*Fatima Moussaoui est Docteur en Sécurité Internationale de l’Instituto Universitario General Gutiérrez Mellado à Madrid, et enseignante à Sciences Po Paris. Ses recherches portent sur la projection de puissance militaire et d’influence de l’Iran au Proche et Moyen Orient, la mer Rouge et les pays du golfe Arabo-Persique.
F. Moussaoui met en perspective historique et stratégique le Mouvement Ansar Allah, nommé également al-Houthi d’après le nom de la famille al-Houthi. À la suite de l’engagement opérationnel de l’armée du Tsahal dans la bande de Gaza dans sa guerre contre le Hamas, le mouvement Ansar Allah s’est récemment manifesté. Il a conduit plusieurs opérations offensives contre les navires israéliens, et d’autres bâtiments étrangers soupçonnés d’être affiliés ou se dirigeant vers Israël. Ces offensives déstabilisantes marquent une hausse du combat asymétrique maritime du groupe al-Houthi contre l’Etat d’Israël. La localisation géostratégique du Yémen, à proximité immédiate du détroit de Bab Al-Mandab, est déterminante et fait peser le risque d’un élargissement des zones de combat hors du Proche-Orient.
« La transformation du groupe al-Houthi, qui est passé d’une bande tribale hétéroclite à une force militaire disciplinée, a été tout simplement stupéfiante». [1]
LES AL-HOUTIS [2] ont fait un bond phénoménal en peu de temps, passant d’une poignée d’individus, de la communauté zaydite scandant des slogans anti-impérialistes, à un mouvement politique sous la forme d’un « système de supervision » et d’une force militaire organisée affrontant la coalition internationale dans une guerre aérienne et terrestre frontale au Yémen.
C’est l’évolution de la pensée de l’élite hachémite qui a permis cette transformation des al-Houthis d’une organisation militante visant à traduire leurs succès militaires en influence politique. Les deux objectifs principaux étaient la lutte contre la corruption et l’ingérence des puissances étrangères, et plus particulièrement des Américains. Ce positionnement a permis à Ansar Allah d’attirer le soutien de sa base tribale zaydite [3]. Ansar Allah se présente comme un mouvement « civique ». Ce dernier est, aux yeux d’une minorité de la population, son aile légitime. Le mouvement a lancé ce que l’on appelle la marche du Coran comme expression de ses objectifs de réforme culturelle, politique et religieuse introduits par Hussein al-Houthi en 2002, et Abdulmalik al-Houthi est souvent considéré comme le « leader de la marche du Coran » [4].
Cette affirmation récurrente sur le développement phénoménal du mouvement Ansar Allah en un temps record reste partagée par plusieurs spécialistes du conflit yéménite. Cette montée en puissance n’aurait certainement pas pu avoir lieu sans l’accord de l’ancien président Saleh avec al-Houthi, puisque certaines parties de l’armée yéménite fidèles à l’ancien président ont rejoint l’insurrection. En conséquence, les al-Houthis ont eu accès à des bases militaires et à du matériel, notamment des chars, des hélicoptères et des missiles. Dans ce renversement du champ d’action des Yéménites par la création d’alliances et la défaite des autres, le Corps des gardiens de la révolution et de sa Force Qods, ainsi que le Hezbollah, ont à leur tour accrédité la transformation du mouvement Ansar Allah d’une minorité tribale zaydite en une force militaire et a fourni à la République islamique d’Iran un point d’accès au détroit de Bab al-Mandab. Ce « succès » a permis le renversement du gouvernement du président Hadi en 2014 et la prise de contrôle de la capitale du Yémen, Sana’a, par le mouvement Ansar Allah. Il témoigne de la capacité de ce mouvement à s’organiser, à se structurer et surtout à exister en contrôlant le nord du Yémen.
Le projet politique d’Ansar Allah semble refléter celui des mythes fondateurs du nationalisme arabe révolu de la région, puisqu’il s’appuie sur la renaissance des résidus de cet ancrage identitaire tribal et religieux traditionnel. Il exploite ses lettres de noblesse en tant que mouvement populaire, non corrompu par rapport aux partis politiques républicains, dans le but de garantir la sécurité collective, de lutter contre la corruption, le terrorisme d’Al-Qaïda et de ressusciter la souveraineté nationale du Yémen [5]. Quant aux populations yéménites issues de la lignée des Frères musulmans et des socialistes, elles ont politisé leur identité en réaction au discours d’Ansar Allah, et contre le nom de » Sada « , comme un acte de résistance face à une structure sociale asymétrique. L’un des jeunes d’al-Islah a déclaré : « Si les Sada avaient rejoint al-Islah, nous aurions rejoint al-Houthi ». Ces jeunes républicains sont pour la plupart alignés dans le sens de la « hizbiyya », c’est-à-dire une affiliation partisane en tant qu’identité politique en réaction à l’identité tribale [6]. Cette dernière est considérée comme une source de désorganisation et un danger pour le pouvoir de l’État au Yémen du Sud.
« La communauté zaydite, dont la plus grande majorité vit dans la ville de Saada, a été négligée par le gouvernement de Salah. Cela a créé un sentiment de rejet de la minorité zaydite à l’égard du gouvernement. C’est autour de ce sentiment que les al-Houthis ont pu exploiter la négligence politique et ont pu recruter dans les rangs de la population zaydite et les rassembler autour du mouvement Ansar Allah « [7].
En effet, dans le Yémen républicain contemporain, les Zaydis qui portent l’Imamat ont été négligés. Ces politiques discriminatoires avaient pour but d’empêcher les Zaydis de revenir au pouvoir et ainsi de mettre fin à leurs anciennes ambitions royalistes d’imamat. Il est nécessaire de distinguer l’Imamat des Zaydis de l’Imamat de Khomeiny. Ils ne sont pas comparables, ayant des différences historiques en premier lieu et dans la base de la gestion de l’État de la religion et de la politique en second lieu. L’imamat zaydite est royaliste et loin d’être républicain, et ne reconnaît guère les fondements chiites iraniens. L’école zaydite est une petite minorité dans le monde musulman et se distingue de l’imamat majoritaire dans le monde chiite duodécimain en reconnaissant Zayd Ben Ali comme l’héritier légitime de l’imamat zaydite. Zayd était le petit-fils aîné d’Ali Ben Abi Talib et le premier de ses descendants qui, après la mort de l’imam Hussein à Karbala, a mené la guerre contre les dirigeants Omeyyades. Contrairement aux Duodécimains qui reconnaissent une lignée de douze imams issus de l’union entre Ali, cousin du prophète Mohammad, et Fatima, fille du prophète. Le second imam – le Mahdi, ou messie – a été, selon les Duodécimains, caché par Dieu et reviendra à la fin des temps pour instaurer le règne de la justice sur terre [8].
Les Zaydites ne reconnaissent pas de lignée héréditaire des douze Imams mais prêtent allégeance à tout descendant mâle d’Ali et de Fatima qui revendique le leadership en se « soulevant » contre les oppresseurs. Il convient de noter que les Zaydites et les sunnites de la branche shaféite du Yémen représentent les deux principales écoles juridiques de l’islam au Yémen. En termes de jurisprudence, ces écoles ne sont pas très éloignées l’une de l’autre. Les conflits entre zaydites et sunnites portent sur des questions politiques plutôt que sur des questions de doctrine religieuse [9]. Les Zaydites constituent la majeure partie de la population des régions montagneuses du nord-ouest du Yémen, et ils restent une minorité puissante dans le Yémen contemporain, représentant environ 40 % de la population totale du pays [10]. La particularité des Zaydis s’incarne dans la croyance d’antan donnant le droit à l’Imamat – l’exercice du pouvoir – à ceux qui sont les descendants du Prophète nommés les Sada pour gouverner les fidèles dans un royaume musulman. L’une des caractéristiques de celui qui porte l’imamat est ce devoir de mener une lutte armée contre l’injustice [11]. Le Yémen du Nord est gouverné de 890 à 1962 par une succession quasi continue de fidèles de l’imamat zaydite, dont le pouvoir et les frontières fluctuent. La communauté zaydite est soumise à une caste historique, les Sada dont la famille al-Houthi. Cette marginalisation des Sada- par les autorités à la suite de la création de la République du Yémen, conduit à l’émergence de la cause des al-Houthi [12]et à la création du mouvement Ansar Allah à partir des années 1990.
Deux imamats aux antécédents éloignés et aux visions communes
Le succès de la Révolution iranienne en 1979, et la vision de l’ayatollah Khomeiny avec son nouveau discours visant à instaurer une République islamique, ont suscité la curiosité de plusieurs mouvements islamiques de l’époque. Face à cette émergence d’un mouvement politique chiite, l’Arabie saoudite s’est de plus en plus investie pour contrer cette ferveur d’un islam politique en totale contradiction avec sa vision royaliste, en finançant le wahhabisme non seulement dans le monde arabo-musulman notamment au Yémen mais aussi en Occident.
De la naissance du groupe al-Houthi à son évolution vers le mouvement Ansar Allah
En 1982, des érudits religieux de Saada ont créé un groupe d’étude « Jeunes croyants » sur la Révolution iranienne de 1979. L’objectif de ce groupe est de comprendre ce qui a fait le succès de la révolution iranienne, d’un point de vue chiite, afin de faire revivre la doctrine zaydite, menacée par l’avancée des instituts salafistes dans la région. En 1986, ce même groupe crée l’Union de la jeunesse croyante, qui enseigne la pensée zaydite aux lycéens et aux collégiens. Il fonctionne ensuite tout au long des années 1990 en organisant des universités d’été et des événements culturels [13]. Badreddin al-Houthi, érudit religieux renommé d’origine zaydite, a rejoint l’Union de la jeunesse croyante dès sa naissance en 1986. Son fils, Hussein al-Houthi, a été élu député en 1993 pour le Hizb al-Haq, un parti politique représentant les intérêts des communautés zaydites. À travers l’Union de la jeunesse croyante, Badreddin al-Houthi et son fils Hussein avaient le même objectif de faire reculer le prosélytisme wahhabite et d’obtenir plus de droits pour la communauté zaydite discriminée par le pouvoir en place. L’aîné des al-Houthi s’est rendu à Qom en tant qu’invité de la fondation de l’ayatollah Ali Khamenei, la majma jahani ahl-e Beyt (Association mondiale des Ahle-e Beyt). Il a publié son livre Tahrir al-Afkar, c’est-à-dire « la libération de la pensée », contre la vision wahhabite et un message à la communauté zaydite pour un retour à l’école de pensée Ahl-e Beyt, c’est-à-dire la famille du Prophète. Pendant leur séjour à Qom, les théologiens de la famille al-Houthi ont établi des liens avec les partisans de l’Imamat de Khomeiny. Toutefois, cet enseignement dispensé sous l’égide de la famille al-Houthi a rapproché les Zaydis des Juifs yéménites [14]. En 2000, Hussein al-Houthi est devenu l’un des principaux membres du groupe « les jeunes croyants » et, en 2002, il a introduit une rhétorique anti-impérialiste opposant le gouvernement d’Ali Abdullah Saleh aux États-Unis et « aux forces du mal ». Cette rhétorique était ouvertement alignée sur le discours politique de l’ »axe de la résistance ». Il a également instauré la Journée internationale de Jérusalem sur le modèle de la Journée iranienne d’Al-Qods [15].
De 2004 à 2010, six guerres ont opposé le président Saleh à Hussein al-Houthi et ses partisans. Ces guerres ont été appelées « guerres de Saada » et les al-Houthis ont été accusés d’être au service du projet d’expansion chiite iranien dans la région. Ces guerres ont fait des milliers de victimes et plus de 150 000 réfugiés grâce à l’action de l’armée, dirigée par le général Ali Mohsen, et à l’aide d’une organisation de combattants à temps partiel. À ce moment, le soutien iranien semble avoir été limité, consistant principalement en une formation par l’intermédiaire du Hezbollah, en plus de quelques livraisons d’armes légères [16]. Au cours de la première guerre, Hussein a été tué et, en 2005, son frère, Abdulmalik, a pris la tête du mouvement Ansar Allah. Il a été observé que ces guerres n’ont fait qu’accroître l’opiniâtreté et la résilience de ses combattants et, plus important encore, elles ont développé des capacités organisationnelles en augmentant leur puissance militaire offensive. Les programmes sociaux des al-Houthis et l’impression d’être épargnés par la corruption omniprésente du régime de Saleh ont accru leur popularité dans le nord du Yémen et au-delà de leur bastion traditionnel [17].
L’invasion américaine de l’Irak en 2003 a contribué à radicaliser le mouvement de la famille al-Houthi, qui s’est rebaptisé Ansar Allah et a adopté le chant husseinite comme emblème officiel : « Dieu est grand, mort à l’Amérique et mort à Israël, malédiction des Juifs, victoire de l’Islam ». C’est alors que le mouvement Ansar Allah passe à l’action armée en tant que résistance au nom des valeurs zaydites. Les tribus du Yémen sont toutes armées en raison de leurs traditions tribales ancestrales, et la création d’un mouvement armé dans ce contexte yéménite n’a pas été difficile à réaliser. La prolifération des armes – 60 millions d’armes dans un pays de 30 millions d’habitants –, est le résultat de centaines d’années de guerres tribales. Les dirigeants d’Ansar Allah, ayant accès à des fonds financiers grâce à l’impôt religieux chiite Khums, ont pu voyager et acquérir des armes illégales [18].
Des alliances au-delà des circonstances
Cette relation entre Téhéran et Ansar Allah est tantôt fraternelle, tantôt un partenariat stratégique pour des objectifs quasi similaires : existence en tant que puissance régionale pour l’Iran, et en tant qu’Etat reconnu par la communauté internationale pour Ansar Allah. La rhétorique et le discours de mobilisation de leurs labels respectifs sont des mécanismes de « soft power » accompagnant leur « hard power ». Cette équation entre ces deux partenaires fait partie de la politique de « l’axe de la résistance » et les événements montrent qu’il s’agit d’une relation en constante évolution.
L’implication iranienne dans l’utilisation opportuniste de l’intérêt de la famille al-Houthi pour le message de Khomeiny a commencé par des échanges intellectuels dans les années 1980 et 1990, puis par un soutien avec la livraison de quantités d’armes légères et de munitions autour de 2009 pendant le sixième round des guerres de Saada. Le gouvernement yéménite a intercepté deux cargaisons d’armes, l’une à bord du navire iranien Mahan I qui était sans aucun doute destinée à Ansar Allah ; l’autre, une grande cargaison d’armes destinée à Fares Mana’a, aurait également été destinée à Ansar Allah [19]. En 2013, le navire Jihan 1 a également été intercepté alors qu’il transportait des charges explosives et des munitions destinées au Yémen [20]. Entre 2011 et 2014, la relation entre l’Iran et Ansar Allah était basée sur un partenariat marginal mais progressif, car l’Iran était déjà engagé sur d’autres fronts : la guerre en Syrie, en Irak avec Daesh, confronté à de lourdes sanctions économiques et le Yémen restait en bas de la liste de ses priorités internationales. Ce n’est que lorsque Ansar Allah a consolidé son pouvoir avec la prise de la capitale Sanaa que Téhéran a trouvé une occasion en or en se rapprochant progressivement du mouvement et en exploitant l’inquiétude de Riyad face à l’instabilité dans le sud-ouest de la péninsule arabique. Fin 2014, ce soutien restait limité et se résumait en grande partie à la livraison d’armes légères et d’argent, en plus de conseils et de renseignements [21].
Après le « printemps arabe » de 2011, le mouvement Ansar Allah s’est joint aux manifestations populaires, puis à la conférence de dialogue de Sanaa en 2013, finissant par s’allier à son ancien ennemi, le président Saleh. Ce ralliement momentané a permis au mouvement de bénéficier d’un réseau de connexions tribales et militaires, et finalement de prendre la capitale Sanaa le 21 septembre 2014. Une déclaration constitutionnelle a été annoncée en février 2015, dissolvant le Parlement et mettant en place un organe politique transitoire présidé par Muhammad Ali al-Houthi et composé de 15 membres qui dirigent effectivement l’État dans les territoires contrôlés par Ansar Allah. En août 2016, l’alliance Ansar Allah-Saleh a annoncé la création du Conseil politique suprême et la formation d’un gouvernement de transition. Les Houthis ont répondu à l’appel de Saleh pour former une alliance avec lui, sachant qu’il s’agissait d’une position pragmatique pour prendre le pouvoir, et surtout que le poids des tribus et des alliances locales est plus fort que les alliances à l’extérieur du Yémen, compte tenu du tissu socioculturel yéménite. Cependant, le 2 décembre 2017, Saleh décide de rompre son alliance avec le mouvement Ansar Allah. Deux jours plus tard, il est tué par les combattants d’al-Houthi. Le mouvement Ansar Allah contrôle depuis lors le nord du Yémen [22].
