Les défis des ports européens face aux réseaux de trafiquants

Les défis des ports européens face aux réseaux de trafiquants

 

par Marie-Emilie Compes (SIE27 de l’EGE) – École de Guerre économique – publié le 15 février 2024

https://www.ege.fr/infoguerre/les-defis-des-ports-europeens-face-aux-reseaux-de-trafiquants


Les ports européens, véritables pivots de la logistique reliant l’Europe au reste du globe, symbolisent l’ouverture commerciale du continent. Cependant, derrière le tumulte du commerce international se cache une réalité inquiétante : ces ports sont devenus des cibles privilégiées pour les réseaux criminels, qui exploitent astucieusement les vulnérabilités de leurs systèmes de sécurité.

Chaque année, ces ports brassent un volume colossal de marchandises, dépassant les 90 millions de conteneurs. Le port de Rotterdam, leader incontesté, a traité 13,4 millions de TEU (Twenty-foot Equivalent Unit) en 2020, suivi par Anvers (12,0 millions de TEU) et Hambourg (8,8 millions de TEU). Malgré ce flux massif, seuls entre 2 à 10 % des conteneurs sont soumis à des inspections. Cette faible proportion, conjuguée au rythme effréné du trafic quotidien, rend extrêmement ardue la détection des marchandises illicites dissimulées dans ces conteneurs[i].

Si cette ouverture des ports européens est une aubaine pour le commerce mondial, elle est également une opportunité pour la criminalité organisée. Elle est une force, mais elle représente également une vulnérabilité bien assimilée par les trafiquants qu’ils exploitent à leur avantage. Cette criminalité a pris une ampleur considérable dans les ports européens et devient un véritable fléau pour les autorités qui tentent de lutter tant bien que mal.

Nous pouvons, par ailleurs noter quelques chiffres intéressants pour appuyer ces propos :

. En janvier 2022, à Anvers 2,4 tonnes de cocaïne ont été intercepté par les autorités Belges sur un porte-conteneurs. De même en 2022 à Marseille, Les autorités français ont saisie 1,7 tonnes de cocaïne dans des conteneurs de déménagement. Tandis qu’au Havre, ce sont près de 10 tonnes de cocaïne qui ont été saisies l’année dernière[ii].

. S’il est indéniable que le trafic de drogue reste la principale activité illégale dans ces ports, il n’est pas le seul : nous pouvons également mentionner les contrefaçons, la contrebande et d’autres activités illicites. Par exemple, à Marseille c’est 25 tonnes de tabac de contrebande et 500.000 articles de contrefaçon qui ont été trouvé[iii].

. Les ports européens représentent une opportunité inestimable pour ces criminels, grâce à la facilité de circulation entre les différents pays membres de l’espace Schengen. La libre circulation des biens et des personnes au sein de l’Union européenne offre aux criminels un terrain fertile pour leurs opérations, mettant ainsi en lumière l’ampleur du défi auquel les autorités européennes sont confrontées dans leur lutte contre ces activités illégales. De plus, la demande de tous types de marchandises illégales (drogue, contrefaçon, contrebande…) étant très forte en Europe, cela accroît l’attrait pour les criminels d’opérer dans cette région.

Vulnérabilités

La taille des ports et le volume de marchandises qui circulent en permanence sont des facteurs de vulnérabilité ainsi que leur ouverture et leur accessibilité 7j/7, 24h/24.  Une autre vulnérabilité que nous pouvons souligner concerne la cohabitation dans les ports entre le secteur privé et le secteur public. Nous pouvons aussi souligner la vulnérabilité que représente cette cohabitation, car même s’ils partagent le même espace portuaire, il y a peu de communication entre ces deux secteurs. Cela favorise la corruption et peut également permettre le passage involontaire de marchandises illégales[iv].

Les groupes criminels saisissent ces opportunités pour infiltrer les services de contrôle et de sécurité, tout en utilisant la corruption sur les agents du terrain. Ces derniers, leur fournissent des informations capitales pour faire passer leurs marchandises. Cette corruption s’étend à divers secteurs portuaires, impliquant des travailleurs jusqu’aux opérateurs de grues, facilitant ainsi l’infiltration des réseaux criminels à différents niveaux de la chaîne logistique.

L’automatisation croissante dans les ports visant à améliorer l’efficacité représente une énorme vulnérabilité pour nos ports européens. Les réseaux criminels sont, sans surprise, des professionnels du piratage informatique. Avec le développement de ces systèmes de sécurité informatique, les criminels n’auront plus besoin de recourir à la corruption ou à l’intimidation pour accéder à certaines données. Un réseau d’hackers compétents leur suffit pour pénétrer l’intérieur d’un port. La cybersécurité s’avère par conséquent facilement contournable pour ces criminels. À titre d’exemple, dans son dernier rapport, Europol décrit les méthodes récentes employées par les réseaux criminels. Celles-ci consistent à repérer les codes de référence des conteneurs légaux afin de les utiliser pour leurs propres conteneurs illégaux[v].

De plus, les réseaux du crime organisé ont élargi leurs méthodes d’opération en incluant désormais l’intimidation comme moyen pour atteindre leurs objectifs. Cette stratégie émergeante est de plus en plus visible pour le grand public, révélant un visage encore plus sinistre de la criminalité. Le recours à la violence s’est intensifié, affectant particulièrement les zones environnantes des ports et entraînant des conséquences tragiques pour les populations qui vivent aux alentours : agressions, menaces, et même des pertes de vies humaines. Nous pouvons, par exemple, observer des actes de violence à l’encontre des chauffeurs de camions, transportant involontairement des conteneurs contenant des marchandises illicites, ainsi que des attaques visant le personnel travaillant dans les entreprises d’importation[vi]. Également les cas tragiques d’enfants décédés dans diverses villes d’Europe à cause de règlements de comptes liés au trafic de drogue sont à déplorer. Nous pouvons également évoquer entre autres les menaces d’enlèvement dont a été victime le ministre de la Justice belge, Vincent Van Quickenborne[vii].

Solution et réponses des autorités

Europol propose plusieurs solutions pour contrer les vulnérabilités exploitées par les trafiquants. Il suggère notamment de limiter l’accès aux données logistiques, d’améliorer la traçabilité de l’accès aux bases de données contenant des informations sensibles grâce à la mise en place de systèmes d’alerte pour détecter les éventuelles irrégularités et de renforcer la cybersécurité[viii].

Une solution pour lutter contre la corruption et le trafic de marchandises qui passent à travers les mailles du filet réside dans l’échange d’informations, la sensibilisation et la coopération entre les agents publics et privés qui se côtoient quotidiennement dans les zones portuaires. Cette approche serait efficace contre le trafic illégal[ix].

Un autre point soulevé par Europol concerne la coopération entre les États membres de l’UE, avec une meilleure communication des informations stratégiques et des découvertes en matière de trafic illégal. Une simple lutte à l’échelle nationale n’est plus suffisante. Il est crucial de renforcer les liens entre les États pour agir contre la criminalité. Cela permettrait d’agir plus rapidement et de combler d’éventuelles failles[x].

Concrètement, il faudrait renforcer la coopération à l’échelle du port (agents publics et privés) et entre les États, mais il faudrait également renforcer les collaborations internationales entre les différents ports mondiaux. Par exemple, entre les ports d’Amérique latine, principaux producteurs de drogue tels que le cannabis et la cocaïne, avec les ports du nord de l’Europe tels qu’Anvers, Rotterdam et Le Havre, qui sont parmi les plus impactés par le trafic illégal.

Europol souligne également la nécessité de sensibiliser les agents des différents ports pour limiter au maximum cette tendance à la corruption. D’autres propositions plus indirectes concernent l’identification et le démantèlement des réseaux criminels, ainsi que la lutte contre les trafics en ligne, présents sur les réseaux sociaux, Internet, voire dans certains cas sur le darknet[xi].

Un meilleur contrôle est également demandé pour limiter les trafics. Pour renforcer les contrôles, plusieurs mesures sont suggérées : augmenter le nombre de contrôles ; idéalement, effectuer un contrôle total des marchandises à l’arrivée, même si cela semble être un objectif difficile à atteindre ; identifier les différentes méthodes utilisées par les réseaux pour pouvoir les anticiper ou cibler les contrôles de manière plus efficace[xii].

Rapport de force 

D’un côté, nous avons les criminels qui contournent les lois et profitent de l’économie et du marché, tandis que de l’autre, les autorités cherchent des solutions pour contrer les techniques utilisées par ces réseaux. Les criminels ont souvent une longueur d’avance sur les autorités, ce qui indique un déséquilibre dans leur rapport de force.

Les derniers chiffres révélant les quantités astronomiques de marchandises illégales saisies montrent également que les autorités réagissent et qu’elles identifient de plus en plus les failles de ces réseaux. Ces dernières années, les autorités européennes ont intensifié leurs actions pour contrer ces réseaux. Bien que l’opinion publique puissent trouver alarmant de découvrir des tonnes de marchandises illégales dans les ports depuis plusieurs années, cela démontre que les autorités parviennent à trouver des solutions pour intercepter ces trafics. C’est à la fois alarmant de découvrir de telles quantités et de constater que les trafiquants ont trouvé des astuces pour transporter autant de marchandises illégales à travers le monde. Néanmoins, ces efforts ne sont pas suffisants, et cela peut être préoccupant. Si de telles quantités ont été découvertes, nous pourrions nous interroger sur la quantité réelle en circulation.

La préoccupation majeure doit se focaliser en priorité, c’est que ce sont les marchandises qui sont le plus souvent découvertes, et non les réseaux criminels. Bien que la découverte des marchandises saisis soit un succès pour les autorités européennes, cela ne représente que le début du processus pour éradiquer le problème. Il est crucial que les autorités se concentrent également sur le démantèlement de ces groupes, qui trouveront toujours des moyens de contourner les lois et d’utiliser les processus légaux à des fins illégales.

Le mélange entre légal et illégal constitue le cœur du problème. Les professionnels travaillant dans ces ports peuvent avoir une activité légale complétée par des activités illégales, ce qui s’avère très attrayant[xiii]. Cela pose un problème majeur pour l’économie et les autorités. La corruption découle du renforcement des contrôles, les réseaux criminels exploitent le facteur de vulnérabilité humaine pour contourner ces contrôles.

Le facteur humain dans les ports peut être à la fois une force et une faiblesse. Étant la principale cible des réseaux criminels, des moyens assez efficaces sont mis en place pour les corrompre. Cependant, l’élément humain peut également constituer une force. La sensibilisation est primordiale pour que les individus ne se laissent pas corrompre, car ils deviennent ainsi une barrière efficace pour stopper les trafiquants. L’enjeu réside dans le fait de garantir que le personnel devienne une force et non une faiblesse pour les ports. Cela pourrait inverser le rapport de force entre les ports et les réseaux criminels.

La solution pourrait se trouver dans la diversification des mesures mises en place, car une simple sensibilisation risque de ne pas être suffisante compte tenu des gains alléchants proposés par les réseaux criminels. Il faudrait trouver des incitations encore plus attractives. Il n’est pas nécessaire d’opter systématiquement pour une augmentation de salaire comme solution. D’autres alternatives peuvent être explorées pour offrir des incitations plus attractives que les gains obtenus par la corruption, comme promouvoir un fort sentiment patriotique ou se concentrer sur le tri des informations sensibles et confidentielles.

Malheureusement, cela nécessitera le déploiement de moyens importants pour permettre une lutte efficace, même si cela peut sembler quelque peu utopique. Les avancées technologiques et l’automatisation qui seront déployées dans les ports européens pourraient ne pas nécessairement être à l’avantage des autorités. Cela ne supprimera pas la corruption (et donc les vulnérabilités du facteur humain), mais déplacera le problème vers d’autres formes de criminalité. Les cyberattaques et les infiltrations technologiques seront de plus en plus présentes et pourrait poser un réel problème pour les ports. Ces formes de criminalité ne sont pas nouvelles pour ces derniers. Cela ne leur demandera pas beaucoup d’efforts pour recruter davantage de hackers ayant des compétences élevées en cyberattaque. Cela mettra en évidence une fois de plus la force de ces réseaux criminels.

Une fusion entre le facteur humain et le système informatique permettrait-elle de freiner les trafics illégaux. En conservant un aspect significatif du facteur humain, sensibilisé et combiné à un système informatique difficilement intrusif, nous pourrions potentiellement renforcer la sécurité dans les ports. Mais renforcer les contrôles entraînera en parallèle le renforcement des activités criminelles, telles que la corruption. Il faut admettre que les trafiquants font preuve d’une grande créativité pour contourner les contrôles mis en place.

Si la voie maritime parvient à être totalement contrôlée et que le trafic maritime illégale se voit supprimé, cela ne résoudra en aucun cas le problème du trafic de marchandises illégales et illicites. Une fois de plus, cela ne fera que déplacer le problème, car les réseaux trouveront d’autres moyens pour faire passer les marchandises, tels que l’intensification de l’utilisation des voies terrestres ou aériennes.

Du point de vue économique, leurs activités rapportent énormément et créent un marché parallèle immense, ce qui constitue un réel problème pour l’économie légale. D’une part, c’est de l’argent qui n’entrera pas ou entrera peu dans l’économie légale et les caisses des États. De plus, les conséquences de cette criminalité entraînent des dépenses astronomiques pour contrer, surveiller et embaucher au sein des autorités. À titre d’exemple, les Pays-Bas ont alloué 500 millions d’euros pour lutter contre la criminalité organisée, tandis qu’en Belgique, un montant de 2,7 milliards d’euros a été dédié au renforcement du contrôle des conteneurs en provenance d’Amérique latine.

Par ailleurs, le chiffre d’affaires européen du marché illégal des drogues était estimé à 30 milliards d’euros en 2017.  Ces dépenses incluent également la prise en charge des victimes des violences pour citer un exemple ce qui suppose un budget supplémentaire considérable.  Ces mesures financières témoignent de l’importance capitale que les autorités accordent à la lutte contre ces activités illicites, tout en reconnaissant l’impact financier que cela engendre[xiv].

Selon Europol, une meilleure coopération entre les États membres de l’Union européenne dotés de ports pourrait s’avérer très pertinente dans la lutte contre la criminalité[xv]. Cependant, cela risque d’être considéré comme un danger pour chaque État. Sans céder à la paranoïa, l’échange de certaines informations, notamment stratégiques et confidentielles, pourrait compromettre leurs souverainetés nationales. Si tel était le cas, cela pourrait effectivement dissuader les États de partager ces informations, ce qui serait préjudiciable à la coopération européenne.

Le démantèlement des réseaux peut être une piste à envisager pour tenter de résoudre le problème, mais ces réseaux s’avèrent profondément enracinés et très soucieux de leur anonymat, ce qui complique considérablement la traque des réseaux. Comme l’indique Europol, le phénomène prend de plus en plus d’ampleur avec un peu plus de 5000 organisations avec au moins 40 000 criminels impliqués de 180 nationalités différentes. Ces chiffres sont la preuve des défis auxquels font face les autorités[xvi].

Il est indéniable que le rapport de force semble malheureusement déséquilibré, malgré les efforts constants des autorités pour contrer les techniques des criminels. La domination persistante des réseaux de trafiquants criminels est prévisible, compte tenu de leur capacité d’adaptation aux politiques mises en place par les autorités. Ce déséquilibre est accentué par leur habileté à utiliser des moyens légaux pour mener à bien des actions illégales. Ce constat souligne la nécessité impérieuse d’une coopération étroite entre les forces de l’ordre, les autorités ainsi que les différents états membres de l’Union Européenne afin de trouver des réponses efficaces aux défis individuels et globaux auxquels font face les ports européens. Ce jeu de forces est loin d’être terminé, mais nous espérons qu’il évoluera en faveur des autorités à l’avenir.


Sources

Notes

[i] Europol. (2023). Criminal Networks in EU Ports: Risks and Challenges for Law Enforcement: Focus on the Misappropriation of Container Reference Codes in the Ports of Antwerp, Hamburg, and Rotterdam.

[ii] Neumann, L. (2023). Trafic de drogue dans les ports européens : Un rapport dévoile l’ampleur du phénomène.

[iii] Neumann, L. (2023). Trafic de drogue dans les ports européens : Un rapport dévoile l’ampleur du phénomène.

[iv] Europol. (2023). Criminal Networks in EU Ports: Risks and Challenges for Law Enforcement: Focus on the Misappropriation of Container Reference Codes in the Ports of Antwerp, Hamburg, and Rotterdam.

[v] Europol. (2023). Criminal Networks in EU Ports: Risks and Challenges for Law Enforcement: Focus on the Misappropriation of Container Reference Codes in the Ports of Antwerp, Hamburg, and Rotterdam.

[vi] Europol. (2023). Criminal Networks in EU Ports: Risks and Challenges for Law Enforcement: Focus on the Misappropriation of Container Reference Codes in the Ports of Antwerp, Hamburg, and Rotterdam.

[vii] RTS. (2022). Le ministre de la Justice en Belgique menacé d’enlèvement par des trafiquants.

[viii] Europol. (2023). Criminal Networks in EU Ports: Risks and Challenges for Law Enforcement: Focus on the Misappropriation of Container Reference Codes in the Ports of Antwerp, Hamburg, and Rotterdam.

[ix] European forum for Urban Security. (2022). Lutter contre la criminalité organisée dans les ports européens en renforçant les partenariats public-privé : l’expérience de Rotterdam.

[x] Europol. (2023). Criminal Networks in EU Ports: Risks and Challenges for Law Enforcement: Focus on the Misappropriation of Container Reference Codes in the Ports of Antwerp, Hamburg, and Rotterdam.

[xi] Europol. (2023). Criminal Networks in EU Ports: Risks and Challenges for Law Enforcement: Focus on the Misappropriation of Container Reference Codes in the Ports of Antwerp, Hamburg, and Rotterdam.

[xii] Europol. (2023). Criminal Networks in EU Ports: Risks and Challenges for Law Enforcement: Focus on the Misappropriation of Container Reference Codes in the Ports of Antwerp, Hamburg, and Rotterdam.

[xiii] Roks, R., Bisschop, L., & Staring, R. (2021). Getting a foot in the door. Spaces of cocaine trafficking in the Port of Rotterdam. Trends in Organized Crime24, 171-188.

[xiv] Gandilhon, M. (2023). Le crime organisé dans l’Union européenne : une menace stratégique ?. Politique étrangère, , 163-174.

[xv] Europol. (2023). Criminal Networks in EU Ports: Risks and Challenges for Law Enforcement: Focus on the Misappropriation of Container Reference Codes in the Ports of Antwerp, Hamburg, and Rotterdam.

[xvi] Europol. (2023). Criminal Networks in EU Ports: Risks and Challenges for Law Enforcement: Focus on the Misappropriation of Container Reference Codes in the Ports of Antwerp, Hamburg, and Rotterdam.

Crise de Taïwan : Guerre ou Paix entre la Chine et les Etats-Unis ?


