159 véhicules Borsuk : la Pologne entame des négociations décisives

159 véhicules Borsuk : la Pologne entame des négociations décisives

Par Jean-Baptiste Giraud – armees.com –  Publié le 29 juillet 2024

159 Vehicules Borsuk La Pologne Entame Des Negociations Decisives

Le 29 juillet 2024, des sources non officielles ont indiqué que la Pologne commencera début août les négociations pour l’acquisition de 159 véhicules de combat d’infanterie (IFV) Borsuk. Cette acquisition vise à équiper deux bataillons d’infanterie mécanisée, chacun recevant 58 véhicules, avec des unités supplémentaires pour la formation.

En bref :

  • La Pologne négocie l’achat de 159 véhicules de combat d’infanterie Borsuk pour équiper deux bataillons d’infanterie mécanisée.
  • Le Borsuk est un véhicule amphibie équipé d’un canon automatique de 30 mm et d’un lanceur de missiles Spike.
  • Le développement est mené par un consortium de sociétés polonaises, avec une production prévue de 1 400 unités pour remplacer les BMP-2.
  • Le véhicule dispose d’une armure modulaire, de systèmes de contrôle de tir avancés et de protections contre les IED et mines.
  • Les prototypes du Borsuk ont été testés extensivement et le véhicule a été présenté pour la première fois à l’étranger lors du salon Eurosatory 2024.

Un projet ambitieux soutenu par un consortium national

Le projet Borsuk, initié par l’Agence de l’armement polonaise et le consortium de la Polish Armaments Group et de Huta Stalowa Wola, inclut plus de mille IFV Borsuk et environ 400 véhicules spécialisés. Parmi ces derniers figurent des véhicules de reconnaissance Żuk, des véhicules de commandement Oset, la plateforme MEDEVAC Gotem, les véhicules ARV Gekon et la plateforme de reconnaissance CRBN Ares.

Caractéristiques techniques et capacités du Borsuk

Le Borsuk est un véhicule blindé à chenilles conçu pour l’infanterie mécanisée. Il est équipé de la station d’armes téléopérée ZSSW 30 armée d’un canon automatique Bushmaster Mk 44 de 30 mm. Ce véhicule moderne offre une protection optimale à son équipage contre les tirs d’armes légères, les lance-grenades antichars, les engins explosifs improvisés (IED) et les mines. Il est également amphibie, une caractéristique qui le distingue de nombreux autres véhicules similaires, lui permettant de traverser des cours d’eau et d’opérer dans divers environnements. Le Borsuk peut atteindre une vitesse de 65 km/h sur route et 8 km/h dans l’eau, avec un poids de 28 tonnes dans sa variante de base.

Partenaires industriels et collaboration internationale

Le développement du Borsuk est dirigé par HSW S.A. et inclut plusieurs entreprises polonaises telles que OBRUM Sp.z o.o., Wojskowe Zakłady Motoryzacyjne S.A., ROSOMAK S.A., et des institutions académiques comme l’Université des études militaires et l’Université de technologie militaire. Ce projet représente la nouvelle génération de véhicules blindés à chenilles pour l’armée polonaise, remplaçant le BWP-1 de fabrication soviétique. Ces collaborations stratégiques garantissent que le Borsuk bénéficie des dernières innovations technologiques et des meilleures pratiques de fabrication.

Armements et équipements avancés

Le Borsuk est doté d’un canon Bushmaster Mk 44/S de 30 mm, d’une mitrailleuse coaxiale de 7,62 mm et d’un lanceur de missiles antichars double Spike. Le système de contrôle de tir avancé intègre un auto-tracker et des systèmes optroniques pour le tireur et le commandant. Ces systèmes permettent une acquisition rapide des cibles et une grande précision de tir, même en mouvement. Le véhicule est propulsé par un moteur diesel MTU 8V199 TE20 développant 720 chevaux, couplé à une transmission automatique Allison. Les chenilles en caoutchouc composite fournies par Soucy Defense améliorent la mobilité et réduisent les vibrations, offrant ainsi un confort accru pour l’équipage.

Le Borsuk dispose également de deux jets d’eau à l’arrière pour les opérations amphibies, permettant des manœuvres agiles dans l’eau. Le véhicule est équipé de lance-grenades fumigènes pour créer des écrans de fumée protecteurs et d’un système de détection et suppression des incendies pour une sécurité accrue. Un système de protection NBC (nucléaire, biologique et chimique) et une unité de puissance auxiliaire (APU) assurent le fonctionnement des systèmes principaux même lorsque le moteur principal est éteint.

Production et perspectives futures

Lors du salon Eurosatory 2024 à Paris, la Pologne a présenté son dernier modèle de Borsuk, financé par le Centre national de recherche et de développement polonais. Cinq prototypes ont déjà été testés extensivement, prouvant la viabilité du design et la robustesse du véhicule dans des conditions variées. La production de 1 400 unités est prévue en plusieurs tranches pour remplacer les BMP-2 actuellement en service.

Avantages stratégiques

Le Borsuk offre des capacités de survie et de combat améliorées, grâce à une conception modulaire de l’armure qui peut être ajustée selon les besoins de la mission. Le blindage modulaire permet d’ajouter ou de retirer des panneaux d’armure pour adapter la protection du véhicule aux menaces spécifiques rencontrées sur le champ de bataille. Il est également équipé de lance-grenades fumigènes, d’un système de détection/suppression d’incendie et d’un système NBC pour la protection contre les menaces nucléaires, biologiques et chimiques.

La capacité amphibie du Borsuk lui permet de traverser des rivières et d’opérer dans des environnements marécageux, offrant une flexibilité opérationnelle qui peut être décisive dans de nombreux scénarios tactiques. Le système de propulsion et de suspension avancé assure une mobilité exceptionnelle sur des terrains variés, des routes pavées aux terrains accidentés.


Jean-Baptiste Giraud

Journaliste éco, écrivain, entrepreneur. Dir de la Rédac et fondateur d’EconomieMatin.fr. Fondateur de Cvox.fr. Officier (R) de gendarmerie.

États-Unis : l’hégémonie ou l’échec

États-Unis : l’hégémonie ou l’échec

par Michael BRENNER* – TRIBUNE LIBRE N°156 / juillet 2024 – CF2R

https://cf2r.org/tribune/etats-unis-lhegemonie-ou-lechec/


*Professeur émérite d’affaires internationales à l’Université de Pittsburgh et membre du Center for Transatlantic Relations à SAIS/Johns Hopkins. Michael Brenner a été directeur du programme de relations internationales et d’études mondiales à l’université du Texas. Il a également travaillé au Foreign Service Institute, au ministère américain de la Défense et à Westinghouse. Il est l’auteur de nombreux livres et articles portant sur la politique étrangère américaine, la théorie des relations internationales, l’économie politique internationale et la sécurité nationale.

La nouveauté amène les observateurs à fouiller dans leur inventaire d’idées et de concepts pour en trouver un qui corresponde à la situation internationale que nous connaissons. Son application est censée donner un peu de sens aux nouveaux phénomènes qui apparaissent. Nombreux sont ceux qui se contentent de cela, même si leur description comporte des dénominations inappropriées ou des connotations ambiguës. Il en va ainsi de concepts tels que « populisme », « fascisme » et « hégémonie ». Tous sont en vogue ; tous sont employés à toutes les sauces si bien que ces termes ont perdu toute capacité de clarification pour expliquer les phénomènes en question.

Examinons le dernier en date : l’hégémonie. Ce terme occupe une place centrale dans le discours actuel sur la place des États-Unis dans le monde : ce qu’elle a été, sa durabilité et la manière qu’ils ont de formuler les intérêts nationaux du pays.

 

Hégémonie 

L’hégémonie est la domination sur des lieux, des élites politiques, des institutions de manière à contrôler ce qu’un État fait dans son propre intérêt. Cette domination peut varier en termes de portée, de méthodes et de degrés de contrôle. L’hégémonie américaine, dont on a beaucoup parlé après la Seconde Guerre mondiale, était géographiquement délimitée par le bloc communiste qui se trouvait en dehors de son champ d’action. Après 1991, elle a pris une dimension mondiale, l’objectif étant de consolider la primauté et la domination des États-Unis. C’est toujours le cas aujourd’hui. (Elle a été énoncée pour la première fois dans le fameux mémorandum Wolfowitz en février 1992, qui est devenu depuis lors le modèle de la politique étrangère américaine[1]). Pendant la Guerre froide, la préoccupation des États-Unis était la sécurité, leurs moyens étant principalement militaires – bien qu’étayés par un réseau dense de relations économiques favorables partiellement institutionnalisées. Au cours des trente années qui ont suivi (1992-2022), l’accent s’est progressivement déplacé vers la stratégie politico-économique à multiples facettes du néolibéralisme. Ce changement dans l’équilibre entre puissance « dure » et « semi-douce » n’a jamais éclipsé les considérations purement militaires, comme en témoignent :

  1. a) l’engagement publiquement déclaré du Pentagone en faveur d’une supériorité militaire à large spectre afin d’assurer une domination par escalade dans chaque région contre tout ennemi imaginable,
  2. b) les interventions dispersées menées au nom de la guerre mondiale contre la terreur,
  3. c) l’expansion incessante de l’OTAN.

La volonté de Washington d’utiliser la force pour imposer sa volonté, qui s’exprime aujourd’hui par une attitude agressive à l’égard de la Russie et de la Chine, n’a pas éteint la croyance idéaliste kantienne selon laquelle la propagation de la démocratie constitutionnelle, accompagnée des récompenses tangibles promises par l’indépendance économique mondiale, est la garantie la plus sûre de la stabilité internationale. Une stabilité supervisée par une Amérique bienveillante. L’accomplissement de cette téléologie présumée, cependant, a dicté l’utilisation de la puissance dure pour contrecarrer ou subjuguer ceux qui pourraient la défier.

Aujourd’hui, les élites politiques américaines se trouvent dans une position où l’objectif de l’hégémonie mondiale est devenu inaccessible – selon toute norme raisonnable, pour des raisons objectives. Pourtant, elles ne veulent pas – ou ne peuvent pas – accepter cette conclusion logique. Cette réticence est à la fois intellectuelle, idéologique et émotionnelle. La psychologie complexe d’une grande puissance en déclin qui jouissait d’un respect sans précédent au-delà de ses frontières, fondée sur la croyance en une exception innée la destinant à être le point de mire d’idées qui allaient remodeler le monde, rend l’analyse de ce comportement déconcertante. Ce que nous pouvons dire, c’est que la perspective d’un statut réduit est intolérable, même si la sécurité et le bien-être du pays ne sont pas directement menacés. La quête compulsive d’une sécurité absolue et d’une supériorité naturelle imaginaires ne permet pas aux Américains de se contenter de ce qu’ils ont accompli chez eux et à l’étranger. En effet, ce à quoi le pays aspirait et qu’il se sentait sur le point d’accomplir est en train de lui échapper. Le fossé entre les aspirations et la réalité se creuse d’année en année. C’est là que le bât blesse.

L’affaiblissement des performances est l’une des choses les plus difficiles à gérer pour l’être humain, qu’il s’agisse d’un individu ou d’une nation.  Par nature, nous apprécions notre force et notre compétence ; nous redoutons le déclin et ses signes d’extinction. C’est particulièrement vrai aux États-Unis où, pour beaucoup, l’individu et la personnalité collective sont inséparables. Aucun autre pays n’essaie aussi inlassablement de vivre sa légende que les États-Unis. Pour de nombreux Américains – à l’ère de l’anxiété et de l’insécurité – le sentiment d’estime de soi et de valeur personnelle est fondé sur leur association intime avec l’appartenance à une nation vertueuse et dotée d’un pouvoir unique. Aujourd’hui, des événements se produisent qui contredisent le récit américain d’une nation au destin exceptionnel. Cela crée une dissonance cognitive et un malaise[2].

La remarquable uniformité de pensée parmi les membres influents de la classe politique empêche d’affronter ce dilemme de front. Il n’y a pratiquement aucun débat sérieux sur les objectifs et les moyens de la politique étrangère – du moins, parmi ceux qui ont accès aux couloirs du pouvoir décisionnel. Tous observent la même écriture sainte et chantent le même cantique. Résultat : une pensée de groupe profondément ancrée, imperméable aux preuves contradictoires qui sont ignorées, rejetées ou déformées pour correspondre aux idées préconçues. Cela soulève une question troublante : la conduite des États-Unis sur la scène internationale doit-elle être comprise comme une détermination raisonnée à suivre la voie choisie, quelles que soient les chances d’atteindre son objectif ambitieux ? Ou bien observons-nous des actions compulsives enracinées dans des émotions et des états d’esprit profondément ancrés, réifiés dans l’hégémonie doctrinale ?

 

Pourquoi l’hégémonie ?

La préoccupation première de tout État est sa sécurité. Cela découle de la nature intrinsèque des affaires internationales. La caractéristique distinctive de cet environnement est que chaque entité détermine quand et comment elle peut utiliser la force pour atteindre ses objectifs – il n’y a pas d’autorité supérieure qui fixe et applique des règles de comportement. D’où l’omniprésence de situations de conflit potentiel auxquelles les États doivent se préparer. C’est la caractéristique des relations internationales. Ce truisme soulève toutefois des questions fondamentales. La situation dans laquelle se trouve un État n’est pas figée ; il existe une multitude de configurations stratégiques, chacune ayant ses caractéristiques propres. De même, il existe un éventail de politiques qu’un État pourrait suivre pour se protéger dans l’une ou l’autre de ces conditions.

