Soutenu par la DGA, le projet de ballon stratosphérique manœuvrant BalMan a réussi ses premiers essais

Soutenu par la DGA, le projet de ballon stratosphérique manœuvrant BalMan a réussi ses premiers essais

https://www.opex360.com/2024/11/06/soutenu-par-la-dga-le-projet-de-ballon-stratospherique-manoeuvrant-balman-a-reussi-ses-premiers-essais/


Lors de sa première audition à l’Assemblée nationale en tant que chef d’état-major de l’armée de l’Air & de l’Espace [CEMAAE], le général Jérôme Bellanger a évoqué les enjeux de la Très Haute Altitude [THA]. « C’est une zone dans laquelle il faut absolument investir, parce qu’elle est duale et qu’elle permet des systèmes résilients en termes de communications et en termes de surveillance » et aussi « parce que, la nature ayant horreur du vide, si nous n’y allons pas, d’autres iront à notre place ». Et d’insister : Il est « hors de question d’avoir des ballons chinois positionnés au-dessus de nos têtes à Paris et qui nous observent ».

Pour rappel, la THA est susceptible de devenir un nouveau champ de conflictualité, faute de cadre juridique suffisamment précis pour la réglementer. En effet, à ce jour, il n’y a pas de consensus sur la définition de la limite basse de l’espace extra-atmosphérique et de la limite haute de l’espace aérien. D’où un flou que certains pays tentent d’exploiter, comme l’a montré l’affaire du ballon espion chinois abattu au large de la Caroline du Sud par un F-22A Raptor de l’US Air Force, en février 2023.

L’an passé, l’armée de l’Air & de l’Espace [AAE] a élaboré une stratégie dédiée à cette THA. Stratégie dont la mise en œuvre a été récemment confiée au général Alexis Rougier au sein de l’EMAAE. Cela étant, le général Bellanger a expliqué aux députés qu’il faudrait se doter de « moyens de neutralisation » [et donc d’intervention] dans cette Très Haute Altitude, qu’il a qualifiée de « Far West ». Et que cela passait par « l’exploration » de certaines capacités, en lien avec certains industriels.

Si, s’agissant de la THA, le pseudosatellite Zephyr d’Airbus et le Stratobus de Thales Alenia Space sont régulièrement cités, d’autres solutions sont sur le point de se concrétiser.

Ainsi, fondée en 2016, l’entreprise toulousaine Zephalto, a récemment effectué, avec succès, le vol d’essai d’une capsule pressurisée qui, avec deux personnes à bord, s’est élevée à 6 000 mètres d’altitude à l’aide d’un ballon. L’objectif est de pouvoir emmener des passagers dans la stratosphère à des fins commerciales [il s’agit de développer une nouvelle sorte de « tourisme spatial »]. Mais pas seulement puisqu’il est aussi question d’effectuer des vols pour des expériences scientifiques et technologiques.

Ayant également investi ce créneau, l’entreprise Hemeria vient de réaliser, avec succès, le premier vol d’essai de son ballon stratosphérique manœuvrant BalMan, conçu sous la maîtrise d’ouvrage du Centre national d’études spatiales [CNES].

« Dans la nuit du 30 octobre, le ballon manœuvrant BalMan […] a effectué avec succès son 1er essai en vol, depuis le Centre Spatial Guyanais, validant ainsi la fiabilité de l’enveloppe du ballon stratosphérique et des systèmes de sécurité du vol aux conditions de la haute altitude », a en effet indiqué le CNES, via un communiqué diffusé ce 6 novembre.

Ce projet de ballon manœuvrant stratosphérique est également soutenu par la Direction générale de l’armement [DGA]. Il est en outre financé par France Relance.

L’objectif de ce projet, explique le CNES, est d’avoir la « capacité de rester au-dessus d’une zone géographique d’intérêt, à plusieurs dizaines de kilomètres d’altitude, bien plus longtemps que [ne] peut le faire un ballon dérivant, un avion, voire un drone ». Pour cela, les opérateurs de l’aérostat « utilisent les courants de vents à différentes altitudes afin de [le] déplacer horizontalement ». Ce qui ouvre le champ à de nombreuses applications, tant militaires que civiles.

Selon Hemeria, ce ballon stratosphérique manœuvrant permettra de « faciliter l’accès à l’espace à moindre coût », de « survoler plus longtemps une zone d’intérêt » et de « réduire les contraintes logistiques ».

Pour rappel, la stratosphère est située entre une dizaine et une cinquantaine de kilomètres d’altitude, c’est-à-dire entre la troposphère et la mésosphère.

Un second vol de ce BalMan devrait avoir lieu dans le courant de l’année prochaine. Il s’agira cette fois de tester son aptitude à emporter une charge utile de 50 kg. Les activités autour ce cet aérostat « vont maintenant se poursuivre pour rapidement proposer cette technologie aux communautés scientifique, de défense ou aux opérateurs commerciaux », a fait valoir Caroline Laurent, directrice des Systèmes orbitaux et des Applications au CNES.

Photo : Hemeria

Audition des directeurs de la DRM, DGSI et DGSE sur les menaces sécuritaires en Afrique

Audition des directeurs de la DRM, DGSI et DGSE sur les menaces sécuritaires en Afrique


 

M. le président Thomas Gassilloud. Nous allons entendre, à huis clos, trois acteurs clés des services de renseignement, venus nous parler des risques et menaces sécuritaires en Afrique et depuis l’Afrique : le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros, directeur du renseignement militaire ; M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure, la DGSI, dont la présence s’explique par la porosité entre les sujets de sécurité intérieure et ceux de sécurité extérieure ; le directeur général adjoint de la sécurité extérieure, que nous avons le plaisir de recevoir pour la première fois, sachant que nous avons déjà auditionné dans le passé le directeur général de la sécurité extérieure, M. Bernard Emié, lors des auditions relatives au projet de loi de programmation militaire.