 

Cet article sera divisé en 4 grands chapitres :

– la vision qu’a la Chine de son espace maritime (I) ; 

– ensuite, les relations de la Chine avec ses voisins sur le plan terrestre depuis 1949 (II) ; 

– après les atouts & enjeux de la Mer de Chine Méridionale (III)

– enfin, guerre ou paix pour la mer au 21ème  siècle, c’est-à-dire, la stratégie chinoise vis-à-vis des  États-Unis (IV). 

I – LA VISION QU’A LA CHINE DE SON ESPACE MARITIME 

  1. Renonciation à la mer à partir du 15ème siècle

La Chine est un pays qui dispose d’une vaste façade maritime de plus de 18.000 KM et est un pays de vielle tradition navale : la boussole et le compas comme instruments de navigation sont inventés par les chinois entre le 11 et 12ème siècle. 

Kubilaï Khan, petit-fils de Gengis Khan, au 13ème siècle, conquiert l’Indonésie ;  au 15ème siècle, l’Amiral Zheng He effectue sept voyages de 1405 à 1433 avec une trentaine de navires à 4 et 6 mâts de 60 m de long. Le navire amiral de 55 m de long,  dispose de 9 mâts, alors que les trois caravelles de Christophe Colomb, équipées de trois mâts, ne mesuraient que 25 mètres de long! Il va ainsi jusqu’au Kenya et remonte la Mer Rouge jusqu’au Golfe de Suez. Cependant, malgré une supériorité technologique importante sur le reste du monde, dès la fin du 15ème siècle, menacée au Nord, la Chine renonce à sa marine de haute-mer : l’Empereur ordonne le désarmement de la flotte pour consacrer les ressources du pays à la défense de sa frontière Nord. Plus grave, la Chine perd la mémoire de la construction des navires de haute-mer.

  1. Depuis le 16ème siècle, contacts maritimes avec l’Occident

Malheureusement pour la Chine, ce repli décidé par les empereurs Ming intervient au temps des Grandes Découvertes : les portugais passent le Cap de Bonne Espérance en 1488 et arrivent à Goa en 1498, ce qui va coûter cher aux chinois. En effet, au 16ème siècle, les Portugais s’installent à Macao, en face de Hong-Kong, et s’imposent à l’Empereur de Chine. 

Macao devient le seul port chinois autorisé à commercer avec des étrangers : les Portugais y importent des cotonnades indiennes, des horloges des Flandres, du vin portugais et exporte de l’or, des porcelaines, de la soie et des bois aromatiques. La Grande-Bretagne suit au 19ème siècle et s’installe à Hong-Kong juste en face de Macao.

  1. 19ème siècle : les Guerres de l’Opium

Les Guerres de l’Opium sont des conflits motivés par des raisons commerciales qui opposèrent la Chine de la dynastie Qing, voulant interdire le commerce de l’opium sur son territoire, à plusieurs pays occidentaux, au XIXe siècle.

La première guerre de l’opium se déroula de 1839 à 1842 et opposa la Chine au Royaume-Uni : la Chine exportait vers le Royaume-Uni de la porcelaine, de la soie et du thé, devenu boisson nationale des britanniques, mais n’importait pas grand-chose d’Occident, ce qui générait un déficit commercial important au bénéfice de la Chine. Les britanniques exigent de pouvoir exporter librement de l’opium en Chine, au nom du libre-échange. Devant le refus Chinois, une guerre est déclarée et la Chine est vaincue. 

Par le traité de Nankin (1842), 5 ports : Shanghai, Canton, Ning-Po, Fu Chow et Amoy sont mis à disposition des Occidentaux, et Hong-Kong, symbole de la puissance de l’Empire Britannique et de l’humiliation chinoise. 

Au cours de cette guerre, Warren Delano Jr., marchand américain et grand-père du futur président Franklin Delano Roosevelt (1933 /45), fit fortune dans le commerce de l’opium, désormais légalisé : c’est grâce à cette fortune que son petit-fils put se consacrer à la politique… Ce traité est considéré par les Chinois comme le premier des traités inégaux qui allaient humilier la Chine jusqu’en 1949, date de la victoire de Mao Tsé-Toung. 

La seconde guerre de l’opium se déroula de 1856 à 1860 et vit cette fois l’intervention de la France, des États-Unis et de la Russie aux côtés du Royaume-Uni. Le nom par lequel est désignée cette guerre s’explique dans la mesure où elle peut être considérée comme le prolongement de la première guerre de l’opium.

Au cours de ces deux guerres, la Chine affronte et est vaincue par toutes les grandes puissances européennes : 11 ports supplémentaires sont mis à disposition des Occidentaux, des ambassades occidentales permanentes sont installées à Pékin ; la main d’œuvre chinoise est requise pour émigrer dans l’Empire Britannique, ce qui sera à l’origine d’états multinationaux comme la Malaisie, l’Indonésie et Singapour.

Victor Hugo protesta officiellement contre le pillage du Palais d’Été : il écrivit « Nous Européens, nous sommes les civilisés et pour nous les Chinois sont les barbares. Voilà ce que la civilisation a fait à la barbarie. Devant l’histoire, l’un des deux bandits s’appellera la France, l’autre s’appellera l’Angleterre ».

Cette citation de Victor Hugo est enseignée aux élèves dans les écoles de Chine.

4. 20ème siècle : Guerre avec le Japon

L’évangélisation de la Chine par des églises protestantes américaines avait développé une grande sinophilie aux États-Unis et une immigration chinoise avait commencé en Californie.

La guerre commence officiellement en septembre 1931, par l’incident de Mukden, popularisé par Hergé dans son album Le Lotus Bleu, qui consiste en un faux attentat organisé contre une voie ferrée en Mandchourie, sous contrôle japonais. Elle se terminera en 1945 par la défaite du Japon. En décembre 1937, le sac de Nankin par l’armée japonaise se solde par 300 000 victimes civiles ; la notoriété de ces crimes est largement diffusée aux États-Unis par le biais du cinéma, ce qui suscite une hostilité croissante de l’opinion contre le Japon en faveur de la Chine ; des volontaires américains créent alors, sous la direction du général Chennault et l’approbation secrète de Roosevelt, l’escadrille des Tigres Volants qui combat aux côtés des chinois.

À partir de 1941, la totalité de la côte océanique chinoise est occupée par l’armée japonaise, ce qui pose d’énormes problèmes logistiques pour le ravitaillement, qui devra passer par la route de Birmanie, ce qui implique l’accord des britanniques. Le Japon fait alors pression, avec succès, pour obtenir la fermeture de cette route en 1940.

Déterminé alors à rentrer en guerre, le président Roosevelt impose dès l’été 40, un embargo pétrolier et commercial au Japon et y interdit l’exportation d’acier, pour affaiblir la machine de guerre japonaise. La levée de cet embargo impliquait le retrait total de Chine, ce que l’armée japonaise, qui gouvernait en fait le Japon, refuserait toujours et Roosevelt le savait parfaitement.

L’attaque contre Pearl-Harbor, en décembre 1941, est la conclusion logique de cette crise : les États-Unis et le Japon étaient en rivalité depuis le début du 20ème siècle pour la domination du Pacifique ; le centre de cette confrontation était la Chine et le point focal de ce centre était la Mer de Chine Méridionale et l’île de Taïwan.

Par conséquent, il est facile de comprendre pourquoi la Chine considère cette zone géographique comme vitale pour son indépendance.

II – LA CHINE ET SES VOISINS DEPUIS 1949

Historiquement, la Chine se considère comme l’Empire du Milieu et donc le centre le plus important du monde : ainsi, quand Lord McCartney est venu en 1793, à la tête d’une délégation, rencontrer l’Empereur de Chine, le Fils du Ciel, pour établir des relations diplomatiques, les chinois ont bien ri. 

En effet, nul souverain étranger n’était de taille à traiter avec le Fils du Ciel d’égal à égal ! Comme l’a écrit Alain Peyrefitte dans son livre L’Empire Immobile (FAYARD 1989), la civilisation chinoise est «lovée sur elle-même » et méprise tout ce qui n’est pas chinois. En conséquence, la Chine a rarement  été intéressée par la conquête de ses voisins ; elle préférait les voir venir simplement reconnaître sa suzeraineté.

Néanmoins, elle a été amenée à faire la guerre au 20ème siècle, après la prise de pouvoir par Mao en 1949.

1. Guerre de Corée 1950

Arrivé au pouvoir en 1949, Mao est violemment contesté par les  États-Unis et Staline se méfiait de lui. En effet, Mao avait privilégié la mobilisation de l’immense base paysanne chinoise pour sa prise de pouvoir, alors que Staline lui conseillait de se baser sur la classe ouvrière, embryonnaire en Chine à l’époque. De plus, Staline, en excellent géopolitologue, ne voulait pas d’une Chine puissante, deux fois et demie plus peuplée que l’Union Soviétique, sur son flanc Sud-Est. Aussi, Staline soutint-il Tchang-Kaï-Shek jusqu’à ce que sa défaite devienne inévitable. 

Son pouvoir est à peine installé, Mao veut éviter les affrontements extérieurs et ne touche ni à Hong-Kong, ni à Macao. C’est pourquoi, Staline déclenche la Guerre de Corée en juin 1950 sans le prévenir, ce qui provoque l’intervention américaine ; quand l’armée Nord-Coréenne est écrasée par l’opération Inchon menée par MacArthur fin 1950, l’US ARMY arrive à la frontière chinoise. La Chine, se sentant menacée, lance l’Armée Populaire de Libération qui repousse l’US ARMY jusqu’au 38ème  parallèle (1950/53).

2. Guerre avec l’Inde 1962

Ce conflit frontalier date de l’Empire des Indes et du Grand Jeu du 19ème  siècle et concerne deux zones : l’une au nord du Cachemire, dite ligne Johnson, l’autre dite ligne McMahon qui concerne le nord de l’Assam à l’est de l’Inde. La dénomination de ces deux frontières montre que c’est plutôt la Grande-Bretagne qui les a fixées !  

En 1962, Mao sort d’une crise interne grave ; à la suite de la conférence de Lushan, en 1959, il perd la présidence de la république à cause du double échec du Grand Bond en Avant (au moins 30 millions de morts de faim !) et des Cent Fleurs (retour à la liberté d’expression qui provoque une vague de protestations véhémentes contre le PC de la part de la population), mais reste à la tête du PC. 

La rupture avec l’URSS semble consommée depuis 1960 ; l’Inde devient un allié privilégié de l’URSS et Mao y voit une tentative d’encerclement ; se sentant menacée, l’ALP intervient et repousse l’armée indienne hors d’un territoire situé au nord du Cachemire. Cependant, l’isolement géographique de ces deux régions, peu peuplées et difficilement habitables (jusqu’à 6 900 m d’altitude) poussent les deux parties au compromis.

Contrairement à la Guerre de Corée, Mao a pris l’initiative d’occuper militairement la zone contestée sans affrontement armé préalable avec l’Inde.

  1. Quasi-Guerre avec l’URSS 1969

En 1960, au moment de la rupture entre la Chine et l’URSS, Khrouchtchev décida le rappel de tous les experts soviétiques, nucléaires inclus. Conscient que l’URSS voulait maintenir la Chine dans un état de subordination, Mao décida de se lancer dans la course à l’arme nucléaire qui sera acquise en 1964. Il était soutenu dans ce combat par la direction du Parti Communiste et l’opinion publique chinoise qui ne voyait dans la suprématie soviétique qu’une domination européenne de plus, qui durait depuis un siècle et humiliait la Chine.

En 1964, dans une interview à un journal japonais, Mao soutint les revendications du Japon sur les îles Kouriles et réclama, pour la Chine, tous les territoires à l’est du Baïkal jusqu’au Pacifique : le conflit entre partis devenait un conflit entre états.

L’année 1969 représente l’apogée du conflit sino-soviétique. Comme l’a écrit Kissinger dans ses Mémoires, l’URSS a sérieusement envisagé une frappe nucléaire préventive sur les installations nucléaires chinoises en janvier 69, date d’arrivée de Nixon au pouvoir. Toujours très prudents, les soviétiques ont discrètement sondé les États-Unis sur ce projet et ont essuyé un refus ; mais les  États-Unis  ont prévenu les chinois… Or, au sortir de la Révolution Culturelle, Mao est très affaibli mais le Premier Ministre Chou-En Laï réussit à maintenir l’essentiel de l’appareil d’état. Mao en profite pour déclencher l’affrontement sur l’Oussouri (plusieurs centaines de morts).

4. Guerre avec le Vietnam 1979

Après la défaite américaine au Vietnam, en 1975, l’Indochine est en totalité sous contrôle communiste, mais le Cambodge reste dans l’orbite chinoise, ce qui déplaît au Vietnam, désormais réunifié sous régime socialiste, mais qui retrouve «les mêmes tentations géopolitiques des empereurs d’Annam » (Le Monde, décembre 1978).

Prétextant l’abolition de l’abominable régime Khmer Rouge, le Vietnam attaque le Cambodge et détruit son régime pro-chinois (déc.78 / janv.-79), le seul allié de la Chine dans le monde. La Chine  vient de s’ouvrir à l’alliance américaine et au capitalisme, grâce à l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping. Cela implique des changements politiques majeurs. Deng Xiaoping croit voir qu’un ex-vassal peut délibérément contester son pouvoir régional en s’appuyant sur l’URSS : il déclenche alors la guerre de 1979. 

Cette guerre est perdue par la Chine parce que le Vietnam sortait de près de 30 ans de guerre contre les français et les américains et avait une armée efficace.

III – ATOUTS & ENJEUX DE LA MER DE CHINE MÉRIDIONALE 

1. La façade maritime de la Chine depuis 1977

Deng Xiaoping crée des Zones Économiques Spéciales (ZES) qui sont des espaces bénéficiant d’un régime juridique particulier qui les rend plus attractives pour les investisseurs étrangers. 

Ces zones proposant aux entreprises étrangères des conditions préférentielles (pas ou peu de droits de douane pour les équipements importés, liberté des investissements, libre rapatriement des bénéfices, pas d’impôts pendant plusieurs années puis impôts très bas, statut d’extra-territorialité pour les cadres qui viennent travailler). 

En 1979, quatre zones économiques spéciales (ZES) chinoises ont été créées dans les provinces du Guangdong et du Fujian dans le sud de la Chine pour attirer les investisseurs étrangers. Ces ZES ont pris un décollage remarquable surtout celle près de Hong Kong, surnommée « le Miracle de Shenzhen ». Shenzhen occupe une place mythique dans l’histoire de la réforme chinoise moderne. Première zone économique spéciale créée, en vertu de la libéralisation économique en 1980, la ville est passée d’une petite communauté de pêcheurs de 15.000 habitants à une métropole de 10 millions de personnes en seulement 35 ans.

2. Atouts géopolitiques de la Mer de Chine Méridionale

– Superficie de 3,5 millions de km2 (soit à peu près la Méditerranée ou la Mer des Caraïbes) ; 18.000 km de côte chinoise ;

– Près d’un tiers du trafic maritime commercial du monde y passe, dont 90% de celui de la Chine. 

– 7 des 10 premiers ports mondiaux sont chinois ;

– La Corée du Sud, le Japon et Taïwan y font transiter plus de la moitié de leurs ressources énergétiques. 

– 60 000 navires la traversent annuellement. Cela représente approximativement trois fois le trafic du canal de Suez, six fois celui de Panama. 

– En termes de fret, celui-ci équivaut au quart du commerce mondial, à la moitié des volumes commerciaux de la Chine, du Japon, de la Corée du Sud, à 50% des transports mondiaux hydrocarbures, à 85% des pétroliers en provenance du Moyen Orient ; à 80% des approvisionnements chinois en hydrocarbures. 

– La mer de Chine du Sud constitue donc pour Pékin une énorme fenêtre de vulnérabilité.

– La zone pourrait comporter 13% des réserves mondiales de gaz, selon le rapport du ministère de la Défense. Le ministre chinois des ressources géologiques et minières a estimé leur potentiel à 17,7 milliards de tonnes de pétrole lourd (le Koweït en possédant 13 milliards).

3. Conquête de la Mer de Chine Méridionale

3.1 Les revendications des états limitrophes

– La Mer de Chine Méridionale est parsemée d’îlots, découverts uniquement à marée basse, donc inhabitables, les Paracels (revendiqués par la Chine et le Vietnam) et les Spartleys (revendiqués par tous les états riverains de la MCM) ainsi que le récif de Scarborough (revendiqué par la Chine et les Philippines).

– La Chine a occupé progressivement depuis 1973 ces îlots et les a transformés en îles artificielles pour recevoir des garnisons permanentes et en faire de véritables porte-avions immobiles. À partir de ces transformations, la Chine revendique une ZEE de 200 000 marins en prenant ces îlots comme bases, ce qui lui donnerait l’exploitation exclusive de toutes les richesses halieutiques et  minérales (pétrole, gaz et nodules polymétalliques).

– le récif de Scarborough (revendiqué par la Chine et les Philippines) est occupé militairement par la Chine depuis 2012 ; les Philippines ont saisi la Cour Internationale d’Arbitrage de La Haye qui a rendu en 2016 une décision favorable aux Philippines et la Chine a refusé la compétence de cette cour.

3.2 Que dit le Droit International ?

– La Convention de Montego Bay (1982), qui définit le Droit de la Mer, reconnaît une mer territoriale de 12 000 kilomètres, où l’état limitrophe est souverain, une zone contigüe de 24 000 kilomètres, où  l’état limitrophe exerce un pouvoir de police et une Zone Economique Exclusive (ZEE) de 200 000 kilomètres où l’état limitrophe exploite à son profit exclusif les richesses minérales et halieutiques.

– Ladite convention ne reconnaît pas de ZEE à partir d’îlots seulement découverts à marée basse, en conformité avec le Droit International depuis Grotius, juriste hollandais du 17ème siècle. 

– Cependant, la Chine ne reconnaît pas ce droit qu’elle considère comme « occidental » ;

– la France, quand elle était puissance souveraine au Vietnam, avait proposé à Tchang-Kai-Shek un arbitrage international qu’il a refusé, pour les mêmes raisons.

4. Le contentieux avec le Japon en Mer de Chine Orientale

Pour faire bonne mesure, la Chine est en conflit territorial avec le Japon pour les îles Senkaku, situées à l’extrême sud de l’archipel nippon et au nord de Taïwan, toujours émergées mais inhabitées ; là aussi, des richesses gazières et pétrolières sont en jeu, mais c’est surtout pour conforter sa revendication de la Mer De Chine Méridionale et entretenir un ressentiment anti-japonais que la  Chine maintient ce conflit.

5. Nouvelle Route de la Soie

Depuis 2013, la Chine a lancé son initiative de Nouvelle Route de la Soie (NRS), pour créer un bloc eurasiatique qui représenterait les 2/3 du PIB mondial. Cette NRS repose sur deux axes, un axe terrestre et un axe maritime :

– LE PREMIER AXE passe par l’Asie centrale, la Russie et l’Europe ; il faut un mois pour un porte-conteneur pour aller de Shanghai à Rotterdam, il faut 20 jours pour faire le même trajet en train et des coûts bien moindres, depuis le triplement du prix du fret en bateau (2018/21) ; la Chine étudie actuellement des super-TGV pour faire le trajet en deux jours ! Cependant, le volume de fret transporté par un porte-conteneurs reste très supérieur à celui transporté par train.