Évidemment, ces options théoriques sont limitées par la force relative des parties concernées, les ressources nationales, les degrés de cohésion interne, les idéologies dominantes, etc. Néanmoins, il existe d’autres façons de définir ses besoins en matière de sécurité et de formuler des stratégies pour y répondre. Cela vaut même lorsque le « potentiel de réponse discrétionnaire » est limité par des conditions objectives.

La détermination de ce qui constitue une situation de sécurité satisfaisante est fonction des jugements portés par les principaux décideurs dans le contexte et l’histoire propres à leur pays. À une extrémité du continuum se trouve la recherche de la sécurité absolue – ou d’une certaine approximation de celle-ci. Même dans ce cas, il convient d’évaluer le calendrier réalisable/préférable. Une sécurité absolue à perte de vue stratégique ? Pour cette génération ? Jusqu’à ce qu’un changement envisagé dans l’équilibre des forces se produise ?

La pensée dominante aux États-Unis se situe vers ce point absolutiste du continuum. En outre, elle penche fortement vers le long terme, voire la permanence. C’est compréhensible. Pendant les quelque 130 premières années de leur existence, les États-Unis ont été protégés par la géographie contre les menaces pesant sur leur intégrité physique et politique. La seule exception était le danger planant posé dans les premières années par une Grande-Bretagne qui nourrissait l’espoir d’un châtiment et d’une restauration, comme cela s’est manifesté lors de la guerre de 1812. Au cours du siècle suivant, les Américains ne se sont engagés dans des conflits avec d’autres États qu’en raison de leurs propres ambitions d’étendre leurs territoires. (contre l’Espagne en 1819 et 1898 ; contre le Mexique en 1848). Il s’agissait de choix, en aucun cas d’une nécessité. Il en va de même pour l’entrée dans la Première Guerre mondiale. Les dirigeants de Washington étaient manifestement plus à l’aise avec le statu quo d’avant-guerre qu’avec une Europe dominée par une Allemagne triomphante. Néanmoins, l’évaluation de la menace était plus abstraite que concrète et – telle qu’elle était – ne pouvait pas être réalisée dans un avenir proche. C’est donc à juste titre qu’elle a été qualifiée de « guerre de choix » plutôt que de guerre de nécessité sécuritaire. Il était naturel, sinon prédestiné, que les États-Unis reviennent au néo-isolationnisme pendant l’entre-deux-guerres.

La confiance des Américains dans leur insularité face à des menaces tangibles pour leur sécurité a ensuite été ébranlée par trois événements : Pearl Harbor ; l’explosion d’une bombe nucléaire par l’Union soviétique ; et le 11 septembre 2001. Ce dernier événement est survenu dix ans après la disparition de la menace de l’URSS. Au cours de la décennie écoulée, les élites politiques des États-Unis se sont senties rassurées par le fait que la sécurité quasi absolue du pays pouvait être rétablie. Le défi consistait à exploiter les conditions favorables à l’échelle mondiale pour établir une hégémonie américaine bienveillante dans laquelle aucune menace ne pourrait se matérialiser. Une stratégie multiforme était nécessaire pour étendre et approfondir l’influence américaine, pour affirmer l’allégeance et la déférence des autres États, et pour se préparer à l’utilisation de la force si nécessaire pour prévenir l’émergence de tout rival militaire potentiel. Telle est la logique sous-jacente de la doctrine Wolfowitz.

À l’heure actuelle, son enracinement dans l’esprit des dirigeants du pays est illustré par notre attitude de confrontation à l’égard de la Russie, de la Chine, de l’Iran et d’une série d’États moins redoutables que Washington considère comme hostiles ou antagonistes, d’une manière ou d’une autre. Comme l’a déclaré Joe Biden le 5 juillet 2024 : « non seulement je fais campagne, mais je dirige le monde ». Cela peut sembler une hyperbole, mais nous sommes la nation essentielle du monde. Interpolation : Nous devrions diriger le monde entier – pour le bien du monde et pour le nôtre.

L’expression « notre intérêt » implique un besoin. Quelle sorte de besoin ? Il ne s’agit pas d’un besoin de sécurité manifeste puisqu’il n’existe pas de menace manifeste pour l’intégrité territoriale ou l’intégrité politique des États-Unis. Il ne s’agit pas non plus d’une menace pour nos principaux alliés ou partenaires, même si l’on s’imagine que Poutine est un autre Hitler et qu’il existe un complot diabolique de la Chine pour nous remplacer en tant que suprématie mondiale. Ce qui est menacé, c’est l’hégémonie américaine telle que la conçoit Wolfowitz. Cette hégémonie est nécessaire non pas pour des raisons de sécurité, mais plutôt pour confirmer le droit des États-Unis à l’exceptionnalisme et à la suprématie, ancrés dans la psyché et le credo nationaux.

Tel était l’état des lieux lorsque l’équipe Biden, composée de néo-conservateurs et de nationalistes purs et durs, est arrivée au pouvoir. Ils ont ressenti un sentiment d’urgence. Trump avait été trop erratique dans ses relations avec Moscou et Pékin, en dépit d’une batterie de sanctions. Pendant qu’il « tergiversait », la Chine et la Russie se sont renforcées, ce qui exigeait une réaction rapide de peur que leur progression n’échappe à tout contrôle. Ces deux nations avaient le couteau entre les dents ; elles avaient un plan. Les principaux acteurs internationaux partageaient alors une carte cognitive claire – bien qu’unidimensionnelle – de l’environnement mondial : l’objectif était gravé dans le granit et leur croyance en l’efficacité de la puissance américaine était sans réserve. Les principaux éléments étaient les suivants. La Russie devait être neutralisée en tant que grande puissance, soit en l’incitant à s’abriter sous l’aile de l’Occident afin de se protéger du vorace « péril jaune » à sa frontière, soit en l’affaiblissant gravement par une combinaison d’expansion de l’OTAN et de sanctions économiques, dans l’espoir que cela conduise au remplacement de Poutine par un dirigeant plus conciliant. Joe Biden en mars 2022 : « Cet homme doit partir« . La Chine devait être contenue par la formation d’une ceinture d’alliances dirigées par les Américains en Asie, associée à des mesures destinées à restreindre son accès aux marchés, aux technologies et aux finances de l’Occident. En outre, des mesures concrètes seraient prises pour promouvoir l’indépendance de Taïwan tout en renforçant ses défenses. Les « Bidens » s’attendaient à ce qu’une telle stratégie entraîne une stagnation de l’économie chinoise et une diminution proportionnelle de l’influence de la Chine sur la scène internationale. Quant aux autres parties hostiles, elles pourraient être traitées en mobilisant l’arsenal  de coercition militaire de l’Amérique contre elles.

Cette stratégie de grande envergure impliquait un changement fondamental non seulement dans les objectifs, mais aussi dans le calcul des risques. Pendant la Guerre froide avec l’URSS, les calculs de Washington étaient tempérés par la prudence. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Un historien de l’Antiquité caractérisait ainsi les relations entre les deux grands empires de Rome et des Parthes : « Chaque empire devait respecter les sensibilités de l’autre. Pousser trop loin risquait d’entraîner une guerre bien plus grave qu’aucune des deux parties ne souhaitait »[3]. Les dirigeants américains d’aujourd’hui, qui ne ménagent pas leurs efforts, considèrent cette attitude comme un souvenir désuet d’une époque révolue.

Ces plans de Washington à l’égard de la Russie et de la Chine ont eu en commun 1) d’être fondés sur une profonde méconnaissance des deux pays ; et 2) de surestimer grossièrement la puissance de l’Occident par rapport à ses rivaux présumés. La démonstration brutale, par la débâcle de l’Ukraine et la résistance économique de la Chine, que toutes les hypothèses de Washington étaient fausses n’a pas encore été assimilée par la communauté américaine des affaires étrangères.

La vérité évidente est que la force croissante du bloc sino-russe rend impossible la réalisation de l’objectif hégémonique. En effet, la trajectoire actuelle indique un changement inexorable des lieux de pouvoir et d’interaction internationaux vers un système mondial différent (bien que toujours interdépendant), multinodal – pour reprendre le terme approprié de Chas Freeman.

Le sentiment exalté qu’a l’Amérique d’elle-même est le principal obstacle qui l’empêche d’accepter cette réalité inconfortable. Elle a suscité l’envie de se prouver à elle-même (et au reste du monde) qu’elle reste le paladin mondial en lançant une série d’entreprises destinées à repousser ses ennemis et ses rivaux tout en revigorant les liens avec ses vassaux et ses fidèles. Cette ambition audacieuse et vouée à l’échec de s’assurer une domination mondiale n’est pas le fruit d’un jugement stratégique froid. Il s’agit plutôt de la matérialisation de fantasmes nés au plus profond de la psyché collective américaine. C’est la stratégie de la fuite en avant d’un pays souffrant d’une profonde dissonance cognitive aggravée par une crise d’identité collective.

Les États-Unis se sont enfermés dans une voie qui ne permet aucune déviation, aucune adaptation, aucune décélération.  Tout ou rien : l’hégémonie ou l’Armageddon. Cette détermination sans faille les rend aveugles aux développements qui modifient les chances de cette issue. Ces évolutions ne se produisent pas seulement dans la partie du monde où se trouvent les BRICS. La performance honteuse de l’Amérique en tant que complice des crimes odieux commis contre les Palestiniens a dissous la position des États-Unis dans le monde en tant que force morale, en tant que pays intègre et animé d’intentions décentes. C’est la fin du soft power tel qu’il existait. Bien sûr, les souhaits de Washington sont toujours considérés comme des ordres autoritaires par sa coterie de vassaux dénaturés dont le degré collectif de contrôle sur leurs propres affaires, ainsi que sur les mots, se réduit encore plus vite que celui de leur suzerain.

 

Une alternative est possible

Il existe une autre alternative, radicale, fondée sur la conviction qu’il est possible d’élaborer une stratégie à long terme visant à entretenir des liens cordiaux avec la Russie et la Chine et à favoriser les domaines de coopération. Cette stratégie reposerait sur la reconnaissance commune qu’un engagement mutuel en faveur du maintien de la stabilité politique et de l’élaboration de mécanismes de prévention des conflits sert au mieux leurs intérêts à long terme. Cette idée n’est pas aussi farfelue qu’on pourrait le croire à première vue.

L’idée d’un concert des grandes puissances vient à l’esprit. Toutefois, nous devrions envisager un arrangement assez différent du concert historique de l’Europe qui a vu le jour à la Conférence de Vienne au lendemain des guerres napoléoniennes (1815). D’une part, l’objectif ne serait pas de renforcer le statu quo par la double stratégie consistant à s’abstenir de tout conflit armé entre les États signataires et à réprimer les mouvements révolutionnaires susceptibles de mettre en péril les régimes en place. Les caractéristiques de ce concert étaient les suivantes : la concentration du pouvoir entre les cinq grands cogestionnaires du système, l’étouffement des réformes politiques dans toute l’Europe et le mépris des forces apparaissant en dehors de leur champ d’action.

En revanche, un concert contemporain entre les grandes puissances assumerait la responsabilité de prendre la tête de la conception d’un système mondial fondé sur les principes complémentaires d’ouverture, d’égalité souveraine et de promotion de politiques qui produisent des résultats à somme positive. Plutôt que d’être dirigées par un directoire, les affaires internationales seraient structurées par :

  1. a) des institutions internationales dont la philosophie serait modifiée, ouvertes à la prise de décision multilatérale et adoptant des mesures de déconcentration qui donneraient des pouvoirs aux organismes régionaux ;
  2. b) un modèle de consultation entre les gouvernements qui, par leur poids économique et leurs capacités militaires, devraient tout naturellement jouer un rôle informel dans le fonctionnement du système ;
  3. c) des mesures visant à régulariser la participation d’autres États.

Quid de la légitimité ? Elle doit être établie par la conduite et la performance. La chute drastique du respect pour le leadership mondial américain facilitera ce processus – comme le démontrent déjà les succès des BRICS.

Le point de départ crucial d’un tel projet est une rencontre des esprits entre Washington, Pékin et Moscou – accompagnée d’un dialogue avec New Delhi, Brasilia, etc. Il y a des raisons de croire que les conditions, objectivement parlant, sont propices à une entreprise de cet ordre depuis plusieurs années. Cependant, l’Occident ne l’a jamais reconnu et l’a encore moins sérieusement envisagé – une occasion historique perdue.

Le facteur suffisant le plus important est le tempérament des dirigeants chinois et russes. Xi et Poutine sont des dirigeants rares. Ils sont sobres, rationnels, intelligents, très bien informés, capables d’une vision large et, tout en se consacrant à la défense de leurs intérêts nationaux – avant tout le bien-être de leurs peuples -, ils ne nourrissent pas d’ambitions impériales. En outre, ils sont chefs d’État depuis longtemps. Ils disposent du capital politique nécessaire pour investir dans un projet d’une telle ampleur et d’une telle perspective. Malheureusement, Washington n’a pas eu de dirigeants au caractère et aux talents similaires.

Les réunions au sommet de Bush, Obama, Trump ou Biden se sont toujours concentrées sur des questions de détail ou sur des instructions concernant ce que leur homologue devrait faire pour se conformer à la vision américaine du monde. Dans les deux cas, il s’agit d’une perte de temps précieux par rapport à l’impératif de promouvoir une perspective mondiale commune à long terme. Pour entamer un dialogue sérieux, il serait judicieux qu’un président doté de qualités d’homme d’État s’assoie seul avec Poutine et Xi et leur pose la question suivante : « Que voulez-vous, président Poutine/président Xi ? Comment voyez-vous le monde dans 20 ans et la place de votre pays dans ce monde ? » Seraient-ils prêts à donner une réponse articulée ? Poutine, certainement. C’est exactement ce qu’il a proposé depuis 2007, à de nombreuses reprises, de vive voix ou dans ses écrits. Au lieu de cela, il s’est vu opposer une fin de non-recevoir et, depuis 2014, a été traité comme un paria menaçant qu’il faut diffamer et insulter personnellement. 

