 

Le renseignement militaire russe, la GRU a la main sur les opérations en Afrique, mais contrairement à Wagner, organisation verticale, la GRU privilégie cette fois, les intermédiaires. « Au Burkina Faso, on a été capable d’identifier une unité qui s’appelle l’unité des Ours », Lou Osborne, « À la base c’est un groupe de combattants volontaires qui s’est créé en Crimée et qui, dans le cadre de la réorganisation qui avait lieu au moment de la mutinerie de Prigojine, a signé un contrat avec le ministère de la Défense. Et ce contrat est en réalité signé avec la GRU. Les services de renseignements russes semblent passer par des organisations qui ont une existence intermédiaire, de manière à organiser l’ensemble de ces unités et à les dispatcher à droite à gauche. » 

Wagner une marque toujours très populaire en Russie

Wagner était également très présent dans les médias et l’influence numérique. En Afrique, les opérations d’influences étaient organisées par les Bureaux d’information et de communication de Wagner, les bureaux BIC et là encore, depuis un an, il y a eu du mouvement pointe Lou Osborne « Au moment de la mutinerie, toute la partie plutôt médias traditionnelle, puisque Prigogine, était à la tête d’un espèce de consortium de médias, le plus connu était Ria Fan, tout cela a a été fermé. Sur la partie plutôt ferme à Trolls, opérations d’influence, elles ont continué après une petite pause. Et puis, ça a repris et on a vu, à partir d’octobre 2023, la création d’une nouvelle structure qui s’appelle African Initiative, et qui aujourd’hui est vraiment le moteur de l’influence en Afrique. Donc ces bureaux, ils existent encore. Maintenant, qui est en charge de ces bureaux ? Ça, c’est la grosse question. »

Reste que la marque Wagner n’a pas totalement disparu. En Russie elle sert même encore de produit d’appel, pour enrôler des mercenaires qui servent ensuite exclusivement le pouvoir russe, le Kremlin ne veut surtout plus voir émerger des aventuriers à l’instar d’Evgueni Prigojine. 

Le sport, un marqueur de la puissance. Entretien avec Jean-Baptiste Guégan

Le sport, un marqueur de la puissance. Entretien avec Jean-Baptiste Guégan

France’s Antoine Dupont raises the trophy as he celebrates with teammates after the Six Nations rugby union international match between France and England at the Stade de France in Saint-Denis, near Paris, Saturday, March 19, 2022. France won 25-13 to clinch a Grand Slam and win the Six Nations title. (AP Photo/Thibault Camus)/XCE156/22078814885388//2203192342

 

par Jean-Baptiste Guégan – Revue Conflits – publié le 6 juillet

https://www.revueconflits.com/le-sport-un-marqueur-de-la-puissance-entretien-avec-jean-baptiste-guegan/


Domaine des représentations, des symboles, des rapports de force et des occupations de l’espace, le sport s’inscrit dans la réflexion géopolitique. Il est aussi l’expression d’une forme de la puissance et un moyen de communication politique. Entretien avec Jean-Baptiste Guégan sur cette géopolitique du sport.

Jean-Baptiste Guégan & Lukas Aubin, Géopolitique du sport, La Découverte, 2024.

Jean-Baptiste Guégan & Lukas Aubin, La guerre du sport, une nouvelle géopolitique, Tallandier, 2024.


Propos recueillis par Côme du Cluzel.

Qu’est-ce qui fait du sport un objet d’étude géopolitique ?

Si l’on considère que la géopolitique, c’est l’étude des relations de puissance, des rapports de force et des tensions sur un territoire que se partagent et se représentent différents acteurs, il n’y a rien de mieux que le sport pour la comprendre. Le sport permet de comprendre la géopolitique au sens large d’Yves Lacoste. En effet, qu’est-ce qui permet aujourd’hui à une population de se sentir concernée en tant que nation ? Le sport constitue une de ces occasions. Les sportifs et leurs supporters vont arborer leurs symboles nationaux via le sport. On va les entendre via le sport, ils vont littéralement donner un corps à la nation. Le seul autre exemple, c’est l’armée et le rapport au conflit.

Pour comprendre les relations internationales et la géopolitique, le sport est un excellent moyen de vulgarisation. Il permet de saisir tous les acteurs de la scène internationale et de les voir agir les uns avec les autres à toutes les échelles, dans leur diversité. Il permet aussi de considérer les actions et interactions de ces acteurs sur les territoires. S’ajoute à cela la question de la puissance, parce que s’il y a bien un endroit où on mesure la puissance et le rapport de force entre acteurs, c’est bien par le sport, que ce soit via les classements des médailles, les podiums obtenus, les trophées remportés et la mise en scène qu’en font les États et les pouvoirs en place, etc.

Ce que le sport permet de saisir aussi, c’est l’idée de représentation, l’une des notions centrales de l’approche géopolitique. Prenons l’exemple du Parc des Princes. Si vous êtes supporter du PSG, et notamment si vous êtes un supporter ultra, vous ne laissez pas entrer quelqu’un avec un autre maillot que celui du PSG. A fortiori, si vous êtes à Auteuil et membre du collectif Ultra Paris, “Ici c’est Paris” et rien d’autre. Pour les supporters les plus engagés, le virage leur appartient symboliquement alors que le stade n’appartient même pas au club. Il appartient à la mairie de Paris. Nous sommes au cœur de l’idée de représentation. Ici, c’est mon territoire, un espace approprié comme le définissent les géographes.

Cette représentation se retrouve dans tous les sports. Et ça se voit aussi à travers des phrases de sportifs. Le basketteur qui, par exemple, sous son panier, claque un contre sur celui qui veut lui dunker sur la tête, il va le regarder et il va lui faire « pas chez moi, pas ici ». À l’inverse, toujours en prenant l’exemple de la NBA, Boston, l’équipe qui vient de gagner les NBA Finals, c’est plus qu’une équipe. On parle de Celtics Nation comme on parle de Lakers Nation. On est sur la construction d’un groupe qui partage une culture, une histoire et une langue commune et qui s’approprie symboliquement une ville et son enceinte de basket qu’elle investit de représentations spécifiques avec sa langue, ses expressions, ses vedettes, etc. Le sport permet ici de comprendre l’ancrage territorial et l’appropriation des espaces pour ces tribus sportives, ces clans de supporters. À une autre échelle, c’est aussi par le sport que l’on connaît le mieux l’essence des nations. Et les Jeux olympiques s’inscrivent aussi dans ce phénomène d’identification.

Prenons l’exemple du Golfe arabo-persique. Quand on voit le Qatar, ses relations avec l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis, on comprend très vite que le sport leur permet de se confronter les uns aux autres. En même temps, il leur permet de parler à leur peuple et au monde. Aujourd’hui, si vous êtes un dirigeant, passer par le sport, c’est le meilleur moyen de toucher l’ensemble du globe. Il a une capacité de diffusion massive.

Ce qui vaut pour le Qatar et ses dirigeants vaut aussi pour Emmanuel Macron avec Kylian Mbappé (ou du moins ça valait lors de son premier mandat). Et ça le vaudra encore si on a des performances françaises d’exception avec les Jeux. La volonté d’appropriation politique de l’olympiade par des acteurs politiques comme Valérie Pécresse, Anne Hidalgo ou Emmanuel Macron s’inscrivent dans cette dynamique politique et géopolitique.

Dans votre plus récent ouvrage, vous parlez du terme de sport power. Est-ce finalement une sorte de soft power fondée sur le sport?

Beaucoup considèrent que le sport permet surtout de faire de l’image, de travailler le rayonnement, l’attractivité d’un pays ou d’une puissance. Certes, il y a une part de vérité, mais pas seulement.

Aujourd’hui, quand on regarde les régimes autoritaires et même certaines démocraties avancées, le sport, c’est de la puissance, point. C’est aussi du hard power, c’est-à-dire que c’est un marqueur de votre puissance économique. C’est un moyen de montrer que vous avez su tirer profit de votre démographie et de votre territoire, parce que pour avoir des sportifs, il faut être capable de former et transformer en sportif cette démographie, tout en tirant profit des conditions bioclimatiques à votre disposition.

La France et les États-Unis sont deux pays qui le font très bien, et on voit cela au vu de leur réussite dans l’olympisme que ce soit en termes de médailles obtenues ou d’éditions organisées. À l’inverse, aucun État africain n’a encore organisé les Jeux olympiques d’été et ils sont très peu à avoir une capacité à bien figurer dans les sports d’hiver à cause justement de domaines bioclimatiques trop limités, de moyens insuffisants et d’une gouvernance qui ne le permet ni le favorise.

Dans tous les autres domaines de la puissance, le sport est directement associé au militaire. Quand Pierre de Coubertin relance les Jeux, il le fait d’abord pour préparer des athlètes pour la revanche de 1870. Et puis pour organiser des événements sportifs, que ce soit la Coupe du Monde, l’Euro ou je ne sais quoi, il faut avoir une vraie capacité diplomatique. Il faut faire partie d’un cénacle restreint et comprendre comment fonctionnent la diplomatie, les relations internationales, leurs usages et le rapport aux autres États pour faire valoir ses intérêts. Dans ces cas-là, on est aussi dans de la puissance dure. On est sur ce que l’on appelle la puissance du sport, le sport power.

Le sport power, finalement, ça va plus loin que la seule limitation à l’attractivité, l’influence ou la maîtrise du calendrier international. On passe vraiment un cap au-dessus. C’est aussi pour ça qu’aujourd’hui, tout le monde essaie de pratiquer du sport. Ce n’est pas anodin si l’Arabie Saoudite, par exemple, déverse aujourd’hui des milliards sur le sport et l’e-sport.

À l’heure de la professionnalisation du sport, comment a évolué la géopolitique du sport ?

La géopolitique du sport, au départ, c’était l’apanage des États et éventuellement de certains acteurs individuels. Je pense par exemple à Tommie Smith en 1968, qui utilise sa victoire au jeu lors des Jeux de Mexico pour faire passer un message politique revenant sur la ségrégation raciale aux États-Unis.

On avait des stratégies d’État. C’est l’URSS qui revient, par exemple, lors des Jeux d’Helsinki en 1952. C’est l’Allemagne nazie ou l’Italie fasciste qui s’investissent dans les Jeux pour montrer la supériorité de leur modèle idéologique.

Aujourd’hui, on a des acteurs différents et d’une autre nature. On a des ONG qui vont se servir du sport pour se faire entendre. Parfois, pour de bonnes raisons, c’est par exemple tout ce qui est associations comme Play International ou tout ce qui tourne autour du Peace Forum, le forum pour la paix.

Et puis, il y a d’autres acteurs qui, eux, sont là pour utiliser la puissance médiatique et mobilisatrice du sport pour porter une critique sociale, voire politique. Des ONG comme Amnesty International ou Carbon Market Watch vont se servir du sport pour montrer d’abord son absence de soutenabilité, mais aussi aller porter l’attention sur d’autres dimensions. On l’a vu avec Qatar 2022, avec la mise en avant de la question des migrants, la question des minorités, la question des droits des femmes, etc. Donc aujourd’hui, il y a de nouveaux acteurs, les ONG, mais il y a aussi les entreprises. Nike est une des 500 premières entreprises mondiales et cela dit quelque chose du poids actuel du sport, soit 2% du PIB global. La valorisation des clubs de sport l’atteste. Les chiffres sont affolants. Les Dallas Cowboys (football américain, NDLR), c’est plus de 8 milliards d’euros. Le PSG, aujourd’hui, est évalué à plus de 4 milliards d’euros.

Parmi les nouveaux acteurs du sport, des groupes financiarisés plus ou moins liés à des intérêts d’État se distinguent comme le City Football Group (CFG), le groupe qui rassemble une dizaine de clubs sous sa holding comme Manchester City, Yokohama Marinos, Palerme ou New York City Football Club. Aujourd’hui, ces organisations comme le CFG sont structurées comme des firmes transnationales. Elles optimisent leurs profits et sont capables de faire pression sur les organisateurs d’événements ou d’utiliser le sport pour faire de l’entrisme. On a vu, par exemple, Manchester City aller dans le sens de la Super League et se servir du sport pour faciliter les intérêts émiratis en Angleterre. Et on a vu le même club de Manchester City remettre en cause les règles de la Premier League (championnat de foot en Angleterre, NDLR).

Un dernier type d’acteurs surgit. Ce sont tous les États, des régimes autoritaires jusqu’aux démocraties, qui utilisent le sport de manière structurée. Et on voit notamment les nouveaux entrants, je pense, par exemple, aux États du Golfe, mais pas qu’eux. Je pense à l’Inde aussi. Montrer leur émergence géopolitique, ou au contraire, affirmer le sud global ou leur volonté de puissance par le sport. Narendra Modi avec la candidature de l’Inde pour les Jeux de 2036 ne fait rien d’autre. Le Qatar, évidemment, est devenu avec l’Arabie Saoudite, les parangons de cette stratégie. Mais c’est aussi le Rwanda parmi d’autres qui essaie d’exister à l’échelle de l’Afrique subsaharienne par le sport.

Ce qu’on voit, c’est qu’à ces acteurs-là s’ajoutent deux autres types d’acteurs, les sponsors et les diffuseurs. Tous ceux qui exercent une influence géopolitique en sponsorisant le sport et en le diffusant sont des acteurs qui n’existaient pas avant. C’est le cas de Qatar Airways ou des marques liées à des États qui sponsorisent le cyclisme, le football ou les matchs de certaines compétitions.

Sur la dernière décennie, on a vraiment considéré le sport d’un point de vue politique. Et pourtant, tout le monde n’est pas d’accord. Aujourd’hui, tout le monde ne comprend pas encore à quoi le sport peut servir. Mais ça progresse. Les dirigeants sont obligés d’ouvrir les yeux, ils comprennent leurs intérêts à le considérer autrement. Beaucoup d’universitaires ont ouvert les yeux. Je pense qu’un État moderne, ouvert sur le monde et conscient des enjeux, ayant la volonté de peser dans les affaires internationales, ne peut plus faire l’impasse sur une politique sportive structurée autour d’une stratégie clairement définie. La géopolitique du sport est devenue une dimension importante.

Quels sont les arguments des sceptiques de cette géopolitique du sport ?

Souvent, le premier contre-argument opposé à la géopolitique du sport, c’est que c’est que du sport, justement. Socialement, le sport est moins légitime que les arts et la culture au sens noble du terme. Souvent, les gens qui la critiquent sont des gens qui ignorent le sport, n’en ont pas fait ou n’ont pas un rapport intime au sport. Ils n’en comprennent simplement pas le fonctionnement et la portée.

Quand ils le connaissent, il y a aussi un biais socioculturel. Ce n’est pas assez bien pour qu’on le considère, car cela reste associé au corps. Par exemple, on a des gens très bien qui ont écrit des histoires du monde qui sont magnifiques et dans lesquelles il n’y a rien sur le sport, pourtant un phénomène structurant du XXe siècle.