Conflits, migrations économiques et climatiques, réseaux criminels, États défaillants narcotrafics, les risques et menaces sécuritaires en Afrique et depuis l’Afrique sont nombreux. On peut mentionner la situation au Maghreb et en Afrique de l’Ouest, la déliquescence de la Libye et du Soudan, les tensions dans la Corne de l’Afrique et ses approches maritimes, la guerre en Éthiopie, les menaces au Mozambique, les exactions commises à l’Est de la République démocratique du Congo (RDC), les difficultés au Cameroun, l’insécurité dans le Golfe de Guinée. Nous ne pourrons traiter aujourd’hui de l’ensemble de ces sujets mais il nous intéresse d’entendre l’analyse toujours éclairée et pondérée de nos services de renseignements sur l’évolution géopolitique des risques et des menaces sécuritaires sur ce continent. Cela nous permettra de mieux comprendre les enjeux de l’adaptation de la politique de défense que nous y déployons et de contribuer à la stratégie française et européenne.

M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros, directeur du renseignement militaire. L’exercice auquel vous nous conviez a quelque chose de frustrant, pour nous comme pour vous, car il va de soi qu’aucune information classifiée ne sera diffusée au cours de cette audition, pour la raison principale que nous devons protéger nos accès, le bien le plus précieux des services de renseignement, et protéger nos forces.

Le renseignement d’intérêt militaire, vise à évaluer les capacités que nos compétiteurs ou des groupes armés peuvent être amenés à utiliser, et leurs intentions opérationnelles. Il est produit au profit du chef d’état-major des armées pour lui permettre d’élaborer des options stratégiques, et des forces en opérations pour préparer leur engagement. Le renseignement d’intérêt militaire ne traite ni du renseignement d’intérêt économique, ni du renseignement politique. En Afrique, la direction du renseignement militaire (DRM) a pour mission de fournir des appréciations de situation sécuritaire pour préparer des opérations de diverses natures : évacuations de ressortissants, comme ce fut le cas au Soudan en avril dernier ; opérations conduites à la demande de nos partenaires, telle Serval il y a une dizaine d’années ; opérations de lutte contre le terrorisme, souvent en coopération avec la direction générale du renseignement extérieur (DGSE). La DRM est aussi chargée d’appuyer ceux de nos partenaires africains qui le demandent, sur le plan méthodologique ou capacitaire.

Vous le savez, notre dispositif militaire en Afrique évolue. Le dispositif, la capacité et les accès de la DRM évoluent parallèlement, mais pas nécessairement de la même manière ni de façon synchronisée dans l’espace ou dans le temps, parce que le renseignement précède la décision et l’action.

Quelles sont, de notre point de vue, les évolutions à l’œuvre en Afrique ? S’il est risqué de tenter de globaliser un continent d’une extrême variété, des tendances de fond se dégagent. La première est une instabilité historique qu’illustrent les 220 coups d’État dénombrés sur le continent depuis soixante-dix ans – environ trois par an. Faiblesse de certains États ou de systèmes de gouvernance, corruption, trafics, clivages ethniques, fragilité des frontières au regard de réalités locales, de multiples facteurs expliquent cette instabilité chronique qui constitue une fragilité.

Or, cette instabilité s’aggrave à mesure que la prolifération des armements s’accroît, qu’apparaissent des armes de plus en plus sophistiquées tels les drones armés et que les capacités aériennes des États montent en puissance. Les capacités d’action et la létalité des armes utilisées dans les conflits en sont accrues. D’autre part, certaines armées ou certains pays recourent de plus en plus à des supplétifs qui complètent leur capacité à user de la force, parfois au mépris de règles dont ils pensent pouvoir s’affranchir.

Par ailleurs, les organisations régionales africaines peinent à contenir les conflits et à réguler les tensions sécuritaires sur le continent, en dépit d’une réelle volonté politique qui a cependant du mal à s’incarner et à se concrétiser sur le terrain. Enfin, le système de régulation internationale est contesté, affaibli, certains pays exprimant leur défiance à l’égard d’un dispositif dont ils constatent la relative inefficacité. Ainsi le Mali a souhaité le départ de la MINUSMA de son territoire, et la RDC celle de la MONUSCO.

L’aggravation de l’instabilité et l’usage de modes d’actions plus durs entraînent un nombre accru de victimes : on estime qu’il y a eu environ 120 000 morts civils dans les conflits sur le continent en 2022. D’autre part, ceux-ci ont changé de nature : ce ne sont plus des conflits étatiques ou infra-étatiques mais de plus en plus souvent des conflits régionaux ou sous-régionaux. On le voit au travers des actions terroristes au Sahel, bien souvent transfrontalières – au point de déborder sur certains pays du Golfe de Guinée – dans la région des Grands Lacs, dans la Corne de l’Afrique, autour du lac Tchad, etc.

Trois facteurs risquent d’accélérer cette fragilisation : l’explosion démographique sur un continent qui compte aujourd’hui 1,3 milliard d’habitants et qui en comptera 2,5 milliards en 2050 ; l’urbanisation, puisque deux tiers de ces 2,5 milliards de femmes et d’hommes vivront en zones urbaines en 2050, avec une capacité de sécurisation souvent absente ou très diffuse hors des centres urbains principaux ; la régression du modèle démocratique dans certains pays africains.

Ces fragilités structurelles qui s’accentuent sont autant d’opportunités à saisir pour les terroristes et pour certains de nos compétiteurs qui pourraient trouver là des moyens de contester l’ordre établi pour faire valoir leurs intérêts.

Les deux mouvances terroristes principales sont la branche africaine d’Al Qaïda, relativement affranchie d’Al-Qaïda « centrale », et l’État islamique par le biais de ses quatre principales wilayas africaines (Sahel, Afrique de l’Ouest, RDC et Mozambique), qui poursuivent leur essor de manière inégale, la « tête de gondole » étant l’État islamique au Sahel. Ces wilayas, qui savent parfaitement exploiter la permissivité des États africains, peuvent mobiliser des ressources humaines presque illimitées.