Voici le point de vue de Barack Obama : Le président russe est un homme « physiquement banal« , comparé aux « patrons de quartier durs et rusés qui dirigeaient la machine de Chicago« . Ce commentaire, tiré du premier volume des mémoires publiées par Obama[4], en dit plus long sur son propre ego, à la fois gonflé et vulnérable, que sur le caractère de Poutine. En fait, c’est la machine de Chicago, ainsi que l’argent et les encouragements du réseau Pritzker[5], qui ont fait d’Obama ce qu’il est devenu. Contraste : lorsque Bismarck a rencontré Disraeli lors de la conférence de Berlin de 1878 – allant même jusqu’à l’inviter deux fois à manger chez lui, alors qu’il était juif – il n’a pas harcelé le Premier ministre britannique au sujet des restrictions commerciales imposées aux exportations allemandes de textiles et de produits métallurgiques, ni au sujet des mauvais traitements systématiques infligés par les Britanniques aux travailleurs des plantations de thé dans l’Assam. Il n’a pas non plus commenté son physique. Bismarck était un homme d’État sérieux, contrairement aux personnes à qui nous confions la sécurité et le bien-être de nos nations. 

Le résultat est que Poutine et Xi semblent perplexes quant à la manière de traiter avec leurs homologues occidentaux incapables qui ignorent les préceptes élémentaires de la diplomatie. Cela devrait également nous préoccuper – à moins, bien sûr, que nous n’ayons l’intention de mener notre « guerre » de manière linéaire, en faisant peu de cas de la réflexion des autres parties

Le vitriol que ses homologues occidentaux jettent sur Poutine avec une telle véhémence a quelque chose d’énigmatique. Cette attitude est manifestement disproportionnée par rapport à ce qu’il a fait ou dit, même si l’on déforme l’histoire sous-jacente de l’Ukraine. La condescendance d’Obama suggère une réponse. Au fond, son attitude reflète l’envie dans le sens où il a inconsciemment reconnu en Poutine quelqu’un qui lui est clairement supérieur en termes d’intelligence, de connaissance des questions contemporaines et de l’histoire, d’éloquence, de sens politique et – très certainement – d’habileté diplomatique. Essayez d’imaginer l’un de nos dirigeants imitant la performance de Poutine en organisant des séances de questions-réponses de trois heures avec la presse internationale ou avec des citoyens de tous bords, répondant directement, en détail, de manière cohérente et de bonne grâce. Biden ? Trudeau ? Scholz ? Sunak ? Starmer ? Macron ? Von der Leyen ? Kaja Kallis ? Même pas Barack Obama qui nous servirait des sermons en conserve dans un langage de haute voltige n’ayant pas grand-chose à voir avec la réalité. C’est pourquoi la classe politique occidentale évite assidûment de prêter attention aux discours et aux conférences de presse de Poutine – loin des yeux, loin du cœur. Elle préfère agir en se référant à la caricature plutôt qu’à l’homme réel.

Aujourd’hui, à l’ère de l’Ukraine, le consensus rigide de Washington est que Vladimir Poutine est la quintessence du dictateur brutal – fou de pouvoir, impitoyable et n’ayant qu’une prise ténue sur la réalité. En effet, il est devenu courant de l’assimiler à Hitler, comme l’ont fait des figures de proue de l’élite du pouvoir américain telles que Hillary Clinton et Nancy Pelosi, ainsi que des « faiseurs d’opinion » à foison. 203 titulaires du prix Nobel ont mêm prêté leur cerveau collectif et leur notoriété à une « lettre ouverte » dont la première phrase associe l’attaque de la Russie contre l’Ukraine à l’assaut d’Hitler contre la Pologne en septembre 1939. 

Malheureusement, l’argument selon lequel ceux qui prennent des décisions cruciales en matière de politique étrangère devraient se donner la peine de savoir de quoi ils parlent est largement considéré comme radical, voire subversif. En ce qui concerne Poutine, il n’y a absolument aucune excuse pour une telle ignorance à son égard. Il a présenté son point de vue sur la manière dont la Russie envisage sa place dans le monde, ses relations avec l’Occident et les règles d’un système international souhaité. Il a fait cela  de manière complète, éclairée par l’histoire et plus cohérente que n’importe quel autre dirigeant national que je connaisse. Les déclarations à l’emporte-pièce « nous sommes le numéro un et nous le serons toujours – vous feriez mieux de le croire » (Obama) ne sont pas son style. Le fait est que l’on peut être troublé par ses conclusions, mettre en doute sa sincérité, soupçonner des courants de pensée cachés ou dénoncer certaines actions. Mais cela n’a de crédibilité que si l’on s’est intéressé à l’homme en se basant sur les éléments disponibles et non sur des caricatures de dessins animés. De même, nous devrions reconnaître que l’attitude de la Russie n’est pas du spectacle et qu’il nous incombe de prendre en compte la réalité plus complexe de la gouvernance et de la politique russes.

Le président chinois Xi a échappé à la diffamation personnelle dont Poutine a fait l’objet – jusqu’à présent. Mais Washington n’a pas fait plus d’efforts pour engager avec lui une discussion sur la forme future des relations sino-américaines et sur le système mondial dont ils sont destinés à être ensemble les principaux gardiens. Xi est plus insaisissable que Poutine. Il est beaucoup moins direct, plus réservé et incarne une culture politique très différente de celle des États-Unis ou de l’Europe. Pourtant, ce n’est pas un idéologue dogmatique ni un impérialiste avide de pouvoir. Les différences culturelles peuvent trop facilement devenir une excuse pour éviter l’étude, la réflexion et l’exercice d’imagination stratégique qui s’imposent.

L’approche décrite ci-dessus vaut les efforts – et les faibles coûts – qu’elle entraine. En effet, ce sont les accords entre les trois dirigeants (et leurs collègues de haut rang) qui sont de la plus haute importance. En d’autres termes, il s’agit de s’entendre sur la manière dont ils perçoivent la forme et la structure des affaires mondiales, sur les points où leurs intérêts s’opposent ou convergent, et sur la manière de relever le double défi consistant à : 1) gérer les points de friction qui peuvent surgir ; et 2) travailler ensemble pour assurer les fonctions de « maintenance du système » dans les domaines de l’économie et de la sécurité.

À l’heure actuelle, il n’y a aucune chance que les dirigeants américains aient le courage ou la vision nécessaire pour s’engager dans cette voie. Ni Biden et son équipe, ni leurs rivaux républicains ne sont à la hauteur. En vérité, les dirigeants américains sont psychologiquement et intellectuellement incapables de réfléchir sérieusement aux conditions d’un partage du pouvoir avec la Chine, avec la Russie ou avec n’importe qui d’autre – et de développer des mécanismes pour y parvenir à différentes échéances. Washington est trop préoccupé par l’équilibre naval en Asie de l’Est pour réfléchir à des stratégies générales. Ses dirigeants sont trop complaisants à l’égard des failles profondes de nos structures économiques, et trop gaspilleurs en dissipant des billions dans des entreprises chimériques visant à exorciser un ennemi mythique pour se préparer à une entreprise diplomatique du type de celle à laquelle une Amérique égocentrique n’a jamais été confrontée auparavant.

Nous sommes proches d’un état qui se rapproche de ce que les psychologues appellent la « dissociation ».  Elle se caractérise par une incapacité à voir et à accepter les réalités telles qu’elles sont pour des raisons émotionnelles profondes. La tension générée pour une nation ainsi constituée lorsqu’elle est confrontée à la réalité objective n’oblige pas à une prise de conscience accrue ou à un changement de comportement si la caractéristique dominante de cette réalité est constituée par les attitudes et les opinions exprimées par d’autres personnes qui partagent les illusions sous-jacentes.


[1] Le credo de Wolfowitz anime presque tout le monde : les néo-cons classiques, les néo-cons machistes et les néo-impérialistes bruts. Les quelques non-croyants n’ont rien à voir avec le discours de politique étrangère de l’Amérique. Si vous préconisez un engagement avec Téhéran et un dialogue avec Poutine, vous êtes rejeté comme hérétique – comme les gnostiques, puis les Cathares, sauf que ces derniers ont au moins reconnu le Christ (l’exceptionnalisme américain) et Satan (Poutine/Khamenei) avant qu’on ne leur administre leur juste châtiment.

Ce récit historique met en évidence deux caractéristiques tout à fait remarquables du consensus actuel des élites, qui porte l’empreinte du modèle Néo-Con/Wolfowitz :

– premièrement, sa conquête presque totale de l’esprit américain a réussi malgré un record inégalé d’échecs – dans l’analyse et dans l’action : Afghanistan, Irak, Libye, Syrie, Iran, Yémen, Somalie, Mali, Biélorussie, Venezuela, Bolivie – le tout couronné par la catastrophe en Ukraine que nous avons chorégraphiée (erreur fatale de lecture de la Russie) ;

– deuxièmement, l’administration Biden a presque officiellement annoncé que nous étions désormais engagés dans une guerre hybride globale contre un bloc sino-russe – un rival puissant qui a vu le jour parce que nous avons fait tout ce qui était concevable pour l’encourager. Pourtant, l’élite de la politique étrangère, la classe politique et le public ont accueilli la nouvelle de ce combat titanesque sans broncher. Le pays s’est engagé sur une voie funeste dans un état d’inconscience induit par une coterie volontaire de vrais croyants inspirés par un dogme enveloppé d’ignorance et poursuivis dans une incompétence stupéfiante.

[2] Sur le plan psychologique, cette approche est compréhensible, car elle joue sur la force des États-Unis : une confiance en soi démesurée associée à une force matérielle – perpétuant ainsi les mythes nationaux d’être destiné à rester le numéro un mondial pour toujours, et d’être en position de façonner le système mondial selon les principes et les intérêts américains. Le président Obama s’est exclamé : « Laissez-moi vous dire quelque chose.  Les États-Unis d’Amérique sont la nation la plus puissante de la planète.  Un point c’est tout. Cette période est loin d’être finie [répété trois fois !]« .  Et alors ?  S’agit-il d’une révélation ? Quel est le message ? À qui s’adresse-t-il ?  Est-ce différent de quelqu’un qui crierait : Allah Akbar ! Les mots qui ne sont ni un prélude à l’action, ni une incitation à l’action, ni même une information, ne sont que du vent.  En tant que telles, elles constituent un autre moyen d’évitement – une fuite de la réalité. Elles ne trouvent pas d’oreilles attentives à Londres, Bruxelles, Berlin et Canberra. Lors des sommets de l’OTAN et du G7, on entend la récitation en chœur de la Shahada : « Il n’y a qu’un seul Dieu – l’Oncle Sam – et Wolfowitz est son prophète ». Pourtant, aucun président n’ose répéter l’exclamation d’Obama à Moscou, Pékin, New Delhi, Brasilia, Riyad, Brasilia, Jakarta ….

La tension associée à la rencontre d’une nation ainsi constituée avec la réalité objective n’oblige pas à une prise de conscience accrue ou à un changement de comportement si la caractéristique dominante de cette réalité est l’attitude et les opinions exprimées par d’autres personnes qui partagent les illusions sous-jacentes. Ce phénomène s’accompagne d’une appréhension croissante dans le pays que la suprématie des États-Unis dans le monde est en train de s’évanouir, de la sensation de perdre ses prouesses nationales, de voir sa maîtrise menacée. Cela génère une préférence pour la recherche de résultats clairs dans un délai relativement court, qui rassurent en confirmant la croyance optimiste en l’exceptionnalisme américain.

[3] Adrian Goldsworthy Rome and Persia : The Seven Hundred Year Rivalry, Basic Books, 2023.

[4] Une terre promise, Fayard, 2020.

[5] Famille de milliardaires américains qui joue un rôle majeur dans la vie politique des Etats-Unis depuis plusieurs générations.

Les bombardiers chinois H-6 s’aventurent en Alaska : Quelles conséquences pour les États-Unis ?

Les bombardiers chinois H-6 s’aventurent en Alaska : Quelles conséquences pour les États-Unis ?

Les Bombardiers Chinois H 6 Saventurent En Alaska Quelles Consequences Pour Les Etats Unis

Le 24 juillet, un événement sans précédent a été révélé par le Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord (NORAD). Pour la première fois, les bombardiers stratégiques H-6 de l’Armée populaire de libération de la Chine, opérant en conjonction avec les forces aérospatiales russes, ont été détectés dans la zone d’identification de défense aérienne (ADIZ) de l’Alaska. Cet incident marque une escalade significative dans les démonstrations de force militaire entre les grandes puissances mondiales.

Les Bombardiers Chinois H 6 Saventurent En Alaska Quelles Consequences Pour Les Etats Unis 2

Une interception spectaculaire

La formation de quatre bombardiers chinois a été rapidement interceptée par des chasseurs F-16, F/A-18 Hornet et F-35A des forces aériennes américaines et canadiennes. Des photos et vidéos de l’événement ont circulé rapidement, notamment grâce au ministère russe de la Défense, illustrant l’importance de cet événement pour les observateurs internationaux.

