L’Allemagne envisage de rétablir un service militaire d’au moins six mois sur la base du volontariat

L’Allemagne envisage de rétablir un service militaire d’au moins six mois sur la base du volontariat

https://www.opex360.com/2024/06/13/lallemagne-envisage-de-retablir-un-service-militaire-dau-moins-six-mois-sur-la-base-du-volontariat/


Aussi, depuis qu’il a pris ses fonctions, M. Pistorius souhaite revenir sur la mesure prise il y a maintenant treize ans, en cherchant l’inspiration dans les pays scandinaves, en particulier la Suède, qui a rétabli la conscription, sept ans après l’avoir suspendue. A-t-il trouvé la bonne formule ? L’avenir le dira…

En tout cas, selon les orientations dévoilées le 12 juin, l’idée maîtresse est de présenter ce « nouveau » service militaire comme une opportunité et non plus comme une « contrainte ». Ainsi, tous les jeunes allemands ayant l’âge d’être appelés sous les drapeaux devront retourner un questionnaire censé évaluer leur degré de motivation et leur aptitude physique. Celui-ci sera facultatif pour les femmes.

« Actuellement, il n’est pas possible d’exiger des femmes qu’elles remplissent et renvoient le questionnaire. Elles ne peuvent pas non plus être soumises à des tests contre leur gré, cela nécessiterait une modification de la Loi fondamentale », justifie le ministère allemand de la Défense.

Ce recensement a deux objectifs : susciter l’intérêt des jeunes pour les forces armées [lequel sera encouragé par des « campagnes d’informations numériques »] et sélectionner les plus motivés, ceux-ci devant être ultérieurement convoqués pour un entretien. Ensuite, la décision d’effectuer un service militaire d’une durée de six mois [et pouvant être prolongé jusqu’à 23 mois] leur appartiendra. Du moins, « dans un premier temps ».

« La Bundeswehr offrira des possibilités de formation continue à ceux qui s’engageront pour plus de six mois », souligne par ailleurs le ministère. À l’issue de leur service, les appelés seront admis dans la réserve, avec l’éventualité d’avoir à effectuer au moins une période par an.

Cette formule présente l’avantage d’une « sélection ciblée selon des critères définis » dans la mesure où la Bundeswehr pourra ne retenir que le nombre de conscrits dont elle a besoin et, surtout, qu’elle sera en mesure de former. Or, actuellement, ses capacités d’accueil et de formation ayant été en grande partie démantelées après la suspension de la conscription, il lui faudra du temps pour remonter en puissance. Aussi, seulement 5000 appelés pourront être sélectionnés dès la première année de ce « nouveau service militaire », probablement à partir de 2025.

Photo : Ministère allemand de la Défense

Les légions dangereuses – De l’envoi de soldats français en 2e échelon en Ukraine

Les légions dangereuses – De l’envoi de soldats français en 2e échelon en Ukraine

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 7 juin 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


À la fin du Temps des guépards en 2021, je concluais que dans le cycle stratégique en cours, celui de la compétition-coopération des puissances, la France devait à nouveau modeler son outil de défense autour des notions de probable et d’important. Aux deux extrémités de l’arc stratégique, on trouvait d’un côté la très probable mais pas existentielle guerre contre les organisations djihadistes, qu’il fallait poursuivre, et de l’autre la très peu probable mais existentielle menace d’une attaque nucléaire, qu’il fallait continuer à parer au moins par une contre-menace de même nature. Entre les deux, l’élément nouveau depuis quelques années était la montée en nombre et en intensité des confrontations entre puissances.

Comment s’affronter quand il est interdit de se faire la guerre ?

On rappellera que la « confrontation », par référence personnelle historique à la confrontation de Bornéo (1962-1966), ou la « contestation » selon la Vision stratégique du chef d’état-major des armées (octobre 2021) désigne la situation où des puissances s’opposent sans se combattre directement et à grande échelle les armes à la main, autrement dit sans se faire la guerre. On parle régulièrement de « guerre hybride » pour désigner cette situation, ce qui est totalement impropre puisque justement ce n’est pas la guerre et que par ailleurs cette opposition est toujours hybride. Tout, de la propagande jusqu’aux attaques économiques en passant par les sabotages, les cyberattaques et autres actions dans les seules limites de l’imagination, est utilisable pour modeler la politique de l’autre et lui imposer sa volonté, sans avoir à franchir le seuil de la guerre. Ce n’est évidemment pas nouveau, le futur général Beaufre parlait en 1939 de « paix-guerre » pour désigner la confrontation des puissances européennes avec l’Allemagne nazie dans les années 1930. Mais c’est évidemment une situation qui a pris une grande extension après la Seconde Guerre mondiale dès lors que les puissances, devenues nucléaires, avaient encore moins le désir de franchir le seuil de la guerre que dans les années 1930 puisqu’au-delà on trouvait désormais un autre seuil, celui de l’affrontement nucléaire quasi suicidaire.

On avait un peu oublié cet art de la confrontation sans tirer un coup de feu (ou presque) depuis la fin de la guerre froide mais nous sommes en train de le redécouvrir depuis quelques années et en retard contre la Chine et surtout la Russie. Mais ce n’est parce qu’on ne combat pas que les forces armées sont inutiles dans un tel contexte, bien au contraire. Les Russes, et Soviétiques avant eux, sont par exemple passés maîtres dans cet emploi des forces armées pour peser sur l’adversaire américain sans avoir à le combattre ouvertement, depuis les opérations froides – au sens de très loin du seuil de la guerre – comme le soutien matériel et technique à un pays en guerre contre les États-Unis, comme la Corée du nord ou le Nord-Vietnam, jusqu’au chaud, avec des opérations de fait accompli comme le blocus de Berlin (1948-1949) ou la tentative d’installation d’une force nucléaire à Cuba en 1962. Ils ont même testé le très chaud comme l’engagement d’escadrilles de chasse, sous drapeau local, contre les Américains en Corée et au Vietnam ou beaucoup plus récemment, l’engagement plus ou moins accidentel d’un bataillon de Wagner contre une base de Marines américains en Syrie en 2018.

Les États-Unis n’ont pas été en reste bien sûr, face à l’Union soviétique ou la Chine populaire. Rappelons que contrairement aux années 1930, ces situations d’affrontement même chaudes entre puissances nucléaires n’ont jamais débouché sur un franchissement du seuil de la guerre ouverte. Cela ne veut pas dire qu’il n’en sera jamais ainsi mais que ce seuil est quand même particulièrement dur à franchir quand on n’est pas suicidaire. Comme l’expliquait Richard Nixon dans ce contexte où l’affrontement entre puissances nucléaires est obligatoire mais la guerre interdite, la forme de la stratégie relève moins du jeu d’échecs où on se détruit mutuellement jusqu’au mat final et l’exécution programmée du roi que du poker où le but n’est pas de détruire l’adversaire mais de le faire céder, se coucher, par une escalade bien dosée de bluff et d’enchères sans avoir jamais à montrer ses cartes, c’est-à-dire à s’affronter. Bien entendu, la partie de poker continue, et souvent avec profit, lorsque le joueur adverse doit aussi s’engager simultanément dans une partie d’échecs, une guerre, contre un ennemi, comme les Américains en Corée et au Vietnam ou les Soviéto-Russes en Afghanistan ou en Ukraine.

Rappelons aussi qu’à notre échelle, nous avons nous-mêmes engagé la force sous le seuil de la guerre, contre le Brésil en 1963 (conflit de la langouste), l’Iran et surtout la Libye dans les années 1980 et même très récemment et à tout petit niveau, avec un déploiement de force à Chypre, en 2021 face à la Turquie, sans parler bien sûr des nombreuses opérations de soutien sans combat à des États africains face à des organisations armées. Nous n’avons jamais été en revanche très offensifs face à l’Union soviétique ou la Russie, sauf de manière clandestine comme en Afghanistan ou en Angola. Nous le sommes désormais un peu plus à l’occasion de la guerre en Ukraine.

Faucons et Faux-culs

Ce long préambule avait en effet pour but de cadrer la théorie de l’engagement de la France dans ce conflit ukrainien. Nous ne sommes pas en guerre avec la Russie, et nous ne voulons absolument pas l’être, mais nous sommes en confrontation avec la Russie. Nous l’étions avant la guerre en Ukraine, nous le sommes pendant cette guerre et nous le serons encore après. Dans ce contexte général d’endiguement, nous ne voulons pas que l’Ukraine tombe, par principe de soutien à une démocratie européenne face à un régime impérialiste autoritaire mais aussi parce que nous pensons que cette chute de domino pourrait en entraîner d’autres en Europe. S’il n’est pas le seul, l’Ukraine est devenue de loin le front principal de notre confrontation avec la Russie. Nous y menons avec nos alliés une opération de soutien, chaotique et lente mais de plus en plus consistante, ce que l’on peut interpréter comme une escalade, mais ce qui est le jeu normal dans les confrontations-poker.

Cette opération de soutien s’exerce sur plusieurs champs, financier, humanitaire et surtout militaire. Ce soutien militaire, comme tous les soutiens militaires du passé (voir billet précédent), implique une aide matérielle. Cette situation n’ayant pas été anticipée et ce n’est pourtant pas faute de l’avoir annoncé, cette aide matérielle est pour le moins difficile pour la France. Elle s’accompagne cependant aussi forcément une aide humaine, sous forme d’instruction technique sur les équipements que l’on fournit ou de formation et conseil dans tous les domaines, un champ dans lequel nous sommes plus à l’aise par expérience.

Rappelons que dans ces expériences passées, cette assistance s’est toujours effectuée sur notre territoire mais aussi celui de l’allié soutenu, tout simplement parce que c’est infiniment plus simple et efficace ainsi. On n’est simplement pas obligé de le dire. Avant l’Ukraine, le plus grand soutien militaire que nous avons fourni à un pays allié a probablement été pour l’Irak en guerre contre l’Iran de 1980 à 1988. Nous formions à l’époque des Irakiens en France et nous avions aussi des conseillers et formateurs en Irak. C’était un secret de Polichinelle, mais nous évitions d’évoquer que nous soutenions un dictateur qui n’hésitait pas à utiliser des gaz contre des populations et que nous étions en confrontation assez violente avec l’Iran. De la même façon, le soutien matériel à la rébellion libyenne en 2011 s’est accompagné de l’envoi de soldats fantômes, du service Action, des Forces spéciales ou des réguliers masqués.

Il en était évidemment de même en Ukraine, car il en est toujours ainsi quand on veut faire les choses sérieusement. La nouveauté est que cela sera aucun doute officialisé et assumé par le président de la République ce jeudi 6 juin. Dans les faits, cela ne changera pas beaucoup la donne militaire. Le soutien sur place de ce qu’on appellera par habitude un détachement d’assistance opérationnelle (DAO) qui regroupera toutes les missions dites de 2e échelon, instruction technique et tactique, formation d’état-major, appui logistique, santé, déminage, travaux, etc. sera simplement beaucoup plus étoffé que maintenant et cela soulagera d’autant les Ukrainiens (auprès de qui on apprendra aussi beaucoup) mais cela ne sera pas décisif dans une armée de plus d’un million d’hommes. L’objectif est surtout politique. Toute opération militaire est par principe un acte politique, mais celle-ci l’est particulièrement.

Le but est en effet assez clairement d’envoyer un message de détermination. Ce message est d’abord à destination des Russes, à qui, comme pour l’élargissement des règles d’emploi des armes à longue portée, on indique que l’on répondra à leurs propres escalades. Il est aussi à destination des Ukrainiens bien sûr comme concrétisation de l’accord de coopération signée en début d’année, mais il s’adresse aussi aux alliés européens à qui on démontre que l’on peut être volontariste et, à la grande surprise des Russes, faire des choses différentes de celles des États-Unis qui refusent toujours d’avouer leur présence. En brûlant sans doute la politesse aux Britanniques, qui sont certainement les plus présents sur place avec peut-être 500 soldats, la France se place en nation-cadre d’une petite coalition des formateurs, comme elle s’était placée, à plus petite échelle, comme noyau dur de la force européenne Takuba au Mali.

En avant doutes

On voit donc les gains stratégiques, au niveau politique, et tactiques, sur le terrain, espérées par cette décision. Il s’agit maintenant de voir, comme toute théorie, si elle résiste à la réfutation. L’opposition politique française joue la carte de la peur du franchissement du seuil de la guerre : « On deviendrait belligérants » (Éric Coquerel), « ce serait une provocation dangereuse » (Éric Ciotti), « Il y a un risque de dégradation » (Sébastien Chenu). Parmi les politiques entendus, seul Olivier Faure « n’est pas choqué ». Dans les faits, il faut rappeler qu’il s’agit sans aucun doute là effectivement d’une escalade, mais d’une escalade qui part du sous-sol. À partir du moment où on n’engage pas directement de combats contre les forces russes, ce dont il n’est pas question, on reste par définition bien en deçà du seuil de la guerre. Profitons en au passage pour tuer une nouvelle fois le concept de « cobelligérance », un bel exemple de même introduit par les influenceurs russes, qui ne veut rien dire : on est en guerre ou on ne l’est pas, on n’est pas en demi-guerre. Cet engagement de DAO est en fait un engagement froid-tiède. Ce serait beaucoup plus chaud avec l’engagement d’unités de manœuvre déployées en interdiction de zone ou sans doute plus encore avec une batterie d’artillerie sol-air en interdiction du ciel. Même si on restait encore au-dessous du seuil de la guerre, on le franchirait si les Russes décidaient d’accepter le combat. On peut espérer que non, comme face à la Libye en 1983 au Tchad, mais on ne peut en avoir l’absolue certitude.