Face à ces mouvances terroristes vivaces et même en expansion, les réponses africaines sont diverses, parfois faibles, et le rejet de l’appui occidental par les juntes sahéliennes facilite l’ancrage territorial terroriste et l’extension de ces groupes vers le Golfe de Guinée. Les États tentent de diversifier leurs appuis partenariaux en faisant appel à la Russie, à la Chine, à l’Iran et à la Turquie mais il n’est en rien certain que cette diversification suffira à leur faire reprendre l’initiative face à la menace terroriste. De plus, la réponse des États africains se limite trop souvent au seul champ sécuritaire.

Pour les armées françaises, la prise en compte de la menace terroriste croissante en Afrique restera un impératif, parce qu’elle vise nos ressortissants, nos emprises, nos intérêts et nos partenaires locaux et aussi parce qu’elle met en péril la stabilité des États.

Ces fragilités constituent des opportunités que nos compétiteurs stratégiques tentent de saisir. Je m’attarderai sur les deux compétiteurs principaux que sont la Russie et la Chine. Moscou s’est réengagé avec volontarisme sur le continent africain depuis le début des années 2000. Son offre sécuritaire est maintenant diversifiée : vente d’armes, déploiement de sociétés militaires privées, formation des armées africaines… Ces offres se conjuguent à une exploitation désinhibée du champ informationnel pour lutter contre les influences ou la présence occidentales. La Russie a fait de la Libye et de la Centrafrique des pays tests avant de propager son influence. Mais l’exploitation par Moscou du renversement de pouvoirs étatiques, notamment au Sahel, par son appui aux juntes, ne sera probablement pas de nature à juguler l’extension de la menace terroriste. L’action russe en Mozambique a été un échec dont on ne parle pas assez, et nulle part l’action russe n’a suffi à imposer la paix.

La Chine, pour défendre ses intérêts et apparaître comme une puissance responsable, déploie une offre militaire au profit d’États africains. Elle le fait sous trois formes : un engagement accru dans les opérations militaires de paix de l’Onu ; l’approfondissement des relations de défense avec la presque totalité des pays d’Afrique ; l’exportation d’armements vers des États africains. À cela se combine la volonté d’ouvrir des bases en Afrique. Il existe une base chinoise à Djibouti depuis quelques années et la Chine essaye désormais de créer une base sur la façade atlantique.

Au nombre de nos autres compétiteurs, je mentionnerai la Turquie et des pays du Golfe, présents de façon structurelle.

En conclusion, l’Afrique, continent en mutation, demeurera une priorité pour la DRM en raison des menaces que font peser son instabilité, le renforcement de l’activité terroriste et la présence croissante de compétiteurs. Faire face de façon cohérente à l’ensemble de ces menaces exige une coopération entre les services qui s’améliore jour après jour.

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. Je vous présente les excuses du directeur général, M. Bernard Emié, empêché d’être présent par de fortes contraintes professionnelles dues à une actualité particulièrement dense. Ayant pris mes fonctions il y a environ deux mois, je suis accompagné par le secrétaire général pour l’analyse et la stratégie, dont la mémoire suppléera la mienne, si besoin est, pour la période des deux dernières années, pendant lesquelles je servais à la DRM.

Cette audition s’inscrit dans le débat parlementaire sur la politique africaine de la France ; ce rendez-vous est très important pour la DGSE, un service secret et spécial certes, mais surtout ancré dans le système démocratique. Le zoom sur l’Afrique fait par le directeur du renseignement militaire correspond parfaitement à la vision de la DGSE. Je compléterai cette présentation à laquelle nous souscrivons entièrement par quelques remarques particulières.

La DGSE a toujours décliné, à son niveau, la politique africaine décidée par les autorités politiques. À ce titre, l’Afrique représente depuis les années 1960 une priorité pour le service, la France ayant des intérêts politiques et économiques à y défendre et des concitoyens à y protéger. Son empreinte en Afrique reflète donc celle que ce continent occupe dans la politique étrangère française. Bien entendu, la part des moyens consacrés par la DGSE à l’Afrique évolue. Ainsi, depuis 2013 et même avant cela, le service a renforcé son dispositif pour soutenir l’engagement français au Sahel et la priorité donnée à la lutte anti-terroriste. Le service se réarticule en permanence en fonction de l’évolution des menaces et des enjeux. C’est ainsi qu’aujourd’hui il se tourne encore plus vers les puissances émergentes anglophones et lusophones.

Je souhaite désamorcer dès maintenant le soupçon selon lequel nous aurions peut-être manqué de caractériser certaines évolutions politiques en Afrique, j’entends par là les récents putschs, parce que nous aurions donné la priorité, voire l’exclusivité, à la lutte antiterroriste. Le service n’a jamais abandonné la recherche et l’analyse politique africaines, dont les moyens ont toujours été préservés et même renforcés ces dernières années. Mais la DGSE n’est pas omnisciente et ses capteurs techniques et humains ne lui permettent pas de savoir ce que mijote chaque officier sahélien. Au Mali, au Burkina, au Niger, le service a, à chaque fois, caractérisé la vulnérabilité des régimes en place ; ces putschs ont été des dérapages rapides, soudains et surprenants, y compris pour leurs auteurs, de mutineries locales ou de coups de sang individuels.

Sur le plan général, pour la DGSE, les risques et les menaces sécuritaires en Afrique sont de trois ordres et s’interpénètrent. Ce sont le terrorisme, la déstabilisation politique et les risques qu’elle fait peser sur la paix civile dans les États concernés, les ingérences étrangères particulièrement hostiles à nos intérêts. Le continent est en effet devenu le théâtre d’une compétition féroce entre les démocraties et des puissances autoritaires qui remettent en cause l’ordre international. Je pense bien sûr à Wagner, mais aussi au piège de la dette chinoise qui encourage la mauvaise gouvernance.