L’interception a été effectuée alors que les bombardiers chinois, accompagnés d’avions russes, survolaient une zone stratégique sensible pour les États-Unis. Les avions de chasse américains et canadiens ont été dépêchés pour surveiller et escorter les avions chinois hors de l’ADIZ, démontrant la vigilance constante des forces de défense nord-américaines face aux incursions étrangères.

Les Bombardiers Chinois H 6 Saventurent En Alaska Quelles Consequences Pour Les Etats Unis 3

Une collaboration sino-russe renforcée

Bien que ce ne soit pas la première patrouille conjointe sino-russe, c’est la première fois que des H-6 chinois sont déployés dans l’ADIZ de l’Alaska, une zone habituellement fréquentée par des avions de combat russes, américains et canadiens. Cette manœuvre indique un renforcement de la coopération militaire entre la Chine et la Russie, ainsi qu’une augmentation de leur capacité de réponse combinée face à des adversaires régionaux comme les États-Unis.

Les patrouilles conjointes sino-russes ont jusqu’à présent été limitées aux zones comme la mer de Chine orientale et le Pacifique occidental, avec des formations incluant des bombardiers H-6 et Tu-95MS, escortés par des chasseurs Su-35S et Su-30SM. L’extension de ces opérations à l’ADIZ de l’Alaska reflète une volonté stratégique de démontrer la capacité des deux nations à projeter leur puissance loin de leurs bases traditionnelles.

Les Bombardiers Chinois H 6 Saventurent En Alaska Quelles Consequences Pour Les Etats Unis 5.jpeg

Les implications stratégiques

Les bombardiers H-6, notamment dans leur variante H-6K, sont capables de lancer des missiles de croisière et potentiellement des missiles hypersoniques, comme le 2PZD-21 (KD-21) ALBM. Cette capacité, combinée à l’allongement de leur rayon d’action grâce à des ravitaillements en vol ou à des bases avancées, rend ces avions particulièrement redoutables.

La variante H-6K est équipée de moteurs D-30KP-2, offrant une meilleure performance et une plus grande portée que les versions précédentes. De plus, l’intégration de systèmes électroniques modernes et d’avionique avancée permet à ces appareils de réaliser des missions complexes avec une précision accrue.

Si ces avions ont effectivement décollé de bases en Russie, cela pourrait signifier une nouvelle dimension dans l’aviation de combat stratégique de la Chine, avec une portée étendue jusqu’aux zones territoriales américaines. Cette capacité de frappe à longue distance permettrait à la Chine de projeter sa puissance jusqu’aux côtes nord-américaines, une perspective qui inquiète les stratèges militaires américains.

Le futur de l’Arctique en jeu

Les analystes militaires ont souligné que l’Arctique, en raison du changement climatique et de l’ouverture de nouvelles voies maritimes, pourrait devenir un nouveau théâtre de confrontation entre les États-Unis et la Chine. La présence de ces bombardiers dans l’ADIZ de l’Alaska est un signal clair de l’intérêt croissant de la Chine pour cette région stratégique.

L’Arctique est riche en ressources naturelles, notamment en hydrocarbures, et l’ouverture de nouvelles routes maritimes pourrait réduire considérablement les temps de transport entre l’Asie et l’Europe. Cette nouvelle dynamique géopolitique pousse les grandes puissances à renforcer leur présence militaire et économique dans la région, accentuant les risques de tensions.

L’incident du 24 juillet dans l’ADIZ de l’Alaska est un rappel puissant de la dynamique géopolitique en évolution rapide et de l’importance stratégique croissante de l’Arctique. Alors que la compétition pour la suprématie mondiale s’intensifie, des démonstrations de force comme celle-ci deviendront probablement plus fréquentes, redéfinissant les alliances et les rivalités mondiales.

Cet événement historique souligne la nécessité pour les observateurs internationaux de rester vigilants face aux manœuvres militaires et aux développements stratégiques dans cette région clé du globe. La vigilance et la préparation resteront essentielles pour les forces armées nord-américaines afin de répondre efficacement à ces nouvelles menaces et de protéger les intérêts stratégiques des États-Unis et de leurs alliés.


*Rédactrice spécialisée dans la défense, les armées, et l’industrie aéronautique et spatiale. Expertise en aviation civile et militaire, je couvre également les domaines de la défense, des drones, et des enjeux industriels, y compris les relations entre les entreprises et leurs partenaires financiers.

L’Otan en Asie-Pacifique, la montée des tensions

L’Otan en Asie-Pacifique, la montée des tensions

Vilnius, LITHUANIA-12/07/2023//01JACQUESWITT_choixdeclaration012/Credit:Jacques Witt/SIPA/2307121719

par Alex Wang* – Revue Conflits – publié le 25 juillet 2024

https://www.revueconflits.com/lotan-en-asie-pacifique-un-reve-eveille-delirant-et-dangereux/


Lors du sommet de l’Otan à Washington, le communiqué final a ciblé à plusieurs reprises la Chine. Une dégradation des relations qui marque la hausse des tensions entre l’Otan et l’Asie.

Les déclarations contradictoires de l’Otan, à l’issue du Sommet de Washington, rappellent les cinq étapes de Kübler-Ross, en particulier la première étape : le déni de la réalité. [1] Le monde a changé, nous ne sommes plus dans la guerre froide ni dans l’unipolarité post-guerre froide. Refusant de l’accepter, l’Otan s’enlise dans des mensonges, inventant une réalité alternative pour lutter contre son angoisse grandissante, par exemple en rêvant d’établir son pendant en Asie-Pacifique. Cela ne manquera pas de créer plus de troubles et de conflits.

L’Otan (Organisation du Traité de l’Atlantique Nord) a été créée en 1949 pour la défense de l’Atlantique Nord. Après la dissolution de l’Union soviétique, elle est devenue une organisation obsolète mais ne veut pas reconnaître et accepter cette réalité, cherchant (inventant) désespérément par tous les moyens sa nouvelle mission et devenant un faiseur de troubles (trouble maker).

Que dit l’Otan ?[2]

L’Otan a récemment célébré ses 75 ans en grande pompe à Washington. Cependant, la lecture de la déclaration issue du Sommet nous a laissés complètement stupéfaits. Nous ne savons pas si nous devons la considérer comme un document géopolitique ou comme un résumé de symptômes psychiatriques.

L’Otan est intimement convaincue qu’elle est une alliance défensive

Curieusement, pendant la guerre froide, l’Otan a largué très peu de bombes sur les pays étrangers. Depuis la fin de la guerre froide, l’Otan a largué une quantité massive de bombes sur de nombreux pays. Entre mars et juin 1999, les bombardements de l’Otan auraient tué 500 civils dans l’ex-Yougoslavie. Les frappes aériennes de l’Otan en Libye en 2011 ont entraîné le largage de 7 700 bombes et tué environ 70 civils.[3]

Malgré ses agissements offensifs et agressifs, l’Otan continue à s’apercevoir et se dire une alliance défensive. Certain résume tout cela en « 75 ans d’OTAN, 75 ans de déni » (75 years of Nato, 75 years of denial ».[4] L’Otan n’est pas une alliance défensive et nie la nature de ses comportements agressive racontant inlassablement ce mensonge à soi-même et créant un hiatus gigantesque psychique entre la réalité et la perception.

L’Otan désigne, contre toute évidence, la Chine comme « decisive enabler » (catalyseur décisif) dans la guerre en Ukraine

L’Otan est persuadée que la Chine « joue désormais un rôle déterminant dans la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine » en soutenant « matériellement et politiquement l’effort de guerre russe », notamment via le transfert « des biens à double usage, tels que des composants d’armes, des équipements et des matières premières, qui sont ensuite utilisés par le secteur de la défense russe ».

La Chine n’est pas à l’origine de cette guerre. Elle ne soutient pas ce conflit et prône la paix. Son commerce avec la Russie s’inscrit dans le cadre des échanges normaux entre les deux pays. En ce qui concerne les armes russes, il est important de noter que 95 % de leurs composants électroniques proviennent de l’Occident.[5] La Russie reste un fournisseur majeur d’uranium pour les États-Unis.[6] Il est également pertinent de mentionner le rôle de l’Inde en tant que grossiste de pétrole et de gaz russes, notamment pour les pays européens.[7] Ces accusations à l’adresse de la Chine apparaissent donc infondées.

L’Otan imagine, à sa guise, la Chine en tant que l’ennemi principal, prétendant qu’elle fait « peser des défis systémiques sur la sécurité euro-atlantique »

Selon elle, la Chine « affiche des ambitions et mène des politiques coercitives » contraires aux intérêts, à la sécurité et aux valeurs de l’Otan. Cette projection de ses propres caractéristiques sert de fondement à son dangereux rêve éveillé. Cet ennemi imaginaire justifie pleinement, à ses yeux, la création d’une Otan Asie-Pacifique.

Elle refuse de reconnaître les résultats des efforts de la Chine comme faiseur de paix dans le monde, tels que la médiation entre l’Iran et l’Arabie Saoudite, entre les 14 factions palestiniennes, entre l’Israël et la Palestine, ainsi qu’entre l’Ukraine et la Russie.

L’Otan veut globaliser l’Otan notamment en Asie Pacifique en s’alliant avec le Japon, la Corée du sud, les Philippines, l’Australie et la Nouvelle Zélande

L’Otan est convaincu qu’elle vit encore dans un univers unipolaire, le monde obéit à sa baguette de chef d’orchestre. Peu importe que l’Otan se trouve en Atlantique Nord, il suffit qu’elle déclare que la Chine est l’ennemi principal, elle peut en toute légitimité amener la confrontation en Asie et en Indopacifique. Elle peut réunir les dirigeants de l’Australie, du Japon, de la Nouvelle-Zélande et de la Corée du sud et ceux de l’Union européenne pour parler des défis de sécurité communs et des domaines de coopération. Voilà son raisonnement soutenu par le sentiment de la toute-puissance.

Où est l’Otan ?

Les déclarations et les agissements contradictoires de l’Otan nous font penser aux 5 étapes de Kübler-Ross, notamment à la première étape qui est le déni de la réalité.

Le monde a changé, nous ne sommes plus dans une ère unipolaire. La Chine est également de retour. Mais l’OTAN refuse de reconnaître et d’accepter cette réalité. Elle reste plongée dans une mentalité de guerre froide et des constructions paranoïaques. Incapable d’accepter la réalité, elle a inventé une réalité alternative, une sorte de délire, pour éviter une destruction psychique totale.

Ce comportement de déni peut être dangereux. Le refus et la panique amènent des comportements désordonnés et paranoïaques qui provoqueraient, à leur tour, des réactions politico-militaires des puissances en présence, par exemple de la part de la Corée du Nord, la Chine et la Russie qui pivote activement vers l’Est.

Que veut l’Asie ?

Quelles sont les réactions des pays en Asie ? Les pays invités par l’Otan ne manifestent pas l’unanimité, par exemple, l’Australie n’pas envoyé son premier Ministre pour le 75e sommet.

La plupart des pays de l’Asean (la Malaisie, l’Indonésie, le Vietnam, le Thaïlande, etc.) sont contre la perspective de l’Otan en Asie, percevant son éventuelle présence comme une source de problèmes et de complications.

Citons Kishore Mahbubani qui reflète le sentiment général des pays asiatique, notamment celui de l’Asean. Dans son article intitulé « Asie, dites non à l’Otan » (Asia, Say no to Nato), republié le 12 juillet, il a très clairement affirmé que « C’est (…) le plus grand danger auquel nous sommes confrontés si l’Otan étend ses tentacules de l’Atlantique au Pacifique : elle pourrait finir par exporter sa culture militariste désastreuse vers l’environnement relativement pacifique que nous avons développé en Asie de l’Est. (…) Compte tenu des risques que fait peser sur l’Asie de l’Est l’expansion potentielle de la culture de l’Otan, toute l’Asie de l’Est devrait parler d’une seule voix et dire non à l’Otan ».[8]

A reality check

Les conséquences d’amener l’Otan en Asie pourraient ne faire qu’aggraver les spirales d’escalade existantes avec la Chine / la Russie et de les rapprocher davantage.

D’un autre côté, bien que les États-Unis aient déployé des centaines de bases militaires autour de la Chine[9]  et des missiles à moyenne portée aux Philippines, l’Otan ne peut pas rivaliser avec la puissance terrestre et maritime chinoise. Les États-Unis ne sortiraient pas victorieux d’une guerre contre la Chine, qui mobiliserait tous ses moyens pour défendre sa patrie, y compris les missiles hypersoniques de la série DF (DF17, DF21, DF26, DF41…),[10]  éléments clés de la stratégie A2AD (Anti-Access/Area-Denial). Il est également possible que la Russie ne reste pas passive en cas de conflit.

En parallèle, nous avons observé que certains membres de l’Otan conservent une certaine lucidité, comme la Hongrie, la Turquie et la France, qui s’était opposée en 2023 à l’ouverture d’un bureau de liaison de l’Otan au Japon. Il est probable que ce réveil se propage progressivement parmi d’autres pays membres de l’Otan, à l’instar de la Turquie, qui, refusant la logique de bloc, a exprimé son souhait de rejoindre les BRICS et l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS).


[1] Wikipedia : Elisabeth Kübler-Ross

[2] Otan : Déclaration du Sommet de Washington, le 10 juillet 2024.

[3] Kishore Mahbubani, Asia, say no to Nato, The Pacific has no need of the destructive militaristic culture of the Atlantic alliance, Straits Times, 25 June 2021 republié July 12, 2024

[4] Sevim Dagdelen, 75 years of Nato, 75 years of denial, Consortium News, July 9, 2024.