Le deuxième argument, repris par exemple par Henri Guaino sur LCI hier, est celui de l’engrenage. Avec la présence d’un DAO sur le théâtre de guerre, nous sommes certes au bas de l’échelle de l’engagement mais nous mettons le doigt dans un engrenage qui nous conduit mécaniquement et fatalement à venir percuter le seuil. Henri Guaino cite notamment le cas de l’engagement militaire au Sud-Vietnam, commencé au début des années 1960 avec l’envoi de milliers de conseillers et terminé avec l’engagement de plus de 500 000 soldats dans une guerre en bonne et due forme.

Le premier problème avec cet exemple c’est qu’il n’y en a pratiquement pas d’autres. On pourrait citer peut-être la décision de Nicolas Sarkozy d’engager ouvertement au combat les forces françaises en Afghanistan en 2008 après des années d’attente en deuxième échelon ou de petits combats cachés. Sinon, dans la quasi-totalité des cas, le pays qui engage des conseillers n’entre pas en guerre pour autant, soit que son camp a gagné, soit qu’il a au contraire perdu et que les conseillers ont été désengagés avant, soit que le pays fournisseur a envoyé d’autres faire la guerre ouverte à sa place, comme les Soviétiques avec les Chinois en Corée ou les Cubains en Angola.

Le fait d’avoir payé très cher quelque chose, avec du sang en particulier, incite certes à continuer voire à aller plus loin, selon le principe des coûts irrécupérables, mais ce n’est pas du tout inéluctable. Rien n’obligeait les Américains à envoyer des unités de combat au Vietnam en 1965, sinon la certitude qu’il fallait absolument sauver le Sud-Vietnam et celle, tout aussi trompeuse, que ce serait assez aisé en changeant de posture. Le Sud-Vietnam affrontait par ailleurs le mouvement Viet-Cong et le Nord-Vietnam, mais s’il avait affronté l’Union soviétique, les Américains n’auraient jamais envoyé d’unités de combat. De la même façon que l’Union soviétique avait des milliers de conseillers au nord, mais s’est toujours refusée à affronter ouvertement les États-Unis. Les Américains auraient pu très bien considérer en 1965, comme ils le feront en 1975 pour le Vietnam ou en Afghanistan bien plus récemment, que cela ne vaut plus le coût de payer pour une cause perdue et laisser tomber leur allié. Nicolas Sarkozy était sensiblement de cet avis pour l’Afghanistan lors de la campagne électorale de 2007 avant d’en changer l’année suivante. Là encore, il n’y a pas eu de suite mécanique mais un changement délibéré de stratégie.

Autre argument, l’engagement ouvert d’un grand DAO en Ukraine comporte évidemment des risques physiques pour ses membres. Il sera évidemment engagé hors de la zone des combats, mais pas de celle des tirs à longue portée russes, et on se souvient des 30 missiles qui était tombés le 13 mars 2022 sur le grand camp de Yavoriv tuant ou blessant une centaine d’hommes venant rejoindre la Légion des volontaires étrangers, dont peut-être des instructeurs britanniques. On supposera donc qu’ils seront, comme tous les centres de formation en fait, dans des zones couvertes par la défense aérienne ukrainienne, mais sans garantie bien sûr de protection totale. Par principe, toute opération militaire, même à l’arrière du front, comporte des risques, ne serait-ce d’ailleurs que par les accidents. Les Soviétiques en deuxième échelon ont perdu officiellement 16 mors au Vietnam et 55 en Angola où ils étaient plus près des combats. La France a perdu 17 soldats- 16 par accident, un au combat – dans l’opération Manta au Tchad en 1983-1984.

Il est donc probable que quelques soldats français ou alliés tombent en Ukraine. Je pense pour ma part qu’il est bien plus utile pour la France de courir des risques en Ukraine qu’à Beyrouth en 1983-1984 ou encore en ex-Yougoslavie de 1992 à 1995, soit un total de 144 soldats français morts pour rien dans des missions imbéciles. Il n’y aura en aucun cas un tel niveau de pertes en Ukraine, même si individuellement elles sont toujours aussi douloureuses. Il n’y a pas de raisons non plus que ces pertes entraînent une escalade comme cela est souvent présenté par les tenants de l’engrenage fatal. Le ministre Sergueï Lavrov a expliqué que les soldats français en Ukraine constitueraient « des cibles tout à fait légitimes pour nos forces armées » et il est probable évidemment que les Russes cherchent à tuer des soldats français ou autres européens en Ukraine, en jouant sur la sensibilité aux pertes des opinions publiques pour imposer un retrait à l’occasion d’une alternance politique. Il reste à savoir s’ils le feront de manière revendiquée ou non. Dans le premier cas, cela constituerait un pas d’escalade mais avec des effets ambigus sur l’opinion publique française entre peur panique chez certains ou au contraire raidissement chez d’autres. Dans le second, en prétextant ne pas savoir qu’il y avait des soldats français dans la zone visée, les Russes peuvent obtenir des effets sans avoir à assumer une escalade. Cela placera de toute façon la France devant la tentation de la riposte, tentation à laquelle on résistera forcément, car les effets en seraient sans doute négatifs. Comme pendant des dizaines d’opérations précédentes, les soldats français subiront donc les coups éventuels sans être vengés, sinon par le biais des Ukrainiens, mais c’est la mission qui veut ça.

En résumé, alors qu’on commémore le 80e anniversaire du débarquement du 6 juin 1944, l’engagement désormais assumé et amplifié de conseillers français et autres européens en Ukraine est en regard une opération militaire minuscule. Cela va un peu aider l’effort de guerre ukrainien au prix de risques humains indéniables mais très inférieurs à tout ce que l’on a pratiqué jusqu’à présent pour des causes moins évidentes. L’essentiel n’est cependant pas là. L’essentiel est d’accepter enfin de surmonter la peur de la Russie qui a imprégné, outre quelques connivences idéologiques ou financières, la vie politique européenne. C’est bien la Russie qui a nous déclaré très clairement la confrontation il y a des années et il est temps enfin d’accepter ce combat sous la guerre, afin justement d’éviter d’avoir à le faire dans la guerre. On aurait pu y penser avant. Cela aurait peut-être évité l’invasion de l’Ukraine d’avoir été un peu plus solide et ferme avant, mais l’évolution européenne dans ce sens est considérable et mérite d’être saluée.

Quelle tectonique de la plaque géopolitique européenne ?

Quelle tectonique de la plaque géopolitique européenne ?

Par AB PICTORIS, Pierre Verluise – publié le 11 juin 2024

https://www.diploweb.com/Quelle-tectonique-de-la-plaque-geopolitique-europeenne.html


  Conception des cartes : Blanche Lambert et Pierre Verluise.

Réalisation des cartes : AB Pictoris. AB Pictoris est une jeune entreprise française fondée par Blanche Lambert, cartographe indépendante. Passionnée de cartographie et de géopolitique, elle a obtenu un Master en Géopolitique (parcours cyber, IFG, Paris VIII) et en Géostratégie (Sciences Po Aix) après une licence de Géographie et Aménagement du Territoire (Paris I).
Commentaire des cartes : Pierre Verluise, Docteur en Géopolitique, fondateur du Diploweb.com, enseignant dans plusieurs Master 2. Auteur, co-auteur ou directeur d’une trentaine d’ouvrages. Producteur de trois Masterclass sur Udemy : « Les fondamentaux de la puissance » ; « Pourquoi les données numériques sont-elles géopolitiques ? » par Kévin Limonier ; « C’était quoi l’URSS ? » par Jean-Robert Raviot.

Les élections législatives françaises de juin et juillet 2024 se jouent dans un contexte géopolitique marqué par des dynamiques internes et externes qui interagissent. Ces trois cartes commentées situent dans l’espace l’évolution des paramètres externes.
L’Europe géographique post-Guerre froide voit sa tectonique géopolitique profondément renouvelée sous la pression de forces qui étendent ou réduisent les regroupements – plaques – politiques. Post-Guerre froide, l’OTAN comme la Russie réorganisent leurs influences, avec des résultats variables et non sans tensions. La relance de la guerre russe contre l’Ukraine accélère un nouveau cisaillement de l’Europe géographique. Les pays Baltes, l’Ukraine et le Caucase forment plus que jamais une zone de cisaillement liée à des frottements d’influence, entre la plaque russe et la plaque « OTAN – UE ». Dans ce contexte, au vu des enquêtes de Viginum, les opérations d’influences russes sont particulièrement dynamiques dans les pays de l’UE.

Carte. 1/3. L’Ouverture du projet communautaire à de nouveaux Etats après la dislocation du Bloc de l’Est (1991-2023)

A TRAVERS la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) et la Communauté économique européenne (CEE), la construction de l’Europe communautaire engagée dans les années 1950 se fait dans le contexte de la Guerre froide (1947-1991). Bien sûr, la tension Est-Ouest génère des dépenses, mais paradoxalement la Guerre froide est aussi un stimuli qui produit des effets politiques, comme le dépassement d’une partie des rancœurs franco-allemandes, du moins avec la RFA. Autrement dit, la peur de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS) pousse quelques pays ouest-européens à dépasser leurs divergences pour mettre en place des convergences institutionnelles. Il est intéressant de souligner que depuis 2014 et plus encore 2022, la peur de la Russie post-soviétique a encore produit des effets politiques de rapprochement ou regroupement, par exemple au bénéfice de l’OTAN ou de l’UE. [1] Mieux encore, la crainte de la Russie et la méfiance à l’égard de la Biélorussie sont à l’origine même de la création de la Communauté politique européenne. [2]

 
Carte 1/3 Tectonique de la plaque géopolitique européenne. Ouverture du projet communautaire à de nouveaux Etats après la dislocation du Bloc de l’Est
Conception : B. Lambert et P. Verluise. Réalisation B. Lambert AB Pictoris. Voir la carte au format PDF haute qualité d’impression
Lambert-Verluise/Diploweb.com

La CEE puis l’Union européenne doivent être attractives pour avoir déjà connu sept élargissements et une seule sortie – pacifique – avec le Brexit (2016-2020). L’Europe communautaire s’étend vers le Sud et vers l’Est, jusqu’à intégrer trois anciennes Républiques soviétiques – Baltes – en 2004. Après celui de 1995, les élargissements de l’UE se font souvent dans la foulée de ceux de l’OTAN qui donne le rythme et prend en charge la dimension défense. D’anciens membres du Pacte de Varsovie (1955 – 1991) deviennent membres de l’OTAN dès 1999. A partir de 2004, en partie sous l’inspiration des nouveaux États membres, l’UE met en place une Politique européenne de voisinage (PEV). En deux décennies, la PEV connait plusieurs redéfinitions. Il s’agit de tenter de construire des relations aussi coopératives que possible avec les pays des marges extérieures, avec des résultats inégaux sous la pression des évènements internes et externes. Ainsi, le conflit israélo-palestinien et les printemps arabes (2011) pénalisent le développement de la dimension méditerranéenne.

L’Europe géographique post-Guerre froide voit donc sa tectonique géopolitique profondément renouvelée sous la pression de forces qui étendent ou réduisent les regroupements – plaques – politiques. Preuves d’attractivité plus que d’un « complot », l’OTAN et l’UE marquent des points, s’étendent. Ce qui n’empêche pas des contradictions et tensions, aussi bien internes qu’externes. Il n’y a aucune raison de s’en étonner puisque le rapport de forces est au cœur même de l’action politique.

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Carte 2/3. Sécuriser sa sphère d’influence jusqu’à se frotter à l’« étranger proche » russe (1991-2024) ?

A la faveur de la Seconde Guerre mondiale, plusieurs pays précédemment indépendants sont intégrés de force à l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques : Estonie, Lettonie, Lituanie… D’autres pays deviennent des satellites de l’Union soviétique : zone soviétique en Allemagne devenue République Démocratique d’Allemagne, Pologne, Tchécoslovaquie [3], Hongrie, Roumanie, Bulgarie… Ils forment alors avec l’URSS le « bloc de l’Est ».
Durant le second semestre 1989 s’engage un processus complexe et interdépendant de désatellisation, via l’ouverture du Rideau de fer, sous l’effet de forces internes et externes, convergentes et divergentes. Cette histoire reste pour partie à écrire mais ce sera difficile puisque les archives des différents services de renseignement qui y ont participé ne sont toujours pas ouvertes.

L’année 1991 est à la fois marquée par l’éclatement de la Yougoslavie – communiste mais en froid avec Moscou – et l’implosion de l’URSS, à l’initiative de la Russie, de l’Ukraine et de la Biélorussie. Ici encore, l’accès à toutes les archives permettrait d’avoir une vision plus précise des calculs et erreurs des uns comme des autres, mais aussi des résultats. En admettant que nous disposions d’une vision complète des résultats.

Quoi qu’il en soit, ces évènements coproduisent progressivement de nouvelles dynamiques.

Carte 2/3 Tectonique de la plaque géopolitique européenne. Sécuriser sa sphère d’influence jusqu’à se frotter à l’« étranger proche » russe (1991-2024) ?
Conception : B. Lambert et P. Verluise. Réalisation B. Lambert AB Pictoris. Voir au format PDF haute qualité d’impression
Lambert-Verluise/Diploweb.com

D’anciens satellites de Moscou et d’anciennes Républiques soviétiques (Baltes) continuent à craindre la Russie. Parce que l’Union européenne des années 1990 n’a pas la volonté et encore moins la capacité d’incarner une protection face à une Russie que l’on a enterré un peu vite, l’OTAN s’étend vers l’Est, à la demande de ces pays. La Pologne, la République Tchèque et la Hongrie font leur entrée dès 1999.

La Russie, de son côté, tente de restaurer son autorité sur ce qu’elle appelle dès les années 1990 son « étranger proche », soit les autres anciennes Républiques soviétiques. Moscou y voit sa zone d’intérêts privilégiés et attend que les populations de ces quatorze pays fassent leur deuil d’une possible divergence avec la Russie. La proximité géographique avec la Russie leur imposerait de prendre en compte les intérêts économiques, politiques et stratégiques de Moscou. Bref une forme de retour à la doctrine de souveraineté limitée chère au dirigeant soviétique Léonid Brejnev (1964-1982) Après avoir contribué à faire imploser l’URSS, la Russie tente de restaurer son influence sur les anciennes Républiques soviétiques via diverses organisations : la Communauté des États Indépendants (CEI), l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) bras armé de la CEI, et l’Union économique eurasiatique (UEE) qui se veut le pendant économique de la CEI.

