Prolonger le porte-avions Charles de Gaulle au-delà de 2038 coûterait au moins 1 milliard d’euros

Prolonger le porte-avions Charles de Gaulle au-delà de 2038 coûterait au moins 1 milliard d’euros

https://www.opex360.com/2023/06/25/prolonger-le-porte-avions-charles-de-gaulle-au-dela-de-2038-couterait-au-moins-1-milliard-deuros/


Le dimanche 21 février 2021, le porte-avions Charles de Gaulle appareille de Toulon pour une mission opérationnelle nommée CLEMENCEAU 21. Cette mission doit durer jusqu’en juin prochain et doit conduire le groupe aéronaval en Méditerranée et dans l’océan Indien.

 

En tout cas, les parlementaires s’interrogent… Et deux solutions peuvent être envisagées : construire un second porte-avions de nouvelle génération [PANG] en profitant d’économies d’échelle ou prolonger le Charles de Gaulle au-delà de 2038.

Lors de l’examen du projet de Loi de programmation militaire [LPM] 2024-30 à l’Assemblée nationale, les députés ont adopté un amendement visant à demander une étude sur les coûts d’un éventuel second PANG.

Mais, s’il ne s’y est pas opposé, le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, estime que cette option n’est pas abordable financièrement. « Je me suis […] engagé, pour des effets d’opportunité, à ce que l’on fasse la transparence, par un rapport au Parlement, sur la faisabilité et le coût d’un deuxième porte-avions. […] Cela ne veut pas dire que l’on en veut un deuxième – je pense qu’on n’est pas capable de le payer pour être très clair – mais pour des raisons de transparence », a-t-il expliqué lors d’une audition au Sénat, où le projet de LPM 2024-30 sera discuté en séance publique à partir du 27 juin.

Quant à la seconde solution, elle a fait l’objet d’un amendement, adopté par la commission sénatoriale des Affaires étrangères et de la Défense. Celui-ci vise à demander au ministère des Armées de remettre au Parlement une étude sur la prolongation éventuelle du Charles de Gaulle dans les six mois après la promulgation de la LPM 2024-30. Or, un tel délai sera impossible à tenir, comme l’a rappelé Vincenzo Salvetti, le directeur des applications militaires [DAM] du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives [CEA].

« La vie d’un bâtiment à propulsion nucléaire est rythmée par ce que l’on appelle les arrêts techniques majeurs [ATM]. [Or], le prochain ATM du Charles de Gaulle débutera en avril 2027 et devrait durer entre 18 et 24 mois », a dit M. Salvetti. Et ce n’est qu’à cette occasion qu’il sera possible d’examiner le vieillissement de l’acier des cuves des deux réacteurs K-15 du porte-avions.

« On ne peut pas simuler, avec les connaissances que l’on a, le vieillissement de l’acier des cuves. Et donc, le juge de paix sera l’examen réalisé lors de cet arrêt technique majeur. Là, on pourra dire si on peut prolonger la durée de vie du porte-avions ou pas », a affirmé le directeur des applications militaires du CEA.

Cela étant, il a été possible, par le passé, de prolonger la durée de vie d’un navire à propulsion nucléaire. Le cas du sous-marin nucléaire d’attaque [SNA] Rubis en est un exemple. Devant être retiré du service en 2018, il fut décidé de le maintenir opérationnel pendant quatre années supplémentaires, en raison du retard pris par le programme Barracuda.

Cependant, ce qui a été possible pour un sous-marin ne l’est pas forcément pour un porte-avions étant donné que ses chaufferies nucléaires sont davantage sollicitées de par son emploi opérationnel. C’est d’ailleurs un point sur lequel M. Salvetti a insisté.

Reste que si l’état des cuves des deux réacteurs K-15 permet d’envisager une prolongation du porte-avions Charles de Gaulle, alors d’autres considérations devront entrer en ligne de compte. À commencer par la nécessité de changer leur cœur.

« Il faudra que l’on regarde comment on pourra fabriquer deux coeurs [de réacteur nucléaire] supplémentaires dans notre planning de production. On a un outil […], en particulier sur la propulsion nucléaire, qui est calé au juste besoin. C’est à dire qu’il nous faut, en gros, fabriquer un coeur par an. Donc, s’il faut en ajouter deux à un moment donné, il va falloir pousser autre chose. Mais, sinon, rien n’est impossible sur ce sujet », a expliqué M. Salvetti aux sénateurs.

La prolongation éventuelle du porte-avions Charles de Gaulle a visiblement été évoquée lors de l’audition, par la même commission, de l’amiral Pierre Vandier, le chef d’état-major de la Marine nationale [CEMM]. Le compte-rendu n’ayant pas encore été publié, on ne peut que s’en remettre à ce qu’en a rapporté Christian Cambon, son président.

« La question a été posée à l’amiral Vandier, qui a évoqué le coût de plus d’un milliard pour cette opération », a en effet dit M. Cambon. « Faudra peut-être réfléchir », a-t-il conclu.

La loi de programmation militaire passe à côté des leçons de la guerre en Ukraine par Le groupe de réflexions Mars

La loi de programmation militaire passe à côté des leçons de la guerre en Ukraine

Opinion – Silencieux jusqu’ici, le groupe de réflexions Mars a décidé de reprendre la plume dans La Tribune pour se livrer à une analyse critique mais constructive de la loi de programmation militaire (LPM), qui est actuellement examinée par le Sénat. Si l’essentiel est préservé, estime-t-il, il regrette néanmoins que la LPM ne tire aucun enseignement de la guerre en Ukraine à tous les niveaux (tactiques, opératifs, politico-stratégiques). Par le groupe de réflexions Mars.

https://www.latribune.fr/opinions/la-loi-de-programmation-militaire-passe-a-cote-des-lecons-de-la-guerre-en-ukraine-966436.html


« La vraie question était : qu'est-ce que l'invasion russe de l'Ukraine change à notre perception de notre sécurité ? La réponse apportée par la future LPM est claire : rien ». (Le groupe Mars)
« La vraie question était : qu’est-ce que l’invasion russe de l’Ukraine change à notre perception de notre sécurité ? La réponse apportée par la future LPM est claire : rien ». (Le groupe Mars) (Crédits : UKRAINIAN ARMED FORCES)

Le groupe Mars ne s’est pas exprimé sur la loi de programmation militaire (LPM) depuis la série de chroniques publiées en février (1). Le projet de loi vient d’être adopté à l’Assemblée Nationale et le sera prochainement au Sénat, grâce notamment à une droite parlementaire n’ayant finalement pas jugé utile de se démarquer du bloc majoritaire dans lequel elle finira par se fondre, leur électorat étant largement le même. Objectivement, il y aurait tout lieu de se réjouir d’une LPM qui promet une augmentation substantielle du budget des armées. Les principales critiques contre cette loi portent précisément sur le degré de crédibilité de cette promesse. Or le report de l’effort principal après 2027 invite à la prudence.

Cette loi ne contredit aucune des observations faites par anticipation dans nos précédentes chroniques. Il est vrai que le rattrapage de trente années de sous-investissement était une tâche impossible. Mais l’essentiel à nos yeux est sauvegardé : priorité absolue donnée à la dissuasion nucléaire, investissement nécessaire dans les nouveaux champs de conflictualité, protection de nos outremers, contribution mesurée à l’effort dit de « haute intensité ». Qu’ajouter en outre de pertinent au réquisitoire, aussi lucide qu’impitoyable, du groupe Vauban, publié dans ces mêmes colonnes le mois dernier ? On peut juger excessive la terminologie employée par les auteurs (qui parlent d’escroquerie et d’illusion à propos de la LPM), mais sur le fond, l’analyse est juste : un texte inopportun quant à son calendrier, amphigourique sur la forme et insuffisant pour ce qui concerne les investissements.

LPM 2024-2030, un moindre mal ?

Faut-il pour autant s’en satisfaire comme d’un moindre mal ? Certes, nous n’avons pas le choix. Mais on peut au moins exprimer des regrets.

Du point de vue politique, rien de bien nouveau, hélas, car le contexte géopolitique aurait pu porter à raffermir le consensus. Il n’en a rien été, la faute à un exercice préalable indigent d’explicitation des enjeux. La droite parlementaire (qui comprend depuis le 49.3 sur les retraites tous les soutiens du président de la République) reste fidèle à une inaptitude développée depuis 40 ans à la compréhension des vrais enjeux de défense : on vote des budgets pour satisfaire son électorat conservateur, mais on les sous-exécute en sous-main, façon Juppé, dont le passage à Matignon reste l’un des plus sombres pour la défense. Le RN et LFI, plombés par l’agression russe en Ukraine, ne comprennent pas davantage les enjeux et continuent de prôner la sortie de l’OTAN.

La NUPES a montré à l’occasion de la LPM qu’elle n’était qu’une alliance électorale dépourvue de projet de gouvernement crédible. Les socialistes restent bien seuls à défendre un budget de la défense soutenu mais qui devra aussi résister à l’eurobéatitude d’une fraction de leur électorat qui aura pour effet de limiter et contraindre la portée de leurs intentions. A vrai dire, si les écolos ont (de notre point de vue) l’avantage de la constance dans l’erreur anti-nucléaire, on peine encore à comprendre la position communiste hostile à la dissuasion française autonome des États-Unis, qui semble embourbé dans des combats idéologiques d’un autre siècle.

On peut ne pas partager les arguments des Insoumis, mais au moins ont-ils, comme en 2018, en posant souvent de bonnes questions sur la pertinence de nos choix stratégiques, permis au débat d’avancer. Il n’existe pas de certitudes éternelles en matière de défense, il n’y a que des intérêts permanents confrontés aux contingences du moment. Se poser des questions permet de s’assurer que les moyens restent en ligne avec les besoins.

C’est cette simple évidence qu’il aurait fallu commencer par rappeler dans un vrai Livre blanc, que le retour de la guerre sur le sol européen aurait dû imposer. Le débat aurait alors eu lieu préalablement à l’adoption de la LPM, ce qui en aurait favorisé la diffusion des conclusions et facilité le consensus. Avoir négligé cette phase de réflexion préalable est une faute. Est-il nécessaire de rappeler quels sont nos intérêts permanents ? Sans doute que oui, puisque l’absence de Livre blanc et de consensus tend à montrer que la confusion en la matière n’est pas de bonne politique. Il ne s’agit évidemment pas de dresser une liste bien imprudente de nos intérêts vitaux, autrement dit de nos « lignes rouges », mais simplement de rappeler des évidences qui ne le sont plus pour tout le monde.

Guerre en Ukraine : quels retours d’expérience ?

Avant tout, la politique publique de la France en matière de défense a pour mission première de protéger son territoire (ou plutôt tous ses territoires, dans tous les espaces de conflictualité potentiels), ses habitants et ses ressortissants, point. Secondairement, la défense peut aussi venir en soutien à d’autres politiques publiques : appui à la politique étrangère, réindustrialisation, soutien des forces de sécurité intérieure, aménagement du territoire, appui aux exportations, jeunesse et éducation, civisme et mémoire, transition climatique, construction européenne, etc. Mais, par construction, la LPM ne fait que programmer les crédits nécessaires à la mise en œuvre de la politique de défense. Tout le reste n’est que « bourrage », c’est-à-dire charge supplémentaire à prendre sous enveloppe.

C’est dans ce cadre, c’est-à-dire au titre de missions secondaires, que la programmation militaire peut prévoir des crédits pour concourir à ces autres politiques publiques. Mais la priorité des crédits programmés doit rester à la mise en œuvre de la politique de défense, compte tenu de l’évolution des menaces. De ce point de vue, l’analyse de la prétendue « revue nationale stratégique » est plutôt pertinente. Mais ce qui manque, ce sont les conséquences qui en sont tirées et le lien avec la programmation militaire.

Typiquement, quelles conclusions tire-t-on de la guerre en Ukraine ? Le simple fait de ne pas avoir eu la sagesse d’en analyser les enseignements à tous les niveaux (tactiques, opératifs, politico-stratégiques) est révélateur de ce complexe de la « certitude », chemin le plus sûr vers la surprise stratégique, voire la défaite. De leur côté, les armées sont allées au bout de l’exercice d’analyse des enseignements de la guerre en Ukraine et la vraie surprise est qu’il n’y a pas eu de surprise, les choix opérés étant les bons.

Il n’est pas exact de dire que le renseignement militaire français ait failli au moment du déclenchement de l’invasion : il a au contraire tout vu et rendu compte de ce qu’il voyait, et pour lui, les moyens regroupés pour une invasion étaient jugés insuffisants du point de vue militaire. Il avait raison. L’erreur (et le groupe Mars doit reconnaître qu’il a commis la même) a été d’en conclure que l’invasion n’aurait pas lieu. Or cette conclusion, parce qu’elle concerne la prise de décision politique, relève de la compétence d’un autre niveau d’analyse que le renseignement militaire. C’est ce niveau-là, politico-stratégique, qui a failli en l’occurrence.

La défense ne fait pas bon ménage avec la com’

De la même façon, pour la LPM, les armées ont rendu une copie cohérente, malgré des conditions de travail d’état-major dégradées du fait du dévoilement tardif du cadrage financier et de la pression d’une urgence tout à fait fictive et absurde. En prenant des arbitrages financiers en-dessous de la fourchette présentée par les armées, l’échelon politique a pris un risque stratégique qu’il devra un jour assumer.