– LE SECOND AXE repose sur deux points stratégiques : 

– la Mer de Chine Méridionale, comme le montre la carte avec évidence, indispensable, malgré ses faiblesses, dont le détroit de Macassar ;

– le port de Gwadar, au Pakistan, qui est relié à une route, voie de chemin de fer et pipe-line, qui traverse le Pakistan dans un axe nord-sud pour atteindre la Chine Occidentale. Cette route permet d’éviter le Détroit de Macassar et la Mer De Chine Méridionale ;

– le canal de Kra, dans le sud de la Thaïlande, qui joindrait la Mer de Chine Méridionale et le Golfe du Bengale, « serpent de mer » qui date du 18ème siècle et implique de fortes pressions chinoises ; 

– le budget chinois pour les deux axes de la NRS est de 1,3 Trillions de dollars, soit 12 Plans Marshall, en dollars constants.

POUR RÉSUMER : ce n’est pas la peine d’être diplômé de géopolitique pour comprendre pourquoi la Mer De Chine Méridionale constitue une pièce maîtresse dans la stratégie chinoise concernant les  États-Unis  et l’Europe.

IV – GUERRE OU PAIX POUR LA MER AU 21ème  SIÈCLE

1. Vulnérabilité actuelle de la dissuasion nucléaire chinoise

1.1 La marine chinoise entretient deux bases pour les 6 exemplaires de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) dont dispose sa marine

– Ile de Hainan  au sud (Mer de Chine Méridionale) ;

– Qualing, mer de Bahaï, au nord (Mer de Chine Orientale)

La Mer de Chine Méridionale est peu profonde le long des côtes chinoises (≈ 100 / 200 m), idem pour la  Mer de Chine Orientale, ce qui rend les SNLE chinois facilement repérables, donc, très vulnérables. Les SNLE chinois de dernière génération sont de 11 000 tonnes ; d’autre part, ces SNLE sont relativement bruyants et produisent 115 décibels, alors que le bruit de fond de l’océan n’est que de 90 décibels. Enfin, les fosses océaniques de la Mer de Chine Méridionale (3.000 / 4.000 m) ne sont situées qu’au centre de cette mer.

1.2 Les contraintes géographiques imposent la concentration des SNLE chinois à  proximité des côtes chinoises : en effet, pour quitter la Mer de Chine Méridionale, ceux-ci doivent franchir plusieurs détroits : celui des îles Senkaku entre le Japon et Taïwan, celui de Luçon entre Taïwan et les Philippines, celui de Macassar séparant Bornéo et Célèbes, et celui de Malacca, entre la Malaisie et Sumatra. Tous sont sous contrôle de l’US NAVY, qui les ferait immédiatement repérer et donc détruire en cas de guerre. C’est pourquoi, pour l’instant la force nucléaire sous-marine chinoise ne peut menacer que le nord-ouest des  États-Unis, loin de ses centres vitaux.

Enfin, il semble que la géographie sous-marine de cette mer soit incomplète : en septembre 2021, le SNA (sous-marin nucléaire d’attaque) USS Connecticut a heurté une montagne sous-marine  non répertoriée sur une carte, ce qui prouve une grande difficulté de navigation.

D’où la présence permanente de l’US NAVY pour surveiller les SNLE chinois …

  1. Taïwan : objectif N°1 du président Xi : 3 conséquences 

 La conquête de Taïwan, bouclerait la Mer de Chine Méridionale et en chasserait l’US NAVY :

– les SNLE chinois ne seraient plus repérés et pourraient être basés sur la côte est de Taïwan, port de Hualien qui est en eau profonde et accéder aux océans Pacifique et Indien et menacer les  États-Unis  dans leurs centres vitaux du Nord-Est, l’Inde et l’Europe !

– cette conquête permettrait de menacer directement les îles Senkaku qui ferment également la Mer de Chine Orientale au Nord-Est. 

TSMC est le N°1 mondial semi-conducteurs, indispensables à toute industrie du 21ème siècle, notamment pour la défense. Cette entreprise est installée à Taïwan et donnerait un avantage technologique décisif à l’armée chinoise après une invasion réussie. C’est pourquoi Donald Trump a obtenu qu’une partie de la construction des semi-conducteurs soit délocalisée aux  États-Unis.

La conquête de Taïwan, prouverait la supériorité du système politique chinois (mélange de communisme, de moins en moins, et de confucianisme, de plus en plus) sur le système occidental de démocratie, pratiquée à Taïwan, qui constitue une concurrence dangereuse pour le régime chinois ;

3. Risque de conflit armé ?

3.1 Très mauvais exemple de Hong-Kong 

Quand Hong-Kong est redevenue chinoise, en juin 1997, Deng Xiaoping avait promis auparavant à Margaret Thatcher que la Chine respecterait les libertés acquises par la population chinoise de cette ville depuis un siècle, notamment celle de la presse et son système judiciaire, basé sur la Common Law. De plus, avant de partir, les britanniques avaient mis en place une assemblée librement élue. Cet état de fait était appelé par Deng Xiaoping « un pays, deux systèmes ».

Le but pour les chinois était double : le maintien d’un minimum de libertés permettait de préserver l’efficacité de la place financière de Hong-Kong, une des plus importantes d’Asie et de servir d’exemple pour la population de Taïwan. 

Or, la ferme reprise en main du régime politique par Pékin en septembre 2018 a aboli, en fait, le principe « un pays, deux systèmes » en supprimant les libertés acquises pour la presse et le système judiciaire.

Cette abolition du pluralisme ne semble pas, pour l’instant, avoir trop nui à la réputation de la place financière ; par contre, l’exemple donné pour les habitants de Taïwan a été détestable et a particulièrement tendu les relations entre Pékin et Taipei. 

La conséquence logique en est le très important renforcement de l’armée de Taïwan avec un fort soutien de son opinion publique, ce qui compliquerait une invasion chinoise.

3.2 Guerre des mots : Déclarations martiales de J. Biden et de Xi Jinping

Nous assistons actuellement à de très fortes concentrations de moyens militaires  États-Unis  / Chine et à de constantes incursions de l’armée de l’air chinoise à l’extrême limite des eaux territoriales taïwanaises ainsi qu’à des passages fréquents de navires de l’US NAVY dans le détroit de Taïwan. 

La politique du président Xi Jinping peut se résumer par un message au monde entier : « retenez-moi ou je fais un malheur ! ». Certes,  nous pouvons constater que Xi Jinping hausse le ton mais ne commet aucune provocation grave vis-à-vis des  États-Unis.

Quant au président Biden, il répète à l’envie que les États-Unis  protègeront Taïwan en cas « d’attaque injustifiée. » Nous constatons là un savant mélange de fermeté et de flou artistique, qui laisse quand même une marge de manœuvre au gouvernement chinois… à condition de ne pas aller trop loin ! 

3.3 Montée en puissance de la marine chinoise

La Marine chinoise, est devenue la première marine du monde, devant  l’US Navy. Certes, l’US NAVY, même inférieure en nombre, reste la plus puissante, pour l’instant, notamment grâce aux SNA qui ont montré leur redoutable efficacité lors de la Guerre des Malouines (1982). 

Cependant, entre 2014 et 2018, la Marine chinoise a augmenté de la somme des marines Française et  italienne en 4 ans ; en 2022, la Marine chinoise a augmenté de l’ensemble de la Marine Française!

Si ce rythme continue, très rapidement, la Marine chinoise sera la première mondiale, en nombre et efficacité.

3.4 FAIBLESSES DE LA CHINE

En plus des contingences géographiques analysées supra, la faiblesse de la Chine est double :

Le système politique chinois repose sur le Parti Communiste qui trouve sa légitimité par la formidable expansion économique (toujours plus de 5% par an depuis 40 ans) qui a fait sortir de l’extrême pauvreté la moitié de la population, soit 700 millions d’habitants. Mais, cette expansion dépend principalement des exportations de produits industriels par la mer et de la possibilité d’importer librement la quasi-totalité de son pétrole, également par la mer.

Une guerre avec les  États-Unis  pour Taïwan impliquerait un blocus maritime américain  assez facile à  mettre en place, en fermant tous les détroits de la Mer de Chine Méridionale. Les conséquences seraient la faillite de beaucoup d’entreprises chinoises, l’effondrement de l’économie de la Chine et donc la perte de légitimité du pouvoir communiste, avec un risque de guerre civile.

En plus, un paramètre important qui s’impose au régime chinois est la présence permanente de 300.000 étudiants chinois aux  États-Unis, et plus de 10 millions qui sont retournés en Chine après la fin de leurs études. Ces étudiants, futurs et actuels managers des entreprises chinoises ont été envoyés dans les universités américaines pour acquérir les meilleures techniques de gestion et d’innovations mais sont sous influence occidentale (libre confrontation des idées, liberté d’entreprendre et de recherche, autonomie de décision dans les entreprises). Ils constituent désormais une technostructure très efficace pour placer la Chine comme N°1 mondial, devant les  États-Unis  alors que Xi Jinping veut :

–  prouver la supériorité de la Chine sur l’Occident ;

                  –  la désintoxiquer de la pensée occidentale.

La direction du PC chinois peut difficilement mener à bien cette politique sans confrontation avec cette nouvelle élite intellectuelle ; bien évidemment, un conflit armé avec les  États-Unis  pourrait provoquer une rupture définitive avec celle-ci : la mise en place d’une économie de guerre pourrait se révéler impossible dans ces conditions.

POUR RÉSUMER :

Nous constatons la volonté évidente de la Chine de prendre sa revanche après 150 ans d’humiliation occidentale.

Nous sommes en présence du Piège de Thucydide, dans sa définition chimiquement pure, tel que décrit par Graham Allison dans son livre : montée en puissance de la Chine qui conteste les  États-Unis, première puissance déjà en place.

Si nous pouvons comprendre facilement pourquoi la Mer de Chine Méridionale constitue une zone d’affrontement privilégiée entre la Chine et les  États-Unis, nous pouvons également prévoir que le risque de conflit armé est relativement faible.

CONCLUSION

1. Deux notions du temps

1.1 VU DES  ÉTATS-UNIS 

– Quand les  États-Unis  rencontrent un problème, il faut le résoudre, ET VITE ! C’est comme cela qu’ils sont devenus entre 1865 et 1945, soit en 80 ans, la première puissance mondiale, alors qu’ils étaient à peine une puissance régionale.

En effet, en 1861, le Premier ministre Palmerston adressa un ultimatum au président Lincoln pour exiger la libération des deux diplomates envoyés par la Confédération du Sud à Londres et capturés sur un navire britannique (incident du Trent). Lincoln dut céder.

Mais, en 1867, le président Andrew Johnson acheta l’Alaska à la Russie, sans en référer à la Grande-Bretagne, qui l’aurait volontiers acquise pour elle-même. En effet, la Russie et la Grande-Bretagne étaient en compétition en Asie Centrale. Lord Derby, Premier ministre aurait ainsi pu bénéficier d’un moyen de pression sur le tsar Alexandre II.

Après,  les  États-Unis  ont vaincu successivement : 

– l’Espagne, et lui a arraché Cuba, Porto-Rico, le Philippines (1898), ce qui les a transformés en puissance du Pacifique, à quasi parité avec la Grande-Bretagne et la France, et en rivalité naissante avec le Japon ;

– l’Allemagne (1918 / 1945)

– et le Japon (1945), 

– et après, ils feront accepter par la Grande-Bretagne d’être dépassée, avant d’imposer la reconstruction de l’Europe, selon leurs exigences pour permettre la suprématie des entreprises américaines, la décolonisation et leur hégémonie partout ailleurs, sauf le bloc communiste.

Dès les années 50, Charles Wilson, ancien PDG de la General Motors et Secrétaire à la Défense du président Eisenhower (1953/61) se permit cette déclaration célèbre : « ce qui est bon pour la General Motors est bon pour les  États-Unis et ce qui est bon pour les  États-Unis est bon pour le monde ».

Compte tenu de cette montée en puissance, à une vitesse quasi météorique, les  États-Unis  ont la volonté de contrer la nouvelle hégémonie chinoise en Mer de Chine Méridionale, ET VITE ! 

Pour cela, avec les autres puissances anglo-saxonnes, les  États-Unis  montent l’alliance ANKUS qui écarte la France, pour faire rentrer définitivement l’Australie dans leur giron, avec l’accord de la Grande-Bretagne, qui croit ainsi jouer dans la cour des Grands. Les  États-Unis  veulent donc monter cette alliance, ET VITE ! 

1.2 VU DE LA CHINE

– La Chine est une civilisation trimillénaire, « cet état, plus vieux que l’Histoire… » (Charles de Gaulle en 1964, quand il reconnut la Chine Populaire) qui se considère comme le plus civilisé des pays au monde, entouré par des barbares ; Confucius disait, à propos de la Chine : « connais ta place dans le monde », en la mettant en premier, dans une hiérarchie très stricte, où elle place tous les autres après elle, ce qui est la source de l’Harmonie Suprême, vers laquelle toute vie doit se diriger ; aussi, aux yeux des chinois, les  États-Unis  troublent cette Harmonie Suprême par leur présence en Mer de Chine Méridionale ; 

– or, les  États-Unis  n’existaient pas quand la Chine était la première puissance mondiale en terme de PIB (milieu du 18ème siècle) ;

– un proverbe très souvent entendu en Orient nous dit : « les Occidentaux ont l’heure, nous avons le temps… »

– Le journaliste Raymond Cartier a écrit que la domination britannique en Asie était considérée comme « aussi normale que la mousson » au 19ème siècle et au 20ème siècle jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale. Or, selon Lee Kuan Yew, Premier Ministre de Singapour (1959/90), la chute de Singapour en février 1942, a constitué l’élément déterminant de la fin de l’hégémonie occidentale en Asie, quand 36.000 petits hommes jaunes, japonais, comme les appelaient avec mépris les britanniques, dirigés par le général Yamashita, ont pris Singapour, et ses 85.000 soldats, un des piliers de l’Empire Britannique.

– La crise financière de 2008 a renforcé la Chine dans ce sentiment avec la faillite de Lehmann Brothers, un des piliers du système financier américain ;

– la Chine tente alors d’imposer son hégémonie par intimidation, vis-à-vis du Vietnam en Mer de Chine Méridionale ou du Japon, en Mer de Chine Orientale, ou par séduction, vis- à-vis des Philippines, en leur proposant une alliance de substitution à celle des  États-Unis, mais dans une soumission hiérarchique. 

– Enfin, comme je l’ai dit en introduction, depuis 1949, la Chine n’a déclenché de guerres que parce qu’elle se sentait affaiblie et qu’un voisin voulait profiter de cet affaiblissement ; or, depuis 2014, son PIB est quasiment à parité avec celui des  États-Unis ;

– la stratégie chinoise est basée sur celle définie par Sun Zu, dans son livre l’Art de la Guerre, écrit au temps des Royaumes Combattants du 6ème  siècle av. JC. La victoire s’obtient par l’affaiblissement de la volonté de l’ennemi, sans avoir à combattre autrement que par des gestes et des mots.

– EN BREF : la Chine mise sur la lassitude  États-Unis.

2. Quelle conséquence si les  États-Unis  s’en vont ?

– Les  États-Unis  maintiennent une structure hégémonique sur tout le Pacifique depuis les Batailles de Midway, en 1942 et du Golfe de Leyte, en 1944 ; la principale conséquence d’un retrait américain serait la course à une hégémonie de substitution entre la Chine et les Etats voisins ;

– La Chine, Singapour, l’Indonésie, et le Japon seront en compétition pour cette hégémonie ; dans ce but, on peut envisager une alliance entre la Chine et Singapour, très proches culturellement et suffisamment éloignés géographiquement, pour ne pas être rivaux.

– Le Japon est au seuil du nucléaire militaire depuis le milieu des années 60 et peut mettre en place une force nucléaire opérationnelle en moins de 2 ans, ce qui terrorise par avance toute la région à cause des souvenirs de la Seconde Guerre Mondiale…

– Le budget et la balance commerciale des  États-Unis  est en déficit depuis la Guerre du Viêt-Nam, mais le dollar reste LA PRINCIPALE DEVISE du monde, à cause de la puissance militaire des  États-Unis depuis 1945. Cette puissance militaire leur permet de drainer la majeure partie de l’épargne mondiale, exactement comme l’hégémonie militaire et navale de la Grande-Bretagne et celle de la Livre Sterling allaient de pair avant 1914. 

–      Le retrait des  États-Unis  de la Mer de Chine Méridionale marquerait probablement la fin de l’hégémonie du dollar et des  États-Unis, donc la FIN DE LEUR HÉGÉMONIE TOUT COURT. En effet, les  États-Unis  ne pourraient plus financer leur puissance militaire colossale avec « la planche à billets », ce qu’ils font depuis la guerre du Vietnam.

Les  États-Unis  deviendraient alors un « super-Canada », sans plus !

3. Lassitude Américaine ?

– La Chine considère la présence des  États-Unis  en Mer de Chine Méridionale aussi incongrue qu’une présence chinoise dans le Golfe du Mexique ;

– La Chine ne croit pas au déplacement du centre de gravité de la puissance américaine du Proche-Orient et de l’Atlantique vers le Pacifique, malgré les efforts du président Obama pour le prouver. 

– D’une part, parce que le conflit du Proche-Orient, chaudron en perpétuelle ébullition, n’est pas prêt d’être résolu ; les liens culturels, militaires et économiques entre les  États-Unis  et Israël demeurent très forts et Israël restent le seul état de cette région à ne pas être un volcan géopolitique ;

– d’autre part, la nouvelle Guerre Froide avec la Russie, qui maintient une tension forte en Europe, finira par refixer ce centre de gravité comme avant, c’est-à-dire en Europe et en Méditerranée ; le conflit ukrainien aggrave cette tendance ; dans ce but, la Chine déploie beaucoup d’efforts pour garder la Russie dans son orbite géopolitique… Comme au temps de Kubilaï Khan, au 12ème siècle…

 Et le temps est une arme que les chinois manient parfaitement…

POUR RÉSUMER : ce n’est pas la peine d’être prophète pour penser qu’un départ des  États-Unis  serait plus générateur de conflits armés que la situation actuelle. 

L’économie chinoise : douleurs transitoires ou début d’effondrement

L’économie chinoise : douleurs transitoires ou début d’effondrement

par Alex Wang – revue Conflits – publié le 14 février 2024


L’économie chinoise est confrontée à une série de défis sérieux, à la fois cycliques (court terme) et structurels (long terme). Mais ce n’est pas l’effondrement. Les fondamentaux économiques sont solides. Son gouvernement dispose d’un espace de régulation suffisant pour faire face à son ralentissement économique actuel. Son développement industriel l’a positionnée favorablement pour l’avenir. La croissance de la Chine, malgré les sceptiques et bien que ralentie pour le court terme, devrait se poursuivre.