Les relations entre le Hezbollah libanais et Ansar Allah ont suscité de part et d’autre de nombreuses interrogations sur la nature de leurs liens. En effet, la nature du tissu socioculturel de leurs pays respectifs diffère et leurs doctrines religieuses sont loin d’être similaires. Cela dit, le Hezbollah libanais, porteur de la vision de l’Imamat de Khomeiny, semble avoir dépassé certaines lignes de la pensée doctrinale religieuse. Le Hezbollah a créé une forme de politique stratégique portée par un discours au label arabo-islamique, s’appuyant sur le facteur unificateur de la politique de l’islam universel. Ses objectifs donnent plus de sens aux alliances du moment, ce qui permet de développer les outils nécessaires pour cultiver cette force sociale, politique et armée qu’est le mouvement Ansar Allah, de la maintenir, et surtout de l’intégrer dans « l’Axe de la résistance ». Bien qu’il y ait des différences fondamentales dans la doctrine de croyance des deux mouvements, la culture arabe partagée en filigrane d’un Islam universel agit comme force motrice et ne doit pas être négligée dans la fabrication d’une politique idéologique opérationnelle avec des objectifs bien définis.
La sphère politique sunnite au Liban est en crise. Depuis la disgrâce de l’ancien Premier ministre Saad Hariri, les forces politiques sunnites n’ont pas réussi à s’unir et à faire émerger un nouveau leader. Tarik Shindib est un avocat libanais qui milite pour la création d’un État de droits au Liban. C’est un ancien membre et militant du parti politique, le Courant du Futur. Il a accepté, pour Conflits, d’exposer son point de vue sur la situation politique au Liban. Il aborde notamment la crise politique au sein du monde sunnite libanais ainsi que l’instrumentalisation de l’État et de ses administrations par le Hezbollah.
Propos recueillis par Pierre-Yves Baillet, depuis le Liban.
Pendant plusieurs années vous avez milité au sein du parti politique Le Courant du Futur. À présent vous critiquez la ligne politique du parti. Pourquoi cela ?
J’étais très proche et un soutien, et je défendais la ligne politique que représentait le mouvement. C’était une ligne de liberté et de souveraineté. Le Courant du Futur a été créé après l’assassinat du Premier ministre Rafic Hariri. Sa ligne politique représentait la résistance contre les assassinats et les meurtres, qui ont commencé après la tentative d’assassinat du député Marwan Hmadeh, et ont continué pendant 10 ans. Je faisais partie de ceux qui voulaient un État et interdire les milices armées. J’ai quitté le Parti et le Courant du Futur a mis de côté de nombreuses figures politiques qui défendaient cette orientation.
Par la suite, le mouvement s’est allié avec les assassins, oubliant la résolution internationale 1701, le tribunal spécial pour le Liban et la souveraineté du Liban. Actuellement l’espace politique sunnite est dans une impasse.
Selon vous, quel est le sentiment de la rue sunnite devant cette impasse politique ?
Aujourd’hui, la rue sunnite est frustrée pour de nombreuses raisons.
Premièrement, tous les dirigeants sunnites qui sont venus après l’assassinat de Rafic Hariri, que ce soit l’actuel Premier ministre Najeeb Mikati ou Saad Hariri, ont tous collaboré avec le Hezbollah. Je rappelle que des membres du Hezbollah ont été inculpés par le Tribunal spécial pour le meurtre de Rafic Hariri.
Deuxièmement, la rue sunnite est en colère parce qu’elle a vu presque tous ses leaders participer à des gouvernements d’union nationale avec le Hezbollah.
Troisièmement, parce que les leaders sunnites abandonnent leur poste à cause de pressions intérieures et extérieures. Par exemple, lors de l’élection du président Michel Aoun, les sunnites ont abandonné la loi électorale et quand je dis les sunnites, je veux dire Saad Hariri. Il a abandonné la loi qui protège les sunnites et a donné au Hezbollah ce qu’ils ne pouvaient pas obtenir normalement. C’est ce qui a permis le renversement des sunnites au Liban.
C’est pourquoi les sunnites sont frustrés à cause de ces dirigeants, car de tels dirigeants ne sont pas à la hauteur des ambitions de leur communauté. Ils sont en colère parce que les leaders sunnites n’ont pas pu soutenir leurs voisins, après avoir vu leurs voisins 10 millions de Syriens être expulsés et certains arrêtés au Liban et poursuivis pour des raisons politiques, tandis que les chiites vont en Syrie pour tuer et égorger des gens.
Le sunnite est traité comme un terroriste s’il va en Syrie, tandis que les chiites sont traités comme des héros s’ils vont en Syrie et sont protégés par l’État. Les sunnites sont frustrés parce que la majorité des positions sunnites dans l’État sont abandonnées par les leaders sunnites, par exemple l’inspection centrale est censée être pour les musulmans sunnites, maintenant elle est entre les mains des chiites, et est gardée avec eux jusqu’à maintenant.
Le premier procureur et considéré comme une position très importante était sunnite et est devenu chiite, et aucun des leaders sunnites ne dit rien et ils le justifient. Les sunnites se sentent aujourd’hui comme des citoyens de seconde ou de troisième zone, car c’est ainsi qu’ils sont traités dans les tribunaux et l’État. Autre exemple, à présent, le Hezbollah veut que le ministre des Finances soit un chiite, alors que rien dans la loi et la constitution ne stipule une telle chose. En plus sa signature est devenue égale à celle du Premier ministre.
Selon vous le Hezbollah prend de plus en plus le contrôle de l’État libanais grâce des opposants complaisants ou corrompus ?
Exactement ! Regardez le tribunal militaire.Le chef du tribunal militaire a toujours été chrétien ou sunnite, maintenant il est chiite, depuis quinze ans jusqu’à aujourd’hui, seuls des chiites sont nommés à ce poste. La Sécurité générale a toujours été dirigée par un chrétien et maintenant c’est un chiite. Il est devenu le porte-parole et la clé des relations entre le Hezbollah et le régime syrien.
Par exemple comme le général Abbas Ibrahim qui ne servait que le Hezbollah. Il traitait les questions politiques et de sécurité de manière très sectaire sans que le Premier ministre, qui est son supérieur, n’intervienne. Lorsque le système judiciaire est utilisé pour poursuivre les « islamistes », j’utilise ces mots entre guillemets, car ils utilisent ce terme « islamistes » pour désigner les gens de Tripoli ou d’Akkar, ils les emprisonnent sous le slogan de la lutte contre le terrorisme, alors que selon le Tribunal spécial pour le Liban, le Hezbollah est une organisation terroriste. Interpol et le tribunal international envoient des dossiers au système judiciaire libanais et il ne se passe rien et l’État n’agit pas sous prétexte que le Hezbollah est trop puissant.
Lorsque tous les pays arabes étaient contre Bachar al Assad et que toute la communauté internationale était contre lui, nos ministres des Affaires étrangères, sunnites, représentaient le ministère syrien des Affaires étrangères devant la communauté internationale et la Ligue arabe. Le Hezbollah a même réussi à utiliser certains leaders sunnites pour cela, et continue à le faire jusqu’à aujourd’hui. Le Hezbollah a corrompu l’État pour son propre intérêt ! Il est en train de réussir l’amalgame de ses intérêts avec ceux de l’État libanais.
Selon vous, par quels moyens le Hezbollah parvient-il à prendre le contrôle des institutions étatiques ?
Le Hezbollah utilise l’intimidation et la séduction. L’intimidation passe par les meurtres, les assassinats, les manifestations et par toute action qui perturbe le fonctionnement de l’État. Il arrive à séduire par exemple en utilisant la corruption et en élisant Michel Aoun en échange de certains accords entre les équipes du Président et du Premier ministre. C’est le problème des sunnites au Liban. Les dirigeants ont vendu les sunnites et la présence sunnite au sein de l’espace politique. C’est en partie grâce à ces gens que le Hezbollah est devenu si puissant. Tout ce qu’ils veulent c’est faire des gains économiques et financiers même si cela se fait aux dépens des sunnites.
Les actions du Hezbollah ne peuvent pas être la seule raison de la crise politique dans l’espace sunnite libanais. Les principales figures politiques sunnites n’ont-elles pas aussi leur part de responsabilité ?
Absolument. Je vais vous donner un exemple. Lorsque Saad Hariri est arrivé au Liban, malgré le fait qu’il soit une figure publique et peut-être la plus importante pour les Libanais, le grand Mufti a pris tous les cheikhs qui représentent les sunnites au Liban. Ensuite, il les a conduits à Saad Hariri pour l’accueillir. Au lieu que Saad Hariri aille les visiter au conseil de la Fatwa, il les a salués de loin. C’est pareil au sein du parti de Saad Hariri. Le mouvement du Futur ne se soucie pas vraiment de l’intérêt des sunnites et Saad Hariri ne se considère pas vraiment comme un représentant des sunnites au Liban. Sauf peut-être lorsqu’il était Premier ministre. Cependant, lorsqu’il prenait la parole, il ne le faisait pas au nom des sunnites, mais au nom de tout le pays. Pour moi c’est un problème. Tous les partis au Liban parlent au nom de leurs communautés et veillent sur les intérêts de leur groupe. Par exemple, le président du Parlement Nabih Berri parle au nom des chiites. Alors que notre Premier ministre en tant que sunnite et qui est censé parler au nom des sunnites, prétend qu’il ne fait pas cela pour l’intérêt du pays. Le Premier ministre ne pense qu’à ses intérêts et à la façon d’en bénéficier et il se moque des sunnites.
Selon vous, depuis combien de temps les hommes politiques ont-ils abandonné les sunnites libanais ?
Cela dure depuis plusieurs années. Les ministres sunnites, les Premiers ministres ainsi que tous les députés sunnites depuis l’époque de Rafic Hariri et ceux qui sont arrivés au pouvoir du temps de Saad Hariri et Najeeb Mikati, sont suspects de corruption. Ils traitent avec tout le monde pour réaliser des profits financiers. Ces ministres ne se soucient pas des sunnites, ils concluent des accords ici et là, gagnent de l’argent, tout cela en instrumentalisant la communauté sunnite.
Ces hommes utilisent le slogan sunnite et défendent les sunnites uniquement dans les médias. Si un journaliste parle de leur corruption, il va en prison. C’est le cas, par exemple, de Nuhad Mashnouk et de beaucoup d’autres. Lorsque des journalistes ont révélé des cas de corruption, ils ont été emprisonnés. Pour résumer, les leaders ne parlent des sunnites qu’en politique, mais sur les questions financières, ils traitent avec le Hezbollah et d’autres. C’est aussi grâce à ces gens que le Hezbollah contrôle et agit à travers les institutions.
Par exemple, de nombreux journalistes et avocats se sont vus confisquer leurs passeports sans raison par la Sécurité générale dirigée par le général Abbas Ibrahim qui est chiite. Aucun des leaders sunnites ne peut résoudre ce problème. Ces passeports sont retenus illégalement et aucun des politiciens sunnites ne peut les récupérer pour qu’ils puissent voyager. Les journalistes et les avocats sont donc forcés de traiter avec le Hezbollah. Nos passeports ont été confisqués parce que nous sommes contre le Hezbollah et le Hezbollah a utilisé l’État pour nous punir et nous ne pouvons pas utiliser la loi et même nos politiciens pour récupérer nos passeports. C’est le jeu auquel le Hezbollah joue depuis une vingtaine d’années. Il a réussi à pénétrer chez les sunnites de cette façon et cela est dû à l’absence de leaders sunnites actifs et à l’absence de l’État.
Le Hezbollah profite-t-il de la crise économique pour étendre son influence sur les sunnites ?
Oui, mais laissez-moi vous dire pourquoi et ils ont travaillé sur ce projet parce que les figures sunnites sont absentes. Les gens ont besoin de services et nous sommes dans un État qui ne fournit pas de services, sauf par l’intermédiaire des politiciens. Donc, lorsque les politiciens sunnites ne peuvent pas fournir ces services aux gens à Beyrouth, Saïda ou Tripoli, les gens naturellement vers le véritable détenteur du pouvoir pour survivre. Le Hezbollah, par son pouvoir au tribunal militaire par exemple, peut aider tant de gens qui ont besoin de services là-bas et aussi aider dans les ministères qu’ils dirigent. Il peut aussi tout simplement donner des biens et de l’argent.
À l’instar du Hezbollah qui est soutenu par l’Iran, les sunnites ne reçoivent-ils pas de soutien de l’étranger ?
Les pays arabes qui nous soutiennent, comme le Qatar, les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite, le Koweït, soutient l’État en tant qu’État, ils ne le soutiennent pas en tant que sunnites, sauf l’Arabie saoudite qui soutenait Rafic Hariri et après lui Saad Hariri.
Nous avons le Koweït qui a construit l’aéroport, les Qataris ont reconstruit le sud après la guerre de 2006, mais ensuite il est devenu clair que tout le soutien qu’ils apportaient à l’État allait au Hezbollah et qu’ils en bénéficiaient. L’Arabie saoudite voulait armer l’armée libanaise à travers des contrats d’armement avec la France. Ce projet a été annulé, car il est devenu clair qui en bénéficierait et que l’armée n’était pas entièrement contrôlée par l’État. L’Iran soutient les milices dans la région. L’Arabie saoudite a soutenu le Courant du Futur pendant un certain temps, mais a ensuite arrêté, car elle a réalisé la corruption au sein du Parti et que Saad Hariri ne respectait pas l’agenda saoudien. Certaines puissances sunnites ont arrêté de financer parce qu’ils ont réalisé que le soutien n’allait pas à l’État et qu’il y avait énormément de corruption. D’autres pays, comme le Qatar, soutiennent encore l’armée libanaise. Parce que tous les pays arabes traitent le Liban en tant que Liban et non en tant que sunnites.
Le contrôle, partiel ou total, de l’État libanais a permis au Hezbollah de réduire les soutiens internationaux de la communauté sunnite. Pour arriver à un tel résultat, pouvons-nous nous permettre de dire que le Hezbollah a pris en otage l’État libanais ?
Absolument, l’État est un otage du Hezbollah. Car le Hezbollah utilise son pouvoir militaire et utilise le gel de l’État. Si l’opposition, qu’elle soit sunnite, chrétienne ou de quelques chiites d’opposition, s’était levée et avait affronté le Hezbollah, nous ne serions pas dans cette situation. L’État est à cent pour cent otage. Il est dans les mains du Hezbollah avec toutes ses administrations, en commençant par le Président jusqu’au plus bas rang de l’État. Ce que le Hezbollah ne peut pas obtenir en politique, il le prend avec des assassinats, des bombardements et des actions militaires.
Pierre-Yves Baillet
Journaliste indépendant spécialisé sur la géopolitique du Moyen-Orient.
À l’issue de la conférence internationale de soutien réunissant 21 chefs d’État à l’Élysée, Emmanuel Macron a exprimé lundi soir sa «détermination» à soutenir l’Ukraine face à la Russie.
À la suite d’une conférence internationale de soutien à l’Ukraine réunissant 21 chefs d’État ce lundi à Paris, Emmanuel Macron a réaffirmé l’engagement de Paris en faveur de l’Ukraine. «La défaite de la Russie est indispensable à la sécurité et à la stabilité en Europe», a-t-il déclaré lors d’une conférence de presse.
De fait, l’envoi de troupes occidentales au sol en Ukraine ne doit pas «être exclu» à l’avenir, a affirmé Emmanuel Macron, estimant néanmoins qu’il n’y avait «pas de consensus» à ce stade pour cette hypothèse. «Il n’y a pas de consensus aujourd’hui pour envoyer de manière officielle, assumée et endossée des troupes au sol. Mais en dynamique, rien ne doit être exclu. Nous ferons tout ce qu’il faut pour que la Russie ne puisse pas gagner cette guerre», a expliqué le chef de l’État.
«Ambiguïté stratégique»
Le chef de l’État n’a pas souhaité en dire plus sur la position de la France sur cette question, évoquant une «ambiguïté stratégique que j’assume». Mais «je n’ai absolument pas dit que la France n’y était pas favorable», a-t-il prévenu. «Je ne lèverai pas l’ambiguïté des débats de ce soir en donnant des noms. Je dis que ça a été évoqué parmi les options», a-t-il ajouté.
Cette option n’avait jusque-là jamais été mentionnée par la France. Interrogé à la sortie de la réunion à l’Élysée, le premier ministre néerlandais Mark Rutte a lui assuré que cette question de l’envoi de troupes au sol n’avait pas été à l’ordre du jour. «Beaucoup de gens qui disent Jamais, jamais aujourd’hui étaient les mêmes qui disaient “Jamais des tanks, jamais des avions, jamais des missiles à longue portée il y a deux ans”», a néanmoins poursuivi Emmanuel Macron. «Ayons l’humilité de constater qu’on a souvent eu six à douze mois de retard. C’était l’objectif de la discussion de ce soir: tout est possible si c’est utile pour atteindre notre objectif».
