Sanctions occidentales contre la Russie : l’Asie à la rescousse de Moscou
ANALYSE. La relative résistance de l’économie russe s’explique notamment par la place grandissante du yuan chinois dans ses échanges financiers extérieurs. Par Carl Grekou, CEPII; Lionel Ragot, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières et Valérie Mignon, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Avant d’envahir l’Ukraine en février 2022, la Russie avait, semble-t-il, anticipé les sanctions financières occidentales. Malgré celles-ci, et celles qui ont ciblé son commerce, l’économie russe a en effet affiché une relative solidité dans les mois qui ont suivi le début de la guerre. Ce résultat reflète la réallocation géographique rapide de son commerce extérieur et sa préparation aux sanctions, avec la mise en place de nombreux circuits de contournements et un pivot manifeste vers l’Inde, la Turquie, et surtout la Chine.
En 2022, la Russie a enregistré un excédent commercial de 284 milliards de dollars vis-à-vis de ses principaux partenaires commerciaux. Cet excédent considérable, plus du double de celui de 2019, masque néanmoins les tendances du commerce russe depuis le déclenchement du conflit. En effet, l’excédent commercial qui atteignait près de 33 milliards de dollars en mars et avril 2022 s’est considérablement réduit depuis – 14 milliards en décembre (graphique 1a) -, mais reste toutefois supérieur à ce qu’il était en moyenne mensuelle entre 2019 et 2021 (10 milliards de dollars).
Sous les effets cumulés de la hausse des prix de l’énergie et de la montée en puissance progressive des sanctions, les exportations russes, après avoir progressé en début d’année, ont entamé une baisse graduelle à partir d’avril 2022 (graphique 1b). Mais, grâce à la réorientation de ses échanges vers les pays non alignés – ceux qui n’ont pas pris de sanctions à son encontre à la suite de l’invasion de l’Ukraine – la Russie a pu préserver des recettes plus élevées que celles enregistrées en moyenne entre 2019 et 2021.
Un tournant commercial vers l’Asie
Du côté des importations, la chute massive, dans la foulée de l’invasion de l’Ukraine, de 18 milliards à 8,5 milliards de dollars entre février et avril 2022, a été suivie d’une reprise lente jusqu’à un retour, au dernier trimestre 2022, au niveau mensuel moyen observé sur la période 2019-2021, essentiellement grâce à la Chine (graphique 1c).
Graphique 1 : Une réallocation du commerce extérieur russe vers les pays non alignés
En décembre 2022, cette dernière fournissait en effet 52 % des importations russes, contre 27,6 % en moyenne sur la période 2019- 2021, de quoi compenser la baisse des importations en provenance des pays alignés, essentiellement de l’Union européenne (UE) dont la part dans les importations russes n’était plus que de 24 % en décembre 2022 contre 48 % en moyenne sur la période 2019-2021. En définitive, l’Inde, la Chine et la Turquie ont offert des débouchés aux exportations russes tandis que, côté importations, la Chine a remplacé les pays alignés.
De nouvelles destinations pour le pétrole russe
Représentant 52 % de ses exportations en 2022, les produits pétroliers ont permis à la Russie d’engranger 238 milliards de dollars (exportations nettes) au cours de l’année. Malgré les restrictions croissantes visant ces produits, dans le but d’affaiblir ses recettes d’exportations et de rendre l’effort de guerre plus difficile, la Russie a profité de la hausse des prix de l’énergie, dans un contexte de reprise post-crise sanitaire, et de la fragmentation internationale quant aux sanctions à adopter en réponse à son agression pour maintenir, voire accroître sa rente pétrolière (graphique 2).
Alors qu’à partir de mars 2022, du fait des embargos mis en place rapidement, les flux à destination des États-Unis et du Royaume-Uni déclinent et atteignent, dès le mois de mai des quantités négligeables, que l’UE – un peu plus lentement – réduit ses importations (passant d’environ 12 milliards de dollars en mars à 6 milliards en décembre 2022), la Chine, et surtout l’Inde ont vu leurs importations augmenter (graphique 2).
Graphique 2 : Les exportations de produits pétroliers déroutées vers l’Inde et la Chine
Si, grâce à la Chine, les importations russes ont fait preuve de résilience, cela ne signifie pas pour autant qu’elle s’est substituée à l’Europe sur les produits sanctionnés. La Chine peut en effet avoir accru ses exportations sur les produits non sanctionnés ou les avoir augmentées au-delà de la baisse des exportations européennes vers la Russie sur certains produits sanctionnés, et peu sur d’autres, de telle sorte que l’on observe une variation des exportations chinoises d’une ampleur qui ne reflète pas la réalité de la substitution.
Et c’est, d’une certaine manière, ce que l’on constate : sur plus de 2 milliards de dollars de baisses d’importations en provenance de l’UE, la compensation a été de moins de 10 %, tandis qu’elle n’a été supérieure à 80 % que pour 515 millions de dollars de baisses d’importations.
Ainsi, alors que la Chine est le principal pays qui a compensé les baisses d’importations en provenance d’Europe du fait des sanctions, moins de 24 % l’ont été ; le cas le plus flagrant étant celui des importations de matériel de transport en provenance d’Europe pour lesquelles plus des 75 % de la baisse – très forte – n’ont pas été compensées.
Une dédollarisation en faveur du yuan
En revanche, la Chine a offert à la Russie des moyens de contourner les sanctions financières. Il faut dire que depuis les sanctions liées à l’annexion de la Crimée en 2014, la banque centrale russe a non seulement fortement accumulé des réserves, mais aussi diversifié ses avoirs étrangers. Alors que la part du dollar dans les réserves s’élevait à 44 % 2014, celle-ci n’était plus que de 11 % en 2022, une partie importante des réserves ayant été transférée vers le yuan et l’or : le yuan représentait 17 % des réserves et 22 % d’entre elles étaient détenues en or fin 2022 (graphique 3a).
Contrairement à 2014, la banque centrale s’était donc préparée aux restrictions avant l’invasion de l’Ukraine, en « dédollarisant » ses réserves de change, ce qui a permis au rouble, après s’être fortement déprécié face au dollar à la suite du déclenchement du conflit et des sanctions de février 2022, de rapidement revenir à son niveau d’avant-guerre, atteignant le taux de 54,5 roubles pour un dollar en juin 2022, niveau jamais connu depuis 2015 – en moyenne mensuelle.
En autorisant en septembre 2022 la Chine à payer ses achats de gaz russe en yuans et en roubles, Moscou a aussi, par ce biais, accentué la dédollarisation de l’économie russe. Cette inflexion concerne l’ensemble des exportations : ainsi, avant l’invasion de l’Ukraine, plus de 80 % des exportations étaient libellées en monnaies des pays alignés comme le dollar et l’euro, contre 12 % pour le yuan ; ce dernier atteint fin 2022 plus de 35 % dans le paiement des exportations, la part du dollar et de l’euro étant quant à elle passée sous la barre des 50 % (graphique 3b).
Graphique 3 : La diversification des réserves internationales et la dédollarisation de l’économie russe en 2022
Au total, l’évolution des échanges commerciaux et du rouble montre qu’il ne fallait pas attendre des sanctions occidentales un effondrement immédiat de l’économie russe. Leurs effets devront être appréhendés à plus longue échéance puisqu’en rendant l’effort de guerre plus difficile pour la Russie, elles devraient peser à terme sur les plans économique, financier et technologique. Ces effets commencent d’ailleurs à se faire sentir avec une dépréciation du rouble de l’ordre de 30 % depuis le début de l’année 2023 – particulièrement marquée depuis la fin du printemps – en raison notamment du poids financier de la guerre, couplé à la baisse des recettes pétrolières du fait des sanctions entrées en vigueur fin 2022.
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Par Carl Grekou, Économiste, CEPII ; Lionel Ragot, Conseiller scientifique au CEPII, professeur d’économie, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières et Valérie Mignon, Professeure en économie, Chercheure à EconomiX-CNRS, Conseiller scientifique au CEPII, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
«Le respect de la souveraineté signifie ne pas autoriser les actions anticonstitutionnelles et les coups d’État, la destitution du pouvoir légitime ». Cette allégation de Vladimir Poutine ne manque pas de sel à la lumière des derniers développements au Sahel. Après les coups d’état au Mali, en Guinée, au Burkina Faso et en République centrafricaine, c’est au tour du Niger de s’éloigner de la France et de l’Occident… et de se rapprocher de la Russie.
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Rares étaient les experts ayant envisagé l’hypothèse d’un renversement par une junte militaire (le 27 juillet) du président nigérien Mohamed Mazoum, élu en mars 2021. Le pays paraissait stable, à l’abri des spasmes traversant l’Afrique de l’Ouest. Et pourtant !
Deux questions méritent d’être posées. Pourquoi le Niger aujourd’hui ? Et, par effet domino, pourquoi d’autres demain ?
Niger : l’étrange surprise;
Lors du conseil de défense du 29 juillet, Emmanuel Macron aurait reproché à Bernard Émié de n’avoir rien vu du putsch du général Abdourahmane Tchiani, au Niger. Il aurait ainsi apostrophé le DGSE (Directeur Général de la Sécurité Extérieure) : « Le Niger, après le Mali, cela fait beaucoup ». Ce reproche pourrait être retourné contre le chef de l’État tant sa politique africaine repose sur une conjugaison d’erreurs d’appréciation et de certitudes infondées (lire son discours devant les ambassadeurs du 18 août 2023). Il ne semble pas avoir pris la mesure du sentiment anti-France qui se développe sur le continent, se renforce à la faveur de la guerre russo-ukrainienne. Ne nous étonnons pas de voir la RCA, le Mali, le Burkina Faso et d’autres se tourner vers Moscou. Nos discours sur la démocratie et ses valeurs …. agacent.
Le Niger n’échappe pas à ce tsunami qui balaie notre présence en Afrique. La population nous reproche notre présence militaire, l’association du pays à notre lutte contre le djihadisme, notre acceptation des dérives démocratiques du président déchu. Nous négligeons l’exercice de la prévision, si risqué et si aléatoire soit-il dans le monde aussi incertain et complexe d’aujourd’hui. Envisageons-nous encore que la seule réponse sécuritaire puisse résoudre des problèmes aux causes plurifactorielles dépassant la seule problématique de la lutte contre le terrorisme ?
Réalisons-nous que le temps joue en faveur des putschistes nigériens ? Réalisons-nous que l’option d’une intervention militaire de la CEDEAO ne fait pas consensus en Afrique ? Réalisons-nous que la junte joue la division entre Paris et Washington ? Elle n’a signifié aucun « avis d’expulsion » aux 1 100 soldats américains présents sur place. Toutes ces questions sont-elles posées alors que l’avenir semble problématique pour notre pays au Sahel, voire au-delà ?
Après l’attaque par la foule de l’ambassade française à Niamey, tous les ressortissants français et européens qui le souhaitaient ont été évacués par avions A 400M français et belges. Photo d’archives.
L’effet domino :
Le moins que l’on puisse dire est que notre politique étrangère souffre d’un défaut d’approche globale spatio-temporelle des grandes problématiques internationales du moment. La récente réforme du corps diplomatique n’est pas faite pour pallier ce lourd handicap. Aujourd’hui, plusieurs questions incontournables se posent au sujet de l’Afrique. Avons-nous pris conscience que l’Afrique change ? A-t-on lancé une vaste réflexion sans tabou sur notre politique africaine pour anticiper et nous préparer à l’impensable ? Quid si tous les États du Sahel (Sénégal dont le président réduit l’opposition au silence, Côte d’Ivoire, Tchad …) rejoignaient, par effet domino, le groupe des contempteurs de la France dans un avenir rapproché à la suite de coups d’État militaires ? À son tour, après 50 ans de dictature, le Gabon connaît un renversement du régime d’Ali Bongo le 30 août 2023.
Quid de la présence de nos bases en Afrique alors que les Américains y sont de plus en plus présents ? Quid de la pérennité de nos intérêts économiques menacés par d’autres ? Quid de l’analyse du sentiment croissant de rejet de la France par une jeunesse désemparée ? Quid de la stratégie française future au Niger et sur le continent ? Cette liste de questions n’est pas exhaustive.