[5] La Tribune, Guerre en Ukraine : 95% des composants électroniques des armes russes proviennent d’Occident, dénonce Kiev, le 19 janvier, 2024

[6] Thomas DESZPOT, Uranium russe : les États-Unis ont-ils doublé leurs importations cette année ? TF1 Info, le 30 août 2023

[7] Clément Perruche, L’Inde importe toujours plus de pétrole russe, à prix bradé, Les Echos, le 3 juin 2023

[8] Kishore Mahbubani, Asia, say no to Nato, The Pacific has no need of the destructive militaristic culture of the Atlantic alliance, Straits Times, 25 June 2021 (July 12, 2024).

[9] Cécile Marin & Fanny Privat,  Présence américaine dans le voisinage chinois, « Manière de voir » #170, Avril-Mai 2020

[10] Fabian-Lucas Romero Meraner, China’s Anti-Access/Area-Denial Strategy, February 9, 2023


*Titulaire de deux doctorats (philosophie et ingénierie) et familier des domaines clés de la NTIC, Alex Wang est ancien cadre dirigeant d’une entreprise high tech du CAC 40. Il est également un observateur attentif des évolutions géopolitiques et écologiques.

La réduction des délais de développement des armes aéronautiques russes : implications géopolitiques et militaires

La réduction des délais de développement des armes aéronautiques russes : implications géopolitiques et militaires

par Giuseppe GAGLIANO – CF2R – notes juillet 2024

https://cf2r.org/actualite/la-reduction-des-delais-de-developpement-des-armes-aeronautiques-russes-implications-geopolitiques-et-militaires/


Président du Centro Studi Strategici Carlo De Cristoforis (Côme, Italie). Membre du comité des conseillers scientifiques internationaux du CF2R.

Un récent article intitulé « Améliorer l’organisation de l’interaction entre le département des armements de la VKS et les entreprises industrielles pour accomplir les tâches de l’ordre de défense de l’État dans des conditions d’utilisation intensive du combat de l’aviation », publié dans la revue russe Военная мысль (Pensée militaire) expose d’importants changements dans l’approche du développement et de la production d’armes et d’équipements militaires dans le domaine aéronautique, dictés par les nécessités apparues lors de la guerre actuelle en Ukraine.

Les auteurs de l’article, le général de Corps d’Armée Yuri Grekhov et le colonel Vladimir Ivanchura, décrivent les mesures adoptées au cours du conflit pour répondre aux besoins en matière d’approvisionnement en armes et de gestion des pertes d’avions, soulignant comment ces facteurs ont nécessité une révision des approches établies pour garantir la mise en œuvre la défense de l’État russe.

Selon les auteurs, la guerre en Ukraine a mis en évidence la nécessité de mettre en œuvre des mesures d’urgence pour maintenir la fonctionnalité et les ressources opérationnelles des avions, en plus de satisfaire aux exigences en matière d’approvisionnement en armes. Cette situation a conduit à une révision significative des approches traditionnelles. Une procédure temporaire pour la réalisation des travaux de recherche et développement (R&D) a été introduite, permettant de réduire drastiquement la durée du cycle de développement de nouveaux modèles d’armes et d’équipements. La procédure temporaire a entraîné une réduction du nombre de tests requis avant qu’un produit n’entre en production de masse.

Comme l’expliquent Grekhov et Ivanchura, cette modification a réduit le temps nécessaire pour achever l’ensemble du cycle de création d’armes et d’équipements militaires de 6/10 ans à seulement 18 mois/2 ans. Cette approche accélérée a été rendue possible en réduisant le nombre minimum de tests nécessaires et en se concentrant sur ceux qui permettent de valider concrètement les caractéristiques de combat du produit.

L’article souligne également que le nombre de tests pour les armes aéronautiques de série – dont la production implique désormais l’utilisation de composants nationaux en remplacement de ceux importés – a été considérablement réduit. Seuls les tests essentiels pour confirmer les caractéristiques opérationnelles restent inchangés. Cette décision a permis de renoncer à une partie significative des tests traditionnels, en particulier pour les produits destinés aux réserves militaires et aux matériaux de consommation, bien avant l’expiration de leur durée de service et de stockage.

L’article de Grekhov et Ivanchura donne un aperçu clair des nouvelles procédures adoptées pour faire face aux défis imposés par la guerre en Ukraine. La réduction drastique des délais de développement des armes aéronautiques représente un changement significatif qui pourrait avoir un impact durable sur les capacités militaires et la préparation opérationnelle des Forces aérospatiales russes, mais constitue également un indicateur utile pour toutes les forces armées d’autres nations, qui pourraient se retrouver engagées dans des conflits prolongés de haute intensité.

À titre d’exemple, selon le canal Telegram « DD Geopolitics », l’armée russe aurait récemment déployé un nouveau système radar mobile dénommé Irbis, permettant de localiser et d’identifier les positions de tir ennemies jusqu’à une distance de 150 kilomètres.

La réduction des délais de développement des nouvelles armes aéronautiques russes est une réponse directe aux besoins opérationnels dictés par le conflit en Ukraine. Ce changement a des implications géopolitiques significatives. La capacité de la Russie à accélérer le processus de développement et de production d’armes pourrait modifier les équilibres militaires dans la région et au-delà. Une force aérienne mise à jour et équipée plus rapidement accroît la préparation et l’efficacité des opérations militaires russes, rendant plus difficile pour les forces adverses de prévoir et de contrer les menaces. De plus, la réduction de la dépendance aux composants importés renforce l’autonomie industrielle de la Russie, atténuant les effets des sanctions internationales et des blocages commerciaux.  Cette approche non seulement améliore la résilience de la défense russe, mais pourrait également stimuler des innovations technologiques susceptibles d’être exportées, élargissant l’influence économique et militaire de la Russie.

Pour sa part, l’Ukraine a également démontré des capacités d’adaptation et d’innovation remarquables, avec le soutien des techniciens militaires et des industries des nations membres de l’OTAN. Elle a su développer rapidement de nouveaux drones et intégrer sur les avions de conception russo-soviétique – Mig 29, Sukhoi Su-27 et Su-24 –des bombes et missiles occidentaux, réduisant les temps d’intégration nécessaires, qui prenaient plusieurs années en temps de paix.

Ce dynamisme technologique est emblématique de la guerre moderne, où la rapidité de développement et d’adaptation des armes peut déterminer l’issue des conflits.

En résumé, la guerre en Ukraine a catalysé un changement significatif dans les délais de développement des armes aéronautiques russes, avec des implications géopolitiques pouvant redéfinir les équilibres de pouvoir au niveau régional et mondial. La capacité d’accélérer les cycles de développement militaire offre à Moscou un avantage stratégique, tandis que la résilience et l’innovation de l’Ukraine, soutenues par l’OTAN, montrent comment la coopération internationale peut influencer de manière décisive les dynamiques d’un conflit.

Face au SCAF, l’Angleterre dévoile son avion de chasse du futur

Face au SCAF, l’Angleterre dévoile son avion de chasse du futur

Par Jean-Baptiste Leroux –  Publié le 24 juillet 2024

L'Angleterre a dévoilé la maquette de son avion de chasse du futur, concurrent du SCAF. Capture d'écran X

C’est à l’occasion du Salon aéronautique de Farnboroug, que le Royaume-Uni a dévoilé son avion de chasse du futur. Développé par BAE Systems, Leonardo et Mitsubischi Heanvy Industrie, cet appareil est le concurrent direct du SCAF européen.

Lors du prestigieux Salon aéronautique international de Farnborough, le Royaume-Uni a dévoilé une maquette grandeur nature de son futur avion de chasse de sixième génération. Cette présentation, orchestrée par BAE Systems, marque une étape importante dans le développement du Global Combat Air Programme (GCAP), en partenariat avec l’Italie et le Japon. Ce projet ambitieux vise à concurrencer le Système de Combat Aérien du Futur (SCAF) mené par Airbus et Dassault.

Un modèle technologique avancé

La maquette présentée par BAE Systems, en collaboration avec Leonardo et Mitsubishi Heavy Industries, représente d’après le quotidien Les Echos, une avancée significative dans le domaine de l’aviation militaire. Le modèle, imposant et futuriste, illustre les progrès réalisés dans la conception et le design de cet avion de combat révolutionnaire. L’avion de chasse de sixième génération sera équipé des technologies les plus avancées, incluant des capacités de furtivité améliorées, une intelligence artificielle intégrée pour assister le pilote, et des systèmes de capteurs sophistiqués pour une conscience situationnelle optimale. Ce modèle vise également à être hautement modulaire, permettant des mises à jour et des améliorations rapides en réponse aux évolutions technologiques et tactiques.

L’objectif est de faire voler le premier prototype de cet avion de chasse dès 2035. Bien que le projet en soit encore à ses débuts, les ingénieurs des trois pays collaborent étroitement pour harmoniser leurs exigences et assurer la faisabilité de ce calendrier.

Un partenariat stratégique et complexe

Le GCAP représente une collaboration stratégique entre le Royaume-Uni, l’Italie et le Japon, visant à maintenir leur suprématie technologique dans le domaine de la défense aérienne. Cependant, cette alliance pose également des défis en termes de financement et de répartition des responsabilités industrielles. En décembre 2022, les trois pays ont signé un mémorandum d’accord pour développer ensemble ce système de combat aérien. Transformé en traité intergouvernemental en décembre 2023, cet accord scelle leur engagement à long terme. Actuellement, chaque entreprise travaille avec des budgets nationaux, mobilisant des centaines d’ingénieurs pour avancer sur le projet. À la fin de 2024, près de 2000 salariés de Leonardo seront dédiés à ce programme, aux côtés de 1700 collaborateurs de BAE Systems.

Malgré l’enthousiasme autour du projet, le financement officiel n’a pas encore été confirmé par les gouvernements. Le Premier ministre britannique, Keir Starmer, a réaffirmé l’importance de ce programme pour le maintien de la supériorité technologique du Royaume-Uni. Toutefois, il a également initié une revue stratégique de la défense dont les résultats sont attendus pour le second semestre 2025, laissant planer une incertitude sur le futur financement.

Rivalité avec le programme SCAF

Le GCAP se positionne comme un concurrent direct du SCAF, le projet européen piloté par Airbus et Dassault en partenariat avec la France, l’Allemagne et l’Espagne. Les deux programmes visent à développer des avions de chasse de nouvelle génération pour 2035-2045, chacun apportant ses innovations et ses stratégies uniques. Le SCAF et le GCAP représentent deux visions concurrentes de l’avenir des avions de combat. Alors que le SCAF se concentre sur une interopérabilité accrue et l’intégration de systèmes de drones et de cloud de combat, le GCAP met l’accent sur une approche modulaire et une collaboration étroite entre des partenaires non européens.

Malgré cette compétition, des voix au sein de l’industrie, comme chez Airbus, plaident pour une certaine convergence technologique à terme, afin de réduire les coûts et d’assurer l’interopérabilité des systèmes de défense. Cette perspective pourrait ouvrir la voie à des collaborations futures, malgré les rivalités actuelles.


*Jean-Baptiste Le Roux est journaliste. Il travaille également pour Radio Notre Dame, en charge du site web. Il a travaillé pour Jalons, Causeur et Valeurs Actuelles avec Basile de Koch avant de rejoindre Economie Matin, à sa création, en mai 2012. Il est diplômé de l’Institut européen de journalisme (IEJ) et membre de l’Association des Journalistes de Défense. Il publie de temps en temps dans la presse économique spécialisée.

La justice ayant débouté l’allemand TKMS, Naval Group va pouvoir livrer quatre sous-marins aux Pays-Bas

La justice ayant débouté l’allemand TKMS, Naval Group va pouvoir livrer quatre sous-marins aux Pays-Bas

https://www.opex360.com/2024/07/24/la-justice-ayant-deboute-lallemand-tkms-naval-group-va-pouvoir-livrer-quatre-sous-marins-aux-pays-bas/


Le 15 mars derniers, le ministère néerlandais de la Défense annonça qu’il confierait au tandem formé par le français Naval Group et IHC Royal le soin de construire et de livrer quatre sous-marins Orka [ou Black Sword Barracuda] à la Marine royale des Pays-Bas [Koninklijke Marine], dans le cadre d’un marché évalué à au moins 2,5 milliards d’euros.

En proposant une version à propulsion « classique » du sous-marin nucléaire d’attaque [SNA] Barracuda, Naval Group venait donc de réussir un grand coup, qui plus est susceptible d’ouvrir la voie à de prochains contrats sous d’autres latitudes, comme par exemple au Canada, voire en Pologne. Ce succès était d’autant plus remarquable que les deux autres soumissionnaires à l’appel d’offres néerlandais, à savoir Damen [associé au suédois Kockums] et l’allemand ThyssenKrupp Marine Systems [TKMS] avaient de bonnes cartes en main pour espérer l’emporter.

Mais le ministère néerlandais de la Défense estima que la proposition faite par Naval Group et Royal IHC était, de loin, la plus compétitive, non seulement pour la construction des quatre sous-marins mais aussi pour leur maintien en condition opérationnelle [MCO]. En outre, les intérêts industriels des Pays-Bas étaient préservés.

« Ils ont réussi à proposer une offre équilibrée, polyvalente et réaliste. L’industrie néerlandaise a également un rôle important à jouer, condition importante dans le processus d’attribution », avait résumé Christophe van der Maat, alors secrétaire d’État à la Défense.