Car il ne suffit pas d’écrire que nos armées manquent de drones et de munitions pour réaligner les stocks du jour au lendemain. Il ne suffit pas de proclamer « l’économie de guerre » pour que l’industrie parvienne à financer ses stocks. Il ne suffit pas d’inventer un nouveau slogan, aussi creux qu’incompréhensible (« puissance d’équilibres »), pour que l’on y croie. Le problème de la défense, c’est qu’elle ne fait pas bon ménage, du moins durablement, avec la com’ (la communication gouvernementale, qui est à la propagande ce que Clemenceau disait de la musique militaire par rapport à la grande musique). Les erreurs d’analyse se paient cash. Demandez à Poutine, mais aussi à Zelenski.

La vraie question était : qu’est-ce que l’invasion russe de l’Ukraine change à notre perception de notre sécurité ? La réponse apportée par la future LPM est claire : rien. Cela ne peut rien changer puisqu’on ne s’est pas donné le temps d’en analyser les conséquences. Donc on continue comme avant, en retardant encore un peu plus certains programmes pour financer de nouvelles priorités.

Que l’on ne se méprenne pas ! Encore une fois, le groupe Mars se félicite du renouvellement de la dissuasion nucléaire, des efforts faits dans tel ou tel milieu, des rattrapages nécessaires en matière de drones et de munitions, et aussi du simple fait que la France ne se lance pas dans une course à l’armement pour préparer la guerre d’hier. Mais il est malheureusement vraisemblable que les efforts annoncés ne se traduisent pas par des budgets conformes, tant la programmation manque aujourd’hui de clarté.

On dira que c’est la faute à la remontée des taux ou à la contrainte budgétaire, sans dire qu’en réalité le « semestre européen », quand il sera réactivé après la « pause Covid », sera plus efficace que l’armée russe pour accroître nos vulnérabilités stratégiques. Gouverner, c’est prévoir ce qui ne manquera pas d’arriver. Si la LPM s’était concentrée sur les seuls crédits d’investissement et s’exprimait en euros constants, elle serait crédible. Mais ce n’est pas le cas, pas du tout.

L’OTAN incontournable

La véritable cause de ce naufrage intellectuel n’est ni la com’, ni la paresse. C’est l’aveuglement. Le refus de voir l’évidence. Pour être juste, notons que cet aveuglement est largement partagé par toute la classe politique, toutes tendances confondues. L’évidence que, en-dehors de l’Élysée (mieux vaut tard que jamais), des armées et des cercles d’experts, personne ne veut voir ici en France, c’est que l’OTAN est incontournable. La conséquence logique serait d’en finir avec les vieilles lunes de l’Europe de la défense ou d’une prétendue « posture gaullienne » pour investir dans ce « pilier européen » qui finira bien par émerger, ne serait-ce que le jour où les États-Unis auront définitivement réorienté leurs priorités.

La principale conséquence positive, pour nous, de la guerre en Ukraine est que, grâce au président Poutine, l’OTAN a été re-légitimé en tant que garant de la sécurité des Européens. Que l’on analyse cet événement comme un tournant géopolitique (le retour de la guerre froide) ou comme la suite logique d’une confrontation entre deux empires qui n’a jamais vraiment cessé (et qui donc n’est pas près de s’arrêter), ne change rien aux conséquences que l’on doit en tirer pour nous, Français, que les péripéties de l’histoire et de la géopolitique situent indubitablement au cœur de l’occident.

Soyons clairs : il est tout aussi absurde et insensé aujourd’hui de vouloir sortir de l’OTAN que d’investir dans une défense européenne en-dehors de l’OTAN. Pour tous les Européens, sauf les Français, l’autonomie stratégique européenne s’entend du renforcement du pilier européen de l’alliance. Confier le moindre euro à l’UE pour investir dans la défense revient à dilapider le « nerf de la guerre ». Un euro perdu dans les sables de l’UE est un euro de moins pour la défense commune.

En revanche, l’OTAN est efficace (à défaut d’être performante, c’est un autre débat) parce que les nations contributrices restent responsables de bout en bout. L’OTAN crée des standards et élabore de la planification, mais elle n’a aucune prétention politique. On sait qui paie et qui est le patron ; tout est parfaitement clair. Et si on n’est pas satisfait, on se retire de tel ou tel projet. La méthode communautaire est tout à fait différente au sein de l’UE, et c’est bien là qu’est le problème : avec la guerre en Ukraine, la Commission cherche à s’approprier des compétences que les États membres ne lui ont jamais déléguées. La pantalonnade de l’initiative ASAP (Act in support of ammunition production), censé fournir les munitions à l’Ukraine, illustre parfaitement ce hiatus.

C’est de ce point fondamental, et de ses conséquences pour la programmation militaire, qu’aurait dû débattre la représentation nationale en vue de l’élaboration d’un consensus refondé. Il n’en sera rien et c’est bien dommage.

Les conséquences du transfert d’une majeure partie de l’Ukraine de l’empire russe à l’imperium occidental, au nom du rétablissement de l’Ukraine dans ses frontières de 1991, ce qui devrait être finalement le cas à la fin de cette guerre, sont pourtant majeures. Parce que l’on se lance peut-être ainsi dans une nouvelle guerre de cent ans. Parce qu’il faut anticiper ce que signifiera à terme la garantie de l’article 5 donnée à l’Ukraine. Parce qu’il faut comprendre tout ce qu’implique une éventuelle adhésion de l’Ukraine à l’UE. L’échéance calendaire se situe certes au-delà de la fin de la future LPM, mais elle s’anticipe dès à présent. Voilà de vrais sujets de débat, dignes d’un Livre blanc. Et si nous en discutions enfin ?

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(1) Loi de programmation militaire : et si le Parlement votait une rallonge financière (1/2) (latribune.fr) ; Armées : si le budget avait été maintenu à son niveau de 1981, il s’élèverait 80 milliards d’euros par an (2/2) (latribune.fr) ; https://www.latribune.fr/opinions/armees-mais-que-restera-t-il-comme-credits-d-investissement-dans-la-future-lpm-951688.html

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* Le groupe Mars, constitué d’une trentaine de personnalités françaises issues d’horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l’industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.

Nucléaire: moins de têtes mais plus de dépenses des 9 puissances détentrices d’armes atomiques

Nucléaire: moins de têtes mais plus de dépenses des 9 puissances détentrices d’armes atomiques

 

par Philippe Chapleau – Lignes de défense – publié le 13 juin 2023

https://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/


Selon Dan Smith, Directeur de l’Institut international de recherche sur la paix à Stockholm (SIPRI, Stockholm International peace research institute), le nombre total de têtes nucléaires parmi les neuf puissances nucléaires (Grande-Bretagne, Chine, France, Inde, Israël, Corée du Nord, Pakistan, Etats-Unis et Russie) est tombé à 12 512 début 2023, contre 12 710 début 2022. Cependant, 9 576 se trouvent dans « des stocks militaires pour une utilisation potentielle », soit 86 de plus qu’un an auparavant.

« Nous avons eu plus de 30 années de chute (de la quantité) d’ogives nucléaires et nous voyons maintenant ce processus toucher à sa fin », a commenté Dan Smith. Les dépenses plus élevées signalées par la Campagne internationale pour abolir les armes nucléaires (ICAN) , qui s’est vu décerner le prix Nobel de la paix 2017, semblent confirmer ce constat.

Les dépenses mondiales en matière d’armes nucléaires ont augmenté pour la troisième année consécutive avec le montant de 78,84 milliards € ; soit 3 % de plus qu’en 2021. « Cela représente 149 938 € par minute ! Les neuf puissances nucléaires continuant en effet à moderniser, renouveler et à développer leurs arsenaux », selon l’ICAN qui vient de publier son nouveau rapport 2022 « Wasted: 2022 Global Nuclear Weapons Spending« . 

 

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La France poursuit la très forte augmentation de son budget dissuasion, avec une dépense par minutes de 10 083 € (500 € de plus qu’en 2021) en 2022, soit un budget de 5,3 milliards d’euros. Avec le vote de la Loi de programmation militaire, cette dépense passera annuellement de 2024 à 2030 à 7,69 milliards € et dépassera alors de loin les dépenses du Royaume-Uni. 

Les chiffres clés par pays

États-Unis : 41,55 Mds €, soit 79068 €/min, (43,7 Mds $, soit 83 143 $/min).
Les États-Unis possèdent 5 244 armes nucléaires utilisables à travers ses composantes terrestres, sous-marines et aériennes. Cet État est celui qui dépense le plus par rapport à tous les autres États disposant d’armes nucléaires et ce malgré une baisse de ses dépenses de 500 millions de dollars. Avec une dépense de 41,55 milliards d’euros, cela représente environ 5 % des dépenses militaires totales de ses en 2022.

Chine : 11,12 Mds €, soit 21 130 €/min, (11,7 Mds $, 22 219 $/min).
La Chine possèderait 410 armes nucléaires réparties à travers ses composantes terrestres, sous-marines et aériennes. Il n’existe pas d’informations publiques fiables sur les dépenses nucléaires de la Chine. ICAN estime que la Chine consacre 4% de ses dépenses militaires totales (soit 292 milliards de dollars s selon le SIPRI) pour son arsenal nucléaire. La Chine aurait ainsi augmenté ses dépenses par rapport à 2021 de 710 millions de dollars.

Russie : 9,12 Mds €, soit 17 334 €/min (9,6 Mds $, 18 228 $/min)
La Russie possède 5 889 armes nucléaires utilisables via ses composantes terrestres, sous-marines et aériennes. En 2018 le SIPRI a révélé que les dépenses nucléaires représentaient environ 13 % des dépenses totales de défense au cours des dernières années (2010 et 2016). ICAN estime que les dépenses militaires russes en 2022 pour son arsenal nucléaire représentent environ 11 % des dépenses totales liées à la défense. La Russie a dépensé en 2022 « seulement » 22 % de ce que les États-Unis ont dépensé et Moscou a augmenté ses dépenses de 551 millions de dollars par rapport à 2021.

Royaume-Uni : 6,46 Mds €, soit 12 339 €/min (6,8 Mds $, 12 975 $/min)
Le Royaume-Uni dispose de 225 armes nucléaires utilisables à partir de son unique composante sous-marine. Le Royaume-Uni ne publie pas de coûts détaillés officiels pour son programme d’armes nucléaires. Un rapport de 2016 de la Campagne pour le désarmement nucléaire (CND) a calculé que le coût total du remplacement du programme de sous-marins nucléaires (nouvelle classe Dreadnought) serait de 205 milliards de livres sterling (soit 284 milliards de dollars). Nous pouvons observer une augmentation des dépenses pour les armes nucléaires de 614 millions de livres sterling (757 millions de dollars) par rapport à 2021.

Inde : 2, 56 Mds €, soit 4 927 €/min, (2,7 Mds $, 5 181 $/min)
Sur une base de devise constante, l’Inde a augmenté ses dépenses en armes nucléaires de 590 millions de dollars (46 milliards de roupies indiennes) en 2022. *

Israël : 1,14 Mds €, soit 2 116 €/min, (1,2 Mds $, 2 226 $/min)
Israël possèderait 90 armes nucléaires et serait en mesure de les lancer à partir de missiles terrestres, sous-marins et via sa force aérienne. En raison de l’absence de reconnaissance par Israël de la possession d’un arsenal nucléaire, ICAN a utilisé un pourcentage moyen des dépenses consacrées aux armes nucléaires parmi les pays dotés, par rapport aux dépenses militaires totales pour évaluer les dépenses nucléaires d’Israël. Le SIPRI estime qu’en 2022, Israël a dépensé 23,4 milliards de dollars pour sa défense, ICAN estime que les dépenses pour le nucléaire militaire sont équivalentes à 5% de celles-ci.

Pakistan : 951 Mds €, soit 1 870 €/min, (1 Mds $, 1 967 d $/min)
Le Pakistan possèderait 170 armes nucléaires qui peuvent être lancées depuis des missiles terrestres, sa force aérienne et une capacité de frappe via des sous-marins est en cours de développement. Le Pakistan consacrait environ 10% de ses dépenses militaires à son arsenal nucléaire.

Corée du Nord : 560 millions €, soit 2 116 €/min, (589 millions de dollars, 1 161$/min)
La Corée du Nord possèderait 30 armes nucléaires et développerait des missiles capables de transporter des charges nucléaires, pouvant être lancés depuis la terre ou les sous-marins. L’estimation est réalisée sur la base d’une estimation équivalente à 35 % de son budget national consacré à son arsenal nucléaire.

M. Lecornu doute de la possibilité de financer un second porte-avions de nouvelle génération

M. Lecornu doute de la possibilité de financer un second porte-avions de nouvelle génération

https://www.opex360.com/2023/06/08/m-lecornu-doute-de-la-possibilite-de-financer-un-second-porte-avions-de-nouvelle-generation/


 

« La majorité a été plus forte qu’en 2018 pour la précédente LPM », s’est félicité Thomas Gassilloud, le président la commission Défense. Ce résultat s’explique par le soutien des députés du Rassemblement national [pourtant critiques sur certains points du texte] et de ceux du groupe « Les Républicains ». Les élus socialistes se sont abstenus tandis que ceux de la France insoumise et du Parti communiste ont exprimé leur opposition.