Il y a fort à parier que la dimension prospective de notre politique étrangère est limitée. Pourtant, l’adage rappelle que gouverner, c’est prévoir. Or, dans les allées du pouvoir, on privilégie la communication et la tactique. On en mesure les résultats concrets. Où sont donc les passeurs d’idées, les fonctionnaires clairvoyants, les conseillers courageux qui osent écrire le contraire de ce que l’on attend d’eux en haut lieu alors que le coup d’État au Niger, sans oublier celui du Gabon, n’annonce rien de bon pour notre présence en Afrique ?
La pensée stratégique en crise;
« Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres » (Antonio Gramsci). Nous sommes les témoins de l’évolution d’un monde d’où émergent de nouveaux acteurs, de nouvelles règles du jeu. Ce tournant nous aveugle sur la complexité du temps. Souhaitons-nous en tirer les conséquences qui s’imposent, la remise à plat de notre politique étrangère ?
Ce qui vaut pour l’ensemble de la planète (nos échecs en Afghanistan, en Syrie…dans la guerre contre le terrorisme), vaut également pour l’Afrique (notre échec en Libye). Nous pensons au Sahel après le coup d’état au Niger, voire au Gabon plus au Sud. Faute d’un changement complet de logiciel, nous courons le risque d’aller de mauvaise surprise en mauvaise surprise pour les autres pays de la zone qui entretiennent – mais pour combien de temps encore ? – de « bonnes » relations avec la France. Un sursaut salutaire s’impose de toute urgence.
Les opinions exprimées ici n’engagent que leur auteur.
(*) Vincent Gourvil est le pseudonyme d’un haut fonctionnaire, par ailleurs Docteur en Sciences Politiques.
Peut-on rapprocher les émeutes de Kirkouk à l’insurrection qui a eu lieu à Deir al-Zor, en Syrie, où les tribus arabes de la vallée de l’Euphrate ont pris les armes pour chasser les Forces Démocratiques Syriennes, dominées par les Kurdes ? L’analyse de Fabrice Balanche.
Un combattant des Forces démocratiques syriennes (FDS) soutenues par les États-Unis se tient à côté d’un véhicule blindé, dans la ville d’al-Sabha dans la campagne orientale de Deir el-Zour, en Syrie, lundi 4 septembre 2023. Les affrontements de la semaine entre les milices rivales soutenues par les États-Unis dans l’est de la Syrie, où des centaines de soldats américains sont déployés, mettent en évidence les failles dangereuses d’une coalition qui a gardé le contrôle sur le groupe État islamique vaincu pendant des années.
Samedi 2 septembre 2023, de violentes émeutes ont éclaté à Kirkouk, en Irak, causant la mort de quatre personnes, toutes Kurdes. La restitution d’un bâtiment de la ville au Parti Démocratique du Kurdistan (PDK) était le prétexte à ces manifestations au caractère ethnique affirmé, puisque les Arabes et les Turkmènes ont affronté les Kurdes. Cet épisode témoigne des tensions communautaires qui existent en Irak et qui sont bien sûr instrumentalisées par le gouvernement irakien et surtout son mentor iranien. Peut-on rapprocher ce conflit de l’insurrection qui a eu lieu à Deir al-Zor, en Syrie, où les tribus arabes de la vallée de l’Euphrate ont pris les armes pour chasser les Forces Démocratiques Syriennes (FDS), dominées par les Kurdes ?
La place de Kirkouk
Kirkouk est une cité multiethnique qui fait partie des territoires disputés entre le Gouvernement Régional Kurde (GRK) et l’Irak. L’administration et les combattants kurdes de l’Union Patriotique du Kurdistan (UPK) et du PDK en ont été chassés par les milices chiites pro-iraniennes (Hashd al-Shaadbi) en octobre 2017, qui désormais contrôlent la ville, en s’appuyant notamment sur la minorité turkmène chiite et certains clans arabes sunnites qui, forts de leur nouveau pouvoir, tentent de s’approprier les terres et les biens des Kurdes, poussant ces derniers à quitter la région. À Deir al-Zor, la population est exclusivement Arabe sunnite, mais divisée en diverses tribus rivales. Certaines soutiennent l’Administration Autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES) et sont très investies dans les FDS, tandis que les autres demeurent hostiles et conservent de solides sympathies pour Daech.
Nous nous trouvons en apparence dans deux contextes différents, alors qu’ils s’avèrent très semblables, car ils sont le produit d’une atmosphère anti-kurde en Irak tout comme en Syrie. À Deir al-Zor, les tribus arabes ne supportent pas d’appartenir à une entité dirigée par des Kurdes. Ils les chargent de tous les maux de la région, de s’emparer de « leur pétrole » et de les maintenir dans le dénuement, comme j’ai pu le constater de visu au cours d’un récent séjour dans cette région. En Irak, j’ai pu recueillir le même type de témoignages à l’encontre des Kurdes, qui sont accusés, entre autre, d’accaparer le budget irakien, de voler les hydrocarbures et d’empêcher la reconstruction de Mossoul. Le recours à Israël pour détourner la colère populaire des responsables ne semble plus faire recette, les Kurdes sont devenus les nouveaux boucs émissaires. L’insolente réussite économique du KRG, la sécurité qui y règne et la qualité des services publics renforcent cette animosité.
Le sentiment anti-kurde est exploité par les dirigeants arabes à Damas et à Bagdad, qui cherchent à faire disparaître les deux entités kurdes. Rappelons que le GRK et l’AANES sont apparus à la faveur de l’effondrement de ces États centraux, lors de l’invasion américaine en Irak et pendant la guerre civile syrienne. L’affaiblissement des Occidentaux au Moyen-Orient, le renforcement des régimes syrien et irakien, soutenus tous deux par l’Iran, remet en question l’existence même du GRK et de l’AANES. À cela, il faut ajouter la stratégie néo-ottomane de la Turquie, qui ne menace pas pour l’instant le KRG, mais clairement l’AANES. C’est dans ce contexte géopolitique que nous devons analyser les récents évènements de Kirkouk et de Deir al-Zor.
La question pétrolière
L’importance stratégique des deux zones, en raison de la présence de pétrole, mérite également d’être soulignée. Kirkouk représente 15% de la production irakienne et Deir al-Zor concentre 70% des réserves de pétrole syrien. Les ressources de Kirkouk permettaient au GRK de ne plus dépendre du budget alloué par Bagdad en vertu de constitution de 2005. C’est pour cette raison que les milices chiites pro-iraniennes se sont au plus vite emparées de la région après le référendum sur l’indépendance du Kurdistan en 2017. Les hydrocarbures de Deir al-Zor constituent une carte maîtresse entre les mains de l’AANES pour négocier avec Damas et surtout assurer son alimentation énergétique. Privé de cette ressource, l’autonomie de facto du Nord-Est syrien serait largement remise en cause.
Damas et Téhéran possèdent un intérêt évident à soutenir la révolte des tribus arabe pour réintégrer ce territoire et son pétrole dans une Syrie exsangue. Cependant, ils n’ont pas forcément les moyens de cette ambition et surtout les tribus révoltées n’ont pas envie de revenir sous le contrôle de Bachar al-Assad. Elles imaginent naïvement plutôt pouvoir créer un petit royaume arabe et profiter ainsi de la manne des hydrocarbures, mais pour cela il leur faudrait une protection extérieure. Or, les États-Unis ne souhaitent pas investir dans une telle chimère ; quant à la Turquie elle est beaucoup trop éloignée pour s’intéresser à Deir al-Zor.
Le scénario de Kirkouk en 2017 pourrait donc se réitérer à Deir al-Zor : une invasion menée par des milices chiites irakiennes. L’Iran renforcerait de cette façon son allié syrien et pousserait les troupes américaines au départ, élargissant de la sorte son corridor stratégique entre Téhéran et Beyrouth. Or, pour achever la construction de ce fameux « croissant chiite » débuté avec la chute de Saddam Hussein en 2003, il doit se débarrasser des territoires autonomes kurdes pro-occidentaux.
En Irak, le GRK est sous la pression du gouvernement pro-iranien de Bagdad qui le prive de ressources financières en retenant sa part du budget et en bloquant ses exportations pétrolières via la Turquie. Difficile de ne pas voir dans l’affaire de Kirkouk les prémices d’une intervention pro-iranienne contre le KRG, si ce dernier ne cède pas aux exigences iraniennes de désarmer les groupes d’opposants kurdes iraniens présents sur son territoire et de laisser l’armée irakienne contrôler sa frontière. L’ultimatum de Téhéran expire le 19 septembre. En Syrie, l’Iran dispose de moins de leviers, mais elle compte sur le danger turc pour ramener l’AANES dans le giron de Damas. Si les Forces Démocratiques Syriennes (FDS) restent capables d’arrêter une attaque de milices arabes pro-turques dotées d’armes légères, ils ne pourront pas repousser une offensive coordonnée avec l’aviation et l’artillerie turque comme en octobre 2019.
Les empires perse et ottoman menacent les autonomies kurdes d’interventions militaires qui leur seraient fatales, mais difficiles à mettre en œuvre en raison de l’opposition des États-Unis pour l’instant. En attendant qu’un nouveau président américain décide de retirer ses troupes de la région. Les deux empires s’efforcent de les déstabiliser l’un en Syrie et l’autre en Irak par divers moyens : le blocus économique, la rétention d’eau, des bombardements réguliers, le soutien à des groupes rebelles, des déclarations belliqueuses, etc. qui entretiennent un climat d’insécurité nocif pour l’économie. L’objectif est de faire fuir les forces vives, de susciter des divisions politiques et des révoltes pour ensuite pouvoir facilement donner l’estocade.
Coup d’État au Gabon : la présence militaire française à l’épreuve
REPORTAGE. Pour Paris, le putsch du 30 août se distingue de celui survenu le 26 juillet au Niger, notamment par son absence d’hostilité contre l’ancienne puissance coloniale.
Par S. Lavallet, à Libreville – Le Point – Publié le
Après le putsch orchestré au Gabon, mercredi 30 août par la Garde républicaine, le ministre français de la Défense, Sébastien Lecornu, a annoncé dans la presse la suspension des éléments français présents dans le pays. Une décision temporaire prise bien avant l’été. Preuve qu’entre décision diplomatique et protection de ses intérêts, la France ne condamne qu’en demi-teinte.
Entre 350 et 380 militaires et leur famille sont présents au Gabon conformément aux accords signés entre la France et ce pays d’Afrique centrale lors de la décolonisation. Le camp De Gaulle, à Libreville, la capitale, représente la plus petite des quatre bases militaires permanentes de la France sur le continent africain – à côté de Djibouti et ses 1 500 éléments ; Abidjan, qui compte 900 soldats ; et Dakar, avec 400 militaires présents.
Il n’en reste pas moins un camp quelque peu stratégique. À proximité des épicentres des tensions actuelles comme le Tchad, la République centrafricaine et, plus récemment, le Niger, les militaires gabonais sont occasionnellement envoyés en renfort aux côtés des troupes alliées de la France. Prend alors tout son sens la mission de formation que se sont vus confier les éléments français au Gabon depuis 2013. Dans le cadre d’une coopération régionale, « l’armée française assure les entraînements des parachutistes ou des marins de la région, qui n’ont ni avion ni navire depuis des années », expliquent d’un ton dénonciateur plusieurs personnalités de l’opposition gabonaise.
Sous les putschistes, la collaboration militaire reste maintenue, mais diminuée
Comme la communauté internationale, la France a fermement condamné le coup d’État qui s’est produit le 30 août. Hasard de calendrier, deux jours après l’événement, le ministre de la Défense Sébastien Lecornu a annoncé la suspension temporaire des troupes françaises au Gabon dans un entretien accordé au Figaro. Pourtant, cette décision a été prise par Paris avant l’été, dans l’incertitude de ce qui pourrait se passer lors des élections gabonaises prévues le 26 août 2023.