Le président français a néanmoins rappelé que les alliés de l’Ukraine n’étaient «pas en guerre avec le peuple russe», mais qu’ils ne voulaient «simplement pas les laisser gagner en Ukraine».
L’envoi de troupes occidentales en Ukraine «n’est pas du tout d’actualité pour l’instant», a tenu à préciser le premier ministre suédois Ulf Kristersson au lendemain de la déclaration d’Emmanuel Macron. «Il n’y a pas de demande» côté ukrainien pour des troupes au sol, a-t-il fait valoir. Donc «la question n’est pas d’actualité», a-t-il insisté, sans toutefois exclure cette possibilité à l’avenir.
Cinq catégories d’action
Le chef de l’État français a aussi annoncé que les alliés de l’Ukraine allaient créer une coalition pour livrer des missiles de moyenne et longue portée à l’Ukraine. Il a été décidé de «créer une coalition pour les frappes dans la profondeur et donc les missiles et bombes de moyenne et longue portée», a-t-il déclaré.
Plus tôt dans la journée, le président ukrainien Volodymyr Zelensky avait déploré n’avoir «malheureusement» reçu que 30% du «million d’obus que l’Union européenne» a «promis» à l’Ukraine. «Ensemble nous devons faire en sorte que Poutine ne puisse pas détruire ce que nous avons réalisé et ne puisse pas étendre son agression à d’autres pays », avait également déclaré le président ukrainien.
Emmanuel Macron a listé cinq «catégories d’actions» faisant consensus : le cyber-défensif; la coproduction d’armements, de capacités militaires et de munitions en Ukraine ; la défense de pays menacés directement par l’offensive en Ukraine, comme la Moldavie ; la «capacité de soutenir l’Ukraine à sa frontière avec la Biélorussie avec des forces non militaires» et les opérations de déminage.
Soutenir l’effort de guerre
Plusieurs pays européens soutiennent l’initiative tchèque pour que l’UE achète des munitions hors d’Europe pour davantage soutenir l’effort de guerre ukrainien, ont déclaré des participants à une réunion sur l’Ukraine lundi à Paris. «L’initiative tchèque jouit d’un grand soutien de la part de plusieurs pays», a déclaré le premier ministre tchèque Petr Fiala à la sortie de cette réunion qui a rassemblé au palais présidentiel de l’Élysée plus de 25 pays alliés de Kiev.
«C’est un message très fort envoyé à la Russie», a déclaré le dirigeant, assurant que quinze pays étaient prêts à rejoindre cette initiative qui vise à répondre à la pénurie de munitions, notamment d’obus d’artillerie, pour l’Ukraine. Le premier ministre néerlandais Mark Rutte a affirmé que son pays contribuerait au plan tchèque à hauteur de «plus de 100 millions d’euros» et que «d’autres pays allaient suivre» cette voie. «Sur les munitions, il y a cette très bonne initiative tchèque qui consiste à acheter des munitions et des obus à travers le monde pour l’Ukraine», a expliqué Mark Rutte.
«Une folie totale»
Réagissant à l’annonce d’Emmanuel Macron, le leader de la France insoumise Jean-Luc Mélenchon a estimé dans la nuit de lundi à mardi que «la guerre contre la Russie serait une folie», jugeant «irresponsables» les propos du chef de l’État sur l’envoi de troupes en Ukraine. «L’envoi de troupes en Ukraine ferait de nous des belligérants (…) Cette escalade verbale belliqueuse d’une puissance nucléaire contre une autre puissance nucléaire majeure est déjà un acte irresponsable», s’est insurgé l’ex-candidat à l’élection présidentielle sur X. «Il est plus que temps de négocier la paix en Ukraine avec des clauses de sécurité mutuelle!» a-t-il ajouté. Le coordinateur national de LFI Manuel Bompard a lui aussi vivement critiqué les annonces du chef de l’État, estimant qu’«envisager l’envoi de troupes françaises pour combattre contre la Russie est une folie totale».
Le quotidien américain publie un long article très documenté sur le rôle de l’agence d’espionnage américaine en Ukraine depuis 2014.
Depuis dix ans, la Russie mène une guerre en Ukraine. Ses «petits hommes verts» ont d’abord conquis la Crimée, puis financé, armé et entraîné les séparatistes du Donbass. C’est dans la foulée de cette ingérence russe que la CIA – la «Central intelligence agency» américain – a commencé de financer des bases militaires ukrainiennes de renseignement, révèle le New York Timesdans une enquête extrêmement fouillée. Ces bases seraient au total au nombre de douze, établies le long de la frontière russe et seraient toujours en activité malgré les bombardements russes.
Le 24 février 2014, quatre jours après l’invasion de la Crimée, Valentyn Nalyvaichenko nommé à la tête du SBU, le renseignement ukrainien, contacte les chefs d’antennes de la CIA et du MI6, l’espionnage britannique. «C’est ainsi que tout a commencé», explique-t-il à nos confrères américains. Les Américains posent des conditions : les Ukrainiens seront aidés et financés, mais ne doivent pas donner des informations qui conduiraient à des morts. Mais le SBU va s’avérer extrêmement efficace. En 2015, le général Valeriy Kondratiuk, alors chef du renseignement militaire ukrainien, le GUR, apporte au chef-adjoint de la CIA une pile de document contenant des informations détaillées sur la conception des sous-marins nucléaires russes.
En 2016, les Ukrainiens lancent une campagne d’assassinats ciblés, malgré les réticences américaines. Ces derniers râlent, mais devant l’efficacité du renseignement ukrainien poursuivent leur soutien. Cette même année, le chef du GUR, Valeriy Kondratiuk, reçoit l’aide américaine pour moderniser ses «antennes», ses capacités d’écoute en échange d’un partage d’informations. La CIA a lancé un programme pour former des agents ukrainiens appelé «opération Goldenfish». Les officiers ainsi entraînés sont déployés dans les bases militaires le long de la frontière russe.
Une collaboration fructueuse
Ce partenariat entre les deux pays comportent un seul défaut : les États-Unis sont formels, ils n’encourageront pas les Ukrainiens à mener des opérations clandestines en Russie. Après avoir essuyé un refus pour une opération sur le territoire russe à Rostov, le général Kondratiuk envoie en Crimée occupée l’unité 2245, une force commando déguisée avec des uniformes russes et entraînée par la CIA. Ils sont repérés, le fiasco est total. «C’est notre guerre et nous devons nous battre», répond le général Kondratiuk après les récriminations de Washington.
Sous la présidence de Donald Trump, et malgré son ambition de renouer avec Vladimir Poutine, les agents ukrainiens passent de 80 à 800 dans les bases financées par la CIA. En 2020, au cours d’une réunion à la Haye, la CIA, le MI6 et les renseignements néerlandais et ukrainiens scellent une entente pour mettre en commun leurs renseignements sur la Russie. Les services britanniques et américains annoncent dès novembre 2021 que la Russie va envahir l’Ukraine. Les dirigeants politiques des deux pays le diront, d’ailleurs, publiquement. Cependant, le gouvernement de Kiev semble ne pas y croire.
Après l’invasion à grande échelle du 24 février 2022, Washington autorise ses agences d’espionnage à aider l’Ukraine dans ses opérations commandos et secrètes. Les localisations de bases militaires russes ou encore des listes de noms sont échangées. La CIA et le GUR ont, preuve de la force des échanges de renseignements, construit deux nouvelles bases.
Y a-t-il émergence d’un ‘Grand Sud’ s’opposant au monde occidental ? Certains faits paraissent aller dans ce sens comme l’élargissement des BRICS. Mais aussi les prises de positions sur la guerre en Ukraine, en particulier le refus de la quasi-totalité des pays non-occidentaux de mettre en place des sanctions contre la Russie, malgré les fortes pressions occidentales, ce qui a comme on sait vidé ces sanctions d’une bonne part de leur efficacité.
Pourtant le terme de Grand Sud reste trompeur, car ce qui caractérise l’époque dans les zones concernées est le pragmatisme et l’opportunisme, pas les grandes alliances stratégiques ou idéologiques.
Les organisations : BRICS et OCS
Regardons d’abord les organisations significatives à visée mondiale et non occidentales, au moins les plus notables.
Les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) incluent désormais l’Arabie Saoudite, l’Egypte, les Emirats, l’Ethiopie et l’Iran ; l’Argentine a failli entrer mais s’est récusée depuis sa dernière présidentielle. L’ouverture s’est donc faite surtout au Moyen Orient. Les BRICS datent de 2009 et ont tenu 15 sommets annuels. À ce jour il semble que 23 autres pays de taille variable aient demandé à les rejoindre. Ce sont des économies à forte croissance ; leur PIB cumulés dépassent clairement ceux du G7. Mais la Chine est dans une position dissymétrique, pesant économiquement plus que tous les autres ensemble.
Les BRICS ont lancé en 2015 leur« Nouvelle banque de développement », dont le siège est à Shanghai. Elle peut accorder jusqu’à 350 milliards de prêts, en principe non assortis de conditions contraignantes. On voit la volonté claire d’alternative aux deux institutions de Bretton Woods, FMIet Banque mondiale, dont les pays concernés font partie mais qui sont nettement sous contrôle occidental. Ils en demandent d’ailleurs la réforme.
Les BRICS constituent un assemblage assez hétérogène, réuni surtout par la volonté de créer ou trouver des alternatives au monde ‘occidental’, notamment dans le champ économique et financier, mais sans nécessairement le récuser. La présence simultanée de pays rivaux comme l’Arabie Saoudite et l’Iran (malgré le rapprochement récent sous égide chinoise), et plus encore de l’Inde à côté de la Chine, montre les limites de la signification politique de ce groupement, au-delà du domaine économique et financier. La dimension opportuniste est importante, comme le montre à nouveau l’exemple de l’Inde, qui mène par ailleurs des relations suivies avec les États-Unis, y compris stratégiques.
Une autre organisation plus restreinte est l’Organisation de coopération de Shanghai (2001), groupant aussi Chine, Russie, Inde et Iran, mais aussi divers pays d’Asie centrale et le Pakistan. Plus ramassée géographiquement, son orientation sécuritaire est plus affirmée : lutte contre le terrorisme et les séparatismes, paix en Asie centrale, etc. En outre c’est un cadre pour l’expression de la relation étroite entre Chine et Russie. Par contraste avec les positions occidentales (démocratie et droits de l’homme, libre-échange) on y met l’accent sur les souverainetés nationales, l’indépendance, la non-ingérence dans les affaires intérieures, l’égalité entre les États membres etc. Mais il n’y a pas d’organisation structurée.
Au total, il y a d’évidence, et malgré ses limites, un pôle alternatif Russie-Chine, fortement renforcé depuis la guerre d’Ukraine et le pivotement spectaculaire des relations économiques de la Russie ; et il joue un rôle appréciable dans la structuration d’alternatives au monde occidental. Mais le point essentiel pour la plupart des autres pays paraît être la recherche d’alternatives à des relations économiques dissymétriques et à des institutions internationales perçues comme trop occidentales, d’esprit et de direction – bien plus que la constitution d’une forme ou d’une autre d’alliance globale, de fait actuellement inexistante.
Rappel stratégique
Les éléments récents sur le plan stratégique confirment cette analyse. La guerre d’Ukraine a bien sûr considérablement durci les relations de la Russie et des Occidentaux, notamment du fait des sanctions ; mais sans effet d’entraînement sur d’autres pays. Les pays supposés du Sud global restent tout à fait à l’extérieur et y voient une affaire locale qui les concerne peu, sauf par les effets induits négatifs (notamment la hausse des prix). Economiquement ils coopèrent allègrement avec la Russie – et évidemment aussi avec les Occidentaux. De plus, le gel et la menace de confiscation des actifs (ceux de la banque de Russie comme ceux des oligarques) ont eu un effet dévastateur : pour les dirigeants du monde entier, l’argent n’est plus en sécurité en Occident.
A l’autre extrémité du continent, le durcissement de la tension entre la Chine et un certain nombre de ses voisins se poursuit, notamment sur le plan maritime, ce qui les rapproche des Etats-Unis ; mais là aussi, il n’y a pas de répercussion ailleurs, ou au-delà de cette question.
Enfin une certaine reprise du contrôle américain n’est manifeste qu’en Europe : ailleurs, leur influence potentielle (au-delà des zones vassalisées) reste liée à des circonstances locales, comme le prouve l’attitude de l’Inde.
En Afrique, la poussée russe est frappante, notamment récemment dans le Sahel ; elle s’ajoute à la pénétration chinoise pour élargir la gamme des alternatives disponibles pour les pouvoirs locaux, élargissement qui s’étend d’ailleurs sporadiquement aux États-Unis ou à d’autres. Mais on ne voit pas en quoi cela nourrirait un front d’ensemble anti-occidental un tant soit peu manifeste. Par ailleurs, la friction venimeuse entre la plaque européenne et la plaque africaine, du fait des migrations, ne paraît pas non plus structurante au niveau global.
Mutatis mutandis, il en est de même pour l’Amérique latine.
En un mot, il ne faut pas confondre le durcissement de l’île du monde dans son cœur russo-chinois, et ses tensions aux deux extrémités, avec plusieurs phénomènes dans le reste du monde, qui se confirment mais restent de nature très différente :
– la recherche assez générale d’opportunités plus diversifiées (économiques ou militaires) ;
– la volonté des pays dit du Sud d’accroître leur poids (ou plutôt celui des plus puissants d’entre eux) dans les institutions et les mécanismes internationaux ;
– et enfin la lassitude générale devant les prêches idéologiques occidentaux, ressentis en outre largement comme hypocrites, voire contestables (l’idéologie LGBT ne passe pas en Afrique par exemple).
En cela, on ne retrouve pas des schémas connus du passé, comme la guerre froide et sa bipolarité franche, dont le Tiers-Monde d’alors cherchait à s’échapper. Encore moins les problématiques européennes de l’époque des Puissances, avec leurs jeux d’alliances complexes et mouvants. Quant à l’élection possible de D. Trump, elle ne remettrait pas en cause ces constatations, sauf éventuellement en Europe, mais cela ne passionnera pas nécessairement le supposé Sud global.
Tout cela ne rend pas la situation nouvelle étrange ou déroutante, sauf pour des idéologues attardés. Sa fluidité résulte du fait que, comme je l’ai noté dans mon Guide de survie dans un monde instable, hétérogène et non régulé, la course au développement et à l’affirmation de ceux des pays émergents qui peuvent réussir renvoie sans doute les grandes restructurations ou manœuvres stratégiques à un horizon plus lointain (20-30 ans ?). D’ici là, pragmatisme et opportunisme dominent. C’est ce que j’ai appelé l’œil du cyclone. Mais cela comporte cependant, dans l’intervalle, et comme je l’indiquais alors, la possibilité – désormais confirmée en Ukraine – de guerres classiques ici ou là, et plus généralement, de disruptions locales.
Dans une tel contexte, il apparaît particulièrement peu indiqué de s’enfermer dans une vision monolithique (les démocraties contre le reste), il serait souhaitable, au contraire d’adopter le pragmatisme dominant, tout en restant lucide sur les menaces de déflagration locale toujours possibles. Ce qui rend d’autant plus urgente la restauration d’une capacité de défense autrement plus musclée, dont, dans le cas de la France à l’immense domaine maritime (situé dans ce fameux ‘Sud’ en plein mouvement), une capacité navale.
L’EXTRA-TERRITORIALITÉ DU DROIT, ENJEU DE PUISSANCE ET GUERRE SECRÈTE ENTRE LES ÉTATS-UNIS ET L’EUROPE
Les États-Unis n’ont jamais accepté que l’Europe existe réellement en témoignant d’une distanciation stratégique face à leur puissance économique. Aussi, le droit apparaît-il comme un vecteur central dans un rapport de force dont les conclusions sont toujours incertaines.
Dans un climat de complexification constante des relations internationales où de nombreux enjeux s’avèrent désormais globaux au sein d’une arène où les acteurs se sont démultipliés, il est nécessaire d’apporter une analyse rigoureuse et précises des différents mécanismes d’influences. Ainsi il s’agit de mieux comprendre comment fonctionne ce jeu international qui s’avère d’une complexité accrue. L’extraterritorialité du droit est alors devenue une arme redoutable. Ici nous allons parler de la façon dont les États-Unis, grands adeptes de cette pratique, ont étendu leur puissance au détriment de l’Union Européenne qui tend doucement à s’adapter à cette pratique.