Pour diverses raisons liées à des représentations mentales et politiques, l’Ukraine est considérée comme « le gros morceau » que Moscou entend impérativement reprendre sous sa coupe. Vue de la Russie poutinienne, l’Ukraine n’existe pas en tant que nation, et encore moins comme souveraine.
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A partir de la Révolution orange (2004) s’engagent des mouvements complexes et parfois contradictoires. Les dirigeants ukrainiens sont loin d’être homogènes et cohérents dans leur désir de rapprochement avec l’Union européenne. Et les pays membres de l’UE ont des approches différentes de l’Ukraine. Cependant, la fin de l’année 2013 et le début de l’année 2014 marque un moment de bascule quand la Russie entend empêcher la signature d’un accord d’association Ukraine / Union européenne. Sous la pression de l’Euromaïdan, le Président ukrainien pro-russe doit quitter son pays. L’annexion illégale de la Crimée en février 2014 par la Russie puis son soutien aux séparatistes du Donbass ont pour fonction de complexifier un rapprochement Kiev / Bruxelles.

Pourtant, Kiev signe peu après un accord d’association avec l’UE. Et l’ Ukraine met fin à sa participation aux organes statutaires de la CEI en 2018. Les candidatures informelles ou formelles de l’Ukraine à l’OTAN et à l’UE sont des irritants pour Moscou. Quand la Russie prétend « neutraliser » l’Ukraine, c’est en fait pour l’avoir à sa botte et pouvoir l’utiliser dans sa bataille contre l’OTAN et l’UE.

La Moldavie a également annoncé son retrait de la CEI, mais ce pays est fragilisé depuis le début des années 1990 par la sécession illégale de la Transnistrie où stationne la XIV e armée russe. Un territoire que la Russie pourrait utiliser pour peser sur la situation en Ukraine, en Roumanie et plus largement sur l’OTAN et l’UE. La Moldavie est également candidate à l’UE.

La relance de la guerre d’agression russe en Ukraine, le 24 février 2022 a même conduit deux États membres de l’Union européenne précédemment très attachés à leur neutralité à sauter le pas d’une adhésion à l’OTAN : la Finlande et la Suède. Autrement dit, cette guerre que la Russie n’ose même pas appeler par son nom durant plus de deux ans a conduit à un nouvel élargissement de l’OTAN.

Aux représentations de l’URSS durant la Guerre froide viennent donc s’ajouter les crimes de guerre russes en Ukraine. Autrement dit, la Russie s’est remise en difficulté pour quelque temps.

Soulignons, cependant, que V. Poutine bénéficie de soutiens internes et externes, notamment la République populaire de Chine, l’Iran, la Corée du Nord et de bien d’autres, trop heureux de contester les pays dits « Occidentaux » qui n’ont pas toujours brillé, il est vrai, par leur non-violence et leur cohérence.

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Carte 3/3. Quand le cisaillement de l’Europe géographique s’accélère : les conséquences de la guerre en Ukraine (24 février 2022-Avril 2024)

A l’initiative de Moscou, la relance de la guerre russe contre l’Ukraine, le 24 février 2022, accélère le nouveau cisaillement de l’Europe géographique. Loin de l’unification de l’Europe géographique fantasmée par certains post-Guerre froide, l’Europe géographique reste divisée, voire fracturée, mais sur des lignes déplacées et par d’autres regroupements. Il existe cependant un point commun pendant et après la Guerre froide : la crainte de l’URSS devenue Russie post-soviétique produit des effets de regroupements chez ceux qui veulent s’en préserver.

 
Carte 3/3 Tectonique de la plaque géopolitique européenne. Quand le cisaillement de l’Europe géographique s’accélère : les conséquences de la guerre en Ukraine (24 février 2022-Avril 2024)
Conception : B. Lambert et P. Verluise. Réalisation : B. Lambert AB Pictoris.
Lambert-Verluise/Diploweb.com

Après avoir violé une première fois les frontières de l’Ukraine en 2014 (annexion illégale de la Crimée, soutien à des séparatistes dans le Donbass) la Russie relance le 24 février 2022 une guerre qui n’ose pas dire son nom contre l’Ukraine. L’Ukraine chasse assez rapidement les troupes russes du nord de son territoire, mais la Russie gagne du terrain à l’est et au sud de l’Ukraine.

Dès mars 2022, la Russie est exclue du Conseil de l’Europe qui passe de 47 à 46 états membres, avec une importante diminution de sa superficie. La Biélorussie [4] sert de base arrière à l’armée russe pour mettre en œuvre pressions et opérations contre l’Ukraine. Réélu frauduleusement en 2020, le dictateur biélorusse Alexandre Loukachenko tombe de plus en plus sous la coupe de Vladimir Poutine. Des sanctions sont prises par nombre de pays occidentaux contre la Biélorussie et la Russie. Celle-ci fait cependant preuve d’une forme de résilience, en partie explicable par l’emprise de l’exécutif sur l’économie et la presse.

Le Caucase et l’Ukraine forment plus que jamais une zone de cisaillement liée à des frottements d’influence, entre la plaque russe et la plaque OTAN – UE. Cette expression « OTAN – UE » est pratique mais trompeuse. Certes, 23 pays membres de l’UE-27 sont membres de l’OTAN à 32 (OTAN-32). La plupart des Etats membres de l’UE sont donc également membres de l’OTAN-32, dont la France. Cependant, plusieurs pays de l’UE ne sont pas de l’OTAN et plusieurs pays de l’OTAN ne sont pas de l’UE. Il n’en demeure pas moins que les traités européens articulent les relations de ces deux institutions et que la pression de la relance de la guerre russe en Ukraine remet l’OTAN dans une position assez favorable de dernier – voire premier – garant.

Un arc de cisaillement s’étend de la Finlande – sur laquelle Moscou tente des manœuvres de déstabilisation pour la punir d’avoir rejoint l’OTAN – jusqu’au Caucase, en passant par les Pays Baltes frontaliers de la Russie et bien sûr l’Ukraine voire la Moldavie. Cette dernière est fragilisée par les jeux russes en Transnistrie, sécessionniste depuis le début des années 1990. En quelques rotations aériennes, la Russie pourrait considérablement augmenter ses troupes stationnées en Transnistrie pour attaquer l’Ukraine par l’Est afin de faire la jonction avec la Crimée… ou à l’Ouest… la Moldavie, voire la Roumanie, donc l’OTAN. Le long de cet arc de cisaillement, la Biélorussie joue en faveur de la Russie, mais le régime de Loukachenko pourrait payer cher cet alignement si la Russie n’était pas victorieuse dans sa relance de sa guerre en Ukraine.

La Géorgie est sous pression de la Russie qui cherche à y contenir les forces en faveur d’un rapprochement avec l’OTAN et l’UE. L’Azerbaïdjan utilise les sanctions de l’UE contre la Russie pour renforcer sa coopération énergétique avec l’UE, mais ne s’interdit pas de contribuer en mai 2024 à des opérations de déstabilisation d’un pays membre de l’OTAN et de l’UE – la France – dans une opération d’influence en Nouvelle-Calédonie [5]. Enfin, avec la Turquie dans les reins, l’Arménie paie cher d’avoir choisi la Russie pour la soutenir face à l’Azerbaïdjan. Erevan en a récemment perdu dans une indifférence troublante le contrôle sur l’enclave du Haut-Karabagh. Voilà ce qui arrive quand on choisit le mauvais cheval à un moment charnière.

Cet arc de cisaillement qui traverse l’Europe géographique – dont la limite orientale conventionnelle est l’Oural – pourrait rester crisogène durant quelque temps. Les traces dans les représentations géopolitiques pourraient être durables. Ce qui pourrait générer ou renforcer des effets structurants.

Des facteurs intérieurs, endogènes et / ou manipulés par des puissances extérieures, peuvent amoindrir la cohésion des soutiens à l’Ukraine.

Des facteurs extérieurs – les élections aux Etats-Unis, la question taiwanaise, les crises au Moyen-Orient et en Afrique, etc. – peuvent rebattre les priorités donc les cartes.

D’expérience, les pays de l’Union européenne, l’esprit embrumé par des vapeurs d’idéologie, attendent d’être dans les cordes pour commencer à considérer le réel stratégique. Ils partent de loin, leurs fondamentaux démographiques, économiques et stratégiques sont diminués. Les efforts en matière de défense sont tardifs et encore insuffisants.

Il faudrait des pays de l’UE véritablement mobilisés, sachant réduire les manœuvres des puissances étrangères, et engager des efforts cohérents sur tous les fondamentaux de la puissance et sur une longue durée pour faire de cette pression un facteur de rebond.

Dans le cas contraire, la sanction sera plus ou moins rapide. Vae victis. [6]

Copyright pour le texte Mai 2024-Verluise/Diploweb.com.
Copyright pour les cartes Avril 2024-Lambert-Verluise/Diploweb.com


En résumé

. Voir la carte 1/3 Tectonique de la plaque géopolitique européenne. Ouverture du projet communautaire à de nouveaux Etats après la dislocation du Bloc de l’Est (1991-2023)

. Voir la carte 2/3 Tectonique de la plaque géopolitique européenne. Sécuriser sa sphère d’influence jusqu’à se frotter à l’« étranger proche » russe (1991-2024) ?

. Voir la carte 3/3 Tectonique de la plaque géopolitique européenne Quand le cisaillement de l’Europe géographique s’accélère : les conséquences de la guerre en Ukraine (24 février 2022-Avril 2024)

. See Map. Tectonics of the European Geopolitical Plate. When the Fracture of Geographical Europe Accelerates : The Consequences of the War in Ukraine (February 24, 2022 – April 2024)

La CIA et la guerre en Ukraine : savoir jusqu’où ne pas aller trop loin… vraiment ?

La CIA et la guerre en Ukraine : savoir jusqu’où ne pas aller trop loin… vraiment ?

par Éric DENÉCÉ – CF2R – publié le 6 juin 2024


Courant 2023 et début 2024, plusieurs journaux américains ont révélé l’ampleur de l’aide apportée par la CIA aux services spéciaux ukrainiens. Des opérations qui vont de la formation à la livraison d’armes, et de la fourniture de renseignements au soutien à la conduite d’opérations clandestines en territoire ennemi.

Ces médias attestent ainsi que depuis 2014, l’Agence a dépensé des dizaines de millions de dollars pour réorganiser les services ukrainiens, former de nouvelles unités d’action clandestine, fournir des systèmes de surveillance avancés et construire de nouvelles infrastructures afin d’espionner la Russie. Elle a également livré à son allié – mais aussi reçu de lui – une quantité impressionnante de renseignements.

Parallèlement à cet engagement massif et sans ambigüité aux côtés de Kiev, les médias américains insistent néanmoins sur l’autre préoccupation qui animerait la CIA : limiter les actions trop offensives de Kiev contre la Russie afin d’éviter que le conflit ne s’étende au-delà des frontières de l’Ukraine, ou ne provoquent une escalade pouvant conduire à un affrontement nucléaire. Le défi est donc de savoir jusqu’où ne pas aller trop loin…

Afin de mieux mesurer l’ampleur de l’engagement de la CIA en Ukraine, il convient d’en rappeler les origines historiques et d’en analyser les opérations à partir des sources disponibles afin d’essayer de déterminer si l’agence essaie de limiter les dérapages du conflit ou s’attache seulement à le faire croire.

Rapport de recherche CF2R CIA – Guerre en Ukraine

Le nucléaire britannique à la recherche de financements

Le nucléaire britannique à la recherche de financements

par Baudouin de Petiville – Revue Conflits – publié le 4 juin 2024

https://www.revueconflits.com/le-nucleaire-britannique-a-la-recherche-de-financements/


Alors que la guerre fait rage en Ukraine, le Royaume-Uni ambitionne d’assurer son indépendance énergétique par un mix décarboné et donc…  nucléarisé. Principal défi pour concrétiser cette stratégie, la mobilisation des financements avec la possibilité de se tourner vers les Émirats arabes unis.

Le gouvernement britannique vise à produire 95 % d’électricité décarbonée d’ici 2030. Pour y parvenir, il conçoit un mix électrique combinant éolien offshore (y compris l’éolien flottant), baisse des coûts du gaz, investissements dans l’hydrogène et nouvelles unités nucléaires.

Le Royaume-Uni ambitionne ainsi de redevenir un leader de l’atome, avec un objectif de 25 % d’énergie nucléaire dans son mix énergétique d’ici 2050. Malgré la fermeture imminente de cinq de ses six centrales le Royaume-Uni planifie maintenant de tripler sa capacité nucléaire à l’horizon 2050. A cette date, le gouvernement vise 24 GW de capacité installée. Un objectif ambitieux qui impliquera la construction de plusieurs réacteurs nucléaires pour un quasi-renouvellement de son parc.  Toutefois les deux projets de centrales en cours et menées par EDF rencontrent des difficultés liées aux financements. La porte de sortie pourrait être une solution externe apportée par les Émirats.

Les mésaventures d’EDF

Mais comment le Royaume-Unis en est venu à une situation paradoxale ? Les mésaventures nucléaires britanniques commencent lorsque EDF remporte l’appel d’offre pour diriger l’installation des tranches deSizewell C et d’Hinkley Point, les seuls contrats en cours dans le pays. Critiquée en France, EDF demeure un électricien de rang mondial et qui dispose expérience reconnue dans le domaine nucléaire. Raison pour laquelle le groupe a remporté plusieurs contrats en Europe, notamment face à l’entreprise américaine Westinghouse. Problème, les obstacles rencontrées sur ses chantiers en Angleterre et sur l’EPR de Flamanville ont ternis cette réputation.