En pratique, donc, aucun élément français n’a quitté le territoire pour une autre raison que la fin de son contrat. Les roulements se faisant l’été, ils ont été maintenus entre juin et juillet ; et les nouveaux arrivants découvrent actuellement ce qui sera leur pays pour les trois à quatre prochaines années, tout en se formant à leur nouveau poste sous les tropiques.
La coopération régionale devrait reprendre sous ce régime de transition, tout en diminuant, comme annoncé début mars 2023, à l’occasion du déplacement du chef de l’État, Emmanuel Macron, pour un sommet organisé conjointement par le Gabon et la France. Cette dernière avait fait connaître son intention de réorganiser le dispositif militaire sur le continent africain. Cette nouvelle politique devait engendrer un non-renouvellement des postes de militaires français permanents et augmenter les déploiements temporaires.
Une condamnation du coup d’État par principe
Dans sa déclaration, le porte-parole du gouvernement, Olivier Véran, a exprimé la position de la France quant aux événements anticonstitutionnels du 30 août, tout en mentionnant rester attentif à la situation. Une semaine après le coup d’État, l’Hexagone joue le jeu de la médiation, notamment en rencontrant le président centrafricain Faustin-Archange Touadéra, nommé facilitateur par la Communauté économique des États de l’Afrique centrale.
L’ancienne puissance coloniale du Gabon, consciente que les putschistes ont bien été accueillis et soutenus par la population gabonaise, ne peut pas risquer de se ranger du côté de « l’ennemi », la famille Bongo, au pouvoir pendant un demi-siècle et tous de nationalité française. D’autant plus que le contexte a entraîné une libération de la parole. S’il reste minoritaire, le discours nationaliste est de plus en plus présent.
Des intérêts économiques limités
Par ailleurs, au Gabon, la France détient quelques intérêts économiques importants. À l’instar d’Eramet, qui représente désormais le plus stratégique. À Moanda, via sa filiale gabonaise, la Comilog, la multinationale exploite la mine de manganèse, quatrième métal le plus utilisé sur la planète. La réserve du sud-est du pays équivaut à 25 % des réserves mondiales et jouit d’un marché en pleine expansion, particulièrement demandé par les acheteurs chinois.
Les entreprises françaises au Gabon sont une centaine et généreraient environ 3,5 milliards de dollars de chiffre d’affaires par an. Mais à l’exception du géant minier, la plupart ont perdu leur aura des années post-colonisation et beaucoup n’ont désormais plus la même importance. Les puits de pétrole s’appauvrissent et Total Énergie, par exemple, opère doucement son retrait du Gabon.
C’était attendu depuis plusieurs semaines, et notamment depuis la visite de Mariusz Błaszczak sur le site d’assemblage des HIMARS de Lockheed-Martin de Camden, dans l’Arkansas, en mais dernier. C’est désormais chose faite.
486 lanceurs HIMARS et des milliers de munitions pour la Pologne
Selon le communiqué, la Pologne va donc commander, au travers du FMS, 486 lanceurs HIMARS, en plus des 20 déjà commandés en 2019, ainsi que plusieurs dizaines de milliers de missiles GMLRS, GMLRS-ER, ATACMS et PrSM, selon Lockheed-Martin.
Baptisés HOMAR-A (America), ces systèmes viendront ainsi renforcer les quelque 290 systèmes lance-roquettes K239 Chunmoo commandés il y a un an auprès de la Corée du Sud, et désignés par le nom de code HOMAR-K (Korea) dans les armées polonaises.
Les HIMARS polonais viendront armer 27 escadrons d’artillerie à longue portée, dont l’immense majorité devront être créés dans les années à venir, dans la mesure où les armées polonaises n’exploitaient qu’une centaine de lance-roquettes multiples de conception locale ou soviétique jusqu’ici.
Le contour exact de la commande n’a pas encore été présenté par les autorités polonaises. On ignore notamment le calendrier des livraisons, ainsi que la part de conception locale qui sera négociée entre LM et les autorités polonaises.
Bien évidemment, cette nouvelle annonce ne peut être considérée en dehors du contexte électoral polonais, avec des élections législatives aux résultats incertains approchant de leur échéance le 15 octobre. De fait, le gouvernement polonais du PiS, multiplie les annonces de ce type, visant à flatter son électoral nationaliste.
En revanche, si cette annonce venait à se concrétiser, les armées polonaises disposeraient alors d’une puissance de feu trois fois plus importante que celle de l’ensemble des armées européennes réunies.
60 fois plus de lance-roquettes multiples que l’Armée de Terre française en 2030
Rappelons, à ce titre, que la LPM 2024-2040 prévoit, pour l’Armée de Terre française, le remplacement des 8 LRU actuellement en service, par 13 nouveaux systèmes lance-roquettes à longue portée en 2030, 60 fois moins que n’en auront les armées polonaises.
Il sera, de toute évidence, beaucoup plus difficile pour les armées françaises de revendiquer le statut de « meilleures armées d’Europe », furent-elles plus expérimentées au combat par ses opérations extérieures.
Une bataille commerciale et industrielle avec l’Allemagne
Cette annonce risque aussi de couper l’herbe sous le pied de Rheinmetall, qui visait à devenir le partenaire privilégié de Lockheed-Martin en Europe afin de commercialiser un système dérivé du HIMARS produit dans le pays.
Il est, en effet, probable qu’avec une telle commande, Varsovie négociera une forme d’exclusivité territoriale pour le marché européen. Surtout, en mettant en œuvre un tel parc, la Pologne disposera de fait des infrastructures logistiques dimensionnées pour assurer la maintenance de large flotte.
On peut donc vraisemblablement s’attendre à ce que la France soit appelée à commander ses HIMARS auprès de Varsovie, si Paris décidait de se tourner vers ce système pour le remplacement des LRU.
L’hypothétique remplaçant français du LRU face à un marché européen saturé d’offres
Quant à l‘hypothèse d’un développement national français, elle devient de plus en plus improbable, alors que le marché européen se structure très rapidement avec l’apparition conjointe des offres polonaises basées sur l’HIMARS américain et le Chunmoo sud-coréen, et le PULS israélien vers lequel Berlin se tournera probablement, maintenant que Varsovie a choisi l’HIMARS.
Dès lors, les opportunités commerciales, indispensables à l’absorption des couts de développement élevés de ce type de système, seront de toute évidence très limitées en Europe pour un système national français.
Sauf à se tourner vers des partenariats extra-européens porteurs d’une forte demande, comme l’Inde ou l’Égypte, les options pour une solution nationale française s’amenuisent à vue d’œil.
Reste qu’une nouvelle fois, il faudra attendre les résultats des élections d’octobre, pour se faire une idée de ce vers quoi les armées polonaises évolueront dans les années à venir.
Les six nouveaux membres de ce bloc revêtent une importance économique et géostratégique pour eux-mêmes et le reste du monde. Il est utile de passer en revue les caractéristiques de ces nouveaux arrivants et, par anticipation, des futurs admis.
Les BRICS ont réussi, malgré quelques péripéties, à organiser, les 22 – 24 août, son 15e sommet en Afrique du Sud. C’est l’un des événements majeurs depuis la fin de la 2e guerre mondiale dont nous verrons plus clairement avec le temps les répercussions de longs termes.
Ce sommet a été l’occasion d’un travail intensif entre les membres au plus haut niveau et a fourni la feuille de route menant à une nouvelle étape dans le développement des BRICS notamment en termes de partenariat pour un multilatéralisme inclusif, une croissance mutuellement accélérée et le développement durable, tout en favorisant un environnement de paix et de développement ainsi que le développement institutionnel des BRICS (Cf. la Déclaration de Johannesbourg II).
Les membres des BRICS se sont mis d’accord pour accueillir dans le groupe l’Arabie saoudite, l’Iran, l’Éthiopie, l’Égypte, l’Argentine et les Émirats arabes unis. De plus, la porte reste grande ouverte : des dizaines de pays supplémentaires pourraient rejoindre le bloc plus tard.1 Cet élargissement constitue un grand pas en avant dans le développement des BRICS mais aussi dans la transformation du monde.
Il est important de constater quantitativement que les BRICS pèsent maintenant plus lourds dans le monde : 29% du PIB, 46% de la population, 43% de la production pétrolière et 25% de l’export des produits.2 Il est encore plus crucial de voir les raisons sous-jacentes pour lesquelles les nouveaux membres ont été choisis. Cette analyse nous aidera à sentirles grandes ruptures à venir.
Regardons la carte du monde ci-jointe pour saisir la signification profondes des choix. Elle nous montre de façon saisissante la nouvelle situation du monde. Les membres BRICS actuels sont en rouge, les six nouveaux en gris et les candidats en orange.
L’importance des six nouveaux membres
L’entrée de l’Arabie Saoudite, des Émirats arabes unis et de l’Iranva amener à 43% la part des BRICS dans la production pétrolière mondiale. Résumer cette expansion en « BRICS + OPEC » est à peine une exagération. Cela va renforcer considérablement l’influence de ce bloc. C’est un euphémisme de dire qu’ils auront plus de voix au chapitre, ils vont en réalité déterminer les orientations de ce marché.
Il est prévisible également que les achats du pétrole peuvent s’exécuter dans une plus large mesure en devises nationales entre les membres des BRICS et sans être obligés de passer par les US dollars. Ainsi tout le système financier américain sera touché à la base via l’affaiblissement des pétrodollars.
L’Arabie Saoudite et les Emirats arabes Unis sont des centres financiers puissants et des hubs commerciaux au carrefour de l’Afrique, de l’Asie et de l’Europe.
Avec la présence des BRICS dans le Golfe Persique et sur les deux rives du détroit de Hormuz, le passage y seranettement plus sécurisé.
L’Egypteréduirait considérablement les inquiétudes liées àla sécurité du Canal de Suez, l’un des cauchemar des managers de supplychain dans le monde.
L’arrivée de l’Iran ajoute aussi une pièce déterminante pour former, avec, la Chine, la Russie et, un peu plus tard, les pays de l’Asie centrale dont certains sont déjà candidats, un ensemble stratégique dans le Heartland défini dans la théorie de Halford Mackinder3 et longuement examiné par Zbigniew Brzezinski dans son fameux ouvrage « Le Grand Echiquier ».4
La surveillance et les capacités d’intervention dans le Golfe d’Adenseront largement renforcées avec l’Ethiopie dont la capitale Addis-Abeba est depuis 2002 le siège de l’Union africaine, l’un des centres d’influence de la nouvelle Afrique.Sa proximité avec Djibouti et d’autres pays de la région est aussi un élément constitutif pour l’équilibre dans la corne d’Afrique de l’Est.
En tant que producteur majeur de l’lithium, l’Argentine a entre ses mains une carte majeure pour le développement de l’énergie verte dans le monde sans parler de ses atouts dans l’agriculture. Main dans la main avec le Brésil, cela fera tache tuile en Amérique du Sud.
Nous n’avons pas vu de pays asiatique dans la liste cette fois-ci, sauf l’Iran. Compte tenu que la Chine et l’Inde sont déjà membres clés, l’Asie peut attendre la prochaine fournée.
Sous réserve que l’Indonésie rejoigne les BRICS, elle renforcera encore l’importance des BRICS en Asie, notamment en sécurisant davantage le passage de Malacca. Les richesses sous ses sols vaudraient son pesant d’or.
La présence du Vietnamapaiserait les tensions dans la Mer de Chine Méridionale et encouragerait la conclusion et la signature du « Code de conduite» dans cette mer qui voit passer la moitié des flux commerciaux mondiaux.
En guise de conclusion
Les avantages que les BRICS peuvent obtenir grâce à l’expansion sont multiples : il donnera plus d’accès aux ressources naturelles (pétrole, gaz, minéraux…), aux marchés, aux investissements. Le supplychain mondial serait également plus sécurisé. Les BRICS auraient plus d’influence dans la gestion des affaires du monde, en ayant plus de voix au chapitre et plus d’atouts sur la table de négociation. Va bientôt naître un système financier plus équilibré et prenant plus soins des pays dans le besoin. En un mot, avec les six nouveaux membres, les BRICS ont plus d’atouts pour progresser versson objectif de construire un monde multipolaire et plus juste.