De manière générale, ils n’ont simplement pas conscientisé, par exemple, le fait que le sport a une réalité géographique. Le sport, ce sont des stades, mais pas uniquement. Le sport, ce sont des migrations, des sociologies particulières, des réseaux de sociabilité et de clubs, mais ce sont aussi des réseaux politiques d’influence et de cooptation. Or, cela, pour le comprendre, il faut l’avoir vécu, il faut l’avoir étudié. Et souvent, c’est lié. Mais ça change.

Le sport revêt une dimension géopolitique et ça a été très compliqué pour certains de l’admettre. 

Il y a encore un déficit générationnel. La génération qui a commencé à vraiment comprendre ce que ça implique, c’est celle qui aujourd’hui a une quarantaine d’années. La génération qui a moins de 30 ans, aujourd’hui, elle a vraiment intériorisé la question sportive. Elle a grandi avec cette dimension politique et géopolitique. L’exemple le plus simple de ça, c’est de voir, par exemple, sur les deux mandats de Macron, la place qu’occupe le sport dans la mise en scène du pouvoir, dans l’usage géopolitique qu’on peut en faire, notamment avec le Qatar, mais pas seulement.

Et ce sont des choses que n’aurait pas faites Jacques Chirac, par exemple. Ce sont des choses que François Hollande n’avait pas forcément conceptualisées. Parce que ce sont des gens qui partaient d’une autre réalité qui valorisait encore le cinéma et les arts majeurs comme des instruments prédominants en termes d’influence. Or, aujourd’hui, ce n’est plus vrai.

La Coupe du Monde, c’est la moitié de l’humanité qui est touchée. Les Jeux, c’est plus de 3 milliards et demi de personnes. Ça n’a pas le même effet qu’un festival tel que le Festival de Cannes. Il n’y a pas de comparaison : le seul moment où vous allez rassembler tout le monde, c’est par le sport.

C’est sûr que les plus grosses audiences jamais comptabilisées sont quand même des événements sportifs.  Il y a un exemple qui est sidérant. Ce sont les finales de NBA gagnées par les Toronto Raptors en 2019. Plus de la moitié du Canada regarde ces matchs. Le festival de Toronto, pourtant l’un des plus respectés d’Amérique du Nord, n’a pas une telle audience.

Dans votre livre, vous parlez de victoire sportive comme marqueur d’une certaine forme de mesure de la puissance d’un État. Or, comment une réussite sportive peut-elle en arriver là ? Parce qu’on peut penser à plusieurs contre-exemples. Par exemple, la Nouvelle-Zélande ou l’Afrique du Sud qui se partagent toutes les Coupes du monde de rugby. Ou encore le parcours héroïque du Maroc en Coupe du Monde de foot en 2022. Ce sont des pays qui, malgré leur réussite, n’ont pas forcément gagné une place importante sur l’échiquier géopolitique mondial.

Oui, c’est intéressant parce que là, on est sur un discours qui est déjà très sophistiqué. C’est-à-dire que c’est celui qui consiste à opposer la réalité et l’image qu’on en a.

C’est-à-dire que la réalité, c’est qu’aujourd’hui, le Maroc ne peut pas jouer dans la cour des grands à l’échelle mondiale. En revanche, il peut tenter à l’échelle régionale et à l’échelle continentale de peser. Et il a compris une chose. Ce qui compte, ce n’est pas forcément la seule puissance économique ou la puissance militaire. Aujourd’hui, le Maroc n’a pas la capacité de peser en étant parmi les premiers mondiaux. Cependant, il y a quelque chose qui vaut tout le reste : c’est l’image. Aujourd’hui, ce qui compte, c’est la puissance de l’imaginaire. C’est tout ce qui a fait la force, par exemple, du premier mandat d’Emmanuel Macron.

L’image prédomine et s’impose même si à un moment donné, la réalité vient remettre en cause ce que vous avez déclaré. Aujourd’hui, ce qu’on voit, c’est la capacité du sport à être un levier politique d’influence.

On le voit avec la France à l’occasion des Jeux de Paris 2024, pour être considérée comme un acteur capable de peser, elle doit montrer sa capacité à respecter ses engagements diplomatiques, mais aussi être capable d’accueillir le monde. En le faisant par le sport, elle montre qu’elle s’inscrit dans le rang des quelques puissances capables de le faire dans des conditions qui correspondent aux standards internationaux les plus élevés. Tout en assumant le risque de l’échec devant le monde entier, elle montre qu’elle demeure innovante, attractive et potentiellement encore capable d’exister à l’échelle européenne et mondiale.

Ce qu’on voit avec le sport aujourd’hui, c’est la capacité de mise en scène du pouvoir et de la puissance. Et je distingue volontairement les deux. Quand vous êtes aux États-Unis, c’est simple, la puissance sportive, vous l’avez, parce que vous avez été le premier acteur à vous positionner dessus. Mais quand vous regardez l’Inde qui demain, rien qu’en termes de démographie, en termes de capacité scientifique et en termes de capacité d’investissement, est passée devant l’économie française. Mais tout le monde ne l’a pas encore saisi.

Avec 1,3 milliard de personnes, le sport indien se résume au cricket et au yoga. Malgré la caricature volontaire, on voit qu’aujourd’hui, dans la palette de la puissance, que la capacité à montrer et à se montrer importe pour se légitimer à une autre échelle.

Si la Russie, sur la décennie 2010-2020, était le premier État à organiser autant d’événements internationaux, ce n’est pas simplement parce que Vladimir Poutine était un acteur qui, finalement, aime le sport. C’est qu’il en avait compris la puissance politique et géopolitique.

Aujourd’hui, à l’heure des réseaux sociaux et de l’hyperconnexion du monde, l’idée, c’est de toucher le cœur des hommes et leur esprit. Et le sport a cette vertu, il est capable de toucher les deux. Aucun autre domaine d’activité ne le permet en dehors de la guerre et ce n’est pas pour rien que les tensions du monde s’y retrouvent et s’y attisent.

Le sport a cette capacité à montrer et à construire d’autres représentations. La France, par exemple, va être ciblée, notamment par la Russie ou l’Azerbaïdjan parce qu’elle est capable d’organiser le sport et de peser dans sa gouvernance. Parce qu’elle va aligner sa capacité de puissance moyenne et montrer qu’elle est encore capable de peser dans le jeu, les Jeux de Paris vont être visés par la désinformation et des actions d’ingérence.

Ce sont des choses qu’on ne voyait pas auparavant. Les États-Unis comprennent depuis longtemps la puissance géopolitique du sport. Sur la décennie qui vient, ils vont accueillir successivement la Coupe du monde de foot, les Jeux olympiques et probablement candidater pour accueillir une nouvelle édition des Jeux olympiques d’hiver sans compter les deux Coupes du monde de rugby, féminine et masculine, qu’ils vont organiser.

Ajoutez à cela les ligues professionnelles privées, et vous avez un modèle qui fonctionne et qui sert la politique américaine et montre la puissance du pays. Les États-Unis seront probablement l’un des deux premiers vainqueurs des Jeux de Paris, probablement même le premier pourvoyeur de médailles. Le sport sera un assez bon étalon de ce qu’est la puissance et des rapports de force globaux, mais aussi des divisions à l’œuvre à l’échelle française par exemple.

Aujourd’hui, les Jeux olympiques étant organisés à Paris, la population semble souffrir de l’organisation de cet événement. Est-ce qu’aujourd’hui, on peut parler d’une déconnexion entre le sport et le peuple ?

Alors tout d’abord, le peuple est une notion politiquement marquée et la population de Paris, ce n’est pas le peuple de France. Ce qu’on voit, c’est que si on utilise des termes plus académiques, il y a des externalités négatives réelles. Elles soulignent à quel point les Jeux olympiques peuvent être un facteur de perturbation et de dérangement des populations locales, notamment celles qui accueillent.

Ce qu’on voit, c’est que depuis à peu près une quarantaine d’années, dès qu’on a de grandes compétitions internationales, d’abord, les locaux s’en vont, en partie, parce qu’ils n’ont pas envie d’être dérangés. Quant aux touristes qui voulaient venir à cette période-là, souvent, en raison des coûts pratiqués, ils ne viennent pas forcément. On voit alors d’autres types de touristes arriver. Les événements sportifs n’ont pas que des atouts à proposer, ils portent en eux au regard de leur importance, de ce qu’ils mobilisent une capacité à déstabiliser aussi les lieux qui les accueillent. Mais il n’y a pas que du négatif, bien au contraire.

Les événements sportifs ont une capacité à construire des images des lieux, ce qu’on appelle du city branding, la capacité à créer des images de marque locales et des représentations qui s’ancrent durablement dans les têtes. Ce qui représente un vrai avantage à l’heure des réseaux sociaux et de la concurrence globale.

Prenons Londres, avant 2012, donc avant les Jeux, c’était quand même l’image d’une Angleterre un peu dépassée, assise sur la famille royale.  Et les JO se passent extrêmement bien. Des images de Londres sous le soleil sont loin de celles d’une capitale restée dans les 80s. Et cela s’accompagne de retombées. Pendant trois ans, Londres est devenue la ville la plus visitée au monde, ravissant à Paris le titre de première capitale touristique mondiale.

Je prends un autre exemple, la Russie et sa Coupe du Monde, en 2018. Sur la Coupe du Monde, la grande volonté de Poutine, c’était de renouveler les représentations de la Russie et de sortir des images qu’on avait de la Russie de la décennie 1990-2000, avec ces images d’insécurité, de magasins vides. Autant de stéréotypes qui ont marqué les représentations des gens. L’opération de relations publiques permise par la Coupe du monde a permis à la Russie de changer son image en affichant celles d’un pays sûr où les gens sourient et d’un État capable d’organiser un événement global avec un niveau de sécurité extrêmement élevé.

L’exemple du Qatar va dans le même sens. En 2022, il a accueilli la coupe du monde de football. 20 ans avant, personne ne savait ce qu’était le Qatar et n’avait de représentation de Doha. Le sport permet de se positionner et d’exister. Tout le monde sait à quoi ressemble Doha aujourd’hui.

Quand la France obtient les Jeux de Paris 2024, tout le monde comprend l’opportunité que cela représente. Mais si on avait demandé directement aux Français, ils n’auraient probablement pas été unanimes. Pourquoi ? Parce que les Français se disent « un tel événement a un coût, cet argent pourrait être mis ailleurs ».

Derrière les Jeux, la réalité est plus complexe. Des événements comme les Jeux peuvent changer les choses et l’image d’un territoire. Après, si on est Parisien, les Jeux, on les subit depuis plusieurs mois en attendant une fête qu’on espère belle. Mais en même temps, des projets liés au Grand Paris ont été mis en œuvre comme le prolongement de la ligne 14 ou du tramway.

Pourtant il y a de moins en moins de villes qui veulent vraiment accueillir les JO, et ce pour des questions principalement de budget ?

C’était vrai en 2017. Ce n’est plus vrai aujourd’hui. Les Jeux d’été sont attribués jusqu’en 2032. Le CIO a été habile. Il a attribué coup sur coup Paris et Los Angeles en laissant les villes se mettre d’accord. Il a sécurisé deux Olympiades et très vite, il a vu le Queensland et l’Australie se positionner. Il a ainsi modernisé et fait évoluer ses règles d’attribution. Aujourd’hui, on entre dans un processus de discussion avec le CIO. Le temps des concours et des promesses est terminé. On n’a plus à subir ce qu’on appelle “la malédiction de l’enchère”, c’est-à-dire cette course qui consiste à proposer de manière très irréaliste le plus beau des projets avec des coûts amoindris au possible.

Cela n’existe plus. Aujourd’hui, on entre en négociation. Et pour 2036, des candidats, il y en a un grand nombre. Il y a l’Indonésie, la Corée du Sud, l’Inde. On subodore la possibilité d’une candidature saoudienne, probablement d’une candidature qatarienne. On imagine qu’il y aura une candidature européenne. Probablement que l’Allemagne va continuer à y réfléchir.

Aujourd’hui, on a plus de candidatures pour les Jeux d’été qu’il y a 7 ans au moment où Paris a été élu pour accueillir les Jeux. Pourquoi ? Parce qu’on a rationalisé le processus. Même si on critique beaucoup trop l’édition parisienne, Paris 2024 va être la première candidature à moins de 10 milliards d’euros depuis 2000. C’est la première candidature où il n’y aura pas de dépassement du budget par rapport à ce qui a été fixé. Et pourtant, il y a eu le Covid, le doublement du poste de sécurité et un nombre de menaces jamais vu sur une Olympiade dans l’histoire sportive. Malgré cela, on est pour l’instant à moins de 9 milliards d’euros. Et tout ce qui a été prévu en termes de construction, malgré le Covid, a été tenu. C’est-à-dire le prolongement de la ligne 14 du métro, le prolongement du tramway jusqu’à Porte Dauphine, la construction du centre aquatique, la construction de l’Adidas Arena. La Solideo a tenu le budget, ce qui mérite d’être noté. Tout cela en tenant le calendrier. Et ça, pour le coup, c’est vraiment un coup de maître. Et je ne suis pourtant pas tendre en général avec les Jeux.

C’est vraiment à mettre au crédit, finalement, de la capacité française à faire face. Et, sauf catastrophe, on peut avoir la chance de mettre en place la plus belle fête des Jeux, et on peut avoir la chance de montrer une image de Paris comme on ne l’a jamais vue. L’été 2024 peut rester dans les têtes comme le bicentenaire de la Révolution. C’est-à-dire une folie qui va éblouir le monde pendant dix ans. Et si ça se passe mal, ces Jeux vont rentrer dans l’histoire pour de mauvaises raisons.

Mais il faut aussi reconnaître une chose, si Paris 2024 est capable de tenir sa promesse, il faut imaginer l’effet « wow » que ça va entraîner. Le déclencheur, ça va être la cérémonie d’ouverture et la semaine qui va précéder. Il ne faut pas qu’il y ait de faits divers, même si déjà le contexte de la dissolution vient rajouter une complication supplémentaire.

Il risque donc d’y avoir des acteurs en interne, que ce soient des partisans des extrêmes ou finalement certaines ONG, qui vont se servir des Jeux pour se faire entendre. Il y a aussi la crainte terroriste ou celle des menaces politiques avec un vrai risque de conflits potentiels, notamment sociaux.

Paris 2024, c’est la somme de toutes les peurs. Mais par définition, le pire n’est jamais certain. Donc, il faut y croire, on va se dire qu’impossible n’est pas français. Et comme d’habitude, c’est toujours quand il a les deux pattes là où il ne le voudrait pas que le coq soit capable de se faire entendre.

Le crime organisé colonise l’Amazonie (2). L’emprise de pouvoirs parallèles

Le crime organisé colonise l’Amazonie (2). L’emprise de pouvoirs parallèles

par Jean-Yves Carfantan – Revue Conflits – publié le 2 juillet 2024


L’Amazonie est devenu un vaste territoire qui échappe au contrôle de l’Etat central, permettant aux groupes criminels de prospérer et de se déployer. Tour d’horizon d’une colonisation qui prend en main le cœur même du Brésil.