Pour autant, Damen et TKMS ne s’avouèrent pas vaincus. Mais l’un et l’autre adoptèrent une approche différente pour contester cette décision. Le premier s’est appuyé sur la presse pour faire connaître ses récriminations. Et cela afin de convaincre une majorité de députés à s’opposer au choix de Naval Group quand il serait soumis au Parlement. Mais ces efforts auront été vains : la décision du ministère néerlandais de la Défense en faveur de l’industriel français ayant été largement approuvée par la Chambre des représentants, le 11 juin dernier.

Cependant, il restait encore un écueil à surmonter. En effet, en avril, TKMS avait contesté le choix de Naval Group en déposant un recours devant la justice. Selon l’industriel allemand, le ministère néerlandais de la Défense n’aurait pas respecté les règles de la procédure qu’il avait fixées, notamment en choisissant un sous-marin « sur mesure » et non « prêt à l’emploi ».

Mais, une fois encore, cette démarche n’aura pas abouti. En effet, ce 24 juillet, le ministère néerlandais de la Défense a fait savoir que le recours de TKMS venait d’être rejeté par le tribunal de La Haye, sans donner plus de détails sur son verdict.

Désormais, la voie est libre pour notifier officiellement le contrat des sous-marins « Orka ». Ce qui devrait être fait après l’été, c’est à dire après la signature de deux accord : l’un entre les gouvernements néerlandais et français, l’autre entre le minsitère néerlandais de l’Économie et Naval Group afin de garantir l’implication de l’industrie locale dans ce programme.

Par la suite, Naval Group aura dix ans pour livrer à la Koninklijke Marine les deux premiers sous-marins [l’Orka et le Zwaardvis] à partir de l’entrée en vigueur du contrat. Les deux autres, le Barracuda et le Tijgerhaa étant attendus un peu plus tard.

Civil War par michel Goya

Civil War

par michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 17 juillet 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Il s’en est donc fallu de quelques centimètres que l’histoire des États-Unis bifurque et donc par contrecoup aussi un peu celle du reste du monde. A 137 mètres, un tireur moyen armé d’un fusil AR-15 ne peut normalement pas rater une cible de la corpulence de Donald Trump, surtout peu mobile devant un pupitre. Thomas Matthew Crooks est pourtant parvenu à réaliser ce double exploit ce samedi 13 juillet à 18h00 locale à Butler (Pennsylvanie) : parvenir à tirer sur un ancien président des États-Unis à nouveau candidat et parvenir à le rater à aussi courte portée.

L’anomalie comme opium des complotistes

Comme toute chose surprenante en politique ces deux anomalies sont évidemment à l’origine de deux théories complotistes contradictoires qui ont circulé immédiatement après les faits. La première, que l’on retrouve évidemment du côté des gens très hostiles à Trump décrit un candidat organisant lui-même son agression afin de booster sa popularité, à la manière de Nelson Hayward, ce personnage de la série Columbo (S03E03)…qui en profitait aussi au passage pour éliminer un adjoint gênant. La seconde, étrangement plutôt parmi les partisans de Trump, où en France les amis de la Russie ce qui revient un peu au même, est que l’« État profond américain » a voulu se débarrasser de ce révolutionnaire acharné à le détruire. On a même vu le tireur dans un publicité de 2022 financé par le fonds d’investissement Black Rock, c’est dire.

Tout cela ne présente pas grand intérêt, sinon comme symptôme d’une tension particulière. Les pseudo-attentats ont peut-être existé depuis toujours. C’était même une spécialité russo-soviétique justifiant répressions diverses, purges ou effectivement tremplin électoral pour Vladimir Poutine, alors peu connu, mais élu triomphalement à la présidence après les attentats d’août-septembre 1999 organisés par le FSB à Moscou. Les tentatives d’assassinats contre soi sont en revanche beaucoup plus complexes à organiser parce qu’il faut bien prendre un peu de risque pour que cela ait l’air crédible, mais surtout éviter que l’enquête du Columbo ou du journaliste local ne révèle un pot aux roses qui pour le coup s’avérera désastreux politiquement et même judiciairement. Dangereux et délicat à manier donc. On se souvient de l’imbroglio de l’« attentat de l’observatoire » dans la nuit du 15 au 16 octobre 1959 à Paris contre François Mitterrand, alors sénateur. Ce fut une affaire assez minable dont on ne sait pas encore très bien qui a manipulé qui, mais qui a fait très mal à l’image de Mitterrand au lieu de la renforcer comme celui-ci l’espérait. En dehors de cette affaire rocambolesque, je ne connais aucun cas réel d’auto-attentat.

Les assassinats organisés de citoyens de son propre pays par l’État ou ses services de manière autonome sont évidemment plus courants, et c’est là encore plutôt une spécialité russe depuis quelques années. C’est toutefois assez rare dans les démocraties, ne serait-ce que parce que les capacités d’investigation et de révélation du complot sont plus importantes qu’ailleurs. Mais ce n’est pas impossible. Pour rester aux États-Unis, l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy le 22 novembre 1963 est sans aucun doute celui qui a donné naissance à la plus grande littérature et le plus grand nombre d’organisations suspectes, depuis la CIA, jusqu’aux anticastristes, en passant par la mafia de Chicago, l’Union soviétique, le complexe militaro-industriel et même le vice-président Johnson. Peut-être. Rappelons simplement que comme dans le cas de l’auto-attentat, on n’a pas droit à l’erreur dans ce genre d’exercice sous peine de retours politiques dévastateurs, au moins en démocratie. On s’efforce donc, sans certitude absolue, de faire en sorte que cela réussisse. En clair et pour revenir à l’attentat de Butler, on ne confie pas ce genre de mission à un gamin de vingt ans, un âge où aux États-Unis on a le droit d’acheter des armes mais pas de l’alcool, plutôt instable et par ailleurs mauvais tireur selon ses camarades du Clairton Sportsmen’s Club.

Avec Thomas Matthew Crooks on est effectivement loin assez loin de simplement Lee Harvey Oswald, mais bien plus proche de tous les presque toujours illuminés qui ont assassiné quatre présidents des États-Unis et essayé 17 fois de la faire sans réussir, ce qui au passage donne quand même une bonne moyenne pour 46 POTUS. Quant aux assassinats et tentatives d’assassinats de candidats à la présidence ou des personnalités politiques majeures, elles sont singulièrement nombreuses. Et pour tous ceux qui sont passés à l’acte, combien y ont songé mais n’ont pu passer à l’acte comme Travis Bickle, le héros de Taxi Driver car ils n’ont pas trouvé de faille dans le dispositif de sécurité ?

4,86 grammes de politique

Thomas M. Crooks, a, lui, pu accéder à la célébrité morbide, car il a trouvé une faille dans le dispositif, certes assez incroyable mais tout à fait possible dans le monde réel et non fantasmé des complotistes.

Un dispositif de sécurité comprend au moins deux cercles de protection. Le premier est très proche afin d’empêcher les attaques à très courte portée et protéger la cible si ces attaques ont quand même lieu puis procéder à l’évacuation, les soins éventuels, etc. Un deuxième cercle vise à protéger la cible des tireurs à quelques centaines de mètres de portée, mais aussi de possibles attaques de drones. Après reconnaissance des lieux, tous les emplacements de tir possibles sont soit occupés, soit lorsque c’est possible barricadés ou entravés, soit, au minimum, surveillés à vue directe ou par drone. On peut inclure aussi un troisième cercle plus large face aux menaces à plus longue portée, des mortiers par exemple, et surveiller les approches. Ce réseau de surveillance est doublé d’un dispositif de filtrage et de fouilles ou, pour faire simple, plus on s’approche de la cible et plus on doit être léger, à pied et sans moyen de dissimuler des objets lourds.

Après le quadrillage et l’occupation rationnelle du terrain, le point clé réside dans la coordination de tous les agents de sécurité dans le secteur, souvent issus de services différents. C’est là que le bât blesse le plus souvent. Il y a normalement un poste de commandement qui gère toutes les unités impliquées, avec un réseau de communication simple et parfois unique. Si les choses sont bien organisées tout le monde sait ce que font les autres et où. Cela n’a visiblement pas été complètement le cas à Butler où Crooks a pu assez facilement grimper sur un toit non surveillé avec un fusil. Il n’a même pas eu besoin d’actionner à distance l’explosif qu’il avait placé dans sa voiture, sans doute pour attirer l’attention des forces de sécurité. Plusieurs témoins l’ont fatalement vu ramper sur le toit et ont averti des policiers plusieurs minutes avant l’attaque. Il est possible aussi que l’équipe d’antisniping à proximité de Donald Trump l’ait vu également lorsqu’il s’est mis en position de tir, mais c’est là qu’intervient la deuxième faille après le trou dans le dispositif : faute de coordination tout le monde, des policiers dans la foule ou des antisnipers, se demandait probablement s’il ne s’agissait pas de collègues.

Ce flottement a laissé suffisamment de temps à Crooks pour tirer plusieurs coups, et heureusement l’AR-15 vendu dans le commerce ne permet normalement pas de tirer en rafale. Crooks a raté sa cible. Cela tient parfois à peu de choses. Je suis devenu bon tireur seulement après avoir admis qu’étant droitier je devais quand même tirer en gaucher parce que mon œil directeur était le gauche. Peut-être était-ce le cas. Il était en tout cas certainement très stressé parce qu’il voulait tuer, ce qui n’est jamais anodin, et savait qu’il allait probablement mourir à l’issue, ce qui l’est encore moins. La vision n’est alors plus la même et si on ajoute surtout de fortes pulsations cardiaques, avec le stress et l’effort fourni pour grimper sur le toit, ramper et se mettre très vite en position, on conçoit que la qualité du tir sera réduite par rapport à une situation normale au champ de tir, où rappelons-le, il était déjà médiocre. Crooks s’est apparemment compliqué également la tâche en visant la tête au lieu du corps, cible bien sûr plus petite et par ailleurs plus susceptible de bouger. Une balle de 5,56 mm, 2,6 grammes en 22 LR ou 4,86 en calibre OTAN, parcourt 137 mètres entre 1/3 et 1/6e de seconde. C’est court mais c’est suffisant pour une tête de bouger un peu et voir ainsi la balle frôler une oreille au lieu de toucher le front.

On notera la stupeur du public et bien sûr de Trump lui-même au moment des tirs. Le bruit des 5,56 est assez faible, surtout s’il s’agit du calibre 22LR, assez loin en tout cas de l’imagerie véhiculée par l’emploi des fusils d’assaut dans les films, et on peut aisément le confondre avec d’autres claquements, comme des ballons (et là on pense évidemment au discours de Reagan à Berlin en 1987). On rappellera aussi que ce bruit est d’abord une onde de Mach autour du projectile et donc directement sur la cible, rejoint en une demi-seconde par celui de la détonation de départ à 137 m de là. Très difficile alors de comprendre ce qui se passe sauf à voir des gens touchés autour de soi ou des impacts dans le sol ou des murs. Et même alors, un très rapide 5,56 ou tout autre petit calibre, peut traverser des chairs sans provoquer de choc. On peut être touché sans bouger si aucun élément dur, une plaque de protection, un casque ou un objet quelconque mais aussi simplement son ossature, n’est frappé et si c’est le cas, on partira en arrière si c’est en haut (ce que l’on voit toujours dans les films) et on chutera en avant si c’est dans les jambes tandis qu’on se cassera en deux et on tombera sur place si c’est dans le ventre. Trump ne bouge pas à cause du choc mais à cause de la douleur de l’éraflure de l’oreille.

Derrière lui, hormis les gardes du corps qui comprennent très vite, le public est dans l’expectative dans la situation de tension-incompréhension où on ne sait pas quoi faire et où on obéit immédiatement aux ordres, ou on imite ceux qui font quelque chose s’il n’y a pas d’ordre. C’est ce qui se passe lorsque quelqu’un crie « il a un fusil », en voyant simplement le tireur et que les agents de sécurité hurlent « à terre ! ». À ce moment-là, la menace est terminée puisque Crooks a déjà été repéré et abattu tout de suite par des tireurs d’élite.

Donald Trump réagit bien à l’attaque, sort vite de sa stupeur et a l’intelligence de parler tout de suite avec un ordre-slogan simple « Fight ! » qui dans ce contexte-là résonne dans une foule qui n’attend que ça et répond avec force « USA ! ». L’exploitation instinctive de l’agression par Trump est, il faut bien l’admettre, remarquable, ce qui donne l’impression qu’il est capable de résister à la pression – une qualité nécessaire, mais non suffisante, à un bon président. Appuyée par l’intelligence de placement du photographe Evan Vucci, la scène donne même naissance à une photo destinée à être iconique, à l’image de celle du mont Suribachi à Iwo Jima en 1945, et inestimable pour la popularité de Trump. Crooks voulait abattre Donald Trump, il l’a renforcé.

Trump est immédiatement transporté à l’hôpital de Butler à 17 km de là, dont il ressort très vite pour rejoindre la convention républicaine à Milwaukee (Wisconsin) où il est évidemment acclamé. Les croyants fans de Trump invoquent évidement la main de Dieu pour ce qu’ils considèrent comme un miracle et un signe. Cela signifierait donc que Dieu n’avait pas grand-chose à faire au même moment de Corcy Comperator tué par une balle perdue alors qu’il protégeait ses filles de son corps. La plupart de ces croyants politico-chrétiens étant également « pro-guns », ils oublient aussi que Dieu n’aurait pas eu à intervenir avec une législation « normale » de contrôle des armes.

Minutemen ou super-vilains ?