Les BRICS gagnent de plus en plus en influence. Désormais, le G20 et les sessions importantes de l’ONU verront des réunions de préparation des BRICS en termes de pré-alignement interne entre les membres.
En même temps, le défi est de taille. L’intégration de cette ampleur n’est pas une simple opération d’addition arithmétique.Il faut s’attendre à des réactions chemiques complexes et, voire,parfois violentes.1+1 pourrait donner plus, il pourrait donnermoinségalement si c’est mal géré.
Les BRICS propose de faire évoluer le mondevers plus de justice et plus d’équilibre entre les pays et les peuples. Pendant qu’ils regroupent les synergies de ses membres en vue de son agenda, les coopérations avec d’autres pays restent indispensables. Nous vivons sur la même planète, notre destin est lié. Johannesburg sépare et relie deux époques : un monde unipolaire va passer le témoin à celuimultipolaire. Mais il ne cherche pas à séparer le monde en deux camps. Des confrontations inévitables sortiraient un mouvement vers une plus grande convergence, qui consoliderait les progrès de chaque étape de l’histoire humaine y compris celle qui a commencé en 1945.
La « liberté de navigation » (FON : Freedom Of Navigation) est une revendication fondamentale américaine, utilisée pour justifier ses agissements hégémoniques en mer. L’article récemment publié par l’ambassade des États-Unis en Chine en résume son interprétation,1 qui est loin d’être celle reconnue par le droit international.Nous vivons sur une petite planète où 70% de la surface est couverte par l’eau. Comment s’y comporter est l’affaire de tous. Est révolue l’époque où un hégémon définit et impose, sous des prétextes de liberté et de justice, ses règles, privées et partisanes, à tous les autres pays.
Une patrouille sino-russe inhabituelle : « très provocatrice » ?
Le quotidien chinois The Global Times a rapporté fin juillet un exercice naval conjoint sino-russe dans la mer du Japon et dans les eaux de l’Alaska.2 Cette visite a provoqué des réactions violentes aux Etats-Unis. Il semble qu’ils commencent à sentir davantage le fait qu’ils ne sont pas seuls dans ces océans, que d’autres navires peuvent se déplacer et, de même, leur rendre visite.
La patrouille navale conjointe de la Chine et de la Russie annoncée avait atteint les eaux internationales près de l’Alaska. Onze navires chinois et russes se sont rapprochés des îles Aléoutiennes et sont depuis repartis sans entrer dans les eaux territoriales américaines, a rapporté dimanche le Wall Street Journal (WSJ), citant des responsables américains.
Cependant, le rapport du WSJ citait un porte-parole du Commandement Nord américain qui déclarait que le voyage « est une première historique » et « très provocateur ».
Les médias américains ont publié ces informations après que le ministère chinois de la Défense nationale a annoncé le 26 juillet que la Chine et la Russie lanceraient bientôt leur troisième patrouille navale conjointe, qui verrait les navires de guerre des deux parties naviguer dans les eaux du Pacifique occidental et nord à la suite de la mission conjointe Nord/Interaction-2023 après les exercices en mer du Japon.
Les médias américains, qui ont qualifié le voyage de « hautement provocateur », devraient se souvenir du fait que les États-Unis envoient constamment des navires et des avions de guerre aux portes de la Chine en vue de reconnaissances rapprochées militaires, et en se basant sur leur interprétation de la liberté de navigation.
Cette flottille russo-chinoise a appareillé de Vladivostok le 27 juillet. La marine russe y a engagé deux « destroyers » de type Oudaloï (les « Amiral Panteleïev » et « Amiral Tribouts »), deux corvettes de type Steregouchtchi (les « Gremiachtchi » et « Aldar Tsydenjapov ») ainsi qu’un pétrolier ravitailleur Petchenga. Quant à son homologue chinoise, elle a également mobilisé cinq navires, à savoir deux « destroyers » de Type 052D (les CNS « Guiyang » et CNS « Qiqihar »), deux frégates de Type 054A (les CNS « Zaozhuang » et CNS « Rizhao ») et le pétrolier CNS « Taihu ». Il n’est pas exclu que des sous-marins fassent partie de cette expédition.
La présence de ces navires russes et chinois au large de l’Alaska a conduit l’US Navy à mobiliser un avion de patrouille maritime P-8A Poseidon et, surtout, quatre « destroyers » de type « Arleigh Burke », à savoir l’USS John S. McCain, l’USS Benfold, l’USS Chung-Hoon et l’USS John Finn. Cela étant, d’après USNI News, deux de ces unités avaient déjà été chargées de surveiller la formation russo-chinoise lors de son passage en mer du Japon.3
Notons au passage que ces bâtiments possèdent une force de frappe plus que redoutable, par exemple les « destroyers » de type « Arleigh Burke » (Américain), 4 de type 052D (Chinois) ou de type Oudaloï (Russe). Leur rencontre n’est pas celle de simples hors-bords.
Les opérations de FON américaines : « légitimes » ?
Depuis plusieurs années, on observe fréquemment des opérations dites de liberté de navigation par des navires américains près de la côte chinoise.
Selon des statistiques disponibles, 39 opérations de liberté de navigation ont été menées en mer de Chine méridionale par la marine américaine entre 2015 et 2022.5
Toutes ces opérations ont été justifiées au nom de la liberté de navigation (FON : Freedom Of Navigation) qui n’est absolument pas celle définie par le droit international.
Notons encore les opérations de reconnaissance rapprochée par air, toujours de la part des US. Certaines ont eu lieu à une très courte distance de 50 km de la côte. On reste bouche bée devant le nombre effarant de 600 occurrences de ce type, pour la seule année de 2022.6
La liberté de navigation : la lecture américaine est loin d’être celle reconnue par le droit international7
Il existe une différence fondamentale entre la liberté de navigation revendiquée par les États-Unis et la liberté de navigation réelle en vertu du droit international. Selon l’article de l’ambassade américaine, la liberté de navigation est le droit de ses navires et aéronefs de naviguer et de survoler les soi-disant « eaux internationales » ainsi que le droit de passage inoffensif (innocent passage) dans les eaux territoriales des États côtiers « sans restriction illégale de la part des États riverains ». Selon le rapport du Département américain de la Défense, la liberté des mers signifie non seulement la liberté de passage des navires marchands, mais également l’utilisation de l’air et de la mer par les navires et avions militaires.
Bien que le concept de « liberté des mers » ait une histoire ancienne, les règles du droit international régissant la navigation ont considérablement changé avec le développement du droit international de la mer, notamment avec la conclusion de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer. Malgré les efforts déployés par les États-Unis pour s’unir à leurs alliés dans des négociations visant à maintenir la soi-disant liberté de navigation selon les méthodes traditionnelles, la Convention vise en fin de compte à maintenir un équilibre entre les intérêts des puissances maritimes et des États côtiers. Il n’y a jamais eu de droit de navigation illimité dans la Convention ou dans le droit international général.
Le droit de navigation n’est pas illimité dans les eaux situées au-delà de la mer territoriale. Les États-Unis soutiennent que la liberté de navigation en haute mer s’applique au-delà de la mer territoriale et ont ainsi créé la notion d’« eaux internationales », qui semble exprimer un sens similaire à la notion d’« espace aérien international » en droit international. Cependant, contrairement au droit international concernant l’espace aérien, la Convention a classé l’océan en différentes zones maritimes, telles que les eaux intérieures, la mer territoriale, la zone contiguë, la zone économique exclusive, le plateau continental, la haute mer et la Zone, et les droits et obligations des États varient. Ce sur quoi les États-Unis insistent, est un droit de passage en transit sans entrave, sans le consentement ni aucune réaction de la part des États côtiers.
Le « Programme Liberté de Navigation » en est un parfait exemple : il se base sur une interprétation unilatérale américaine du droit international de la mer, et par cet acte unilatéral, il empêche la formation d’un droit international et impose ses revendications. Il promeut un ordre maritime fondé sur les règles donnant la priorité aux intérêts américains.
La notion de « revendication maritime excessive » est une définition unilatérale des États-Unis et n’a aucun effet décisif final.8 Cette décision n’est qu’une réponse négative unilatérale des États-Unis aux revendications de droits maritimes d’autres pays.
Les soi-disant revendications maritimes excessives identifiées par les États-Unis peuvent être grossièrement divisées en trois types. Le 1er cas relève de la CNUDM (La Convention des Nations unies sur le droit de la mer). Les stipulations sont très claires et peu controversées. Le second est que les stipulations de la Convention sont quelque peu vagues et, basées sur des positions différentes, il est difficile pour les pays de se mettre complètement d’accord. Troisièmement, la Convention ne contient aucune disposition pertinente et aucun droit coutumier international pertinent n’a été élaboré.
Il n’y a pas de discussion possible dans le 1er cas. Dans les 2e et 3e cas, les États-Unis ne peuvent ni ne doivent être l’arbitre final. Dans le contexte de questions relativement controversées, cela montre que les règles pertinentes sont encore en cours de mise en place et de formation et ne devraient pas être décidées par un pays spécifique.
L’ironie de la situation
Les incohérences sont apparentes. Il n’est pas difficile de voir l’ironie de la situation.9
La plus grande ironie est que, même si les États-Unis justifient leurs soi-disant actions en matière de « liberté de navigation » en se prévalant du droit international, ils n’ont jamais ratifié la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, qui établit l’ordre juridique et les règles des océans du monde.
Compte tenu que les États-Unis n’en font pas encore partie, ils n’ont aucun droit d’interpréter la Convention. Conformément aux articles 31 et 32 de la Convention de Vienne sur le droit des traités,10 la pratique ultérieure des parties doit être prise en compte lors de l’interprétation de la Convention. Autrement dit, la Convention évoluera probablement conformément à la pratique ultérieure des Parties. Mais, n’étant pas encore signataire de la Convention, la pratique des États-Unis ne signifie rien pour l’interprétation de la Convention.
The Heritage Foundation des États-Unis, qui exerce une influence considérable sur la formulation de la politique du gouvernement, a déclaré dans un article que « Depuis plus de 200 ans, les États-Unis ont réussi à préserver et à protéger leurs droits et libertés de navigation en s’appuyant sur les opérations navales, les protestations diplomatiques et le droit international coutumier ». Les États-Unis n’ont pas besoin de ratifier la Convention sur le droit de la mer pour rejoindre le traité multilatéral « profondément vicié », tant qu’ils maintiennent une marine forte (The U.S. can best protect its rights by maintaining a strong U.S. Navy, not by acceding to a deeply flawed multilateral treaty.) 11 Rien ne peut être plus clair : c’est une façon de déclarer que « je suis l’hégémon, je fais ce que je veux. Le droit international, c’est pour les autres. » Sans hypocrisie et en appelant un chat un chat, les US disent simplement leur conviction : la force brute suffit. Retenant ce point nous aide grandement à rester réveillés.
Aujourd’hui, plus de 100 000 navires de divers pays traversent la mer de Chine méridionale, chaque année, en toute sécurité et librement, sans aucun problème.12 Les navires de guerre et les avions américains « pénètrent » l’espace aérien et les eaux d’autres pays, menaçant la souveraineté et les intérêts de sécurité d’autres, devenant, contrairement à leur souhait, une source des problèmes.
Mare Clausum vs Mare Liberum13 : un bon équilibre est bénéfique pour tous
Les US devraient prendre conscience que nous vivons dans un monde multipolaire. Ils ne peuvent plus agir comme dans un no man’s land. Les autres puissances sont là pour le leur rappeler en utilisant, si nécessaire, le langage qu’ils comprennent. Voilà la signification des patrouilles conjointes sino-russes près de l’Alaska. Compte tenu de la tension actuelle entre les grandes puissances, ce type de dialogue risque de durer un moment. A l’avenir, ne soyons pas surpris de voir, un jour, ce type de formations près des Iles d’Hawai ou au large de San Diego sur la côte ouest des US. C’est peut-être le moment de citer la fameuse phrase de Confucius : « Ne fais pas aux autres ce que tu ne veux que les autres te fassent à toi ».