Depuis la seconde moitié du XXème siècle, et l’apparition du droit international ayant comme ambition de régir un ordre mondial, est apparu parallèlement l’utilisation de plus en plus courante de l’extraterritorialité du droit. Il s’agit de l’une des réponses ayant pour objectif de faire régner une justice globale négociée à condition qu’elle soit en concordance avec le droit international, qui est basé sur la charte des nations unies. Il s’agit du principe selon lequel un état applique sa justice et son droit sur un territoire étranger lorsqu’il estime qu’il en a la légitimité. Selon, monsieur Cohen-Tanugi, avocat et essayiste français, l’extraterritorialité du droit entre l’Europe et les États-Unis conduit à une harmonisation du droit international. Les trois domaines principaux de l’extraterritorialité à savoir le droit de la concurrence, l’anti-corruption et les sanctions, convergent entre ces états. Cependant il faut noter qu’il existe un danger lorsqu’elle est pratiquée avec des pays qui ne sont pas des états de droit. Ce danger est important du fait du caractère arbitraire de la réplique qui peut être engendrée, par exemple la détention de deux ressortissants canadiens lors de l’affaire Huawei entre les US et la Chine, nous n’allons cependant pas traiter ce sujet dans cette analyse.
Enjeux d’influences, les Etats-Unis experts en la matière.
Force est de constater que l’extraterritorialité du droit peut devenir un moyen de soumettre un tiers à des fins économiques, et in fine non pas à des fins éthiques et morales. C’est dans cette perspective pragmatique et rationnelle qu’il s’agit de s’intéresser à cet outil qui semble être un atout de puissance permettant de soumettre son influence sur la scène internationale. Il est dès lors inéluctable de s’atteler à l’extraterritorialité du droit américain et conformément à notre cas, aux conséquences sur la souveraineté de l’UE. En effet, les États-Unis sont des adeptes de son utilisation. Grand vainqueur de la Seconde Guerre mondiale puis de la Guerre Froide, ces derniers ont réussi à soumettre leur influence dans l’ensemble du monde en établissant des liens de dépendances d’autres pays à leur égard. Ainsi, du fait de leur implantation dans de nombreux États via des entreprises, l’utilisation courante du dollar par de nombreux pays sur les marchés financiers, ou encore de la dépendance technologique de nombreux acteurs, ces derniers s’estiment légitimes d’avoir un droit de regard afin d’appliquer leur justice à l’extérieur de leurs frontières. De nombreuses affaires témoignent de cette utilisation massive de l’extraterritorialité du droit par les États-Unis à l’instar de l’affaire Alstom. En effet, Alstom fût un fleuron national français en matière d’énergie nucléaire et a été fusionné puis acquis par le groupe Général Electric au grand désarroi de la France. Les États-Unis appliquent ce droit principalement grâce au Foreign Corrupt Act (FCPA), qui permet d’infliger des amendes en établissant des programmes de conformités. Le risque est alors de s’affaiblir économiquement, et pire encore comme ce fut le cas pour l’affaire Alstom, il s’agit de perdre de sa souveraineté du fait de la perte d’une technologie à laquelle nous sommes dépendants. En effet, en vendant ce fleuron national, la France, mais aussi l’Europe, a perdu ce qui faisait l’une de ses forces à savoir la maitrise du nucléaire nécessaire à la construction de turbines qui peuvent se trouver dans différentes technologies qui garantissent notre autonomie stratégique en matière énergétique ou militaire. Au final, c’est politiquement que l’Europe s’affaiblit. Cela a pour conséquence la mise à mal de l’aspiration à une Europe de la Défense qui se veut être la pierre angulaire d’un plan ayant comme objectif une autonomie stratégique permettant de s’émanciper des États-Unis d’un point de vue militaire. Les principales victimes de l’extraterritorialité du droit ont été des entreprises européennes, qui s’affichent désormais sur le tableau de chasses du FCPA. Celles-ci ont permis d’engendrer un gain de plusieurs dizaines de milliards de dollars aux États-Unis. Les principales touchées ont été Siemens, KBR, Alstom, BNP, Crédit Agricole ou encore Commerzbank.
La riposte européenne, une nécessité pour conserver sa souveraineté?
C’est en ce sens que l’Union Européenne a commencé à s’atteler à contrer les attaques de l’oncle Sam. Elle a ainsi mis en place une stratégie adaptée à de tels enjeux qui se fonde sur des mécanismes d’intelligences économiques. Ces derniers consistent à collecter, analyser et valoriser l’information économique et stratégique afin de protéger les intérêts des entreprises concernées et ainsi l’Europe. Cela se matérialise par la mise en place d’outils législatifs de protection et d’attaque. Dans cette mesure a été
mis en place l’INSTEX, qui est un mécanisme financier mis en place par l’Europe en 2019 pour faciliter le commerce avec l’Iran malgré les sanctions américaines rétablies à la suite du retrait des États-Unis de l’accord nucléaire de 2015. En matière d’intelligence économique, ce mécanisme joue un rôle crucial dans la défense des intérêts européens face à l’extraterritorialité du droit américain. Il vient ainsi pallier ce problème en établissant un système de paiement sécurisé, qui contourne le système financier américain pour les transactions commerciales entre l’Europe et l’Iran. En agissant ainsi, l’Europe protège ses entreprises des sanctions américaines, garantissant ainsi leur compétitivité et leur accès au marché iranien, tout en préservant la souveraineté de son système juridique. Dans ce sens, a aussi été mis en place en France le Service de l’Information Stratégique et de la Sécurité Économique (SISSE) qui a pour but de protéger les actifs stratégiques de l’économie française face aux menaces étrangères en détectant, caractérisant et en traitant les menaces étrangères.
De façon plus pragmatique l’Union Européenne a mis en place d’autres outils législatifs plus offensifs qui vont au-delà des questions de territoire. Ainsi Le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) joue un rôle crucial dans la défense des intérêts de l’Europe. Adopté en mai 2018, le RGPD établit un cadre réglementaire solide pour la protection des données personnelles des citoyens européens. Cette réglementation renforce la confiance des consommateurs européens dans les services numériques et les entreprises qui traitent leurs données. C’est ainsi que le RGPD renforce donc la souveraineté européenne en matière de protection des données et offre une protection contre l’ingérence étrangère dans les affaires européennes. En imposant des normes strictes de protection des données, l’Europe se positionne comme un acteur mondial influant en matière d’intelligence économique, car elle protège ses citoyens, ses entreprises et ses informations stratégiques des tentatives d’accès non autorisées de la part d’acteurs étrangers. Ce règlement permet de contrer l’activité extraterritoriale des États-Unis permis par le Cloud Act qui leur donne le droit d’accéder à des données détenues par des entreprises américaines, et ce peu importe où elles sont stockées dans le monde.
Dans la continuité de cette stratégie d’autres outils législatifs ont été mis en place à l’instar de la directive concernant une finance plus durable dans le cadre de la Corporate Social Responsability Directive (CSRD), qui s’appliquera à partir de 2024 aux premières entreprises atteignant un certain seuil pour leurs rapports 2025. Dés lors, leurs sera imposées des obligations de déclaration de performance extra-financière fondée sur l’impact environnemental, social et sur les droits de l’Homme des sociétés concernées, et ainsi permettra d’étendre les valeurs européennes à l’internationale.
Il s’agit ainsi pour l’Union européenne d’établir une approche stratégique d’intelligence du droit qui passe par une extraterritorialité en accord avec les droits des autres puissances. Dès lors il sera possible de répondre tout en dépassant la notion de territoire et assurer sa souveraineté. Pour cela il est nécessaire de devoir assurer une bonne entente entre les institutions européennes afin d’accéder à une effectivité sans tomber dans le piège d’une lourdeur administrative. En effet cette dernière est à l’origine de nombreux des maux de l’Union et empêche l’aboutissement de ses projets législatifs ambitieux. C’est dans cette mesure que l’Europe pourra garantir sa souveraineté sur son territoire et pour ses habitants qui résident à l’étranger.
Achille Christodoulou, fort d’un Master en Relations Internationales de l’ILERI, a préalablement obtenu une licence en Sciences Sociales Économiques et Politiques à l’Institut Catholique de Paris. Son parcours académique, de la diplomatie aux sciences sociales, reflète sa polyvalence et sa capacité à appréhender des enjeux diversifiés.
Deux ans après le déclenchement de la guerre et alors que la ville d’Avdiivka vient de tomber, quelles peuvent être les perspectives de la guerre en Ukraine ? Analyse d’Eugène Berg.
La guerre en Ukraine entre dans sa troisième année. Un laps de temps représentant les trois quarts de l’engagement américain dans la Seconde Guerre mondiale. D’ores et déjà le chiffre des victimes des deux bords qui approche les 600 000 dépasse d’une bonne moitié celui des pertes militaires cumulées, américaines et françaises, durant ce conflit qui a décimé 2,5 % de la population globale. Le rappel de ces chiffres ne visant qu’à montrer l’ampleur de cette guerre de haute intensité qui se déroule à deux heures et quart d’avion de Paris, et qui, hélas, n’est pas près de s’arrêter tant la volonté d’aller jusqu’au bout reste forte des deux côtés.
2023, l’année des espoirs déçus
L’année écoulée s’est caractérisée par l’échec de la contre-offensive ukrainienne, lancée le 4 juin et l’on s’interroge au sein de la société ukrainienne sur le point de savoir qui en est responsable. En janvier un tiers des Ukrainiens estimaient que le pays avait pris la mauvaise direction. Le front s’étirant sur 1200 km, apparaît gelé ce qui n’a pas empêché la Russie de gagner encore près de 300 km2, et ce en dépit d’indéniables avancées ukrainiennes (destruction de 25 % de la marine russe de la mer Noire, établissement d’une tête de pont sur la rive gauche du Dniepr, frappes sur les installations pétrolières russes, et les dépôts de munitions).
Dès novembre 2022, lorsque le chef d’état-major américain Mark A. Milley avait évoqué les pourparlers ( « les guerres ne se terminaient pas toujours sur les champs de bataille ») après l’optimisme des surprenantes victoires ukrainiennes à Kharkiv et Kherson, le mot « impasse » était déjà largement utilisé pour décrire l’état de la guerre . L’effort massif de réarmement et de formation de l’Ukraine par les partenaires de l’OTAN avait été conçu pour la préparer pour l’offensive d’été. Le but de celle-ci, trop souvent reportée, ce qui créa le dissensus Zelensky- Zaloujny, était d’opérer une percée dans le sud vers Melitopol afin de couper en deux le dispositif russe, mettre la Crimée en danger et ainsi forcer la Russie à revenir sur la table des négociations à des conditions favorables à l’Ukraine. Cette croyance d’une victoire rapide ne s’est pas concrétisée. Sur le terrain, l’état de la guerre est actuellement à peu près le même que celui-ci d’après la libération de Kherson le 11 novembre 2022. Les deux bords ont subi des pertes massives en 2023. Militaires, experts, observateurs jugent que ni un côté ni l’autre ne peut changer la situation sur le champ de bataille. Tel fut l’amer constat du populaire général Valeri Zaloujny, dans son interview du 3 novembre à The Economist.
Après avoir longtemps réfléchi, Volodymyr Zelensky a décidé de se séparer de son chef d’état-major qu’il avait nommé en juillet 2021 pour les mêmes raisons qu’il invoque aujourd’hui pour expliquer son remplacement -donner une nouvelle impulsion aux forces armées ukrainiennes durement éprouvées par la guerre. Il convenait de lui faire enfiler le chapeau dans l’échec de la contre -offensive comme il était reproché à l’emblématique général de se mêler publiquement de la question du recrutement des 500 000 soldats supplémentaires. S’ajoute à ceci une troisième raison, à savoir les brochures de Zaloujny portant sur l’art militaire, le pilotage des opérations, autant d’écrits qui, en filigrane, comportaient une critique sous-jacente de l’intervention des politiques dans la conduite de la guerre, un aspect bien connu depuis le fameux mot de Clémenceau. Nul doute que Volodymyr Zelensky demandera à Oleksandr Syrsky d’être discret dans l’énoncé de ses pensées stratégiques et de ne pas les étaler sur la place publique. Son successeur à la tête de l’armée de terre, Oleksandr Pavliouk, a été durant un an premier vice-ministre de la Défense. Un examen réaliste et lucide s’impose, ce qui sera la tâche du nouveau chef d’état-major ukrainien, réputé dur avec ses troupes, trait que certains supposent qu’il a acquis lors de son passage à l’École de commandement de Moscou en 1982. Le fait qu’il soit né dans la région de Vladimir et que ses parents et son frère Oleg y résident toujours démontre combien cette guerre est régulièrement considérée fratricide du côté russe, un aspect historico- culturel souvent ignoré en Occident. Son cas n’est d’ailleurs pas unique, bien des commandants des forces ukrainiennes sont nés ou ont été formés en URSS comme Sergueï Haev, commandant des forces interarmées, Mikhaïl Zabrodski, adjoint au chef d’état-major, Sergueï Gueïneko, chef des gardes-frontières ou encore Vladimir Artiouk, patron de la région de Soumy dans le Nord – Est de l’Ukraine. D’où l’exigence pour l’Ukraine et la Russie de se séparer pour de bon, car moins on percevra ce conflit comme un conflit entre deux peuples frères, plus il sera facile de panser les plaies comme le dit justement la politologue russe la plus connue Ekaterina Schulman, aujourd’hui en exil, dans son interview dans Politique internationale.Cet examen est d’autant plus urgent et nécessaire que l’on sait bien que l’Ukraine et ses partisans, réunis dans le groupe de Ramstein et les diverses coalitions pour l’Ukraine sont confrontés à de graves décisions en 2024 … en attendant le retour possible de Donald Trump à la Maison-Blanche qui vient de déclarer que l’aide américaine ne doit être constituée que de prêts et non de dons, une tendance qui risque de gagner du terrain.
Les lourdes incertitudes actuelles
Alors que Volodymyr Zelensky quittait où après Berlin, il avait signé un accord de défense à long terme, on apprenait dans la nuit du 16 février la chute d’Avdiivka située à dix kilomètres au nord de Donetsk. Il s’agit de la première victoire d’importance stratégique pour la Russie depuis le printemps-été 2022, lorsque Marioupol, le corridor terrestre vers la Crimée et la majeure partie des régions de Louhansk et de Kherson ont été capturés. La prise de Bakhmut ne fut pas une victoire stratégique, car elle n’a pas ouvert d’espace pour d’autres avancées et n’a pas résolu de problèmes stratégiques. La prise d’Avdiivka, en revanche, résout au moins un problème stratégique : elle éloigne le front de Donetsk. Ainsi, après avoir lancé l’assaut sur Avdiivka en octobre 2023, les Russes ont pris la ville en quatre mois, soit beaucoup plus rapidement qu’à Bakhmout et avec moins de pertes. C’est un signe inquiétant pour l’AFU, car en utilisant la même méthode et les mêmes avantages, les Russes seront en mesure de percer les défenses de l’AFU dans d’autres endroits également. Les militaires ukrainiens parlent déjà de cette menace. La suite des événements militaires dépend de la capacité des forces armées ukrainiennes à tenir la nouvelle ligne de défense, sur laquelle Syrskyy a annoncé son retrait. Si elles y parviennent, la perte d’Avdiivka n’entraînera pas de changements fondamentaux sur l’ensemble de la ligne de front et, encore moins, un tournant dans la guerre. Mais si les Russes peuvent développer l’offensive plus loin – à l’ouest de la région de Donetsk vers Pokrovsk (avec la perspective d’un coup porté à Pavlograd), cela créera une menace pour l’ensemble du groupe de l’AFU sur le front sud. À cet égard, cette direction est plus prometteuse pour la Russie qu’une offensive de Bakhmut à Chasov Yar, où elle se heurterait à la grande agglomération urbaine de Slavyansk-Kramatorsk-Druzhkivka-Konstantinovka. Il est toutefois possible que les Russes lancent maintenant une offensive dans la troisième direction, encore plus importante sur le plan stratégique, à savoir Zaporozhye et le Dniepr, dont les préparatifs sont déjà annoncés par les militaires ukrainiens.
La perte d’Avdiivka revêt également une grande importance au plan médiatique. Elle s’est produite à la veille du deuxième anniversaire de l’invasion, un mois avant les élections présidentielles russes, sur fond de problèmes d’attribution de l’aide américaine, et immédiatement après la démission du commandant en chef Zaluzhny et son remplacement par Syrskyy, qui a été accueilli de manière ambiguë par l’opinion publique. La chute d’Avdeevka risque de rendre toutes ces questions encore plus problématiques pour les dirigeants militaires et politiques ukrainiens.