C’est en 2012, qu’EDF est sélectionnée pour superviser la construction de la centrale nucléaire de Hinckley Point en Angleterre, composée de deux tranches de réacteurs de type EPR. Le budget initial était fixé à 13 milliards de livres sterling, avec un démarrage des travaux prévu pour 2017. En 2015, EDF a noué un partenariat financier avec la société chinoise CGN, EDF détenant 65,5 % des parts et CGN 33,5 %. Ce projet était alors financé exclusivement par ces deux entreprises, sans aide du gouvernement.

Au fil des années, les coûts du projet ont grimpé et la date de début de la construction a été repoussée à plusieurs reprises. En 2016, le coût du projet était réévalué à 18 milliards de livres, puis à 25 milliards en mai 2022, et enfin à 32,7 milliards en janvier 2023. En France, des critiques ont été formulées à l’encontre du partenaire chinois, accusé de ne pas prendre en charge les surcoûts engendrés par les retards de construction. Initialement, EDF devait investir 4 milliards de livres par an, mais cette somme a augmenté à 5 milliards, laissant EDF seul face à un risque financier croissant. Le coût du projet a ainsi augmenté de 72 % à 89 %.

Le projet a également accumulé quatre ans de retard, repoussant sa mise en service prévue entre 2029 et 2031. La pandémie de Covid-19 a aussi joué un rôle dans ces retards et surcoûts. Aujourd’hui, EDF supporte seul ces dépenses supplémentaires, CGN ayant décidé de ne plus participer au financement tout en restant actionnaire. EDF est donc en quête de nouveaux partenaires pour soutenir ce projet colossal.

Financements privés

L’Angleterre n’est cependant pas arrivé au bout de ses peines, puisque c’est désormais Sizewell C, dont la construction n’a même pas encore commencé, qui connait des difficultés. Seulement, cette fois-ci, elles ne sont pas imputables à EDF. Initialement, le financement devait être assuré par le consortium, mais en 2020, GCN s’est retiré du projet, obligeant le gouvernement de sa Majesté à prendre une participation de 50 % et à assumer le financement du projet. En janvier dernier, le gouvernement britannique a injecté 1,3 milliard de livres sterling pour maintenir le projet à flot. Pour 2023, EDF a déclaré que sa part dans le projet ne dépasserait pas 20 %.

Face à l’ampleur des coûts, le gouvernement cherche à attirer des investisseurs privés pour partager le fardeau financier. Un programme de financement récent permet de poursuivre les travaux en attendant une décision finale sur l’investissement, prévue pour plus tard dans l’année. En septembre 2023, un appel a été lancé aux investisseurs potentiels pour préparer un processus d’appel d’offres, avec l’espoir de boucler la levée de fonds en 2024. Des investisseurs comme l’Universities Superannuation Scheme, Amber Infrastructure, Equitix, et Schroders Greencoat ont déjà manifesté leur intérêt. Toutefois, seulement deux entreprises ont été sélectionnées pour la deuxième phase de l’appel d’offres : Centrica, le plus grand fournisseur d’énergie du Royaume-Uni, et Emirates Nuclear Energy Corporation (ENEC), l’entreprise publique nucléaire des Émirats Arabes Unis.

La piste émiratie

Si la participation de Centrica n’est pas surprenante – l’entreprise détient déjà une participation de 20 % dans les cinq centrales nucléaires opérationnelles du Royaume-Uni – celle d’ENEC est plus inhabituelle. En 2023, The Guardian rapportait que le gouvernement avait approché Mubadala, le fonds d’Abu Dhabi géré par le cheikh Mansour bin Zayed Al Nahyan, propriétaire du club de football Manchester City, pour financer le projet. Par ailleurs, l’offre émiratie s’est révélée plus compétitive que celle de l’entreprise britannique.

Cependant, cette offre reflète une stratégie mise en place depuis plusieurs années qui dépasse les frontières des Émirats. En effet, ENEC est le principal sponsor de la centrale nucléaire de Barakah à Abu Dhabi, d’une capacité de 5,6 GW, qui peut fournir jusqu’à 25 % des besoins en électricité des Émirats arabes unis. Ce projet a été la première centrale nucléaire du monde arabe et les Émirats ont été le premier pays de la région à s’engager dans l’énergie nucléaire. En 2009, le pays a adopté un plan de développement durable comprenant un volet nucléaire. Aujourd’hui, les Émirats arabes unis sont un des leaders de la région du Golfe dans sa politique de diversification énergétique. Alors que le Koweït a abandonné son projet nucléaire, l’Arabie saoudite l’a lancé tardivement, en 2018, avec une mise en service prévue pour 2036.

En participant à cet appel d’offres, les Émirats poursuivent leur stratégie de diversification des ressources. Par ailleurs, lors de la COP de Dubaï, plusieurs pays ont signé un accord pour renforcer leurs capacités dans le domaine nucléaire. Dans cette logique, l’ambition de l’ENEC est de devenir une entreprise internationale d’énergie nucléaire, détenant des participations minoritaires dans les infrastructures d’énergie nucléaire d’autres nations, sans les gérer ni les exploiter. Son soutien financier pourrait aider le Royaume-Uni, qui connaît des difficultés dans ses projets nucléaires, comme un premier pas vers le développement et l’exportation de compétences pour d’autres programmes étrangers.

Top départ pour le renouvellement des systèmes de franchissement de l’armée de Terre

Top départ pour le renouvellement des systèmes de franchissement de l’armée de Terre

par – Forces opérations Blog – publié le

Un second essai concluant pour SYFRALL ? Une douzaine d’années après un premier appel d’offres infructueux, le ministère des Armées relance officiellement la compétition pour le renouvellement des moyens de franchissement de coupures humides de l’armée de Terre. 

Après la demande d’information émise en 2021, place à la mise en concurrence en bonne et due forme. Son objet ? Le développement et la fourniture d’au maximum une vingtaine de systèmes de franchissement léger lourd (SYFRALL). Conduit par la Direction générale de l’armement, cet appel d’offres européen débouchera sur un marché composé d’une tranche ferme et de tranches optionnelles. 

Destiné à remplacer les engins de franchissement de l’avant et ponts flottants motorisés, un système SYFRALL sera composé de portières de classe MLC 40R et MLC 85C/100R et des ponts de classe MLC 85C/100R, le tout embarqué sur camion porteur protégé ou non. De quoi permettre à toute la gamme de véhicules SCORPION ou à un char Leclerc rénové de traverser rivières, lacs et autres fleuves. Tous les régiments du génie en seront dotés, à l’image d’un 3e régiment du génie au sein duquel sera créée une section de franchissement.

Le ministère des Armées semble cette fois déterminé à matérialiser des réflexions lancées il y a deux décennies. Entre la DI et le lancement de la procédure d’acquisition, de l’eau a coulé sous les ponts. Non seulement les systèmes en service ont près de 40 années de service au compteur, mais le conflit russo-ukrainien aura aussi mis en lumière l’urgence de renforcer les moyens d’appui à la mobilité, axe d’effort parmi d’autres identifiés par le chef d’état-major de l’armée de Terre, le général Pierre Schill, dans un document publié l’an dernier. 

Depuis, une nouvelle loi de programmation a été adoptée pour la période 2024-2030. Un document grâce auquel SYFRALL a maintenant un cap : huit portières et 300 mètres de pont devraient être en service en 2030, une capacité portée à 2500 m à l’horizon 2035. Conduite selon une logique incrémentale, l’opération bénéficiera cette année d’une première ligne de 37 M€ en autorisations d’engagement. De quoi assurer le lancement en réalisation et notifier la commande des têtes de série. 

De source industrielle, les concepteurs de l’EFA et du PFM, CEFA et CNIM Systèmes Industriels, auraient décidé de combiner les forces pour mieux se positionner face à l’éventuelle concurrence française et étrangère. Un duo renforcé par Soframe et dont le pilier CSI planche depuis quelques années sur un PFM de nouvelle génération. 

Crédits image : cellule communication/6e RG

La fin du char de combat se dessine-t-elle dans le conflit en Ukraine ?

La fin du char de combat se dessine-t-elle dans le conflit en Ukraine ?

Selon les informations en sources ouvertes, plus de 3 500 chars de combat russes et ukrainiens ont été perdus de part et d’autres, depuis le début du conflit en Ukraine, soit plus qu’il n’y en avait engagés au début du conflit.

De telles pertes ont des conséquences importantes, notamment sur le déroulement des combats et la stagnation de la ligne d’engagement. Elles ont même amené les deux camps à s’éloigner des doctrines classiques d’utilisation du char de combat, héritées de la Seconde Guerre mondiale, qui faisaient de ces derniers, les piliers de la rupture et de la décision.

On peut, dans ce contexte, s’interroger sur l’avenir du char lourd, dans un environnement saturé de drones, de mines, et de missiles, le privant de ses capacités de manœuvre, et donc, d’une grande partie de son intérêt au combat. Ce serait, pourtant, des conclusions certainement bien trop hâtives…

Sommaire

Des pertes terrifiantes pour les unités de chars russes et ukrainiens

Si l’on en croit le site Oryx, les armées russes auraient perdu, en Ukraine, autour de 2 900 chars de combat, depuis le début du conflit en Ukraine, parmi lesquels presque 2 000 sont identifiés détruits, 500 capturés, et le reste étant abandonnés ou endommagés.

char de combat russe detruit
Les armées russes auraient perdu autour de 3000 chars de combat depuis le debut du conflit. Ces chiffres doivent cependant être pris avec certaines réserves.

À l’entame de l’offensive russe, en février 2022, les analystes estimaient que Moscou avait massé autour de 1 200 à 1 400 chars aux frontières de l’Ukraine, alors que l’ensemble de la flotte de chars en service, au sein des armées russes, était évalué de 3 200 à 3 400 blindés.

Côté ukrainien, la situation n’est guère meilleure. Sur les 1 300 chars en service parmi les unités d’active ukrainienne en février 2022, 800 auraient été perdus, dont 550 identifiés comme détruits, 130 capturés et le reste, abandonnés ou endommagés.

La précision de ces chiffres doit, évidemment, être prise avec certaines réserves. D’une part, il ne s’agit, ici, que des blindés ayant été photographiés, puis diffusés en sources ouvertes. Si l’exercice pouvait se révéler efficace, lorsque les lignes bougeaient rapidement, au début du conflit, c’est beaucoup moins le cas, aujourd’hui, alors que les lignes sont relativement figées, même si les drones apportent certaines informations dans ce domaine.

D’autre part, la méthode d’analyse appliquée par le site Oryx, et les moyens dont dispose cette petite équipe bénévole, se prête davantage à l’analyse d’un conflit limité, avec des pertes de quelques dizaines, peut-être quelques centaines de blindés, plutôt que pour un conflit de cette ampleur. Enfin, on ignore le nombre de chars et de blindés identifiés, détruits, abandonnés ou endommagés, qui ont été récupérés par les forces, pour être transportés vers des centres de remise en état.

En dépit de ces réserves, il ne fait aucun doute que les flottes de chars, russes comme ukrainiennes, ont connu des taux d’attrition tout à fait considérables. L’analyse des attritions identifiées ces derniers mois, montre d’ailleurs, que les armées russes n’alignent presque plus les modèles qu’elles avaient initialement déployé autour de l’Ukraine, laissant supposer qu’effectivement, l’essentiel de cette flotte a été éradiquée.

Les chars occidentaux aussi vulnérables que les modèles soviétiques ou russes dans le conflit Ukrainien

Si les chars de conception russe ou soviétique, comme les T-72, T-80 et T-90 russes, ou les T-64 ukrainiens, ont payé le prix fort dans ces combats, ils n’ont pas été les seuls à enregistrer des taux d’attrition catastrophiques.

Leopard 2A6 et M2 Bradley detruits
La plupart des Leopard 2A6 et M2 Bradley ukrainiens perdus lors de cet engagement du début de la contre-offensive d’été ukrainienne de 2023, auraient été récupérés et remis en état par les Ukrainiens.

Ainsi, sur les 130+ Leopard 2, toute version confondue, livrés à l’Ukraine à ce jour, le site oryx a identifié 37 blindés perdus, dont 16 détruits, et 21 endommagés, capturés ou abandonnés, alors que ces chars n’ont été livrés que progressivement, à partir de février 2023.

Le premier M1A1 Abrams américain, lui, est arrivé en Ukraine à la fin du mois de septembre 2023. Sur les 31 exemplaires livrés au 26 avril 2024, quatre sont identifiés perdus, dont deux détruits, et deux endommagés et abandonnés.

Quant aux 14 Challenger 2 livrés à Kyiv par la Grande-Bretagne, un seul aurait été perdu. Si l’excellent blindage de ce char peut expliquer cette attrition plus faible, sa cause doit probablement être recherchée davantage dans une utilisation moindre, de ce modèle particulièrement lourd, et qui s’embourbe facilement, par les forces ukrainiennes.

En d’autres termes, même s’ils se sont montrés sensiblement plus performants et résistants, en particulier pour ce qui concerne la protection des équipages, que les modèles russes et soviétiques majoritairement mis en œuvre dans ce conflit, les chars occidentaux, transférés à l’Ukraine, n’ont pas dérogé à l’importante attrition constatée.

D’ailleurs, une fois rapportés à la durée de leur présence, et au nombre d’exemplaires livrés aux armées ukrainiennes, ces chars présentent des taux d’attrition assez proches de ceux constatés pour les modèles les plus évolués des armées russes, comme le T-90M, le T-72B3M ou le T-80BV.

La fin des paradigmes hérités de la Seconde Guerre mondiale, pour le char de combat

On comprend, face à ces pertes, que les ukrainiens, et dans une moindre mesure, les russes, moins « sensibles » aux pertes humaines et matériels, aient fait évoluer leurs doctrines de mise en œuvre des chars lourds.