Un équilibre juste entre une mer fermée (mare clausum) et une mer ouverte (mare liberum) est essentiel pour la paix et la prospérité de tous les pays. Il doit être établi dans le cadre du droit international reconnu par tous et non basé sur les règles décrétées par quelques-uns.
En l’occurrence et de nos jours, le produit de cet équilibre est la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer CNUDM (United Nations Law of the Sea Convention – UNCLOS).
Appliquons-la, scrupuleusement et de manière civilisée, en excluant le double standard apparent, ou déguisé, ou imposé. Ainsi, il y aura plus de paix dans le monde.
Liu Xuanzun & Guo Yuandan, US hype of China-Russia joint naval patrol near Alaska is overreaction, exposes double standards, Aug 07, 2023
Laurent Lagneau, L’US Navy déploie quatre navires pour surveiller une importante flottille russo-chinoise au large de l’Alaska, ZONE Militaire OPEX360.com, 7 août 2023
Cf. Military.com : Les destroyers DDG 51 Arleigh Burke sont des navires de guerre dotés de capacités offensives et défensives multi missions de surface anti-aérienne (AAW), anti-sous-marine (ASW) et anti-surface (ASUW). L’armement du destroyer a considérablement élargi le rôle du navire dans la guerre de frappe en utilisant le système de lancement vertical (VLS) MK-41. Service : Armement de l’USN : missile standard (SM-2MR) ; Missiles ASROC à lancement vertical ; Tomahawk ; 6x torpilles MK-46 ; Missile Sea Sparrow évolué Propulsion : 4 turbines à gaz General Electric LM 2500-30, deux arbres Vitesse : 30 nœuds Équipage : 276
Lei Xiaolu, The “Freedom of Navigation” Claimed by the United States is Not “Freedom of Navigation” under International Law, SCSPI, 2023-06-03
2023, 02/21, WWW.news.cn
Lei Xiaolu, The “Freedom of Navigation” Claimed by the United States is Not “Freedom of Navigation” under International Law, SCSPI, 2023-06-03
Qiuyi Wang, The USA “Freedom of Navigation Program” from the Perspective of International Law, East China University of Political Science and Law, Aug. 30, 2022
Qiuyi Wang, The USA “Freedom of Navigation Program” from the Perspective of International Law, East China University of Political Science and Law, Aug. 30 th , 2022
Steven Groves, Accession to the U.N. Convention on the Law of the Sea Is Unnecessary to Secure U.S. Navigational Rights and Freedoms, The Heritage Foundation, August 24, 2011: “For more than 200 years, the United States has successfully preserved and protected its navigational rights and freedoms by relying on naval operations, diplomatic protests, and customary international law. U.S. membership in the United Nations Convention on the Law of the Sea (UNCLOS) would not confer any maritime right or freedom that the U.S. does not already enjoy. The U.S. can best protect its rights by maintaining a strong U.S. Navy, not by acceding to a deeply flawed multilateral treaty.”
Qiuyi Wang, The USA “Freedom of Navigation Program” from the Perspective of International Law, East China University of Political Science and Law, Aug. 30 th , 2022
Titulaire de deux doctorats (philosophie et ingénierie) et familier des domaines clés de la NTIC, Alex Wang est ancien cadre dirigeant d’une entreprise high tech du CAC 40. Il est également un observateur attentif des évolutions géopolitiques et écologiques.
La multiplication des coups d’Etat au Sahel et en Afrique de l’Ouest, qui fragilise encore un peu plus l’influence de la France sur le continent, signe un inquiétant recul démocratique. Explications avec Alain Antil, de l’IFRI.
Des militaires qui font irruption dans les locaux de la télévision d’Etat pour annoncer à l’antenne la fin du régime politique et la destitution du président : la scène s’est répétée sept fois ces trois dernières années dans les Etats africains francophones. Après le Mali, la Guinée, le Burkina Faso, le Niger il y a un mois, c’est le Gabonqui est devenu le théâtre, le 30 août, d’un nouveau coup d’Etat. Le continent africain semble renouer avec les régimes militaires des années de guerre froide, une période – que l’on pensait révolue – marquée par une instabilité politique endémique qui faisait apparaîtrele continent comme structurellement incapable de se démocratiser. Mais la dynamique des coups d’Etat actuels est complexe, et il serait réducteur de les mettre dans le même sac.
En août 2020 puis mai 2021, les colonels maliens ont surfé sur un mécontentement général contre le régimecorrompu d’Ibrahim Boubacar Keïta. Au Burkina Faso, les putschs de janvier et septembre 2022 puisent leurs racines dans des relations tendues entre militaires et pouvoir civil, sur fond de défis sécuritaires importants posés par des insurgés djihadistes qui contrôlent 40 % du territoire. Au Niger, le coup d’Etat contre Mohamed Bazoum ne fait pas suite à des manifestations dans les rues de Niamey, ni à des revers contre les groupes terroristes. La légitimité que le président nigérien tirait des élections de 2021 était loin d’être parfaite, mais elle n’était pas remise en cause. Quant au Gabon, c’est la réélection contestée de l’héritier de la dynastie Bongo – qui règne depuis 1967 – qui y a provoqué le putsch contre Ali Bongo. Une situation qui rappelle celle de la Guinée en 2021, où les militaires des forces spéciales ont déposé Alpha Condé qui avait révisé la Constitution pour effectuer un troisième mandat.
Reste que le retour des treillis au coeur de la vie politique bénéficie d’un indéniable soutien populaire. Profitant de cet état de grâce, les putschistes de ces paysont opéré un rapprochement jusqu’à évoquer une « fédération ». Un axe qui serait capable de relever les défis économiques auxquels leurs propres élites corrompues et leurs partenaires occidentaux n’ont pas su répondre. De quoi, en tout cas, mettre en lumièreun rejet grandissant des valeurs démocratiques et libérales. La Russie de Vladimir Poutine, qui s’en réjouit, apparaît comme la bénéficiaire de l’affaiblissement des Occidentaux dans leur ancien pré carré…
Cette « épidémie de putschs », comme l’a qualifié Emmanuel Macron, va-t-elle s’étendre ? Au Cameroun et au Congo-Brazzaville, les dirigeants sont vieillissants. A Madagascar, la gouvernance laisse à désirer. Au Sénégal, la jeunesse bouillonne contre l’autoritarisme de Macky Sall. Entretien avec Alain Antil, directeur du Centre Afrique subsaharienne de l’Institut français des Relations internationales (Ifri).
La position de la France en Afrique est-elle affaiblie ? Avec le Gabon, c’est un de ses piliers historiques qui vacille sous les coups de boutoir des militaires…
Alain Antil : Au Sahel, la relation entre certains pays francophones et la France connaît une crise aiguë. Les relations diplomatiques sont difficiles, les troupes françaises sont sommées de partir, les accords de défense avec l’ancienne métropole sont dénoncés. Mais le déclin de la présence française sur le continent africain est une tendance de fond. Le désengagement militaire n’a pas commencé avec le retrait du Mali et du Burkina Faso. Depuis les indépendances, les effectifs sont passés de 30 000 à un peu plus de 6 000 aujourd’hui.
Emmanuel Macron avait lui-même qualifié en février les bases militaires de « relique du passé ». Les crises politiques actuelles ne font qu’accélérer le processus. Cette présence militaire était contestée par les populations et une partie des élites. Peut-être est-ce l’occasion de bâtir une relation plus apaisée… Par ailleurs, la présence économique française s’est redéployée. Les intérêts français ne sont plus concentrés sur les pays francophones et encore moins les pays sahéliens.
« Il est temps de s’interroger sur la présence militaire française en Afrique » Ces récents putschs à répétition touchent principalement des Etats francophones. Est-ce une remise en cause de la politique française menée depuis la colonisation ?
Oui. Parmi les legs postcoloniaux qui expliquent ce rejet, la présence militaire française est la plus visible. La France est le seul ancien pays colonisateur à avoir maintenu pendant des décennies des bases militaires permanentes et mené une cinquantaine d’opérations. L’interventionnisme militaire, rendu possible par des accords signés peu après les indépendances, est une caractéristique majeure de la politique de la France qui suscite aujourd’hui la réprobation sur le continent. Malgré la baisse des effectifs, il ne s’est pas affaibli au XXI siècle, se manifestant au contraire par la plus ambitieuse des expéditions militaires, l’opération Barkhane [2014-2022].
Ces pays dénoncent aussi une forme de paternalisme dans la façon dont s’expriment les autorités françaises. Le discours de Nicolas Sarkozy à Dakar en 2007, lorsqu’il a déclaré que « l’homme africain n'[était] pas assez entré dans l’Histoire », a été vécu comme une gifle. J’ai le sentiment que nos autorités ne se rendent pas compte du poids de tels propos vexatoires. Encore récemment, Emmanuel Macron a déclaré que le Mali, le Burkina Faso et le Niger « n’existeraient plus » sans les opérations militaires françaises. Sans s’en rendre compte, le président alimente le ressentiment.
Emmanuel Macron et l’Afrique : une politique du « en même temps » difficile à suivre Nombre de ces coups d’Etat ont bénéficié, du moins au début, d’un important soutien populaire…
Face à des régimes jugés corrompus et défaillants, qui n’offrent aucune perspective d’avenir en particulier aux jeunes, il y a une soif de nouvelles voies. Ce « dégagisme » passe parfois par des élections, parfois aussi par des coups d’Etat militaires. Les putschistes et les milieux qui les soutiennent, les néo-panafricanistes, les souverainistes, proposent une nouvelle offre politique, celle d’une « deuxième indépendance ». Ils promettent la rupture avec l’ancien colonisateur, considéré comme coresponsable avec les élites africaines dirigeantes des malheurs de ces pays.
Ils enfourchent le discours souverainiste anti-français et anti-occidental, car c’est leur seul capital politique. Les militaires n’apportent pas de solutions aux problèmes. Mais les opinions publiques leur savent gré de dénouer des crises qui pourraient, sans leur intervention, finir dans des bains de sang. Cela dit, il faut rester prudent sur le degré de soutien à ces coups d’Etat, car on ne dispose pas d’instituts de sondage pour mesurer leur popularité.
Souvent, ces putschistes ont été inefficaces dans leur mission de protection du territoire. Certains ont occupé des fonctions au coeur des pouvoirs rejetés. Or ils apparaissent comme les sauveurs de la nation…
L’armée fait figure d’unique alternance valable pour renouveler la classe politique vieillissante et corrompue. De plus, au Mali et au Burkina Faso, les putschistes ne font pas partie de la haute hiérarchie, qui est aussi détestée que les élites administratives. Ce sont de jeunes officiers qui ont l’expérience du terrain, ne traînent pas de casseroles connues et promettent d’être en phase avec une population jeune.
Alors que les partis politiques sont démonétisés, on voit s’élaborer un nouveau champ politique avec d’autres acteurs : militaires, influenceurs, mouvements citoyens, plateformes de soutien aux putschistes ou, plus classiquement, personnes qui revendiquent des formes de légitimité traditionnelles ou religieuses.
Les militaires qui prennent le pouvoir n’ont aucune compétence pour gouverner, aucune compétence diplomatique pour négocier. Quels sont les risques ?
On a du mal à se rendre compte de ce qui se passe dans l’appareil d’Etat, car ces terrains sont désormais difficiles d’accès pour les chercheurs et les journalistes. Mais on sait que depuis l’arrivée de la junte au Mali, la situation sécuritaire s’est dégradée. L’emprise de l’Etat islamique au Grand Sahara (EIGS) a doublé depuis le départ de l’armée française et l’arrivée des mercenaires de [la société russe] Wagner. Le Burkina Faso connaît lui aussi de grandes difficultés sécuritaires, et c’est également ce qui risque de se passer au Niger.
Au Mali, les civils paient de leur vie la présence de la milice Wagner Peuvent-ils apporter plus de démocratie à coups de putsch, dans une forme paradoxale de « printemps africain » ?