Ce revers poussera encore davantage l’Ukraine à adopter une stratégie « défense active » afin de donner à son armée le temps nécessaire pour se reconstituer, se rééquiper, se recycler et se préparer à reprendre les opérations offensives à grande échelle en 2025 pour délivrer les territoires occupés par les Russes. C’est ici qu’intervient la controversée loi de mobilisation actuellement en phase de finalisation à la Rada visant à abaisser l’âge de la conscription de 27 à 25 ans, et surtout d’appeler 500 000 soldats de plus sous les drapeaux. Il ne s’agit pas seulement d’un problème de réservoir d’hommes, lequel se retreint de plus en plus, mais aussi une question de financement. Le coût de la formation, de l’entretien, de l’équipement d’une telle masse de combattants est évalué à 8,5 milliards de dollars, ce à quoi s’ajoutent 10,5 milliards pour l’acquisition des armes les plus modernes à mettre à leur disposition. Un total de 19 milliards de dollars représentant 22,5 % du budget national et 41 % de celui de la défense.
La vraie question est de savoir si cette phase défensive et de consolidation des troupes, comme l’arrivée massive de nouvelles armes, et matériels occidentaux seront de nature à renverser la balance des forces. Après un an de défense active, sans préjuger de l’état des opinions publiques chez les uns et les autres, il faudrait que l’Ukraine reprenne ses opérations offensives à grande échelle en 2025 dans le but de libérer la totalité des territoires occupés qui, rappelons-le, constituent quelque 17,5 % de son territoire soit près de 103 000 km2, une superficie double de celle de la Slovaquie, pour obliger Poutine à négocier la fin de la guerre. La Russie, contrairement aux divers soutiens de l’Ukraine, est entrée en économie de guerre en augmentant de 70 % son budget de la défense, qui atteint 7,5 % de son PIB. Elle a pu recruter, pour le moment, en dépit de l’exil d’un million des siens, la mobilisation ou l’enrôlement d’un autre demi-million de soldats, 400 000 travailleurs de plus dans son industrie de défense forte désormais de 3,5 millions d’employés travaillant par roulement de 12 heures toute l’année 24 heures sur 24. Même si l’UE parvenait à livrer le million, voire le million et demi d’obus à l’Ukraine comme s’y est engagé le commissaire européen à l’Industrie, Thierry Breton, ces montants resteraient encore bien inférieurs à la production russe de près de 2,5 millions par an, et aux envois nord-coréens d’au moins un million. Rheinmetall prévoit de construire dans tous ses sites européens 700 000 obus en 2025 contre 400 000 à 500 000 aujourd’hui alors que sa fabrication n’était que de 70 000 avant la guerre en Ukraine.
Voilà pourquoi les appels à une aide plus massive, plus rapide et mieux calibrée en faveur de l’Ukraine se multiplient, comme vient de le plaider Olaf Scholz à Washington les 8 et 9 février. En 2025 les dépenses militaires allemandes devraient atteindre 2,1% du PIB soit 72 milliards d’euros et l’Allemagne envisage de rétablir le service militaire. Cet effort exceptionnel sera- t-il poursuivit et fera -t -il des émules ?
Après sa performance désastreuse durant la première phase de la guerre, l’armée russe, comme en 1940-1941, a adapté et intégré de nouvelles technologies et contre-mesures pour priver l’Ukraine d’un champ de bataille majeur. Il est probable qu’elle procédera, afin de préparer le probable » assaut final » du printemps à une autre, mobilisation après la réélection de Poutine en mars. Il n’est de force que d’hommes, disait Jean Bodin, le fondateur de la science politique. Un avantage démographique de trois contre un sur l’Ukraine, auquel s’ajoutent bien des combattants extérieurs, africains, syriens, centre – asiatiques ; etc.
L’Ukraine dépendant plus que jamais de ses alliés et partenaires qui, outre leur aide militaire, humanitaire et l’accueil de ses 7 à 8 millions de réfugiés, lui octroient une aide budgétaire de 1,5 milliard d’euros par mois. Si l’UE a eu du mal, à finaliser son programme d’aide de 50 milliards d’euros sur cinq ans, la demande de budget supplémentaire de 61 milliards de dollars américains est devenue l’otage de la campagne électorale américaine qui bat son plein. Mais même si ce paquet était approuvé – il est certain qu’un autre plan d’aide à l’Ukraine devrait être requis pour le prochain exercice financier 2025, avec tous les aléas prévisibles au Proche-Orient ou en mer de Chine. Force est d’admettre que les Occidentaux sont captifs de la théorie des « coûts irrécupérables ( sunk – cost fallacy), connue en économie. C’est une tendance à s’obstiner dans une action dont les coûts dépassent les bénéfices, mais dans laquelle on a déjà investi des sommes importantes. Tout dépend évidemment de l’évaluation de la sécurité et de la liberté, toutes informations difficiles à quantifier et variables. Mais on est déjà passé du « autant que cela durera » au « aussi longtemps que l’on pourra ».
Les chances de succès de l’Ukraine dépendent donc de nombreux paramètres : opérations offensives à grande échelle, accroissement de l’aide occidentale, l’état des opinions publiques et last but not least, de la résilience de la société ukrainienne de plus en plus meurtrie avec ses 50 000 invalides, épuisée, détruite, mais dont la vaillance force le respect et suscite l’admiration.
Vers une autre approche de la part de l’Ukraine et de ses partenaires.
Les ambitions de Vladimir Poutine demeurent inchangées, Il l’a proclamé une nouvelle fois dans son long entretien avec Tucker Carlsson, destiné tant à sa propre campagne qu’à celle de Donald Trump qu’il ne peut qu’appeler de ses vœux les plus chers : c’est la reddition pure et simple de l’Ukraine. Du côté ukrainien, la récente stratégie exige, pour temps présent, la poursuite de la construction d’installations défensives, de défenses aériennes et de contre-mesures pour préserver troupes et ukrainiens, villes, villages et zones critiques, Infrastructure, reconstitution et reconversion, unités de protection active ; et acquérir des capacités de frappe de précision à longue portée, en attendant l’arrivée en nombre suffisant des F – 16 et des missiles de type Taurus ou équivalent. D’ores et déjà s’impose la nécessité de nouvelles technologies, et d’un changement continu de moyens et de méthodes de la guerre. La logistique représente un des grands défis des forces ukrainiennes qui doivent gérer un parc de matériel si hétérogène. Elles comptent beaucoup sur l’emploi de drones plus sophistiqués, dotés de l’Intelligence artificielle dont la construction de 1 à 1,5 million d’unités est prévue., et pour lesquels une nouvelle unité au sein de l’armée a été constituée, baptisée « Unmanned Systems Forces ».
Mais il lui faudra bien se préparer à une interminable guerre longue et coûteuse au moment où maints pays européens proclament qu’il convient de s’apprêter de leur côté à un possible affrontement avec la Russie, ce qui supposera de procéder à des choix cornéliens en matière de conception, de fabrication et de répartition de tout le spectre des armes les plus sophistiquées. Déjà les difficultés de recrutement au sein de l’armée de l’air française ont eu un impact sur la formation des pilotes ukrainiens, un phénomène qui se multipliera. Lors de sa récente visite à Kiev, Rishi Sunak a annoncé un nouvel accord de sécurité entre le Royaume-Uni et l’Ukraine. Emmanuel Macron a reporté son voyage prévu à Kiev à la mi-février au cours duquel il devait également en signer un et se rendre à Odessa pour y lancer un fonds d’assistance à la reconstruction civile de 200 millions d’euros. L’OTAN qui n’a toujours pas ouvert sa porte à l’Ukraine célébrera son soixante-quinzième anniversaire lors de son sommet, en juillet à Washington. Sera – t-elle désireuse et capable de changer fondamentalement la donne diplomatique et la situation sur le terrain ? À ce stade rien n’est moins sûr.
La situation sur le terrain semble renforcer les positions des forces ukrainiennes et occidentales qui préconisent une fin rapide de la guerre le long de la ligne de front actuelle (le « scénario coréen ») en faisant valoir que « plus nous nous battons longtemps, plus nous perdons de personnes et de territoires, et plus les conditions pour mettre fin à la guerre seront mauvaises ». Les autorités ukrainiennes et les principaux pays occidentaux sont actuellement opposés à cette option, et il est peu probable que la seule perte d’Avdiivka les fasse changer d’avis. Mais si la situation sur le front continuait à se détériorer pour l’AFU, le concept à Kiev et à l’Ouest pourrait changer. Dans ce cas, la question de savoir si Poutine acceptera de mettre fin à la guerre, et si oui, à quelles conditions, restera ouverte, quelque soit l’issue des élections présidentielles américaines.
La béquille du Temps fait plus de besogne que la massue de fer d’Hercule
Aussi convient -il de s’interroger, tout en prodiguant une aide précieuse à l’Ukraine, sur la nécessité d’esquisser un plan de sortie de guerre avant qu’il ne soit trop tard ou qu’elle n’ait produit que de nouvelles dévastations massives sans résultats décisifs. Aucun des adversaires, aucun des camps en présence n’est disposé à perdre la face ou faire le premier pas. Mais tous deux ressortiront durement éprouvés par la guerre. Si l’on met le plus souvent l’accent sur les immenses destructions qu’a subies l’Ukraine, il convient de garder à l’esprit que la Russie sortira meurtrie par la guerre. Outre sa démographie affaiblie, et son économie quoique l’on dise impactée c’est son orientation de plus en plus affirmée vers l’Asie qui laissera des traces durables. En tournant le dos à l’Europe vers laquelle l’avait orientée Pierre le Grand, elle renonce à ses racines culturelles et se rapproche de plus en plus de régimes dictatoriaux, Iran, Chine, qui vient d’annoncer son « soutien » à la Russie et Corée du Nord en formant avec eux un « Nouvel empire mongol » anti Occidental dont le dessein est de prendre le contrôle de l’Eurasie en en expulsant présence américaine et influence européenne.
L’auteur de ces lignes avait écrit un article en décembre 2021 ( paru dans Conflits le 8 mars 2022) avant que ne débute le cycle de négociation des 11 – 13 janvier 2022 visant à stopper la boule de feu de la guerre. Il s’agissait en vue d’éviter le recours aux armes, tout en poursuivant les contacts nécessaires d’abord afin de geler le statut de la Crimée, comme de mettre sous cloche la question de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN tout en octroyant une réelle autonomie au Donbass. Des décisions bien difficiles à prendre par Kiev, allant à l’encontre de tous ces objectifs. En échange, l’Ukraine bénéficierait d’un processus qui accélérerait son entrée dans l’UE -lui permettant de doubler son PIB en quinze ans, et serait dotée d’un solide protocole de sécurité garantie par les signataires du mémorandum de Budapest, plus quelques autres comme la France, l’Allemagne, ou la Pologne). Il s’agissait en somme d’enrober le problème ukrainien dans une discussion plus vaste portant sur l’architecture de la sécurité européenne qui n’a pas été effectivement entamée faute de temps et de volonté. Ces intentions bien généreuses ont éclaté avec les premiers boulets de la guerre. Les circonstances ont changé, mais il paraît légitime, avec le recul du temps et l’examen des réalités, de se demander s’il ne conviendrait pas de reprendre la tâche. En dehors du statut de l’Ukraine, une série de graves questions devront être également réglées, du jugement des criminels de guerre au paiement de réparations et du retrait de la Russie des territoires occupés. Une ébauche de compromis qui avait déjà été esquissé lors des pourparlers d’Istanbul de mars 2022, espoir qui a été vite douché par la découverte des massacres perpétrés à Boutcha et à Irpin, Zelensky ayant perdu toute confiance à l’égard de Poutine, ainsi que semble – t-il du fait de la pression de Boris Johnson pour que l’Ukraine poursuive la guerre à tout prix, un épisode entouré de flou. À défaut d’accord et faute d’une décision radicale sur le champ de bataille, nous nous retrouverions devant la perspective d’un conflit gelé à la coréenne, susceptible de persister des décennies, au point d’hypothéquer toute éventualité d’instaurer un système de sécurité européenne équilibré et durable.
Lorsque les hommes de guerre déposent leur glaive, parole est conférée aux diplomates. À eux, s’ils apparaissent légitimes, de saisir le moment le plus opportun pour intervenir, de se montrer habiles, d’exploiter le « secret, qui évite la bataille d’ego, les affrontements directs sur la place publique et qui, par sa souplesse, en se donnant parfois le temps, permet de tester bien de solutions originales. Aux diplomates d’être patients et déterminés, car « la béquille du Temps fait plus de besogne que la massue de fer d’Hercule » écrivait Baltasar Gracian dans L’Homme de cour, conseil de prudence toujours utile a l’heure des tweets ? C’est peut-être qu’ici que le général Zaloujny, qui en s’affichant cordialement avec le président et son successeur s’est conduit en homme d’État, s’il se mettait en réserve de la République, pourrait peut-être jouer un rôle historique en procédant à des révisions déchirantes que lui seul pourrait imposer à son peuple. On a déjà vu maintes fois le guerrier se muer en négociateur et même en chef d’État, de de Gaulle à Eisenhower. Car la diplomatie reste un art des comportements humains – de ceux qui doivent être savamment calculés. Les États exécutent des figures, poursuivent des desseins, envisagent des constructions qui s’enchaînent les unes aux autres et dont la fréquence produit un certain équilibre. Un ordre est créé. Certes il est condamné à n’être qu’éphémère. À nous de le rendre plus viable et durable.
Eugène Berg est diplomate et essayiste. Il a été ambassadeur de France aux îles Fidji et dans le Pacifique et il a occupé de nombreuses représentations diplomatiques.
Depuis le début de la guerre, la France apporte son soutien à l’Ukraine en fournissant des capacités complètes (matériels avec munitions, formation, maintenance des équipements, etc.) qui sont adaptées aux demandes et aux besoins des Ukrainiens. « Ces livraisons respectent toujours les trois mêmes critères : livrer ce dont l’Ukraine a besoin, sans fragiliser nos propres armées, et en maitrisant l’escalade », précise l’Elysée.
Voici un tableau des principales livraisons, sans détails pour certaines dont les quantités vont d’une centaine à plusieurs millions:
À ces principaux équipements s’ajoutent de nombreux équipements individuels, des systèmes optiques, de communication ou encore des moyens nautiques et sanitaires.
A noter que dans le cadre de l’Ukraine Defence Contact Group (UDCG), la France est engagée au sein de plusieurs coalitions capacitaires visant à fournir à l’Ukraine les moyens militaires lui permettant de se défendre.
Elle a notamment pris, avec les États-Unis, la tête de la coalition capacitaire « artillerie ». À ce titre, en janvier 2024, la France a annoncé la livraison prochaine de six nouveaux CAESARachetés par les Ukrainiens, l’achat de douze nouveaux CAESAR (pour un montant de 50 millions d’euros) et la capacité d’en produire 60 supplémentaires. Cet engagement s’accompagne d’une livraison de 3 000 obus de 155mm par mois en 2024. Par ailleurs, la France livrera plusieurs centaines de bombes A2SM, ainsi qu’une quarantaine de missiles SCALP supplémentaires, augmentant les capacités de frappes dans la profondeur de l’Ukraine.
De surcroît, la France assure la vice-présidence de la coalition « défense sol-air » menée par l’Allemagne et se place comme nation contributrice au sein des coalitions « Force aérienne », « sécurité maritime », « déminage » et « Technologies de l’information » (IT).
Docteur en histoire, professeur agrégé de l’Université, Patrice Gourdin enseigne à l’École de l’Air. Il intervient également à l’Institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence. Membre du Conseil scientifique du Centre géopolitique.
Quel rôle les (des) acteurs non-étatiques illégaux jouent-ils dans la crise ou le conflit ? Quels outils pour les étudier ? Quelles informations rassembler ? Comment en faire une analyse géopolitique ? Extrait gratuit du célèbre « Manuel de géopolitique » signé par Patrice Gourdin, éd. Diploweb. Disponible au format papier sur Amazon. Avec en pied de page un bonus vidéo. J-F Gayraud « Terrorisme et crime organisé. Les hybrides : nouvelle perception stratégique ».
Alors que la téléphonie mobile et Internet facilitent les communications pour tous, y compris les criminels, l’accélération et l’amplification de la mondialisation rendent les frontières plus poreuses. Cela fragilise l’ensemble des États, même les plus puissants. Quant aux plus faibles, ou à ceux qui n’existent plus que sur le papier, ils offrent de multiples facilités aux groupes se livrant à des activités illégales. Volontairement ou involontairement, un État peut ne plus exercer ses fonctions dans une (des) région(s) et celle(s)-ci se retrouve(nt) marginalisée(s). Les équipements, tout comme les services publics – notamment scolaires, sociaux et sanitaires –, manquent, les habitants ne paient plus d’impôts et ne respectent plus les lois en vigueur. La corruption et l’économie informelle dominent. Les individus rejettent l’autorité de l’État, conservent ou réactivent leurs modes traditionnels de régulation, voire en établissent de nouveaux. Les armes circulent plus ou moins librement. Les groupes armés, les organisations terroristes et/ou les réseaux criminels disputent à l’État le monopole de l’usage de la force. Les frontières ne sont pas surveillées, ce qui permet les déplacements incontrôlés de personnes ainsi que les échanges illicites et le blanchiment de capitaux. Des États, voisins ou non, s’ingèrent dans ces “zones grises“ ou les utilisent. Tout conflit accentue ces caractéristiques et certains parlent même de “trous noirs géopolitiques [1]“ pour désigner les cas les plus extrêmes : république moldave de Transnistrie ; jungle des montagnes de Bolivie, de Colombie ou du Pérou ; “Triangle d’or“ aux confins de la Birmanie, du Laos et de la Thaïlande) ; “zone des trois frontières“ en Amazonie (Brésil, Argentine, Paraguay), par exemple.