Nous sommes dans un monde interconnecté où l’économie chinoise contribue à la hauteur de 30% de la croissance globale. Il n’est pas exagéré de dire que quand la Chine éternue, le monde pourrait s’enrhumer. L’économie chinoise a un impact significatif sur le reste du monde en raison de sa taille, de sa croissance rapide et de son intégration dans les réseaux commerciaux et financiers mondiaux. 

Quand la Chine éternue, le monde s’enrhume

Après plusieurs décennies de croissance rapide, l’économie chinoise connaît un ralentissement, dû à de multiples problèmes aussi bien cycliques que structurels. Face à des obstacles tels que le vieillissement de la population, la diminution des retours sur investissement et la fragmentation géoéconomique, susceptible de limiter les perspectives de croissance à moyen terme, la Chine se dirige-t-elle vers un effondrement imminent, selon la prédiction de Gordon Chang il y a déjà une vingtaine d’années, répétée inlassablement depuis, chaque année ?   

Le réseau d’information américain CNN est persuadé que « L’économie chinoise a connu une année misérable. 2024 pourrait être encore pire » (“China’s economy had a miserable year. 2024 might be even worse” ). Dans la même veine, Paul Krugman, prix Nobel d’économie, a également prédit un avenir très sombre à l’économie chinoise. Selon lui, elle semble trébucher. À l’entendre, il y a des raisons de croire que la Chine entre dans une ère de stagnation à la japonaise.  

Le tableau est-il vraiment aussi sombre ? Examinons les faits, les chiffres et les tendances.

Spécificités chinoises : un rappel 

Avant tout, il nous paraît utile de rappeler quelques spécificités de la Chine afin de mieux comprendre ses marges de manœuvre et son style de management.

1/ La Chine opère une économie dirigée avec un contrôle étroit sur les flux d’argent et de crédit, contrairement aux économies capitalistes où les banques centrales ajustent les taux d’intérêt pour influer sur le coût de la monnaie et du crédit. En Chine, les autorités gouvernementales prescrivent aux grandes banques publiques le montant et les destinataires des prêts. Ainsi, les défauts de paiement en Chine sont souvent le résultat de décisions politiques.

2/ La Chine adopte une approche de « politique transcyclique », axée sur des actions progressives à long terme, même si cela implique des sacrifices à court terme. Cette approche guide le cycle réglementaire chinois : en période de croissance économique, de nouvelles réglementations sont introduites pour traiter les problèmes structurels, tandis qu’en période de ralentissement, les réglementations antérieures peuvent être assouplies pour stimuler la confiance et corriger les déséquilibres.

Performance de l’année 2023

Pour 2023, l’économie chinoise était dans une phase de reprise après les perturbations causées par la pandémie de COVID-19. La Chine avait réussi à contenir efficacement la propagation du virus et à relancer ses activités économiques. Le FMI atteste que la Chine a atteint l’objectif de croissance du gouvernement pour 2023 (5,2 %), reflétant une forte reprise post-COVID,  alors que les Etats-Unis étaient à 2,5%. Il est vrai que 5,2% est nettement inférieur à 8%, le niveau de la performance moyenne des décennies passées, mais il est loin d’être misérable.

La prévision pour 2024 se situerait, selon le FMI, à 4,6% pour la Chine et 2,1% pour les États-Unis. Nous pensons que 4,6 % est une estimation quelque peu conservatrice. Nous allons voir plus loin les raisons.

Dans les douleurs transitoires ou au début d’un effondrement ?

Face aux défis gigantesques, la Chine est-elle capable de s’en sortir ? Faisons un reality check détaillé avec M. Weijian Shan, éminent économiste en Asie, qui a fait une analyse documentée et éclairante. 

Crise immobilière : Le secteur immobilier, qui représente directement 11 % du PIB (et indirectement environ 25 %), a largement sous-performé par rapport aux autres secteurs de l’économie. En fait, le secteur immobilier chinois a contribué négativement à la croissance économique globale de la Chine depuis 2022 et a été un moteur du ralentissement économique récent. Bien que le secteur immobilier soit le plus grand frein à l’économie, ses problèmes semblent se résorber. La contribution négative du secteur à la croissance du PIB est passée d’environ 4 % en 2022 à moins de 2 % en 2023. 

Espace de régulation : Contrairement à de nombreux pays développés, la Chine ne fait pas face à des problèmes d’inflation. Toutefois, elle maintien des taux d’intérêt relativement élevés, avec des taux de prêt prévalents oscillant autour de 4 à 4,5 %. Le ratio de réserve obligatoire (CRR) en Chine, qui représente le pourcentage des dépôts que les banques commerciales doivent placer auprès de la banque centrale, est d’environ 10,5 % pour les grandes banques, alors qu’il est de 0 à 1 % dans les pays occidentaux. Par conséquent, la politique monétaire chinoise bénéficie d’une marge de manœuvre pour s’assouplir en réduisant les taux d’intérêt, le CRR, voire les deux, une option qui n’est pas disponible pour d’autres grandes économies.

Sur le plan fiscal, la Chine se distingue parmi les grandes économies avec un bilan financier net positif, contrairement à d’autres comme les États-Unis, le Japon et l’Allemagne qui affichent des bilans négatifs. La dette publique centrale chinoise ne représente que 21 % du PIB, tandis que la dette des administrations locales oscille entre 50 % et 80 % du PIB, y compris les passifs cachés. Même en considérant le ratio de la dette publique globale le plus élevé de la Chine, soit 110 % du PIB, il reste favorable comparé à celui du gouvernement fédéral américain, qui atteint environ 140 % du PIB, et à la dette publique centrale du Japon, qui est d’environ 260 % du PIB. De plus, les actifs financiers du gouvernement chinois dépassent ses passifs financiers totaux. Ces chiffres ne prennent pas en compte les vastes terres et ressources naturelles de la Chine, toutes propriétés de l’État. Ainsi, la politique fiscale du gouvernement chinois dispose d’une marge de manœuvre importante pour s’élargir.

La santé du système bancaire chinois : Le problème du marché immobilier ne devrait pas entraîner de crise bancaire. Le ratio moyen prêt-valeur des prêts hypothécaires dans les grandes villes chinoises est d’environ 40 %, et les prêts résiduels aux promoteurs immobiliers ne représentent que moins de 6 % du portefeuille de prêts du système bancaire chinois, tous soutenus par des garanties. De plus, les banques chinoises sont bien capitalisées, avec un ratio de fonds propres moyens de plus de 15 % et un ratio de prêts non performants (NPL) moyen d’environ 1,6 % qui sont traités et sortis presque en temps réel.

Les perspectives de croissance de la Chine : Les problèmes immobiliers en Chine n’infecteront pas le système bancaire dans son ensemble, bien que le secteur immobilier reste un contributeur négatif à la croissance chinoise. En 2022, l’économie verte et l’économie numérique ont ajouté 4,7 % au taux de croissance de la Chine, compensant largement la contribution négative de 3,7 % du secteur immobilier.  En effet, la Chine est en tête du monde dans les industries permettant, et permises par, la quatrième révolution industrielle – énergie verte, numérisation, robots industriels, intelligence artificielle, etc.

La guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine : Elle n’a pas freiné le commerce entre les États-Unis et la Chine, et le commerce bilatéral a atteint un niveau record d’environ 700 milliards de dollars en 2022. Depuis le début de la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine en 2018, les exportations vietnamiennes vers les États-Unis ont augmenté, mais ses importations en provenance de Chine ont encore plus augmenté. En 2020, l’ASEAN a remplacé les États-Unis pour devenir le plus grand partenaire commercial de la Chine,

Le progrès technologique de la Chine : Les États-Unis ont interdit les exportations de haute technologie vers la Chine dans des domaines allant des puces semi-conductrices avancées à l’informatique quantique et à l’intelligence artificielle. À court terme, cela pourrait affecter la capacité technologique de la Chine, mais à long terme, cela ne le fera pas. La Chine dispose d’une base technologique solide ; elle a les moyens de rattraper son retard dans les domaines où elle est en retard, grâce à ses années de fabrication à valeur ajoutée et d’innovation ; et grâce aux interdictions d’exportation, elle est fortement incitée à développer ses propres versions des technologies concernées. 

La Chine possède désormais toutes les conditions pour développer ses propres versions de technologies désormais indisponibles à l’import : 1/ concentration des meilleurs talents ; 2/ concentration des instituts de recherche ; 3/ disponibilité du capital ; 4/ capacité de fabrication profonde 5/ marché suffisamment grand. Ensemble, ce n’est qu’une question de temps. 

La Chine a dépassé les États-Unis quant au nombre d’articles scientifiques publiés annuellement dans des revues internationales respectées. L’activité de dépôt de brevet en Chine a augmenté de manière « explosive ». Le nombre de demandes de brevet en Chine par an est désormais supérieur à celui des États-Unis, de l’Europe, du Japon et de la Corée du Sud réunis. Les sanctions technologiques sur la Chine ont provoqué une accélération du progrès technologique.

Bombe démographique – ou atout ? Les données démographiques de la Chine, notamment le vieillissement et le déclin de sa population, ne freineront pas sa croissance à long terme.

La taille de la population active chinoise a atteint un plateau en 2012 et a commencé à décliner progressivement. Pourtant, son PIB a doublé au cours des 10 dernières années. Bien que l’augmentation de la productivité en Chine ait ralenti ces dernières années, elle a néanmoins réussi à propulser la croissance économique. Certains pensent que la Chine est sur le point de tomber dans le « piège des revenus intermédiaires ». Les dépenses de R&D et l’augmentation de la productivité en Chine montrent une autre image. La Chine est désormais à l’avant-garde de l’automatisation industrielle, comme en témoigne l’installation de 50% des robots industriels dans le monde. Il est peu probable que la démographie chinoise entraîne une pénurie de main-d’œuvre dans un avenir prévisible ; en fait, sa population active est susceptible d’être significativement sous-utilisée. 

Si la communauté internationale des investisseurs est si optimiste à propos du Japon, qui connaît des problèmes démographiques plus graves, pourquoi ne pas l’être au sujet de la Chine ? 

L’opportunité chinoise : Si l’on inclut les transferts sociaux en nature – c’est-à-dire des avantages tels que l’aide sociale, la sécurité sociale et d’autres formes d’assistance gouvernementale et non gouvernementale – le revenu disponible des ménages chinois en tant que part du revenu national brut est assez élevé. Les mauvaises nouvelles sont que la consommation privée, même en incluant les transferts sociaux en nature, reste trop faible, à environ 45 % du PIB, contre 72 % pour les États-Unis. Mais la bonne nouvelle, c’est qu’il y a encore beaucoup de place pour la croissance. 

Donc, selon M. Shan, les fondamentaux économiques de la Chine sont très solides, bien qu’elle doive faire face à une combinaison de défis. Son gouvernement dispose d’un espace politique suffisant pour faire face à son ralentissement économique actuel. Son développement industriel l’a positionnée favorablement pour l’avenir. Les douleurs qu’elle subit sont transitoires. Sur le moyen et long terme, la croissance, malgré les sceptiques, devrait se poursuivre.

Sentiment des entreprises étrangères en Chine

Cette analyse est partagée, quoique timidement pour le moment, par une bonne partie des entreprises étrangères opérantes en Chine. Prenons les exemples des entreprises américaines et allemandes en Chine.

Résultat de l’AmCham survey 2024  : Les entreprises américaines exerçant leurs activités en Chine sont devenues plus optimistes quant aux perspectives du pays et à son attrait en tant que destination d’investissement, selon la dernière enquête menée par la Chambre de commerce américaine (AmCham) en Chine.

Notamment, environ 50 % des entreprises interrogées identifient la Chine comme l’une des trois principales cibles d’investissement, ce qui signifie un changement stratégique dans leurs priorités d’investissement, ce qui représente une amélioration de cinq points de pourcentage par rapport à l’enquête de l’année précédente.

Pendant ce temps, la majorité des membres de l’AmCham, tous secteurs confondus, sont restés attachés au marché chinois, sans projet de délocaliser leur production et leur approvisionnement hors du pays.

Résultat du German Chamber Survey 2024  : L’économie chinoise est confrontée à une trajectoire descendante, ont déclaré environ 86 % des entreprises allemandes dans l’enquête, même si la plupart considèrent que cette trajectoire est temporaire et prédit un rebond dans les trois prochaines années. 

La reprise de la Chine après la pandémie s’est révélée plus fragile que prévu, avec une crise immobilière qui s’aggrave, des risques déflationnistes croissants et une demande timide qui jette un voile sur les perspectives de cette année. Quelque 54 % des entreprises allemandes interrogées ont déclaré qu’elles envisageaient néanmoins d’augmenter leurs investissements pour rester compétitives.

Conclusion

L’économie chinoise est en pleine transition. Les douleurs dues aux multiples transformations en cours sont bien réelles. La Chine trébuche, mais il est peu probable qu’elle tombe.  Comme l’a dit Lawrence Wong, vice-premier ministre et ministre des Finances de Singapour (probablement le prochain Premier ministre de Singapour) : « Ne pariez jamais sur la récession chinoise », car l’économie chinoise est énorme avec des fondamentaux très solides et présente de nombreux avantages dans les domaines de la fabrication de pointe, de l’économie verte et dans d’autres domaines.  

En suivant le style de management chinois « transcyclique », Li Qiang, Premier ministre du Conseil d’État de Chine, a récemment déclaré lors du Forum économique mondial « Nous insistons sur le fait de ne pas nous engager dans des mesures de relance fortes, et nous ne courons pas derrière la croissance à court terme en laissant se cumuler des risques à long terme. Nous concentrons nos efforts sur le renforcement de la dynamique de développement endogène. » 

Avec des transformations profondes et radicales en cours, une nouvelle Chine est en train d’émerger.  Une nouvelle économie, celle de l’économie verte et numérique, compensera bientôt le ralentissement de l’investissement fixe, y compris sur le marché du logement saturé. Sa croissance, malgré les sceptiques, devrait se poursuivre, bien que modérément pour le court terme, dans un avenir prévisible.


Alex Wang

Titulaire de deux doctorats (philosophie et ingénierie) et familier des domaines clés de la NTIC, Alex Wang est ancien cadre dirigeant d’une entreprise high tech du CAC 40. Il est également un observateur attentif des évolutions géopolitiques et écologiques.

A l’est rien de nouveau ? par Michel Goya

A l’est rien de nouveau ?

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 12 février 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Fin septembre 2022, je me demandais si le conflit en Ukraine n’était pas en train de connaître son « 1918 », c’est-à-dire le moment où la supériorité tactique d’un des camps lui permet de porter des coups suffisamment répétés et importants par provoquer l’effondrement de l’ennemi. Les Ukrainiens venaient de conduire une percée surprenante dans la province de Kharkiv et pressaient sur la tête de pont de Kherson jusqu’à son abandon par les Russes mi-novembre. Encore deux ou trois autres grandes offensives du même type dans les provinces de Louhansk et surtout de Zaporijjia en direction de Mélitopol et les Ukrainiens auraient pu obtenir une décision, à la condition bien sûr que les Russes ne réagissent pas, non pas dans le champ opérationnel où ils étaient alors plutôt dépassés mais dans le champ organique, celui des moyens. On sentait bien qu’il y avait une réticence de ce côté-là, essentiellement par peur politique des réactions à une mobilisation, mais la peur du désastre est un puissant stimulant à dépassement de blocage. Vladimir Poutine n’a pas franchi le pas de la mobilisation générale et de la nationalisation de l’économie, mais accepté le principe d’un engagement de plusieurs centaines de milliers de réservistes, du « stop-loss » (contrats sans limites de temps) des contrats de volontaires, un raidissement de la législation disciplinaire et des contraintes plus fortes sur l’industrie de défense. Cette mobilisation partielle a, comme prévu, suscité quelques remous mais rien d’incontrôlable, et cela a incontestablement permis de rétablir la situation sur le front.

Pour rester dans l’analogie avec la Grande Guerre, cela correspond au moment où l’Allemagne remobilise ses forces après les terribles batailles de 1916 à Verdun et sur la Somme et s’installe dans une défense ferme sur le front Ouest à l’abri de la ligne dite « Hindenburg ». Le repli de la tête de pont de Kherson sur la ligne que je baptisais « ligne Surovikine » du nom du nouveau commandant en chef russe en Ukraine ressemblait même au repli allemand d’Arras à Soissons jusqu’à la ligne Hindenburg en février-mars 1917 (opération Albéric). À l’époque, le pouvoir politique en France avait repris le contrôle de la guerre sur le général Joffre en lui donnant le bâton de maréchal et une mission d’ambassadeur aux États-Unis pour le remplacer par le plus jeune des généraux d’armée : le général Robert Nivelle. Nivelle a eu la charge d’organiser la grande offensive du printemps 1917 dont on espérait qu’elle permette de casser le nouveau front allemand. Cette offensive a finalement échoué et Nivelle a été remplacé par le général Pétain en mai 1917.

On résume alors la stratégie du nouveau général en chef au « J’attends les Américains – qui viennent d’entrer en guerre contre l’Allemagne – et les chars ». C’est évidemment un peu court mais c’est l’esprit de sa Directive n°1. L’année 1917 sera une année blanche opérationnelle dans la mesure où on renonce à toute grande opération offensive avant 1918 mais une année de réorganisation et de renforcement de l’armée française. On combat peu mais à coup sûr et bien, on innove dans tous les domaines, surtout dans les structures et les méthodes, on produit massivement et on apprend et on travaille. Cela finit par payer l’année suivante.

Dans un contexte où il est difficile d’envisager sérieusement de casser le front russe et de reconquérir tous les territoires occupés dans l’année, il n’y a sans doute guère d’autre solution pour l’Ukraine et ses alliés que d’adopter une stratégie similaire, plus organique qu’opérationnelle. Une différence entre l’Ukraine et la France de 1917 réside dans le fait que l’Ukraine importe 85 % de ses équipements et armements militaires et la seconde est que l’ensemble de son territoire est susceptible d’être frappé par des missiles et drones russes. Le PIB de l’Ukraine est par ailleurs huit fois inférieur à celui de la Russie et ce décalage s’accentue. L’Ukraine peut difficilement consacrer plus de 50 milliards d’euros par an pour son effort de guerre contre le triple pour la Russie sans que celle-ci ait pour l’instant besoin d’une mobilisation générale de l’économie et de la société.

Face à l’ennemi, les deux maîtres-mots de la stratégie ukrainienne doivent être la patience bien sûr mais aussi la rentabilité. Rentabilité sur le front d’abord, même si ce mot est affreux dès lors que l’on parle de vies humaines. C’est un peu le niveau zéro de la stratégie mais il n’y a parfois pas d’autre solution, au moins temporairement. Le but est de tuer ou blesser plus de soldats russes que le système de recrutement et de formation ne peut en fabriquer de façon à ce que le capital humain russe ne progresse et que le niveau tactique des bataillons et régiments de manœuvre ne progresse pas. Cela signifie concrètement ne pas s’accrocher au terrain, ou plus exactement ne résister que tant que les pertes de l’attaquant sont très supérieures aux siennes puis se replier sur de nouvelles lignes de défense. Encore faut-il que ces lignes existent. On n’aime guère cela, mais la priorité opérationnelle est au creusement incessant de retranchements, ce qui signifie au passage une aide particulière occidentale de génie civil.