Désormais, il appartient aux sénateurs de se saisir de ce texte tel qu’il a été modifié par les députés. Et, désormais, celui-ci prévoit des « études de coûts » devant permettre au gouvernement de « présenter au Parlement, en 2028, une estimation des crédits nécessaires à la réalisation d’un second porte-avions de nouvelle génération » [PANG], la construction du premier ayant été confirmée… non seulement pour des raisons opérationnelles et capacitaires.. mais aussi pour des impératifs industriels étant donné que ce programme doit « garantir la pérennité des compétences ‘propulsion nucléaire’, avec une attention particulière portée à la conception et à la fabrication des nouvelles chaufferies K22 ».

Si ces études peuvent être perçues comme ouvrant la voie à un second porte-avions, le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, n’a pas voulu donner de faux espoirs, lors d’une audition au Sénat, le 7 juin.

« Je me suis […] engagé, pour des effets d’opportunité, à ce que l’on fasse la transparence, par un rapport au Parlement, sur la faisabilité et le coût d’un deuxième porte-avions. Je m’explique : cela ne veut pas dire que l’on en veut un deuxième – je pense qu’on n’est pas capable de le payer pour être très clair – mais pour des raisons de transparence », a affirmé le ministre. « Plus on va avancer, plus on va être capable de définir les coûts du PANG » et donc d’évaluer « ce que coûterait un second » [porte-avions]. Ce n’est pas parce qu’on demande le prix qu’on sait se le payer. C’est le principe du devis », a-t-il poursuivi.

Pour le moment, le coût du PANG, aux dires de M. Lecornu, est estimé à environ 10 milliards d’euros. Mais « ce sont les travaux qui vont être menés dans les dix-huit mois qui viennent qui permettront d’affiner les sommes, qui, je l’espère, ne seront pas en hausse », a-t-il précisé.

Un mois plus tôt, devant la même commission, Emmanuel Chiva, le Délégué général pour l’armement [DGA], avait évoqué des discussions « avec les industriels afin de garantir la notification de l’avant-projet détaillé fin avril ainsi que la synchronisation des prochains jalons à la lumière du prochain arrêt technique majeur du porte-avions Charles-de-Gaulle, et de son calendrier de retrait de service ».

Cette notification aurait dû se faire en présence de M. Lecornu, à l’occasion d’une visite sur le site de Naval Group à Indret [Loire-Atlantique], le 26 avril dernier. Visite qui a finalement été annulée à la dernière minute…

Quoi qu’il en soit, M. Chiva avait aussi indiqué que la phase de réalisation du PANG allait être lancée « fin 2025-début 2026 » afin de « ne pas décaler » son « admission au service actif à l’horizon 2028 », car un « décalage aurait des effets capacitaires sur la formation des équipages et l’acquisition des savoir-faire ». Aussi, avait-il ajouté, « nous avons donc responsabilisé les industriels sur ce résultat et nous allons réaliser les paiements à réception des prestations, demandant un effort de trésorerie aux industriels, conforme aux règles des marchés publics ».

En attendant, les études relatives aux catapultes électromagnétiques [EMALS] et au dispositif d’arrêt qui leur est associé [AAG – Advanced Arresting Gear], confiées à General Atomics, se poursuivent.

En effet, dans un avis publié le 7 juin, le Pentagone a indiqué avoir notifié, au nom du gouvernement français, un nouveau contrat à General Atomic pour mener à bien une « étude de cas » ainsi que des travaux de « recherche et de développement » à l’appui de l’achat « potentiel » de systèmes EMALS et AAG par la France, évalué à 1,321 milliard de dollars en 2021.

Pour rappel, et à cette fin, un premier contrat, d’une valeur de 8 millions de dollars, avait été attribué à General Atomics en septembre dernier. « Le contrat se terminera en 2023 par une revue des systèmes et une évaluation des fournisseurs français pour la fabrication potentielle de composants en France », avait alors précisé l’industriel américain.

Un budget « historique » et moins d’équipements… Le paradoxe de la future loi de programmation militaire

Un budget « historique » et moins d’équipements… Le paradoxe de la future loi de programmation militaire


Malgré des crédits en augmentation de 40%, la loi de programmation militaire 2024-2030, qui doit être votée ce 6 juin à l’Assemblée, marque une baisse des commandes de Rafale, de frégates ou de blindés. Analyse d’une contradiction. 

 

Chars

Chars Leclerc sur la base militaire de Cincu (Roumanie), en août 2022. L’armée de terre ne pourra compter que sur 160 exemplaires rénovés en2030, au lieudes 200 prévus auparavant. Frederic Petry / Hans Lucas/Afp

 

Tout ça pour ça. » C’est, en résumé, le sentiment largement partagé dans la communauté de défense sur le projet de loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030, dont le vote solennel à l’Assemblée nationale est prévu le 6 juin. Certes, la LPM marque un effort historique de réinvestissement dans les armées françaises.

Elle prévoit d’investir 413 milliards d’euros en sept ans, soit 40% de plus que la précédente. De 32 milliards en 2017 à l’arrivée à l’Elysée d’Emmanuel Macron, le budget de défense devrait passer à 68,9 milliards en 2030, une remontée en puissance inédite. « Plus de 400 milliards investis dans l’outil de défense au moment où les finances publiques sont sous pression, c’est un effort majeur, qu’il faut saluer« , estime Bruno Berthet, président d’Aresia, qui fabrique des bombes aériennes et des systèmes d’emport d’armement pour Rafale.

Pourtant, malgré la forte hausse des crédits, la plupart des cibles d’acquisitions d’équipements ont été réduites. L’armée de l’air aura 48 Rafale et 15 A400M en moins en 2030 par rapport aux prévisions de la précédente LPM. La marine doit faire une croix sur deux frégates de défense et d’intervention (FDI) à même échéance. Quant à l’armée de terre, elle aura 500 blindés Griffon et Jaguar en moins en 2030 par rapport aux prévisions antérieures. « On a un budget en hausse de 40% et une baisse de quasiment toutes les cibles: c’est quand même un vrai souci« , assène le sénateur LR Cédric Perrin, vice-président de la commission des Affaires étrangères et de la Défense.

Après la chute du Mur, en 1989, la France a fortement désinvesti dans ses équipements susceptibles d\'être engagés dans un conflit traditionnel.

Le prix de la dissuasion

Comment expliquer ce paradoxe? Plusieurs facteurs entrent en ligne de compte. L’inflation, d’abord: elle devrait amputer le budget de 30 milliards d’euros sur les sept ans de la programmation. La dissuasion, ensuite: le renouvellement des deux composantes (océanique et aéroportée) monte en puissance, avec le développement des futurs sous-marins lanceurs d’engins (SNLE 3G) et des nouveaux missiles nucléaires hypersoniques ASN4G.

Facture: 54 milliards d’euros, soit 7,7 milliards par an en moyenne, 50% de plus que la moyenne des trois dernières années. « Cet investissement est lourd, mais il est nécessaire: quand on ne modernise pas une dissuasion, on la rend non crédible », appuie le député Horizons Jean-Charles Larsonneur, membre de la commission de la Défense.

La LPM investit aussi dans les nouveaux champs de conflictualité: six milliards d’euros pour l’espace, cinq milliards pour le cyber. Elle met le paquet sur les segments, longtemps délaissés, des munitions (seize milliards), des drones (cinq milliards) et de la maintenance (49 milliards). Elle doit également financer les 6.300 créations de postes prévues d’ici à 2030, sur des spécialités (cyber, maintenance…) où la concurrence avec le privé est rude.

Des moyens échantillonnés

En clair, quand le chef d’état-major des armées, le général Thierry Burkhard, et le patron de l’armée de terre Pierre Schill appelaient à muscler, en priorité, les capacités de l’armée de terre notamment en Europe de l’Est, l’exécutif a fait le choix d’une certaine continuité. La France conserve son modèle d’armée dit complet, c’est-à-dire qu’elle garde à peu près toutes les capacités (dissuasion, entrée en premier sur un théâtre…), mais avec peu de stocks et une faible capacité à durer dans un conflit de haute intensité. Elle « aura une armée de haut niveau, qui sera capable de danser autour des forces russes et probablement de les réduire en pièces, mais pas pour longtemps« , résumait fin avril Michael Shurkin, directeur au cabinet américain 14 North Strategies.

Au ministère des Armées, on assume ce choix. « Cette LPM privilégie la cohérence sur la masse d’équipements, résumait Sébastien Lecornu le 11 mai. Avoir 1.000 chars Leclerc ou canons Caesar dans des entrepôts, sans munitions ou infrastructures, ne servirait pas nos armées.«  Ce choix d’une armée « échantillonnaire » est-il bien raisonnable, alors que la guerre fait rage en Ukraine? « Bien sûr, on aurait pu rêver d’une LPM avec 70 milliards d’euros de plus, qui aurait permis de massifier les armées, pointe le général Charles Beaudouin, ancien sous-chef d’état-major plans et programmes de l’armée de terre. Mais cette LPM est une bonne loi, cohérente, qui traite des sujets qui avaient été sacrifiés depuis trente ans, comme les munitions et le soutien. »

Un format hérité de l’après-guerre froide

D’autres experts sont moins convaincus, soulignant que la France réduit ses acquisitions au moment même où la Pologne a commandé, en un an, 366 chars Abrams et 32 chasseurs F-35 aux Etats-Unis, et 1.000 chars K2, 50 avions de combat FA-50 et 288 lance-roquettes multiples à la Corée du Sud.

« Le projet de LPM pérennise essentiellement un format hérité de l’après-guerre froide visant à conserver des capacités sur tout le spectre, au prix d’un échantillonnage des moyens conventionnels qui n’est soutenable qu’en temps de paix », estime Elie Tenenbaum, directeur du Centre des études de sécurité de l’Ifri dans une note parue le 26 mai. « En agissant ainsi, nous renonçons à renforcer notre influence dans l’Otan ou auprès de nos alliés d’Europe centrale », craint le député LR Jean-Louis Thiériot.

L’idée d’un fonds spécial

Même le think tank Ifrap, d’ordinaire assez allergique aux dépenses publiques, estime que le compte n’y est pas. Il suggère un fonds spécial doté de 57 milliards d’euros, sur le modèle de celui à 100 milliards lancé par l’Allemagne, qui permettrait d’abonder le budget des armées de huit milliards d’euros par an.

L’outil permettrait de remonter les cibles d’acquisitions (185 Rafale en 2030 au lieu de 137, et 5 frégates FDI au lieu de 3, 205 canons Caesar au lieu de 109), et de muscler les effectifs, avec une force opérationnelle terrestre (le cœur de l’armée de terre) qui passerait de 77.000 à 100.000 militaires. Une idée qui ressemble à un doux rêve vu la situation des finances publiques.

Un échec français cuisant dans les drones

Eurodrone. Le projet européen n\'est pas attendu avant 2030.
Eurodrone. Le projet européen n’est pas attendu avant 2030. (Airbus)

Drones de combat TB2, engins kamikazes Shahed et Lancet…Depuis le début de la guerre en Ukraine, les drones sont devenus incontournables pour Kiev comme pour Moscou. La France, elle, peine à rattraper son retard dans ce domaine. Le drone tactique Patroller va bientôt entrer en service avec cinq ans de retard. De son côté, l’Eurodrone européen n’est pas attendu avant 2030. L’armée a aussi raté le virage des drones kamikazes et elle a dû commander des Switchblade américains fin avril.

Pourquoi ce retard? Dans un rapport publié en 2020, la Cour des comptes dénonçait « des résistances d’ordre culturel, en particulier au sein de l’armée de l’air », « un manque de constance dans les choix industriels et capacitaires », des « rivalités entre industriels« , et une « absence de vision stratégique ». Le projet de LPM prévoit un investissement de 5 milliards d’euros sur le segment des drones: 3.000 engins doivent notamment arriver dans l’armée de terre d’ici à 2025.

Loi de programmation militaire : vers une nouvelle réalité de la guerre pour la défense française ?

Loi de programmation militaire : vers une nouvelle réalité de la guerre pour la défense française ?

Vue détaillée de l'uniforme de l'armée française porté par les soldats dans une base militaire. Drapeau de français sur l'uniforme.
Les nouveaux défis de la loi de programmation visent à faire face à des ennemis d’une puissance symétrique. Les nouvelles technologies occupent notamment une place importante dans l’appréhension de ces conflits futurs. Shutterstock

 

Depuis le début de la guerre en Ukraine, plusieurs États européens ont réagi en allouant des budgets supplémentaires à leurs armées avec différents objectifs. C’est le cas de la France qui, à travers sa nouvelle loi de programmation militaire pour les années 2024 à 2030, entend s’attacher à de nouvelles ambitions militaires, ou tout du moins réajuster les précédentes.

Cette réforme est-elle l’incarnation d’une nouvelle stratégie d’action pour les armées françaises, ou ne s’agit-il que d’un mouvement logique au vu de la situation internationale ?