Article original paru sur le site Istoébrésil

Au moins 22 factions, dont le Primeiro Comando da Capital (PCC), le Comando Vermelho (CV) et même des organisations étrangères, se disputent le contrôle des routes de la drogue dans les États brésiliens de la région. À l’ouest, l’Amazonas et l’Acre sont désormais les principales portes d’entrée sur le territoire national de la cocaïne et du cannabis produits en Colombie, au Pérou et en Bolivie. Le Pará, l’Amapá, le Rondônia ou le Mato Grosso sont en revanche utilisés comme zones de transit, soit pour l’envoi de stupéfiants vers d’autres régions du Brésil (le marché intérieur ne cesse de s’accroître), soit pour l’exportation vers l’Europe, l’Afrique ou l’Asie, où la revente est très rentable. Les réseaux criminels ne limitent pas leur action au marché de la drogue. Ils diversifient en permanence leurs investissements. Ils cherchent aussi à instrumentaliser le système politico-institutionnel.

L’avancée des groupes criminels sur l’Amazonie fait émerger un nouvel ordre social fonctionnant sur la base des normes établies et imposées par les factions.

Ce n’est plus l’État qui dicte ce qui peut être fait et ce qui ne peut pas être fait. Ce sont les organisations criminelles les plus puissantes et influentes.

Celles-ci imposent des relations fondées sur les seuls rapports de force et l’extrême violence. Aux conflits existants entre des gangs concurrents s’ajoutent les hostilités constantes entre les criminels et les populations locales, notamment les peuples indigènes.

Les guerres entre factions bouleversent la vie d’un habitant sur trois dans la région où l’insécurité bat tous les records nationaux et continentaux. Un indicateur parmi d’autres : le taux d’homicides volontaires a atteint 33,8/100 000 habitants en 2022,  soit 45 % de plus que la moyenne nationale. La propagation de la violence favorise également les crimes contre l’environnement, tels que la déforestation, les incendies, l’exploitation clandestine de l’or ou le pillage de la faune sylvestre.

De vastes étendues du bassin amazonien, en particulier dans les pays qui contrôlent la plus grande partie de la forêt tropicale (Brésil, Pérou, Colombie, Bolivie), sont ravagées par un écosystème criminel. La disparition des forêts est accélérée par les métastases de la criminalité organisée, notamment une augmentation de la production, du trafic et de la consommation de cocaïne. Les gangs de trafiquants orchestrent désormais la déforestation et la dégradation de l’Amazonie en impulsant l’accaparement illégal des terres et des ressources, principalement en ce qui concerne l’exploitation forestière, le pâturage du bétail, la production agricole et l’exploitation minière.

La drogue tue la forêt 

Les trafiquants de drogue diversifient leurs portefeuilles d’investissements en se lançant dans la criminalité de la nature. L’Amazonie est une zone de transit obligatoire pour la cocaïne et le skunk [1], des drogues illicites provenant des pays andins. Le commerce transamazonien représente 40% du volume total des ressources financières annuelles générées par le trafic de cocaïne, soit l’équivalent de 4% du PIB brésilien (environ 77 milliards d’USD). Les pays où se concentrent les plantations de coca et la production de cocaïne (Colombie, Pérou, Bolivie, Venezuela) abritent des organisations clandestines armées qui travaillent avec les syndicats brésiliens du crime et ont établi des partenariats avec ces derniers.

Les routes de la cocaïne et du cannabis en Amérique du Sud.

Source : Insightcrime.  

Au niveau de la production agricole (culture des plants de coca ou de cannabis) et de la transformation des feuilles de coca en cocaïne, les effets directs sur la couverture forestière et la biodiversité sont limités. Le déboisement provoqué par l’ouverture de plantations de coca et de cannabis n’est pas considérable [2]. Plus problématique est le rejet dans les cours d’eau des produits chimiques utilisés pour la production de cocaïne. Pourquoi les criminalistes parlent-ils alors désormais de « narco-déforestation » pour désigner un phénomène récent et de grande ampleur ? Ils évoquent ainsi une des modalités de diversification de ses activités qu’utilise le narcotrafic pour blanchir les revenus considérables dégagés sur son activité de base. Le recyclage de ces revenus contribue directement à détruire la forêt amazonienne.

Comme de nombreux autres acteurs clandestins, les factions criminelles brésiliennes investissent dans l’acquisition frauduleuse de titres fonciers, détruisent le couvert forestier, exploitent le bois et commercialisent les grumes.

Elles assurent encore le défrichage, l’ouverture de terres de pâturages et deviennent des éleveurs de bovins. Un peu plus tard, lorsque les sols peuvent être semés, elles deviennent exploitants agricoles et commercialisent le soja ou le maïs planté. La traçabilité sur ces cultures est encore très incertaine en Amazonie. Une partie des recettes dégagées sur le commerce de cocaïne devient ainsi un revenu « honnête » d’agriculteurs qui se débrouillent pour que l’origine réelle des grains commercialisés reste inconnue. Il arrive souvent que les choix d’emblavement de ces nouveaux exploitants agricoles restent marqués par leur métier d’origine. Dans certains États de l’Amazonie brésilienne, l’argent du trafic de la cocaïne est réinvesti dans le déboisement et le défrichage afin d’établir des plantations de cannabis. Le phénomène a été observé par exemple dans l’État de Pará, entre 2015 et 2020) [3].

Pâturages ouverts par la déforestation en Amazonie.

Les grandes organisations criminelles peuvent aussi assurer le recyclage et le blanchiment de leurs avoirs financiers en avançant des fonds à des forestiers insuffisamment capitalisés et qui ne peuvent pas prendre en charge les lourds investissements liés à l’ouverture de routes clandestines, à la déforestation et au défrichage. Les débiteurs honorent alors leurs obligations de remboursement sous la forme de services fournis à leurs créanciers. Ils peuvent par exemple se charger de la logistique et de l’exportation des stupéfiants. Les organisations criminelles qui opèrent en Amazonie sont passées maîtres dans la technique dite du « rip-off », qui consiste à faire voyager des stupéfiants avec une cargaison licite ou rendue telle.  En Amazonie brésilienne, les trafiquants de drogue bénéficient d’un service fourni par les exploitants forestiers qui acceptent de transporter des cargaisons de cocaïne sur les convois acheminant des chargements légaux ou illégaux de bois d’œuvre, voire à l’intérieur des grumes ou produits dérivés. Entre 2017 et 2021, environ 9 tonnes de drogue ont ainsi été interceptées dans de grandes cargaisons de bois destinées à des marchés européens. Ces saisies ont eu lieu dans les ports de l’Amazonie, mais aussi loin de la région, notamment dans les ports du nord-est, du Sud et du Sud-Est. La contrebande est souvent dissimulée dans les cargaisons de grumes, de poutres, de palettes et de stratifiés. Les interceptions interviennent aussi à l’intérieur du pays : la police fédérale a effectué 16 saisies importantes de cocaïne dissimulée dans des cargaisons de bois rien qu’entre 2017 et 2021.

La nouvelle ruée vers l’or

La stratégie de diversification des investissements pratiquée par les grandes factions criminelles ne se limite pas à l’exploitation forestière et à l’agriculture. Le « narco-garimpo » est aussi en plein essor.

De quoi s’agit-il ? La prospection de l’or existe en Amazonie depuis des générations, conduites essentiellement par des orpailleurs, qui pratiquent traditionnellement le garimpo, une technique rudimentaire qui permet d’extraire l’or alluvial existant sur les affluents de l’Amazone et les rivières. L’or est extrait des sédiments de cours d’eau [4], principalement à l’aide de mercure. Ce métal lourd s’amalgame avec les poussières d’or et constitue ainsi un alliage. Le terme d’orpailleur (garimpeiro) évoque un aventurier solitaire cherchant de l’or à l’aide d’une pioche, d’une pelle et d’une batée.

L’image a vieilli. Aujourd’hui,  les garimpeiros sont des entrepreneurs de toutes tailles, ayant accès à des techniques d’extraction diverses, mais de plus en plus éloignées de celle utilisée par les pionniers d’autan. Ces garimpeiros ne sont plus des aventuriers solitaires.

En raison de la flambée des prix du métal depuis 2019, le bassin amazonien a connu une véritable ruée vers l’or, avec des dizaines de milliers de mineurs incontrôlés opérant le long des rivières et à l’intérieur des terres.

Le métier a attiré des foules ces dernières années. En 1985, le garimpo occupait 18 619 hectares en Amazonie brésilienne et mobilisait quelques milliers de prospecteurs. En 2022, on comptait 80 180 sites de prospection exploitant un périmètre total de 241 019 hectares [5].

Ces mineurs ne sont plus des aventuriers solitaires. Ils forment des associations, des coopératives et des syndicats, ce qui leur permet d’exercer une influence politique auprès des gouvernements des États et des municipalités. Nombre des sites aurifères sont exploités à grande échelle, à l’aide d’équipements mécanisés qui draguent les rivières et détruisent la terre dans les zones forestières. Une fois le filon épuisé restent des espaces de forêts dévastés et des lacs infestés de mercure utilisé pour séparer le minerai d’or d’autres sédiments. Ce produit hautement toxique se déverse dans les rivières et dans la chaîne alimentaire, empoisonnant des communautés situées à des centaines de kilomètres du site minier [6].

Pépites d’or de garimpo

L’orpaillage n’est pas en soi une activité illégale au Brésil, à condition de disposer de licences environnementales et de la pratiquer sur des terres où elles sont autorisées.

En Amazonie, la plupart des garimpeiros n’ont pas de telles licences. Ils opèrent sur des territoires indigènes, sur des aires en principes protégées, sur des parcs naturels. Ils ne respectent ni les normes sociales, ni la législation de préservation de l’environnement.

Rares sont ceux qui paient des redevances minières et des impôts sur les revenus dégagés. Les garimpeiros illégaux sont légion. Le gouvernement fédéral estime que plus de 2000 orpailleurs opèrent par exemple sur les territoires indigènes en Amazonie brésilienne, un chiffre largement sous-évalué. Afin de satisfaire la demande croissante de ce métal précieux, les chercheurs d’or clandestins et non déclarés sont de plus en plus nombreux. Ils pénètrent les territoires les plus reculés. Le prix de l’or est si élevé que même l’extraction de minerai avec une teneur d’un gramme d’or par tonne est une entreprise rentable. Comme il existe un vaste marché international de l’or, les prospecteurs illégaux peuvent blanchir leurs profits par le biais de diverses chaînes d’approvisionnement légitimes et illégitimes [7]. Les autorités locales sont souvent complices. Elles ferment les yeux ou protègent même le garimpo illégal, dès lors que les exploitants n’oublient pas de les associer à leurs bénéfices.

L’exploitation aurifère a tendance à s’étendre sur toutes les régions de l’Amazonie, menaçant de plus en plus la forêt. L’utilisation massive de mercure pour séparer l’or des sédiments contamine les écosystèmes locaux, empoisonne les réserves alimentaires et nuit aux communautés autochtones et riveraines dont la survie dépend de l’Amazonie et de ses affluents. Les territoires où se situent les exploitations minières sont souvent des régions du monde habitées par des peuples indigènes qui y trouvent leurs moyens de subsistance [8].

Pollution des sols et cours d’eau par l’emploi de produits chimiques, exposition des humains aux vapeurs toxiques, disparition des arbres géants et des forêts vierges, territoires entiers transformés en paysages lunaires…

L’exploitation aurifère a de terribles répercussions pour l’homme et pour la nature.

Année après année, les surfaces de forêt détruites pour ouvrir des sites de prospection illégaux augmentent : De 5300 hectares déforestés en 2017, on est passé à plus de 10 000 en 2020. Un exemple qui n’est pas isolé : sur les terres occupées par le peuple Yanomami dans l’État du Roraima, le long de la frontière avec le Venezuela, la zone détruite pour permettre l’extraction de l’or a augmenté de 54 % en 2022, totalisant plus de 5 000 hectares (contre un peu plus de 2 000 hectares à la fin de l’année 2018). Le garimpo illégal n’est pas un phénomène récent en Amazonie. Ce qui l’est en revanche, c’est l’implication du crime organisé dans le secteur.

Les grandes factions comme le PCC et le Comando Vermelho très engagées dans le trafic de drogues ont envahi le secteur de l’exploitation aurifère pour diversifier ici encore leurs investissements.

Dans un premier temps, ces organisations ont infiltré l’orpaillage illégal pratiqué dans les territoires indigènes en organisant des rackets de protection des mineurs, en extorquant des taxes sur l’orpaillage, en proposant des services logistiques (transport aérien). Progressivement, ces factions ont pris le contrôle de sites d’orpaillage parce qu’elles disposaient d’une surface financière suffisante pour s’engager dans une activité très rentable, mais de plus en plus capitalistique. Les orpailleurs indépendants utilisent encore de simples radeaux de dragage construits sur des planches ou des rondins[9] et travaillent en bordure de cours d’eau. En 2022, en Amazonie brésilienne, la construction de ce type de radeau coûtait autour de 10 000 dollars et pouvait produire jusqu’à 40 grammes d’or par jour. Cette quantité était vendue localement pour un prix variant de 400 à 600 dollars (l’or cotait alors 50 dollars/gr. sur le marché international). Ce type d’exploitation minière en rivière ne peut cependant pas être pratiqué tout au long de l’année en raison des variations du niveau de l’eau.

Ce qui intéresse le crime organisé c’est l’orpaillage pratiqué sur des barges opérant en milieu de rivières ou de fleuves.

Ces embarcations dénommées « dragons » ont souvent plusieurs étages et transportent des équipements de plus grande capacité et plus coûteux que ceux des petits radeaux. L’acquisition et la mise en service des plus grands « dragons » (construits à la fois en bois et en métal pour accueillir des équipements de grande capacité) coûtaient en 2022 plus de 632 000 USD [10]. Un tel équipement permettait alors de produire plus de 500 grammes d’or par jour, de dégager un chiffre d’affaires mensuel de 210 000 USD et une marge nette de 121000 USD.

C’est ce type d’équipement de grande capacité qui intéresse le crime organisé : le taux de rentabilité est élevé, l’investissement absorbe des sommes importantes. Qu’il soit réalisé par les factions elles-mêmes (qui gèrent alors directement les « dragons ») ou par des tiers (qui empruntent aux factions les capitaux nécessaires), il représente un excellent moyen de recyclage des ressources financières issues d’autres activités illicites. Les gangs vendent alors l’or qu’ils produisent ou qu’ils ont reçu en remboursement des prêts consentis. Le métal est facile à conserver, à transporter et à écouler. Le narco-garimpo est désormais une des activités préférées des grandes factions criminelles en Amazonie.

L’extraction illégale d’or est devenue partie intégrante des écosystèmes d’activités criminelles que de véritables États parallèles ont développées sous la canopée de la grande forêt tropicale…

Déjà engagées dans le commerce national et international de stupéfiants, ces États parallèles ont tiré parti de leurs compétences techniques et de leurs réseaux d’acheminement de la drogue vers les marchés étrangers pour se livrer au trafic d’un large éventail de matières premières, allant des produits du bois illégaux aux minéraux essentiels et précieux tels que l’or, mais aussi le coltan, le corindon, le graphite, le manganèse, la microsilice et le tungstène. Toutes ces activités économiques diversifiées exigent la construction et l’expansion d’infrastructures logistiques. Le recyclage des bénéfices dans des activités d’extraction de bois d’œuvre, de productions agricoles et minières impose d’investir dans l’ouverture de routes clandestines, la construction de pistes d’atterrissage et de ports fluviaux, autant de réalisations qui portent atteinte à l’intégrité des forêts et à la biodiversité.