M1A2 Abrams
Les chars occidentaux engagés en Ukraine auraient montré des eprformances globalement supérieures à celles des chars sovéitiques et russes, sans toutefois que la différence en terme de survivabilité, soit particulièrement importante.

Alors que le front s’est stabilisé depuis un an et demi, autour de la ligne Sourovikine, ces blindés sont, désormais, majoritairement employés sous la forme de canon d’assaut, pour ajouter une composante tir tendu à l’artillerie, en soutien de l’infanterie, qui mène ou repousse les assauts.

De fait, la doctrine d’emploi du char héritée de la Seconde Guerre mondiale, fondée sur la rupture des lignes, l’exploitation des percées, mais également sur la défense dynamique, a cédé le pas à une mise en œuvre plus parcimonieuse et isolée, au profit de l’infanterie.

D’ailleurs, tout semble indiquer que la plupart des destructions de chars documentées, résulte de l’utilisation de mines, de tirs indirects d’artillerie, et surtout de missiles et roquettes antichars, ainsi que de munitions rôdeuses et drones. Les destructions par tir direct venant d’un autre char, en revanche, apparaissent minoritaires. L’époque où le char était le pire ennemi du char, parait bien révolue.

Le contexte opérationnel ukrainien ne doit pas être généralisé en matière d’engagement de haute intensité

Ce Retour d’Expérience, au sujet du plus important conflit de haute intensité depuis la guerre de Corée, pourrait amener à conclure que le char de combat est appelé à disparaitre, trop exposé qu’il est sur le champ de bataille, et n’apportant pas, avec son canon principal, une puissance de feu décisive.

Ce serait probablement une erreur, que ne font pas, d’ailleurs, les états-majors, à en juger par l’augmentation massive des commandes de chars lourds ces dernières années, en Europe, comme ailleurs. En effet, le contexte ukrainien n’est sans doute pas représentatif de ce que pourront être, à l’avenir, les engagements de haute intensité.

Drones en Ukraine
la multiplication des drones en Ukraine, a conduit à de nombreuses destruction de chars par des tirs indirects d’artillerie, ou par des frappes de drones de type Munition Rodeuse.

En premier lieu, l’essentiel des armées russes et ukrainiennes, est composée de militaires mobilisés, n’ayant pas l’entrainement, par exemple, des militaires américains, britanniques ou français, et ce, dans de nombreux domaines.

L’une des conséquences de ce manque de formation, ne pouvant être compensé par l’aguerrissement incomparable de ces troupes, s’observe dans l’incapacité des deux armées à mettre en œuvre des doctrines articulées autour des unités interarmes, susceptibles d’apporter la plus-value requise pour débloquer une situation figée.

À ce titre, les deux armées qui s’opposent, sont encore fortement influencées par les doctrines soviétiques, ce qui rend le conflit peu représentatif d’un engagement, par exemple, qui opposerait des membres de l’OTAN, appliquant une doctrine occidentale, à la Russie.

Enfin, et surtout, ce conflit se caractérise par la quasi-absence de l’aviation tactique sur la ligne de front, et par l’utilisation massive de drones, sans que ni l’une, ni l’autre des armées, dispose de systèmes de commandement et d’information numérisés permettant, justement, la mise en œuvre de capacités interarmes.

Là encore, on peut anticiper que l’un comme l’autre de ces aspects, seraient très différents, s’il s’agissait de forces occidentales, qui font de l’aviation tactique la composante clé de la puissance de feu opérationnelle, et de la communication et du partage d’information, le pilier des systèmes en cours de déploiement, comme SCORPION en France.

Une nouvelle génération de chars, plus spécialisés, différemment protégés, est à l’étude

L’ensemble de ces aspects peuvent suffire à transformer le rôle du char de combat, pour en faire, à nouveau, un moyen de rupture destiné à détruire et déborder les lignes adverses, à exploiter les brèches créées pour pénétrer la profondeur de l’ennemi, et ainsi, de refaire du char de combat, le pilier de la guerre de mouvement.

MGCS
Le programme MGCS ne portera pas sur un unique remplaçant des Leopard 2 et Leclerc, mais sur une gamme de vehicules spécialisés destinés à porter l’action blindé lourde dans les decennies à venir. Notez le char porte-missiles à droite.

L’arrivée des systèmes de protection actifs et passifs pour redonner de la survivabiltié aux chars

Toutefois, l’arrivée de nouvelles technologies, destinées précisément à accroitre la survivabilité des chars au combat, va très certainement rétablir ceux-ci, dans leur fonction première. D’abord, les systèmes de protection passifs, comme les détecteurs de visée laser, les brouilleurs électromagnétiques, les leurres infrarouges, et les fumigènes d’obfuscation, qui équipent déjà les chars les plus modernes en occident, ont le potentiel de diminuer sensiblement la vulnérabilité de ces blindés, en particulier face aux missiles antichars.

Les systèmes hard kill, comme le désormais célèbre Trophy israélien, permettront, quant à eux, d’étendre cette capacité de protection contre les roquettes antichars, tout en renforçant la défense antimissile. Les systèmes les plus modernes, comme l’ADS de Rheinmetall, permettront également de protéger les chars contre des menaces plongeantes, comme certains missiles antichars, ainsi que contre les munitions rôdeuses.

En diminuant sensiblement la vulnérabilité des chars à ces menaces, ces systèmes devraient aider à en accroitre la survivabilité, suffisamment pour leur redonner le rôle qui était le leur, pour empêcher, précisément, qu’un conflit ne s’enlise, comme c’est le cas en Ukraine.

Il n’est donc pas surprenant que la conception des chars à venir étudie ces constats, qu’ils soient de génération intermédiaire, comme le K2, le M1E3 ou le Leopard 2A8, et surtout celle des chars de la génération à venir, dont le programme MGCS est aujourd’hui le principal représentant.

Plus légers, plus mobiles et avec un armement spécialisé, les chars nouvelle génération retrouveront leur prédominance dur le champ de bataille.

Ainsi, tous ces chars seront équipés de ces systèmes de protection actifs et passifs. Ils seront, de plus, plus légers que les chars actuels, visant pour la plupart une masse au combat autour de 50 tonnes, pour préserver leur mobilité, même en terrain difficile. Cette évolution est, d’ailleurs, rendue possible par l’arrivée de ces mêmes Active Protection Systems, Soft ou Hard-kill.

AbramsX
Le démonstrateur AbramsX préfigure probablement ce que sera le futur M1E3 américain, un char plus léger, plus numérisé, et faisant reposé sa protection en grande partie sur ses APS.

Paradoxalement, l’arrivée de ces APS, tendra, enfin, à remettre l’armement principal du char, son canon lourd, au cœur du système. En effet, si les APS s’avèrent efficaces contre les roquettes et missiles, ils le sont beaucoup moins contre un obus flèche filant à 1 700 m/s.

Pour autant, on observe dans le programme MGCS, qu’un char spécialisé, mettant en œuvre non plus un canon lourd, mais une batterie de missiles, est également à l’étude. En effet, au-delà des capacités antichars du canon, le char doit aussi se doter, pour être efficace, de capacités de feu à plus longue portée, y compris en tir indirect, pour lequel le missile à l’avantage sur l’obus.

Conclusion

On le voit, il est probablement très prématuré, comme c’est pourtant souvent le cas, d’annoncer la fin du char de combat, sur la base des pertes enregistrées par les armées ukrainiennes et russes, depuis février 2022. Même les changements de doctrines appliqués par ces deux armées, consécutifs des pertes enregistrées, sont davantage liés à des éléments spécifiques à ce conflit, qu’à une évolution profonde de la guerre de haute intensité.

Toutefois, tous les enseignements, venant d’Ukraine, ne doivent pas être ignorés, sur la seule base des spécificités de ce conflit. On voit, ainsi, que les industriels, en particulier en Europe et aux États-Unis, s’en inspirent pour conserver le potentiel opérationnel du char, et ainsi, éviter qu’un conflit ne s’enlise, comme c’est le cas, en Ukraine.

KF-51 Panther Rheinmetall
Avec l’APS StrikeShield et TOPS, le KF-51 Panther de Rheinmentall est certainement, aujourd’hui, le modèle de char le mieux protégé du moment, ainsi que le mieux armée, même s’il n’existe que sous la forme de démonstrateur.

À ce titre, on peut se demander s’il ne serait pas pertinent, justement, d’équiper tout ou partie des nouveaux chars lourds occidentaux qui seront transférés à l’Ukraine dans les mois à venir, de certaines de ces évolutions, comme les systèmes hard kill et soft kill, susceptibles de leur redonner cette survivabiltié indispensable à la manœuvre, pour en valider le potentiel ?

Si cela impose des délais et des couts initiaux supplémentaires, pour les en équiper, cette initiative pourrait s’avérer bien plus économique et efficace, à terme, que le transfert de chars classiques, connaissant leurs vulnérabilités.

À l’instar des Caesar français, qui consomment, semble-t-il, dix fois moins d’obus que les systèmes soviétiques, et qui ont une survivabilité considérablement plus élevée, un tel calcul peut s’avérer déterminant, dans une guerre qui se veut, aujourd’hui, structurée autour de l’attrition comparée, des matériels comme des hommes.

Article du 25 avril en version intégrale jusqu’au 1 juin 2024

Quelle est la dimension maritime de la guerre à Gaza, de la mer Rouge à l’océan Indien ?

Quelle est la dimension maritime de la guerre à Gaza, de la mer Rouge à l’océan Indien ?

Par Kais Makhlouf, Louis Borer – Diploweb – publié le 26 mai 2024  

https://www.diploweb.com/Quelle-est-la-dimension-maritime-de-la-guerre-a-Gaza-de-la-mer-Rouge-a-l-ocean-Indien.html


Kais Makhlouf, analyste MENA pour la RiskIntelligence. M. Makhlouf est également consultant pour l’ONU et revient de missions au Yémen et en Somalie. Louis Borer, senior analyst à la RiskIntelligence et officier de réserve dans la Marine nationale (France).

Les auteurs dressent un tableau documenté de la situation en mer Rouge puis dans l’océan Indien. Ils étudient ensuite les possibles liens de causalité entre les attaques Houthis en mer Rouge et le renouveau des attaques pirates dans l’océan Indien. Ce qui illustre, sur fond de guerre à Gaza, dans l’interdépendance terre / mer, le chaos des échelles et l’interconnexion des crises du temps présent. Deux cartes inédites illustrent cet article.

LES IMPLICATIONS maritimes de l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023 ne se sont manifestées qu’après plusieurs semaines de conflit. Afin d’analyser l’état de la menace selon les zones considérées, un bref point de situation semble nécessaire, la guerre qui oppose le Hamas et Tsahal étant la cause de l’extension du conflit actuel en mer Rouge. Effectivement, d’après leur discours officiel, les Houthis continueront leurs actions à l’encontre des navires qui transitent dans la zone tant que les opérations israéliennes se poursuivent à Gaza. Si l’objectif est de porter atteinte aux intérêts israéliens, Israël et sa façade maritime en Méditerranée orientale sont pourtant restés relativement épargnés sur le plan maritime [1].

Toutefois, avec l’entrée des Houthis dans la guerre, le conflit a changé d’échelle géographique, basculant d’une dimension régionale à une logique mondiale, en menaçant directement les navires transitant en mer Rouge, entre le détroit de Bab el-Mandeb [2] et le canal de Suez, deux seuils stratégiques indispensables à la libre circulation d’une économie mondialisée et maritimisée, et par lesquels transitent 30 % du volume de conteneurs (15 % du commerce mondial). Parmi ces premières victimes collatérales figurent le canal de Suez, qui a annoncé une chute de près de 50 % de ses recettes et 37 % du nombre de passages. La plupart des armateurs, au premier rang desquels figurent MSC, Maersk ou la CMA-CGM, préfèrent contourner la mer Rouge par le cap de Bonne Espérance, soit un détour de 6 000 km impliquant une hausse conséquente des tarifs de fret.

La géopolitique ayant horreur du vide, l’appel d’air opérationnel et médiatique créé par le conflit en mer Rouge a délaissé l’océan Indien, où les pirates sévissent de nouveau depuis fin novembre 2023.

En dressant un tableau général de la situation en mer Rouge (première partie) et dans l’océan Indien (seconde partie), l’objectif de cet article sera, notamment, d’étudier les potentiels liens de causalité entre les attaques Houthis en mer Rouge et les attaques pirates dans l’océan Indien.

Une fois les espaces géographiques délimités, il convient d’identifier le type d’acteurs et de menaces auxquelles les navires civils et bâtiments militaires déployés sur zone sont exposés. Ainsi, il est important de distinguer les attaques Houthis [3], groupe insurgé paramilitaire pro iranien motivé par des objectifs politiques, stratégiques, symboliques et médiatiques visant les intérêts israéliens et leurs alliés, des attaques pirates – dont le mode opératoire diffère grandement – motivés par l’appât du gain, et recherchant le ratio gain/risque le plus favorable possible. Les groupes terroristes jouent dans cette équation un rôle différent. Le groupe qaïdiste Al-Shebbab assure un rôle de soutien indirect aux groupes pirates en Somalie. Alors que le chef des rebelles Houthis, Abdul-Malik al-Houthi avait annoncé mi-mars 2024 son intention d’étendre ses attaques vers l’océan Indien, donc dans une zone proche des zones de piraterie, ces distinctions sont d’autant plus importantes.

 
Carte. Situation en mer Rouge entre novembre 2023 et mai 2024
Copyright pour la carte RiskIntelligence, mai 2024

Mer Rouge : point de situation

La campagne houthie contre le commerce maritime dans le détroit de Bab el Mandeb entame maintenant son sixième mois, et la situation est au beau fixe pour les Houthis. La pression militaire occidentale n’est pas parvenue à empêcher le quasi-État houthi de mener ses frappes en mer Rouge et dans le golfe d’Aden. La voie diplomatique semble quant à elle inefficace, quand elle n’est pas contre-productive.