Les assassinats ou les tentatives d’assassinats politiques sont donc nombreux dans l’histoire des États-Unis, mais le plus étonnant est peut-être qu’il n’y en ait pas plus dans ce pays qui conjugue le culte de l’action individuelle et plus d’armes à feu que d’habitants. Nous sommes dans un pays qui a, dès sa naissance, mis en avant les Minutemen, ces citoyens capables de prendre les armes dans la minute pour défendre la Patrie et la liberté, alors que l’armée régulière permanente était longtemps interdite, car soupçonnée d’être l’instrument potentiel de la tyrannie. Dans cette conception où on se méfie plus de l’État que d’ennemis extérieurs, le monopole légitime de la force n’est pas attribué au gouvernement mais aux citoyens.

Quand on conjugue le culte du héros individuel et des centaines de millions d’armes à feu – dont au moins 11 millions d’AR-15 (certains parlent de 25 millions) et bien d’autres armes tout aussi dangereuses – on peut s’attendre à ce que certains se sentent investis d’une mission, sacrée ou pas, malgré la mort presque assurée au bout. Il y a en eu ainsi 38 en 2023 à s’être lancé dans des fusillades de masse provoquant 288 morts ou blessés, avec une préférence pour les écoles ou les supermarchés. Certains ont une conception plus politique de leur action, comme John Wilkes Booth lançant « Sic semper tyrannis » (« ainsi en est-il toujours des tyrans ») après avoir tiré sur Abraham Lincoln, une phrase attribuée à Brutus après l’assassinat de César et devise de l’État de Virginie.

Dans le long cycle des Princes d’Ambre, le romancier Roger Zelazny décrit l’affrontement entre des puissants mondialisés (en l’occurrence plutôt universalisés) et des modestes qui ont le pouvoir, dit du Logrus, de faire venir à eux tout ce qu’ils veulent. Des individus qui peuvent faire venir à eux facilement des armes de guerre disposent d’un super-pouvoir d’autant plus puissant qu’ils agissent désormais dans un contexte hypermédiatisé qui va amplifier les effets de leurs actes. Que l’on songe simplement à l’impact considérable en France des frères Kouachi et Amédy Coulibaly en janvier 2015, amenant quelques jours plus tard 44 chefs d’État à Paris et des millions de Français dans les rues après une émotion immense.

Que l’on songe aussi à ce qui se passerait en France, s’il y avait plusieurs millions de Kalachnikovs, même bridées au coup par coup, en circulation presque libre et non en passant par des réseaux criminels. On peut imaginer que beaucoup d’attaques que l’on parvient à maintenir au niveau- incompressible – de l’arme blanche, comme encore avant-hier contre un soldat français Gare de l’Est à Paris, se feraient au fusil d’assaut. Outre la menace jihadiste ou celle de tous ceux qui en veulent à la France, on peut imaginer aussi des possibilités terribles pour les groupuscules radicaux, type Action directe ou Charles Martel pour des bords opposés dans les années 1970-1980 mais dotés d’un arsenal militaire. Pour autant, on peut encore croire qu’il n’y a pas en France un quart de la population considérant la violence mortelle venant des citoyens eux-mêmes comme légitime pour sauver le pays, comme c’est le cas actuellement aux États-Unis selon un sondage du Public Religion Research Institute, avec même une proportion d’un tiers chez les électeurs républicains, ceux-là mêmes qui viennent de la subir à Butler et paradoxalement par un des leurs.

Les individus seuls lourdement armés sont donc des super-héros potentiels, du moins dans la croyance libertaire américaine, alors que dans les faits ce sont presque toujours des super-vilains. En 2006-2007, une série crossover de l’univers Marvel imaginait que l’État décide d’obliger tous les individus dotés de super-pouvoirs de servir le gouvernement au lieu d’agir individuellement. En clair, il s’agissait de rétablir le monopole de l’État sur l’usage de la force selon la description de Max Weber. Cette décision entraînait une scission entre les héros, les rebelles au gouvernement mais passionnément patriotes étant dirigés par Captain America, le plus vieux de tous les super-héros américains puisque né en 1917, incarnation de la great generation blanche et probablement électeur républicain. Captain America finit par être assassiné dans cette histoire par des gens qui veulent réellement instaurer une dictature aux États-Unis. Et c’est là que se situe toute l’ambiguïté de Butler, des gens d’un même camp pouvant simultanément voir en Donald Trump un champion de la liberté et un potentiel dictateur à éliminer, au risque de déclencher une guerre larvée des Minutemen de l’Amérique profonde contre le pouvoir jugé totalitaire d’un État mondialisé. La série Marvel s’appelait Civil War et cette idée de guerre civile, reprise entre autres dans un film récent, se promène dans le conscient collectif américain.  

Japon. Les exercices entre forces armées japonaises et françaises se développent

Japon. Les exercices entre forces armées japonaises et françaises se développent

La mission française Pégase 2024 a fait escale au Japon ce week-end. De nouveaux exercices entre les forces armées japonaises et françaises sont à prévoir dans le but de « protéger les intérêts des Français qui vivent dans cette région ».

L’armée de l’air française arrive sur la base de Hyakuri au Japon.
L’armée de l’air française arrive sur la base de Hyakuri au Japon. | JOHANN FLEURI

 Si les intérêts du Japon sont menacés, ceux de la France le sont aussi , indique le Général de brigade aérienne Guillaume Thomas et commandant de la mission Pégase 2024. Cette mission diplomatique qui cherche à appuyer la stratégie de défense de la France en Indopacifique a fait escale sur la base de la Force aérienne d’autodéfense japonaise de Hyakuri, dans la préfecture d’Ibaraki au Nord-Est de Tokyo. L’armée de l’Air et de l’Espace (AEE) était au Japon vendredi et samedi dernier avant de repartir vers l’Australie.

C’est la seconde année consécutive que l’AEE vient au Japon. Cette fois, l’effectif est plus important (220 personnes) et l’AEE est arrivée avec deux Rafale (A400M, A330MRTT).  D’autres exercices sont à prévoir dans le but de protéger les intérêts des Français qui vivent dans cette région, notamment en Nouvelle-Calédonie, a précisé le Général de division aérienne Philippe Adam. Il s’agit d’améliorer nos capacités à agir ensemble. 

Cet exercice intervient deux mois après la rencontre d’Emmanuel Macron et du Premier ministre japonais Fumio Kishida ; à Paris ; durant laquelle ont démarré les négociations d’un accord qui ouvrirait la voie à davantage d’exercices et d’entraînements entre les forces armées des deux pays. La France est le quatrième pays avec lequel le Japon cherche à conclure l’un de ces accords.  Nous espérons accueillir prochainement des avions japonais en France , s’enthousiasme le Général Thomas.

Tokyo booste son arsenal

Le gouvernement japonais continue de booster son arsenal militaire. À Okinawa, une nouvelle base de forces d’autodéfense a ouvert en mars 2023 sur la petite île d’Ishigaki, malgré la protestation locale. En mai, le Japon a annoncé une nouvelle hausse de 20 % de son budget Défense pour l’année fiscale 2024 soit un total d’1, 6 % de son PIB avec la volonté de passer à 2 % d’ici quelques années.

Jeudi dernier, Fumio Kishida a rappelé, lors du discours d’ouverture du Palm10 qu’il copréside, que,  dans l’environnement de plus en plus complexe qui entoure la région, le Japon élèverait ses relations avec les pays insulaires du Pacifique à un nouveau niveau  et qu’ils devraient  avancer ensemble  vers l’avenir, soulignant le soutien ferme de l’archipel à la  stratégie 2050  du Forum des îles des Pacifiques.

L’archipel japonais qui vient de signer un accord de défense avec les Philippines, met également la dernière main à son projet d’exportation de missiles Patriot produits dans le pays vers les États-Unis : il s’agira de la première exportation japonaise d’équipements de défense depuis l’assouplissement des restrictions sur les exportations d’armes.

Ailleurs sur le web

« C’est un grand déshonneur pour la France de livrer ses amis à ses ennemis » : le calvaire des derniers auxiliaires afghans abandonnés par Paris

« C’est un grand déshonneur pour la France de livrer ses amis à ses ennemis » : le calvaire des derniers auxiliaires afghans abandonnés par Paris

Plus de 1 000 afghans ont été embauchés par l’armée française lors de son intervention en Afghanistan. Mais malgré les promesses de l’État, plusieurs d’entre eux n’ont pas été évacués en France, et regrettent leur engagement aux côtés de l’OTAN.

Par Benjamin Laurent – Géo – Publié le 16/07/2024

https://www.geo.fr/geopolitique/c-est-un-grand-deshonneur-pour-la-france-de-livrer-ses-amis-a-ses-ennemis-le-calvaire-des-derniers-auxiliaires-afghans-abandonnes-par-paris-221248


 Si je retourne maintenant dans mon village, les talibans vont se saisir de moi et me kidnapper ou me tuer”. C’est ainsi que Sayed* nous raconte son quotidien, constitué de changements fréquents de cachette pour échapper aux combattants islamistes qui contrôlent l’Afghanistan.

Son crime ? Avoir travaillé comme auxiliaire de l’armée française, déployée pendant plus d’une décennie dans le pays d’Asie centrale aux côtés de ses alliés. Les forces de Paris ont employé des centaines d’afghans comme lui, luttant pour débarrasser leur pays des talibans ou simplement obtenir de quoi nourrir leur famille. Mais trois ans après la chute de Kaboul et le retour au pouvoir du régime islamiste, plusieurs d’entre eux attendent encore une évacuation qui n’est jamais venue.

Une vie sous la menace des talibans

En 2001, la France envoie ses troupes en Afghanistan après le renversement éclair des talibans par les États-Unis, dans le sillage des attentats du 11 septembre. Paris recrute alors au fil des années 1 067 « personnels civils de recrutement local », ou PCRL ; autrement dit des interprètes, chauffeurs, cuisiniers, ou encore des gardes, qui vont épauler les forces françaises sur le terrain.

Mais le retrait français survenu en 2012 place ces auxiliaires dans une situation délicate, alors que leur statut de collaborateur avec les pays de l’OTAN pousse les talibans à les menacer de représailles. S’engage alors un long bras de fer entre les autorités françaises et des associations, collectifs d’avocats, journalistes ou encore personnalités politiques qui tentent d’obtenir leur rapatriement en France. Une décision du Conseil d’État ouvre en 2019 la possibilité d’accorder un visa pour les PCRL dans le cadre de la protection fonctionnelle, autrement dit la protection due à une personne en danger des suites de son emploi par une administration française.

Car la menace est bien avérée. Le porte-parole des talibans Zabihullah Mujahid résumait en 2014 auprès de Vice News en des termes très clairs ce qui arriverait aux interprètes des armées occidentales : ils doivent être « ciblés et exécutés comme les soldats étrangers et les occupants étrangers. Ils seront mis à mort ».

Qader Daoudzai, interprète des forces françaises entre 2010 et 2012, a ainsi été tué lors d’un attentat au sein d’un bureau de vote en 2018, alors qu’il allait demander un visa déjà refusé en 2015. Abdul Basir, cuisinier pour l’armée française entre 2008 et 2013, est assassiné en juin 2021 après trois refus de visa, laissant derrière lui 5 enfants.

Quelques jours plus tôt, les talibans expliquaient que les afghans qui ont travaillé avec l’étranger « ne cour[ai]ent aucun danger de notre part […] dès lors qu’ils abandonneront les rangs de l’ennemi, ils redeviendront des Afghans ordinaires dans leur patrie et ne devraient pas avoir peur ».

Des alliés de la France laissés sur le terrain

L’assassinat d’Abdul Basir a lieu en parallèle de la reconquête éclair du pouvoir par les talibans durant le printemps et l’été 2021, suite aux accords de Doha prévoyant un retrait des forces de l’OTAN après deux décennies. Cette offensive pousse les pays occidentaux à organiser une évacuation précipitée de leurs troupes et de dizaines de milliers d’afghans avant le mois de septembre. On trouve parmi eux des personnels d’ambassade, journalistes, diplomates, membres du gouvernement, ainsi que de nombreux auxiliaires qui ont soutenu l’effort de guerre.

Mais l’évacuation est loin d’emmener tous les alliés occidentaux en sûreté. Le 16 août 2021, Emmanuel Macron souligne pourtant le rôle crucial qu’ont eu ces auxiliaires sur le terrain. « C’est notre devoir et notre dignité de protéger ceux qui nous aident : interprètes, chauffeurs, cuisiniers et tant d’autres », revendique-t-il, affirmant en parallèle que « plusieurs dizaines de personnes sont encore sur place qui ont aidé l’armée française et pour lesquelles nous restons pleinement mobilisées ».

Malgré cette annonce forte, tous et toutes ne seront pas évacués – loin de là. Selon le ministère des Affaires Étrangères en décembre 2022, si 228 PCRL ont été rapatriés entre 2013 et 2018, l’opération Apagan, durant laquelle la France organise l’évacuation de « près de 3 000 personnes dont une centaine de civils français » au cours de l’été 2021, n’emporte en tout et pour tout que 31 PCRL avec leurs familles. Ce même ministère note que 126 autres anciens PCRL ont depuis été exfiltrés entre septembre 2021 et décembre 2022.

Des centaines de PCRL ne sont donc pas inclus dans ces chiffres, pour de multiples raisons qui contribuent à brouiller un peu plus le dossier : « Des PCRL qui ont servi différentes armées ont pu être relocalisés par un autre pays, par exemple les États-Unis ou l’armée britannique », souligne Maître Magali Guadalupe Miranda, avocate membre du Collectif de défense des personnels civils de recrutement local fondé en 2015.