De nouveaux contextes de guerre

Dans la nouvelle loi de programmation militaire, trois éléments importants sont à noter : le maintien de la dissuasion nucléaire comme « le cœur de notre défense en protégeant la France », le pari sur les technologies futures (comme « le domaine du spatial, du cyber, des drones, du quantique ou de l’intelligence artificielle ») et « notre capacité à faire face à un engagement majeur et à des affrontements de haute intensité ». Il existe bien sûr d’autres points importants, par exemple la question des guerres hybrides, qui associent des opérations militaires conventionnelles (forces armées, cyberguerre) et non conventionnelles (désinformation, attentats).

On pourrait se dire que le fait de conserver la dissuasion nucléaire comme le centre de la stratégie militaire de la France n’entraîne pas un changement de paradigme. Cependant, si nous pouvions espérer que l’arme nucléaire empêche les conflits (du moins avec les nations qui en possèdent), l’histoire a su montrer le contraire. Ainsi, les États-Unis ont par exemple refusé d’utiliser la bombe atomique contre la Corée du Nord en 195. Pour comprendre cela, il faut revenir à une vision clausewitzienne(issu de Claustwitz, penseur militaire prussien du XIXe siècle, dont les travaux sont toujours hautement considérés de nos jours.

La guerre n’est pas un simple déchaînement de violence entre deux entités, elle répond en réalité à des strates de violences, qui peuvent s’escalader, se figer, ou se désescalader. L’on peut ainsi mentionner des guerres régionales (Haut-Karabagh), de guerres totales (première Guerre mondiale), de guerres d’extermination (seconde Guerre mondiale, sur certains théâtres d’opérations).

L’arme nucléaire apporte désormais une nouvelle strate de violence : la guerre nucléaire. Ainsi, deux nations peuvent s’affronter ouvertement sans qu’aucun des camps ne veuille escalader le conflit jusqu’à ce stade. C’est notamment le cas actuellement de la guerre en Ukraine. Bien que cette dernière n’en possède pas, la Russie, elle, menace régulièrement d’en faire usage. Les forces de l’OTAN, bien qu’elles ne participent pas activement au conflit, ont toutefois prévenu la Russie qu’elles interviendraient militairement si cette dernière venait à franchir le seuil nucléaire.Pour l’heure, la Russie n’a pas fait usage de ces armes, n’entraînant donc pas une guerre nucléaire, alors qu’elle en a la capacité.

De nouvelles technologies

Les investissements dans de nouvelles technologies et la préparation vers des conflits de haute intensité constitueraient un changement de paradigme pour la France sur ses façons de faire la guerre, et contre qui elle les mène. Selon Michel Goya, ancien colonel de l’armée de Terre, historien et penseur militaire, après la fin de la guerre froide, l’armée française a dû composer avec de nouveaux types de conflits au travers des OPEX (Opérations Extérieures).

Le but de l’armée n’était donc plus un affrontement avec une grande puissance mais la lutte contre ce que l’on nommera des guérilleras et des techno-guérilleras, pour reprendre les termes du politologue belge Joseph Henrotin. Ce fait a certainement constitué un changement de paradigme pour les armées, tant cela a affecté leur culture et leur vision de la guerre.

Soldats français engagés en opération extérieure lors de l’opération Barkhane. Ici à Ansongo, Mali en Décembre 2015
Soldats français engagés en opération extérieure lors de l’opération Barkhane. Ici à Ansongo, Mali en Décembre 2015. Shutterstock

Les nouveaux défis de la loi de programmation ne visent plus à répondre à ce genre de conflit, mais à de nouveau faire face à des ennemis d’une puissance symétrique. Les nouvelles technologies occupent une place importante dans l’appréhension de ces conflits futurs.

Même si l’on ne peut encore tirer trop de leçons de la guerre en Ukraine, les drones semblent avoir pris une place importante dans les combats. La place nouvelle de ces engins n’est pas sans rappeler les travaux du philosophe Grégoire Chamayou, et les lourdes conséquences militaires et éthiques de leur emploi. D’autre part, certaines entités comme la société américaine Palantir, spécialisée dans la conception de logiciels de traitement de données au service de forces de police ou de renseignement, qui commencent à tester des IA (intelligence artificielle) capables de participer et d’aider aux décisions militaires. L’avenir nous dira si les réseaux d’informations, couplé aux IA et aux robots, formeront la base des armées futures, et ouvriront la voie sur de nouvelles manières de faire la guerre.

Vers une nouvelle réalité de la guerre ou une simple continuité de l’histoire ?

Pour l’heure, ces avancées technologiques sont encore très restreintes et ne s’ancrent que très partiellement dans les programmes de modernisation – comme le programme Scorpion, fer de lance de la modernisation des systèmes de communication de l’Armée de Terre.

Il faudra également voir quels dispositifs seront déployés pour les contrer (il existe déjà des systèmes de défense anti-drone comme le HELMA-P, capable de neutraliser un drone léger jusqu’à 1 kilomètre par un système laser. La guerre est toujours affaire d’adaptation et de riposte face aux nouvelles armes et méthodes de son adversaire (char/anti-char, mines/détecteur de mines, guerre sous-marine/guerre anti-sous-marine), et nous voyons peut-être dans ces nouveaux dispositifs ce même principe de riposte à une menace nouvelle.

Le fait d’investir ainsi dans ses armées pourrait être le signe d’une nation en guerre, ou d’une nation qui s’apprête à l’être. La question des évolutions budgétaires entre période de paix et de conflit a été étudié et conceptualisé sous le terme de « pause stratégique ».

Développée par Michel Goya, la pause stratégique théorise que la puissance militaire des États chute fortement dans les périodes de paix, et surtout d’après-guerre. L’idée étant que la nation n’a plus besoin de conserver une grande armée, et doit juste veiller à maintenir une capacité de mobilisation. Ainsi, entre chaque guerre, les dépenses militaires diminuent avant de remonter pour le prochain conflit. Pour un exemple, durant la Première Guerre mondiale, on estime qu’entre 15 % à 25 % de la richesse de la France est injectée dans les armées. Ce nombre tombe à 9 % à 1920, puis à 3,2 % en 1930, avant de remonter à 8,5 % en 1938.

Il est cependant faux de dire que la France a été en paix après la chute de l’URSS. Au contraire, nous nous sommes engagés dans de nombreuses opérations extérieures de maintien de la paix. Ces missions ont consisté à faire intervenir nos forces armées comme des forces de police dans des régions en crise dont nous n’étions pas les protagonistes.

Malgré cela, nous pouvons bien constater une diminution des budgets alloués aux armées après la chute de l’URSS (3 % du PIB en 1988 contre 2 % en 2001). L’objectif annoncé de la réforme n’est pour l’instant que de revenir à la barre des 2 %.

La nouvelle loi de programmation militaire est-elle un indice sur le fait que nous sommes en train de sortir d’une pause stratégique ?

Plus qu’une nouvelle réalité de la guerre, qui serait faite par les drones et pilotée par des intelligences artificielles ; nous pourrions voir dans le réarmement de nombreux États du monde la fin d’une période de paix, et craindre le retour davantage de conflits ouverts. En parallèle de la guerre en Ukraine, beaucoup de regards inquiets se tournent vers Taïwan et les intentions affichées de la Chine de s’en emparer. Le Moyen-Orient semble également engagé dans une course à l’armement depuis quelques années sous fond de tensions diplomatiques.

Nous pourrions aussi penser que cette période de tension est passagère, ou que l’idéologie pacifique développée en Europe après les deux guerres mondiales nous protégera de tout conflit externe de grande envergure. Quelle que soit notre position, l’avenir nous apportera nos réponses, là où la nouvelle loi de programmation militaire se veut une garante de « notre autonomie stratégique ».

Une poussée parlementaire en faveur du char de combat

Une poussée parlementaire en faveur du char de combat

– Forces opérations Blog – publié le

Rehausse de la cible et des capacités du Leclerc, remplacement anticipé, abandon du développement d’un char en franco-allemand (MGCS), etc. : une vingtaine d’amendements au projet de loi de programmation militaire 2024-2030 ont été déposés avec pour enjeu commun de « muscler » le parc de chars de l’armée de Terre.

Quel avenir pour le parc de chars français ? Les combats en Ukraine et le réarmement généralisé constaté en Europe ont rebattu certaines cartes, à tel point que de nombreux parlementaires militent pour modifier un projet de LPM qui, dans ce segment, mise sur la continuité des efforts engagés. En l’état, la rénovation du Leclerc sera poursuivie mais étalée jusqu’en 2035, choix assumé par le chef d’état-major de l’Armée de Terre, le général Pierre Schill, pour garantir le renforcement de capacités longtemps délaissées. De même, MGCS restera la voie poursuivie pour « préparer l’avenir du combat terrestre », insiste le rapport annexé. 

Ce statu-quo ne convainc pas, tant dans les rangs de l’opposition que parmi certains députés de la majorité. Sur les 1741 amendements déposés à ce jour, au moins 24 traitent du sujet. Pour la LFI-NUPES et le Rassemblement national, la France doit dès à présent se désolidariser de l’Allemagne. Dans plusieurs amendements, chacun exhorte à s’écarter du partenaire en mettant un terme au programme MGCS, « ce programme voué à l’échec » selon le groupe LFI-NUPES.

Tant pour les deux « extrêmes » que pour quelques élus républicains et socialistes, il conviendrait désormais de privilégier d’autres pistes pour trouver un successeur au Leclerc, jusqu’à proposer une voie souveraine plus longue et plus coûteuse. Pour certains, le meilleur candidat se résume à quatre mots : Enhanced Main Battle Tank (EMBT). Présenté l’an dernier sous la forme d’un démonstrateur par KNDS (Nexter + KMW), ce char « de génération intermédiaire » serait le plan B à envisager pour un remplacement progressif du Leclerc.

Ce scénario est d’ores et déjà bien pris en compte par l’industriel français concerné, le groupe Nexter. « D’une manière ou d’une autre, une solution intermédiaire devra être trouvée pour succéder au char Leclerc, solution qui s’impose petit à petit du fait du contexte ukrainien et de l’arrivée de chars avec de nouvelles capacités », expliquait son PDG, Nicolas Chamussy, le 3 mai en audition parlementaire.

Séduisante, l’option EMBT suppose néanmoins de se pencher sérieusement sur les questions de coûts, de calendrier, d’industrialisation et, surtout, de finalité opérationnelle. Un char de nouvelle génération, oui, mais pour faire quoi ? Et, bien qu’à une échelle moindre, un tel choix amènera de toute façon à devoir compiler avec l’Allemagne, ce partenaire « loin d’être fiable » selon l’alliance LFI-NUPES. Autant de questions qui semblent aujourd’hui échapper à beaucoup, mais sur lesquelles députés socialistes, républicains et d’extrême droite demandent au gouvernement de se prononcer, pour les premiers, « dans un délai de 24 mois ». « Un rapport permettrait de déterminer la nécessité d’un tel investissement et, si tel était le cas, les solutions pertinentes », notent des députés RN.

Faute de solution de remplacement, le groupe LFI-NUPES exhorte à rehausser la cible de Leclerc XLR à horizon 2030, qui passerait de 160 à 180 exemplaires livrés sur les 200 attendus. « En attendant l’arrivée d’un hypothétique char européen, la France dispose de ses chars Leclerc, qu’il convient de rénover », commente-t-elle. 

Le député RN Laurent Jacobelli entreprend quant à lui de sanctuariser une capacité pour l’instant non prise en compte dans l’opération de rénovation du Leclerc. L’amendement déposé vise ici « à garantir l’inclusion d’un module de protection active sur au moins une partie de nos chars Leclerc, sans fixer de cible contraignante ». Un effort supplémentaire annoncé auparavant par le CEMAT et sur lequel la Direction générale l’armement et les industriels progressent dans le cadre du PTD Prometeus.

Si le retard de MGCS est « quelque peu préoccupant » pour le ministre des Armées Sébastien Lecornu, le délégué général pour l’armement, Emmanuel Chiva, confirmait cette volonté commune consistant « à poursuivre la feuille de route de notre char de combat ». « Nous sommes en train d’accélérer à ce sujet, en étant conscients des différents points de passage, afin de conserver notre capacité opérationnelle en matière de char de combat », déclarait-il le 2 mai. 

Loi de programmation militaire : la « grande illusion » des 413 milliards d’euros (2/2)

Loi de programmation militaire : la « grande illusion » des 413 milliards d’euros (2/2)

Le groupe Vauban livre une analyse très critique du projet de loi de programmation militaire en cours d’examen à l’Assemblée nationale. Un projet qui propose pourtant une enveloppe budgétaire de 400 milliards d’euros en faveur des armées. Dans ce second volet, le groupe Vauban décortique la mécanique financière de ce projet de loi, qui va impacter, selon lui, tout aussi bien les capacités des armées que celles des industriels. Par le groupe Vauban*.