En novembre 2023, en réaction à l’offensive israélienne sur Gaza, les Houthis avaient annoncé que les navires ayant une affiliation, réelle ou supposée, avec Israël seraient potentiellement ciblés s’ils traversaient le détroit de Bab el Mandeb ou la mer Rouge, précisant que leur ciblage durerait tant qu’Israël mènerait des opérations terrestres à Gaza. Cela s’est traduit sur le terrain par une succession des frappes de missiles et de drones contre des cibles maritimes, qui commencèrent par la saisie spectaculaire du vaisseau israélien Galaxy leader au large du Yémen dès novembre 2023.

Si la campagne houthie se concentrait initialement sur le commerce israélien, le nombre de cibles « acceptables » pour les Houthis a été progressivement élargi pour inclure la majorité des navires de commerce occidentaux, perçus comme alliés des Israéliens. Après cinq mois de campagne, le trafic maritime à travers le détroit de Bab-el-Mandeb et la mer Rouge a baissé de 50 % par rapport à son niveau de l’année dernière.

En réaction, deux coalitions navales largement menées par les Occidentaux (et en particulier les États-Unis) ont été constituées. La première, l’opération Poseidon Archer (OPA), a été chargée de mener des frappes sur le territoire Houthi alors que l’opération Prosperity Guardian (OPG) se charge d’escorter les navires civils à travers le détroit, à laquelle s’ajoute l’opération européenne Aspides au mandat similaire.

Ces opérations armées limitées n’offrent fin mai 2024 aucune perspective de résolution diplomatique ou militaire. Les Britanniques et Américains frappent le Yémen, sans produire d’effets significatifs sur les capacités de frappe houthies.

Que gagnent les Houthis à attaquer le commerce maritime, et par extension à se mettre à dos une partie de l’Occident ? La réponse se trouve dans la perception de soi des Houthis et leur interprétation du monde. Les Houthis sont un petit clan du Nord du Yémen, originaire de Sa’ada, à la frontière avec l’Arabie Saoudite. Les membres du clan se considèrent comme légitimes à régner sur « leur » Yémen, qui correspond, peu ou prou, au territoire de l’ancienne République du Yémen du Nord, dissoute lors de sa réunification avec le Yémen du Sud en 1990. Ennemis intimes des Saoudiens, les Houthis ont mené, bien avant la guerre de 2015, de nombreuses escarmouches contre les forces Yéménites et Saoudiennes.

Neuf ans après l’insurrection réussie, les Houthis se trouvent dans une posture favorable. Ils dominent le Yémen du Nord, et se considèrent comme les vainqueurs d’une guerre occidentale menée par procuration. Cette perception est appuyée par une longue liste de succès militaires et politiques. Effectivement, les Houthis ont survécu [4] à huit ans de bombardements saoudiens et émiratis, décrits comme les marionnettes arabes d’un Occident impérialiste. L’expérience acquise par les Houthis au long de ces bombardements arabes, leur permet aujourd’hui d’atténuer l’efficacité des frappes occidentales. Cette victoire politique des Houthis les place en position de force non seulement face à l’adversaire saoudien, mais aussi face à l’Occident [5].

L’option militaire ayant échoué, et l’Occident ayant depuis longtemps signifié son refus de reconnaître un « Yémen Houthiste », les Houthis ont profité de l’absence de levier dont disposaient leurs adversaires, démunis de toute volonté de projection plausible.

Dans le contexte de la crise post-7 octobre 2023, les Houthis et les Iraniens ont pu trouver un accord pour lancer une campagne anti-israélienne. Si, fondamentalement, c’est l’animosité entre l’Iran et Israël qui pousse les acteurs dans l’orbite iranienne à frapper les cibles « sionistes », les Houthis y ont certainement vu une occasion d’avancer leurs propres pions.

Tout d’abord, les opérations menées par les Houthis renforcent leur rôle dans leur alliance avec les Iraniens, qui dépendent de leurs proxies pour conduire des actions à travers le Moyen-Orient. Cette campagne devrait garantir aux Houthis un appui continu de la part des Iraniens.

Ensuite, la campagne houthie permet de légitimer leur position et de générer un soutien populaire conséquent chez les populations arabes, le plus souvent sunnites, largement acquises à la cause palestinienne.

De plus, cette campagne contribue à affaiblir la puissance saoudienne, et place les dirigeants arabes face à leurs contradictions. Protectrice autoproclamée des musulmans, l’Arabie Saoudite [6] peut difficilement demander aux Houthis de cesser leur réaction militaire aux opérations israéliennes.

Enfin, engagés dans une lutte avec le Yémen du Sud pour le contrôle des flux commerciaux, cette démonstration de puissance renforce le contrôle houthi sur le commerce maritime [7] autour du Yémen.

Où est le blocage ?

C’est paradoxalement la perspective de paix entre l’Arabie Saoudite et les Houthis qui perpétue les hostilités. Après huit ans de conflit, les Houthis et les Saoudiens ont signé un accord de cessez-le-feu, et de complexes négociations sont encore en cours début mai 2024, compliquées par le maximalisme notoire des Houthis et la réticence saoudienne à négocier en position de faiblesse.

L’Arabie Saoudite, qui considère le Yémen comme sa chasse gardée, souhaite négocier une « paix globale » pour le Yémen, préservant les contours d’un Yémen uni (et divisé). Les Houthis ne négocient qu’une paix entre eux et les Saoudiens, qu’ils savent impatients de terminer une guerre dont ils ne veulent plus. Le cessez-le-feu d’avril 2022, qui a mis fin aux frappes mutuelles, constitue la base de ces négociations. Leur échec signifierait un retour à la violence d’avant 2022, et des conséquences dramatiques pour le projet saoudien d’une diversification de son économie, exigeant un environnement stable afin d’attirer l’investissement étranger.

La politique saoudienne de « stabilisation à tout prix » de son voisinage, inhabituellement court-termiste pour le royaume, la mène à passer leurs excès aux Houthis. Les Saoudiens ne condamnent pas les Houthis lorsqu’ils font voler des missiles au-dessus de leur territoire pour frapper les Israéliens. Cela souligne le dilemme politique de l’Arabie Saoudite quand on connaît l’arsenal de batteries anti-missiles déployés le long de ses 1 800 km de côtes sur la mer Rouge, spécifiquement pour contrer les frappes provenant du Yémen. La presse officielle saoudienne ne considère plus les Houthis comme des terroristes, et ne s’indigne plus des escarmouches à sa frontière avec des forces d’allégeance houthie. Surtout, les Américains, désireux de préserver leurs relations avec le royaume qui ne cesse de s’émanciper du parapluie stratégique américain, n’osent plus presser les Saoudiens sur la question yéménite, de peur d’accélérer le délitement d’une alliance bien moins stratégique qu’avant.

L’or noir

Le délitement d’alliances historiques au Moyen-Orient, sur fond d’un réalignement stratégique plus global, a créé un vide sécuritaire qu’exploitent les Houthis.

Le Moyen-Orient et les États-Unis Unis ne sont plus essentiels l’un pour l’autre. Le boom du gaz de schiste américain (qui touche à sa fin) a détourné la première puissance économique du marché moyen-oriental, alors que le « pivot » américain vers l’Asie et la guerre en Ukraine sont les nouvelles priorités de Washington. Parallèlement, le Golfe exporte maintenant plus de 70 % de sa production de gaz et de pétrole vers l’Asie (en particulier en Chine), qui n’est pas associée aux conflits du Moyen-Orient, et qui, à l’exception de Singapour, n’a pas de sympathie particulière pour Israël.

Il n’est donc pas étonnant que ce soit la Chine, principal cliente à la fois de l’Iran et de l’Arabie Saoudite, qui ait négocié un accord de désescalade entre les deux rivaux régionaux en mars 2023. Les pétromonarchies du Golfe dépendent maintenant de l’Asie [8] pour leurs revenus et sont donc plus sensibles à leurs intérêts. C’est dans ce contexte global qu’il faut comprendre l’annonce houthie que les vaisseaux affiliés aux intérêts chinois ne seraient pas ciblés. Les vaisseaux russes bénéficient eux aussi de la mansuétude houthie grâce à l’alliance russe avec l’Iran et la Chine, premier client du pétrole russe. De plus, le recul américain de la région n’a pas été compensé par l’apparition d’un acteur sécuritaire équivalent, la Chine n’ayant ni les moyens ni la volonté de reprendre le rôle. Quant aux puissances régionales, elles ne présentent aucun dispositif crédible face à la menace houthie.

Les Houthis saisissent l’opportunité créée par cette brèche sécuritaire, aucun acteur étatique n’étant disposé à s’engager dans un nouveau conflit au Moyen-Orient. Une invasion terrestre du Yémen arrêterait momentanément les attaques maritimes, mais n’apporterait pas de solution pérenne, alors que la perspective de l’arrêt des opérations à Gaza ne semble pas se profiler à court terme.

Les Houthis ne semblent pas enclins à marchander les intérêts stratégiques jusqu’ici sanctuarisés par les souverainetés nationales. Dans cette lecture des faits, les attaques houthies rappellent que le statu quo au Moyen-Orient n’est pas une option pérenne.

Sur fond de guerre à Gaza, l’interdépendance terre / mer, le chaos des échelles et l’interconnexion des crises du temps présent.

L’océan Indien

Si tous les regards se tournent, à juste titre, vers les attaques houthies en mer Rouge, le golfe d’Aden et l’océan Indien sont également le lieu d’une recrudescence des attaques de piraterie depuis novembre 2023, une première depuis 4 ans, la précédente attaque confirmée datant d’avril 2019 [9].

 
Carte. Piraterie en océan Indien entre novembre 2023 et mai 2024
Copyright pour la carte RiskIntelligence, mai 2024.

Là aussi, deux types de piraterie sont à distinguer.

Le premier type de piraterie, situé à proximité des côtes somaliennes, serait certainement lié à des activités de pêche Illégale, Non réglementée, Non déclarée (INN). Un désaccord entre des navires de pêche iraniens et la société basée à Bossasso qui administre les licences de pêche serait la cause des premières attaques observées en novembre 2023, raison pour laquelle de nombreux boutres et navires de pêche piratés sont de pavillon iranien, comme l’Al Kambar ou l’Al Miraj, détournés au large de Bossasso. Les activités de piraterie se seraient alors étendues à d’autres navires, notamment yéménites, considérés en activité de pêche illégale, totalisant une dizaine d’attaques signalées entre novembre 2023 et avril 2024, liées à des contentieux halieutiques. D’autres incidents, comme celui impliquant le navire de pêche Najm le 16 mars 2024, seraient davantage liés à des disputes internes.

Le deuxième type de piraterie est bien plus audacieux et professionnel, et l’attaque du MV Ruen le 14 décembre 2023 est dans ce contexte intéressante à étudier. Premier détournement réussi d’un navire commercial par des pirates somaliens depuis 2017 [10], cette affaire aurait pu marquer le retour de l’âge d’or de la piraterie des années 2008-2012. Pour rappel, le Ruen, vraquier battant pavillon maltais, avait été attaqué par des pirates somaliens depuis une embarcation rapide, avant d’aborder le navire et de le détourner vers son lieu de détention, un mouillage au large de Bander Murcaayo, au Puntland. Avant sa libération le 16 mars 2024 par les forces armées indiennes déployées depuis la frégate INS Kolkata, menant à l’arrestation des 35 pirates et à la libération des 17 membres d’équipage, le Ruen aurait pu servir de curseur afin de déterminer si la piraterie redevenait une entreprise rentable, dans un contexte de fin de période de mousson, et une attention internationale centrée sur la mer Rouge laissant aux pirates un espace permissif et de manœuvre certain. Par le biais de cette attaque, les pirates ont démontré le maintien de leurs compétences et leur appétence pour mener des attaques en haute mer, à plus de 430 nautiques des côtes. Différentes sources suggéraient que le Ruen avait pu servir de bateau-mère pour mener des raids contre d’autres navires dans la région, comme le MV Abdullah [11], détourné le 12 mars 2024 et libéré un mois plus tard, mais cette hypothèse semble peu probable du fait que le MV Ruen était pisté par la marine indienne, qui fut par la suite en mesure de mener son opération de reprise de vive force une fois le navire sorti des eaux territoriales somaliennes.

Dans ce contexte, la situation à terre est également importante à prendre en compte. Dans la région côtière de Bari, au large de laquelle furent retenus au mouillage le MV Ruen, puis le MV Abdullah [12], il est probable que ces opérations aient été rendues possibles à la suite d’un accord avec les Shebbab, qui laisseraient opérer les pirates en contrepartie du versement d’une partie des rançons, estimée à 30 %. Quant à eux, les pirates peuvent mener leurs raids, et profiter de l’armement issu des réseaux d’armes de trafiquants des Shebbab.

Les pirates ont également conservé leur savoir-faire pour mener des attaques à long rayon d’action, démontré lors de l’attaque du vraquier Waimea à 764 nautiques des côtes somaliennes le 27 janvier 2024. Les raids au-delà des 200 miles marins sont menés à partir d’un bateau-mère, certainement depuis des boutres détournés quelques jours plus tôt. En haute mer, le scénario le plus probable est donc celui de pirates qui opèrent à partir de bateaux-mères à la recherche de cibles, en attendant des conditions de mer favorables, et dans des zones éloignées des patrouilles navales potentielles. D’après les estimations de la RiskIntelligence et du MSCHOA, et compte tenu de la distance séparant les zones d’attaques, il est probable que deux à trois groupes pirates opèrent en haute mer. Ce fut par exemple le cas lors de l’attaque du chalutier Lorenzo Putha 4 le 27 janvier 2024, détourné à environ 840 miles à l’Est de la Somalie par un groupe pirate qui opérait plus au Sud, quand un autre groupe attaquait plus au Nord, nécessitant l’intervention par la marine indienne du Lila Norfolk à 460 miles nautiques de la Somalie.