S’agissant du contre-terrorisme, il faut souligner le bilan positif de la lutte menée par la France au regard des objectifs assignés, et les services ont joué un rôle déterminant. Cette lutte doit continuer à nous mobiliser, sous des formes différentes. Les opérations conduites par les forces françaises au Sahel, souvent sur renseignements de la DGSE et de la DRM, ont permis la réduction drastique des actions terroristes contre les intérêts occidentaux, empêché la création d’un sanctuaire d’Al-Qaïda susceptible de devenir un lieu de projection de la menace sur le territoire français et profondément affaibli Al Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi). Il en est résulté qu’aucune attaque meurtrière contre les intérêts occidentaux n’a été perpétrée en Afrique occidentale depuis 2018, ni en Europe depuis l’Afrique.

Malheureusement, les difficultés politiques et économiques qui ont fait le terreau de l’expansion des groupes djihadistes ne pouvaient pas être résolues par la seule action militaire, et les gouvernements sahéliens n’ont pas voulu ou pas pu traiter les problèmes qui étaient et qui sont toujours de leur ressort. Le renseignement de la DGSE visait à entraver des structures et des réseaux menaçant nos intérêts, non à conduire une action globale de contre-insurrection. Plus généralement, la France ne pouvait se substituer à ces États, mais seulement les aider.

Ces groupes prospèrent également en raison de certains mauvais choix. Ainsi, au Mali, les exactions commises par les miliciens de Wagner ne font qu’élargir le fossé entre l’État et certaines franges de la population, les communautés peule ou touareg. Étant donné les déficiences des armées locales et de programmes politiques qui délaissent la lutte antiterroriste, nous anticipons une dégradation rapide de la situation sécuritaire en Afrique, devenue l’épicentre du djihad mondial en raison du relatif affaiblissement des centrales terroristes dans la zone syro-irakienne et dans le sanctuaire afghan, même si ces structures restent très menaçantes.

Aussi peut-on craindre la reprise des opérations contre les capitales sahéliennes et l’instauration d’émirats territorialisés dans la zone des trois frontières entre le Mali, le Niger et le Burkina Faso, et le risque, plus crédible encore à terme, de projection de la menace vers le Maghreb et l’Europe en raison du regain d’attractivité du djihad sahélien et de l’impossibilité pour les volontaires de rallier le théâtre irako-syrien.

Il faut noter que ce danger ne se limite pas au Sahel. Dans la Corne de l’Afrique, le Chabab al-Islami, filiale locale d’Al-Qaïda, contrôle des pans entiers du territoire somalien, et l’État islamique prospère au Mozambique et en RDC. Tout cela advient alors que le nouvel émir mondial de l’État islamique est le djihadiste somalien Abdulqadir Mumin. Cela doit faire craindre une attention renforcée de cette organisation au continent africain : que le nouvel émir de l’État islamique soit un Africain est tout un symbole.

Notre service intensifie ses efforts de recrutement de sources au cœur des cibles pour être en mesure de prévenir aussitôt que possible les menaces qui viseront nos intérêts dans la région. En parallèle, nous demeurons particulièrement vigilants sur l’anticipation et le suivi des crises politiques qui peuvent constituer une menace sécuritaire comportant éventuellement une dimension terroriste. Je citerai l’exemple du Soudan d’où nous avons dû évacuer les ressortissants français et européens en avril dernier,

Mais ces menaces, non plus que les autres défis que sont la démographie et le changement climatiques, ne pourront être réglées par les seules solutions militaires et sécuritaires. Pour réduire la conflictualité, il nous revient, avec nos partenaires européens et africains, de construire une approche plus politique, caractérisée par un investissement collectif coordonné dans l’aide au développement et à la bonne gouvernance. Nous devons aussi être très vigilants face à l’endoctrinement de la jeunesse, désormais soumise, même dans les lieux reculés, à une propagande et à une désinformation massives. Il nous faut pour cela lutter sans relâche contre les auteurs de ces campagnes de désinformation en les privant de leurs moyens d’expression et militer en faveur de l’éducation du grand public à une approche critique des informations diffusées sur les réseaux sociaux.

M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure. Les sujets évoqués par mes collègues touchent avant tout à la stabilité des États africains. Sur le plan sécuritaire, l’exposition principale, pour la France, ce sont les personnes physiques et les sociétés françaises représentées en Afrique plutôt que nos intérêts sur le territoire national. Les conséquences actuelles ou potentielles sur notre territoire de la situation de crise et des tendances décrites à l’instant sont néanmoins réelles. Il était donc logique que la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) soit associée à cette audition et je vous remercie de votre invitation.

L’action de la DGSI sur le territoire national en lien avec l’Afrique suit trois axes. Je dirai d’abord un mot des conséquences éventuelles de la dégradation de la situation en matière de risque terroriste pour nos intérêts à l’intérieur de nos frontières. D’autre part, la DGSI, avec ses partenaires de la communauté du renseignement, notamment les renseignements territoriaux, suit des communautés étrangères ou des individus d’origine étrangère résidant sur le territoire national qui peuvent interagir avec la situation dans les pays dont ils ont la nationalité ou dont ils sont originaires. Enfin, je traiterai des manœuvres de déstabilisation informationnelle, qui s’appuient pour partie sur des structures ou des personnes physiques résidant en France ou pouvant y séjourner. Vous comprendrez que je m’abstienne de partager toute information relevant du secret de la défense nationale.

Il ne m’appartient pas de dresser l’état des lieux de la menace terroriste visant le territoire national. Vous le savez, elle est essentiellement endogène. Néanmoins, depuis une grosse année, les conséquences de l’existence des théâtres extérieurs que sont la Syrie, l’Irak et l’Afghanistan mais aussi l’Afrique pèsent à nouveau, de manière croissance, sur le niveau de la menace terroriste en France. En 2022, pour la première fois en six ans, la DGSI a déjoué un projet d’attentat impliquant deux individus qui venaient de rentrer en France et qui étaient en lien direct avec des opérationnels de l’État islamique en Afghanistan, ce que l’on n’avait plus vu pendant plusieurs années.