Les opérations offensives ukrainiennes, comme celles des Français en 1917, doivent être presque exclusivement des raids et des frappes sur des cibles à forte rentabilité mais sans occuper le terrain sous peine de subir une forte contre-attaque. Les Français s’étaient emparés de la position de la Malmaison du 23 au 25 octobre 1917 et ont mis hors de combat définitivement 30 000 soldats ennemis, pour 7 000 Français, mais après avoir lancé trois millions d’obus en six jours sur un front de 12 km, une performance impossible à reproduire en 2024. Les saisies et tenues de terrain ou les têtes de pont au-delà du Dniepr par exemple n’ont d’intérêt que si, encore une fois, elles permettent d’infliger beaucoup plus de pertes que l’inverse. Bien entendu, les coups par drones, missiles, sabotages, raids commandos ou autre, peu importe, peuvent être portés partout où c’est possible et rentable, depuis l’arrière immédiat du front jusqu’à la profondeur du territoire russe et même ailleurs, par exemple. Il serait bienvenu que l’on autorise enfin les Ukrainiens à utiliser nos armes pour frapper où ils veulent – on imagine la frustration des Ukrainiens devant le spectacle des belles cibles qui pourraient être frappés en Russie par des tirs de SCALP ou d’ATCMS – et même les aider à le faire. Si les Ukrainiens veulent attaquer les Russes en Afrique et notamment dans les endroits d’où nous, nous Français, avons été chassés, pourquoi ne pas les y aider ?

Pendant que le front est tenu à l’économie, les Ukrainiens doivent se réorganiser et progresser. L’armée ukrainienne a triplé de volume en deux ans, plus exactement « les » armées ont triplé. On rappellera qu’à côté des petites marine et aviation agissant dans leur milieu, il y sur la ligne de front les brigades de différents types de l’armée de Terre, celles de la marine, des forces aéroportées – aéromobiles, parachutistes, ou d’assaut aérien – mais aussi les forces territoriales – des villes ou des provinces – pour le ministère de la Défense ou encore les brigades de Garde nationale ou d’assaut du ministère de l’Intérieur, les gardes-frontières, la garde présidentielle, les bataillons indépendants, etc. On n’ose imaginer comment peut s’effectuer la gestion humaine et matérielle d’un tel patchwork entre les différents ministères rivaux et les provinces en charge d’une partie d’une partie du soutien et du recrutement, sans parler des besoins des autres ministères et institutions.

On comprend que les hommes des brigades de manœuvre, ceux qui portent de loin la plus grande charge du combat et des pertes, se sentent un peu seuls entourés de beaucoup d’hommes en uniforme qui prennent peu de risques et où on n’est pas mobilisable à moins de 27 ans (par comparaison les soldats israéliens combattant dans Gaza ont 21 ans d’âge moyen) et où on maintient des équipes de sport sur la scène internationale. Si la mobilisation humaine ukrainienne est largement supérieure à celle de la Russie, où visiblement on hésite à aller aussi loin par crainte politique, elle est encore très inefficiente. Quand un État lutte pour sa survie, les études supérieures, le sport et plein d’autres choses en fait sont renvoyés à plus tard.

Il y a un besoin de standardisation des brigades sur trois modèles au maximum et surtout de constituer une structure de commandement plus solide, avec des états-majors de divisions ou corps d’armée coiffant plusieurs brigades de manœuvre, d’appui et de soutien. Les états-majors ne s’improvisent pas, sinon il n’y aurait d’École d’état-major et d’Écoles de guerre en France. Il faut des mois pour former un état-major de division et encore plus pour une avoir division complète habituée à fonctionner ensemble, et c’est encore plus difficile dans un pays où il est difficile de manœuvrer plus d’un bataillon à l’entraînement sous peine de se faire frapper. L’Europe a suffisamment de camps de manœuvre pour permettre à des états-majors et des brigades retirées du front et reconstituées de s’entraîner au complet en coopération avec les armées locales, qui bénéficieront par ailleurs du retour d’expérience ukrainien. Avec du temps ensemble, du retour et de la diffusion d’expérience, une bonne infrastructure d’entraînement, le niveau tactique des brigades s’élèvera et un niveau tactique plus élevé que celui des unités adverses est le meilleur moyen de réduire les pertes. En fait c’est surtout le meilleur moyen de gagner une guerre à condition que ces brigades soient suffisamment nombreuses.

Il y a enfin les armes, les munitions et les équipements. C’est un sujet en soi dont on reparlera.

Thomas Gomart : “Une Invasion de Taïwan par la Chine obligerait les États-Unis à un choix décisif”

Thomas Gomart : “Une Invasion de Taïwan par la Chine obligerait les États-Unis à un choix décisif

Le président américain Joe Biden et le président chinois Xi Jinping, rencontre en marge du sommet du G20 à Bali, 14 novembre 2022.


par Thomas Gomart, interviewé par Thomas Mahler pour L’Express

https://www.ifri.org/fr/espace-media/lifri-medias/thomas-gomart-une-invasion-de-taiwan-chine-obligerait-etats-unis-un-choix

Géopolitique. Russie, Taïwan, Moyen Orient… Le directeur de l’Ifri analyse « l’accélération de l’histoire » et appelle à un réarmement intellectuel des Européens.

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C’est un constat sombre sur « l’isolement mental » de l’Europe. Dans L‘Accélération de l’histoire (Tallandier), Thomas Gomart analyse les grandes évolutions géopolitiques à partir de trois grands noeuds stratégiques : les mers de Chine et le détroit de Taïwan, la péninsule arabique et le détroit d’Ormuz, et le détroit du Bosphore. Pour le directeur de Institut français des relations internationales (Ifri), principal think tank français, les Européens doivent à tout prix se réarmer intellectuellement face à ces bouleversements internationaux, d’autant que le Vieux Continent serait le grand perdant en cas de victoire électorale de Donald Trump.

L’Express : En quoi vivons-nous une accélération de l’histoire ?

Thomas Gomart : L’accélération, c’est à la fois la multiplication d’actions intentionnelles destinées à modifier un rapport de force et des évolutions de fond. Il y a d’abord l’accélération liée au réchauffement climatique : en dix ans, nous avons connu une augmentation de 0,2 °C. Il y a l’accélération technologique avec la démocratisation de l’IA. Il y a une accélération du poids économique des Brics et des Brics+ par rapport au G7 : fin 2022, Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud représentaient 31,5 % du PIB mondial, contre 31 % pour le G7. A cela s’ajoute, l’accélération par l’hostilité ouverte de trois pays, la Russie, l’Iran et la Corée du Nord, contre l’ »Occident collectif ». Une accélération des dépenses militaires mondiales, qui ont bondi en passant 1 139 milliards de dollars en 2001 à 2 240 milliards en 2022. Voilà autant de facteurs qui donnent l’impression à certains d’être pris de vitesse et de perdre le contrôle, et à d’autres de bénéficier de cet emballement.

Vous soulignez que si déclin de l’Occident il y a, c’est celui de l’Europe, et non pas des Etats-Unis. Pourquoi ?

En tant qu’historien, je reste toujours très prudent sur l’idée de déclin, souvent instrumentalisée politiquement. De quoi parle-t-on précisément ? De la France ? De quelle Europe ? D’une civilisation ? Chez nous, invoquer sans cesse le déclin s’inscrit souvent dans ce que j’appellerais volontiers la tradition défaitiste française, qui est à la fois intellectuelle, politique et militaire. Elle a l’arrogance pour revers et une certaine méconnaissance du monde. Le déclin permet ces conversations générales sur l’état du monde dont les Français raffolent car elles permettent de magnifier le passé, en particulier le leur.Ce qui est sûr, c’est que le poids relatif de l’Europe diminue à l’échelle globale, alors que celui des Etats-Unis se maintient. En 1980, ces derniers représentaient 25 % du PIB mondial ; encore 25 % quinze ans plus tard au pic de leur moment unipolaire ; toujours 25 % en 2023. La Chine n’a cessé de croître. L’Union européenne, elle, représente 16 % du PIB mondial en 2022. Il y a ainsi une triple asymétrie qui se crée. L’Europe voit sa dépendance s’accentuer, non seulement par rapport aux Etats-Unis, mais par rapport aux pays du Golfe et à la Chine. Et en face, la Russie voit elle aussi sa dépendance s’accentuer vis-à-vis de la Chine.

Les Américains n’ont-ils pas subi des défaites, comme en Afghanistan ?

S’ils ont subi de sérieux revers lors de conflit périphériques, comme au Vietnam ou en Afghanistan, les Américains demeurent invaincus au niveau mondial. Les États-Unis nous obligent à penser de manière globale, ce qui est de plus en plus difficile pour les Européens. La Chine est en réalité la seule puissance à pouvoir aujourd’hui produire une vision globale alternative. Elle est engagée dans une rivalité stratégique de long terme avec les Etats-Unis. Mais ces derniers, même s’ils ont essuyé des revers régionaux, restent prédominants, et n’ont nullement renoncé à l’exercice de la puissance.

En s’appuyant sur l’Otan, mais aussi dans le Pacifique sur le Japon et la Corée du Sud, pourtant ennemis historiques, les États-Unis n’ont-ils pas le meilleur réseau d’alliances ?

La principale différence entre la Chine et les États-Unis, c’est que ces derniers disposent d’un système d’alliances régionales sur lesquels repose leur politique globale. Du côté chinois, il y a un refus idéologique de réfléchir en termes d’alliances militaires. La Chine propose des partenariats beaucoup plus souples qui ne l’engagent pas sur le plan militaire. La grande question est ainsi de savoir dans quelle proportion la Chine soutient la Russie en Ukraine. Jusqu’où est-elle prête à aller ? Elle la soutient politiquement, diplomatiquement, alors que des pays comme l’Iran et la Corée du Nord lui apportent une aide militaire directe.

A quel point une victoire de Donald Trump marquerait-elle une rupture dans la politique étrangère américaine ?

Il est certain que l’année 2024 est suspendue à l’élection américaine de novembre. Le potentiel disruptif que l’on prête à Donald Trump rappelle à la fois la centralité des Etats-Unis. Son projet est préparé et différent de celui erratique de 2016. N’oublions pas qu’il considère ne pas avoir perdu l’élection en 2020. Cela annonce des débats institutionnels très vifs sur le plan intérieur. En ce qui concerne les grandes questions de politique étrangère, il faut rappeler que Trump n’a pas recouru à l’arme militaire durant son premier mandat, et qu’il est dans une logique transactionnelle, également avec ses alliés. Un certain nombre de changements sont donc à attendre s’il est élu, notamment dans le cadre transatlantique.Au Moyen Orient, il y un effacement en cours de l’Union européenne qui est frappant.

L’Europe serait donc la principale victime d’une victoire de Trump ?

Oui. Trump l’a répété dans sa campagne électorale. Il considère les Européens fondamentalement comme des concurrents commerciaux avant d’être des alliés militaires. Et sur le plan de l’alliance militaire, il estime que les Etats-Unis dépensent trop pour la sécurité européenne, alors que les Européens se satisfont de la garantie de sécurité américaine. Enfin, il est très critique sur le mode de fonctionnement de l’Alliance atlantique.

Vous qualifiez les Européens de “déphasés”, victimes “d’isolement mental”. Que faudrait-il faire ?

Depuis deux générations, il y a eu un double désarmement : un désarmement matériel, qui a débuté dans les années 1970, accompagné d’un désarmement intellectuel. Le personnel politique et surtout les intellectuels ont considéré que les questions stratégiques, au fond, devaient être relégués aux livres d’historiens. A coups de colloques, d’enseignements et d’interventions médiatiques on nous a expliqué que la géopolitique n’existait plus. Or, ce que sont en train de redécouvrir les Européens, c’est l’intentionnalité stratégique, et le fait que les décisions d’un tout petit groupe de personnes peuvent avoir des conséquences sur un grand nombre. Encore faut-il vouloir le comprendre.

Mais à part l’Ukraine, les Européens ne s’accordent pas sur les grands sujets géopolitiques : conflit israélo-palestinien, Chine…

Soulignons l’unité qui persiste sur l’Ukraine, en dépit de l’aléa hongrois. Mais, effectivement, cette unité est bien moins évidente sur le conflit entre Israël et le Hamas, avec un vrai clivage entre pays européens. Au sujet de la Chine, il y a aussi une tension. Premier partenaire économique de l’Union européenne, la Chine dispose d’une forte capacité d’influence en Europe. Elle reste attractive dans bon nombre de secteurs. Parallèlement, ses investissements font l’objet d’une volonté politique de contrôle. Il n’est toujours pas possible de parler d’une politique étrangère commune de l’UE. Historiquement, elle s’est principalement résumée à l’aide au développement et aux sanctions. Ce n’est pas rien. Mais l’UE peine à s’imposer comme acteur diplomatique à part entière. Et, au Moyen-Orient, il y un effacement en cours de l’UE qui est frappant.

Selon vous, ce qui relie les Brics, c’est l’idée que les Européens, et non pas les Américains, ayant “un rôle diplomatique surévalué par rapport à leurs poids économique, démographique et surtout stratégique”…

C’est mon expérience dans les milieux de recherche globalisés. A partir du moment où il y a une administration américaine cohérente et constante, comme c’est le cas avec celle de Joe Biden, tout le monde reconnaît la centralité des États-Unis. En revanche, beaucoup soulignent la surpondération européenne dans les organisations internationales, avec un décalage entre les prétentions européennes et la réalité de ses capacités.

Pourquoi êtes-vous critique de l’ambition française de mettre en avant une “troisième voie” dans l’Indo-Pacifique par rapport à la Chine, comme elle avait aussi essayé de le faire au sujet de la Russie ?

Il faut donner du crédit aux tentatives françaises d’essayer d’apporter une flexibilité et une tonalité différente dans cette vaste zone à travers notamment un discours sur la sécurité environnementale et maritime. Mais je suis perplexe sur la notion de “puissance d’équilibres”, qui donne une impression de surplomb trompeuse. Cela fait croire que la France pourrait être dans une position d’arbitre en cas de crise aiguë, ce qui semble illusoire.

Pourquoi la question de Taïwan est-elle aussi essentielle pour la France ?

D’abord, un rappel historique. Taïwan nous semble loin aujourd’hui, mais ce n’était pas le cas durant la IIIe République, lorsque l’amiral Courbet occupait les îles Pescadores dans le détroit de Taïwan. Nous redécouvrons aujourd’hui cette géographie qui a toujours été présente dans les milieux stratégiques, et notamment dans la marine. Ce qui a changé, c’est que le centre de gravité du monde s’est déplacé vers l’Asie-Pacifique. Le détroit de Taïwan, en particulier, concentre une part importante du commerce international, et du flux des microprocesseurs essentiels pour l’appareil productif mondial. Cela résume bien ce que la mondialisation est en train de produire : une centralité de la relation sino-américaine, un renforcement politique des émergents et une marginalisation progressive de l’Europe.Une guerre dure souvent le temps d’une génération. Ce qui nous amène à 2034 pour l’Ukraine…

Xi Jinping pourrait-il passer à l’attaque à Taïwan ?

De manière objective, tout le monde a intérêt à conserver le statu quo, parce qu’il permet la continuation de la mondialisation par la maritimisation. C’est dans l’intérêt de Taïwan, de la Chine, des États-Unis, des pays riverains… Mais on disait la même chose de la Russie avant l’agression de 2014 et la surenchère de 2022. Vladimir Poutine n’a aucun intérêt à intervenir, entendait-on souvent. Et il est pourtant passé à l’acte.

En quoi un conflit autour de Taïwan serait-il un tournant historique ?

Ce serait une rupture considérable. Ce qui a permis l’enrichissement remarquable de la Chine depuis 1979, c’est-à-dire son ouverture au monde et sa maritimisation, serait interrompu. Par ailleurs, cela obligerait les Etats-Unis à un choix décisif : veulent-ils défendre leur système d’alliances en Asie orientale, c’est-à-dire non seulement Taïwan, mais aussi le Japon, la Corée du Sud, l’Australie et les Philippines ?

[…]

 

> Lire l’entretien sur le site de L’Express

Après les Britanniques, ce sont les Allemands qui voient une guerre à horizon « 5 ans ».

Après les Britanniques, ce sont les Allemands qui voient une guerre à horizon « 5 ans ».

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par Philippe Chapleau – Lignes de défense – publié le 11 février 2024

https://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/


Dans un entretien paru dans l’édition dominicale du journal conservateur Die Welt, le Generalinspekteur der Bundeswehr (équivalent du CEMA français) juge nécessaire que l’armée allemande soit « apte à la guerre » dans cinq ans. Son avertissement fait écho à celui lancé par les parlementaires britanniques dans un rapport publié il y a tout juste une semaine. Voir mon post: Ready for War? Les élus britanniques tirent une salve de fusées rouges.

« Sur la base des différentes analyses et quand je vois la menace potentielle que représente la Russie, cela signifie pour nous cinq à huit années de préparation« , a déclaré le général allemand Carsten Breuer. « Cela ne veut pas dire qu’il y aura alors une guerre. Mais elle est possible. Parce que je suis militaire, je dis: dans cinq ans, nous devons être aptes à la guerre« , a-t-il martelé.

Pour la première fois depuis la fin de la Guerre froide, « nous nous trouvons confrontés à la possibilité d’une guerre imposée de l’extérieur », a-t-il encore averti. L’aptitude à la guerre signifie « beaucoup plus » que la capacité de défense, a poursuivi le CEMA allemand.

« Outre la disponibilité personnelle et matérielle, il s’agit également du changement de mentalité nécessaire auquel nous devons nous soumettre« . Il faut un « changement de mentalité, aussi bien dans la société que, et surtout, dans la Bundeswehr« .

Au final, il s’agit « de placer le risque d’une attaque pour un adversaire à un niveau si élevé qu’il décide de ne pas la lancer », a-t-il encore détaillé, ajoutant: « c’est cela la dissuasion ».

Une inévitable guerre contre la Russie?
Toujours dans la presse allemande de ce dimanche, c’est le secrétaire général de l’Otan qui s’est exprimé: « L’OTAN ne cherche pas la guerre avec la Russie, mais nous devons nous préparer à une confrontation qui pourrait durer des décennies« , a-t-il prévenu dans le journal dominical allemand Welt am Sonntag

Vendredi, le vice-Premier ministre polonais, Wladyslaw Kosiniak-Kamysz, a réagi après les déclarations du président russe Vladimir Poutine, qui a écarté l’idée d’envahir la Pologne ou la Lettonie lors d’un entretien avec l’animateur américain Tucker Carlson. Pour le ministre polonais, les déclarations du président russe « n’ont aucune crédibilité » et ne vont pas « endormir la vigilance » de Varsovie.