C’est parfois le cas. La démocratie est advenue au Mali en 1991 après des manifestations populaires réprimées dans le sang, qui ont fini par la chute de la dictature de Moussa Traoré après le coup d’Etat d’Amadou Toumani Touré. Celui-ci s’est retiré après une courte transition, avant de se présenter à la présidentielle en 2001. Au Niger, l’ancien président Mahamadou Issoufou a été élu après un coup d’Etat en 2010 et une transition menée par de jeunes officiers autour du commandant Salou Djibo…
Aujourd’hui, il est difficile de dire si ces putschs vont mener à une ouverture démocratique. En Guinée, les putschistes ont annoncé qu’ils ne resteraient pas au pouvoir. Au Mali, certains des colonels se voient un avenir politique, mais Bamako n’est pas engagé dans un processus de retour à des élections transparentes. Au Burkina Faso, la situation est si catastrophique sur le plan sécuritaire que parler de fin de la transition est illusoire. Au Niger, la junte a évoqué une transition de trois ans. Au Gabon, il est encore trop tôt pour se prononcer [le général Brice Oligui Nguema, nouvel homme fort du pays, a prêté serment lundi 4 septembre sans fixer la durée de la transition, réitérant la promesse de « remettre le pouvoir aux civils en organisant des élections libres, transparentes et crédibles »].
Ces coups d’Etat sont-ils le signe que la vague de démocratisation qui a balayé l’Afrique subsaharienne au début des années 1990 s’est brisée ?
De 1990 au milieu des années 2010, l’Afrique subsaharienne a connu globalement des progrès démocratiques, avec des trajectoires nationales très différentes. Au Sénégal, par exemple, on a eu une transition démocratique. Mais l’Afrique centrale est restée, comme au temps de la guerre froide, avec des gouvernements kleptocratiques et autoritaires. Depuis le milieu de la décennie 2010, on observe une régression,même dans des pays où il y a eu des progrès. Au Bénin, qui était avec le Sénégal à la pointe des processus de démocratisation, des opposants sont arrêtés. On est dans une phase globale de dégradation de la démocratie. Parallèlement, au sein des populations, en particulier dans la jeunesse, on trouve de moins en moins de forces sociales prêtes à tout sacrifier pour la démocratie. Cela s’explique par le sentiment que cette démocratie promue par les Occidentaux a échoué,qu’elle n’a pas apporté le développement.
Sénégal : les révoltés de Casamance Y a-t-il une tentation de l’autoritarisme ?
Ces pays ont une longue histoire de pouvoirs militaires, de partis uniques répressifs et violents. Pendant la guerre froide, les militants pro-démocratie vivaient dans la clandestinité. Puis, au début des années 1990, ces régimes se sont effondrés. Dans son discours du 20 juin 1990 à La Baule, lors d’un sommet France-Afrique, François Mitterrand ébauche l’idée de lier les aides économiquesau respect de critères démocratiques. Des forces sociales organisées et puissantes ont alors poussé pour une ouverture démocratique, pour créer des partis, des médias et des associations. On est aujourd’hui dans une phase inverse.
Une partie des populations africaines, déçues par la démocratie telle qu’elle a été mise en oeuvre, constatent que d’autres pays se sont développés grâce à des régimes autoritaires et sont tentés de les imiter. Ils veulent remplacer le « consensus de Washington » des années 1980 par le « consensus de Pékin » et explorer d’autres modèles vendus par la Russie, la Chine, les pays du Golfe ou la Turquie. Ces derniers ne sont pas aussi exigeants que les partenaires occidentaux en matière de progrès démocratique et de défense des droits de l’homme. Les régimes au pouvoir se montrent donc moins enclins à progresser sur ces questions. Mais cette analyse est à relativiser. Un régime fort ou répressif ne suffit pas pour développer un pays. Il faut aussi un Etat fonctionnel. La Chine ne s’est pas développée parce que c’était une dictature, mais parce qu’elle a un Etat puissant, interventionniste et efficace. Il en va de même au Rwanda. Pour de nombreux régimes autocratiques en Afrique, c’est loin d’être le cas.
BIO EXPRESS
Alain Antil est chercheur et le directeur du Centre Afrique subsaharienne de l’Institut français des Relations internationales (Ifri). Il enseigne à l’Institut d’Etudes politiques de Lille, à l’université Paris-I et a publié de nombreux articles sur le Sahel. Il est l’auteur d’une étude intitulée « Thématiques, acteurs et fonctions du discours anti-français en Afrique francophone » [PDF].
Le Sahel occidental a longtemps été une zone de faible présence française du fait de la proximité hostile de l’Algérie, mais surtout d’un rejet plus fort qu’ailleurs de l’ancien colonisateur. La France n’y est intervenue militairement qu’en 1978-1979 en Mauritanie.
Les choses évoluent avec l’implantation au nord du Mali au début des années 2000 des Algériens du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), qui devient Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) en 2007 et organise des attaques contre les pays voisins et les intérêts français dans la région, en particulier par des prises d’otages.
La réponse française est d’abord discrète, misant sur l’action clandestine de la DGSE et du Commandement des opérations spéciales (COS) qui installe la force Sabre près de Ouagadougou en 2009. Cet engagement s’inscrit dans un « plan Sahel » où il s’agit d’aider les armées locales à lutter contre les groupes djihadistes et à intervenir pour tenter de libérer les otages. Le plan Sahel a peu d’impact, sauf en Mauritanie où le président Aziz, restructure efficacement son armée et développe une stratégie intelligente de lutte contre les djihadistes. Le Mali néglige la proposition française, alors que le nord du pays est devenu une zone franche pour toutes les rébellions.
La situation prend une nouvelle tournure fin 2011 avec la montée en puissance au Mali du mouvement touareg, avec la formation du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) renforcé par le retour de combattants de Libye, mais aussi la formation de nouveaux groupes djihadistes comme Ansar Dine d’Iyad Ag Ghali, et le Mouvement pour l’Unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO, futur Al-Mourabitoun). Début 2012, toutes ces organisations s’emparent du nord du Mali avant de se déchirer entre MNLA et djihadistes.
Prétextant l’inaction du gouvernement, un groupe de militaires maliens organise un coup d’État en mars 2012. Commence alors une longue négociation pour rétablir des institutions légitimes au Mali et leur autorité sur l’ensemble du pays. La France saisit l’occasion pour se placer dans la région en soutenant l’idée d’une force interafricaine de 3 300 hommes et d’une mission européenne de formation militaire (European Union Training Mission, EUTM) destinée à reconstituer l’armée malienne. La France annonce qu’elle appuiera toutes ces initiatives, mais sans engagement militaire direct («La France, pour des raisons évidentes, ne peut être en première ligne» Laurent Fabius, 12 juillet 2012).
L’attaque djihadiste de janvier 2013 prend tout le monde de court. On redécouvre alors que la France est toujours la seule « force de réaction rapide » de la région. À la demande du gouvernement malien, le président Hollande décide d’engager des bataillons au combat, une première en Afrique depuis 1979. Avec une mission claire et l’acceptation politique du risque, l’opération Serval est alors logiquement un succès. En deux mois, et pour la perte de six soldats français, nous éliminons 400 combattants, libérons toutes les villes du nord et détruisons les bases. Les trois organisations djihadistes sont neutralisées jusqu’en 2015. Dans la foulée, des élections présidentielles et législatives sont organisées, tandis qu’EUTM et la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA), qui remplace et absorbe la force interafricaine, sont mises en place.
On aurait pu alors retirer nos forces et revenir à la situation antérieure. On décide de rester militairement au Mali, au cœur de nombreux problèmes non résolus, dans un pays parmi les plus sensibles à son indépendance et avec déjà l’accusation de partialité vis-à-vis des Touaregs.
La nouvelle mission des forces françaises est de «contenir l’activité des “groupes armés terroristes (GAT)” à un niveau de menace faible jusqu’à ce que les forces armées locales puissent assurer elles-mêmes cette mission dans le cadre d’une autorité restaurée des États».
L’équation militaire française consiste donc en une course de vitesse entre l’érosion prévisible du soutien des opinions publiques française et régionales à l’engagement français et l’augmentation rapide des capacités des forces de sécurité locales. Pour contenir un ennemi désormais clandestin, il n’y a que deux méthodes possibles : la recherche et la destruction des bandes ennemies par des raids et des frappes ou l’accompagnement des troupes locales au combat pour les aider à contrôler le terrain.
On choisit la première méthode qui paraît moins risquée et plus adaptée à nos moyens matériels et nos faibles effectifs. Nous cherchons donc à éliminer le plus possible de combattants ennemis. Cette approche ne fonctionne cependant que si on élimine suffisamment de combattants pour écraser l’organisation ennemie et l’empêcher de capitaliser sur son expérience. En dessous d’un certain seuil en revanche, l’ennemi tend au contraire à progresser. Jusqu’en 2020, nos pertes sont faibles (un mort tous les quatre mois, souvent par accident) mais nous n’exerçons pas assez de pression, car nos forces, qui mènent alors simultanément quatre opérations majeures (Sangaris en Centrafrique jusqu’en 2016, Chammal en Irak-Syrie et Sentinelle en France en plus de Barkhane) sont insuffisantes pour cela.
Le problème majeur de l’équation militaire reste cependant que l’absence de « relève » locale. Malgré des moyens considérables, la MINUSMA est incapable de faire autre chose que se défendre et n’a donc aucun impact sur la situation sécuritaire. Les Forces armées maliennes (FAMa) évoluent peu depuis 2014 malgré la mission EUTM car personne ne touche vraiment à la faiblesse structurelle, pour ne pas dire la corruption, de leur infrastructure administrative. Il ne sert à rien de former des soldats, s’ils ne sont pas payés et équipés correctement. La Force commune du G5-Sahel créée en 2017 et qui s’efforce de coordonner l’action des armées locales autour des frontières, mène par ailleurs très peu d’opérations.
Dans ces conditions, et compte tenu par ailleurs de l’incapacité des États, à l’exception de la Mauritanie, à assurer leur mission d’administration, de sécurité et de justice, malgré toutes les promesses de l’aide civile internationale, les organisations djihadistes ou autres s’implantent dans les zones rurales, par la peur mais aussi par une offre alternative d’administration. L’aide humanitaire n’y change rien.
Malgré les accords d’Alger de 2015, le conflit du nord Mali contre les séparatistes touaregs reste gelé. De nouvelles organisations djihadistes apparaissent sur de nouveaux espaces comme le Front de libération du Macina (FLM) actif au centre du Mali, qui finit par s’associer aux groupes historiques pour former en 2017 le Rassemblement pour la victoire de l’islam et des musulmans (RVIM ou Groupe de Soutien IM). On voit apparaître également l’État islamique au Grand Sahara (EIGS) dont l’action s’étend dans la zone des « trois frontières » entre le Mali, Niger et Burkina Faso. Par contrecoup, on voit également se multiplier des milices d’autodéfense nourries par les tensions socioethniques croissantes.
L’année 2019 est une année noire. La violence contre la population double par rapport à l’année précédente. Les armées locales subissent des coups très forts et sont au bord de l’effondrement. Dans le même temps, l’image de la France se dégrade. Elle se trouve accusée simultanément de protéger les séparatistes de l’Azawad, de soutenir des gouvernements corrompus et surtout d’être impuissante à contenir le développement des djihadistes malgré tous ses armements modernes.
La France attend finalement la mort de 13 soldats français (accident d’hélicoptères) le 25 novembre 2019 pour vraiment réagir. Le sommet international de Pau en janvier 2020 conclut qu’il faut augmenter les moyens (600 soldats de plus, drones armés) et l’activité de Barkhane. On annonce la mise en place de la Task Force Takuba composée d’équipes de conseillers issues des forces spéciales européennes. Avec ces nouveaux moyens et une plus grande prise de risques (dix soldats français tués en 2020), Barkhane exerce une pression beaucoup plus forte qu’auparavant sur l’ennemi. Abdelmalek Droukdel, leader d’AQMI est tué en juin 2020. On s’approche de la neutralisation de l’EIGS et peut-être aussi d’AQMI. Le discours du RVIM change, expliquant que leur combat est local et qu’il n’est pas question d’attaquer en Europe.