En Afrique, où la dégradation de la situation sécuritaire est très nette, les tentatives des groupes jihadistes de prendre pied sur ce continent ne sont pas nouvelles. Mais ce théâtre n’a jamais été très attractif pour les velléitaires ou les sympathisants djihadistes français. Pendant la période postrévolutionnaire en Tunisie, la permissivité à l’égard du groupe Ansar al-Charia avait conduit quelques Français avaient rejoint ce groupe au début des années 2010 ; il s’agissait certes de profils très sérieux qui ont ensuite combattu sur le théâtre syro-irakien, mais ils n’étaient que quatre en Tunisie. De même, de modestes filières s’étaient créées en Libye en 2015 et 2016 mais une dizaine de Français tout au plus y avaient rejoint l’État islamique. En bref, jamais au cours des dernières décennies les théâtres djihadistes africains n’ont conduit à la création de filières de départs de djihadistes français au niveau de ce que l’on a connu en Afghanistan et au Pakistan et surtout en Syrie et en Irak.

La période actuelle ne fait pas exception. C’est que l’accès à ces pays est bien plus compliqué que l’accès au théâtre syro-irakien et qu’à ce jour les groupes terroristes n’ont créé ni structures d’accueil ni réseaux de facilitation pour attirer ce type de combattants. De plus, mes collègues l’ont dit, ces groupes terroristes poursuivent à ce jour un objectif local et n’ont pas, pour l’instant tout au moins, le dessein de projeter la menace. Cela explique qu’aucun projet d’action terroriste en provenance de la zone africaine n’a été détecté ces dernières années visant le territoire national – ce qui ne signifie pas que nos intérêts n’ont pas été visés – et qu’à ce jour aucun ressortissant français n’évolue au sein d’un groupe terroriste en Afrique.

Ce cadre étant dessiné, je tiens à vous dire notre préoccupation quant à l’évolution de la situation, et donc notre vigilance. Nous observons en effet depuis quelques mois des signaux faibles : on constate l’attrait croissant de sympathisants djihadistes pour ce théâtre. Par « attrait croissant », j’entends quelques individus seulement, mais cela ne se voyait pas il y a deux ou trois ans. Ces derniers mois, trois projets de rejoindre une organisation terroriste africaine ont été détectés et déjoués. On est très loin des 1 400 individus qui avaient rejoint l’État islamique sur le théâtre syro-irakien, mais ce phénomène était inexistant il y a peu.

D’autre part, si la dégradation de la situation, qui a été bien décrite, vise avant tout nos intérêts à l’étranger, nous sommes attentifs à cinq facteurs susceptibles d’avoir des conséquences à moyen terme sur le territoire national. C’est d’abord la propagande très active de ces groupes terroristes. C’est ensuite que leurs succès tactiques contribuent à nourrir une image à nouveau dynamique des organisations terroristes, alors que l’attrait pour l’État islamique des velléitaires français pâtissait des revers militaires infligés par la coalition dans la zone syro-irakienne. C’est aussi le risque patent de voir des combattants francophones, notamment en provenance de pays maghrébins, rejoindre ces groupes terroristes et structurer des réseaux de facilitation ou d’échanges avec des sympathisants ou des velléitaires en France. C’est encore le gain territorial à l’œuvre, qui peut traduire une élévation capacitaire et donc peut-être aussi un renforcement de la capacité de planification d’actions extérieures. Enfin, nous devons être extrêmement vigilants pour éviter que des combattants se greffent aux flux migratoires et entrent sur le territoire national animés par la volonté de commettre un acte terroriste, ou que des profils radicalisés ou d’anciens combattants migrent vers l’Europe pour des raisons économiques mais qu’ils présentent des profils à risque compte tenu de leur parcours. Cela entraîne, en lien avec l’ensemble des services, des mesures très strictes de criblage aux frontières et d’interdictions d’accès.

La DGSI a pour autre mission cardinale la lutte contre les ingérences étrangères, ce qui l’amène à suivre les diasporas ou les individus d’origine étrangère résidant en France. Les crises, les coups d’État ou les tensions internes ont des conséquences sur les citoyens des pays concernés résidant sur le territoire national, même si ces communautés sont souvent de taille modeste et bien intégrées. Il s’agit parfois d’une immigration très ancienne, intégrée et présente pour travailler ou pour étudier, si bien que les conséquences en termes d’ordre public des troubles observés en Afrique sont restés très limitées sur le territoire national ces dernières années.

Nous suivons certains mouvements avec attention. Mais, globalement, les conséquences des troubles politiques en Afrique, en termes de sécurité publique sur le territoire national, sont réduites et contenues.

Sachez enfin que le ministère de l’intérieur est mobilisé à chaque fois qu’il nous faut réagir à des coups d’État ou des actions hostiles à nos intérêts.

Je conclurai par quelques mots sur les outils informationnels, devenus une arme aux mains de nos compétiteurs. Ces outils sont l’objet d’une veille par les services et par Viginum, le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères créé il y a deux ans, avec lequel la DGSI interagit. Le cœur de l’activité d’un service de renseignement intérieur est d’essayer de détecter et d’identifier les individus ou les organismes qui participent aux manœuvres informationnelles hostiles à notre égard, parfois manipulés par des puissances étrangères. Certaines ont été citées. En leur nombre, la Russie déploie le dispositif le plus élaboré, en tenant un discours qui touche la sphère panafricaniste francophobe. La DGSI suit et s’efforce d’entraver ces actions, en l’état du droit à chaque fois que c’est possible. Je me réjouis que la délégation parlementaire au renseignement (DPR) ait repris certaines propositions avancées par les services et se soit prononcée en faveur d’une réflexion sur une évolution du cadre légal et juridique qui nous permettrait d’être plus efficaces et plus réactifs dans notre lutte.