Il existe ainsi plus de 2 500 pistes d’atterrissage privées dans la seule Amazonie brésilienne, dont plus de la moitié sont considérées comme illégales et plus d’un quart sont situées sur des territoires protégés ou indigènes.

À cela s’ajoute la prolifération de ports fluviaux de fortune, qui facilitent l’expansion des marchés légaux et illégaux.

La force des réseaux criminels.

Les autorités gouvernementales officielles des pays du bassin amazonien n’ont pas, jusqu’à présent, engagé une coopération efficace pour lutter contre des organisations criminelles qui tissent et gèrent des réseaux transnationaux. Très actives sur les États brésiliens de l’Amazonie, des factions comme le PCC ou le Comando Vermelho ont noué des relations de partenariat avec des groupes armés clandestins de Colombie, du Venezuela, du Pérou ou de la Bolivie. Entre ces pays andins et le Brésil, les frontières terrestres qui s’étendent sur 8700 km sont extrêmement poreuses, mal surveillées. Les territoires limitrophes sont traversés par des fleuves navigables utilisés pour tous les trafics (acheminement de stupéfiants, commerce illégal d’or, de pierres précieuses, de bois ou de faune tropicale). Il est possible d’identifier des routes aériennes entre le Pérou et Manaus, ainsi que des affluents du fleuve Amazone, en particulier le Rio Solimões. Ces routes passent par la région de la vallée de Javari jusqu’au Solimões, et de là jusqu’au fleuve Amazone pour approvisionner les marchés locaux et atteindre la ville de Manaus, répondant ainsi à la demande du marché local et établissant d’autres connexions.

Sur la zone frontalière entre le Brésil, la Colombie et le Pérou règne la violence la plus extrême. Les factions s’y affrontent, car elles savent que tous les trafics entre pays limitrophes y prospèrent. Une autre zone dominée par le crime s’étend sur la frontière nord du Brésil avec la Colombie et la République bolivarienne du Venezuela. Du côté des pays andins, la culture et la transformation de la coca ont connu un essor spectaculaire depuis 20 ans. Du côté brésilien, les forces de l’ordre sont rares et les réseaux criminels omniprésents.

La longue bande transfrontalière est sans doute un des territoires les plus violents de la planète.

Sur le versant brésilien, en 2020, les municipalités de l’Amazonie légale ont enregistré les taux d’homicide les plus élevés du pays, avec une moyenne régionale d’environ 30 homicides pour 100 000 habitants, contre 24 pour la moyenne nationale. Le taux d’homicide dans le nord du Brésil, y compris en Amazonie légale, a augmenté de plus de 260 % depuis 1980, ce qui coïncide avec une longue période de déforestation accrue, d’augmentation de la criminalité environnementale et de développement du trafic de stupéfiants.

Implantation des factions par État (2022).

Les principaux groupes de trafiquants de drogue impliqués dans cette criminalité et désormais largement responsables de la destruction de la forêt et des lourdes menaces qui pèsent sur les populations autochtones sont brésiliens et colombiens. À l’est de la Colombie, les réseaux contrôlant la production de cocaïne et de métaux précieux sont des ex-FARC et l’organisation terroriste dite Armée de Libération Nationale (ELN en Espagnol). Les factions brésiliennes comme le PCC ou le Comando Vermelho sont très présentes de l’autre côté de la frontière. En Amazonie brésilienne comme sur les pays limitrophes, par nécessité ou menacées par les gangs, les populations locales sont de plus en plus impliquées dans les entreprises criminelles.

Dans les couches les plus pauvres, les jeunes sans emploi stable et sans éducation formelle succombent facilement aux offres de recrutement des factions. Ils n’ont souvent pas d’autre option que celle de venir renforcer le sous-prolétariat des États parallèles qui dominent les territoires où ils vivent.

Hommes et femmes sont entraînés dans le cercle infernal de la criminalité et de l’esclavage en devenant prospecteurs d’or sur des barges, bucherons et grumiers sur des sites clandestins d’exploitation du bois, vachers sur les périmètres de pâturages ouverts, chauffeurs, pilotes d’avions, dealers ou mules, receleurs, vigiles armées, exécutants de basses œuvres ou prostitués. Lorsqu’elles n’ont pas été contraintes de rejoindre les troupes que commandent les gangs criminels, les populations locales sont de toute façon indirectement affectées par le pouvoir des factions. D’abord parce qu’elles subissent toutes les conséquences de la destruction des écosystèmes locaux dont dépend leur existence : pollution des eaux, perte de la biodiversité, résidus toxiques, emprise du narcotrafic, insécurité et violence. Ensuite parce que les structures publiques et les instances politiques officielles sont de plus en plus sous l’emprise d’un système criminel prospère, richissime et capable de tout acheter.

Les grandes organisations criminelles n’ont pas besoin de réaliser des putschs ou des révolutions pour renverser le système politico-institutionnel en place [11].

Ce qui compte pour le crime, c’est de pouvoir neutraliser l’État dans ses missions régaliennes (sécurité, défense, justice), de s’assurer de la passivité complice des institutions publiques, voire de les transformer en alliés silencieux financièrement intéressés.

Pour conquérir la neutralité des élus locaux, des fonctionnaires territoriaux et des forces de sécurité, les réseaux criminels cherchent d’abord à développer une multiplicité d’activités (clandestines et illégales ou parfaitement légales et déclarées) qui conférent aux entreprises et secteurs contrôlés un poids économique et social majeur à l’échelle du territoire géré par les acteurs publics concernés. Il s’agit de faire en sorte que l’économie sous-terraine créée et gérée par les factions (trafic de drogues, d’armes et de munitions, extraction illégale de l’or, contrebande de minerais et d’animaux sauvages, exploitation clandestine du bois, accaparement de terres et activités agricoles illicites, etc.) devienne une composante essentielle (voire dominante) de l’économie locale et régionale.

La première phase est donc de faire en sorte que l’ensemble du tissu économique d’un territoire (y compris les circuits légaux développés pour recycler les revenus d’activités illégales) tombe sous la dépendance des organisations criminelles.

Au point que toute action répressive menée contre les factions par l’État légitime fragilise ou détruise les équilibres sociaux créés (destruction d’emplois informels, effondrement des revenus de nombreux ménages, appauvrissement du territoire et contestation directe par la population des institutions officielles en place. Sur l’Amazonie brésilienne, les filières économiques illégales ne sont plus du tout marginales au sein de l’économie locale et sur le plan de la création et la distribution de revenus.

La seconde démarche est complémentaire de la première.

Il s’agit d’acheter (en mettant le prix qu’il faut) la passivité, le soutien voire la contribution engagée aux activités criminelles des agents et représentants de l’État officiel.

La force du crime organisé en Amazonie est d’avoir identifié et souvent rallié à sa cause de nombreux acteurs d’un État qui pourraient s’opposer à ses menées. Il faut séduire et intéresser les agents d’organismes fédéraux en charge de la préservation de l’environnement, de la forêt et des communautés qui y vivent, les autorités chargées de délivrer des permis et licences d’exploitation (ouverture de sites d’orpaillage, extraction d’essences rares, agriculture et élevage, transport), les douaniers, les notaires, les responsables de forces de sécurité, la magistrature. Les factions criminelles utilisent ici plusieurs « méthodes d’achat » de la bienveillance de l’État légitime. La plus courante consiste à offrir des opportunités de revenus complémentaires aux agents du secteur public. Les gangs permettent ainsi que les patrouilles de gardiens de parcs protégés ou de territoires indigènes puissent participer (en prélevant une dîme) aux revenus de barges d’orpaillage clandestin ou que les patrouilles de la police militaire soient « intéressées » aux trafics de drogues. Les factions criminelles parviennent aussi à « associer » à leurs trafics et activités clandestines des juges, des notaires, des agents du fisc, des douaniers. Elles s’assurent ainsi que la drogue, le bois, l’or ou le bétail (élevé sur des pâturages ouverts après destruction de la forêt) pourront traverser les frontières ou entrer dans les circuits de l’économie légale. Elles organisent aussi des circuits de blanchiment de l’argent grâce à tous ces soutiens.

Si les soutiens sollicités sont trop rigides, restent insensibles aux partenariats proposés, il est toujours possible de passer à des techniques d’intimidation plus convaincantes (menaces exercées contre les individus et leurs proches). Assez souvent, les gangs n’ont pas la patience d’insister. Ils éliminent physiquement les récalcitrants.

 

Dans plusieurs États de l’Amazonie brésilienne, le versement de pots-de-vin, les trafics d’influence, la falsification des appels d’offres permettent au crime organisé de s’allier à la haute fonction publique, aux élus municipaux, voire à des personnalités politiques assumant des missions de premier plan au niveau du gouvernement des États fédérés ou de l’Administration fédérale.

Grâce à leur puissance financière, les organisations criminelles cooptent, les détenteurs de mandats électifs, imposent leur contrôle sur les institutions officielles, créent des structures corrompues en impliquant une multitude d’acteurs publics dont la mission est pourtant d’appliquer et de faire appliquer la loi commune.

Le PCC, le Comando Vermelho ou des factions criminelles locales sont en train d’engager une troisième démarche en Amazonie comme sur d’autres parties du territoire national. Ces réseaux interviennent désormais directement dans le jeu politique en présentant leurs candidats aux élections, en finançant des campagnes, en fournissant les fonds secrets de partis politiques officiels.

Aujourd’hui, la stratégie d’emprise mise en œuvre par les syndicats du crime n’est pas encore parvenue à ses fins. Dans les États d’Amazonie, il subsiste des autorités administratives, des magistrats, des forces de répression ou des services de protection de la biodiversité qui remplissent les missions qu’ils doivent remplir. Le travail de termite conduit au sein du système politique local n’a pas encore transformé ce dernier en simple instrument docile des gangs. Il existe encore des élus qui se battent pour faire prévaloir l’État de droit. Et des services publics qui leur obéissent. C’est d’ailleurs grâce aux enquêtes de police, aux procédures judiciaires, aux actions de répression menées, aux témoignages de victimes que la puissance publique légitime a pu suivre ces dernières années l’essor des activités et de l’emprise du crime organisé sur la société et l’économie de l’Amazonie.

Nous sommes néanmoins aujourd’hui au point de bascule. Si l’État fédéral et les collectivités locales ne parviennent pas à engager rapidement la guerre contre le crime organisé, la forêt amazonienne sera perdue.

De la capacité de la République fédérative du Brésil à défendre l’intégrité de son territoire et à rétablir sa pleine souveraineté sur l’Amazonie dépend désormais la survie de la première forêt tropicale de la planète.


[1] Le skunk est une variété hybride de cannabis fortement dosée en tetrahydrocannabinol (THC), la molécule responsable des effets psychoactifs et addictifs du cannabis.

[2] Une fois cueillies, les feuilles de coca sont portées jusqu’à un laboratoire, lui aussi dissimulé dans la forêt, puisque cette activité est illégale dans tous les pays producteurs (Colombie, Pérou, Équateur, Bolivie). Les feuilles sont alors broyées puis mélangées à toutes sortes de produits chimiques (essence, acide, ciment…). Le tout finit par former un liquide, puis une pâte et enfin de la poudre de cocaïne.

[3] Lorsque des terres sont saisies, achetées, défrichées et cultivées par les trafiquants de drogue, cela peut déclencher et exacerber les tensions locales sur les droits fonciers et de propriété, en particulier si la coca et le cannabis sont cultivés sur des terres indigènes ou à proximité de celles-ci.

[4] Il existe aussi une exploitation à ciel ouvert de mines d’or. Cette exploitation de concessions minières a fourni en 2022 65,7% de la production brésilienne d’or (62,2 t.) alors que le garimpo a fourni le reste, soit 32,4 t. La production de garimpo est sous-estimée. Une part significative de l’activité est en effet clandestine et illégale.

[5] Les régions les plus touchées sont concentrées dans le nord-ouest de Roraima, le sud-ouest et le sud-est de Pará, le nord des États du Mato Grosso et de Rondônia, et certaines zones des États d’Amazonas, d’Amapá et de Maranhão. Source : Institut Mapbiomas. Voir le site :

https://brasil.mapbiomas.org/wp-content/uploads/sites/4/2023/09/MapBiomas-FACT_Mineracao_21.09.pdf

[6] Afin d’obtenir l’or pur, ces agglomérats sont chauffés pour que le mercure s’évapore. Les vapeurs toxiques non filtrées s’échappent dans l’atmosphère et contaminent l’air et les cours d’eau. Rien qu’en Amazonie, on estime à 100 tonnes la quantité de mercure annuellement répandue. Déversé dans les cours d’eau, ce métal lourd finit par s’incruster dans la chaine alimentaire. Le mercure est un métal lourd qui lèse surtout le système nerveux central et les fonctions rénales.

[7] Selon l’Institut brésilien Escolhas, de 2015 à 2020, le Brésil a exporté 229 tonnes d’or présentant des indices d’illégalité. Ce volume représente 47% du total du volume du métal exporté sur ces six ans. Sur ce total de 229 t., 54% avaient pour origine la région amazonienne.

[8] Les garimpeiros illégaux ont bénéficié entre 2019 et 2022 du soutien affirmé du Président Bolsonaro. Celui-ci a tenté d’autoriser sans restriction l’ouverture de tous les territoires indigènes à l’activité minière et à l’extraction artisanale. Faute d’être parvenu à ses fins, il a supprimé les financements de programmes et d’organisations destinées à lutter contre l’exploitation minière illégale sur les territoires indigènes.

[9] Le radeau est équipé d’un moteur à essence et d’un tuyau qui aspire la boue du lit de la rivière. La boue aspirée est ensuite poussée vers une écluse, qui recueille les sédiments et les particules d’or lorsque la boue retourne dans la rivière.

[10] Étude de l’Institut Escolhas intitulée Abrindo o Livro-Caixa do Garimpo, juin 2023. L’étude se base sur l’analyse des comptes d’entreprises opérant dans l’État du Pará, premier État producteur d’or du Brésil. Une grande drague mobilise pour l’extraction 18 orpailleurs qui se relaient en trois équipes sur 24 h et parviennent à produire 3,75 kg d’or par mois… Voir le site :

 [11] Ce dernier assume de nombreuses fonctions sociales qui n’intéressent pas les factions, depuis la création et l’entretien d’infrastructures de base (réseau de circulation, approvisionnement en énergie et en eau, communications, logement, etc..) jusqu’à l’organisation économique.


Jean-Yves Carfantan

Né en 1949, Jean-Yves Carfantan est diplômé de sciences économiques et de philosophie. Spécialiste du commerce international des produits agro-alimentaires, il réside au Brésil depuis 2002.