S’il n’y pas de causalité directe entre la recrudescence des attaques pirates et la crise en mer Rouge, il est toutefois possible que certains réseaux pirates aient été réactivés pour profiter de l’attention portée à la mer Rouge, délaissant ainsi l’océan Indien, dont les moyens déployés par l’EUNAVFOR Atlanta [13] – qui fêtait en novembre 2023 ses 15 ans – et la CTF 151 étaient déjà réduits.

D’autres facteurs sont susceptibles d’entrer en jeu dans cette recrudescence d’attaques. Si l’industrie maritime continue de jouer un rôle central en suivant les Best Management Practise (BMP5), la vigilance des équipages a pu s’atténuer avec plusieurs années sans attaque pirate réussie, puis le retrait du statut de High Risk Area (HRA) de la zone par l’Organisation maritime internationale. De plus, dans une logique d’économie, le déploiement des Private Contracted Armed Security Personnel (PCASP) était moins systématique.

Compte tenu de l’appel d’air en mer Rouge et la mise en place des opérations énergivores en moyens Prosperity Guardian, lancée en décembre 2023, et la mission européenne Aspides, lancée le 19 février 2024, l’Inde [14] a saisi l’opportunité de s’imposer comme un acteur sécuritaire régional majeur et à jouer le rôle de gendarme de l’océan [15] qui porte son nom. Outre l’occasion opportunément saisie d’affirmer sa présence, ces opérations antipirateries ont également permis à New Dehli de faire une démonstration, à grands renforts de communication [16], de ses savoir-faire opérationnels et juridiques. Effectivement, l’Inde a déployé sur zone un important dispositif dans le cadre de l’opération Sankalp, ayant permis de mener dans de courts laps de temps des opérations de libération d’otages complexes, impliquant des Tarpons (parachutage en mer de forces spéciales) à 1 400 nautiques des côtes indiennes.

À ce stade, il est encore tôt pour affirmer un retour de l’âge d’or de la piraterie en océan Indien. L’industrie maritime est déjà préparée, les Combined maritime force (CMF) structurées et déployées, comme les structures participant au partage de l’information maritime [17]. L’océan Indien demeure toutefois une zone de vigilance majeure, dont le sort reste lié à l’évolution de la situation en mer Rouge.

Copyright texte et cartes Mai 2024-Maklouf-Borer/Diploweb.com


[1] Le Hamas a démontré lors de son offensive une capacité d’incursion par voie maritime avec de petites embarcations, toutes interceptées par la marine israélienne, affichant un bilan plutôt mitigé sur le plan opérationnel. Ce fut toutefois l’occasion pour le Hamas de démontrer son savoir-faire dans ce domaine, et d’alimenter sa propagande via l’utilisation habile de vidéos diffusées sur les réseaux sociaux. En revanche, l’étroite façade israélienne en mer Rouge, ainsi que le port d’Eilat, furent davantage pris pour cible par divers tirs de missiles. Le 8 avril 2024, la marine israélienne a pour la première fois mis en œuvre son système anti-missile C-Dome embarqué sur les corvettes Sa’ar-6.

[2] Approfondir : Arnaud Peyronnet, « Quelle réponse face à la prise en otage du détroit de Bab el Mandeb par l’axe iranien ? », FMES, 6 février 2024, https://fmes-france.org/quelle-reponse-face-a-la-prise-en-otage-du-detroit-de-bab-el-mandeb-par-laxe-iranien/

[3] Qui s’inscrivent ici dans le cadre d’une extension de conflit, usant de modes d’action considérés hybrides et asymétriques.

[4] Les Houthis ont battu l’adversaire saoudien, qui à leurs yeux, négocie les termes de sa reddition, même si entre 2015 et 2022, seuls les pilotes étaient Saoudiens. Le renseignement et toute la chaîne logistique nécessaire pour mener des opérations aériennes étant largement américain ou occidental.

[5] En effet, les Houthis ont su déceler l’essoufflement interventionniste américain, en particulier après la retraite d’Afghanistan.

[6] Même l’Egypte, d’ordinaire si prompte à brandir le bâton, n’ose pas réagir à une action militaire qui la prive pourtant des cruciaux revenus du canal de Suez.

[7] Les Houthis avaient déjà attaqué des navires de commerce dans les ports au Sud, exigeant d’eux qu’ils se plient aux ordres houthis, même dans les ports situés hors de leur zone de contrôle. Plusieurs navires rapportent régulièrement être contraint par radio de se rendre à Houdayda, l’unique port houthi sur la Mer Rouge.

[8] À la différence de l’Occident, l’Asie n’a aucun passif colonial ou militaire dans la région, permettant une liberté de manœuvre politique que l’Occident n’a pas.

[10] En mars 2017, Les pirates somaliens s’étaient emparés du pétrolier Aris 13 à partie de deux skiffs, et avait été retenu au mouillage au large de Caluula, au Puntland somalien.

[11] Le MV Ruen a été libéré après avoir été détenu plus longtemps que le vraquier MV Abdullah, libéré le 14 avril 2024 après avoir payé une rançon de 5 millions de dollars, après avoir été détourné par une vingtaine de pirates à 580 nautiques de Mogadiscio, prenant en otage 23 membres d’équipage. Le navire fut retenu au mouillage au large des côtes somaliennes, à proximité du lieu où le MV Ruen était également retenu.

[12] RiskIntelligence, Monthly Intelligence Report April 2024.

[14] Et dans une moindre mesure les autres marines impliqués dans la régions appelées Independant deployers (Chine, Inde, Pakistan…)
Approfondir : Khyati Singh et Gaurav Sen, “India’s Anti-Piracy Missions Were Years in the Making”, The Diplomat, 29 février 2024. https://thediplomat.com/2024/02/indias-anti-piracy-missions-were-years-in-the-making/

[15] Cette activité indienne est notamment un rappel à la Chine qui place ses pions en océan Indien par le biais de déploiements réguliers de bâtiments militaires dans la zone, et l’implantation de la base de Doraleh à Djibouti, première et imposante base militaire chinoise à l’étranger.

[16] Aaron-Matthew Lariosa, “Indian Navy Commandos Take Control of Pirate Ship in Airborne Raid”, USNI news, 18 mars 2024. https://news.usni.org/2024/03/18/indian-navy-commandos-take-control-of-pirate-ship-in-airborne-raid

[17] Maritime domain awareness, auquel l’Inde participe par le biais de son IFC IOR.

Le soutien militaire à l’Ukraine au regard de l’histoire par Michel Goya

Le soutien militaire à l’Ukraine au regard de l’histoire

par Michel Goya – La voie de l’épée – publié le 22 mai 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Avec une aide matérielle intermittente, graduelle et dosée, l’interdiction d’employer les armes fournies sur le sol de l’ennemi agresseur et la peur d’engager le moindre humain sur le sol de l’allié, le soutien occidental à l’Ukraine depuis 2022 est peut-être le plus prudent, sinon le plus pusillanime, de l’histoire des soutiens à des pays en guerre. Il faut sans doute revenir à l’attitude des démocraties face à la guerre civile à en Espagne de 1936 à 1939 pour trouver pire. A l’époque, lorsqu’il faut choisir entre le soutien à la République espagnole ou aux rebelles franquistes, les démocraties préfèrent proposer un « pacte de non-intervention » qui interdit toute aide matérielle aux belligérants par peur d’une extension du conflit à l’Europe. L’Allemagne et l’Italie bafouent allègrement ce pacte et vendent ou fournissent très vite des équipements aux nationalistes dont ils sont proches idéologiquement, sans que cela suscite la moindre rétorsion par peur de « provoquer ». Les Alliés de la République espagnole finissent quand même assez rapidement par lui fournir à leur tour du matériel, ouvertement et en échange de l’or espagnol par l’Union soviétique, beaucoup plus discrètement dans le cadre de la « non-intervention relâchée » par la France qui fait notamment transiter son aide via la Lituanie ou le Mexique qui n’ont pas signé le Pacte.

Le cas des hommes est plus délicat. Dans une situation de « confrontation froide » où aucun des deux camps opposés ne veut franchir le seuil de la guerre, il est toujours délicat de s’engager militairement sur le même terrain que son adversaire. Il y a donc une prime au premier qui s’engage puisqu’il empêche l’autre de le faire. Allemagne et Italie envoient très tôt dans la guerre des unités de combat, respectivement la Légion Condor et le Corps de troupes volontaires, qui pèsent évidemment très lourd dans les combats. Cette contradiction on ne peut plus flagrante du Pacte de non-intervention est masquée par le label du « volontariat ». Ces unités constituées ne sont donc pas officiellement des instruments étatiques mais des organisations non gouvernementales combattantes. Personne n’est dupe, évidemment, mais cela sert d’excuse pour ne rien faire. Il est vrai aussi qu’il y a également des volontaires individuels qui viennent aussi combattre par conviction dans les rangs nationalistes. C’est l’Union soviétique qui riposte, avec deux innovations. La première est formée par les unités fusionnées. L’URSS envoie 2 000 techniciens et servants d’armes qui viennent s’intégrer aux Espagnols dans des unités mixtes aériennes ou terrestres. La plus importante est la 1ère brigade blindée qui comprend 60 % de Soviétiques. La seconde est l’emploi du réseau partis communistes pour constituer des brigades internationales à partir de combattants volontaires, 35 000 dont plus de 9000 Français. Bien entendu, tous ces engagements humains variés induisent des risques et donc des pertes, 300 Allemands et plus de 1 000 Français tombent ainsi dans le conflit, mais cela ne suscite pas d’émotion particulière dans l’opinion publique. Cet engagement matériel et humain de part et d’autre n’a finalement provoqué aucune extension du conflit par engrenage et escalade tout simplement parce que personne ne le souhaitait. Quelques mois après la fin de la guerre d’Espagne, l’Allemagne et l’Union soviétique qui venaient de s’y affronter deviennent même alliés.

Les démocraties occidentales sont beaucoup plus audacieuses fin 1939 pour aider la Finlande agressée par l’Union soviétique, qui vient d’envahir une partie de la Pologne alliée et soutient massivement économiquement l’ennemi allemand. Cette fois le soutien matériel franco-britannique, et même italien, est franc et massif. La France propose par exemple de fournir 200 avions. On renoue avec les unités de volontaires, qui viennent de partout mais principalement de Suède. La nouveauté est que la France et le Royaume-Uni envisagent d’engager des unités régulières en Laponie face à l’Union soviétique et même de bombarder Bakou. On ne sait pas trop ce qui serait passé si ces projets fumeux avaient été mis en œuvre. Ils n’auraient pas fait grand mal de toute façon à l’URSS et peut-être en serait-on resté au stade des accrochages, ces petits franchissements du seuil de la guerre que l’on peut ignorer et oublier si on en reste là. La défaite de la Finlande en mars 1940 coupe court à toutes ces ambitions.

À ce moment-là, ce sont les démocraties occidentales qui sont agressées et les États-Unis s’en inquiètent. Malgré une opinion publique plutôt neutraliste, le président Roosevelt obtient de pouvoir aider matériellement, avec des aménagements de paiements, certaines nations afin de soutenir les intérêts stratégiques américains. Un an après la fourniture de 50 destroyers à la Royal Navy en échange de la possibilité d’installer de bases, les États-Unis mettent en œuvre la loi Prêt-bail à partir de mars 1941. On aide massivement les pays jugés alliés et on voit plus tard la manière de la payer. Personne ne dit à ce moment-là que les États-Unis sont « cobelligérants » aux côtés du Royaume-Uni puis de l’Union soviétique, et cette aide n’est pas la cause de l’entrée de l’entrée en guerre des États-Unis quelques mois plus tard. On rappellera juste l’importance de ce soutien, de l’ordre de 540 milliards de dollars actuels pour le Royaume-Uni, de presque 200 milliards pour l’URSS ou 56 milliards à la France, soit de l’ordre de 5 % du PIB annuel américain de l’époque, juste pour l’aide.

Avant l’entrée en guerre en décembre 1941 l’aide américaine est d’abord matérielle, mais on assiste à une initiative originale. Claire Lee Chennault, ancien officier de l’US Army Air Force devenu conseiller militaire de Tchang Kaï-chek en pleine guerre contre le Japon, obtient de faire bénéficier la Chine d’une centaine d’avions de combat américain mais aussi de pouvoir recruter une centaine de pilotes et de 200 techniciens américains rémunérés par une société militaire privée (la CAMCO). On les baptisera les « Tigres volants ». La SMP est un moyen pratique « d’agir sans agir officiellement ».

La guerre froide, cette confrontation à l’échelle du monde, est l’occasion de nombreuses aides à des pays en guerre y compris contre des rivaux directs « dotées » de l’arme nucléaire. Dans les faits, cela ne change pas grand-chose aux pratiques sinon que les nouveaux rivaux sont encore plus réticents que les anciens. L’Union soviétique aide ainsi successivement la Corée du Nord et la Chine pendant la guerre de Corée puis la République du Nord-Vietnam, contre les États-Unis, directement engagés, et leurs alliés. Elle aide aussi plus tard l’Égypte et la Syrie face à Israël, la Somalie face à l’Éthiopie puis l’inverse, l’Irak face à l’Iran ou encore l’Angola face à l’Afrique du Sud. La méthode soviétique est toujours la même. L’aide matérielle est rapide, massive et complète (même si les Chinois se plaignent d’avoir été insuffisamment soutenu en Corée) et d’une valeur de plusieurs milliards d’euros par an. Cette aide matérielle s’accompagne toujours d’une aide humaine si les troupes américaines ne sont pas là avec l’envoi de milliers de conseillers, techniciens, servants d’armes complexes.