Les armées resteront échantillonnaires avec un mélange déséquilibré de matériels de nouvelle génération et de vieilles plateformes à la revalorisation lente ou réduite, sans atteindre l'épaisseur nécessaire, le tout avec des réductions temporaires de capacités et des obsolescences de plus en plus marquées dans des domaines critiques.
Les armées resteront échantillonnaires avec un mélange déséquilibré de matériels de nouvelle génération et de vieilles plateformes à la revalorisation lente ou réduite, sans atteindre l’épaisseur nécessaire, le tout avec des réductions temporaires de capacités et des obsolescences de plus en plus marquées dans des domaines critiques. (Crédits : Reuters)

 

Une analyse minutieuse démontre que non seulement le chiffre est démesurément gonflé mais qu’en plus il n’intègre pas une série de risques, qui, pris isolément, ne sont pas scandaleux en soi (on ne saurait tout prévoir) mais pris ensemble, rendent insincère cette LPM. De 413 à 75,9 milliards d’euros. Désormais appelé « l’homme qui vaut 400 milliards d’euros » – titre flagorneur de l’article d’Henri Gibier du 4 avril dans les Echos -, M. Lecornu n’est en réalité, et au final, que « l’homme qui vaut 75,9 milliards d’euros ».

  • Un « hiatus de 13,3 milliards d’euros » et des ressources extra-budgétaires optimistes

Le ministre intègre d’emblée 13 milliards d’euros de ressources extra-budgétaires sur lesquelles il estime que la moitié (5,9 milliards d’euros) est documentée et reconnue comme telle par le Haut Conseil des Finances Publiques (HCFP). Les ressources extra-budgétaires du ministère des Armées (immobilier, soulte venant d’un industriel, actes médicaux du SSA, etc) sont considérées comme « très optimistes » par les initiés. Quoiqu’il en soit, il manque de toute façon plus de 7 milliards d’euros à l’appel ; or, selon le HCFP, l’empilement des lois de programmation (militaire, intérieur, recherche, etc) imposera une réduction généralisée des autres dépenses de l’État : « l’effet conjugué de ce projet de loi de programmation militaire, de la loi de programmation de la recherche et de la loi d’orientation et de programmation du ministère de l’Intérieur va contraindre fortement les autres dépenses du budget de l’État. Les crédits couverts par ces trois textes vont augmenter plus rapidement que le total de la dépense de l’État, ce qui impose une baisse en volume des autres dépenses pour atteindre les objectifs fixés dans le projet de loi de programmation des finances publiques » : comment espérer un effort supplémentaire de 7 milliards de la part des autres ministères et que faire si les autres dépenses de l’État augmentent de manière exponentielle sous le coup de nouvelles priorités ou de nouvelles crises sociales ou sanitaires ? [1]

Comme le dit pudiquement M. Moscovici, « il y a un hiatus de 13,3 milliards d’euros ». De 413,3 milliards d’euros, on descend déjà à 400 milliards ou à 405,9 milliards d’euros si l’on fait grâce au ministre de son optimisme sur les ressources extra-budgétaires de son ministère. Nulle surprise donc si certains amendements de l’opposition visent à remplacer les ressources extra-budgétaires par des crédits budgétaires si celles-là n’étaient pas au rendez-vous…

La descente aux enfers budgétaires n’est cependant pas terminée.

  • 300 milliards d’euros de programmes déjà engagés

Le socle des programmes et des dépenses de fonctionnement incompressibles se situe autour de 300 milliards d’euros, ce qui fait que l’effort de Défense ne porte en réalité pas sur 400 milliards d’euros mais uniquement sur 100 milliards d’euros de ressources nouvelles (ou 105,9 milliards € si l’on considère « sincères » les 5,9 milliards d’euros de ressources extra-budgétaires du ministère). Faire du neuf avec du vieux est une vieille astuce politicienne de recyclage, mais le débat eût gagné en honnêteté intellectuelle si ces données avaient été portées au public.

  • 30 milliards d’euros d’inflation, vraiment ?

Redescendue à 100 ou 105,9 milliards d’euros, la marge de manœuvre du ministère se réduit encore avec l’inflation : le ministre estime qu’elle assèchera la LPM de 30 milliards d’euros. Ce chiffre n’est nulle part documenté, comme l’a fait remarquer benoîtement M. Cambon : « De même, le rapport annexé n’apporte aucune précision quant aux effets de l’inflation, qui pourraient être de l’ordre de 30 milliards d’euros. »[2]. Loin de l’expliquer, le ministre s’est attaché à minimiser cet impact par le report de charges, la solidarité interministérielle sur le carburant, etc. Le problème est que le niveau même de l’inflation a été fixé de manière optimiste : 3% en 2024 et 1,75% à partir de 2026, soit un niveau trop optimiste par rapport aux données et projections actuelles. M. Moscovici le dira avec d’autres termes : « (…) la prévision d’inflation du Gouvernement pour 2023 est désormais légèrement optimiste. Selon le consensus des économistes du Haut Conseil, l’inflation pour 2023 devrait atteindre en effet 4,9 %, contre 4,2 % anticipés par le Gouvernement. Par ailleurs, dans son avis relatif au projet de loi de programmation des finances publiques, le Haut Conseil relevait des incertitudes à partir de 2026. Plusieurs dirigeants d’organisations internationales ont également alerté sur une résistance de l’inflation, qui doit nous faire réfléchir. Il est donc possible[3] que les prévisions à partir desquelles a été construite la loi de programmation militaire aient été sous-évaluées».

  • De 413,3 à 75,9 milliards d’euros seulement

Au bilan, avec le « hiatus de 13,3 milliards d’euros », le socle des programmes déjà engagés, l’optimisme sur l’inflation, la marge réelle du ministre n’est pas de 413,3, de 405,9 ou de 400 milliards d’euros, mais seulement de 75,9 milliards d’euros :

Annonce :                                                                             413,3 milliards d’euros
Projet de loi :                                                                        400 milliards d’euros
Ressources extra-budgétaires :                                          13,3 milliards d’euros
« Ressources extra-budgétaires documentées » :             5,9 milliards d’euros
Ressources non documentées :                                           7,4 milliards d’euros
Socle des programmes & dépenses incompressibles : 300 milliards d’euros
Effet de l’inflation :                                                               30 milliards d’euros

Solde net de la marge de manœuvre :                              75,9 milliards d’euros

Des paris et des impasses

Si la montagne de l’optimisme ministériel de 413,3 milliards d’euros a, au final, accouché d’une modeste souris de 75,9 milliards d’euros de marges réelles nouvelles, la LPM fait pire : elle minimise nombre de charges futures. En effet :

  • Si elle les couvre, c’est insuffisant. Ainsi en va-t-il des OPEX avec ce montant très bas de 750 millions d’euros. De deux choses l’une : ou le ministre est convaincu que la France doit affronter la haute intensité, et alors il doit provisionner des crédits pour la préparation opérationnelle de haute intensité à un niveau équivalent à Barkhane, ou alors il ne l’est pas et il minimise les provisions nécessaires. La contradiction entre la présentation d’un contexte dramatisé et la réalité des provisions d’OPEX surprend. Ainsi en va-t-il également des données macro-économiques majeures (hors inflation), comme le cours du Brent ou l’évolution $/€, post-2026 ; ainsi en va-t-il des prix de l’énergie que le ministère voit baisser après 2026… Plus grave : le taux de couverture des risques sur les « programmes à effet majeur » a été ramené de 6,4% à 3,8%…
  • Si elle ne les couvre pas, c’est inquiétant : les risques non couverts sur les programmes à effet majeur frôlent un niveau énorme (que l’on tait ici par confidentialité) comme d’ailleurs les besoins de financements de l’OTAN non programmés mais auxquels la France devra faire face comme membre. Même le soutien à l’Ukraine dont le ministre se rengorge d’avoir réussi à l’exclure de la LPM, nécessitera cependant un abondement chaque année du montant des contributions afin d’éviter un effet d’éviction sur la LPM et l’effet déjà constaté dans les pays de l’OTAN : le soutien à l’Ukraine désarme les contributeurs qui mettront des années à compenser ces cessions urgentes et désordonnées. Ce conflit étant sans fin appréciable, la spirale de la surenchère est enclenchée sans cran d’arrêt.

Le pari risqué des coopérations et des exportations. Dans la liste des paris financiers « audacieux » de cette LPM, il faut inclure les risques liés aux coopérations européennes et aux exportations. Notre groupe a souvent dénoncé, faits et chiffres à l’appui, la gabegie financière (et opérationnelle) des programmes en coopération européenne, à l’exception de quelques domaines dont la missilerie. Panacées pour l’énorme majorité des acteurs de la défense, ces coopérations sont pourtant un cauchemar financier. La LPM 2024-2030 fait le pari que les coopérations européennes ou internationales sur des programmes majeurs (que l’on ne détaillera pas ici par confidentialité) seront bel et bien réalisées. Or, le montant des risques liés à la non-réalisation de ces coopérations est extrêmement conséquent et donc potentiellement déstabilisateur pour la planification financière de ces programmes et, in fine, pour les capacités des armées. Deux capacités sont particulièrement déstabilisantes : l’Eurodrone, qui vire actuellement à la catastrophe industrielle (mais qui est accélérée !) et le MGCS, qui est encore dans les limbes, pris dans une guerre germano-germanique largement prévisible dès lors que Rheinmetall s’arrogeait le tiers du programme tout en construisant un programme concurrent (le KF-51 Panther) !

De même, le ministre s’avance énormément sur l’exportation, en listant deux produits compliqués à commercialiser sur le marché mondial : l’A400M (qui n’a que quelques clients export : Malaisie, Kazakhstan et Indonésie, à chaque fois pour un nombre d’unités très faible) et la frégate FDI (le prospect cité, bien connu des initiés, est un très gros pari compte tenu de la relation bilatérale en dents de scie et de la concurrence européenne très forte sur ce segment déjà occupé par un concurrent européen). Décaler l’acquisition de 15 A400M et faire pression sur Airbus pour qu’il trouve des clients de substitution, décaler deux FDI en espérant les vendre à un client capricieux, ce n’est pas une transformation, mais bel et bien une escroquerie, c’est-à-dire dans notre définition, une mauvaise affaire qui trahit une bonne foi.

Au bilan, les paris sont tels que les hypothèses en tout genre sont toutes de très sérieuses hypothèques : si M. Moscovici n’a pas voulu parler d’insincérité à propos de la LPM, ce gros mot est, lui, bel et bien chuchoté dans d’autres enceintes.

Le modèle d’armée de 2030…en 2035

Pompeusement baptisée loi de transformation et comparée même à l’effort gaullien de constitution de la force de frappe, cette LPM repose sur un paradoxe excellemment mis en exergue par Olivier Marleix le 5 avril dernier : « Le grand paradoxe de cette LPM est l’annonce d’un investissement record, mais de reports de livraison ou de baisses de cibles d’acquisition par rapport à la LPM 2019, malgré le retour de la guerre en Europe. Alors que la précédente LPM affichait une cible de 185 Rafale en 2020, vous fixez l’objectif à 137. De même, alors que 5 FDI étaient prévues, la LPM n’en propose plus que 3 ; et la cible de 50 avions de transport A400M a été réduite à 35. En découle le sentiment que cette LPM souffre d’arbitrages négatifs pour 2024 et 2025 – liés à l’état de nos finances publiques – alors qu’il aurait fallu concentrer les moyens pour répondre à la menace ».

Mais à part cette actualisation, le ministre assume la non-comparaison des rapports annexes des deux LPM (19-25 et 24-30) : « car j’ai souhaité que l’on raisonne, non plus en termes de commandes ou d’ambition, mais de parcs, c’est-à-dire de matériel livré. Au regard de l’effort que nous allons demander à la Nation et aux contribuables, j’estime en effet qu’il faut être précis » ; le sénateur Cédric Perrin (Sénat, 3 mai) a, heureusement, remis les pendules à l’heure par une très sèche remarque : « Quant à votre affirmation que la LPM proposée porterait sur des livraisons là où la LPM actuelle ne porterait que sur des commandes, c’est faux. C’est regrettable. On aurait par exemple aimé avoir un point de passage à 2025 pour pouvoir juger de l’avancement des programmes par rapport aux cibles figurant dans la LPM actuelle. Dans la précédente loi de programmation militaire figuraient les ambitions de livraison, mais aussi les parcs d’équipements à différentes dates ; il ne reste plus que ces derniers, tandis que les matériels diffèrent et qu’il y a parfois des regroupements, comme pour le Serval »…

Outre son imprécision, ce rapport annexé oublie nombre de programmes ; le sénateur Cédric Perrin les a listés : « le VBAE, qui doit succéder au VBL, ou encore à l’engin du génie de combat. Je pense aussi au remplacement des poids lourds de l’armée de terre. La précédente LPM mentionnait un successeur pour les véhicules 4-6 tonnes, qui a ici disparu. Or la question de la logistique est fondamentale. Quant au Tigre Mark 3, il n’est pas mentionné non plus. Il est fait état de 67 hélicoptères, mais combien seront rénovés ? Quels seront les caractéristiques de ce Tigre Mk3 ou Mk2+ ? Nous aurions besoin de précisions à ce sujet, de même que sur l’armement de ce nouveau Tigre. ».