Telles ces maladies graves qualifiées d’“opportunistes“, les organisations non-étatiques illégales (mafias, groupes terroristes [2], guérillas) guettent la diminution ou la disparition des défenses immunitaires des États. Elles saisissent toute occasion offerte par l’affaiblissement ou l’effondrement de la sécurité assurée par les États. Elles les exploitent au profit de leurs activités criminelles : transit pour tous les trafics (êtres humains, armes, drogues, ivoire, espèces animales en danger, notamment), productions illicites (drogues, contrefaçons) et camps d’entraînement terroristes. Lorsque la situation ne leur paraît pas assez favorable, elles tentent de la modifier et agissent de manière à réduire à l’impuissance l’État plus ou moins existant et à s’assurer toute latitude sans attirer par trop l’attention de la communauté internationale.
La grande liberté d’action de ces groupes suscite un choc frontal entre la démocratie (lorsqu’il y en a une) des États et l’anarchie (entendue comme un mélange impuni de violence et de cruauté gratuite) des organisations criminelles [3]. La liberté recule au profit de l’arbitraire, indispensable pour le développement des activités de ces groupes, que l’on retrouve, lorsqu’ils parviennent à maturité, à l’intersection du crime, de la guerre et de la politique. Par exemple, comparés à « une lèpre qui ronge la société mexicaine [4] », les cartels mexicains de la drogue « sont devenus la menace principale parce qu’ils essaient de s’emparer du pouvoir d’État [5] » et ils « représentent le plus grave défi que le Mexique, pays à la démocratie encore fragile, ait eu à affronter [6] ». Un officier américain, docteur en sociologie et membre d’une unité antiterroriste, constatait que « les organisations criminelles sont les ennemis contemporains de la démocratie » et il poursuivait : « pour créer un environnement favorable à leurs intérêts criminels, ils pratiquent des atrocités afin de susciter la peur, de promouvoir la corruption et de saper la démocratie en provoquant la perte de confiance dans le gouvernement [7] ». Déterminé à lutter contre les trafiquants, le président Calderón, élu fin 2006, n’a pas hésité à déployer l’armée. « En réaction, les cartels ont multiplié les attentats, décapitations, mutilations ou vidéos d’“exécutions“, afin de donner l’impression que le pays devient ingouvernable [8] ». Parallèlement, « les cartels ont réussi à imposer “leurs“ candidats à la tête de plusieurs municipalités du Michoacan et du Tamaulipas [9] ». Grâce à leurs moyens financiers énormes, ils infiltrent les conseils municipaux et les gouvernements régionaux en finançant les campagnes électorales et en usant de la corruption. Le Michoacan revêt une importance symbolique particulière en tant qu’État d’origine du président Calderón [10]. Le Mexique figure au sixième rang mondial des États gangrenés par les groupes criminels, après l’Afghanistan, l’Iraq, le Pakistan, le Nigeria et la Guinée-Bissau. Leur emprise s’étend à l’ensemble de l’Amérique centrale et contribue largement au triste record mondial que détient cette dernière : celui du pourcentage d’homicides. En conséquence les 34 pays de l’OEA cherchent à coordonner la lutte qu’ils mènent contre eux [11]. Certains observateurs imaginent déjà un “État failli“ à la frontière méridionale des États-Unis [12] et des militaires américains commencent à intégrer cette hypothèse dans leurs réflexions stratégiques [13].
La corruption mine les organes de sécurité des États – lorsqu’ils existent encore –, à l’image de l’armée et de la police du Bengale occidental (Union indienne) qui laissent s’épanouir toutes sortes de trafics avec le Bangladesh car elles perçoivent leur dîme [14]. Le “cartel du Golfe“ (du Mexique) coopère, entre autres, avec un groupe armé appelé “Los Zetas“ (Les Z). Il s’agit de déserteurs d’une ancienne unité des forces spéciales de l’armée mexicaine dont les membres se sont tournés vers le trafic de drogue [15]. Le Mexique ou la Colombie, hauts lieux du narcotrafic à destination des États-Unis et de l’Europe, sont fréquemment secoués par des scandales mettant en cause de hauts responsables de la lutte antidrogue “achetés” par les cartels. Ainsi, tout récemment furent arrêtés des officiers supérieurs de l’armée colombienne qui vendaient au cartel de Valle del Norte la position des unités de l’US Navy chargées de la lutte antidrogue dans la mer des Caraïbes. Durant les quinze mois qu’il passa à la tête du ministère colombien de la défense, M. Santos révoqua 150 officiers suspects de corruption, de liens avec les trafiquants ou de complicité avec les groupes paramilitaires, soit une moyenne de 10 par mois [16]. Le responsable de l’Agence antidrogue du ministère de la Justice du Mexique fut arrêté en novembre 2008 pour avoir vendu aux trafiquants de drogue des informations sur les enquêtes et les opérations de police en cours ou prévues [17]. Le directeur du bureau d’Interpol en exercice, ainsi que son prédécesseur, le rejoignirent en prison pour les mêmes raisons [18]. La situation actuelle en Colombie résume le mal mortel que la criminalité organisée représente pour une démocratie inachevée. Alors que le pays vit dans la violence endémique depuis des décennies (guerres civiles, guérillas, narcotrafic), ses institutions démocratiques se corrodent avant même d’avoir mûri. Le président sortant, Alvaro Uribe, manœuvra pour contourner l’interdiction d’exercer un troisième mandat consécutif. En vain. Le président de la Cour constitutionnelle dénonça de « graves violations des principes de base d’un système démocratique [19] ». Le service de renseignement de la présidence espionne les opposants politiques, des journalistes, des magistrats et les militants des droits de l’homme. L’armée viole les droits de l’homme tandis que les groupes paramilitaires d’extrême droite, officiellement dissous, poursuivent leurs exactions. Le crime organisé corrompt une partie de l’appareil d’État et de la classe politique. Bref, « Derrière la façade officielle du progrès et de la prospérité, se déroule un combat acharné – encore plus sauvage que celui que se livrent l’État et les guérillas, aussi rude soit ce dernier. Cette lutte acharnée oppose ceux qui tirent profit du statu quo et ceux qui veulent le modifier ; ceux qui ordonnent les massacres et ceux qui demandent justice pour les crimes passés ; ceux qui bénéficient du crime organisé et du trafic de drogue et ceux qui tentent de démanteler les puissants réseaux criminels ; ceux qui infiltrent et corrompent les institutions démocratiques et ceux qui tentent de les faire fonctionner ; ceux qui écoutent les conversations téléphoniques et ceux dont les lignes sont espionnées [20] ».
Phénomène antérieur aux années 1990, le crime organisé s’adapte aux évolutions du monde et son internationalisation croissante accompagne l’essor de la mondialisation. Dans la mesure où nul État n’échappe totalement à l’emprise des mafias, ces dernières occupent une place considérable parmi les atteintes d’origine non-étatique à la sécurité. Au printemps 2008, devant le Centre d’études stratégiques et internationales de Washington, l’Attorney General (i.e. le ministre de la Justice) des États-Unis, Michael B. Mukasey, soulignait l’accroissement de la menace représentée par les organisations criminelles internationales. Il s’inquiétait de l’apparition d’une « nouvelle espèce de truands qui infiltrait les entreprises stratégiques, fournissait un soutien logistique aux terroristes et devenait capable de “causer des dommages aux infrastructures économiques“ [21] ». Ils étendent leurs activités à tous les secteurs économiques (matières premières, bâtiment et travaux publics, commerce, finances, Bourse, par exemple) et s’insinuent jusque dans la vie quotidienne : cigarettes, pétrole, contrefaçons de vêtements ou de médicaments, entre autres. La menace revêt une telle ampleur que le ministre a réactivé un groupe de coordination créé sous la présidence Johnson (1963-1968) pour identifier et combattre les organisations criminelles internationales les plus immédiatement dangereuses. La crise financière de l’automne 2008 suscita une crainte nouvelle : que les groupes criminels en profitent pour s’enraciner davantage encore dans l’économie légale en rachetant massivement les actions dévalorisées [22]. Les besoins de liquidités accrus par la crise financière qui sévit à partir de l’automne 2008 offrent d’excellentes occasions de blanchir l’argent sale. L’appauvrissement d’une partie de la population accroît la demande de produits contrefaits ainsi que l’émigration clandestine [23].
L’Union européenne est gangrenée depuis des décennies par le phénomène mafieux, visible de manière particulièrement spectaculaire en Italie, même si ce pays n’a pas le monopole en la matière.
Dans son rapport annuel pour 2007, la Direction nationale antimafia « a mis en évidence les liaisons dangereuses qu’entretiennent des hommes politiques italiens et les chefs de clans mafieux en période électorale, en particulier dans le sud du pays ». Fait révélateur, le code pénal italien comporte un « article 416 punissant “la distribution d’argent en échange de la promesse de votes électoraux provenant d’une association mafieuse“ [24] ».Toutes les études montrent l’emprise des mafias sur l’économie du pays : « si certains entrepreneurs évoluent indiscutablement dans un rapport de sujétion, d’autres n’hésitent plus aujourd’hui à s’associer spontanément avec elles pour développer leurs activités, car [elles] garantissent l’accès à des marchés et neutralisent la concurrence [25] ».
La Camorra napolitaine se comporte comme une véritable entreprise et étend ses multiples filières bien au-delà du sud de l’Italie : « Durant les dernières décennies, sous le règne de la Camorra, la Campanie, région qui englobe Naples et ses alentours, est devenue le centre d’un réseau criminel international intégrant le trafic de drogue, les décharges illégales de déchets, la fraude aux travaux publics, le blanchiment d’argent par des entreprises semi-légales comme les supermarchés ou les jeux dans les arrières-salles de bar [26] ».
Lors du procès du clan des Casalesi, le montant de leurs activités fut estimé à 30 milliards d’euros et leur emprise économique se révéla avoir des ramifications de la Russie à l’Amérique du Nord [27]. La description de la Campanie abandonnée par l’État italien à la Camorra et résignée à son sort [28] commence à frapper les esprits : la publication, en 2006, du livre Gomorra, puis le succès de son adaptation cinématographique par Matteo Garrone [29] (en 2008) et la menace d’exécution qui pèse sur la tête de l’auteur, Roberto Saviano [30], provoquèrent un choc dans la péninsule et au-delà. Dans une enquête publiée à l’automne 2008, un journaliste accusait l’État d’avoir livré la Campanie à la Camorra en la laissant devenir la région hébergeant la plus grande proportion de pauvres d’Europe [31]. Un autre, à la suite de Roberto Saviano, exposait le rôle déstabilisateur joué, à l’échelle planétaire, par les ventes d’armes (notamment des fusils d’assaut Kalachnikov) de la Camorra [32].
En Sicile, l’emprise de Cosa Nostra revêt une telle ampleur que l’archevêque de Palerme décida, en 2008, d’enseigner le phénomène et ses mécanismes aux séminaristes de son diocèse. L’un de ses collaborateurs expliqua : « il est important qu’il existe dans notre territoire une réflexion de l’Église sur ce qui structure à ce point la vie politique et les mentalités de la population [33] ». Cela s’inscrit dans un mouvement général en Italie : la justice, la police, des journalistes, des paysans [34], des chefs d’entreprises, des commerçants et des citoyens [35] tentent de susciter une prise de conscience et luttent contre l’emprise des criminels sur la société. Alors que, sous l’impulsion du pape Jean-Paul II, l’Église italienne avait entamé un travail de réflexion et une action pastorale contre le crime organisé dans les années 1990, cette dynamique s’est essoufflée et les autorités ecclésiastiques relancent le processus. Cela paraît d’autant plus important que les chefs mafieux étalent depuis toujours une foi ostentatoire et que leur « symbolique » criminelle s’inspire très largement des « châtiments spectaculaires » de l’Inquisition, « qui fut en Sicile un État dans l’État [36] ». Une redoutable confusion peut effectivement en résulter auprès de la population.
L’Union européenne subit également l’assaut des mafias des anciens pays communistes, en particulier celles qui sévissent en Roumanie, en Bulgarie [37], en Albanie, au Kosovo, en Serbie, au Monténégro et en Croatie [38]. Plusieurs préoccupations s’imposent aux responsables européens : en premier lieu, empêcher ou du moins limiter la connexion entre ces différentes mafias, d’une part, et l’alliance entre ces groupes criminels et les mafias extérieures, comme celles de Russie, d’autre part. Un autre défi consiste à interdire aux chefs de ces organisations d’acquérir une respectabilité voire une immunité, notamment en devenant parlementaires ou en noyautant les appareils d’État [39].
L’Afrique devient le nouveau champ de manœuvre de certains narcotrafiquants. Pour des raisons essentiellement politiques et morales, le trafic de drogue connaît une croissance foudroyante : du fait de « la porosité des frontières [40] » et de « la perte des repères et de certaines valeurs [41] » dans une partie de la jeunesse. L’on redoute même une corruption de la vie politique par l’argent de la drogue. Un journaliste sénégalais trace un tableau encore plus inquiétant : « Après les navigateurs-explorateurs-commerçants d’il y a plusieurs siècles, les missionnaires, les colons tout court, les multinationales, voilà la pègre internationale qui découvre l’éden africain et veut y prospérer. Les pays occidentaux sont de mieux en mieux organisés et de plus en plus outillés pour faire face aux prédateurs, voire les éradiquer à défaut de pouvoir les contrôler. Les pays de l’Est qui ont récemment retrouvé le monde “libre“ se sont bien vite retrouvés saturés de délinquance. Ils cherchent désormais à y mettre le holà. Seul le Sud est encore une terre à prendre. Vierge d’institutions démocratiques et stables, avec ses richesses naturelles à même le sol, son soleil toute l’année, ses plages à perte de vue, ses sites paradisiaques, ses populations vivant en majorité en dessous du seuil de pauvreté, sa corruption, son blanchiment d’argent, ses régimes politiques affairistes, l’Afrique est assurément une aubaine pour la pègre internationale [42] ».
« L’ancienne Côte de l’Or se transforme en Côte de la Cocaïne » lit-on dans le rapport de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) pour l’année 2008 [43]. La Guinée-Bissau passe pour l’exemple type du “narco-État“. En novembre 2008, le chef de l’armée, le général Tagme Na Waié, et le président Vieira s’opposèrent au sujet du trafic de drogue. Ils firent chacun l’objet de plusieurs tentatives d’assassinat et le général finit par périr dans l’explosion d’une bombe télécommandée dans la nuit du 1er au 2 mars 2009, un mode opératoire plus mafieux qu’africain estimèrent avec inquiétude les spécialistes. Ses partisans le “vengèrent“ en assassinant le président Vieira [44]. Pays relativement proche de l’Amérique latine, ni sa côte ni ses îles ne font l’objet d’une surveillance efficace et ses habitants, citoyens d’une ancienne colonie portugaise, entrent dans l’Union européenne (où la cocaïne se vend deux fois plus cher qu’aux États-Unis) sans visa. En outre, son système judiciaire et ses institutions politiques sont corrompus. Enfin, il s’agit de l’un des États les plus pauvres du monde : le prix de 6 grammes de cocaïne revendus en Europe y équivaut au salaire annuel moyen. Ces chiffres suffisent à expliquer le basculement d’une partie de la population dans le trafic, contrôlé par les cartels colombiens [45]. La toxicomanie, avec son cortège de drames individuels a fait son apparition. Le narcotrafic affecte, à des degrés variables, tous les États de la région et on l’observe également en Afrique orientale (Kenya et Ouganda, notamment) [46].