M. le président Thomas Gassilloud. Je vous remercie tous les trois pour ces interventions éclairantes et complémentaires. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

M. Jean-Philippe Ardouin (RE). Pour les Européens, l’Afrique est le symbole d’une perte d’influence et une source d’inquiétude lorsqu’un pays sombre dans l’instabilité. Depuis de nombreuses années, nous constatons avec impuissance les ambitions russes en Afrique. Quel regard portez-vous sur les activités du groupe Wagner sur ce continent ? Un rapport d’experts indépendants vient d’établir que cette société militaire privée a rapporté 2,5 milliards d’euros à la Russie. Son rôle demeure stratégique malgré la disparition de son dirigeant historique en août dernier et elle continue d’exploiter la principale mine de la République centrafricaine et d’extraire de l’or au Soudan, couplant profits indirects pour la Russie et développement de partenariats privilégiés. Nous devinons qu’elle entretient aussi des relations très étroites avec les armées de certains États africains pour nouer des alliances défensives. Elle s’est imposée dans plusieurs pays, sous les ordres de Moscou, notamment au Mali à la suite du retrait des forces françaises, à la demande de la junte au pouvoir. Comment s’articulent les autorités officielles russes et les sociétés telles que Wagner dans la stratégie d’influence de la Russie en Afrique ? Cette stratégie vous paraît-elle pérenne ? Comment la France y réagit-elle ?

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. Avant la tentative de putsch sur Moscou, la société militaire privée (SMP) russe Wagner procurait une offre sécuritaire de garde prétorienne à des régimes fragiles en échange d’une prédation économique ciblée, dépendant des pays considérés – ici, une mine, là une usine –, se nourrissant donc de la déliquescence des États. Depuis lors, la SMP Wagner n’a plus connu de croissance dans cette zone mais elle a conservé l’héritage. Ils sont donc toujours stationnés dans les pays où ils étaient établis et le troc prédation contre-offre sécuritaire locale à des régimes fragiles se poursuit. Dans les faits, le régime russe, qui essaye de récupérer l’héritage de Wagner à des fins différentes, procède à la découpe de la société Wagner par appartements.

La SMP Wagner exerce ses activités sans scrupule : exactions, s’il le faut, pour exercer ses fonctions de garde prétorienne et, dans tous les cas, désinformation de masse pour contribuer à maintenir artificiellement la légitimité des gouvernements en place.

M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. Pour compléter ce propos sur l’interdépendance entre cette SMP et des États faillis ou en quasi-faillite, je soulignerai que l’offre de Wagner s’articule en deux volets : formation d’une part, lutte contre des opposants/terroristes d’autre part – la définition dépend des circonstances ou des pays. Bien souvent, l’action de Wagner accentue les clivages ethniques, et les exactions mentionnées ciblent telle ou telle ethnie en fonction des régions dans lesquelles ils opèrent. Wagner est implanté dans un nombre de pays très limité : la Libye, la RCA et le Mali. Cela montre que si « l’offre Wagner » a semblé fasciner le continent africain il y a quelques années, certains pays en sont revenus, se rendant compte que l’activité de ce groupe avait un effet déstabilisateur sur les équilibres ethniques et pouvait entraîner une perte de souveraineté. Plusieurs chefs d’État africains ont compris le danger d’y avoir recours. Enfin, on ne souligne pas suffisamment les échecs de Wagner, notamment au Mozambique d’où ils ont été chassés quatre mois après y être intervenus.

Mme Caroline Colombier (RN). Le retrait de nos troupes en Afrique de l’Ouest nous impose de revoir notre positionnement stratégique dans la région. Nous semblons avoir été progressivement remplacés par des compétiteurs inattendus dans cette partie du monde, la Russie et la Chine, qui créent le sentiment anti-français sur place puis en tirent bénéfice. Ces puissances paraissent avoir pris une longueur d’avance dans le champ informationnel, transformant l’Afrique du Nord en champ de bataille potentiel pour les futurs conflits hybrides auxquels la France pourrait être confrontée. En écoutant les spécialistes invités par notre commission, on ne sait pourquoi la France s’est résignée à une posture défensive et réactive, principalement justifiée par des raisons diplomatiques. Cette doctrine a nui à notre capacité d’anticipation des crises et limité notre présence à une sorte de ligne Maginot minimale de défense de nos intérêts dans la région, ce qui nous a coûté cher ces derniers mois. Même si nous avons réussi à déjouer des manœuvres de désinformation au début de l’année 2022, ce succès marginal est loin de traduire une stratégie claire de la France dans la région. Pourtant, certains d’entre vous avaient souligné par le passé la nécessité pour vos services de recevoir des consignes nettes des autorités politiques.

Dans ce contexte, comment envisagez-vous de réorganiser vos services pour ne pas perdre pied en Afrique et pour conserver le renseignement d’intérêt militaire de qualité indispensable à notre liberté d’action dans la région ? Si une volonté politique s’exprimait pour faire de l’offensive la ligne directrice de notre action, quelles seraient les priorités stratégiques budgétaires et humaines ? Enfin, quelles évolutions du cadre juridique du renseignement souhaite la DGSI ?

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. Je n’ai pas le sentiment d’une dichotomie absolue entre offensif et défensif. Les deux axes d’action s’entrecroisent mais, face à des compétiteurs qui usent du mensonge de la désinformation, la France a fait le choix stratégique de ne pas entrer dans ce jeu-là, si bien que, pour ne pas perdre notre âme nous ne jouons pas à armes égales, ce qui peut donner une impression de fragilité. C’est le pari que, dans la durée, la parole française restera fiable. Quand nous observons des opérations de désinformation, nous les condamnons et nous pouvons décider de manœuvres d’entrave, qui restent secrètes. Tout n’est pas dans le monde visible mais sachez que la France se défend, y compris dans le champ informationnel.