Sur la forme, donc l’opposition elle-même constate le tour de passe-passe de fond qui se dessine : la LPM n’est pas une loi de transformation, mais de stagnation où l’ensemble des armées poursuivra ses missions sur des matériels déjà anciens et fera l’impasse sur certaines capacités qui auront disparues temporairement (sous le délicieux terme de « réductions temporaires de capacités » ou RTC). Les experts de tout bord ont soigneusement listé les stagnations à venir : les 940 amendements déposés par les députés en tracent d’ailleurs largement le contour, des frégates aux chars de combat en passant par les patrouilleurs, les capacités outre-mer de débarquement, les chasseurs de mines, les hélicoptères de manœuvre et de combat, les équipements de cohérence, etc : l’article de Vincent Lamigeon dans Challenges du 10 mai (« Rafale, chars Leclerc… Les idées des députés pour améliorer la LPM ») en donne une idée assez précise.

Loin de transformer les armées, cette LPM fait glisser leur modèle 2030 à 2035, soit cinq années potentiellement perdues si la barre n’est pas redressée en 2027.

Au bilan, l’ensemble des armées y perd : la fameuse « révision de cadencement » des commandes et des livraisons est un doux euphémisme pour cacher deux réalités : renoncement et éparpillement. Renoncement à des commandes, éparpillement des investissements avec, à chaque fois des conséquences opérationnelles : les fameuses RTC. La hausse même du budget relatif aux munitions complexes ne garantit nullement que les unités enfin dotées pourront en tirer régulièrement en entraînement comme cela devrait être déjà le cas et ce qui ne l’est toujours pas si l’on en croit les remontées en provenance des armées.

Si les chefs d’état-major n’ont pas d’autre choix que d’assumer publiquement des choix qui n’étaient pas toujours les leurs à l’origine (les armes le cèdent à la toge selon l’adage romain), il revient aux acteurs parlementaires et observateurs extérieurs de le faire à leur place.

La pression sur les industriels

La dramatisation du contexte et sa théâtralisation au plus haut sommet de l’État ont donné naissance au concept incongru d’économie de guerre. Outre le fait que la France ne se trouve nullement dans les conditions d’une guerre comme en 1914 ni même à en préparer une annoncée (1939), du fait de son éloignement des conflits et de sa force de frappe voire de ses alliés, la LPM ne permet nullement d’atteindre cet objectif.

Quelle visibilité des commandes ? En ne détaillant pas l’agrégat équipement par année, contrairement à la précédente, la LPM ne garantit pas la visibilité des commandes, indispensables aux industriels : le flou n’est jamais de bon augure. Cette visibilité des commandes est pourtant LA condition essentielle pour que les industriels soient aux rendez-vous opérationnels de manière compétitive, c’est-à-dire investissent dans les stocks, les outils de production. Si l’industrie embauche actuellement, c’est moins en raison de la LPM qu’en conséquence de ses brillantes exportations…

La visibilité est également simplification : si le gouvernement veut réellement faire avancer les problèmes industriels, il devrait commencer par simplifier : alléger les exigences de SST et d’environnement, simplifier les procédures, alléger les exigences documentaires, etc. L’énorme chantier est en réalité dans la bureaucratisation des processus d’acquisition, à tous les niveaux.

Que répond la LPM face à cette exigence industrielle ? Par une insincérité politique (les hausses majeures sont prévues au-delà de l’horizon politique de ceux qui la font voter) et financière (la somme des paris macro-économiques, l’insuffisance de couverture des risques, l’impasse sur les risques prévisibles) sans s’attaquer réellement aux problèmes, identifiées pourtant depuis longtemps par l’industrie.

La conclusion s’impose d’elle-même : rien dans la LPM ne permet la création d’une économie de guerre pour un industriel sensé. La hausse de chiffres d’affaires que les sociétés nationales seront censées connaître et que le ministre a longuement listées dans son audition du 3 mai au Sénat, est ainsi pour une large part totalement virtuelle au moment où les marchés export peuvent se retourner.

Quelle visibilité du MCO ? Point important pour l’industrie comme pour les armées, l’entretien programmé des matériels (EPM) n’est, comme l’a fait remarquer judicieusement la sénatrice Michelle Gréaume, pas annualisé : « nous nous inquiétons de l’imprécision des informations qui nous sont présentées : les chiffres de progression de l’entretien programmé du matériel (EPM) sont globaux, et l’augmentation de 14 milliards d’euros qui est proposée n’est assortie d’aucune annuité. Quel en sera le rythme de réalisation ? Avec quels objectifs et quelles priorités ? Le Parlement ne devrait-il pas en être informé et en débattre ? »…(3 mai).

Les renégociations de contrats. Estimant que la LPM offre une visibilité sur les commandes futures, le ministère fait l’hypothèse interne de gains importants sur la renégociation des contrats, soit en estimant de manière très basse les coûts des futurs programmes (sans appliquer les conséquences de l’inflation), soit en économisant sur divers postes (documentation, etc). C’est une illusion que de croire que l’État peut exiger sans rien donner et en omettant chez les industriels la pression sociale sur les salaires.

Les banques, grandes absentes du débat sur l’économique de guerre. Dans le débat sur l’économie de guerre, un acteur a été très absent : les banques. M. Gomart aura été l’un des seuls à le faire remarquer dans son audition du 8 mars au Sénat : « Ma deuxième critique porte sur la notion d’ « économie de guerre ». Elle ne correspond pas à la manière dont les choses sont ressenties à la fois par les industriels et par nos concitoyens. La LPM insiste sur la nécessité de « mettre sous tension la base industrielle et technologique de défense (BITD) » pour l’encourager à produire plus et moins cher. Cette mise sous tension est à certains égards très compréhensible mais elle n’a de sens que si elle s’accompagne d’une mise sous tension du secteur bancaire censé la financer. On ne peut pas penser l’un sans l’autre. ». C’est pourtant bien ce qui est prévu.

De fait, ce sont les industriels qui feront la banque, notamment dans le cas sensible (et pour cette raison non développée ici) du porte-avions… sans avoir pleinement la certitude d’un lancement du PANG en 2028… !

Le renversement de la charge de la preuve ou l’étalement des commandes en partie justifiée par les capacités de l’industrie ! Il a été dit en audition que l’écoulement des commandes était adapté aux capacités des industriels, qui n’auraient pas pu produire plus ou plus vite : l’argument est recevable pour certaines catégories de « composants situés sur le chemin critique » (audition du général Gaudillière, 13 avril), conséquence d’un laisser-aller politique de plusieurs décennies sur ces sujets, mais est infondé pour d’autres matériels que le ministère décale alors que ne se pose ni la question de la maturité technologique, ni le débat de production des sites industriels concernés (FDI, patrouilleurs, véhicules Scorpion, revalorisation des Leclerc, Rafale…).

Au bilan, le sénateur Cédric Perrin a pleinement raison de dire que « des renoncements se traduisent par des étalements de programmes dans le temps. L’économie de guerre semble être encore davantage un concept qu’une réalité. » (3 mai).

Conclusion

Au lieu de poursuivre l’actuelle LPM jusqu’à son terme, en la corrigeant des effets des indicateurs macro-économiques, et de proposer ensuite deux lois de finances de transition (2026 et 2027), ce qui eût à la fois l’expression d’une sagesse stratégique et d’une honnêteté politique, le pouvoir a préféré lancer les travaux d’une nouvelle LPM. C’était certes son choix, mais le résultat n’est nullement convaincant tant dans les domaines doctrinaux que pratiques. Si les militaires n’ont pas pu le dire, d’emblée les groupes parlementaires, de tout bord ou presque, les observateurs attentifs des débats de défense, en ont flairé les ambiguïtés, les impasses et les risques financiers, opérationnels et industriels. Paradoxe entre affichage budgétaire et renoncements majeurs, cette loi de programmation militaire en sortira de toute façon abîmée dans l’esprit de la plupart des acteurs et observateurs.

Sur le plan stratégique d’abord, cette LPM est LA LPM de la confusion : la liste à la Prévert qu’a fournie la RNS ne forme pas une doctrine opérationnelle ni même un concept d’emploi des forces ; la LPM accentue une stratégie à base de « patchs » : le renseignement, le cyber, l’espace, les fonds sous-marins, l’Indo-Pacifique, etc, sont des domaines à la mode mais pour quel effet et pour quelle vision globale ? Comment ces domaines de lutte s’articulent-ils entre eux et avec l’élément central du système de défense national qu’est la dissuasion ? Si la LPM avait voulu faire œuvre de transformation stratégique, elle aurait eu à cœur de s’attaquer à cette articulation décisive entre dissuasion et nouveaux domaines arsenalisés. Il est dangereux d’appliquer la stratégie du « en même temps » aux armées qui ont besoin d’une hiérarchisation claire des priorités et non d’un essaimage thématique confus au gré des modes conceptuelles.

Sur le plan opérationnel, cette LPM est LA LPM de la dispersion. Faute d’avoir fixé un cap clair sur le plan doctrinal, elle crée de nouvelles branches capacitaires qui vampirisent les autres sans leur permettre pour autant de se développer vraiment. D’où cet incroyable paradoxe d’une LPM ambitieuse sur le papier mais qui accumule les renoncements et les étalements.

Sur le plan politique, cette LPM est La LPM de l’illusion. Elle crée une ambition dont le pouvoir actuel s’enorgueillit mais dont l’exécution – d’ailleurs imprécise (comme l’atteste le rapport annexé) – sera à la charge de la future majorité de 2027. L’opposition n’est pas tombée dans le piège : ses amendements visant à placer les hausses budgétaires dès 2024 et jusqu’en 2027, démontrent que la ficelle politicienne était trop grosse pour passer inaperçue.

Sur le plan budgétaire, cette LPM est également LA LPM de l’insincérité, puisqu’elle repose sur des ressources extra-budgétaires et des prévisions bien trop optimistes non seulement au vu du contexte macro-économique mais également de la situation de dérive incontrôlée des finances publiques (11,6% de dette publique avec des taux d’intérêt en hausse). Elle multiplie les paris (sur les OPEX, les renégociations de contrats, les programmes en coopération et l’exportation). La combinaison de cet optimisme immodéré et de ces risques non couverts ou insuffisamment couverts est telle que la LPM est frappée d’insincérité.

Sur le plan capacitaire, cette LPM est LA LPM de la stagnation : les armées feront du neuf avec du vieux, en traversant la décennie à venir sans le sursaut d’un réarmement énergique et d’un rééquilibrage de formats intégralement garantis mais avec de vrais déserts capacitaires. Les armées resteront échantillonnaires avec un mélange déséquilibré de matériels de nouvelle génération et de vieilles plateformes à la revalorisation lente ou réduite, sans atteindre l’épaisseur nécessaire, le tout avec des réductions temporaires de capacités et des obsolescences de plus en plus marquées dans des domaines critiques. Comme l’a si bien dit M. Marleix, « le grand paradoxe de cette LPM est l’annonce d’un investissement record, mais de reports de livraison ou de baisses de cibles d’acquisition par rapport à la LPM 2019, malgré le retour de la guerre en Europe ». Pire : la LPM aura réussi le tour de force de disperser les capacités épuisées des armées dans de nombreux domaines nouveaux largement confus.

Sur le plan industriel, enfin, cette LPM est LA LPM du miroir aux alouettes : elle enterre elle-même sa créature, l’économie de guerre, puisque la visibilité financière ne sera pas au rendez-vous compte tenu du calendrier de ses marches budgétaires.

Au bilan, si la LPM a transformé quelque chose, c’est bien l’or des intentions et des ambitions en plomb budgétaire et politique.

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[1] M. Moscovici donne un chiffre précieux : « dans la mesure où environ 20 % des dépenses de l’État sont désormais couvertes par les lois de programmation sectorielles, qui autorisent des augmentations importantes de moyens, les dépenses restantes, qui représentent 80 % des dépenses de l’État, nécessitent faire l’objet d’une maîtrise encore plus stricte pour permettre le respect de la trajectoire visée par le projet de LPFP. ». C’est nous qui soulignons.

[2] Remarques introductives de M. Cambon, Sénat, 3 mai 2023.

[3] Ce « il est donc possible » devrait être en soi une source d’inquiétude, non ?

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[*] Le groupe Vauban regroupe une vingtaine de spécialistes des questions de défense.

« Les silences du projet de LPM » : L’œil de l’ASAF du mois de mai 2023

« Les silences du projet de LPM » : L’œil de l’ASAF du mois de mai 2023

 

Le projet de Loi de Programmation Militaire 2024-2030 a été rendu public le 5 avril 2023. Ce projet qui a vocation à être discuté et approuvé par le parlement avant le 14 juillet présente de nombreuses innovations par rapport à la loi précédente (LPM 2019-2025), tout en conservant une structure similaire.

"Les silences du projet de LPM" : L’œil de l’ASAF du mois de mai 2023

« Les silences du projet de LPM »

 

Le projet de Loi de Programmation Militaire 2024-2030 a été rendu public le 5 avril 2023. Ce projet qui a vocation à être discuté et approuvé par le parlement avant le 14 juillet présente de nombreuses innovations par rapport à la loi précédente (LPM 2019-2025), tout en conservant une structure similaire.