Les États, tout comme la communauté internationale dans son ensemble, se trouvent donc confrontés à une menace considérable et protéiforme. Bien que « profondément préoccupé[s] par les incidences néfastes, sur les plans économique et social, des activités criminelles organisées, et convaincu[s] qu’il [fallait] d’urgence renforcer la coopération pour prévenir et combattre plus efficacement ces activités aux niveaux national, régional et international, [et] notant avec une profonde préoccupation les liens croissants entre la criminalité transnationale organisée et les crimes terroristes [47] », ils ne se dotèrent qu’en 2000 d’un instrument juridique efficace : la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, dite Convention de Palerme, qui permet une définition juridique commune des crimes et délits ainsi qu’une lutte coordonnée. En 2003, « convaincus du fait que l’acquisition illicite de richesses personnelles peut être particulièrement préjudiciable aux institutions démocratiques, aux économies nationales et à l’état de droit [48] », ils complétèrent le dispositif par une Convention des Nations Unies contre la corruption, dite Convention de Mérida. Ce texte offre une définition juridique, définit des mesures préventives et répressives, établit une coopération internationale et érige la restitution d’avoirs illégaux en règle universelle. La mise en œuvre effective de cet arsenal dépend, en dernier ressort, de la volonté politique des États. Cela semble la voie la plus efficace si l’on en croit certains spécialistes car « tous les pays employant une stratégie […] fondée avant tout sur la persécution physique des criminels ont vu augmenter le phénomène de la corruption. Aucun pays n’a pu réduire les opérations du crime organisé sans s’attaquer aussi à son patrimoine [49] ».
Depuis que l’homme navigue sur les mers et les océans, il court le risque d’être attaqué par des pirates. L’action impitoyable des flottes des grandes puissances les éradiqua à la fin du XVIIIe siècle. Il subsista une criminalité maritime endémique, mais, jusqu’à la fin de la Guerre froide, il s’agissait d’un épiphénomène. Depuis le début des années 2000, elle redevient une préoccupation de sécurité importante. Plusieurs affaires spectaculaires mirent, en 2008, sur le devant de la scène la résurgence de la piraterie, notamment au large des côtes de la Somalie. Les pirates s’en prirent d’abord aux bateaux transportant l’aide alimentaire destinée aux populations locales et le Conseil de sécurité de l’ONU, réaffirma, le 15 mai 2008 [50], sa détermination à protéger les convois maritimes du Programme alimentaire mondial. Par surcroît, il s’agit d’une zone névralgique de l’économie mondiale, par laquelle transitent plusieurs dizaines de milliers de navires par an, parmi lesquels les pétroliers venus s’approvisionner dans le golfe Arabo-Persique. Rien d’étonnant donc si le Conseil de sécurité de l’ONU adopta, le 2 juin 2008, la résolution 1816 [51] autorisant les navires de guerre à opérer dans les eaux territoriales somaliennes. Depuis, les résolutions 1831 [52] (19 août 2008), 1846 [53] (2 décembre 2008), 1851 [54] (16 décembre 2008), 1897 [55] (30 novembre 2009) confirmèrent et renforcèrent les précédentes, tandis qu’un Groupe de coordination contre la piraterie maritime était constitué en janvier 2009. Toutefois, les pirates attaquent jusqu’à plusieurs centaines de kilomètres des côtes (les plus audacieux, au large des Seychelles), ce qui représente un espace trop vaste (3 025 kilomètres de côtes, deux à quatre millions de kilomètres carrés d’océan) pour garantir une sécurité totale. En outre, le phénomène sévit dans une zone bien plus large, qui s’étend de la Corne de l’Afrique au détroit de Malacca. Les revenus générés par cette “activité“ s’élèvent à des millions de dollars [56]. S’ils bénéficient à des groupes criminels classiques ainsi qu’à des milices, et, indirectement semble-t-il, à des islamistes radicaux, ils assurent avant tout la subsistance de populations pauvres. À l’origine, les pirates somaliens apparurent parmi les pêcheurs ruinés par la pêche industrielle pratiquée sans retenue et les déversements sauvages de déchets toxiques, faute d’un État pour faire respecter les droits somaliens [57]. Il se trouve également parmi eux des paysans frappés par la sécheresse [58]. Leur action s’apparentait, au départ, à une stratégie de survie. Mais elle transforma rapidement ces hommes en criminels de mieux en mieux organisés et équipés. Un véritable système (certains parlent d’une “entreprise“) existe désormais : des responsables politiques et des hauts fonctionnaires corrompus assurent la protection des pirates ; du Kenya au Yémen, des employés des ports – mal payés – leur vendent toutes les informations dont ils ont besoin sur les mouvements de navires et leurs cargaisons ; les jeunes sans emploi fournissent les hommes de main ; les bandits de toute la contrée viennent proposer leurs services ; les pêcheurs apportent leurs bateaux et leur connaissance de la côte ; des hommes d’affaire étrangers financent les armes et les moyens de transmission, puis servent d’intermédiaires pour les négociations et la perception des rançons ; les islamistes y trouvent une occasion de nuire aux intérêts occidentaux. Les pirates font l’objet d’une réelle admiration et nombre d’habitants, notamment les enfants, rêvent d’imiter ces hommes qui tiennent le haut du pavé, possèdent de lucratives entreprises, conduisent de grosses voitures, habitent de luxueuses maisons, donnent des fêtes somptueuses, prennent plusieurs épouses, entretiennent des prostituées et consomment de l’alcool et du khat [59]. Une Somalienne racontait : « Je n’ai pas reconnu mon village, quand j’y suis retourné. Il y avait de nouvelles constructions partout, des voitures modernes, des villas luxueuses. Tout a changé, l’argent a modifié les comportements des gens, leur mode de vie. Les pirates sont devenus des héros pour cette population pauvre et analphabète [60] ».
Plusieurs pays, parmi lesquels les États-Unis, la Russie, la Chine et la France, assurent une présence navale dans cette immense zone, l’OTAN y mène des opérations depuis octobre 2008 et l’Union européenne mit en place, à partir du 15 décembre 2008, l’opération “Atalanta“ [61], mais cela semble insuffisant, faute du retour d’un État digne de ce nom en Somalie. Hormis la considérable nuisance économique qu’elle engendre (estimée à environ 500 millions de dollars en 2008 [62]), cette situation pourrait s’avérer grosse d’un immense danger : les pirates, pour éviter d’être éliminés par les groupes armés islamistes radicaux (comme le fit l’Union des tribunaux islamiques quant elle prit le contrôle du pays, en 2006) risquent de s’aligner sur ceux-ci et de rallier Al Qaeda. Déjà, des pirates se réclamant du groupe Al Shabaab (“Les Jeunes combattants“), bras armé de l’Union des tribunaux islamiques, dont ils se séparèrent en 2007, la jugeant trop “politicienne“ et plus assez radicale, lui reversent une partie de leurs “gains“ et dénoncent les navires occidentaux comme ceux des “infidèles“ et des “occupants“ [63]. Mais le précédent des taliban, soutenus par Washington lors de leur arrivée au pouvoir en 1996, dans l’espoir de contrer l’Iran en Asie centrale et d’en évacuer les hydrocarbures sans passer par la Russie, inspire à certains une toute autre stratégie, réaliste (du moins en apparence) plutôt que morale, celle-là : favoriser l’avènement d’un gouvernement stable rétablissant un État fort en Somalie, celui des islamistes [64]. Le retournement des taliban contre Washington et ses conséquences devraient pourtant donner à réfléchir à ces apprentis sorciers : Al Qaeda bénéficia de l’hospitalité et du soutien qui lui permirent de préparer les attentats du 11 septembre 2001.
L’emprise des guérillas pèse également sur certains États. Elles connurent une expansion considérable durant la Guerre froide, dans le cadre de la décolonisation et/ou de l’affrontement indirect entre les États-Unis et l’URSS. Elles permirent (ou contribuèrent à) l’accession à l’indépendance (Indochine, Algérie, par exemple) ou le renversement de régimes en place (Cuba, Nicaragua, notamment). Mais depuis la fin de la Guerre froide, il devient de plus en plus difficile de les distinguer de la criminalité purement crapuleuse. En Amérique latine, par exemple, elles coopèrent ou rivalisent avec cette dernière et tendent à s’y fondre : l’argument politique ne constitue plus guère qu’une vague distinction originelle. Les guérilleros semblent fatigués des “grandes causes“ et, s’ils ne font pas leur “adieu aux armes“, se muent en truands.
Le cas le plus médiatisé est celui des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Créées en 1964, elles se réclamaient alors du parti communiste prosoviétique. Depuis les années 1990, il n’en est plus rien et, en 2008, un universitaire colombien expliquait ainsi leur affaiblissement : « les FARC sont plongées dans une très grave crise de discipline. La principale cause en est l’argent du trafic de drogue. Ce qui était au départ un moyen de financement est devenu un cancer. Le goût de l’argent facile a corrompu, aussi, la guérilla [65] ».
Néanmoins, avec environ 7 000 combattants et un revenu annuel – tiré de la drogue – compris entre 400 et 700 millions de dollars, « les FARC ne sont pas finies [66] ».
Lors de l’offensive des forces du Congrès national pour la défense du peuple (CNDP) du général Laurent Nkunda, à l’automne 2008, le tiers de la “zone utile“ du Nord-Kivu tomba entre leurs mains. Pendant quelques semaines, les rebelles substituèrent leur “administration“ à celle de l’État congolais [67]. Il s’agissait de pillage et non de bonne gouvernance.
Étonnant mélange de modernité et d’obscurantisme que ces taliban afghans qui veulent revenir plusieurs siècles en arrière tout en s’appuyant sur des processus et/ou des technologies complexes. Parmi les derniers exemples en date figure la régulation de la production de pavot en 2008. L’Afghanistan a produit “trop“ d’opium ces dernières années et les prix ont chuté d’environ 20 %, ce qui amputa les ressources financières de la guérilla. Pour lutter contre cette surproduction d’un genre très particulier et soutenir les “cours“, les taliban imposèrent une réduction des surfaces cultivées et stockèrent une partie des excédents. Les experts déplorent que la communauté internationale ait sous-estimé le poids du pavot dans la montée en puissance de la guérilla [68].
Les combattants maoïstes du Népal ne semblent pas encore engagés aussi avant dans la criminalisation. Fin 1996, une dissidence radicale se détacha du parti communiste local et prit les armes sous le nom de parti communiste du Népal-maoïste (PCN-M). Les combats durèrent 10 ans et firent environ 13 000 morts. Le 21 novembre 2006, ils déposèrent les armes et se joignirent à la coalition qui contestait la monarchie absolue instaurée en février 2005. Ils arrachèrent à leurs alliés la promesse que la république serait instaurée, siégèrent au parlement provisoire et entrèrent au gouvernement intérimaire en avril 2007. Le 10 avril 2008, à la surprise générale, ils arrivèrent en tête des élections pour l’assemblée constituante. Certes, « impressionnés par la puissance de leur organisation, les électeurs les [avaient] préférés aux partis traditionnels de gauche, jugés inefficaces et corrompus. Ils [avaient] voté pour la force et le pouvoir [69] ».
Mais certains faisaient également état de violences diverses [70]. Il n’empêche, après l’abolition de la monarchie votée le 28 mai, le chef des maoïstes, Pachandra, fut élu chef du gouvernement le 15 août. Il démissionna le 4 mai 2009 après un bras de fer avec l’armée régulière. Officiellement, il entendait imposer l’autorité du pouvoir civil à l’institution militaire, mais la réalité demeure obscure. Peut-être s’éclaire-t-elle par les propos tenus dans un discours qu’avait prononcé Pachandra en janvier 2008 dans un camp de combattants : « Nous diminuerons les effectifs de l’armée à 50 000 hommes. Si [ensuite] nous faisons entrer 10 000 de nos combattants, l’ensemble de l’armée sera sous notre influence. Nous avons les concepts, la politique, la vision. Eux, ils n’ont que les bottes. Les hommes conscients avaleront les porteurs de bottes [71] ». La guérilla s’était-elle vraiment convertie à la démocratie ?
Connu depuis l’Antiquité, le terrorisme se développa de manière considérable à partir de la fin du XIXe siècle. Mode d’action illégal cherchant à imposer une volonté à un adversaire et/ou à briser sa résistance, il a pesé ou pèse sur l’évolution de plusieurs États. Le perfectionnement constant des explosifs depuis l’invention de la dynamite par Alfred Nobel (1867), ainsi que l’apparition et le développement des moyens de communication de masse (à partir des années 1890), permirent d’obtenir un effet psychologique considérable avec des moyens militaires limités. Il ne s’agit donc pas d’une idéologie, mais d’un mode d’affrontement, ce qui explique son caractère protéiforme et impose une étude au cas par cas. Avant la Première Guerre mondiale, une partie des anarchistes russes, ouest-européens et américains y recoururent – sans succès – pour tenter de renverser le système politique en place. Ce qu’essayèrent à leur tour, durant les années 1970-1980, des organisations se réclamant de l’ultra-gauche, comme les Brigades rouges en Italie (1969-1981), la Fraction armée rouge en République fédérale d’Allemagne (1970-1977) ou Action directe en France (1979-1987). Des indépendantistes l’utilisèrent (Macédoine, Irlande, Algérie, par exemple) ou l’utilisent encore (Basques, Corses, Palestiniens, Kurdes, Tamouls, Cachemiris, entre autres), tantôt comme substitut, tantôt comme complément de la guérilla. Dernier avatar en date, le terrorisme islamiste fit son apparition durant les années 1990 et tente de déstabiliser l’ensemble des États de l’aire musulmane, tout en s’attaquant à des pays non-musulmans présentés comme “ennemis“ de l’islam (États-Unis, Europe occidentale, notamment). La multiplicité des organisations et la méconnaissance des relations qu’elles entretiennent défient l’expertise. Toutefois, une nébuleuse se détache : Al Qaeda. Tantôt actrice, tantôt commanditaire, tantôt caution, elle apparaît dans de nombreuses actions terroristes islamistes.
Toute zone de combats impliquant des populations musulmanes, de la Bosnie-Herzégovine au sud des Philippines, en passant par le Caucase, l’Irak, l’Afghanistan ou le Cachemire, entre autres, vit ou voit intervenir des combattants islamistes radicaux, affirmant mener une “guerre sainte“ pour défendre leur religion. L’intervention de l’Éthiopie et des États-Unis en Somalie offrit à Al Qaeda l’occasion d’élargir le champ de son combat. Depuis fin 2006, “la Base“ encourage les combattants somaliens qui, quant à eux, utilisent des techniques insurrectionnelles importées d’Irak [72]. La minorité musulmane (4 des 37 millions d’habitants) du Kenya voisin, essentiellement présente dans le nord et sur la côte, est fortement travaillée par les islamistes. Pauvre, essentiellement rurale, la région demeure oubliée du pouvoir central, ce qui favorise la propagande des radicaux. En 1998, un Comorien, membre important d’Al Qaeda, Fazul Abdullah Mohammed, organisa un attentat contre l’ambassade des États-Unis à Nairobi. Pour ce faire, il s’appuya sur les Swahili de la région côtière et les Somalis de la frontière septentrionale. Ils participèrent également à l’attentat contre le Paradise Hotel et à la tentative d’attentat contre un avion israélien à Mombasa, en 2002 [73]. Déjà faible et démunie face à l’offensive des narcotrafiquants, l’Afrique de l’Ouest se trouve également visée par les islamistes radicaux [74].
En dépit de la présence de plus de 100 000 soldats occidentaux et de la reconstitution d’une armée “nationale“, l’Afghanistan demeure en perdition et offre un condensé de toutes les nuisances non-étatiques. L’autorité du président Ahmid Karzaï ne s’exerce guère que sur une partie de Kaboul. Le reste du pays est contrôlé par les taliban, les chefs de clans, les mafias de la drogue, Al Qaeda, dans un désordre qui fait l’affaire de tous ceux qu’un État de droit mettrait en difficulté. Observons que ce dernier n’exista jamais dans ce pays. En 2008, les paysans afghans cultivèrent 7 700 tonnes d’opium qui rapportèrent plus de 5 milliards de dollars (soit plus de la moitié du produit national brut), dont 500 millions seraient utilisés à financer les combats contre la coalition occidentale [75]. La corruption gangrène les autorités officielles (le frère du président, Ahmed Wali Karzaï [76], des ministres, des centaines de fonctionnaires, des milliers de policiers et de militaires, des gouverneurs, des chefs de districts) tandis que l’ensemble du pays vit de trafics plus ou moins importants : pourquoi ceux qui contrôlent et tirent profit de tout cela y mettraient-ils fin [77] ? La riposte existe peut-être : elle consisterait à favoriser, avec la participation d’associations d’assistance humanitaire, des activités économiques licites rémunératrices ainsi qu’un accès plus large aux aides et services de l’État [78]. Mais, outre assurer la sécurité à la population, il faudrait mobiliser des compétences, de l’habileté et du tact au service d’une réelle volonté politique…
Groupes terroristes et mouvements de guérillas occupent le devant de l’actualité depuis la fin de la Guerre froide et la disproportion des moyens dont ils disposent face aux États a redonné vie au concept de “guerre asymétrique“. Toutefois, il faut éviter de considérer ces entités seulement en elles-mêmes : elles jouissent parfois, par des voies fort sinueuses, du soutien d’États qui les instrumentalisent. Il s’agit donc, dans certains cas, de la classique “guerre indirecte“ ou “guerre par procuration“, dont la Guerre froideoffrit tant d’exemples.