Voitures électriques : l’enfer environnemental de l’extraction de nickel en Indonésie

Voitures électriques : l’enfer environnemental de l’extraction de nickel en Indonésie

Ouverture et défrichement d’une zone d’extraction de nickel, Pomalaa, Indonésie – mars 2023 – Credits: KAISARMUDA/Shutterstock

 

par Thibault Michel, cité par Etienne Goetz dans Les Echos – IFRI – publié le 27 juin 2024

https://www.ifri.org/fr/espace-media/lifri-medias/voitures-electriques-lenfer-environnemental-de-lextraction-de-nickel


Déforestation, lessivage des sols, asphyxie des océans, utilisation intensive de charbon… L’extraction de nickel en Indonésie génère des impacts colossaux sur l’environnement. L’archipel est devenu le premier producteur au monde de ce métal en quelques années.

En quelques années, l’Indonésie est devenu le premier producteur au monde de nickel avec une part de marché passée de 5 % en 2015 à 50 % en 2023. L’archipel s’est par la même occasion imposé comme l’un des acteurs clés de la transition énergétique, car le nickel est l’un des ingrédients essentiels des batteries de voitures électriques. Mais, et c’est tout le paradoxe de la transition, le coût environnemental de l’extraction de ce métal est colossal, notamment en Indonésie qui a désormais la réputation d’être un producteur de nickel « sale ».

L’essor de l’industrie du nickel a certes contribué au développement économique de l’Indonésie, mais l’archipel est désormais « confronté aux répercussions négatives des activités minières sur son sol », explique Thibault Michel, chercheur à l’Institut français des relations internationales (Ifri) dans une note. L’expert évoque la contestation sociale liée au manque de sécurité dans les mines et les fonderies, l’expropriation de certaines populations locales, la présence de tribus indigènes sur les sites miniers « et surtout, les dommages causés à l’environnement ».

Déforestation et océan asphyxié

Il y a d’abord les impacts directs de la mine, en premier lieu la déforestation, nécessaire pour démarrer l’extraction. C’est d’autant plus problématique que l’Indonésie compte parmi les plus belles et importantes forêts primaires au monde. Autre grand sujet environnemental : celui de la gestion des résidus miniers. Certains opérateurs peu scrupuleux n’hésitent pas à jeter les boues au fond de la mer (« deep-sea tailing ») au risque d’y détruire la biodiversité marine. 

« Les entreprises sont censées respecter des normes environnementales, mais ces exigences passent parfois à la trappe sur certains projets », détaille le chercheur aux « Echos »

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Plus de poissons dans les filets

Par ailleurs, comme les rayons du soleil ne peuvent plus passer dans l’eau, la végétation disparaît aussi. Plusieurs pécheurs vivant à proximité d’usines et de mines ont expliqué dans une enquête de Bloomberg ne plus trouver le moindre poisson dans leurs filets. Certains acteurs préfèrent presser les boues et les stocker à sec. Cette méthode permet également de revégétaliser le site minier et éviter l’érosion des sols.

L’autre sujet environnemental du nickel indonésien est lié à l’utilisation intensive du charbon dans les fonderies et raffineries du minerai. « Il y a une volonté affichée d’aller vers la décarbonation mais pas grand-chose de réalisé concrètement », juge Thibault Michel

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à lire en intégralité dans Les Echo

Pourquoi Joe Biden ne peut remporter l’élection américaine de novembre

Pourquoi Joe Biden ne peut remporter l’élection américaine de novembre

Tribune
Par Barthélémy Courmont – IRIS – publié le 28 juin 2024

Le premier débat opposant les deux principaux candidats à l’élection présidentielle américaine de novembre 2024 s’est tenu le 27 juin soit, une fois n’est pas coutume, plus de cinq mois avant le scrutin. S’il fut comme prévu brutal, témoignant de la polarisation grandissante de la vie politique américaine et de l’animosité poussée à l’extrême entre les deux concurrents, il fut également, sans surprise, un exercice extrêmement difficile pour Joe Biden, qualifié de désastre ou de naufrage. Selon CNN, Donald Trump aurait ainsi « remporté » ce débat pour 67 % des personnes interrogées. Un résultat sans appel, quand on sait à quel point le candidat républicain est clivant.  Hésitant, parfois incompréhensible, Joe Biden a offert la prestation la plus catastrophique de cet exercice médiatique depuis le premier du genre, opposant John F. Kennedy et Richard Nixon en 1960. En cause son état de santé, de plus en plus fréquemment commenté dans les médias, mais aussi son incapacité à élever le débat et à sortir du piège tendu par son adversaire. Déjà perceptible depuis le début des primaires en janvier 2024, la possibilité de voir Joe Biden être reconduit à la Maison-Blanche relève aujourd’hui du fantasme, sauf à considérer une improbable mise à l’écart pour raisons juridiques de Donald Trump ou une encore plus improbable mobilisation de l’électorat démocrate – sans oublier le soutien des indépendants, dont les votes seront comme souvent déterminants – derrière le président sortant. Tandis que les conventions nationales animeront la vie politique américaine pendant l’été, le constat est sans appel : Joe Biden n’a quasiment aucune chance de remporter l’élection face à Donald Trump. Chronique d’une élection perdue d’avance, et libre désormais aux démocrates de trouver une solution.

Le moment d’ouvrir les yeux

Comme aucune autre, l’élection américaine passionne le monde entier. Cela s’explique bien sûr par le pouvoir qu’incarne le locataire de la Maison-Blanche, mais aussi par l’attention médiatique très forte, qu’on ne retrouve dans aucun autre scrutin étranger. En prenant l’exemple français, on voit ainsi que si les analyses et informations concernant la course à la Maison-Blanche restent très nombreuses, les médias se désintéressent d’élections en Allemagne, Italie ou Espagne, pour ne prendre que quelques exemples. Cette fascination pour l’élection américaine souffre cependant d’une forme d’appropriation des débats politiques outre-Atlantique par des médias qui se montrent désormais plus partisans que commentateurs, résultat d’une bipolarisation presque manichéenne et surtout déplacée – puisqu’en dehors des binationaux, les Français ne votent pas plus pour désigner le président américain que le chancelier allemand. Certes chacun est libre de prendre position, de commenter et de critiquer. Mais le rôle des médias doit aussi être d’informer et de dépasser ces prises de position pour présenter les faits et pas uniquement leur interprétation. On voit déjà la couverture médiatique de ce débat, faisant état – comment pourrait-il en être autrement ? – du naufrage de Joe Biden. Mais il est étonnant de devoir attendre fin juin, et les Primaires terminées, pour faire ce constat que les observateurs de la vie politique américaine ne peuvent avoir ignoré depuis des mois, voire plus.

Il est donc temps d’ouvrir les yeux sur le spectacle politique que nous offre la plus grande démocratie du monde. Pas qu’il faille en ricaner, surtout en France, mais il s’agit bien d’une leçon d’humilité pour tous ceux qui prennent leurs désirs pour des réalités, se focalisant sur les affaires judiciaires de Donald Trump et ignorant dans le même temps que son adversaire voit ses chances de victoire diminuer jour après jour.

Des États clefs qu’il sera quasiment impossible de conquérir

Le mode de scrutin américain se traduit par une attention toute particulière sur une poignée d’États qu’il faut remporter pour bénéficier du nombre suffisant de délégués. Inutile dès lors de regarder les chiffres à échelle nationale, qui n’ont au mieux qu’une valeur indicative – en l’occurrence, Trump devance Biden dans la majorité des sondages nationaux, ce qui renforce le constat de son avance, car les démocrates ont systématiquement plus d’électeurs à échelle nationale depuis plus de vingt ans, ce qui ne leur a pas permis de gagner à tous les coups. Or, on constate que dans la grande majorité de ces États clefs, Donald Trump fait la course en tête et a parfois même creusé de très larges écarts dont on voit difficilement comment ils pourraient être réduits. Ainsi, La Floride ou l’Ohio ne sont même plus désignés comme des États clefs, tandis que le Michigan et le Wisconsin, traditionnellement démocrates, le sont. Comment expliquer cette incapacité des démocrates à se mobiliser à échelle locale ?

Si on regarde les scrutins précédents, c’est dans l’élection de novembre 2016 qu’il faut chercher des clefs de compréhension, plus que dans celle de 2020, marquée par la pandémie de Covid-19. Hillary Clinton, candidate investie par le camp démocrate – et que les médias voyaient, pour les raisons évoquées précédemment, marcher triomphalement vers la Maison-Blanche – essuya à cette occasion un revers sérieux dans la majorité des États clefs, mais aussi dans des bastions traditionnels démocrates, le Michigan et le Wisconsin, où Trump l’emporta à la surprise générale. Surprise ? Pas tant que cela en fait. Lors des primaires démocrates, Hillary Clinton y avait été largement devancée par Bernie Sanders, et commit l’erreur impardonnable de ne pas y faire campagne, arguant du fait que si les électeurs de ces États démocrates votaient Sanders, il n’y avait aucune chance que Trump puisse l’emporter. Elle préféra donc se concentrer sur d’autres États, y compris ceux gagnés d’avance comme la Californie, tandis que Trump avait l’habileté de se déplacer dans ces États négligés par sa concurrente. Il convient ici d’être lucide : l’élection est gagnée sur le terrain plus que depuis la Maison-Blanche ou dans des grands quotidiens de la côte Est. Et on voit difficilement Joe Biden être en capacité d’enchainer les meetings de campagne, quand bien même cela serait suffisant.

Un électorat démocrate plus divisé que jamais

D’autant que si nombreux sont les républicains qui détestent Trump mais se sont résignés à sa troisième candidature consécutive, les démocrates sont aujourd’hui très divisés, et l’épisode des rassemblements propalestiniens sur les campus universitaires en témoigne. La mobilisation des démocrates derrière leur candidat est aujourd’hui le principal défi pour le parti de l’âne. Et Joe Biden n’est pas l’homme de la situation pour incarner la réunion de toutes les sensibilités politiques de son camp.

Paradoxe de cette élection : le bilan de Joe Biden n’est pas mauvais et il n’a pas à en rougir. Si les quatre dernières années furent marquées par de grandes difficultés en matière de politique étrangère (sur lesquelles il serait nécessaire de revenir en détail, parce qu’on ne peut qu’y trouver un très inquiétant signe de déclin), l’économie, qui est toujours au cœur des préoccupations des électeurs, a retrouvé une dynamique après les années de Covid. Sauf que de nombreux électeurs ne le voient pas de cette manière. Les écarts sociaux sont importants, et l’Amérique rurale et des États désindustrialisés continuent de souffrir de politiques qui les ont négligés depuis des décennies. La politique de l’administration Biden ne répond pas aux attentes de ces « gilets jaunes » américains qui pour beaucoup soutiennent le candidat républicain, et pour d’autres se détournent d’un parti démocrate qui ferait défaut sur sa politique sociale. Soyons clair, ne considérer que les chiffres de la croissance du produit intérieur brut (PIB) est très réducteur, aux États-Unis comme ailleurs, dès lors que les principaux intéressés, ceux qui voteront en novembre, ne voient pas d’amélioration sensible de leur condition.

La question doit être posée de manière brutale : de qui Joe Biden est-il le candidat ? Et au-delà, quelle Amérique incarne-t-il et quels démocrates le soutiennent ? De moins en moins visiblement.

Un autre candidat démocrate, mais qui ?

Depuis janvier, la rumeur d’une candidature autre que celle de Joe Biden pour redresser la barre circule dans les rangs démocrates. Celui qui a facilement, et sans faire campagne, remporté les primaires de son camp pourrait ainsi être désavoué et un autre candidat serait présenté à l’occasion de la convention d’août ? Mais lequel, et avec quelle chance de renverser la dynamique et remporter une élection trois mois plus tard ? Sans doute les luttes d’influence atteignent des sommets depuis la prestation désastreuse de Joe Biden lors du débat, mais il va falloir se mettre d’accord sur une candidature crédible, en plus de parvenir à convaincre le principal intéressé. En clair, si le parti annonce en août que Biden n’est pas candidat, cela signifie qu’il ne le juge plus capable de diriger le pays, et les conséquences seront lourdes. Les républicains ne manqueront pas ainsi d’attaquer le parti de l’âne sur la dissimulation de l’état de santé mentale du président.

Autre scénario, celui d’une démission avant novembre, pour raisons de santé par exemple. Ce n’est pas à exclure, ce qui se traduirait par une présidence de Kamala Harris – qui deviendrait ainsi la première femme présidente des États-Unis. Mais cela ferait-elle de l’actuelle vice-présidente la candidate naturelle en novembre ? Pas sûr, quand on regarde sa popularité actuelle et la difficulté qu’elle a éprouvée à s’imposer dans son rôle au cours des quatre dernières années. Dans un cas comme dans l’autre, la stratégie du changement de candidat serait une stratégie de la dernière chance, ce qui offre des chances, même minces, de victoire, mais peut, dans le même temps, totalement déstabiliser l’électorat.

Il va falloir également, et surtout, changer de registre : faire campagne sur les scandales de Donald Trump, fussent-ils financiers ou sexuels, ne marche pas. Il est même étonnant que les stratèges démocrates continuent de se focaliser sur une telle campagne, dont le principal bénéficiaire semble être celui qu’ils veulent porter au pilori. En d’autres termes, un autre candidat s’avère sans doute nécessaire, mais ce ne sera pas suffisant, puisque c’est bien d’une autre campagne dont les démocrates ont aujourd’hui besoin. Pendant ce temps, l’heure tourne, et la perspective de voir le locataire de la Maison-Blanche essuyer d’autres humiliations se profile à l’horizon, tout autant qu’une défaite annoncée.

Gardez-nous de nos amis ! La France face à l’extraterritorialité du droit américain

Gardez-nous de nos amis ! La France face à l’extraterritorialité du droit américain

US President Joe Biden and French President Emmanuel Macron during press statements following a bilateral meeting at the Presidential Elysee Palace in Paris, France on June 8 2024, as part of US President’s state visit to France. //04SIPA_04SIPA_sIPA1164/Credit:Raphael Lafargue-Pool/SIPA/2406090018

par Hervé Juvin – Revue Conflits – publié le 29 juin 2024

https://www.revueconflits.com/gardez-nous-de-nos-amis-la-france-face-a-lextraterritorialite-du-droit-americain/


Le droit est une arme de guerre qui a été utilisée contre de nombreuses entreprises françaises. Aujourd’hui, d’autres États tentent de l’imposer via les règles d’extra-territorialité.

Pour la première fois, en mars 2024, plus de 52 % des exportations chinoises ont été payées en renminbi, 42 % seulement étant réglées en dollar. En juin 2024, l’Arabie Saoudite a laissé passer sans le renouveler l’accord historique qui assurait au dollar le monopole des ventes de pétrole par le royaume, et de fait par l’OPEC.

Passées relativement inaperçues à l’Ouest, ces données traduisent le mouvement actuel de décentralisation des opérations monétaires et financières (souligné notamment par Charles Gave) ; fini le temps où une monnaie, le dollar, et un système, SWIFT et Euroclear, sous contrôle américain, centralisaient la quasi-totalité des opérations de paiement internationales. La planète financière se fracture. Certains observent la concomitance de ce basculement avec les ventes d’obligations américaines par la Chine, qui se dégage des « T-bonds » au rythme de plusieurs dizaines de milliards par an ( en juin 2024, la banque japonaise Norinchukin aurait à elle seule vendu 63 milliards d’obligations américaines et européennes!)