Le volume financier de la loi, 413,3 Md €, est très supérieur à celui figurant dans la loi précédente (295 Md €). Cependant, seuls 400 Md € figureront dans les budgets, les 13,3 Md € restant provenant de diverses ressources extrabudgétaires (cessions, redevances…) dont la certitude est loin d’être assurée. Par ailleurs, il s’agit, comme dans la loi précédente, d’euros courants, sans qu’il soit prévu d’actualisation en fonction de l’inflation (à l’exception d’une clause de sauvegarde qui ne concerne que les hausses de prix durables des carburants opérationnels). Or, nous sommes entrés depuis 2021 dans une période inflationniste, qui fausse les comparaisons et conduit à dépenser une partie du budget à couvrir des hausses inéluctables des prix et des salaires. Cela a conduit le Ministère des Armées à augmenter considérablement le reste à payer en fin d’année. La Cour des Comptes, dans son rapport public de mai 2022 sur l’exécution de la LPM 2019-2025, s’en inquiète et l’évalue à un montant inégalé de près de 100 Md € en fin 2025. Il est certain que la hausse réelle du budget en euros constants, sera bien inférieure à l’écart apparent, et qu’une part non précisée des crédits sera consacrée à rétablir la situation financière des armées, d’autant que le gouvernement veut diminuer les déficits publics à l’horizon 2027.

Enfin, les hausses les plus importantes auront lieu après 2027. La hausse annuelle en euros courants est fixée à 3 Md € de 2024 à 2027, et à 4,3 Md € en 2028, 2029 et 2030, avec une clause de réexamen en fin 2027. En effet, il est stipulé que la loi de programmation fera l’objet d’une actualisation avant la fin de l’année 2027. Or, ce projet de LPM contient sur certains points des innovations importantes, qu’il faut financer. Le rapport annexé à la LPM 2024- 2030, bien que nettement moins détaillé que celui annexé à la loi précédente, permet d’en estimer certains.

D’après la communication officielle du Ministre des Armés, la LPM permettra de :

• Maintenir la crédibilité de notre dissuasion ;
• Renforcer la résilience sur le territoire national, notamment les Outre-mer, et l’affirmation de notre souveraineté ;
• Anticiper la haute intensité et un engagement majeur en veillant à renforcer notre réactivité et notre capacité à soutenir un effort dans la durée ;
• Défendre les espaces communs, nouveaux lieux de conflictualité ;
• Repenser et diversifier les partenariats stratégiques pour renforcer nos capacités d’influence, de prévention et d’intervention au-delà de nos frontières.

Dans les faits, cela conduit à lancer de nouvelles actions (renseignement, cyber, forces spéciales, espace…) ou à sérieusement palier des insuffisances actuelles (sol-air, entraînement, munitions, MCO…) qui nécessitent une réorientation partielle des budgets, ce qui n’est possible, suivant une recette éprouvée, que par des étalements de programme.

Les effectifs d’active restent pratiquement inchangés, et le nombre de matériels majeurs aussi, mais leur renouvellement est ralenti. Le rapport annexé à la LPM 2024-2030, bien que nettement moins détaillé que celui annexé à la loi précédente, permet d’en estimer certains tout en laissant dans l’ombre beaucoup de sujets.

Par exemple, pour l’aviation de combat : le « tout Rafale » n’est pas pour 2030, mais pour 2035, ce qui signifie que des Mirage 2000 devront continuer à voler jusqu’à cette date.
L’armée de l’Air et de l’Espace disposera de 35 avions de transport A400-M en 2030. Pour les 15 autres appareils prévus initialement, rien n’est indiqué.
La Marine semble à première vue moins touchée, puisque le nombre des bâtiments de combat est maintenu, avec des livraisons de nouveaux bâtiments et que le lancement des travaux du futur porte-avions est confirmé, ce qui n’exclut aucunement des retards dans les calendriers, s’il est nécessaire d’étaler les paiements.
L’armée de Terre aura des livraisons décalées de blindés modernes Jaguar, Serval et Griffon, ce qui conduira probablement à maintenir en service au delà de 2030 les VAB et les AMX-10RC qui sont encore en état de marche. Beaucoup d’incertitudes pèsent également sur le remplacement des hélicoptères les plus anciens, pour lequel le rapport annexé ne donne aucun détail.

Enfin, le rôle des volontaires de la réserve opérationnelle (105 000 personnels prévus en 2035 avec des limites d’âges portées à 70 ans, voire 72 ans pour certaines spécialités) reste peu clair.

En résumé, les silences du projet de LPM ne permettent pas de se faire une idée précise de ce que seront nos armées dans les 10 ans qui viennent, d’autant que les ressources budgétaires devront être confirmées chaque année par le budget annuel des armées.


GA Louis-Alain ROCHE

AdministrateurASAF
www.asafrance.fr

https://www.asafrance.fr/item/les-silences-du-projet-de-lpm.html

Loi de programmation militaire : la grande escroquerie (1/2)

Loi de programmation militaire : la grande escroquerie (1/2)

Le groupe Vauban livre une analyse très critique sur le projet de loi de programmation militaire en cours d’examen à l’Assemblée nationale. Un projet qui propose une enveloppe budgétaire de 400 milliards d’euros en faveur des armées. Dans un premier volet, le groupe Vauban décortique la dramatisation précédant la présentation du projet de la LPM, sa mise en scène politique et ses erreurs doctrinales.

La constitution d'une force de frappe s'est traduite par une véritable économie de moyens, n'en déplaise à ceux qui dénoncent le coût de la dissuasion.
La constitution d’une force de frappe s’est traduite par une véritable économie de moyens, n’en déplaise à ceux qui dénoncent le coût de la dissuasion. (Crédits : Reuters)

 

L’académicien Alfred Capus disait que « l’escroquerie était une bonne affaire qui a rencontré une mauvaise foi » : après beaucoup d’entretiens et de lectures de documents, d’auditions et de rapports, notre groupe n’hésite pas dire que la loi de programmation militaire (LPM) est « une mauvaise affaire qui a trahi une bonne foi ».

La théâtralisation d’une dramatisation inutile

Dans un mouvement de précipitation brownien, le pouvoir a décidé dès sa formation de mettre sur le métier une nouvelle loi de programmation militaire et de la faire précéder d’une revue nationale stratégique. L’urgence qui a motivé cet empressement, s’appelle l’Ukraine. La méthode qui justifie ce réarmement précipité, s’appelle dramatisation. Ce sont deux erreurs fondamentales.

Sur le fond, rien ne justifiait l’urgence politique : tout incitait au contraire à la patience stratégique afin d’étudier ce conflit, le premier de ce type depuis 1945 sur le sol européen. Tirer des leçons d’un conflit sans fin apparente est une illusion : le directeur de l’IFRI l’a dit clairement devant les sénateurs le 8 mars dernier : « Au fond, tout se passe comme si cette guerre d’Ukraine devait se finir rapidement, ce qui ne sera pas le cas ». Son collègue de la FRS, Bruno Tertrais, le même jour et devant le même public, le dira autrement : « J’en viens aux conséquences de la guerre en Ukraine. Évoquer ces conséquences impliquerait que nous sommes déjà dans l’après. Or, nous ne savons pas quand sera cet après, ni même s’il y en aura un. Le scénario d’une Russie en guerre permanente, pour très longtemps, nous interdirait de nous projeter après la fin de la guerre en Ukraine. Dans le meilleur des cas, la Russie serait affaiblie militairement mais elle serait encore revanchiste et constituerait toujours un problème stratégique pour l’Europe ».

A cet égard, la revue nationale stratégique, censée éclairer les choix, est apparue pour ce qu’elle est : un catalogue poussif et non un décalogue impératif. Pour nombre d’observateurs [1] passablement usés par ce type d’exercices, le ratio entre stratégie et applications concrètes n’est pas le bon : n’est pas le général de Gaulle qui veut. Par un seul discours, le 3 novembre 1959, le fondateur de la Vème République aura plus marqué de son empreinte indélébile le système de défense français que ces 52 pages hâtivement rédigées et sans ligne d’action. C’était déjà mal parti.

Sur la forme, le président a pris le parti politique, comme au temps du Covid, de dramatiser la situation (discours d’Eurosatory le 18 juin 2022, puis de Mont-de-Marsan le 20 janvier 2023). Pourtant, dès le mois de mars 2022, la Russie avait manqué ses objectifs stratégiques, trop ambitieux déjà (tenir un pays comme l’Ukraine avec 150.000 hommes était un pari insensé), et a dû se replier sur les fronts secondaires qu’elle a déjà dû céder en partie, ce qui menace désormais la Crimée et met son territoire à la portée de frappes ou d’attentats dans une guerre hybride. C’était mobiliser sans urgence.

Sur le fond comme sur la forme, cette précipitation a des conséquences : ainsi les coquilles sur le nombre de systèmes de drones, erreur de forme certes mais révélatrice de cet empressement à boucler une LPM au plus vite ; ainsi, plus dommageable à l’analyse de fond, la comparaison des tableaux capacitaires entre les deux LPM n’est-il plus possible. C’est une bien curieuse manière d’éclairer le débat parlementaire et public que de ramener toute explication détaillée à la séance ou par le biais de notes envoyées aux parlementaires ; ainsi, on y reviendra, un rapport annexé six fois moins épais que le précédent !

Non, rien ne justifiait l’urgence ni la dramatisation du contexte. La France, puissance dotée, pouvait sans risque et avec profit prendre le temps de la réflexion : sa LPM 2019-2025 pouvait courir jusqu’en…2025 sans difficulté, ce qui aurait laissé le temps aux services de renseignement, aux armées, aux industriels, aux think-tanks et accessoirement à l’économie française laminée par le Covid puis par le choc énergétique et de l’inflation, de bâtir un cadre stratégique et financier cohérent et à la hauteur de la seule boussole qui soit : l’ambition que la France souhaite avoir en propre pour défendre sa souveraineté et ses intérêts mondiaux.

La LPM actuelle pouvait sans difficulté se suffire à elle-même jusqu’à son terme, à la condition de protéger les marches de 3 milliards d’euros par an, prévues dans l’actuelle LPM, des effets déstabilisateurs de l’inflation, du cours du Brent et éventuellement d’une évolution défavorable de la parité dollar/euro. Le pouvoir n’y a pas consenti et a pris le parti de présenter au Parlement et aux Français des marches budgétaires devenues négatives par l’inflation : par une très prévisible transmutation, l’or budgétaire se transforme en plomb pour le pouvoir d’achat des armées.

Après tant de dramatisations et de théâtralisations, le pouvoir a donc fait « beaucoup de bruit pour rien » : la LPM 2024-30, que l’on ne considère ici que jusqu’en 2027 par honnêteté intellectuelle (voir infra), loin d’être une loi de transformation, ne fait que poursuivre, en moins bien, la réparation des armées. L’escroquerie de ce spectacle accouche au final d’une déception terrible dans les milieux militaires et industriels, et d’une interrogation, non moins cruelle pour le pouvoir, chez les alliés de la France sur la sincérité politique de cette LPM [2].

Engranger le bénéfice politique sans en assumer les charges

La deuxième escroquerie est politicienne. Après avoir dramatisé le contexte international et l’avoir théâtralisé, le pouvoir laisse de manière irresponsable à la prochaine majorité le soin de monter l’escalier des fameuses marches budgétaires avec le boulet au pied de l’envolée spectaculaire de la dette publique (11,6% du PIB !). Les Ponce-pilate du gouvernement s’arrogent ainsi le monopole de la conscience sans assumer la responsabilité financière, et donc politique, de leurs actes.

Or, on le sait depuis Max Weber, l’éthique de conscience n’est qu’une escroquerie intellectuelle : seule l’éthique de responsabilité est morale car elle confronte un idéal politique au réel. Lors de son audition du 5 avril, à l’Assemblée Nationale, le ministre des Armées s’en est sorti par une pirouette politicienne qui ne le grandit pas : au lieu de douter des intentions d’une candidate, passée et future, à la présidentielle, qui prenait l’engagement public d’une LPM coïncidant à son mandat, il ferait mieux de convaincre les futurs candidats à la présidentielle de Renaissance et d’Horizons du bien-fondé d’un effort de réarmement car le moins que l’on puisse en dire est qu’ils n’en sont pas convaincus du tout ! Ceux qui en doutent peuvent relire certains passages du livre écrit à quatre mains par MM. Philippe et Boyer (Impressions & lignes claires, pages 225 et 226, notamment sur les questions relatives au porte-avions), qui laissent plus de place aux doutes qu’aux certitudes sur des points pourtant essentiels du système de défense national.

Il aurait dû surtout convaincre Elisabeth Borne de consentir à des marches supérieures jusqu’en 2027, mais l’attitude du ministre et de son cabinet a largement contribué à bloquer Matignon sur ce sujet avec le résultat que l’on connaît.

Que l’effort de défense soit une œuvre de longue haleine qui dépasse dans leur durée les mandats ridiculement courts des présidents, est une chose entendue, mais que l’effort principal financier soit placé au-delà de sa propre responsabilité politique, c’est signer un chèque sans provision sur un avenir politique incertain, y compris au sein de l’actuelle majorité. En termes bancaire comme en politique, cette méthode a un nom : escroquerie. On note d’ailleurs que lors de ses auditions, Pierre Moscovici a pris le soin de s’en tenir à la date de 2027 et non de 2030 : « le projet de loi de programmation des finances publiques couvre la période 2023-2027 alors que le projet de loi de programmation militaire s’étend de 2024 à 2030. L‘examen de la compatibilité de ces deux trajectoires doit donc uniquement porter sur la période 2024-2027». Nulle surprise que les groupes d’opposition aient déposé des amendements visant à rétablir la sincérité financière de la LPM : « les députés LR appellent ainsi à une montée en puissance plus rapide, avec une augmentation de 4,3 milliards par an dès 2025, jusqu’à 2027. Le groupe LFI a déposé un amendement similaire, qui prévoit des marches annuelles de 4,3 milliards d’euros dès 2024 jusqu’à 2026, avant de retomber à 3 milliards de 2027 à 2030 » [3].