La réorganisation du dispositif de renseignement français pour faire face aux menaces est permanente. Je vous ai indiqué que nous nous investissons davantage dans le Golfe de Guinée, pour contrer les nouvelles menaces au Mozambique et j’ai fait allusion à l’Afrique anglophone et lusophone. Nous continuerons de nous adapter en permanence, avec une agilité assez prononcée au regard du tempo habituel de l’administration française.

M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. Notre dispositif de renseignement évolue en permanence, singulièrement en ce moment. Tout part évidemment des accès, que nous adaptons en fonction des menaces, de l’acceptabilité des pays hôtes et de la capacité du renseignement d’intérêt militaire à s’adosser à des dispositifs de forces déployées en opération ou prépositionnées. Aujourd’hui, nous repensons à nouveau nos accès en essayant d’anticiper sur le temps long. Nous sommes parfois en décalage avec les dispositifs militaires parce qu’il nous faut créer des accès et capitaliser les informations dans la durée pour produire du renseignement. Repenser nos accès en Afrique signifie se diluer davantage et trouver d’autres partenaires, africains ou internationaux. Tous les services de renseignement troquent avec des partenaires étrangers. Il faut le faire sans naïveté et sans créer de dépendance ; cela fonctionne assez bien, mais il faut des monnaies d’échange. Enfin, nous essayons de progresser en matière d’innovations. Même si la technologie ne fait pas tout et que le renseignement humain est un volet essentiel de nos capacités, l’innovation technologique nous offre des accès dont nous ne pouvions bénéficier hier. Sur le plan budgétaire, je pense que nous nous accorderons pour dire que nous faisons un métier infini avec des moyens finis, si bien que quand bien même notre budget et nos effectifs seraient cent fois plus élevés, nous ne remplirions pas notre mission de façon exhaustive.

M. Nicolas Lerner. Le sujet de l’information, sensible à l’étranger, l’est encore plus quand on parle du territoire national où, la question du champ d’activité des services ou leur capacité de réponse peut très vite venir télescoper les principes constitutionnels de liberté de conscience et de liberté d’informer. C’est pourquoi je pense salutaire la définition d’un cadre relatif aux opérations de désinformation et à la manipulation de l’information. Le décret portant création de Viginum définit précisément ce qui relève d’une action publique et ce qui tient de la libre opinion. Qu’on le regrette ou qu’on s’en réjouisse, dès lors qu’on reste dans les limites de la loi, on est libre, dans notre pays, de penser que la France mène une politique coloniale en Afrique ou que le président Poutine mène en Ukraine une action salutaire.

Néanmoins, la manipulation de l’information par une manière trompeuse d’influencer l’opinion entre dans le champ d’action du service. Depuis quelques mois, grâce à la création de Viginum et à une attitude beaucoup plus offensive de nos autorités, un moyen d’action existe, parfaitement démocratique, qui est de décrire les manœuvres en cours et de les dénoncer. Ce fut le cas pour deux opérations hostiles. L’une était pilotée par l’Azerbaïdjan. L’autre – les étoiles de David apposées sur des murs parisiens – par la Russie ; nous en sommes convaincus même si une enquête judiciaire est en cours. Le Gouvernement a donc décidé de nommer et de dénoncer les compétiteurs auteurs de ces opérations. Tel est l’état d’esprit actuel, et je partage l’opinion du directeur du renseignement militaire au sujet de l’entremêlement des volets défensif et offensif de notre action : la France, en tout cas ses services, s’est adaptée au nouveau contexte d’agressivité stratégique, dit ce qui est, et répond.

Sur le plan juridique, deux propositions des services soumises à la DPR ont été reprises dans le volet public de son rapport annuel. Un mot, d’abord, sur le cadre général. Le service chargé de la lutte contre l’espionnage et les ingérences est confronté en France à trois comportements. L’espionnage, puni par le code pénal, consiste à récupérer des informations que l’on n’est pas censé avoir. De l’autre côté du spectre, la politique d’influence menée par les États vise à promouvoir leur modèle et leurs valeurs ; ce procédé est légal et la France mène elle-même une politique d’influence à l’étranger. Entre les deux, il y a une zone grise, l’ingérence, autrement dit la volonté d’un État d’agir au bénéfice de ses intérêts ou contre les nôtres en avançant masqué, utilisant à cette fin des relais qui taisent au nom de qui ils parlent. Cette zone grise pourrait être mieux prise en compte par la loi et c’est à quoi tendent nos propositions.

La première tend à créer un registre des représentants d’intérêts étrangers inspiré du Foreign Agents Registration Act américain, récemment décliné au Canada et au Royaume-Uni, pays qui ne sont pas connus pour être des démocraties moins efficaces que la nôtre. Ce dispositif vise à rendre obligatoire la déclaration des liens de soumission ou de dépendance à un État étranger. Cela ne signifie pas que l’on est empêché de mener une activité d’influence mais qu’il faut dire d’où l’on parle et quels liens préexistent. Il s’agit simplement de renforcer la transparence du débat public.

Notre deuxième proposition tend à pénaliser l’ingérence, et la création d’un registre nous y aiderait : toute personne qui ne dirait pas précisément au nom de quels intérêts elle s’exprime pourrait être sanctionnée. C’est sur ce terrain que le Royaume-Uni a récemment avancé.

Ces deux propositions ont retenu l’attention favorable de la DPR.

M. le président Thomas Gassilloud. Si l’on vous entend bien, l’ingérence serait alors considérée comme une forme de trahison ?

M. Nicolas Lerner. Oui. Le fait d’agir pour le compte d’une puissance étrangère contre nos intérêts ou pour défendre les intérêts de cet État sans le déclarer relèverait alors du crime de trahison, puni de vingt ans de réclusion criminelle.

M. François Piquemal (LFI-NUPES). Je vous remercie tous trois pour vos propos liminaires qui contribuent à éclairer tous les députés. Il est normal que nous parlions de nos intérêts nationaux, mais cette audition porte sur la sécurité en Afrique en général, et si la situation sécuritaire au Maghreb et dans la bande sahélo-saharienne intéresse particulièrement la France, bien d’autres événements méritent aussi une analyse de leur importance et de l’impact qu’ils peuvent avoir sur la sécurité du continent.