L’URSS n’exclut pas l’engagement d’unités de combat, en mode masqué, mixte et fondu dans des forces locales si on veut rester discret comme les pilotes soviétiques engagés au combat contre les Américains en Corée ou au Vietnam. Elles peuvent aussi être engagées plus ouvertement mais en mission d’interdiction, c’est-à-dire sans chercher le combat. En 1970 en effet, en pleine guerre entre l’Égypte et Israël, les Soviétiques engagent une division complète de défense aérienne, au sol et en l’air, sur le Nil puis sur le canal de Suez. Cela conduit à des accrochages entre Soviétiques et Israéliens sans pour autant déboucher sur une guerre ouverte que personne ne veut. Le 24 octobre 1973, alors que la guerre du Kippour se termine, l’Union soviétique, qui, comme les États-Unis, a soutenu matériellement ses alliés, menace d’envoyer à nouveau des troupes en interdiction afin de protéger Le Caire et Damas. Les États-Unis augmentent leur niveau d’alerte de leurs forces, notamment nucléaires. Finalement, comme tout le monde l’anticipait, personne n’intervient et les choses s’arrêtent là. S’il y a véritablement besoin de renforcer massivement au combat les armées locales, les Soviétiques font plutôt appel à des alliés du monde communiste, comme la Chine en Corée (avec la plus grande armée de « volontaires » de l’histoire) face à la Corée du Sud et les Nations-Unies ou Cuba en Angola face à l’Afrique du Sud. Notons enfin, innovation de la Seconde Guerre mondiale, l’importance des services secrets et des forces spéciales pour appuyer et compléter ces actions, voire s’y substituer lorsqu’elles sont inavouables.

Les pays occidentaux, de fait les États-Unis, la France et le Royaume-Uni, pratiquent sensiblement les mêmes méthodes et respectent les mêmes principes. L’aide matérielle est normalement sans restriction surtout si elle est financée, comme en Irak dans les années 1980 (où Soviétiques et Occidentaux se retrouvent dans le même camp) avec quasiment toujours les techniciens nécessaires et une structure de formation. On applique ensuite le principe du « premier arrivé interdit le concurrent » et quand les Soviétiques sont là, on n’y est pas ou le plus discrètement possible. Quand les Soviétiques ne sont pas là en revanche on peut se lâcher. La France envoie, à son échelle, des soldats fantômes, des conseillers-instructeurs, des forces d’appui ou même des unités en interdiction, comme en 1983 au Tchad face à la Libye où, malgré les accrochages, on reste au stade de la confrontation avec la Libye sans franchir le seuil de la guerre. L’engagement humain américain en zone de guerre interétatique est plus binaire du fait des contraintes sur l’engagement militaire. Il est soit non officiel, avec emploi de soldats fantômes ou de SMP, éventuellement de conseillers (Vietnam avant 1965), soit direct et généralement massif comme en Corée en 1950 ou au Sud-Vietnam à partir de 1965. Comme pour les Soviétiques cette prudence n’exclut pas les pertes, inhérentes à toute opération militaire. Elle n’empêche pas non plus les accrochages, comme les combats aériens entre Soviétiques et Américains où les frappes aériennes de part et d’autre au Tchad entre les forces françaises et libyennes.

Il faut retenir de tout cela que quand deux nations qui ne veulent pas entrer en guerre – et le fait d’être deux puissances nucléaires est une bonne raison pour cela – n’entreront pas en guerre, même si l’une aide une nation contre laquelle l’autre se bat directement. Le fait que cette aide dans son volet matériel soit graduelle ou massivement n’a jamais rien changé à l’affaire, donc autant qu’elle soit massive, car c’est évidemment plus efficace. Que des armes livrées servent à frapper le sol de son adversaire n’a jamais eu non plus la moindre incidence. L’engagement humain est plus délicat. Il est souvent indispensable pour rendre l’aide matérielle beaucoup plus efficace et le risque d’escalade avec l’adversaire est faible. La vraie difficulté à ce stade est constituée par les pertes humaines, toujours limitées mais inévitables par accidents ou par les tirs de l’adversaire qui ne manqueront pas de survenir. Si le soutien de l’opinion publique à cette politique d’aide est fragile, cela peut inciter à un changement de perception où l’action juste et nécessaire devient trop coûteuse et finalement pas indispensable. C’est cependant assez rare au moins à court terme.

Le vrai risque d’escalade entre deux rivaux survient avec les rencontres de combattants. Un premier procédé pour en diminuer les conséquences politiques est de diluer ses combattants dans les unités locales sous forme de « volontaires », ce qu’ils peuvent d’ailleurs parfaitement et tout à fait légalement être. Le second procédé consiste à « privatiser » les unités dont on sait qu’elles vont entrer en contact avec l’adversaire, sous forme de compagnies de « Tigres volants » (aux manches d’avions F-16 pourquoi pas ?) ou de brigades politiques. L’État peut dès lors nier toute responsabilité directe. Cela n’abuse personne mais donne le prétexte à l’adversaire de ne pas escalader contre son gré. Le troisième procédé, plus risqué, consiste à engager de vraies unités de combat régulières mais en mission d’interdiction loin de la ligne de contact. Les exemples (rares) cités, en Égypte ou au Tchad, ont plutôt réussi mais au prix de l’acceptation d’accrochages et donc de l’approche du seuil de la guerre, mais encore une fois si les deux adversaires ne veulent pas franchir ce seuil, celui-ci n’est pas franchi. Il n’est pas dit que cela soit toujours le cas mais il en été toujours été ainsi entre puissances nucléaires.

En résumé, si on revient sur la copie des alliés de l’Ukraine au regard de l’histoire, on pourrait inscrire un « trop timide, peut largement mieux faire sans prendre beaucoup de risques ».

Décès du président Ebrahim Raïssi : quelles perspectives politiques et internationales pour la République islamique d’Iran ?

Décès du président Ebrahim Raïssi : quelles perspectives politiques et internationales pour la République islamique d’Iran ?

Les disparitions du président et du ministre des Affaires étrangères iranien le 19 mai 2024 dans un accident d’hélicoptère sont venues secouer le pays. Dans un contexte de déstabilisation régionale et de regains de tensions notamment avec Israël, l’élection d’un nouveau président s’impose et le décès d’Ebrahim Raïssi vient également questionner les futures perspectives du  Guide suprême Ali Khameini pour le pays. Quelles réactions le décès du président a-t-il suscité au sein de la population iranienne ? À l’horizon des élections présidentielles qui se tiendront le 28 juin prochain, quelles sont les perspectives politiques et géopolitiques pour l’Iran ? Éléments de réponse avec Thierry Coville, chercheur à l’IRIS.

Comment a été reçue en Iran l’annonce de la mort d’Ebrahim Raïssi et de ses circonstances ? Que doit-on retenir de sa présidence ?

L’annonce du décès du président Ebrahim Raïssi, le 19 mai 2024, après un accident d’hélicoptère en Iran dans la province de l’Azerbaïdjan oriental, a été un choc politique, comme cela se serait passé dans n’importe quel pays où un incident similaire aurait eu lieu. Les premières réactions des autorités et notamment du Guide Ali Khameini ont été d’assurer qu’il n’y aurait pas de conséquences sur la gestion du pays. Le premier vice-président, Mohamed Mokhber a été nommé pour assurer l’intérim en attendant de nouvelles élections présidentielles fin juin 2024. On peut noter que ce dernier a été le directeur d’une des plus importantes fondations (bonyads) d’Iran, Setad Edjrâi Farman Imam, à savoir des organismes parapublics qui possèdent de nombreuses entreprises, ne paient pas d’impôts et ne rendent de compte qu’au Guide. Cette nomination confirme donc le poids économique et politique de ce secteur parapublic (regroupant les bonyads et les entreprises travaillant pour les Pasdarans) dans la République islamique d’Iran. Par ailleurs, une enquête a été lancée par le Chef d’état-major des forces armées, Mohamad Bâqeri, pour déterminer les causes de cet accident. Tout ce que l’on peut dire à ce sujet est que la flotte aérienne iranienne civile et militaire est vieillissante (l’une des plus « vieilles » du monde …) : les sanctions américaines limitent les capacités d’achat de l’Iran d’avions et de pièces de rechange. On rappellera que les sanctions américaines empêchent les achats d’Airbus par l’Iran puisqu’au moins 10 % des composants de cet avion sont fabriqués aux États-Unis. Il y a donc un vrai risque pour la sécurité des passagers : l’Aviation Safety Network notait en 2022 qu’il y avait eu près de 1 800 accidents depuis la révolution.

Ebrahim Raïssi s’est montré durant sa présidence comme un fidèle exécutant des directives du Guide Ali Khameini. Contrairement aux présidents précédents, il n’y a pas un seul moment où l’on a pu noter un semblant de désaccord entre le Guide et Ebrahim Raïssi. Évidemment, on retiendra du président qu’il a mené une répression féroce du mouvement de protestation « Femmes, vie, liberté » en 2022 (avec plus de 500 personnes tuées du côté des manifestants), et qu’il a été incapable d’apporter une réponse autre que sécuritaire à cette crise. Cette répression a accentué les « fractures » dans la société iranienne et explique qu’un certain nombre de personnes, notamment des membres des familles des victimes de cette répression, se soient ouvertement réjouies du décès du président. D’autres critiques portent plutôt sur sa politique économique. En effet, Ebrahim Raïssi s’est fait élire en promettant qu’il allait améliorer la situation économique de l’Iran et en expliquant que l’ancien président, Hassan Rohani, avait tort de lier toutes les difficultés de l’économie iranienne à la réimposition des sanctions américaines après la sortie de Donald Trump de l’Accord en 2018. Or, en dépit de ces promesses, l’inflation est restée très forte en Iran depuis son élection : elle a été proche de 50 % depuis 2021 pour toutefois ralentir à près de 30 % début 2024. Ebrahim Raïssi s’est donc trouvé en porte-à-faux par rapport à son discours pré-électoral pour finalement constater qu’il ne pouvait pas vraiment réduire l’inflation tant que les sanctions américaines étaient en place. On peut également reprocher au président iranien des erreurs en termes de politique économique comme la suppression des subventions de change liées aux importations de produits essentiels en 2022 (blé, huile, médicaments), ce qui a conduit à accélérer une inflation déjà élevée.

À quelles conséquences politiques doit-on s’attendre en Iran alors qu’Ebrahim Raïssi était « pressenti » pour succéder à l’Ayatollah Khamenei et que des élections seront organisées le 28 juin prochain ?

Il faut rester prudent à ce sujet. Certes, Ebrahim Raïssi était cité comme l’un des candidats possibles pour prendre la succession du Guide Ali Khameini. D’un autre côté, il n’était pas le seul. Certains estiment en outre que son « mauvais » bilan sur le plan économique en tant que président a pu peser sur sa crédibilité en tant que futur remplaçant du Guide. D’autre part, depuis la révolution de 1979, on a souvent évoqué certaines personnalités comme étant de possibles successeurs du Guide pour constater que ces mêmes personnes étaient tombées en disgrâce quelque temps après. Ce qui est sûr est que la succession du Guide Ali Khameini, quand elle interviendra, sera un évènement majeur de la scène politique iranienne. On peut noter à ce sujet que l’Assemblée des Experts, dont la mission est notamment de choisir le nouveau Guide et dont Ebrahim Raïssi était l’un des membres, vient de tenir sa première réunion après les élections de mars 2024 qui en ont défini sa nouvelle composition. Tous ses membres se rejoignent sur une ligne politique radicale défendant avant tout le principe de Velayat-eh faqih (la supériorité du religieux sur le politique) et que toutes les personnalités ne remplissant pas cette condition, comme l’ancien président Hassan Rohani, en ont été écartées.

En ce qui concerne les prochaines élections présidentielles, tout va dépendre des choix qui vont être faits par le Guide Ali Khameini. S’il considère que la stratégie globale du pays doit rester la même, il va, dans ce cas, favoriser la candidature d’un profil semblable à celui d’Ebrahim Raïssi, c’est-à-dire d’un radical qui poursuivra les politiques menées précédemment, notamment en matière de répression et du contrôle du voile obligatoire pour les femmes. Sinon, il peut penser que la situation de crise politique que connait l’Iran depuis 2022 ne doit pas perdurer et qu’il faut donc nommer une personnalité capable d’avoir une approche un peu plus pragmatique pouvant limiter la cassure entre le pouvoir et une grande partie de la société tout en maintenant le dialogue en cours avec les États-Unis sur les conflits régionaux et le nucléaire. Dans tous les cas, le futur président sera proche de la ligne radicale défendant le Velayat-eh faqih.

Dans un climat régional particulièrement tendu, un changement de présidence peut-il réellement amener à une fragilisation de l’Iran sur la scène internationale et accroitre l’instabilité actuelle au Moyen-Orient ?

Cela demeure peu probable. La stratégie régionale de l’Iran est d’abord définie par Ali Khameini et ses conseillers. D’ailleurs, Ali Bagheri Kani, qui a été nommé pour assurer l’intérim après le décès d’Hossein Amir Abdollahian, le ministre des Affaires étrangères (également mort dans cet accident d’hélicoptère), peut être considéré comme faisant partie de ce courant défendant la Velayat-eh faqih et l’ « Axe de résistance ». Il a été directeur de campagne de Said Djalili, une personnalité connue de cette mouvance lors des élections présidentielles de 2013. Il était également en charge dans le gouvernement de Raïssi des négociations sur le nucléaire, ce qui montre à quel point ce dossier reste important pour l’Iran.

La stratégie internationale de l’Iran va rester marquée par l’objectif de défendre l’Axe de résistance tout en renforçant progressivement les liens auparavant distendus avec des pays du Conseil de coopération du Golfe comme l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, et le Koweït. Sur la scène internationale, la priorité est notamment de maintenir des contacts avec les États-Unis, notamment pour limiter les risques de « dérapage » des conflits dans la région et dans l’optique de « futures » négociations sur la question du nucléaire. On peut noter à ce sujet que tous les dirigeants de cet « Axe de résistance » étaient présents lors des funérailles d’Ebrahim Raïssi à Téhéran et que l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, et le Koweït y avaient envoyé leurs ministres des Affaires étrangères.