On ne sait pas exploiter politiquement cette nouvelle victoire, alors que l’on sait qu’il n’est plus possible de continuer très longtemps Barkhane à un tel coût humain et financier (un milliard d’euros par an). Il faut à ce moment-là faire évoluer l’opération pour la rendre plus durable. On tarde trop. L’idée de remplacer les bataillons français par Takuba est bonne, mais réalisée en coalition européenne sa constitution prend des années et son objectif n’est pas très clair pour les Maliens (aide véritable ou opération intra- européenne ?).
Surtout, cette évolution militaire s’effectue dans un cadre diplomatique rigide et maladroit.Plusieurs chefs d’État, comme le président Kaboré (Burkina Faso) ont critiqué « la forme et le contenu » du sommet de Pau, qui sonnait comme une convocation autoritaire et qui selon lui « ont manqué de tact ». Le gouvernement de Bamako est obligé de rappeler son ambassadeur à Paris en février 2020 après des propos jugés offensants. Il se trouve au même moment empêché de négocier avec certains groupes djihadistes locaux, jusqu’à ce que le nouveau pouvoir installé par la force à Bamako en août 2020 passe outre et négocie la libération de Soumaïla Cissé, et de la Française Sophie Pétronin, contre la libération de 200 prisonniers. Le 3 janvier 2021, une frappe aérienne française tue 22 hommes près d’un mariage au village de Bounty, au centre du Mali. La France se défend, plutôt mal, en expliquant n’avoir frappé que des combattants djihadistes mais ne fournit aucun élément enrayant la rumeur d’un massacre de civils. La junte malienne s’appuie alors sur un fort sentiment nationaliste dans la rue bamakoise, par ailleurs bien alimentée par la propagande russe, qui rend la France responsable de tous les maux du pays.
La décision de transformation de l’opération Barkhane est finalement annoncée le 10 juin 2021 par le président de la République. Il aurait sans doute été préférable de le faire en février à l’issue du sommet de N’Djamena, et elle est mal présentée. Tout le monde interprète la « fin de Barkhane » (alors qu’il aurait fallu parler de transformation) comme une décision unilatérale en représailles au nouveau coup d’État à Bamako en mai 2021et la prise du pouvoir définitive par le colonel Goïta. Le Premier ministre Maïga se plaint alors à la tribune des Nations-Unies d’être placé devant le fait accompli sans concertation, parle alors d’« abandon en plein vol » et de son intention de faire appel à d’autres partenaires, c’est-à-dire la Russie, ce qui suscite une nouvelle crise.
En décembre 2021, arrivent à Bamako les premiers membres de la société militaire privée Wagner, bras armé de l’ensemble économico-militaro-propagandiste de l’homme d’affaires Evgueni Prigojine au service discret de la Russie. Ils seront un millier quelques mois plus tard, payés à grands frais par la junte malienne pour remplacer l’aide des soldats français d’abord puis des pays européens des différentes organisations militaires internationales. Après plusieurs échanges aigres, l’ambassadeur de France est renvoyé fin janvier 2022 et le gouvernement malien impose des restrictions d’emploi aux forces européennes sur le territoire du pays. Il est alors décidé le 17 février de mettre fin à Takuba et de retirer les forces de Barkhane du territoire malien.
Les soldats de la société Wagner remplacent les Français au fur et à mesure de leur dégagement. En avril, le départ des Français de Gossi s’accompagne de la « découverte » par les FAMa d’un charnier à proximité de la base. Cette tentative de manipulation est rapidement éventée par la diffusion des images du drone qui montrent en réalité des hommes de Wagner qui mettent en place ce faux charnier. Barkhane quitte Ménaka en juin et Gao en août. Le 15 de ce mois marque ainsi la fin de la présence militaire française au Mali après neuf ans. Le même jour, le ministre malien des Affaires étrangères accuse la France de soutenir les groupes terroristes et demande une réunion d’urgence du Conseil de sécurité des Nations-Unies.
Tandis que le gouvernement de transition malien s’enfonce dans le ridicule, le RVIM prend le contrôle d’une grande partie du territoire peut-être plus freiné par sa guerre contre EIGS que par l’action des FAMa et de Wagner qui s’illustrent beaucoup plus par leurs exactions que par leurs succès. A la fin du mois de mars 2022, à la recherche d’Amadou Koufa, le leader de la Katiba Macina, soldats maliens et mercenaires russes massacrent des centaines de personnes – peut-être jusqu’à 600 – dans la ville de Moura au centre du pays. C’est le plus épouvantable massacre de toute cette guerre au Sahel en 2012, mais ce n’est pas le seul. La MINUSMA, qui a aussi pour mission de documenter les exactions, est priée de quitter le pays. Pour autant malgré la désastreuse et coûteuse évidence de l’inefficacité du soutien russe, le « modèle malien » fait des émules. En réalité, les choses avaient déjà commencé en République centrafricaine après le départ de l’opération française Sangaris en 2016 et la double accusation contradictoire d’abandon et de trop grande présence.
Comme c’était prévisible, la force des Nations-Unies MINUSCA et la mission de formation EUTM-RCA n’ont pas suffi à assurer la sécurité du pays. Le président Faustin-Archange Touadéra fait alors appel au groupe Prigojine en 2018 pour assurer son contrôle du pouvoir au prix du pillage du pays par les Russes et de nombreuses exactions des mercenaires de Wagner. Sur fond de grande confrontation entre la Russie et les pays occidentaux en 2022, la RCA est poussée ensuite dans une spirale nationaliste anti-européenne et particulièrement anti-française. En juin 2022, la France annonce en réaction la suspension de toute aide à la République centrafricaine.
Le domino suivant est le Burkina Faso, victime d’un premier coup d’État en janvier 2022 qui renverse le président Kaboré, puis d’un deuxième le 30 septembre qui s’appuie à son tour sur le nationalisme anti-français – alors que la France n’est présente militairement que par le petit groupement de Forces spéciales Sabre – et sa volonté de faire appel à la Russie, dont les drapeaux sont opportunément présents dans les foules. Dès lors, les jours de la Task Force Sabre au Burkina Faso sont comptés. Déjà d’autres manifestations antifrançaises ont eu lieu au Niger à la fin de 2022.
Pendant ce temps, le dispositif actif de Barkhane se réduit à deux pôles : le commandement opérationnel et les capacités de transport aérien restent à N’Djamena tandis que les capacités d’action sont à Niamey, où on trouve une composante aérienne – six avions de combat, cinq drones Reaper, huit hélicoptères – et terrestre avec un dernier groupement tactique, le GT3, qui assure avec efficacité la même mission d’accompagnement que Takuba mais auprès de l’armée nigérienne. L’ensemble représente 3 000 soldats le 9 novembre, lorsque le président Macron annonce officiellement la fin de l’opération Barkhane et son remplacement par des actions effectuées dans le cadre d’accords bilatéraux.
La guerre française au Sahel, commencée triomphalement en 2013, s’estompe donc progressivement et sans bruit. L’opération Serval en 2013, par son adéquation entre des objectifs limités, les moyens engagés et les méthodes utilisées, a été un grand succès. Pour des raisons inverses – objectifs irréalistes, moyens insuffisants, méthodes inadéquates – l’engagement suivant, dont Barkhane ne représentait que la branche militaire, ne pouvait réussir. En admettant même que l’on parvienne à faire travailler ensemble de manière cohérente ses acteurs, l’approche dite « 3D » pour diplomatie, défense et développement, restera toujours une ingénierie sociomilitaire en superficie d’une réalité complexe. Rien de solide ne peut tenir très longtemps de cette approche tant qu’elle reste adossée à des gouvernements et administrations aussi inefficaces que corrompus. Tant que les États ne seront pas structurés pour remplir un tant soit peu leur rôle premier de sécurité et de justice, le désordre régnera dans la région. Cette restructuration profonde est une œuvre immense dont la motivation ne peut venir que des classes politiques locales, et qui prendra beaucoup de temps. Dans ce contexte, le rôle de la France ne peut se limiter qu’à celui d’offreur de services à la hauteur de ce que savons bien faire, comme d’un point de vue militaire les interventions directes d’urgence ou au contraire des accompagnements sur la longue durée, mais sans avoir la prétention de modeler soi-même un environnement qui non seulement nous échappe mais nous rejettera si nous sommes trop visiblement présents.
Dans le même temps, cet échec annoncé au Sahel depuis 2014 est-il si grave pour la France ? La menace terroriste – le principal argument de l’engagement au Mali – semble maîtrisée sur le sol français, où la dernière attaque remonte au mois d’avril 2021, et les troubles locaux au Sahel restent justement locaux et ne débordent encore que de manière rampante hors du Mali et du Burkina Faso. D’une certaine façon, la situation aurait été sans doute la même, si les forces françaises s’étaient retirées dès la fin de l’opération Serval pour se replacer à nouveau en réserve d’intervention. On y aurait évité des pertes humaines, et on serait toujours dans un rôle sympathique de « pompier » plutôt que de partenaire condescendant et encombrant.
Après les contrecoups d’État, les évacuations de ressortissants la contre-insurrection, les interventions « coup de poing », une campagne aérienne, l’appui indirect, les opérations humanitaires, on passe en 1995 à de nouvelles formules militaires qui s’efforcent d’être plus efficaces que dans les années précédentes tout en étant moins intrusives et sans ennemi, déclaré ou non. On essaie en fait de transférer sur le continent africain les nouvelles méthodes en œuvre dans les Balkans. La France devient à ce moment-là véritablement le « gendarme de l’Afrique », un surnom dont elle a horreur, mais qui signifie qu’on s’efforce de gérer les crises et de maintenir la stabilité et non de faire la guerre puisqu’on ne désigne pas d’ennemi politique.
Les années 1990 voient un certain nombre d’États africains s’affaiblir d’un coup sous le triple effet du départ des sponsors étrangers, de l’imposition d’un désendettement public massif par les institutions financières internationales et du multipartisme forcé. En attendant des effets positifs à long terme, ces politiques ont d’abord pour effet d’aggraver une crise profonde des administrations et des services publics, tandis que les nombreux partis politiques qui se forment sans aucune pratique de la vie démocratique commencent souvent par se constituer des milices armées. Les élections deviennent souvent des batailles électorales au sens premier. Beaucoup de ces États, aux armées affaiblies, se voient assaillis et contestés par des dizaines, voire des centaines, de groupes armés irréguliers, seigneurs de guerre, bandes criminelles, forces d’autodéfense, etc. parfois soutenus par les États voisins rivaux. On voit ainsi du golfe de Guinée à la Somalie en passant par l’Afrique centrale, se former des « complexes conflictuels » régionaux englobant pendant des années plusieurs États et des organisations armées irrégulières dans une mosaïque compliquée de rivalités violentes. On est loin du monde apaisé libéral-démocratique décrit par les thuriféraires de mondialisation.
L’Afrique subsaharienne devient le lieu principal et presque unique après l’échec en ex-Yougoslavie des opérations de maintien de la paix des Nations-Unies, en conjonction avec la tentative de mettre en place une structure africaine de résolution des conflits sous l’égide de l’Organisation de l’unité africaine, Union africaine (UA) en 2002. À côté des missions de paix onusiennes, les « MI », on voit donc se former aussi des forces régionales, les « FO », qui tentent également gérer les complexes de conflits, avec moins de moyens et pas plus de bonheur. La France reste le seul acteur militaire extérieur en Afrique subsaharienne tout en y étant également le plus puissant. Sa position est forcément délicate au sein de cette instabilité générale. Les opérations d’évacuation de ressortissants se multiplient, au Zaïre, au Togo, au Congo-Brazzaville, en Guinée, au Libéria, etc., mais le pire est de se retrouver au milieu du désordre sans trop savoir quoi faire.