Mais quelle mouche belliqueuse a donc piqué les dirigeants politiques et militaires européens ? Ils multiplient depuis quelques jours les mises en garde et les déclarations martiales, quitte à passer pour des va-t’en guerre de mauvais augure.

Et si les élus européens étaient juste lucides ? Et si la volonté expansionniste russe était bien réelle? C’est la certitude des chefs militaires occidentaux. D’où les appels qui se multiplient de la Scandinavie au Royaume-Uni, en passant par l’Allemagne, à la vigilance et au réarmement.

Données culturelles et stratégies militaires : autour de la notion de l’imamat dans l’Iran contemporain

Données culturelles et stratégies militaires : autour de la notion de l’imamat dans l’Iran contemporain

Par Fatima Moussaoui – Diploweb – publié le 10 février 2024    

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Fatima Moussaoui, Docteur en Sécurité Internationale de l’Instituto Universitario General Gutiérrez Mellado à Madrid, et enseignante à Sciences Po Paris. Ses recherches portent sur la projection de puissance militaire et d’influence de l’Iran au Proche et Moyen-Orient, la mer Rouge et les pays du golfe Arabo-Persique.

Aujourd’hui, la référence au religieux est le plus souvent ignorée dans la pensée militaire et stratégique occidentale. Afin de combler ce déficit, cet article innovant a pour objectif d’analyser en Iran le rôle spirituel et temporel de l’imamat comme outil de mobilisation, de recrutement et de fidélisation des jeunes et moins jeunes pour adhérer à un idéal idéologique, dans le cadre de la stratégie militaire déployée par le Corps des Gardiens de la Révolution au service de la République islamique d’Iran.

En effet, depuis 1979, le concept d’imamat en tant que dogme religieux et doctrine politique constitue le fondement de la stratégie militaire de l’Iran. Porté par le Corps des Gardiens de la Révolution qui œuvre à sa diffusion régionale aussi bien au Liban, qu’en Iraq, au Yémen ou en Syrie, ce concept fait en réalité l’objet d’appropriations locales différenciées et contrastées.

 

De l’imamat à Wilayet e- Faqih

L’IMAMAT, est une conception qui repose sur le choix d’un guide religieux proche de Dieu afin de guider la communauté musulmane ; où il se base sur l’articulation entre l’autorité spirituelle et une autorité politique. Vraisemblablement cette conception est proche de la vision du courant sunnite qui revendique le Calife comme celui qui règne dans un émirat et est également le guide de la communauté musulmane sur terre. Les Chiites comme les Sunnites justifient cette conception de l’imamat par le hadith [1] du prophète Mohamed : « Je laisse deux choses en vous, si vous les considérez, vous ne serez pas induits en erreur – le Livre de Dieu, le Très-Haut et ma famille. [2] » Ce hadith atteste que le Prophète laisse à son Ummah [3] le Coran et sa famille pour les éclairer et les aider à trouver le chemin de l’Islam. La doctrine de l’imamat au sens général est complexe à définir en quelques lignes et mérite un travail plus approfondi. Nous retiendrons pour notre intervention le plus important et plus spécifiquement l’imamat dans la version de Wilayat e-faqih. [4]

La Wilayat e-faqih reste un acte révolutionnaire dans la pensée chiite moderne initiée par l’Ayatollah Khomeiny comme le signale Constance Arminjon dans son livre : « la doctrine de la Wilayat e-fagih bien loin de perpétuer une tradition menacée par la sécularisation, constitue une révolution. [5] » Selon la vision de l’Ayatollah Khomeiny, il est primordial de mettre en place un gouvernement régi par les préceptes de l’Islam, sous une autorité de wilaya et faqih, c’est-à-dire de juriste investi par Dieu assurant la continuité des fonctions du prophète. Une des nouveautés dans la conception de cette doctrine par l’Ayatollah Khomeiny est la fonction de l’imam hissé au rang supérieur, équivalent à celui des prophètes par son « infaillibilité ». Il faut souligner qu’elle reste un point de discorde important entre les penseurs chiites. Ce travail de relecture de l’Islam, version chiite, semble révolutionnaire dans la pensée chiite, et va servir à renforcer la position du clergé c’est-à-dire l’imam non seulement comme guide spirituel de la Ummah musulmane mais également comme leader politique. Par conséquent, la religion devient un élément moteur et indispensable à la constitution de cette République islamique dans l’Iran contemporain.

Afshon Ostovar donne à ce chef du système Wilayat e-faqih, la qualité de leader qui fonctionne à la fois comme une autorité politique et un guide spirituel. Il est le symbole de la révolution, de la primauté de l’islam chiite et du divin [6]. Ici le mot « divin » mérite une réflexion puisque ce leader du Wilayat e-faqih doit être choisi par Dieu pour représenter ses affaires sur terre. Sa suprématie est liée à son statut d’érudit, voire de descendant de la famille du prophète mais également au fait qu’il est tenu pour « infaillible ». Son statut de leader religieux et politique est donc semblable au statut d’un prophète. Il est important d’ajouter que la démarche de l’Ayatollah Khomeiny repose sur la notion de l’Ijtihad à, savoir l’effort intellectuel et la volonté personnelle de relecture des préceptes coraniques et la mise en place d’une jurisprudence islamique à la lumière des temps modernes.

La sacralité du statut de leader religieux de l’Ayatollah Khomeiny rend ce personnage charismatique et lui attribue un sens inné de la stratégie à la fois politique, religieuse et militaire qu’il possédait par ailleurs. Ses positions, son parcours, attestent [7] de cette figure emblématique devenue aujourd’hui un symbole et un exemple à suivre pour des milliers de jeunes Iraniens dans les rangs du Corps des Gardiens de la Révolution et parmi les partisans de la Révolution islamique. Un mausolée abritant le corps de l’Ayatollah Khomeiny placé au rang supérieur d’imam « infaillible » se trouve à Téhéran près du cimetière Behesht-e Zahra. Son tombeau est devenu un lieu saint où les pèlerins chiites viennent se recueillir. Comme le veut la tradition chiite, l’adoration des imams sous forme de recueillement et d’accès à ceux qui ont été les plus proches de Dieu permet ainsi de bénéficier de leurs honneurs et de leurs bénédictions. La sacralité dans la pensée spirituelle est très enracinée dans la tradition et la culture sociale iraniennes, spécialement dans les classes populaires et pauvres [8].

Cette pensée chiite s’articule sur deux niveaux de réflexion : la question de la spiritualité et celle de la rationalité. Tout le paradoxe de la vision khomeyniste réside dans cette dualité : d’un côté, la sacralisation du statut de l’imam chiite et, de l’autre, de la rationalité de l’ijtihad dans une relecture moderne du Coran. Cette dualité entre rationalité et sacralité en référence à la spiritualité marque d’un trait rouge le début d’une nouvelle pensée politique au service d’une République islamique d’Iran et de ses futures institutions ainsi qu’à sa garde rapprochée devenue le Corps des Gardiens de la Révolution islamique.

Dans le cadre de l’application de l’imamat sur le plan social, politique et également militaire, l’Ayatollah Khomeiny s’est entouré d’un groupe de fidèles volontaires, nommé le Corps des Gardiens de la Révolution islamique, pour protéger les valeurs de la République islamique.

 
Iran, Téhéran, 11 février 2020 : « Le Gardien vit », anniversaire de la Révolution islamique
Crédit : Fatima MoussaouiMoussaoui/Diploweb.com

La pensée stratégique du corps des Gardiens de la Révolution

La pensée stratégique du Corps des Gardiens de la Révolution est inspirée de l’imamat. Cette pensée stratégique imamite porte en elle une dualité : une dimension spirituelle et une autre temporelle.

1. La dimension spirituelle repose sur la question du retour de l’Imam Mehdi et de la préparation à ce retour. Nous sommes en face d’un désir de militariser la pensée sociétale par une préparation de la masse partisane à devenir soldats de l’armée du Mehdi. Chaque membre de la société civile chiite aurait le devoir de s’y prêter. Ce sont des futurs soldats au sens propre et figuré. Dans l’idéal de la société chiite, chaque civil, qu’il soit enseignant, médecin ou autre, est un soldat en devenir. Chacun à un rôle à jouer pour combattre le mal et instaurer la justice divine sur terre. « La philosophie de l’attente se résume dans le dynamisme d’actions de préparation pour le retour de l’Imam Mehdi, et à son retour chacun connaît inconsciemment son rôle. [9] » Il s’agit d’une forme de préparation à une autre vie détachée de la réalité d’aujourd’hui. La force de ce raisonnement réside dans le fondement de la pensée de l’histoire de la famille du prophète. Cette adoration, différente de la figure du martyr présente dans la dualité spirituelle/temporelle, est plus développée et sacralisée, non seulement dans la pensée chiite contemporaine mais également dans la vision de l’imamat et des engagements du Corps des Gardiens de la Révolution. Tous ces éléments participent au dynamisme de la préparation à l’arrivée du douzième imam. Il s’agit surtout d’une rhétorique proprement philosophique de ce que la vie doit à la mort.

2. La dimension temporelle est attachée à l’instant présent et à la réalité de tous les jours dans la poursuite d’un projet commun de ces jeunes adorateurs du culte de la famille du prophète et de ce que l’imamat leur a enseigné. Le projet commun est de porter la vérité, transmettre la parole de l’Islam et instaurer la justice sur cette terre [10]. Cette réflexion est plus proche de la réalité concrète que de la philosophie de l’attente du douzième Imam le Mehdi.

Les soldats du Corps des Gardiens de la Révolution dans cette quête temporelle sont dotés d’un inconscient missionnaire, moteur dans toute démarche qu’elle soit militaro-guerrière dans une perspective de défense ou, au-delà d’une démarche de force, vers la transmission du savoir religieux et politique, le business ou la culture islamique. Cet inconscient missionnaire est réveillé par le dogme qui est le cœur de l’enseignement de la culture du Corps des Gardiens de la Révolution, puisque ces derniers sont les garants d’un ordre établi suite à la Révolution islamique de 1979. Il faut ajouter que la Révolution islamique peut perdre son objectif si elle n’est pas partagée. Puisque Dieu l’a recommandé, le devoir de cet inconscient missionnaire est inné, dès qu’un membre du Corps des Gardiens de la Révolution ou un partisan adhère à cette idéologie, il se voit engager pour une mission sur terre où il aura un rôle à jouer.

La pensée stratégique du Corps des Gardiens de la Révolution repose en grande partie sur l’approche politico-religieuse assez pragmatique des imamites. L’histoire perse et le sentiment de fierté nationale en donnent également des clés de lecture supplémentaires. Pour les auteurs du livre « Mullah, Guards and Bonyads », les élites de la République islamique voient l’Iran comme naturellement « doté » du rôle de leader régional, voire du monde musulman, l’Iran se considérant historiquement comme l’une des plus anciennes puissances régionales [11]. La pensée stratégique des Gardiens s’articule autour de deux dimensions spirituelle et temporelle.

Cependant, la compréhension imamite de la République islamique est religieuse et politique, les « secrets de l’imamat » [12], apportent également un enseignement guerrier. Ainsi, sa valeur stratégique et militaire ne doit pas être négligée dans toute réflexion géostratégique et tactique. Dans nos entretiens, nos interlocuteurs ont souligné que les guerriers de la Révolution islamique étaient prêts à mourir dans leur mission, pour transmettre la pensée imamite [13]. Ce sentiment est souvent négligé en Occident quand est analysé le concept de Wilayet e-Fagih, qui pour le régime vise à transmettre une certaine justice divine au-delà des frontières iraniennes. L’imamat a dépassé ses rôles politico-économique, théologique et social. Il porte en son sein une dimension purement stratégique et militaire, en référence aux guerriers, morts à Karbala et au sacrifice de l’imam Hussein. En effet, la valeur du sacrifice pour la « cause juste » est un catalyseur encore incompris, voire ignoré en Europe et aux Etats-Unis. La référence au religieux est ignorée aujourd’hui dans la pensée militaire et stratégique occidentale. L’attente de l’imam caché, l’imam Mehdi [14], autre « secret de l’imamat » porté par l’ayatollah Khomeiny est complétement négligée, alors que son influence est centrale dans l’Iran contemporain.

Pour Dabashi, l’Ayatollah Khomeiny a cherché, tout au long de sa carrière révolutionnaire, au travers de sa vision stratégique et politique, à choisir un ennemi extérieur plus puissant de façon à intimider ses adversaires intérieurs moins puissants [15]. Ce choix politique de l’Ayatollah Khomeiny a été poursuivi par le Corps des Gardiens de la Révolution. Ces derniers attestent par leurs actions et positionnements que la guerre n’est pas seulement une question de survie, elle est aussi une résistance, du moins de son noyau chiite, enracinée dans une mémoire culturelle de la résistance au pouvoir illégitime qui s’étend sur des siècles au-delà de la révolution iranienne de 1979 [16].

Cette volonté de résistance a été théorisée par les travaux d’intellectuels iraniens des années 1960 et 1970 comme Jalal Al-e Ahmed et Ali Shariati [17]. Ces derniers se sont montrés critiques des auteurs orientalistes et ont suggéré aux Iraniens de créer leur modernité à partir de leur propre héritage islamique. Ali Shariati, faisant figure d’idéologue de la Révolution islamique, francophone et bon orateur a réalisé des travaux sur la philosophie du chiisme, posant les jalons d’une idéologie révolutionnaire islamique. Cette conception shariatiste a séduit la jeunesse iranienne et les gauchistes religieux de son époque. En même temps qu’il s’intéressait à la philosophie de l’islam chiite, Shariati s’est intéressé au marxisme, à l’anticolonialisme du tiers-monde de Franz Fanon et à l’existentialisme français, pour créer une nouvelle ligne de pensée islamique prônant la résistance anti-impérialiste, anticapitaliste et anticléricale. [18]La pensée de Shariati ré-invente la lutte de classes de Marx en la mixant à des données islamiques chiites : les termes d’opprimés sont remplacés par mostaz’afin et les oppresseurs par mostakbarin. Il remet en question dans ses travaux d’érudit, la position des clergés institutionnalisés, inactifs devant le Chah. Shariati a transformé l’interprétation traditionnelle du mythe chiite de la bataille de Karbala, en la faisant évoluer d’une position de persévérance quiétiste pour une justice de l’au-delà à un modèle révolutionnaire de résistance ici et maintenant. L’Imam Hussein est transformé en révolutionnaire du tiers-monde par excellence [19]. « (…) Plutôt que de tenir l’Iran en otage entre la tradition et la modernité, le vrai chiisme pour Shariati était une force d’authentification et de mobilisation pour la résistance contre l’oppression des superpuissances sur le tiers-monde. [20] » Cette pensée shariatiste est utilisée par les imamites et pour poursuivre le projet de Wilayat-e Fagih de l’Ayatollah Khomeiny.

 
Iran. Téhéran, 13 février 2020. La commémoration des quarante jours après la mort du Général Souleimani : Général Qassem Souleimani avec Ismaël Qaani, commandant de la Force al-Qods
Crédit : F. Moussaoui.-Moussaoui/Diploweb.com

Stratégies militaires : alliances régionales

« Le Corps des Gardiens de la Révolution est devenu un agent de culture de guerre » constate A. Ostovar [21]

L’inconscient missionnaire est intégré dans cet état d’esprit portant vers l’action et le terrain. L’idéal de la création « d’un axe de résistance » dans le cadre d’une stratégie militaire de sécurité et de défense obéit à la pensée idéologique imamite soutenue par différentes actions d’ordre rationnel et spirituel ou temporel. Il est important de noter avant d’aller vers une analyse des niveaux d’actions, le travail de la République islamique dans le cadre des conversions au chiisme. Plus précisément, les conversions importantes des sunnites au chiisme depuis la création de la République islamique d’Iran en 1979 [22]. Cette dernière est très discrète dans ses tentatives récurrentes d’exporter les idées de la révolution khomeyniste dans les pays arabes sunnites voisins. Il faut bien entendu mentionner que ses démarches sont même plus discrètes que celles des Al Saoud pour exporter le wahhabisme. Cette expérience avortée de la République islamique a permis de saisir très vite la réalité des pays musulmans sunnites et leur intolérance vis-à-vis des tentatives de conversion de leurs populations au chiisme. Elle s’est très vite vue confrontée à un rejet catégorique du modèle de Wilayat e Faqih dans les pays arabo-musulmans. Cette donnée est très importante pour comprendre la suite de la stratégie mise en place par la République islamique à travers les Gardiens de la Révolution.

Nous pouvons différencier les actions du Corps des Gardiens de la Révolution engagés dans une démarche de stratégie militaire d’exportation des valeurs islamiques de Wilayat e-Faqih au Moyen Orient sur deux niveaux.

1. Le niveau d’effet miroir : ici le choix est porté sur des minorités chiites négligées, aspirant à de meilleures conditions de vie dans leur pays. Cet effet miroir se traduit par la reconnaissance de la souffrance de l’autre dans sa différence, par rapport à sa société d’origine. Cet imaginaire est très développé dans la littérature religieuse et de tradition chiite à caractère confessionnel et issu des guerres entre chiites et sunnites après la mort du prophète Mohamed.

La spiritualité est plus présente sur ce niveau puisqu’elle répond au statut d’opprimé au nom de sa croyance religieuse, « être chiite de facto c’est être opprimé et négligé ». Le missionnaire inconscient s’investit pour sauver son frère dans la religion et lui tend la main afin de compléter son devoir sur terre. Les communautés ciblées et invitées à faire partie de cet idéal chiite s’emparent à leur tour de ce même idéal. Répondant logiquement à cette approche, elles s’investissent de la même manière. Voire, elles trouvent leurs propres exemples à suivre. Dès lors, nous ne sommes plus dans le transfert d’idées mais devant l’application des idées en actions concrètes sur le terrain.

2. Le niveau d’intérêt commun : il s’agit d’une dialectique très peu comprise par les décideurs politiques occidentaux puisqu’il s’agit surtout d’une démarche plutôt pragmatique où le politique négocie avec le religieux pour enfin reprendre le dessus. Les intérêts communs avec des rivaux sur les plans politique, économique, religieux et social peuvent être négociés sans que les fondements de l’idéologie imamite ne soient totalement bafoués. L’approche reste très subtile puisqu’elle repose sur des codes d’engagement d’honneur et répond à des contextes le permettant.

La rhétorique d’une Ummah musulmane comme une alternative à une puissance impérialiste est une des pistes de réflexion exploitée. Ainsi le message lancé aux pauvres de résister et lutter contre l’oppression et l’injustice est aussi un moteur d’actions efficaces sur le terrain à long terme pour créer des alliances.