« Il est aussi possible que des personnes qui ont dû fuir ont finalement été pris en compte dans les chiffres de l’asile et qui de ce fait n’ont pas formulé de demande de visa », souligne l’avocate. D’autres ont tout simplement disparu lors de leur fuite vers l’étranger, sans qu’on sache ce qu’il a pu advenir d’eux.

Un long, difficile et coûteux exil vers la France

Mais pour ceux qui ont dû rester sur place, la situation sécuritaire sans cesse dégradée les pousse à fuir le pays, une tâche très complexe depuis la chute de Kaboul. Le premier obstacle des auxiliaires consiste à sortir du pays en direction du Pakistan ou de l’Iran, États dans lesquels les ambassades françaises peuvent les convoquer pour étudier leur demande de visa.

« Il est très difficile pour un afghan d’obtenir un visa » pour quitter l’Afghanistan dans un délai satisfaisant, souligne cependant Quentin Müller, journaliste qui, dans son livre Tarjuman. Enquête sur une trahison française, écrit avec Brice Andlauer et publié en 2019, dénonçait déjà la politique française envers les PCRL. D’autant que posséder un passeport en règle est également de plus en plus compliqué pour des personnes traquées par le gouvernement.

Or, les délais imposés par les ambassades en cas de convocation doivent être respectés à tout prix, pointe le journaliste : « C’est écrit noir sur blanc que si vous n’êtes pas au rendez-vous, on conclut que vous n’êtes pas intéressé de venir et qu’il n’y aura pas de chance ».

Il faut donc débourser de fortes sommes pour faciliter l’obtention de son visa vers Islamabad ou Téhéran auprès des autorités corrompues avant de fuir dans ces pays, où il s’agit ensuite de subsister en attendant pendant des mois que la France étudie le dossier. L’Iran et le Pakistan, qui abritent à eux deux des millions d’afghans, ont cependant durci leur position sur le sort des réfugiés sur leurs terres, avec l’expulsion par Islamabad de centaines de milliers d’afghans demandant l’asile en 2023.

Zahir* fait partie de ceux qui ont pu, malgré tous ces obstacles, obtenir un visa et s’installer en France, après qu’il ait assuré entre 2006 et 2007 la sécurité des forces armées françaises. « Je suis reconnaissant de l’attention exceptionnelle du gouvernement pour finaliser mon dossier et faciliter mon intégration dans la société française », nous précise-t-il : arrivé en Iran en juillet 2022, il est convoqué à l’ambassade le 16 novembre de la même année et a pu s’installer en France en août 2023.

Mais sa famille est toujours bloquée en Afghanistan, attendant que Zahir parvienne à la rapatrier. « Elle se trouve dans une situation précaire qui menace sa vie », alerte ce dernier. « Elle ne peut pas rester au même endroit en Afghanistan, elle doit constamment changer d’adresse à cause des problèmes de sécurité ».

Mais les coûts engendrés par l’exil empêchent pour le moment tout rapatriement de ses proches : « j’ai payé très cher pour que toute ma famille puisse avoir des passeports, j’ai contracté des dettes pour cela, et, maintenant, je n’ai plus d’argent pour la faire venir », regrette Zahir.

Des dossiers bloqués malgré le danger taliban

Tous n’ont pas été aussi chanceux que Zahir, comme le constate amèrement Hossain*. Ce dernier est réfugié en Iran dans l’attente d’un visa qui ne vient pas, alors que sa famille est encore en Afghanistan. « De 2011 à 2013, j’ai été employé par la société de logistique Agility France en tant que chef d’équipe du service de sécurité de la gendarmerie française«  dans une province afghane, nous raconte-t-il.

Arrivé en Iran, il obtient un rendez-vous à l’ambassade à Téhéran en juin 2023, sans obtenir de réponse de celle-ci par la suite. Sa demande de visa via un recours en urgence a été rejetée, tandis que la procédure suit encore son cours au tribunal.

Le risque d’expulsion d’Hossain vers un pays où les autorités cherchent à le tuer n’est pas une menace suffisante, comme le juge le ministère de l’Intérieur.  GEO

« Je suis très triste, très inquiet, et je ne comprends pas pourquoi le gouvernement français n’a pas tenu les promesses qu’il avait faites à ses employés et pourquoi il nous a laissés au bord du chemin », regrette ce dernier.

Contactés avant et après les élections législatives au sujet d’Hossain, l’ambassade de France à Téhéran et le ministère de l’Intérieur n’ont pas répondu à GEO, tandis que le ministère des Affaires étrangères a indiqué qu’il ne donnerait pas suite à notre sollicitation. Le ministère des Armées, contacté après les élections, n’a pas encore apporté de réponse au sujet d’Hossain.

« Ce qui est fou, c’est le manque de cohérence entre les annonces lors de la prise de pouvoir des talibans et la prise en charge des auxiliaires », souligne maître Zoé Guilbaud, qui a traité de plusieurs dossiers d’auxiliaires, comme celui d’Hossain.

La faute à une « volonté de ne pas accueillir d’avantages de PCRL », dénonce Nicolas Delhopital, directeur de l’association Famille France-Humanité, mobilisée depuis des années pour défendre les auxiliaires. « La situation est très proche des Harkis qu’on a laissés en rase campagne », souligne pour sa part Nathalie Goulet, sénatrice de l’Orne, impliquée sur le dossier depuis des années.

Mais le système qui permet d’accorder, ou non, un visa à ces auxiliaires est opaque et atténue les efforts des acteurs engagés pour tenter de les rapatrier. « Les ambassades ne prennent pas toutes seules les décisions en matière de visa asile, c’est la direction de l’Asile rattachée au ministère de l’intérieur qui va examiner les demandes et donner un avis favorable ou non », pointe ainsi Zoé Guilbaud.

Le ministère des Armées, en tant qu’ancien employeur de ces auxiliaires, joue également un rôle, comme dans les demandes de protection fonctionnelle. L’imbrication de plusieurs administrations, l’existence de plusieurs procédures pour obtenir un visa et le mutisme des différents ministères impliqués complexifie d’autant plus chaque dossier. On peut cependant distinguer une tendance générale selon maître Zoé Guilbaud : « On amène de plus en plus de preuves, de plus en plus d’éléments, mais plus ça va, moins ça suffit ».

Ces procédures de plus en plus complexes ne concernent pas qu’Hossain : « une vingtaine de personnes attend un visa dans les pays limitrophes », estime Abdul Razeq Adeel, interprète entre 2001 et 2014 et fondateur de l’Association des Anciens Interprètes Afghans de l’Armée Française, qui a aidé à mettre la lumière sur cette affaire depuis son arrivée en France en 2016.

Un retour forcé en Afghanistan

Hossain et d’autres pourraient malheureusement connaître le même sort que celui de Sayed. Ce dernier a travaillé comme garde dans une base aérienne de l’OTAN entre 2006 et 2007, un emploi qui lui vaut une médaille de la défense nationale. « Après que les talibans ont pris le contrôle de l’État afghan, j’ai fui en Iran en juillet 2022 », résume-t-il à GEO.

Les états de service de Sayed lui ont valu une récompense attribuée au nom du ministère de la Défense.  GEO

Il tente là-bas de faire valoir ses droits pour obtenir un visa qui lui permettrait d’accéder à la France. « En octobre 2022, mon avocate a reçu un mail de l’ambassade [de France à Téhéran] informant que j’avais un rendez-vous le 16 novembre 2022 pour un entretien. À la fin de l’entretien, l’ambassade m’a dit d’attendre deux ou trois mois leur décision », explique Sayed.

Sans réponse de l’ambassade à Téhéran au sujet du visa, Sayed lance une procédure via le tribunal administratif de Nantes, qui fait la jurisprudence en matière de visa. S’ensuit un refus en août 2023, validé par une décision de ce même tribunal en avril 2024 après contestation par Sayed, puis une procédure d’appel encore en cours.

Une autre demande auprès du ministère des Armées dans le cadre de la protection fonctionnelle en mars 2022 est restée lettre morte. La saisie du tribunal administratif de Paris en urgence et au fond n’aboutit pas non plus : la procédure en urgence a été refusée au motif que Sayed a également demandé un visa auprès des autorités iraniennes, tandis qu’une date d’audience pour la procédure au fond n’a toujours pas été fixée.

La décision du tribunal administratif de Nantes justifie son refus en arguant qu' »il n’est ni établi ni même allégué qu’il [Sayed] ferait l’objet de menaces directes en Iran où il réside depuis 2022″. Son retour dans un pays contrôlé par les talibans n’est pas non plus une justification suffisante : « Si le requérant soutient qu’il est retourné en Afghanistan, et fait part de menaces qu’il aurait subies et d’attaques à l’encontre de ses biens personnels, il n’apporte pas d’éléments suffisamment circonstanciés de nature à établir qu’il serait exposé dans son pays de résidence à des risques sérieux de persécutions ou de traitements inhumains et dégradants », mentionne ainsi le compte rendu.

Comme pour Hossain, la qualité de PCRL de Sayed n’entraîne pas de menace suffisamment avérée, malgré les déclarations des talibans comme leurs actions.  GEO

Abdul Basir n’était pas non plus en danger, selon la justice française. « Le juge a considéré qu’il n’y avait pas de menaces, que les preuves apportées à l’appui étaient fausses. Et aujourd’hui, voilà où l’on en est », dénonçait son avocat William O’Rorke auprès du Figaro en 2021.

Malgré le danger, Sayed a finalement dû quitter l’Iran en désespoir de cause : « Mon visa iranien était expiré et je devais emprunter de l’argent pour continuer à rester en Iran. Et comme j’ai deux enfants handicapés qui sont dans un état très grave et qu’ils avaient besoin de leur père, je suis retourné en Afghanistan », regrette-t-il.

La fille de Sayed, pour laquelle il a dû retourner en Afghanistan.   GEO


« Je dois régulièrement changer de cachette, je vais d’une ville à l’autre, mais je reste en contact avec ma famille. Elle se sent très mal, elle a peur », alerte Sayed.

C’est un grand déshonneur pour la France de livrer ses amis à ses ennemis qui veulent les tuer […] Il suffirait que ceux qui refusent nos visas viennent un jour, ne serait-ce qu’un jour en Afghanistan, et ils comprendraient que nous vivons dans la peur pour nos vies et celles de nos familles. Ils comprendraient à quel point tout est difficile pour nous.

GEO a de nouveau contacté l’ambassade ainsi que les ministères de l’Intérieur et des Affaires Étrangères pour évoquer le cas de Sayed, sans réponse.

La différence de traitement entre ces trois dossiers de PCRL est stupéfiante. Contacté en octobre 2022 au sujet des cas d’Hossain, Sayed et Zahir, un employé de l’ambassade de Téhéran indiquait alors : « après vérification, ces personnes n’apparaissent pas sur les listes des personnes à évacuer ». Pourquoi seul Zahir a-t-il finalement pu bénéficier d’un visa, alors que Sayed, arrivé en même temps en Iran et convoqué le même jour à l’ambassade, a dû retourner en Afghanistan, et qu’Hossain attend toujours le sésame vers la France ?

Un scandale qui n’a pas abouti

Sayed n’est par ailleurs pas le seul à avoir été trahi par les autorités. Yusefi, un autre PCRL réfugié en Iran, a été reconduit à la frontière avec l’Afghanistan en décembre 2023, malgré les révélations de Quentin Müller et Marianne, après avoir vendu tous ses biens pour se rendre au rendez-vous fixé par l’ambassade à Téhéran pour étudier son cas.

Et les auxiliaires français ne sont qu’une catégorie parmi tous ceux qui ont servi aux côtés des troupes occidentales. Ghulam*, un membre de la police nationale afghane d’ordre public, a suivi une formation militaire de six mois à Saint-Astier. Après la chute de Kaboul, il a tenté de quitter l’Afghanistan, sans succès, et reste coincé sous le joug des talibans.

Ma vie n’est pas en sécurité ici, il n’y a ni science ni culture. Les filles ne sont pas autorisées à étudier. J’espère trouver un endroit sûr où mes enfants pourront profiter de la vie que Dieu leur a donnée.

Si tous ces cas pointent bien vers une responsabilité de l’État dans l’abandon de ses alliés sur le terrain, l’affaire n’a pas eu la moindre conséquence politique. La sénatrice Nathalie Goulet, impliquée sur le dossier depuis des années, a demandé en 2021 la création d’une commission d’enquête afin, entre autres, « d’éclairer le Sénat sur les critères qui ont permis l’octroi des visas et les motifs des refus ». Sa demande n’a pas abouti, et le changement de gouvernement suite aux élections législatives de 2024 risque de faire disparaître certains des acteurs qui ont contribué à ces décisions.

Ghulam a été formé aux côtés d’autres policiers afghans en Dordogne en 2014.   GEO

Mais malgré les décisions françaises impactant durement leurs conditions de vie, pour beaucoup d’anciens auxiliaires, la rupture avec leur pays de naissance est définitive. « Si je réussis à repartir, je ne pourrai jamais revenir », affirme Sayed. « Mes enfants sont dans une situation terrible, il faut que je les aide à avoir un avenir. Et j’ai beaucoup trop souffert en Afghanistan« .

Hossain, lui, serait prêt à rentrer rendre visite à sa famille, s’il est pour lui possible de revenir un jour dans un Afghanistan au système politique changé. En attendant, il ne peut que contempler ce qu’infligent les maîtres du pays à leur propre population, et regretter : « L’exemple que donnent les talibans en Afghanistan, c’est celui d’une marche vers l’obscurité ».

*Les prénoms ont été modifiés.