Rares sont ceux qui prennent en considération un tout autre aspect, géopolitique celui-là, et décisif ; plus les transactions échappent au dollar et aux systèmes américains, plus elles échappent aux sanctions extraterritoriales américaines, plus elles sont hors d’atteinte des juridictions américaines. Les entreprises européennes, menacées très directement par les représentants de l’État profond américain si elles utilisaient le système européen de paiements internationaux mis au point par l’Union européenne, pour une fois dans le sens de l’histoire, ont quelques raisons de s’en réjouir, comme celles qui ont fait face à des actions d’intimidation, à la limite du terrorisme, parce qu’elles commerçaient avec des pays jugés hostiles aux États-Unis. Et il n’est pas interdit de considérer que la guerre qui se joue sur le front du droit, des monnaies et des paiements est une face cachée de l’agenda du « sud global » pour mettre fin à la domination mondiale anglo-américaine.

Le droit international et son faux ami, le droit américain

Le droit international reconnaît à toute Nation le droit de poursuivre les auteurs de certains faits commis à l’extérieur de ses frontières quand ils enfreignent ses propres lois, menacent l’ordre public, l’intérêt national, ou constituent une intelligence avec l’ennemi. Il faut pour cela que soit constitué le « nexus », le lien direct ou indirect avec le pays auteur des poursuites. Par ailleurs, les crimes internationaux, comme les actes terroristes, les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité ou les génocides, se voient appliquer un droit spécifique, international et imprescriptible ( j’emprunte l’essentiel de cette réflexion à Dick Roche, ancien ministre des Affaires européennes puis de l’Environnement de l’Irlande, auteur de plusieurs articles sur ce sujet et avec lequel nous avons longuement examiné ces questions).

L’application de ce droit varie en fonction de divers facteurs. Selon que vous soyez puissant ou misérable, la capacité de poursuivre et de faire poursuivre des infractions au-delà des frontières nationales n’est pas la même. Chine, Iran, Rwanda, Turquie, Israël, Russie ont été maintes fois désignés coupables d’actions agressives d’intimidation, voire d’élimination d’opposants hors de leurs frontières. À l’évidence aussi, les exemples abondent de poursuites internationales motivées par des raisons de politique interne ; intimidation d’opposants, privation de leurs comptes bancaires et d’accès à leurs avoirs, voire extradition forcée ( le renvoi d’opposants kurdes à la Turquie par la Suède, contre son entrée dans l’OTAN, sachant qu’ils seront torturés et tués, n’honore pas les démocraties européennes).

Ce sont là des exceptions. L’ensemble des pays respecte le droit international qui limite strictement l’application internationale des droits nationaux. À titre d’exemple, les opérations agressives d’affirmation des intérêts nationaux et d’application du droit national hors frontière sont très généralement condamnées. Les États-Unis se distinguent par une conception extensive, pour ne pas dire invasive, de ces dispositions du droit international. À partir de l’adoption en 1977, d’une loi punissant la corruption d’agents étrangers (le Foreign Corruption Practices Act, ou FCPA) puis de son extension, à la fin des années 1990, aux sociétés étrangères concurrentes d’entreprises américaines, les États-Unis ont érigé leur propre règle en loi mondiale, profitant du dollar, de la puissance de leur système financier et du réseau de sociétés de services présentes partout dans le monde. En toute illégalité, ils imposent leurs lois au reste du monde. C’est l’un des éléments majeurs de cette « weaponisation » du commerce international, des mouvements de capitaux et des paiements bancaires, qui participe à la montée actuelle de la conflictualité et lui donne son caractère totalitaire – tout est utilisé pour livrer la guerre sans la guerre, ruiner l’adversaire et le réduire à merci. De sorte que s’il est utile de débattre des modalités d’application extraterritoriale du droit américain, et des possibilités de la combattre ou d’y échapper, les acteurs engagés dans ce débat doivent être conscients qu’ils affrontent un système totalitaire, le nouveau capitalisme totalitaire qui entend que rien n’échappe à sa dent, nulle part, jamais.     

Le vertige de la démesure

L’histoire commence dans les années 1980. Comme l’Empire britannique confronté au blocus continental de Napoléon Ier, les États-Unis savaient depuis longtemps que la guerre économique, financière et monétaire n’est qu’une autre manière de faire la guerre, de la préparer – et de la gagner. Pour aider les Alliés contre l’Allemagne nazie, ce sont d’abord des dispositions financières et des sanctions qu’avait mobilisées l’Amérique de Roosevelt ; il en sera de même pour contenir l’Union soviétique ou la Chine. Mais c’est à partir du scandale « Lockeed », du nom de ce constructeur d’avions américains pris la main dans le sac dans une affaire majeure de corruption de gouvernements étrangers (Pays-Bas, notamment) que l’extraterritorialité du droit américain est formalisée, entre dans la doctrine, qu’elle trouve un bras armé, le Department of Justice (DOJ), et qu’elle va peu à peu devenir une arme redoutable, et redoutée.

Au départ, une juste cause ; la lutte contre la corruption de gouvernements ou d’agents publics étrangers. Et une cible ; les sociétés américaines coupables de faits de corruption ; la justice américaine poursuit et sanctionne des entreprises américaines, quoi de plus normal ? D’ailleurs, les poursuites sont rares, et les amendes, limitées. Pourtant, les entreprises américaines, et leur puissante Chambre de Commerce ne sont pas longues à protester ; si seules les entreprises américaines sont sanctionnées, alors que leurs concurrentes usent libéralement de la corruption, comment vont-elles exporter ? L’application du droit américain aux seules sociétés américaines fausse la concurrence, et entrave le libre fonctionnement du marché, au détriment des sociétés américaines ; la Chambre de Commerce évalue très libéralement le manque à gagner pour elles à quelque 30 milliards de dollars annuels. La solution apparaît bientôt ; d’abord, l’adoption par l’OCDE d’un dispositif anticorruption, copié sur le système américain, qui alignera les pratiques (certains pays acceptant que les entreprises déduisent de leurs bénéfices les montants de commissions versés aux agents étrangers corrompus…) Ensuite et surtout, l’extension des poursuites par les autorités américaines ; toute entreprise, notamment concurrente d’entreprises américaines, rattachée d’une manière ou d’une autre aux États-Unis, pourra être poursuivie par le DOJ ou la Security exchange Commission (SEC) pour fait de corruption. Et les critères de rattachement, le fameux « nexus » retenus par le DOJ, sont larges, l’emploi d’un photocopieur américain, ou d’un téléphone portable utilisant une puce américaine suffit ! Des entreprises seront poursuivies pour des transactions effectuées en Asie, sans aucun rapport avec les États-Unis… sauf des paiements en dollars ! La justice devient impérialiste ; la loi américaine doit devenir la loi du monde ; la globalisation est bien une américanisation du monde. N’est-ce pas alors que certains croient vivre la fin de l’histoire, quand d’autres saluent l’hyperpuissance ?

À partir de 1998, le gouvernement américain décide que le DOJ et la SEC ont compétence pour poursuivre et sanctionner les entreprises étrangères coupables de corruption ( il faut ajouter à ces dispositions exorbitantes du droit international la législation dite « Fatca », Foreign Account Tax compliance Act, qui oblige toute banque ou institution financière à vérifier que ses clients n’ont pas perçu des revenus aux États-Unis et bénéficié d’une fiscalité nationale plus avantageuse pour eux que celle en vigueur aux États-Unis, une disposition de colonisation financière qu’heureusement ne remplissent pas nombre d’établissements n’ayant pas de filiales aux États-Unis). Dès lors, la règle « FCPA » devient une arme redoutable, efficace, et utilisée à de tout autres fins que la lutte anticorruption.

Quand la loi devient un business rentable…

Assurer l’égalité devant la loi ; telle pourrait être la belle histoire du droit américain contre la corruption. Elle dérape bien vite, pour trois raisons.

D’abord, elle révèle l’une des exigences inavouées de la globalisation ; pour que la concurrence soit égale entre les entreprises, les lois doivent être les mêmes, et le capitalisme libéral s’appliquer partout. La globalisation appelle l’uniformisation des lois, des normes et des règles. Ce faisant, elle limite la souveraineté des Nations, et elle appelle la guerre, s’il est vrai que la liberté des peuples signifie d’abord qu’ils choisissent eux-mêmes leurs lois. Qui a parlé de démocratie comme autonomie ?

Elle suppose ensuite que des juristes, avocats, auditeurs, juges, aient compétence universelle pour traquer partout dans le monde les faits de corruption et se fassent complices de l’administration américaine, parfois contre l’intérêt national de leur propre pays. Des associations diverses, sous le noble principe de la lutte anticorruption, se feront ainsi les auxiliaires naïfs ou intéressés du DOJ ; la France n’a pas été épargnée par ces dérives. Des centaines de consultants, d’auditeurs, de lawyers, travaillant pour des sociétés américaines, agissent pour aligner, conformer, uniformiser, au nom de l’efficacité, de la rentabilité, mais toujours sur le modèle américain. Qui a parlé de souveraineté des Nations ? Et qui, alors même que la France prétend adopter une loi sur l’ingérence étrangère,  se préoccupe de la captation de données par les sociétés de services américaines au profit des intérêts américains ? (Que des sociétés de conseil américaines s’approprient les compétences de l’État à la faveur de missions de conseil dont le montant global s’est élevé à 2,5 milliards d’euros en 2021 n’est pas la moindre trahison de l’intérêt national récemment avérée).

Enfin, elle dérape sous la pression des intérêts, privés aussi bien que nationaux. La tentation est forte d’utiliser l’extraterritorialité du droit pour peser sur des compétiteurs, pour pénaliser des concurrents, voire éliminer certains, ou les ranger derrière l’intérêt américain. Jean-Michel Quattrepoint n’est pas le seul à avoir affirmé que l’amende infligée à Alstom et l’emprisonnement arbitraire d’un dirigeant, Frédéric Pierucci, avaient pesé lourd dans la vente d’Alstom Énergie à General Electric, une vente qui avait pour notable conséquence que l’entretien des turbines des réacteurs nucléaires français dépendait d’un fournisseur américain, une vente réussie avec une étonnante complicité de dirigeants français dont certains se réclamaient pourtant du gaullisme… et d’Alcatel à Airbus, les exemples ne manquent pas d’entreprises que la seule menace de poursuites pour fait de corruption a fait rentrer dans le rang, s’agissant notamment de relations avec l’Iran, la Chine, ou désormais la Russie…

Inutile de refaire l’histoire. Le total des amendes infligées à des sociétés américaines ou étrangères au titre de la loi « anticorruption », ou « FCPA », a été multiplié au cours des années 2000. Il s’élèverait à plus de 40 milliards de dollars (BNP Paribas ayant payé le montant record de 9 milliards de dollars). Les autorités américaines sont promptes à signaler qu’une part majeure de ces montants a été imputée à des sociétés américaines, sur le mode « passez, il n’y a rien à voir ». Mais non, justement. Il faut y regarder de plus près. La particularité du droit américain est que le système se nourrit lui-même, et s’autofinance ; une partie significative des amendes infligées aux entreprises revient aux institutions juridiques américaines, au DOJ ou à la SEC ; tandis que le reste des amendes est affecté à diverses organisations ; une part de l’amende infligée à la BNP ( 9 milliards de dollars, pour des transactions de sa filiale suisse avec l’Iran et le Soudan ou la Libye qui n’étaient pas interdites par la France, mais que la banque a choisi de payer pour ne pas mettre en danger sa filiale américaine si profitable…) ira ainsi indemniser… les victimes américaines de la prise d’otage de Téhéran !

Plus récemment, les analystes curieux observeront que les transactions par lesquelles les entreprises mettent fin aux poursuites sont presque exclusivement fléchées sur les fondations et ONG démocrates, woke, LGBTistes – bouclant un système où se confondent aisément justice et racket ( maints élus locaux se souviennent que SOS racisme avait mis en place un système analogue dans les années 1980 ; « payez, sinon vous serez poursuivi… ») Le système mis en place par le parti démocrate dans « les années Clinton » semble avoir outrageusement bénéficié de dispositions très particulières, permettant par exemple à une entreprise faisant un « don » à une organisation du type fondation ou ONG, agréée par le DOJ, d’être aisément dispensée de poursuites par un accord négocié « avant poursuite »… La porosité éprouvée du système juridique américain et de l’administration démocrate n’est pas l’un des moindres griefs des Républicains ; d’ailleurs, la présidence de Donald Trump avait mis en sommeil l’extraterritorialité des poursuites… En sera-t-il de même s’il est réélu le 5 novembre prochain?

Un piège juridique bien construit

Le système est bouclé par les conditions juridiques très particulières applicables à tout « deal » passé avec le DOJ, conditions très rarement évoquées publiquement. Le fait est général ; toute entreprise qui a une filiale ou un établissement aux États-Unis, utilise le dollar, ou se trouve en concurrence avec des sociétés américaines, entre dans le faisceau de surveillance de la justice américaine. À l’arrivée, l’extraterritorialité du droit américain est une bonne affaire qui nourrit le système judiciaire et ses collaborateurs.

L’exigence de base est que rien ne soit révélé de la transaction, des clauses et modalités qui l’accompagnent, sinon, l’accord est rompu et des poursuites seront engagées. Tout partage d’expérience entre entreprises est donc impossible, ou se déroule avec les plus extrêmes précautions, y compris au sein d’institutions françaises… L’aimable conseil, voire la pression, en faveur du « plaider coupable » est en fait le moyen pour le DOJ d’assurer son chiffre d’affaires. Des entreprises, dont il serait dangereux de citer le nom, ont refusé. L’affaire a suivi son cours. L’expérience semble montrer qu’elles s’en sont bien tiré, les tribunaux des États fédérés dans lesquels sont jugées leurs affaires se montrant beaucoup plus ouvertes à la mise en question du lien justifiant leur compétence, allant jusqu’à remettre ouvertement en cause la politique du DOJ ! Mais les Français ont du mal à apprécier la nature fédérale des États américains, et une indépendance du juge de Dallas ou de Charlotte qui peut se traduire par le refus de s’aligner sur Washington, ce « marécage » que certains veulent assécher !