Conclusion

Force est de constater que ce don révolutionnaire de l’héritage imamite n’a pas dépassé les frontières iraniennes en raison de la résistance des pays musulmans majoritairement sunnites. Cependant, l’institutionnalisation de la République islamique a donné naissance à l’unique modèle de société islamique sous une autorité à la fois politique et religieuse. Cette « réussite » constitue depuis ses origines une menace sécuritaire pour le modèle monarchique des pays arabes du Golfe. L’échec de l’exportation des valeurs imamites se précise avec la guerre Iran- Irak (1980-1988), l’exportation de l’imamat étant alors reléguée au deuxième plan. Ce constat impose une nouvelle réalité de défense stratégique pour promouvoir le leadership de la République islamique. Cependant, avec la fin de la guerre Iran- Irak, le discours islamiste révolutionnaire visant à « libérer les oppressés du joug des infidèles et des impérialistes » devient de plus en plus fort et s’y ajoute à lui un résultat à cette guerre, qu’est la formation d’une lignée iranienne nationaliste. Cette dernière renforce la détermination des révolutionnaires iraniens dans la mise en place de nouvelles politiques de sécurité et défense extérieure. Cette période de guerre donne un avant-goût de ce déterminisme chiite imamite puisque les Iraniens, jeunes et moins jeunes, se sont engagés à défendre leurs frontières. Les jeunes volontaires révolutionnaires (basij) ont été les premiers projetés sur les lignes de front. Cette trajectoire historique permet à la République islamique de mettre en avant des politiques pragmatiques et de s’adapter au contexte dans lequel elle se retrouve, d’où un refus implicite d’exporter la Révolution islamique ou du moins de changer la manière dont elle doit être transmise. Le modèle de Wilayet-e Fagih n’a pas pu être calqué dans les pays voisins comme Téhéran l’a toujours souhaité. En revanche, le discours unificateur des valeurs de la Révolution islamique est devenu un moteur dans la mise en place d’un arsenal des nouvelles politiques de sécurité et de défense, visant tant l’intérieur du pays que l’extérieur. Dans ce nouveau contexte où la République islamique se sent menacée, ses politiques de sécurité et de défense se mettent en place avec l’aide de son bras armé, le Corps des Gardiens de la Révolution islamique. Pendant quatre décennies, ces derniers connaissent dans leur fonctionnement des transformations, tout en étant en phase avec la société civile dans laquelle ils vont participer à l’apparition d’une nouvelle assise sociétale, partisane et jeune. De cette dernière, naît un Mouvement Global Structuré [23]. Ce dernier permet à l’Iran de changer la donne quant à la question de la projection de puissance iranienne en dehors de ses propres frontières.

Par ailleurs, les actions d’autonomisation en soutien à des minorités négligées dans leur pays d’origine menées par le Corps des Gardiens de la Révolution sont considérées comme étant une atteinte à la sécurité intérieure de ces Etats. Ces actions conduisent à créer ainsi des déséquilibres entre le pouvoir central et la société civile dans lequel ils opèrent. Ces actions sont menées auprès de minorités dans des pays où l’Etat est affaibli ou complétement en faillite. La maîtrise des aléas des contextes régionaux et propres à chaque pays de la région a permis à Téhéran de créer un « axe de la Résistance ». Les valeurs imamites ont permis de tisser les premiers piliers de ses stratégies de sécurité et de défense extérieure. Il ne s’agit plus, d’exporter la Révolution islamique, mais de construire une politique mettant en avant la sécurité et l’avancement de l’Iran comme puissance régionale. La transformation des objectifs de la République islamique de valeurs proprement imamites à des politiques pragmatiques dans une stratégie de sécurité et de défense ne doit pas pour autant être considéré avec étonnement : ses politiques concordent avec son bagage civilisationnel et ses ambitions régionales. Ces dernières n’ont pas disparu avec l’arrivée des mollahs au pouvoir. Au contraire, l’Iran est devenu encore plus fort, en articulant ensemble ses valeurs imamites et sa volonté de projection de puissance. Aussi, ses politiques de sécurité et de défense ne sont plus seulement basées sur un « axe de résistance » bien visible, ses actions en offensives « légitimes » lui permettent de créer et renforcer une assise partisane sociétale internationale.

Cependant, le rêve d’exporter le modèle de la République islamique dans les pays musulmans, en les plaçant sous l’autorité du Guide suprême iranien, restera vraisemblablement impossible : les données socio-culturelles ne lui permettent pas d’aller au-delà d’alliances régionales avec des groupes bien déterminés, elles ne lui permettent pas de trouver une alliance plus large avec une majorité de la population des pays arabo-musulmans et de leurs gouvernants. En conséquence, « l’axe de la résistance » devient l’alternative par excellence d’export de l’imamat à certaines composantes des couches populaires des pays voisins, il permet surtout à l’Iran de projeter sa puissance régionale sur le plan politique et militaire, une condition nécessaire à la survie de son projet d’imamat et à sa sécurité nationale.

Copyright Février 2024-Moussaoui/Diploweb.com


[1] . Hadith : fait et geste du prophète Mohamed.

[2] . Abu jaafer al kelani, The Origins of Al Kafi, one of the Shia history books, 2014 (the original text is in Arab).

[3] . Ummah : La communauté musulmane

[4] . Wilayet e- Faqih autrement dit imamat : la loi du clergé chiite instauré par l’Ayatollah Khomeiny.

[5] Hachem Constance Arminjon, L’instauration de la guidance du juriste en Iran : Les paradoxes de la modernité chiite, Ed. EHESS 2010, p. 211.

[6] Afshon Ostovar, Vanguard of The Imam, Religion, Politics, and Iran’s Revolutionary Guards, Oxford University Press 2016, p. 62.

[7] Entretiens réalisés en Iran dans les milieux religieux entre 2006 et 2011.

[8] Ici classe pauvre ne signifie pas une classe illettrée, contrairement à d’autres pays où nous pouvons associer la pauvreté à un manque d’accès à l’éducation, en Iran cette juxtaposition n’est pas forcément applicable.

[9] Entretiens réalisés avec la Mujtahida Zohreh Sefati, Qom 2006.

[10] Afshon Ostovar, Vanguard of The Imam, Religion, Politics, and Iran’s Revolutionary Guards, Oxford University Press 2016, P103

[11] Alireza Nader, David E. Thaler, Shahram Chubin, Jerrold D. Green, Charlotte Lynch, Frederic Wehrey, Mullahs, Guards and Bonyads : An Exploration of Iranian Leadership Dynamics, National Defense Research Institute, RAND 2010. p. 3.

[12] Les secrets de l’imamat : désigne le savoir –faire théologique et spirituel, ainsi que la pensée politique et militaire de l’ayatollah Khomeiny en tant que leader spirituel et politique. Ce savoir aurait permis l’institutionnalisation de la Révolution islamique en tant que République islamique, et lui aurait conféré une longue vie.

[13] Entretiens réalisés avec les religieux Mujatahidates et Ayatollahs durant mon séjour de tournage à Qôm, Mashhad et Téhéran.

[14] Terme employé par les chiites pour évoquer l’imam caché ou le deuxième imam, supposé réapparaître pour installer la justice sur Terre.

[15] Hamid Dabashi, Iran : A People Interrupted, New York : New Press, P 167- 2007 : in Bandor A. Pinkley, Guarding History : the IRGC & the Memory of the Iran-Iraq War, Office of the Chairman of the Joint Chiefs of Staff, Washington, DC. 2018.

[16] Arron Merat, How Iran’s Missile Strategy Has Rewritten the Rules of Middle Eastern Wars, Report, Sept 2021, New/Lines Magazine

[17] Ali Shariati intellectuel iranien s’est engagé dans la sociologie du chiisme et a présenté une lecture moderne de l’islam. Shariati est mort dans des circonstances obscures en 1977 en Grande Bretagne.

[18] Bandor A. Pinkley, Guarding History : the IRGC & the Memory of the Iran-Iraq War, Office of the Chairman of the Joint Chiefs of Staff, Washington, DC. 2018.

[19] Ibid.

[20] Ibid.

[21] Afshon Ostovar, Vanguard of The Imam, Religion, Politics, and Iran’s Revolutionary Guards, Oxford University Press 2016. p.236

[22] Entretiens réalisés avec des intellectuels étrangers convertis au shiisme, Qom 2006 & 2010.

[23] Le Mouvement Global Structuré fait référence à une assise sociétale nationale et internationale sympathisante des aspirations imamites.

La détérioration des relations sino-américaines

La détérioration des relations sino-américaines

par Giuseppe Gagliano – CF2R – publié en février 2024

Président du Centro Studi Strategici Carlo De Cristoforis (Côme, Italie). Membre du comité des conseillers scientifiques internationaux du CF2R.

https://cf2r.org/actualite/la-deterioration-des-relations-sino-americaines/

La rencontre qui s’est tenue à San Francisco en novembre 2023 entre le président chinois Xi Jinping et le président américain Joe Biden a temporairement éloigné le spectre d’une confrontation directe entre les deux superpuissances, après que la détérioration des relations bilatérales avait atteint un point critique avec l’incident des ballons espions chinois dans le ciel américain en mai 2023. Cet événement avait accéléré le déclin des relations, alimentant la crainte d’une rupture inévitable entre les deux pays.

La situation en Ukraine et les tensions croissantes entre l’Occident et ses adversaires, comme la Chine et la Russie, ont contribué à renforcer l’idée d’une nouvelle guerre froide qui, toutefois, risquait de se transformer en un conflit armé. Malgré la rencontre entre Xi et Biden qui a évité l’affrontement immédiat, cela n’a pas résolu les profondes problématiques qui affligent les relations sino-américaines, lesquelles sont destinées à se détériorer davantage. La question centrale est de savoir si les États-Unis seront disposés à accepter l’ascension de la Chine et, dans le cas contraire, comment réagira Pékin. Les deux pays sont engagés dans une compétition commerciale et technologique, ainsi que dans une course aux armements qui continue sans relâche, et le risque d’incidents ou d’affrontements directs, comme dans les îles Spratleys ou dans le détroit de Taïwan, ne cesse de croître.

De son côté, la Chine exprime le désir que les États-Unis acceptent son développement ascendant, soutenant que le monde est suffisamment vaste pour permettre la coexistence des deux puissances. Cependant, les États-Unis sont réticents à accepter une solution qui permettrait à la Chine de croître davantage et de se positionner comme une puissance équivalente à la leur. L’histoire montre que les transitions de pouvoir entre grandes puissances débouchent souvent sur des conflits, et la situation actuelle ne fait pas exception.

La Chine se perçoit comme la partie la plus faible dans ce face-à-face et cherche à éviter l’affrontement direct, tout en restant ferme dans la défense de sa souveraineté et prête à l’usage de la force si nécessaire. Xi a affirmé que la Chine n’a pas l’intention de détruire l’ordre mondial existant mais plutôt de le modifier de l’intérieur pour corriger les injustices et tirer avantage du système actuel orienté vers l’Occident.

Les États-Unis, pour leur part, considèrent l’endiguement militaire de Pékin comme une stratégie rationnelle et continuent de privilégier cette approche à la coexistence, s’appuyant sur la conviction de certains cercles stratégiques qu’il est nécessaire d’arrêter l’ascension de la Chine avant qu’il ne soit trop tard. Cela conduit les deux nations à se préparer au pire avec la Chine en position défensive et les États-Unis qui adoptent une stratégie offensive et exercent des pressions multiples à l’encontre de leur compétiteur : sanctions commerciales, guerres technologiques et campagnes sur les droits de l’homme.

La possibilité d’un affrontement direct entre la Chine et les États-Unis, en particulier concernant Taïwan, reste le point focal des tensions. Les deux pays maintiennent l’incertitude quant à leurs actions futures pour maximiser leur liberté de manœuvre, rendant l’hypothèse d’un conflit réelle mais non inévitable. La Chine, consciente des coûts élevés d’une guerre, privilégie la stabilité et le développement national, tandis que les États-Unis utilisent Taïwan comme levier stratégique pour contenir l’ascension chinoise, laissant ouverte la possibilité d’une guerre par procuration qui affaiblirait Pékin avec des coûts minimaux pour les États-Unis

Dans ce scénario complexe, la question de Taïwan s’affirme comme le détonateur potentiel d’un conflit plus large entre les deux superpuissances, avec des implications significatives pour l’ordre mondial et la paix globale. La situation nécessite une approche politique et diplomatique lucide et engagée pour éviter l’escalade vers un affrontement direct. Le défi principal consiste à gérer les ambitions de puissance de la Chine de manière à ne pas entrer en conflit avec les intérêts de sécurité des États-Unis, tout en maintenant un équilibre global stable. Bien qu’aucune des deux parties ne désire ouvertement la guerre, le fait qu’elles se préparent à une telle éventualité et leur rhétorique agressive peuvent alimenter une spirale de tensions qui pourrait aboutir à un affrontement non désiré.

La diplomatie et le dialogue restent des démarches essentielles pour désamorcer les tensions. Le maintien de canaux de communication et la reconnaissance des préoccupations de sécurité réciproques peuvent aider à construire la confiance et à trouver des terrains d’entente pour la coopération. De plus, la participation à des mécanismes multilatéraux et l’engagement d’autres puissances régionales et mondiales peuvent offrir des opportunités supplémentaires pour atténuer les rivalités et promouvoir une coexistence pacifique.

En même temps, il est essentiel que les deux pays reconnaissent les limites de leurs actions et considèrent les conséquences à long terme de leurs stratégies. Le défi pour les États-Unis est de trouver un équilibre entre la nécessité de contenir l’ascension de la Chine et le risque de provoquer une escalade militaire. Pour Pékin, l’objectif est d’affirmer son statut de grande puissance sans menacer directement la sécurité des États-Unis ou des alliés.

Carte. La République islamique d’Iran

Carte. La République islamique d’Iran

Par Institut FMES, Pascal Orcier – Diploweb – publié le  le 7 février 2024.

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L’institut FMES propose à travers son « Atlas stratégique de la Méditerranée et du Moyen-Orient » une lecture claire et synthétique des grands enjeux du bassin méditerranéen et du Moyen-Orient et passe en revue l’ensemble des forces en présence. Cet ouvrage accessible, novateur et original présente en 50 cartes inédites des problématiques complexes et des informations utiles et synthétiques. Il illustre les capacités des forces armées et des scénarios de crises possibles. Disponible en version numérique gratuite à télécharger sur le site de l’institut FMES. Cet Atlas a été publié grâce au soutien de la Direction Générale des Relations Internationales et de la Stratégie (DGRIS) du Ministère des Armées. Cartographie par Pascal Orcier, professeur agrégé de géographie, docteur, cartographe, auteur et co-auteur de plusieurs ouvrages.

Avec une population de 85 millions d’habitants, l’Iran est le second pays le plus peuplé de la zone Afrique du Nord–Moyen-Orient (ANMO), derrière l’Egypte. C’est aussi un acteur géopolitique volontiers perturbateur, avec des caractéristiques singulières. Découvrez le nombre et la répartition de ses forces armées, ses matériels… mais aussi ses ressources, bases aériennes et navales, centrales nucléaires civiles et sites nucléaires.

Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, Diploweb.com est heureux de vous faire connaitre cette carte de l’Iran commentée extraite de l’« Atlas stratégique de la Méditerranée et du Moyen-Orient » publié par l’institut FMES.
Carte grand format en pied de page.

LA RÉPUBLIQUE islamique d’Iran est un pays dont le système politique est régi par une théocratie de fait. Avec une population de 85 millions d’habitants, l’Iran est le second pays le plus peuplé de la zone Afrique du Nord–Moyen-Orient (ANMO) derrière l’Egypte.

 
Carte de la République islamique d’Iran
Cliquer sur la vignette pour agrandir la carte de la République islamique d’Iran. Cette carte est extraite de la publication de l’institut FMES, Atlas stratégique de la Méditerranée et du Moyen-Orient, téléchargeable sur le site de l’institut FMES
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Sur le plan économique, l’Iran dispose d’un PIB de 389 milliards de dollars. Les principales sources de richesse du pays proviennent de l’industrie pétrolière, de la production de pistaches, de l’industrie du tapis ainsi que de l’industrie locale. Le budget de la défense s’élève à hauteur de 1 034 000 milliards de rials iraniens soit 158 % d’augmentation en comparaison des 400 200 rials budgétisés pour l’exercice 2022/2023. Les forces armées iraniennes comptent un effectif de 630 000 soldats. Si la République islamique d’Iran reste très fragile sur le front intérieur, elle a su renforcer sa posture et son influence à l’extérieur, puisqu’elle s’impose désormais comme un acteur incontournable reconnu tel par ses voisins et ses rivaux. Son souci majeur consiste à demeurer indépendante (tant des Occidentaux que de la Chine et de la Russie, avec lesquelles elle coopère étroitement) et à tenir à distance tous ses rivaux via une stratégie de dissuasion efficace. Pour l’instant, l’Iran y parvient grâce à une dissuasion conventionnelle asymétrique fondée sur l’influence régionale, un réseau de proxies à sa main (milices chiites en Irak, Syrie, Liban et Yémen) et un arsenal de missiles balistiques et de drones suffisamment précis pour exercer, le cas échéant, des représailles massives. Faute de pouvoir maintenir cette forme de dissuasion, ou s’il était attaqué, l’Iran pourrait accéder rapidement à la capacité nucléaire militaire que certains dirigeants iraniens perçoivent comme la seule manière de négocier efficacement avec Washington, a fortiori en cas de victoire des Républicains en novembre 2024. En attendant, la poursuite de son programme nucléaire lui permet de faire monter les enchères.

Sur le plan militaire, la République islamique s’est dotée de deux armées parallèles et complémentaires. D’une part, le Corps des gardiens de la révolution (Pasdaran), chargé de garantir la survie du régime (d’où son éparpillement dans les provinces et les principales villes du pays) tout en défendant ses intérêts à l’extérieur (notamment via la Force Al-Qods). Cette garde prétorienne, responsable de la défense des sites les plus sensibles (nucléaires, balistiques et liés au pouvoir), capte l’essentiel du budget militaire, des conscrits les mieux éduqués, l’intégralité des missiles balistiques ainsi que des armements les moins anciens ; elle dispose en outre d’un vaste réservoir de forces à travers les Corps des bassidjis. D’autre part, l’Armée régulière est chargée d’assurer la défense des frontières, de l’espace aérien et des approches maritimes, notamment face à l’Irak, l’Afghanistan et l’Azerbaïdjan avec lesquels les relations sont tendues. Ses matériels sont très largement obsolètes, limitant ses capacités offensives. L’Iran s’est doté d’une industrie d’armement efficace pour copier et améliorer les matériels existants, mais qui ne lui permet pas encore de concevoir des armements radicalement nouveaux, sauf dans le domaine des missiles et des drones. La coexistence des deux forces armées parallèles peut être source de friction. Au bilan, les forces armées iraniennes peuvent interdire le golfe Persique, mener des frappes de rétorsion contre tous leurs rivaux et mener des raids limités (y compris aéroterrestres) en Irak, en Afghanistan et en Azerbaïdjan, tout en envoyant si nécessaire un petit corps expéditionnaire en Syrie ou au Liban. Elles misent davantage sur leurs milices et leurs proxies pour faire pression sur leurs adversaires. L’Iran milite désormais pour la liberté de circulation maritime pour accéder plus aisément à la Syrie, au Venezuela et aux puissances asiatiques à commencer par la Chine. La normalisation récente avec l’Arabie Saoudite sous égide de Pékin contribue à atténuer sensiblement les tensions entre Téhéran et les monarchies du Golfe, isolant davantage Israël.