Après le Rwanda et le Zaïre, devenu Congo en 1997, l’instabilité frappe la République centrafricaine où la France est présente militairement depuis 1980. À partir d’avril 1996, les mutineries se succèdent à Bangui. La France lance l’opération Almandin afin de protéger ou évacuer les ressortissants, la présidence et différents points sensibles. Almandin connaît plusieurs phases d’accrochages avec les mutins, de mouvements de foule et de répits, avec notamment l’assassinat de deux militaires français, jusqu’à ce que le président Chirac et le Premier ministre Lionel Jospin se mettent d’accord pour désengager les forces françaises d’un environnement aussi instable. Au printemps 1998, les forces françaises laissent la place à la première d’une longue liste de mission interafricaines qui ne contrôlent en réalité pas grand-chose.
Quelques semaines avant le départ de la dernière unité française, le conseil de Défense du 3 mars 1998, a décidé que selon le slogan « ni ingérence, in indifférence » les forces françaises ne seraient désormais plus engagées que dans le cadre d’opérations sous mandat et drapeau européen, les missions EUFOR, ou en deuxième échelon de forces africaines régionales, que l’on appuie avec le programme de Renforcement des capacités africaines de maintien de la paix (RECAMP) français d’abord puis européen. Il n’est plus question de guerre, avec engagement direct ou indirect de forces auprès d’armées au combat, mais, dans l’esprit de l’époque, de « ramener la violence vers le bas ».
Cela réussit parfois. En juin 2003, à la suite d’une résolution du CSNU, l’Union européenne reçoit le mandat de stabiliser la province d’Ituri dans l’est du Congo, en attendant le renforcement de la Mission des Nations-Unies au Congo (MONUC). C’est une première pour l’UE en Afrique qui s’appuie sur la France pour réaliser la mission. À partir de la base d’Entebbe en Ouganda, l’opération Artémis déploie donc un GTIA et un groupement de Forces spéciales (GFS) français sur l’aéroport à Bunia, soit un millier d’hommes dans une ville de 300 000 habitants. Il y a de nombreux petits accrochages, mais la présence dissuasive française suffit presque sans combat à faire cesser les violences et à protéger la population jusqu’à de nouveaux bataillons de la MONUC mi-août. L’opération Artémis est un succès indéniable et elle devient même une référence. L’Union européenne est donc capable de mener des opérations de stabilisation en Afrique et il est possible de rétablir l’ordre sans faire la guerre. On oublie cependant qu’il s’agit surtout d’une opération militaire française, avec 70 % des effectifs totaux, et que le contingent projeté a été suffisant en volume et surtout en capacité de dissuasion pour établir la sécurité, dans une région de seulement 300 000 habitants.
Les missions européennes qui suivent, baptisées EUFOR (European Union Force), sont moins impressionnantes. Lourdes, longues à monter et coûteuses pour un effet limité, au mieux une présence dissuasive, comme lors des élections au Congo en 2006 ou au Tchad en 2008. Cette dernière opération, baptisé EUFOR Tchad/RCA, est assez typique. Les exactions ont débuté au Darfour soudanais en 2003, la décision européenne d’agir est prise en octobre 2007, l’opération est décidée Conseil de l’Europe en janvier 2008 et la force n’est opérationnelle qu’en mars 2008, le temps de réunir 3 700 soldats de 26 pays différents et de laisser passer les combats de février au Tchad entre le président Idriss Déby et ses opposants. L’EUFOR est constituée de trois bataillons multinationaux et d’un bataillon d’hélicoptères, dont un détachement privé russe. EUFOR effectue beaucoup de patrouilles, mais ne combat pas, même si un homme des Forces spéciales françaises est tué au cours d’une infiltration au Soudan. Pour 800 millions d’euros, elle assure de loin la protection des camps de réfugiés, qu’en réalité personne ne menace plus, au Tchad et en République centrafricaine avant d’être remplacée au bout d’un an par une mission des Nations-Unies tout aussi peu utile.
Entre-temps, la République de Côte d’Ivoire (RCI) n’a pas été épargnée par les turbulences. Le leader historique Félix Houphouët-Boigny meurt en 1993 et la dispute pour la succession au pouvoir sur fond de crise économique vire en quelques années à la guerre civile. Henri Konan Bédié, successeur immédiat d’Houphouët-Boigny n’hésite pas à introduire le concept d’ « ivoirité » dans la loi afin d’exclure de la citoyenneté par ce biais plusieurs rivaux à la future élection présidentielle, tout en rejetant de la vie politique un quart de la population, particulièrement celle à majorité musulmane du nord du pays. Henri Bédié gagne ainsi sans concurrence l’élection présidentielle de 1995, avant d’être renversé quatre ans plus tard par le coup d’État du général Guéï qui organise de nouvelles élections. En octobre 2000, ces élections portent Laurent Gbagbo au pouvoir, ce qui suscite la confrontation armée avec le général Guéï, jusqu’à la victoire définitive de Gbagbo. Une nouvelle tentative de coup d’État le 19 décembre 2002 à Abidjan et dans les principales villes de Côte d’Ivoire donne le départ d’une guerre civile. Le coup d’État échoue, mais les rebelles prennent le contrôle de la moitié nord du pays, dont ils sont pour la plupart issus.
Au contraire du Rwanda, la France a de nombreux ressortissants en Côte d’Ivoire, alors plus de 16 000 dont les 600 sociétés génèrent 30 % du PIB ivoirien. Elle ne peut se désintéresser du sort de cet allié qui est apparu longtemps comme un modèle de stabilité. L’opération Licorne est déclenchée dès le 22 septembre avec le bataillon basé à Abidjan renforcé d’une unité venue du Gabon. On ne veut plus appuyer le gouvernement en place et son armée face à une rébellion mais on ne va pas non plus être accusé d’inaction à côté de massacres, éternel dilemme entre l’accusation d’intrusion et celle de non-assistance. On choisit donc d’abord de mener une opération humanitaire armée afin de protéger et d’évacuer les ressortissants français et autres étrangers menacés dans le nord du pays.
Pour le gouvernement ivoirien, la rébellion est soutenue par l’étranger et il n’est pas question de négocier avec elle, mais seulement de l’écraser. Il préférerait que la France la soutienne dans ce sens et il invoque pour cela l’accord de défense d’août 1961. Non seulement la France refuse, mais, en accord avec les organisations internationales, elle appuie l’idée d’une négociation, et donc de concessions à la rébellion. L’opération d’évacuation de ressortissants devient alors une opération d’interposition, un genre que l’on croyait disparu. A la fin de l’année 2002, 2 500 soldats français sont dispersés sur une « ligne de non franchissement » (puis « ligne de cessez-le-feu » et enfin « zone de confiance ») de 600 km qui partage le pays en deux. L’idée est alors de garantir pour un temps limité, le cessez-le-feu instauré le 17 octobre 2002, en attendant le relai d’une force régionale, la Mission de la Communauté économique en Côte d’Ivoire (MICECI) ou « Ecoforce », formée par la CEDEAO.
Comme cela était prévisible, cela ne se passe pas comme prévu. Le premier petit contingent interafricain de 1 200 hommes n’arrive qu’en mars 2003. Avant cela, fin novembre 2002, deux groupes armés, le Mouvement populaire ivoirien du Grand Ouest (MPIGO) et le Mouvement pour la justice et la paix (MJP) se sont ajoutés à la rébellion du nord pour attaquer dans l’ouest du pays à partir de bases au Libéria. Les forces armées nationales de Côte d’Ivoire (FANCI) sont incapables de les refouler. En janvier 2003, devant l’absence d’évolution, la France impose un sommet international à Linas-Marcoussis. Cet aveu d’échec de la concertation africaine sonne comme un rappel à l’ordre de l’ancienne puissance coloniale. Il en ressort un accord que Laurent Gbagbo n’a aucune intention de mettre en œuvre. Les FANCI sont renforcées avec l’achat de nouveaux équipements et l’engagement de mercenaires. De leur côté, les rebelles du nord forment le Mouvement patriotique de la Côte d’Ivoire (MPCI) qui s’associe au MPIGO et au MJP pour former les « Forces nouvelles ». La situation est gelée.
En février 2004, l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (ONUCI) relève et englobe l’Ecoforce. Les GTIA français ne sont pas intégrés dans l’ONUCI et restent placés en second échelon sous commandement national. Les choses n’évoluent guère pour autant, il y a toujours à l’époque plus de 4 000 soldats français formant trois GTIA placés entre les différentes factions qui les accusent forcément de protéger l’autre camp. Un quatrième GTIA est en réserve opérationnelle en mer, associé à l’opération Corymbe de présence navale dans le golfe de Guinée.
Il y a régulièrement des accrochages entre factions, mais aussi contre ces Français qui gênent tout le monde. En janvier et février 2004, le MJP et le MPIGO tentent des attaques contre les forces françaises au sud-ouest du pays et se font refouler. Le 25 août 2003, une patrouille fluviale française est prise à partie au centre du pays sur la presqu’île de Sakassou et perd deux soldats tués. Les 7 et 8 juin 2004, une compagnie française repousse une attaque rebelle à Gohitafla au centre du pays et lui inflige une vingtaine de morts au prix de huit blessés. Le 6 novembre 2004, un avion d’attaque Sukhoi Su-25 de l’armée de l’Air ivoirienne bombarde un cantonnement français à Bouaké tuant neuf militaires français ainsi qu’un ressortissant américain et en blessant 31. C’est l’occasion d’une mini-guerre avec l’État ivoirien. Sur ordre du président Chirac, les six avions et hélicoptères de combat ivoiriens sont détruits au sol sur les bases de Yamoussoukro et d’Abidjan. Le gouvernement ivoirien utilise de son côté la désinformation et le mouvement des Jeunes patriotes pour s’en prendre aux ressortissants français. Le GTIA Centre est engagé d’urgence à Abidjan franchissant par combat les barrages des FANCI sur 800 km et se retrouvant par la suite pendant plusieurs jours face aux Jeunes patriotes dans la capitale, ce qui provoque plusieurs morts. Plus de 8 000 ressortissants sont évacués dans des conditions très difficiles.
La situation se calme avec le temps et le dispositif de Licorne est progressivement allégé passant de plus de 5 200 hommes au début de 2005 à 1 800 en 2009, alors que dans le même temps Laurent Gbagbo prétexte l’existence du conflit pour retarder l’élection présidentielle jusqu’en 2010. Cette élection est l’occasion d’une nouvelle crise en décembre 2010, lorsque Laurent Gbagbo en conteste les résultats et refuse de quitter le pouvoir. Les combats éclatent entre ses partisans et les Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI) regroupant les anciennes forces rebelles (Forces du nord) et les forces ralliées au nouveau président, Alassane Ouattara. En avril 2011, la force Licorne procède à l’évacuation de 5000 ressortissants, mais surtout grand tournant, on décide à nouveau de faire la guerre, en appuyant les FRCI jusqu’à l’arrestation de Laurent Gbagbo. On parvient ainsi enfin à un résultat décisif et à la paix, presque neuf ans après le début de l’interposition et 27 soldats français tombés.
Bien entendu lorsqu’il est mis fin officiellement à l’opération Licorne en janvier 2015, tout le monde se félicite de son succès, mais tout le monde pense aussi parmi les responsables militaires qu’il n’est plus question de recommencer. Plus personne ne proposera de « refaire Licorne », par exemple au Sahel.
Si la France est le « gendarme de l’Afrique », c’est un gendarme qui a beaucoup de mal à trouver sa place. Son architecture militaire, accords et bases, n’était pas directement liée à la guerre froide et lui a survécu, malgré les réductions régulières de format. La France est toujours la première puissance militaire de l’Afrique francophone au sud du Sahara. Mais c’est une puissance embarrassée. Par habitude, structure et effectifs insuffisants, les forces françaises en Afrique restent des forces d’intervention, de « coups de poing » ponctuels, forme d’engagement dans lequel elles sont encore très efficaces, mais que dès lors que l’on sort de ce schéma, pour une guerre de contre-insurrection ou pour une mission de stabilisation complexe, il faut être très méfiant.