La négociation de l’amende encourue achevée, rien n’est fait, tout commence. D’autres exigences suivent un jugement de culpabilité, ou la reconnaissance de culpabilité. Car il ne suffit pas de sanctionner le coupable, il faut encore s’assurer qu’il se repente ! La conception protestante, doloriste, du « mérite » s’applique pleinement, et à grands frais. L’entreprise « coupable » se voit imposer, pour une durée variable, des agents, les « monitors », désignés par le DOJ et rémunérés aux conditions fixées par celui-ci, mais payées par elle. Ces « monitors », généralement installés au siège de l’entreprise, ont tout pouvoir de se faire communiquer tous documents utiles à leur mission ; prévenir tout cas de corruption. Et leur enquête peut être intrusive ! L’entreprise se voit conseiller d’avoir recours à des auditeurs, des juristes et des consultants, experts en conformité et en lutte anticorruption, sur liste fermée communiquée par le DOJ, qui par hasard se trouveront tous appartenir à des cabinets américains. Et, bien entendu, toute transaction hors dollar, hors banques soumises à Washington et concernant un pays hors OTAN, surtout s’il est désigné comme faisant partie de « l’axe du mal », une désignation laissée au bon vouloir des États-Unis et de leurs alliés, est déconseillée aux entreprises sous accord… Il sera intéressant, quand la menace américaine ne pèsera plus sur les dirigeants d’Airbus, d’Alcatel, de PPR, de BNP, de la Société Générale, de Total et de quelques autres, d’entendre des détails sur le comportement des « monitors », leurs revenus, leurs exigences, et le pillage des données auquel ils se livrent, qui n’est pas pour rien dans les malheurs de diverses entreprises françaises comme Alcatel… La libre concurrence est un jeu auquel tous jouent, à condition qu’à la fin, les Américains l’emportent, comme les sociétés chinoises sont en train de l’apprendre !

Cette application extensive de l’extraterritorialité a suscité des réactions. Pour avoir publié en 2004 l’un des tout premiers rapports sur ce sujet (voir annexe), pour avoir coorganisé un colloque à l’Assemblée nationale, grâce à l’aide du député Jacques Myard, pour  être intervenu sur le sujet à de multiples reprises, à l’École militaire avec Alain Juillet comme à Bercy, au Medef ou à la Maison des ingénieurs, avec Pierre Lellouche, je peux témoigner de l’intérêt porté par des politiques courageux et des dirigeants d’entreprises engagés au combat contre l’extraterritorialité du droit américain. Hélas, je peux aussi témoigner de son insuccès devant la violence des pressions, voire des menaces américaines, par exemple contre l’usage de l’instrument européen de soutien aux échanges, dit Instex, ou encore du « blocking status » supposé protéger l’Union de l’ingérence américaine ( voir l’émouvant et spontané témoignage devant l’Assemblée nationale du député Jean-Philippe Tanguy en mars dernier, qui a été victime de pressions directes en qualité de cadre d’Alstom). S’il est une atteinte à la souveraineté des États, celle-là est majeure !

Quelques enjeux

En 2024, il est intéressant d’examiner les enjeux politiques et les perspectives de l’extraterritorialité du droit américain.

1/ L’approche traditionnelle consistant à opposer droit continental, droit dit « romano-germanique » et sa procédure accusatoire, et le droit anglo-américain, s’est peu à peu effacée des débats en raison des évolutions contrastées des systèmes juridiques de l’Europe continentale, aussi bien que des États-Unis eux-mêmes. Même si une certaine porosité est réelle, le sujet reste cependant d’actualité. Dans le domaine du droit bancaire et financier (règles Bâle 3 et Solvency 2), dans celui des règles comptables (comptabilité dite « à valeur de marché » ), comme dans celui du droit commercial et, plus étonnamment, du droit de l’environnement, les États-Unis sont parvenus à subvertir le modèle de financement bancaire (engagements dans le bilan) au profit du modèle de marché financier, le modèle de comptabilité à valeur historique, comme ils ont imposé des indicateurs prétendus «  de responsabilité environnementale » qui épargnent à l’entreprise de comptabiliser ses externalités négatives au passif, comme de faire figurer à l’actif les dépenses environnementales qui sont des investissements pour le bien commun, pour le plus grand avantage du bénéfice financier et du « goodwill » de l’entreprise.

La destruction des systèmes coopératifs et mutualistes, celle des services publics et des biens communs au profit d’acteurs privés, est un autre exemple de l’imposition en Europe de principes et de modèles qui lui sont étrangers, et d’autres exemples de l’emprise des intérêts américains. Alors que 70 % des Nations ont adopté le droit continental, romano-germanique, alors que le système juridique de la Chine par exemple, qui associe public et privé au service du développement, lui est apparenté, il serait décisif d’engager une coopération eurasiatique dans le domaine du droit et des modèles économiques et comptables.     

2/ La vraie dimension du sujet est apparue à propos du débat politiquement et juridiquement complexe engagé à propos de la saisie des avoirs russes, ou des intérêts qu’ils produisent, puis de leur transfert à l’Ukraine. Si un consensus au moins passif avait suivi la saisie des avoirs de l’Iran ou de l’Afghanistan, si un silence gêné a entouré des sanctions américaines qui paralysent toute aide à des populations en détresse, par exemple en Syrie, la saisie des avoirs de la Banque centrale de Russie, comme celle des biens d’oligarques russes sans procès ni procédure contradictoire, a de tout autres conséquences. Elle pose la question de l’extraterritorialité du droit de dissuasion massive contre toute opposition à l’unilatéralisme américain. Si l’agression contre l’Ukraine est évidemment condamnable au regard du droit international, comment qualifier nombre d’interventions armées américaines sans mandat des Nations-Unies ?

Dorénavant, ce ne sont plus seulement des entreprises qui ont le sentiment de pouvoir être victimes d’abus de droit de la part des autorités américaines, c’est toute banque centrale détenant des actifs libellés en dollars qui peut s’interroger sur les conséquences d’une quelconque opposition aux intérêts américains. Qu’en sera-t-il si les autorités américaines décident que les dollars ou les actifs en dollars achetés avec des fonds « illégitimes » perdent toute valeur, que les T-bonds achetés par des pays non « compliants » sont exclus du remboursement ? Le Président Obama en son temps avait alerté sur les risques d’isolement des États-Unis. Nous y sommes. La démesure devient le pire ennemi des États-Unis et de leurs alliés. Et la « weaponisation » du droit et des circuits de paiement par les États-Unis ne peut appeler qu’une réponse concrète ; la vente des actifs libellés en dollars, l’abandon de l’usage du dollar dans les échanges internationaux, la construction de systèmes de paiements protégés de l’emprise américaine. Pour les membres des Brics, pour l’OCS, le moment est venu de couper les ponts avec la puissance abusive que sont devenus les États-Unis. Quant à la France, elle a choisi, en achetant massivement des titres de la dette américaine en 2022 et 2023…

3/ La montée en puissance de la Chine, les progrès des organisations eurasiatiques dont l’Europe est absente, renouvellent la question de l’extraterritorialité du droit ; ceux qui dénoncent la « westernisation » du monde seraient-ils plus à l’aise avec une « sinisation » du monde ? La Chine est accusée d’agir comme les États-Unis ; au long des routes de la Soie, n’est-il pas question d’uniformiser les règles sur le modèle chinois ? Ceux qui jugent que les États-Unis ne fournissent plus ces biens communs qu’ils ont assurés dans l’après-Seconde Guerre mondiale, pendant près d’un demi-siècle, sont-ils certains qu’une multipolarité partout invoquée, mais tout aussi imprécise qu’à ce jour inexistante les fournirait à nouveau ? La question est décisive. Nul ne peut contester la légitimité de la démarche américaine sans remettre en question ses présupposés ; si le commerce est mondial, si la finance est mondiale, les règles doivent être les mêmes pour tous. C’est le point aveugle du débat, et le vrai sujet de la multipolarité ; accepter la diversité des modèles et des lois signifie remettre en question l’édifice de la globalisation, et élaborer uen gouvernance régionale quji reste à définir.    

4/ Maints exemples, notamment au sein de l’Union européenne, devraient conduire à interroger le mot « corruption ». Le rôle des Fondations, des ONG, de certains réseaux, disposant de moyens étendus pour apporter à divers pays aide, exemples et facilités, mériterait plus d’examens. C’est ainsi que plusieurs ONG prétendument « environnementalistes », exerçant leurs activités auprès de la Commission européenne ou du parlement européen, ont à maintes reprises influencé des directives, nourries des rapports et des commissions, dans un sens conforme aux intérêts américains, qu’il s’agisse de la transition écologique, de la lutte contre les émissions de CO2, des « obligations vertes », ou des indicateurs dits « RSE ». Destruction de l’industrie automobile européenne, subordination aux importations d’énergie des États-Unis, dépendance à l’égard des GAFAM au détriment de Huawei et des opérateurs d’autres pays, incitation aux financements de marché financier hors bilan aux dépens du modèle de financement bancaire, les exemples ne manquent pas de captation réglementaire facilitée par, ou opérée directement, par les fondations et ONG américaines. Qui a parlé de lutte anticorruption ?

Malgré les apparences, le phénomène de l’extraterritorialité du droit est loin d’être spécifiquement américain. L’une des plus remarquables sentences extraterritoriales a été prononcée par l’ayatollah Khomeini, quelques semaines avant sa mort, condamnant Salman Rushdie pour son ouvrage « Les versets sataniques », condamnation qui vaudra à l’auteur une attaque au couteau, dont il réchappera, et l’assassinat de deux éditeurs de son livre…

5/ Le sujet est moins celui des États-Unis que de la prétention d’un libéralisme dévoyé par un nouveau capitalisme totalitaire, de tenir le politique par le droit. Nous le voyons en Europe ; le juge paralyse le politique, et le droit devient le pire ennemi de la démocratie en corsetant la volonté populaire dans un étau de principes que nul n’a votés, et dont nul ne sait vraiment qui est à l’origine (voir à ce sujet les Tribunes dans Le Figaro sur le droit des étrangers, signés par Philippe Fontana, vendredi 14 juin, ou encore les analyses d’Eric Shoettl, etc.)

Le sujet majeur réside dans la négation de la diversité, fruit de la liberté politique, que signifie l’extension universelle du droit américain et qu’habillent les discours sur l’état de droit, la bonne gouvernance, et les droits de l’individu. Les grandes manipulations auxquelles ont donné lieu l’avènement de la « comptabilité à valeur de marché », des indicateurs « de responsabilité sociétale et environnementale » (RSE), etc. sont autant d’armes contre le libre choix par les peuples de leur destin, qui commence par l’adoption autonome de leurs lois, de leur régime juridique et de leurs alliances. Voilà pourquoi la globalisation aboutit à la guerre. L’extraterritorialité du droit américain doit à ce titre être considérée comme un facteur de la conflictualité qui monte, et nous entraîne où nul ne veut aller.


Annexe

À lire :

Euractiv, Dick Roche, « Us extraterritorial legal outreach threatens EU sovereignty » (2023)

Res publica, sous la direction de Jean Pierre Chevènement ; « L’Extraterritorialité du droit américain », avec Jean Michel Quattrepoint, Francis Gutman, Albert Iweins, Hervé Juvin, 1er février 2016

« La Gouvernance par les Nombres », Alain Supiot, Cours au Collège de France, Fayard, 2015

L’assujettissement des Nations, Renaud Beauchard, Charles Leopold Mayer éditions, 2017

Le coup d’État du droit, rapport à la Fondation Identité et Démocratie, Hervé Juvin, 2017

Conflits, « Nous sommes en guerre économique » Hors-série n° 1, avec Olivier Zajec, Alain Juillet, Hervé Juvin, Hiver 2014

Olivier Zajec, Les limites de la guerre, Marc et Martin, 2023


Hervé Juvin est député européen, fondateur du mouvement « Les Localistes ». Il a récemment publié « Chez nous. Pour en finir avec un capitalisme totalitaire » (La Nouvelle Librairie).

Ce qu’il faut retenir du livre qui prédit un conflit armé entre le Maroc et l’Algérie en 2025

Ce qu’il faut retenir du livre qui prédit un conflit armé entre le Maroc et l’Algérie en 2025

La couverture du livre «Les scénarios noirs de l’armée française», d’Alexandra Saviana, qui prédit un conflit armé entre le Maroc et l’Algérie. (Y. El Harrak / Le360)

«Les scénarios noirs de l’armée française» est un livre dont on parle beaucoup en ce moment. Son auteure, Alexandra Saviana, y déploie onze hypothèses de conflits armés auxquels se prépare l’armée française, et le premier de ces conflits opposerait le Maroc à l’Algérie. Au-delà de l’issue de l’affrontement Maroc-Algérie, ce qui importe au premier chef, c’est la vision que se font les experts français du régime d’Alger. Et cela dit beaucoup de choses.


S’il y a un enseignement à tirer de ce livre, c’est que les experts militaires, les chercheurs et les diplomates français partagent cette conviction: l’Algérie est un pays voué au morcellement et au chaos. Car au-delà des hypothèses que déploie l’ouvrage «Les scénarios noirs de l’armée française», d’Alexandra Saviana (éd. Robert Laffont), il y a la perception rationnelle que se font les spécialistes d’un pays. La vision qu’ont de l’Algérie la majorité des experts interrogés par l’auteure peut être résumée par cette déclaration de Pascal Ausseur, vice-amiral d’escadre (2S), directeur de l’institut Fondation méditerranéenne d’études stratégiques FMES: «l’Algérie est un pays qui va structurellement mal, rongé par un cancer» qui le conduira «à se morceler en différentes factions».

En quoi consiste le livre d’Alexandra Saviana?

«Les scénarios noirs de l’armée française» appartient au genre d’essais qui reposent sur des données factuelles pour se livrer à une prospective. Le livre se compose de onze hypothèses, chacune se rapportant à un conflit armé où la France serait impliquée.

Pour élaborer chacune des onze hypothèses, Alexandra Saviana, journaliste du magazine L’Express, a interrogé 106 experts. Certains hauts gradés et diplomates, toujours en exercice, ont préféré ne pas être cités, précisément en ce qui concerne le scénario d’un conflit armé entre le Maroc et l’Algérie. «Particulièrement taboue au sein de l’État, l’hypothèse d’un affrontement Algérie-Maroc a néanmoins été évoquée à de multiples reprises par les stratèges, notamment au sein de l’armée de terre», confie l’auteure.

«Le conflit devient sanglant et tourne court. Une incursion de blindés algériens près d’Oujda (…) se solde par un échec retentissant.»

—  Extrait du livre «Les scénarios noirs de l’armée française», d’Alexandra Saviana.

La quatrième de couverture décrit «un ouvrage passionnant issu d’un travail de plusieurs années auprès des plus hauts gradés de l’armée et des experts: chercheurs, diplomates, personnalités politiques et spécialistes de la défense». L’auteure y déploie onze scénarios «parmi les plus probables et dévoile les hypothèses auxquelles se prépare actuellement l’armée française». Les hypothèses ne se projettent pas loin dans le temps, couvrant uniquement les six années à venir. Le point de vue exprimé dans le livre, c’est celui de la France et l’impact qu’aurait sur ce pays un conflit armé entre le Maroc et l’Algérie.

Le scénario d’un conflit armé entre le Maroc et l’Algérie

Tout commence en août 2025 dans la région de Figuig. «Une unité de 35 soldats algériens s’introduit en territoire marocain au petit matin. Des coups de feu sont échangés à la frontière. Le bilan est lourd: 3 soldats marocains sont tués et 11 blessés, tandis que 4 morts et 18 blessés sont à dénombrer du côté algérien.»