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Carte de la République islamique d’Iran
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Document ajouté le 6 février 2024
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Avec une population de 85 millions d’habitants, l’Iran est le deuxième pays le plus peuplé de la zone Afrique du Nord–Moyen-Orient, derrière l’Egypte. Quels sont les effectifs de ses forces armées ? Combien de chars, d’avions de combats, de missiles balistiques et frégates ?

Le conflit ukrainien s’enlise-t-il du déséquilibre entre attaque et défense ?

Le conflit ukrainien s’enlise-t-il du déséquilibre entre attaque et défense ?

Sommaire

Les premières semaines du conflit ukrainien avaient été marquées par ce qui s’apparentait alors à une guerre de mouvement rapide, qui n’était pas sans rappeler les préceptes de la guerre eclair allemande ou l’offensive alliée en Irak en 1991.

Si la manœuvre russe contre Kyiv et Kharkiv se heurta à une résistance ukrainienne efficace et coordonnée, elle fut surtout handicapée par un manque évident de préparation des armées russes, qui s’attendaient, semble-t-il, à l’effondrement rapide des armées ukrainiennes.

Cette manœuvre rapide fut en revanche bien plus efficace dans le sud du pays, permettant en quelques semaines de faite la jonction avec le Donbass au nord, et la frontière russe à l’est, tout en s’emparant de l’ensemble des territoires au sud du Dniepr, et même au-delà, avec la prise de Kherson.

On pouvait remarquer, toutefois, qu’aucune offensive russe n’avait été engagée contre les défenses ukrainiennes fortifiées le long du Donbass. S’il pouvait alors s’agit d’une manœuvre de surprise, nombreux étant ceux qui attendaient une offensive russe limitée aux oblasts du Donbass, il est aussi probable que l’état-major redoutait les capacités de résistance des lignes défenses adverses.

La contre-offensive ukrainienne à l’été et à l’automne 2022, qui permit de libérer Kherson et de dégager Kharkiv, était aussi une manœuvre profonde. Néanmoins, celle-ci fut rendue possible par les lignes de défense et logistiques russes alors trop entendues, et non en raison d’une percée fulgurante ukrainienne sur le dispositif défensif russe.

Avancée russe conflit ukrainien
L’avancée russe dans le sud de l’Ukraine, lors des premières semaines du conflit, semblait encore donner la prévalence à la manœuvre offensive sur la posture défensive.

 

Le fait est, depuis le début de cette guerre, il apparait que le potentiel offensif et de manœuvre des deux armées, s’avère incapable de prendre l’ascendant sur le défenseur, qu’il soit russe ou ukrainien, sauf au prix de pertes bien trop excessives pour le gain obtenu.

L’échec des contre-offensives récentes du conflit ukrainien

Six mois après son lancement, force est aujourd’hui de constater que la contre-offensive ukrainienne de printemps, n’aura pas atteint les résultats spectaculaires promis. Évidemment, les attentes, visiblement excessives, autour de cette opération, fut davantage le fait des odalisques de plateaux TV, que des engagements pris par un état-major ukrainien conscient de la réalité de ses moyens, et connaissant le dispositif défensif déployé par les armées russes pour y résister.

Si des avancées ont, en effet, bien été enregistrées par les troupes ukrainiennes, notamment dans l’Oblast de Zaporojie, celles-ci furent obtenues au prix de nombreuses pertes, y compris concernant les précieux blindés et systèmes d’artillerie livrés avec parcimonie par les Européens et les Américains.

Les unités ukrainiennes se sont, en effet, retrouvées confrontées à un dispositif défensif russe bien mieux conçu que ne l’avait été l’offensive de février 2022, bien doté en force d’infanterie, épaulées par des unités blindées, particulièrement des chars, par une artillerie dense et positionnée, et renseignées par une multitude de drones, dans un environnement de guerre électronique intense.

offensive sur Kyiv
Le conflit ukrainien s’enlise-t-il du déséquilibre entre attaque et défense ? 9

 

Même les forces aériennes et d’appui aériens russes se sont montrées plus efficaces à défendre cette ligne, qu’elles ne l’avaient été initialement, spécialement en interdisant le ciel aux appareils ukrainiens, et en menant des frappes ciblées à l’aide d’hélicoptères Ka-52 et Mi-28, qui se sont montrées dévastatrices au début de la contre-offensive ukrainienne.

Si les Ukrainiens ne sont pas parvenus à percer durablement, les contre-offensives menées récemment par les forces russes, en particulier autour de Avdiivka, ne furent pas davantage couronnées de succès.

Des pertes insoutenables pour des gains limités

Dans les deux cas, les manœuvres offensives se heurtèrent à des défenses bien préparées, soutenues par une artillerie efficace, sans qu’il eût été possible ni de surprendre l’adversaire, ni d’en neutraliser les appuis par manque de munition de précision en nombre suffisant.

Il en a résulté des pertes insoutenables, pour des gains de territoires plus que limités, et un avantage tactique inexistant, d’autant que souvent, le terrain gagné dut être abandonné faute de réserve suffisante pour en assurer la défense.

Ainsi, selon le renseignement britannique, cette offensive russe autour de Avdiivka, menée par 3 brigades mécanisées, s’est soldée par la perte de 1000 à 2000 militaires, d‘au moins 36 chars et d’une centaine de véhicules, sans qu’aucun gain notable n’ait été enregistré.

Russia Suffers Heavy Losses in Avdiivka as Ukraine Frontline Stalls | WSJ News

Les couts exorbitants de ces tentatives, les résultats minimes enregistrés, ainsi qu’un certain entêtement politique à y recourir, engendrent depuis plusieurs mois d’importants mouvements de protestation au sein des armées russes.

C’est aussi le cas, depuis quelques mois, en Ukraine, ou l’on assiste à un certain essoufflement de la ferveur populaire, par ailleurs alimenté par des difficultés économiques croissantes dans le pays.

Vers un scénario coréen en Ukraine ?

Ces échecs répétés des manœuvres offensives, mais également la stabilisation du front dans la durée, et donc la multiplication des infrastructures défensives de part et d’autres, tendent vers un enlisement du conflit le long de la présente ligne d’engagement.

Surtout, il apparait que le taux d’échange pour faire face à une offensive, est à ce point favorable au défenseur aujourd’hui, que la persévérance dans une stratégie offensive, pourrait représenter le plus court chemin pour une victoire rapide… de l’adversaire.

Coree signature cesser le feu 27 juillet 1953
Signature de l’armistice le 27 juillet 1953 mettant fin aux combats en Corée.

De fait, ce premier conflit majeur du 21ᵉ siècle, se rapproche en de nombreux points, au conflit coréen, et notamment de la situation en 1952, lorsque les deux camps ne parvenait plus à prendre l’ascendant sur l’autre, amenant les Américains et les forces de l’ONU d’une part, et les Nord-coréens ainsi que leurs alliés chinois de l’autre, à signer un armistice le 27 juillet 1953, qui entérina le 38ᵉ parallèle comme frontière des facto entre les deux pays.

Les raisons du déséquilibre entre attaque et défense

Toutefois, avant de pouvoir anticiper les évolutions possibles du conflit en Ukraine (ce qui sera fait dans la seconde partie de l’article), il est nécessaire de comprendre les raisons qui sont à l’origine de ce déséquilibre flagrant entre l’attaque et la défense dans ce conflit.

En effet, ce constat va à l’opposé des doctrines majoritairement employées, en particulier au sein des armées occidentales, plus particulièrement depuis l’opération Tempête du Désert en Irak en 1991, qui fut l’éclatante démonstration de l’efficacité de la doctrine occidentale basée sur la manœuvre et l’exploitation des moyens interarmes.

À l’inverse, la guerre en Ukraine se rapproche aujourd’hui de la guerre de Corée, de ses tranchées et de ses offensives aussi limitées que meurtrières, et avant elle, de la Première Guerre mondiale.

En effet, de nombreux facteurs techniques et opérationnels, expliquent cette situation, et son caractère par ailleurs non transitoire, et non circonscrit au seul conflit russo-ukrainien.

Le renseignement et la mobilité des forces

Le premier de ces facteurs, résulte d’importants moyens de renseignement déployés dans les airs, sans l’espace, dans le cyberespace et sur le spectre électromagnétique, par les deux camps et leurs alliés.

Drone reconaissance ukraine
L’utilisation intensive des drones de reconnaissance permit aux deux camps en Ukraine de se prémunir de toute surprise tactique.

Il est, de fait, virtuellement impossible pour l’un comme pour l’autre de surprendre l’adversaire lors d’une offensive de grande envergure, qui nécessite immanquablement la concentration de forces importantes ne pouvant passer inaperçue de l’adversaire.

En outre, les forces étant désormais très mobiles, il est aisé de redéployer ses moyens presque en miroir de l’adversaire, annulant toute possibilité d’attaque surprise, qui constitue bien souvent l’élément clé d’une manœuvre offensive, en l’absence d’un rapport de force trop déséquilibré.

Outre le renseignement stratégique, l’omniprésence et l’efficacité des moyens de détection, d’écoute électronique et de reconnaissance, alimentant d’importants moyens de frappe dans la profondeur, tend à neutraliser l’élément de surprise, y compris à l’échelle tactique, si ce n’est pour ce qui concerne quelques frappes exceptionnelles.

On peut se demander, à ce titre, si ce n’est pas davantage l’accès à cette qualité de renseignement de la part des deux belligérants, bien davantage que la mise en œuvre de tel ou tel type d’armement, qui caractérise le mieux la notion de conflit de haute intensité, et à l’opposée, de conflit dissymétrique.

Les performances des nouveaux armements d’infanterie

Les performances des nouveaux équipements et des armements employés par l’infanterie des deux belligérants, expliquent, elles aussi, le gel de la ligne d’engagement.

Infanterie ukrainienne javelin
A Ukrainian service member holds a Javelin missile system at a position on the front line in the north Kyiv region, Ukraine March 13, 2022. REUTERS/Gleb Garanich

En effet, là où l’infanterie était, ces 50 dernières années, principalement employée en soutien des moyens mécanisés dans le cadre d’un conflit de haute intensité, celle-ci dispose désormais d’une puissance de feu, et de moyens d’action et de protection, en faisant un adversaire redoutable aussi bien pour les blindés, les aéronefs et même l’artillerie adversaire, par l’utilisation des munitions rôdeuses.

Celle-ci dispose, par ailleurs, d’une compétence unique, celle de pouvoir s’enterrer, et de conserver une certaine mobilité dans les tranchées les protégeant des frappes d’artillerie et des bombardements adverses.

Le fait est, une majorité des blindés détruits en Ukraine, de manière documentée, résulte de tirs de munitions antichars d’infanterie, missiles ou roquettes, ou de frappes de munitions rôdeuses, elles aussi mises en œuvre par l’infanterie. C’est aussi le cas des hélicoptères abattus, là encore, le plus souvent par des missiles sol-air d’infanterie SHORAD.

Cette puissance de feu étendue, associée à la protection offerte par les tranchées et infrastructures défensives, et à sa mobilité tactique, confère désormais à l’infanterie une puissance d’arrêt sans équivalent depuis l’apparition de la mitrailleuse à la fin du 19ᵉ siècle, y compris contre la cavalerie.

L’utilisation intensive des mines

Un temps passée au second plan opérationnel suite aux efforts internationaux pour en prohiber l’utilisation, les mines, qu’elles soient antichars, antipersonnelles et même navales, jouent, elles aussi, un rôle clé dans l’enlisement du conflit ukrainien.

Russian tank is blown to pieces by hidden Ukrainian mine
Les mines sont intensivement employées en Ukraine

Le fait est, après 600 jours de conflit, la ligne d’engagement en Ukraine n’a plus grand-chose à envier, en termes de mines déployées, au 38ᵉ parallèle séparant Corée du Nord et du Sud, jusqu’ici réputé la zone la plus minée sur la planète.

En Ukraine, les mines font ce qu’elles sont censées faire, à savoir empêcher l’adversaire de déborder les lignes défensives déployées. Il n’est donc en rien surprenant que leur utilisation intensive, ait entrainé la fixation de la ligne d’engagement, même le long des côtes ukrainiennes. Ainsi, l’offensive amphibie russe sur Odessa dut être annulée, en raison du grand nombre de mines navales et terrestres déployées le long des plages ukrainiennes.

En outre, protégés par les lignes défensives garnies d’infanterie et par le feu de l’artillerie alliée, les champs de mines sont très difficiles à neutraliser, y compris par les moyens dédiés,

La neutralisation de la puissance aérienne

La plus grande surprise, concernant le conflit ukrainien, est incontestablement le rôle marginal de l’aviation de combat, y compris de la pourtant puissante et richement dotée force aérienne russe.

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La puissance aérienne tactique a presque été entièrement neutralisée en Ukraine, tant du côté russe qu’ukrainien.

La puissance aérienne avait, en effet, joué un rôle déterminant et majeur lors de tous les conflits de la seconde moitié du 20ᵉ siècle, allant des conflits israélo-arabes aux guerres du Vietnam et d’Afghanistan, en passant par les Malouines, les deux guerres du Golfe et l’intervention dans les Balkans.

À l’inverse, en Ukraine, l’extrême densité des défenses antiaériennes déployées de part et d’autres, aura suffi à interdire le ciel aux appareils russes et ukrainiens, contraints depuis un an à n’employer que des munitions de précision à longue distance, ou à mener des opérations très risquées à très basse altitude.

Même les hélicoptères de combat, exposés aux missiles antiaériens d’infanterie, peinèrent à accomplir leurs missions de tueur de char, sauf à de rares exceptions.

Il n’est, dès lors, pas question pour les unités engagées au sol, de pouvoir faire appel à un soutien aérien rapproché pour compenser un rapport de force défavorable, ni d’employer la force aérienne pour dégager un corridor de pénétration, neutralisant de fait le rôle clé que joua l’aviation de combat depuis l’arrivée des bombardiers tactiques en marge de la Seconde Guerre mondiale.

Les progrès de l’artillerie et l’arrivée des drones

Privées de puissance aérienne, les forces engagées en Ukraine ne pouvaient, dès lors, que se tourner vers l’artillerie, pour obtenir les effets souhaités. Fort heureusement, les deux camps disposaient d’une puissance d’artillerie sans commune mesure avec celle qui équipe aujourd’hui encore les armées européennes.

Si l’emploi massif de l’artillerie est au cœur des doctrines russes et ukrainiennes, toutes deux héritières de la doctrine soviétique, ce sont les progrès des nouveaux systèmes entrés en service ces dernières années, qui contribuèrent à accentuer son rôle fixateur dans ce conflit.

caesar Ukraine
Les systèmes d’artillerie modernes, comme le CAESAR, jouent un rôle clé dans le dispositif défensif ukrainien.

En effet, entre la portée étendue obtenue par les tubes allongés de 52 calibres et par les nouvelles roquettes longue portée, la précision des munitions à guidage GPS, et l’arrivée de munitions spéciales capables de cibler précisément les blindés ou les bunkers, l’artillerie devenait la principale menace sur le champ de bataille, que ce soit sur la ligne de front, et sur les lignes arrières.

Ce d’autant que les unités d’artillerie purent s’appuyer sur l’arrivée massive des drones de reconnaissance, susceptibles de détecter l’adversaire et de diriger des frappes précises pour le détruire.

Aux drones de reconnaissance virent s’ajouter, rapidement, les munitions vagabondes, ces drones armés d’une charge explosive, aptes à chercher une cible pendant plusieurs dizaines de minutes à plusieurs kilomètres derrière la ligne d’engagement, puis de le frapper en plongeant dessus et en faisant détoner la charge.

De fait, l’arrivée conjointe et massive de nouveaux systèmes d’artillerie plus précis et plus mobiles, et des drones capables de leur designer des cibles et même de les frapper directement, transforma l’ensemble du champ de bataille dans une bande allant de la ligne d’engagement à 25 à 30 km derrière celle-ci, dans laquelle tout mouvement s’avère extrêmement risqué.

L’épuisement des deux camps

Enfin, un dernier facteur explique aujourd’hui la trajectoire probable vers un enlisement du conflit, l’épuisement des deux camps, sensible aussi bien en Ukraine qu’en Russie, bien que de manière différente.

Les deux armées ont, en effet, enregistré des pertes considérables, équivalentes peu ou prou, aux effectifs initialement engagés en février et mars 2022. À ces pertes humaines déjà très difficiles à compenser, s’ajoutent des pertes matérielles encore plus importantes.

Ainsi, avec plus de 2400 chars détruits, abandonnés ou endommagés, 4 000 véhicules de combat d’infanterie ou blindés de combat, ou encore 580 systèmes d’artillerie automoteurs, les armées russes ont perdu, en 600 jours d’engagement, près de 75 % des équipements de première ligne dont elle disposait le 24 février 2022.

enterrement miltiaire ukraine
Les pertes lourdes et les conséquences économiques et sociales mennent aujourd’hui les deux camps à l’épuisement.

Au-delà des pertes militaires, et de l’immense effort produit par Moscou pour les compenser par son industrie de défense, l’économie russe souffre terriblement du conflit, quoi qu’en disent les données macroéconomiques, avec un nombre considérable de faillites au sein du tissu économique local dans le pays.

De fait, bien que majoritairement soumise et exposée à un matraquage médiatique constant, l’opinion publique russe soutien de moins en mois l’opération spéciale militaire de Vladimir Poutine en Ukraine, et la contestation, encore en sourdine, devient de plus en plus audible, notamment sur les réseaux sociaux, si pas contre le régime, en tout cas contre la guerre et ses conséquences.

La situation est sensiblement similaire en Ukraine. Après un effort de défense qui fit l’admiration de tous au début du conflit, le soutien ukrainien à la stratégie offensive de Volodymyr Zelensky semble s’éroder au sein de l’opinion publique comme des armées.

Ainsi, le nombre de volontaires pour rejoindre les armées ou la Garde nationale tend à diminuer, alors que les difficultés économiques touchant la population et les entreprises, y compris au sein de la BITD, sont de plus en plus importantes.

Cet épuisement sensible, de part et d’autre, sensible même parmi les alliés de l’Ukraine, aussi bien dans les armées que les opinions publiques, et les difficultés économiques croissantes, tendent aussi à inciter les dirigeants et chefs militaires à plus de prudence, et donc à une posture plus défensive qu’offensive.

Conclusion

On le voit, l’ascendant très net constaté en Ukraine, de la posture défensive face à la posture offensive, ne résulte pas d’un unique facteur transitoire, mais d’une série de facteurs concomitants, aussi bien technologiques que doctrinaux et sociaux.

De fait, ce constat s’applique très probablement au-delà de ce seul conflit, et doit donc être considéré dans la planification militaire, y compris dans les différents conflits de même intensité en gestation dans le monde.

Article du 18 octobre en version intégrale jusqu’au 13 février 2024