Les attaques terroristes contre la capitale économique de l’Inde, Mombai, fin novembre 2008, provoquèrent un regain de tension entre l’Union indienne et le Pakistan. Certes, Islamabad qualifia d’“acteur non-étatique“ le groupe djihadiste responsable de l’opération, le Lashkar-e-Taiba, bien que celui-ci réside au Pakistan. Toutefois, « les Indiens, mais aussi les Américains [étaient] sceptiques. Car ces “acteurs non-étatiques“ont longtemps été couvés et soutenus en sous-main par les services secrets de l’armée pakistanaise [79] ». En effet, ces derniers manipulent de longue date des groupes de guérilla et des organisations terroristes au profit des intérêts de leur pays. Ils utilisent depuis des lustres des groupes armés au Cachemire et en zone pashtoune
En 2008, compte tenu de leurs liens historiques avec le mouvement naxaliste – ainsi nommé car il lança sa première insurrection, en 1967, dans la localité de Naxalbari, au Bengale Occidental –, qui opère dans 16 des 28 États de l’Union, les autorités indiennes s’inquiétèrent du soutien que pourraient éventuellement lui apporter les nouveaux dirigeants du Népal [80]. Son orientation maoïste alimente également, depuis le début, le soupçon de collusion avec le rival chinois.
Outre la déstabilisation de leur pays, les FARC empiètent sur le territoire des États voisins. Dans les montagnes et la jungle qui se trouvent à la frontière vénézuélienne, par exemple, elles s’installent désormais de manière permanente. Il semble que le président Hugo Chavez tolère l’installation d’un sanctuaire parce qu’il s’agit d’adversaires de ses ennemis américains et colombiens. Il en résulte une très grande insécurité pour les habitants : depuis plusieurs années, les FARC pratiquent impunément racket et enlèvements [81]. Bien plus, en l’absence de système judiciaire, ils règlent eux-mêmes les litiges familiaux, les querelles de propriété ou les contentieux entre entreprises. Donc, non seulement l’État vénézuélien tolère la présence de groupes armés étrangers sur son territoire, mais encore, il n’assure ni la justice ni la sécurité à ses propres citoyens. Également et peut-être surtout, cela paraît lié au trafic de drogue, dans lequel seraient impliqués des officiels vénézuéliens. Le pays verrait transiter sur son territoire un tiers de la cocaïne colombienne exportée vers les États-Unis et l’Europe. Ce trafic profiterait à la guérilla tout autant qu’aux paramilitaires qui la combattaient, et même aux terroristes du Hezbollah [82]. Autre territoire soumis à l’influence pernicieuse des FARC, la frontière avec l’Équateur, État déchiré par une crise politique endémique, affaibli par une très forte corruption et incapable de sécuriser sa frontière amazonienne [83]. L’aviation colombienne attaqua, le 1er mars 2008, un camp des rebelles et tua l’un des dirigeants principaux de la guérilla, Raul Reyes, ce qui déclencha une grave crise entre les deux pays ainsi qu’entre Bogota et le Venezuela. Selon les services de renseignement colombiens, les documents saisis sur les rebelles attesteraient d’une collusion entre les FARC, l’Équateur et le Venezuela pour contrer le principal allié des États-Unis dans la région [84]. Interpol confirma l’authenticité des documents produits par la Colombie [85]. Dans la mesure où se déroule une “mini-guerre froide [86]“ entre les trois pays, les assertions comme les démentis demeurent en partie sujets à caution, mais la manipulation des et par les FARC demeure une certitude.
Les quelques exemples ci-dessus montrent le grand nombre et l’infinie variété des acteurs non-étatiques illégaux. Leur incidence sur les situations de crise ou de conflits ne semble jamais nulle, mais le caractère trouble de leurs activités et les multiples manipulations auxquelles elles se livrent et/ou se prêtent compliquent leur étude et l’évaluation de leur impact réel. Et ce d’autant plus qu’une part notable de leurs nuisances figurent dans la rubrique « faits divers ».
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PROBLÉMATIQUE LIÉE AUX ENTITÉS OPPORTUNISTES ILLÉGALES
Quel rôle les (des) acteurs non-étatiques illégaux jouent-ils dans la crise ou le conflit ?
CHAMPS DE RECHERCHE
Outils pour étudier les acteurs non-étatiques intervenant sur le territoire où se déroule la crise ou le conflit :
les ouvrages consacrés à la géographie, à l’économie, à l’histoire, aux relations internationales, au droit et à la politique.
Les informations recueillies servent à repérer quel(s) acteur(s) extérieurs non-étatique(s) illégaux prennent part aux événements. Le plus souvent un ou plusieurs des éléments suivants :
les États défaillants,
les “zones grises“,
les mafias,
les pirates,
les guérillas,
les groupes terroristes,
les connexions et les frictions entre ces divers acteurs,
les concentrations de tout ou partie des nuisances,
les instrumentalisations.
La liste n’est pas exhaustive, mais elle recense les facteurs qui apparaissent le plus fréquemment.
Une information est pertinente lorsqu’elle contribue à éclairer la crise ou le conflit que l’on étudie.
La chancelière Merkel annonçait que des examens approfondis effectués par un laboratoire de l’armée allemande sur Alexeï Navalny, hospitalisé à Berlin depuis la fin août, avaient permis de détecter les traces d’un agent neurotoxique « de type Novitchok ». Cette révélation rapproche l’affaire Navalny de l’affaire Skripal (2018), une affaire qui avait, si j’ose dire, empoisonné, en plein Russiagate, les relations russo-britanniques … Cette nouvelle affaire Navalny, en pleine relance des sanctions américaines contre le gazoduc Nordstream-2, va-t-elle empoisonner les relations russo-allemandes ? Voire, reconfigurer l’échiquier de la politique extérieure de l’UE dans la direction souhaitée par la Pologne, la Suède ou les États baltes (et naturellement par Washington), à savoir la ligne dure vis-à-vis de Moscou ? Voire, relancer un épisode, et même pourquoi pas une nouvelle saison, de la « nouvelle guerre froide » Russie-Occident ?
Une fois insérée dans les narratifs de l’infowar que se livrent les parties adverses depuis des années – le tout prospérant sur les dépouilles toujours fumantes de la guerre froide « historique », Est-Ouest – l’affaire Navalny échappe à Navalny, elle se détache de son socle russe pour devenir une affaire avant tout info-médiatique ; elle échappe à tous ses vrais protagonistes pour devenir un nouvel épisode narratif de la « grande histoire ». En d’autres termes, l’affaire se « géopolitise ». « Novitchok » : c’est comme une formule magique déjà dotée d’un effet performatif ! Il faut dire que le choix de transférer Navalny en Allemagne avait déjà bien « géopolitisé » l’affaire…
Enjeux de la guerre d’information
La « géopolitisation » des enjeux de politique intérieure dans le contexte de la guerre de l’information, en particulier dans le contexte de la « nouvelle guerre froide », est un vrai sujet, et même tout un champ d’études, un sujet d’enquêtes qui doit faire l’objet de scrupuleuses recherches de terrain. À qui profite-t-elle ? Certainement pas à l’information du public, qui se voit toujours cantonné à de fausses polémiques ou à de faux débats, sous-tendus par des réflexes toujours binaires. La « géopolitisation » des enjeux de politique intérieure dans le contexte de la « nouvelle guerre froide » – et même en général – est un sérieux obstacle à la compréhension du monde… À « Poutine tyran ! », on rétorque : « russophobie ! ». À « absence de démocratie », on réplique : « Occident décadent ». À « régime liberticide ! », on entonne : « dictature du Nouvel Ordre Mondial ! ». Et inversement. Ainsi, la boucle est bouclée, la machine bien rodée, la roue tourne, circulez !
Si Navalny est devenu « le nom de » beaucoup de choses – « principal opposant à Poutine », « agent d’influence de l’Occident », et même « agent double du FSB » ! – il faut revenir à ce qui le définit vraiment. Navalny est un avocat moscovite qui, profitant du développement de l’internet 2.0 dans les années 2000, est devenu un lanceur d’alerte qui a développé son réseau d’informateurs dans plusieurs institutions officielles, au niveau fédéral comme dans certaines régions. Depuis presque deux décennies, il mène des enquêtes sur la corruption des fonctionnaires et des hauts responsables russes. Sa méthode favorite consiste à documenter et à révéler l’enrichissement spectaculaire et colossal – en tous les cas disproportionné, eu égard à leurs revenus déclarés – de certains hauts personnages de l’État, avec à l’appui des photos de documents officiels et, surtout, de propriétés dont le luxe tapageur n’a rien à envier aux biens immobiliers des oligarques à travers la planète. La plus grande réussite de la « Fondation de lutte contre la corruption » qu’il a fondée et qu’il dirige est sans doute d’avoir dévoilé, en 2017, la très grande fortune de l’ancien président et Premier ministre Medvedev dans une enquête retentissante[1].
Des révélations qui provoquent l’hostilité du pouvoir
Naturellement, ce type de révélations lui vaut l’hostilité du pouvoir, qui multiplie, depuis 2017, les entraves judiciaires à ses activités. Naturellement, ses activités attisent l’inimitié – euphémisme – de hauts fonctionnaires et responsables visés par ses enquêtes et qui « arment » des officines pour bloquer son activité – nouvel euphémisme. Nul doute qu’une telle officine est à la manœuvre dans ce dernier épisode d’empoisonnement. Or, les officines de ce type pullulent, en raison de la configuration très post-soviétique du secteur de la sécurité en Russie, caractérisée par l’imbrication des « services » (et de ses réseaux d’anciens) et des innombrables entreprises de sécurité privée, cette « toile d’araignée » s’étant constituée pendant les privatisations des années 1990[2]. Comme le dit le philosophe Boris Mejouïev, il ne faut pas oublier qu’en Russie, les kshatriyas[3] sont aussi des businessmen… et que leurs officines, plus ou moins bien contrôlées, n’ont pas tant pour but de défendre la souveraineté de la Russie (objectif patriotique toujours invoqué, conforme au « politiquement correct » du poutinisme) que de protéger les intérêts privés des grands barons, et accessoirement d’obliger le plus grand nombre de hauts responsables possibles, fût-ce en les soumettant à des kompromaty dans d’interminables et inextricables batailles…
Si Navalny a joué un rôle politique en Russie, ce n’est pas tant comme « opposant », ou comme « candidat libéral » à la mairie de Moscou – il faut ici rappeler au passage qu’il avait alors bénéficié du soutien de députés du parti Russie unie pour pouvoir se présenter… – mais comme grain de sable susceptible de gripper la machine et, surtout, révélateur de la nature du pouvoir en Russie. Avec quelques autres, il a fait en sorte que le poutinisme soit désormais, et pour toujours, inséparable des conditions de sa production, pour parler le langage marxiste, c’est-à-dire qu’il n’y a plus personne aujourd’hui, en Russie, qui ne soutienne Poutine – et ses soutiens sont encore nombreux aujourd’hui – en ignorant que le régime Poutine, c’est aussi le règne d’une oligarchie d’État (à laquelle s’adjoint une oligarchie « privée » protégée par l’État), une oligarchie qui bénéficie d’une grande impunité et qui couvre certaines pratiques de corruption, à tous les niveaux de l’échelle. Il faut donc bien comprendre que c’est malgré cela (et en dépit de cela) que l’on soutient Poutine, et certainement pas en l’ignorant… Voilà qui permet, il me semble, de mieux comprendre la nature très particulière du « contrat social poutinien ».
Navalny est le révélateur du régime russe
Ainsi donc, Navalny n’est pas un xième opposant, à classer parmi « les dissidents », ou encore parmi les autres lanceurs d’alerte – beaucoup de journalistes – qui, jugés dangereux, ont été, pour certains, éliminés par une officine ou une autre. La force de Navalny n’est pas d’être un opposant parmi d’autres, un « libéral » ou un « nationaliste », ou toute autre étiquette politique – car il n’est pas un homme politique – mais d’être le révélateur d’un aspect essentiel de la nature du régime politique russe. Et un révélateur, en quelque sorte, indélébile. Et cet aspect essentiel, ce n’est pas « la tyrannie de Poutine », « l’absence de démocratie » ou bien encore « l’absence de libertés » – autant de traits éminemment discutables, et donc susceptibles d’être l’objet de polémiques par définition interminables, du régime – mais bien son caractère oligarchique, caractérisé à la fois par une centralisation et par une imbrication étroite et inextricable des réseaux du pouvoir politique, administratif, économique et médiatique, une oligarchie que Poutine préside sans la diriger, ni la contrôler d’ailleurs tout à fait, et que sa personne politique, jusqu’ici assez inusable, permet de légitimer aux yeux de l’opinion publique. C’est pourquoi cette architecture, fragile, ne peut se passer de lui. C’est pourquoi, à moins de se trouver un successeur – ce qui relève de l’exploit, pour ne pas dire de la science-fiction ! – il lui faudra boire le calice jusqu’à la lie… c’est-à-dire, après les réformes constitutionnelles votées au printemps, jusqu’à 2036, jusqu’à ses… 84 ans !…
Navalny démontre la nature oligarchique du pouvoir : celui de Poutine et le nôtre
Et c’est là, précisément, que le bât blesse. Dépeindre Navalny en dissident dénature le sens de son action et occulte son vrai « message politique », s’il en est un : il est de notre devoir de prendre conscience de la nature oligarchique du pouvoir qui nous dirige. Et ce message, précisément, est aujourd’hui un message universel. Ce n’est pas un message des « démocraties » contre les « régimes autoritaires », du « monde libre » contre les « dictatures ». C’est un message qui concerne tout autant les démocraties installées que tous les autres types de régimes… Dans tous les pays du monde, la structure oligarchique du pouvoir détruit les classes moyennes, là où elles existaient ; elle produit à un rythme accéléré des inégalités sociales grandissantes, provoquant une « re-féodalisation » du monde, pour reprendre les termes du géographe américain Joel Kotkin[4]. Le caractère oligarchique du pouvoir, c’est l’enjeu majeur de notre temps. Alors l’imbrication des pouvoirs publics et privés, la concentration des pouvoirs politique, économique et médiatique, le « double jeu » des hauts fonctionnaires d’État – un pied dans le public un pied dans le privé… Rings a bell ?… Non ? C’est une spécificité russe ?… C’est que vous n’avez lu ni Laurent Mauduit[5], ni Vincent Jauvert[6]… La France, me direz-vous, c’est plus feutré, plus « civilisé », plus huilé par des siècles de traditions et d’usages formels, c’est moins brutal, moins mortel aussi. Certes… Mais à tout bien considérer, objectivement, il y a quand même beaucoup trop de points communs pour ne pas les voir… ou plutôt pour les occulter en faisant à tout prix de « la Russie de Poutine » un « Autre » dont l’essence même nous obligerait à lui mener un combat pour défendre « nos valeurs ».
Et si Navalny n’était pas ce grand héraut de la liberté, de la démocratie et des droits de l’homme fantasmé par toutes les gazettes occidentales ? Je ne le vois pas accepter de devenir un Khodorkovski, encore moins un Kasparov, éternels opposants en exil, dont la voix ne porte plus guère que dans certaines salles de rédaction… Si Navalny n’était, au fond, qu’un homme ordinaire – ce qui n’est pas la moindre des qualités – devenu précisément ès-qualité ingérable pour quiconque en Russie ? Si une officine moscovite a voulu sa mort, elle aura raté son coup, mais elle aura tout de même réussi à provoquer son exil. Un exil qui empoisonnera, un temps, les relations internationales, mais un exil qui va aussi durablement écarter Navalny de son terrain d’action. Or, on ne peut pas combattre la corruption de l’extérieur. Encore moins quand on est enrôlé dans une guerre de l’information qui vous défigure.
[3] Mot sanskrit désignant, en Inde, la « classe » noble dans le système des castes, les kshatriyas occupent la seconde place dans la hiérarchie (après les brahmanes) et détiennent en principe le monopole du pouvoir politique et militaire. L’auteur emploie ici ce terme de manière ironique pour désigner les hauts responsables issus des structures de force en Russie, qui se présentent volontiers comme les vrais et seuls garants de la sécurité et de la pérennité de l’Etat, de son indépendance et de sa souveraineté.
[4] Joel Kotkin, The Coming of Neo-Feudalism: A Warning to the Global Middle Class, 2020.
[5] Laurent Mauduit, La Caste. Enquête sur cette haute fonction publique qui a pris le pouvoir, La Découverte, 2018. Voir aussi, du même auteur, Main basse sur l’information, Don Quichotte, 2016 et Prédations. Histoire des privatisations des biens publics, La Découverte, 2020.
[6] Vincent Jauvert, Les Intouchables d’État. Bienvenue en Macronie, Robert Laffont, 2018. Voir aussi Les Voraces. Les élites et l’argent sous Macron, Robert Laffont, 2020.