L’escroquerie est également manifeste sur le plan politique : pour forcer l’adhésion parlementaire de tous les partis d’opposition – singulièrement ceux de droite dont le vote lui est nécessaire -, le président comme son gouvernement ont recours régulièrement au terme de « souveraineté » : or, tant dans la RNS que dans la LPM, la stratégie du « en même temps » vient casser ces élans nationaux, à coups de zèle otanien et européen.

Le groupe Vauban a déjà eu l’occasion de dénoncer en juillet 2020 la confusion du débat stratégique [4] : « le discours prononcé à l’École de guerre le 3 novembre 1959 donnait à la France les trois orientations cardinales qui demeurent encore : la souveraineté intégrale, la force de frappe indépendante et le modèle d’armée autonome au seul service des intérêts de la France. Ce triptyque gaullien, toujours officiellement honoré, souffre cependant d’une confusion savamment entretenue par la doctrine du « en même temps » qui, appliquée à la défense et, pour paraphraser le général de Gaulle, devient « un cadre mal bâti où s’égare la nation et se disqualifie l’État » (discours de Bruneval, 30 mars 1947). (…) Or, le discours ambiant relativise cette souveraineté en la galvaudant. C’est ainsi qu’ont été évoquées « en même temps » que la souveraineté nationale, « une armée européenne », « une souveraineté européenne », une « co-souveraineté » sur notre domaine ultra-marin, et enfin, confusion des confusions, « une mutualisation de notre dissuasion ». Ces concepts-là sont aussi irresponsables qu’anticonstitutionnels. (…) De l’adage médiéval qui affirmait que le « roi de France est empereur en son royaume » au discours du 3 novembre 1959, il y avait là une verticalité historique de cette souveraineté nationale qui lui conférait une légitimité naturelle mais que la doctrine, volontairement confuse, du « en même temps » veut briser au profit d’une conception vague, moderniste et utopiste sans racines historiques et sans avenir. L’indépendance nationale est ainsi devenue, au fil de la dérive sémantique, « autonomie stratégique française », elle-même devenue « autonomie stratégique européenne« .

Le ministre aurait peut-être convaincu certaines oppositions s’il avait réfuté les fumées doctrinales de l’autonomie stratégique européenne dont personne ne veut, à commencer par nos alliés européens proches mais c’eût été renier les fondements mêmes de la stratégie présidentielle depuis 2017.

L’inarticulation de la haute intensité et de l’hybridité avec la dissuasion

Lors des « débats » de la LPM, il a été peu souligné combien les thèmes de la « haute intensité » et de « l’hybridité » sont inarticulés avec la doctrine de dissuasion. Si la dissuasion n’est plus contestée comme elle a pu l’être il y a peu par d’anciens hauts responsables politiques et si pouvoir a enfin cessé de déstabiliser le jumeau du nucléaire militaire, le nucléaire civil, il n’en demeure pas moins qu’il n’a pas articulé la dissuasion avec ces deux thèmes à la mode.

Une haute intensité en contradiction avec la dissuasion. La constitution d’une force de frappe s’est traduite par une véritable économie de moyens, n’en déplaise à ceux qui dénoncent le coût de la dissuasion. Par construction, les forces conventionnelles qui en constituaient la capacité complémentaire pour assurer la cohérence stratégique et la liberté politique, n’ont jamais en effet « été conçues ni déployées pour survivre à un conflit majeur prolongé : tel n’est pas leur fonction stratégique » [5]. Ce concept, théorisé par le général Beaufre et qui demeure la clé de voûte du système de défense français, contredit la notion de haute intensité théorisée, vulgarisée et imposée dans le débat stratégique français par les mêmes responsables politiques et militaires [6].

De quoi « la haute intensité » est-elle en effet le nom ? Parle-t-on de la haute intensité des technologies (voir et frapper plus vite, plus loin et plus précisément) afin de conserver une certaine forme de supériorité sur le terrain (de plus en plus contestée par l’irruption des Chinois, Turcs, Iraniens dans des zones étendues) ? Parle-t-on de la haute intensité d’un conflit ou d’une opération, c’est-à-dire de sa violence, de sa rapidité et de sa durée ?

Si ces deux sujets résument la formule choc de « la haute intensité », alors rien de nouveau sous le soleil stratégique. Le premier débat relève de l’effort normal, permanent et responsable d’armement des forces par rapport aux évolutions technologiques dans une logique à la fois de souveraineté et de supériorité, ce qui suppose une dynamique politique de recherches et de développement, de démonstrateurs et de commandes garanties dans la durée pour conforter une base industrielle et surtout la maintenir avec des capitaux français.

Le second débat relève d’une adéquation entre analyse géopolitique et ambition politique. Si l’analyse géopolitique proposée par la RNS (articles 53 à 59) paraît saine, il y manque l’ambition politique sur des théâtres d’opérations et scenarii types, qui empêche de passer au format (on intervient pourquoi, jusqu’à quand et, éventuellement, avec qui ?) sur les théâtres définis (fronts de l’Est, du Sud et du Pacifique). En bref, l’étape opérationnelle, plus capacitaire, manque toujours à l’appel pour définir les conséquences pratiques des 4 « S » : souveraineté, sécurité, stabilité et soutenabilité.

Si l’on parle d’un engagement majeur conventionnel auquel la France doit se préparer, le débat entre alors en contradiction frontale avec la dissuasion puisque c’est tout le modèle d’armée qu’il faut rebâtir en le taillant à la manière polonaise : soit, en clair, faire comme si la dissuasion n’existait plus ou n’agissait plus.

C’est d’ailleurs ce pour quoi militent certains responsables militaires, principalement dans l’armée de Terre, armée non dotée depuis les années 90 et privée désormais d’OPEX majeures justifiant budget et équipement en forte hausse. Un intéressant article, publié dans Méta-défense, le 7 mai chiffrait le coût pour l’armée de Terre d’un alignement sur l’effort de réarmement terrestre polonais actuel : « Sur la seule prochaine LPM à venir, il serait donc nécessaire d’augmenter la dotation de 30 milliards d’euros sur sept ans pour financer la mesure ». L’article ne mentionne nulle part l’articulation de cette super-armée française avec la dissuasion existante dont l’existence semble totalement occultée (ce que démontre l’absence du mot dans l’article) ; pire, il dévoie l’objectif même du système de défense français – une armée au service des intérêts de défense de la France – en justifiant cet effort irrationnel par un rôle illusoire de pivot « central de toute la défense européenne, et [qui] donnerait une légitimité incontestable à Paris pour soutenir l’autonomie stratégique européenne, puisqu’avec un tel modèle, le soutien militaire des Etats-Unis dans le domaine conventionnel face, par exemple, à la Russie, serait tout simplement superfétatoire »…

Que la Pologne emprunte le chemin d’un réarmement massif conventionnel, se comprend : le souvenir toujours douloureux de sa propre histoire, sa proximité géographique avec le conflit, et l’absence de force de frappe nucléaire, ne lui laissent tout simplement pas d’autre choix pour sa défense. Mais la France n’est pas la Pologne. Quant à penser que cet effort national et européen puisse remplacer la puissance militaire américaine en Europe ou décider les Etats-Unis à mettre un terme à leur imperium diplomatique et militaire à travers l’OTAN, c’est une illusion d’une naïveté confondante.

Si notre groupe ne méconnaît pas l’effort immense de rattrapage dans des domaines criants – formats des unités, des équipements et des stocks de munitions et de pièces, réalisme et régularité de l’entraînement, Maintien en condition opérationnelle (MCO) des équipements et état des infrastructures technico-opérationnelles -, thèmes largement traités déjà en 2020 dans notre trilogie [7], il estime qu’à partir du moment où la dissuasion est modernisée de manière incrémentale au niveau nécessaire, rien ne justifie que les forces conventionnelles soient portées au niveau que certains voudraient les voir atteindre dans une OTANISATION toujours plus profonde.

En ce sens, il est heureux que le président ait stoppé net ces élans de constitution de divisions lourdes à l’allemande ou à la polonaise, stationnées l’arme au pied aux frontières de la Russie. Le modèle d’armée 2030 dessine une défense de stricte suffisance par rapport aux objectifs stratégiques français : encore faut-il s’y tenir avec constance et honnêteté. Ce n’est pas le cas puisque ce modèle, nous le verrons, glisse allègrement sur 2035.

L’impasse doctrinale des nouveaux domaines de lutte. Le fameux dilemme « qualité contre quantité » est un faux débat masquant le vrai débat stratégique futur : l’articulation de la dissuasion avec les nouveaux domaines de lutte.

Ce sujet n’est pas nouveau : le général Poirier dans sa crise des fondements (1994) en parlait déjà ; plus récemment, l’amiral Lozier, ancien chef de la division Forces Nucléaires de l’Etat Major des Armées (2012-2014) et inspecteur des armements nucléaires (2014-2015), en posait les termes de manière claire et concise dans sa remarquable analyse de la dissuasion intégrée américaine (IFRI, 11 avril 2023) : « c’est bien la nature des nouveaux domaines de lutte, en particulier dans l’espace et le cyber, potentiellement aggravés par le recours à l’intelligence artificielle, et la compréhension des notions classiques de signalement stratégique, d’escalade et de désescalade, qui restent à préciser. Ce problème n’est pas spécifique aux Américains et à la dissuasion intégrée. Il se pose également en France, où la notion d’épaulement de la dissuasion nucléaire par les forces conventionnelles doit être élaboré plus précisément [8] ».

Force est de constater que la RNS et la LPM n’ont apporté à ce vrai débat qu’une solution facile de saupoudrage de moyens sans fil doctrinal repensé. Or, le conflit ukrainien en créait l’occasion : les Ukrainiens, avec l’appui opérationnel anglo-saxon, ne cessent en effet de tester, par une guerre hybride, le seuil de déclenchement des forces nucléaires russes.

Comme nous y invite l’amiral Lozier, il faut donc travailler à ce fameux « épaulement de la dissuasion par les forces conventionnelles », car les nouveaux domaines de lutte testeront non seulement le seuil de déclenchement du nucléaire français mais également les capacités des armées à le reculer… ou à le permettre. Ce chantier reste ouvert : c’est une escroquerie doctrinale que de faire croire qu’il a été résolu par un essaimage de moyens ou qu’il se limite à la seule capacité d’entrer en premier sur un théâtre d’opération plus ou moins durci.

Confuse hybridité.  Comme sa consœur, la haute intensité, l’hybridité est tout aussi mal définie : quels sont les domaines de lutte identifiés ? Comment articuler ces domaines entre eux et avec quels outils militaires ? La Revue Nationale Stratégique n’a pas apporté, tous les analystes l’ont dit (voir les auditions de MM. Gomart et Tertrais devant le Sénat le 8 mars dernier), une réponse claire : elle s’est contentée d’une photo à l’instant T sans conclusions opératives, ce que reconnaît d’ailleurs in petto le rédacteur de la RNS.

La LPM consacre pourtant des moyens lourds à ce sujet émergent mais sans que l’on sache à ce stade, si cela relève de l’incantation politique ou de l’application d’une stratégie ordonnée autour de moyens financés à hauteur des ambitions. Le risque stratégique existe ainsi que ce thème ne contribue encore davantage « à créer de nouvelles branches qui seront tout aussi faméliques et qui vampiriseront d’autant les autres branches » (Léo Péria-Peigné, IFRI, Le Monde, 5 avril 2023). Ces moyens lourds se font en effet au détriment de capacités opérationnelles existantes et déjà insuffisantes : ainsi, chaque régiment d’infanterie perdra-t-il une compagnie de combat pour que les effectifs ainsi libérés fassent de l’influence ou de la guerre hybride…domaines couverts en théorie (en pratique) par le renseignement et ses moyens spéciaux ou clandestins.

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[1] Voir audition de M. Thomas Gomart, directeur de l’IFRI devant le sénat, le 8 mars 2023 : « Il est frappant de constater le décalage entre les sommes considérables en jeu et l’effort analytique pour les concevoir et les justifier ».

[2] Entretiens des auteurs de cette tribune avec quelques ambassadeurs et militaires étrangers.

[3] Vincent Lamigeon, Challenges, 10 mai.

[4] https://www.latribune.fr/opinions/la-france-et-son-epee-1-3-851724.html.

[5] Revue de défense nationale, « La pensée stratégique du général Beaufre Une lecture américaine d’aujourd’hui », Michael Shurkin, 12 novembre 2020, page 5.

[6] Lire ainsi l’article de Meta-Defense du 7 mai 2023 : « combien coûterait aux contribuables français l’alignement des capacités de haute intensité de l’armée de terre sur la Pologne ».

[7] Tribunes des 6, 9 et 13 juillet 2020.

[8] C’est nous qui soulignons.

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[*] Le groupe Vauban regroupe une vingtaine de spécialistes des questions de défense.