Le régime algérien intensifie son offensive, en dépit des médiations de plusieurs pays. «L’armée marocaine, en défense, parvient à tenir ses positions». «Le 4 octobre, deux chasseurs bombardiers Su-34 sont interceptés par le système de défense missile sol-air israélien. Ils s’écrasent non loin de la frontière, côté marocain. L’un des quatre pilotes, toujours vivant, est capturé et présenté à la presse.»

«Dix jours plus tard, le conflit devient sanglant et tourne court. Une incursion de blindés algériens près d’Oujda, capitale de l’est du Maroc, se solde par un échec retentissant. Les Marocains détruisent une quinzaine de chars de bataille algériens. Alger dénombre 30 morts dans ses rangs, quand les pertes de Rabat restent basses.»

«Fragilisé, le pouvoir algérien est contesté par des factions politiques hostiles à la France, qui présentent Paris comme un ennemi à combattre pour parvenir à l’unification d’une nation algérienne fracturée.»

—  Extrait du livre «Les scénarios noirs de l’armée française», d’Alexandra Saviana.

«Conséquence de cette défaite, le régime algérien est fortement fragilisé», poursuit l’auteure. Et d’ajouter: «Fragilisé, le pouvoir est contesté par des factions politiques hostiles à la France, qui présentent Paris comme un ennemi à combattre pour parvenir à l’unification d’une nation algérienne fracturée».

La déroute militaire de la junte d’Alger face aux Forces armées royales crée un cataclysme dans le pays et encourage plusieurs régions et clans de l’armée à la fraude contre le pouvoir central.

Le Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK) revendique l’indépendance de cette vaste région du centre de l’Algérie méditerranéenne. Son président, le poète Ferhat Mehenni, encourage depuis Paris les Kabyles à prendre part à des élections en faveur de l’indépendance de la Kabylie. Le régime paranoïaque d’Alger accuse Paris d’instrumentaliser les indépendantistes. Incapable de sécuriser ses frontières, le régime d’Alger assiste, impuissant, à plusieurs attentats perpétrés par une filiale d’Al-Qaïda.

«Malgré l’élimination d’une partie de la junte, l’Algérie sombre dans le chaos.»

—  Extrait du livre «Les scénarios noirs de l’armée française», d’Alexandra Saviana.

«Inquiet de l’instabilité en Algérie -le pays semble se morceler en différentes factions-, Paris décide d’organiser une opération d’évacuation» des ressortissants français, dont de nombreux binationaux. Cette opération d’évacuation est mal vue par certaines factions en Algérie. «La partie la plus radicale de la junte met la main sur une partie de l’équipement algérien et envoie des missiles visant les navires français». Le pouvoir en place est incapable de mettre un terme à l’action des militaires rebelles.

Un autre tir de missile cible le territoire français, mais dans un pays fractionné «à qui l’attribuer alors que le pouvoir à Alger ne soutient pas cette action menée par une frange ultraradicale?»

Une opération spéciale est alors menée par la France sur le sol algérien avec les «militaires algériens fidèles au pouvoir». Les commanditaires des tirs contre le territoire français sont exécutés. Mais cela ne suffit pas à rétablir l’ordre. «Malgré l’élimination d’une partie de la junte, l’Algérie sombre dans le chaos», pronostique l’auteure sur la base des échanges qu’elle a eus avec les experts.

Les quatre enseignements à tirer des «Scénarios noirs de l’armée française»

– Instabilité, clanisme, morcellement, effondrement, chaos… tel le champ lexical dominant dans la bouche des experts interrogés par Alexandra Saviana lorsqu’ils évoquent l’Algérie. Le scénario des attaques de l’Algérie contre la France repose sur la fronde d’un clan de militaires au pouvoir en place.

Lorsqu’on connaît les purges interminables dans l’armée algérienne, avec plus de quarante hauts gradés derrière les barreaux, il ne faut pas s’étonner de voir les nombreux experts interrogés par l’auteure conclure au morcellement du pays.

– Les experts interrogés par Alexandra Saviana connaissent très bien la nature de l’appareil politico-militaire à Alger et anticipent les réactions sur la base de faits antérieurs avérés. Ainsi, quand le gouvernement algérien annonce avoir déjoué un attentat du MAK, dans l’espoir de faire diversion de sa défaite face à l’armée marocaine, cela rappelle le levier auquel a constamment recours le régime dans l’espoir de consolider l’unité du front intérieur. Cela s’est produit lors des feux de forêt de 2021 qui ont embrasé la Kabylie, dont les commanditaires sont identifiés par le régime, sans l’ombre d’une preuve, comme étant pêle-mêle le MAK, Rachad, le Maroc et Israël.

Les leviers du mode opératoire du régime d’Alger sont les mêmes auxquels il recourt depuis 1962. Mais cette fois-ci, la défaite militaire pour une junte est particulièrement difficile à digérer. D’où le chaos généralisé qui s’installe.

Le troisième enseignement à souligner, en cas de conflit armé entre le Maroc et l’Algérie: l’agresseur, c’est bien le régime d’Alger. Cela rappelle parfaitement «la Guerre des sables» que la propagande du Système algérien veut transformer en agression marocaine, alors que tous les historiens savent que le duo Ben Bella-Boumédiène a délibérément ordonné des attaques contre l’armée marocaine pour ne laisser d’autres choix aux vrais moudjahidine, survivants maquisards de l’intérieur obéissant au GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne), qui avaient pris les armes contre l’armée des frontières de Boumédiène, que de rallier les forces qui défendent prétendument les frontières du pays.

– Le quatrième enseignement très important dans ce livre, c’est que Paris a déjà identifié le pays au Maghreb qui constitue une menace pour la sécurité de la France. Il s’agit de l’Algérie.

«Les scénarios noirs de l’armée française», d’Alexandra Saviana, 238 pages. Éditions Robert Laffont, 2024. Prix public: 19 euros.

Les grands conflits contemporains, une approche géopolitique

Les grands conflits contemporains, une approche géopolitique

 

par Bruno Modica – Revue Conflits – publié le 24 juin 2024


Cet ouvrage présente l’immense intérêt d’être très à jour sur les conflits en cours. Pour autant, surtout lorsque l’on subit le tourbillon des chaînes d’information en continu, cette publication permet de prendre du recul et de comprendre les ressorts des confrontations actuelles et à venir.

 Béatrice Giblin (Dir) Les grands conflits contemporains, une approche géopolitique. Armand Colin – Mai 2024. 

Une place privilégiée dans les différents articles, où l’on retrouve des spécialistes connus comme Frédéric Encel, Yves Lacoste, Myriam Benraad ou Philippe Subra, est accordée à ce que l’on appellera « les confrontations majeures ». La guerre en Ukraine ou le conflit israélo-palestinien relancé depuis le 7 octobre dernier, occupent évidemment une bonne place. Mais en réalité, l’orientation que la directrice de publication Béatrice Giblin a voulu donner à cet ouvrage échappe à cet écueil « journalistique », pour traiter les différents sujets au fond. Le premier enseignement que l’on trouvera est le suivant : « il n’y a pas de petits conflits géopolitiques ». Les conflits transnationaux comme l’Ukraine ou Gaza se trouvent en 5e partie, tandis que la première est consacrée à des conflits locaux urbains et ruraux à Marseille, Jérusalem, mais aussi dans les campagnes de France autour de « la question de l’eau », opposant agriculteurs et autres usagers.

La frontière comme lieu de confrontation est examinée sous l’angle des relations entre le Mexique et les États-Unis, mais également à propos de la guerre au Kivu, située à l’est de la république démocratique du Congo mais frontalière du Burundi, du Rwanda et de l’Ouganda. La guerre y est endémique depuis au moins 25 ans. Ce chapitre aurait pu d’ailleurs se situer dans la 4e partie de l’ouvrage qui traite de la conquête des ressources, en raison des enjeux miniers de ce territoire qui souffre de ce que l’on peut appeler la malédiction des matières premières. L’or et le diamant y sont évidemment convoités, au même titre que la cassitérite, le coltan ou le wolfram. Les usages de ces minéraux se retrouvent dans les composants électroniques comme dans les aciers spéciaux.

De la même façon, et surtout dans le contexte actuel envisager, comme le fait Frédéric Encel, Jérusalem comme une capitale frontière est d’autant plus pertinent qu’il ne sera pas possible d’évacuer le statut de cette ville dans l’hypothèse d’un règlement de la paix, même si ses perspectives s’éloignent.

Il n’y a pas de petits conflits, en effet, le premier article de l’ouvrage, après la mise en perspective de Béatrice Giblin, est consacré à Marseille. Son auteur, Simon Ronai, analyse avec beaucoup de soin les rapports de force entre la ville et son environnement, notamment celui des structures territoriales qui organisent la métropole avec 92 communes représentées par 240 membres. La périphérie se sent riche face à une ville centre appauvri. 

Frédéric Douzet et Thomas Cattin ne sont pas trop de 2 pour examiner la situation complexe de la frontière entre le Mexique et les États-Unis. 3 000 km, 40 points de passage, un fleuve comme le Rio Grande et des conurbations rendent cet espace qui sépare pays en développement et économie développée particulièrement sensible. 270 millions d’individus empruntent les points de passage, tandis que la circulation des biens, des capitaux, des informations et des produits illégaux a été largement favorisée par les différents accords de libre-échange.

Cette frontière est aussi un enjeu pour les élections majeures, au niveau des états concernés, comme pour l’élection présidentielle américaine.

La 3e partie aborde, après une introduction de Béatrice Giblin, les nationalismes régionaux. Le ressort est souvent le même, celui d’un sentiment de mépris subi de la part de l’État central, notamment pour ce qui peut concerner l’usage de la langue, la place des habitants dans les institutions de l’État, les politiques de développement.

Pour autant, les conflits engendrés peuvent être très différents, allant de l’affrontement comme au Kurdistan à la confrontation démocratique pour l’Espagne avec la question basque et catalane.

Yves Lacoste et Béatrice Giblin abordent pour leur part le nationalisme régional de la Kabylie. L’unité imposée par le FLN suscite un mécontentement qui peut s’exprimer par la revendication linguistique, une sorte de nationalisme culturel, avec dans le fond une certaine forme de résistance à une arabisation normalisatrice que la jeunesse refuse.

La 4e partie aborde 2 questions qui seront très largement étudiées par les candidats de la filière lettres du concours de l’école militaire interarmes, à savoir « les guerres de l’eau en question », avec un article de Leïla Oulkebous, et celui de « l’avenir géopolitique du pétrole à l’horizon 2050 », par Benjamin Augé

Paradoxalement, la volonté de diminuer les émissions de carbone, car les ressources naturelles qui permettent de développer les technologies bas-carbone suscitent des convoitises et bien souvent des phénomènes de corruption, des conflits environnementaux, et au final des affrontements.

Béatrice Giblin et Yves Lacoste traitent respectivement de la guerre en Ukraine et à Gaza, des sujets qui pourraient largement être développés plus longuement. Ce qu’il faut surtout noter à propos de ces 2 articles d’une trentaine de pages, c’est surtout celui de leurs conséquences géopolitiques à moyen et à court terme. La Russie joue son destin dans ce conflit, tout comme Israël d’ailleurs. Car il s’agit là de guerres existentielles, celles dans lesquelles les belligérants remettent en cause l’existence même de leur ennemi. La guerre du Nagorny Karabagh qui se termine en 2023 par la disparition d’une entité existant depuis plusieurs siècles aurait pu figurer dans cet inventaire.

Le dernier article de l’ouvrage, rédigé par Frédéric Douzet et Aude Géry, nous permet d’aborder une nouvelle dimension. « L’extension continue du champ de la conflictualité dans le cyberespace », cet environnement créé par l’interconnexion planétaire des systèmes d’information et de communication, est une dimension de plus en plus prise en compte par les militaires. Cela trouve son application au plus petit niveau, celui du groupe de combat ou de l’équipe, et celui que l’on a longtemps appelé le caporal stratégique est également un acteur de la guerre électronique, au même titre qu’un groupe informel ou un état. 

En un peu moins de 300 pages, cet ouvrage qui est condamné à vieillir, en raison des événements à venir, devrait quand même être précieusement conservé en référence. Car au-delà de l’actualité qui passe, les fondamentaux demeurent. Et puis l’immense mérite de tous les auteurs est celui qui consiste à prendre le risque de la prospective, avec un horizon au milieu du siècle, ce qui reste tout de même assez proche.

On me permettra pour conclure un souvenir personnel, celui de mes rencontres avec Béatrice Giblin et Yves Lacoste, dans une autre vie.

J’ai pour ces deux géographes qui ont accompagné ma formation une immense admiration pour leur savoir, mais aussi leur disponibilité et leur sens de l’écoute.


Bruno Modica est professeur agrégé d’Histoire. Il est chargé du cours d’histoire des relations internationales Prépa École militaire interarmes (EMIA). Entre 2001 et 2006, il a été chargé du cours de relations internationales à la section préparatoire de l’ENA. Depuis 2019, il est officier d’instruction préparation des concours – 11e BP. Il a été président des Clionautes de 2013 à 2019.
 

Guerre en Ukraine : « Les Russes le disent, le canon français caesar, c’est leur calvaire… »

Guerre en Ukraine : « Les Russes le disent, le canon français caesar, c’est leur calvaire… »

 

 
par Salomée Tafforeau – La dépêche – Publié le

l’essentiel Depuis début juin 2024, 45 soldats ukrainiens sont formés par l’armée française à la maîtrise du canon caesar, l’un des plus pointus du monde.

Quinze jours d’entraînement pour acquérir la maîtrise du canon Caesar, le « tireur d’élite des canons », que les troupes russes appellent également leur « calvaire ». Tel est la mission de 45 soldats ukrainiens actuellement mobilisés dans le Var au sein du plus grand camp d’entraînement militaire d’Europe occidentale.

Sous la houlette de l’armée française, ces derniers apprennent les gestes qu’ils appliqueront dans l’urgence du champ de bataille : glisser l’obus de 45 kg dans le vérin, charger la poudre… Cinq artilleurs sont nécessaires pour armer la bête. « Le but est de les rendre autonomes en deux semaines, déclare l’un des officiers français pour Le Parisien, mais ils sont déjà aguerris : ça va très vite avec les Ukrainiens ! »

6 obus en moins d’une minute à 39 kilomètres de distance

Piloté par ordinateur, le canon prend en compte la pression de l’air ou la vitesse du vent. Sa précision inégalée en fait l’un des plus efficaces au monde. Son fût en acier de 8 mètres est capable de recracher 6 obus en moins d’une minute à 39 kilomètres de distance.

L’armée française l’a adopté depuis 2009. Quant à l’Ukraine, 30 unités lui ont déjà été cédées par la France. En janvier 2024, le ministre de la Défense Sébastien Lecornu a promis 78 nouvelles livraisons de canons à l’Ukraine avant la fin de l’année.

« En Ukraine, l’artillerie mobile a clairement montré sa supériorité sur l’artillerie posée, qu’il faut trente minutes pour déballer ou remballer« , analyse l’expert militaire Xavier Tytelman pour Le Parisien. « Le taux de survie des Caesar en Ukraine est très important, poursuit-il. […] Les Russes le disent : c’est leur calvaire.«