Avant d’y revenir, je vous interrogerai, étant donné les récents coups d’État survenus en Afrique, sur les moyens mis en place par les services de renseignement pour repérer d’éventuels signaux de contestation du pouvoir dans les cercles politiques et sécuritaires et au sein de la population. Quels étaient les dispositifs ? Comment la remontée d’informations s’est-elle faite ? Des divergences dans l’analyse du renseignement ont-elles conduit à des appréciations différentes de certaines situations ?

Alors que les activités armées du Mouvement du 23 mars, le M23, déstabilisent la zone frontière entre la République du Congo et le Rwanda et qu’un drame humanitaire perdure dans le Nord-Kivu, des élections vont avoir lieu dans ces deux pays ; comment pourraient-elles influencer la stabilité de la région ? Le conflit entre Israël et le Hamas se poursuit ; quels pourraient être les risques sécuritaires et le potentiel déstabilisateur de cette guerre pour l’Afrique ? Étant donné le risque d’accroissement de conflits liés aux problèmes climatiques ou à l’appropriation de ressources, quel pourrait être le potentiel déstabilisateur pour la région de la compétition entre l’Éthiopie, le Soudan et l’Égypte à propos de la gestion des ressources du Nil ?

Enfin, en soulignant qu’une intervention militaire ne suffit pas à offrir la stabilité à des peuples, vous avez mis en cause les responsables politiques locaux. Mais la France aurait-elle pu faire davantage pour obtenir de meilleurs résultats de ce point de vue ?

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. Vous comprendrez, Monsieur le député, que je ne puisse décrire précisément nos dispositifs de renseignement. De manière générale, tous les services s’attachent à faire converger les trois moyens de captation que sont le renseignement humain, le renseignement technique et le renseignement partenarial. L’exercice est très complexe, car le renseignement qui remonte peut-être positif ou négatif, il peut être faux, et ce peut être une mauvaise piste. Il faut combiner tout cela et analyser les renseignements recueillis avec un discernement qui n’est pas infaillible pour essayer d’en tirer une ligne directrice. Cela continue et je ne trahis aucun secret en vous disant que nous avons des sources humaines et quelques accès techniques en Afrique, et que la remontée d’informations est permanente. Il n’y a aucune rétention d’informations locales des services de renseignement en Afrique.

J’ai traité du résultat obtenu dans mon propos introductif et je le redis : un service de renseignement est un thermomètre, ce n’est pas lui qui fait monter ou baisser la température. Il observe des choses et en fait part. Il dit : « La température monte » ou : « Le régime semble aller à sa chute » ; ensuite, une étincelle se produit au hasard de l’Histoire. D’autre part, tous ces putschs sans exception ont été anticipés parce que nous avions tous sous les yeux des régimes déliquescents, mais aucun n’a été prévu précisément ni par les services de renseignements locaux qui sont les premiers concernés ni par les services de renseignement américains ni par les services de renseignement russes. L’instabilité en Afrique étant très forte, nous avons encore des inquiétudes sur la stabilité à venir de certains régimes.

La RDC est en effet dans une situation inquiétante. Les élections en RDC ont lieu en ce moment même et je ne sais comment elles évoluent mais ce sont effectivement des élections à fort enjeu. À ce stade, je puis seulement vous dire que la conscience collective est très forte qu’un embrasement est possible, et de grands partenaires locaux, tels l’Angola, et internationaux, la France et les États-Unis, tentent de calmer le jeu. Mme Avril Haines, la directrice du renseignement national américain, a fait une tournée locale et a obtenu une déconflictualisation provisoire avec des engagements respectifs, pour qu’au moins les proxies ne soient pas à l’origine d’une flambée régionale. On espère que cet accord local tiendra, mais comme dans toute situation de tension, le risque est fort.

M. le président Thomas Gassilloud. Iriez-vous jusqu’à assimiler les motivations des Rwandais à celles de Wagner ou cette comparaison vous semble-t-elle hasardeuse ? La prédation économique justifie-t-elle, ici aussi, des approches sécuritaires ?

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. Toutes les crises profondes dans des régions compliquées trouvent leur origine dans un mille-feuilles historique, économique, ethnique et sociologique. C’est pourquoi, si l’on s’en tient à une seule grille de lecture, quelle qu’elle soit, on ne répond qu’à une petite partie de la crise. À ne pas traiter le problème dans son ensemble, on en arrive à une paix intermédiaire mais la tension reste sous-jacente.

M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. Vous avez fait allusion à d’éventuelles divergences entre les services. Ce mot n’est pas adapté à la réalité de la situation ou à la façon dont nous travaillons ensemble ; il y a plutôt des complémentarités. Les échanges sont quotidiens entre les services de renseignement politique, de renseignement militaire, de renseignement économique et les experts du continent africain. Ils permettent des visions souvent complémentaires, parfois identiques, parfois pas exactement alignées. D’autre part, le renseignement produit ne nous appartient pas. Il est exploité au niveau politique ou, pour ce qui me concerne, à celui du chef d’état-major des armées.

L’instrumentalisation des crises à des fins électorales est récurrente en Afrique, avec des pics d’intensité avant les élections. On en voit un exemple aujourd’hui dans la région des Grands Lacs où certains acteurs politiques se sont efforcés de faire vibrer la fibre nationaliste pour mobiliser l’électorat. Mais le conflit lui-même, vieux de plusieurs décennies, a de multiples explications : un volet ethnique qu’il ne faut pas sous-estimer, la gestion de la croissance démographique et celle de ressources à très forte valeur ajoutée.

M. le président Thomas Gassilloud. Malheureusement, l’instrumentalisation des crises à des fins électorales n’est ni un monopole africain ni celui des régimes autoritaires.

M. Jean-Louis Thiériot (LR). Au nombre des outils d’influence il y a la diplomatie de l’armement et la fourniture d’armements. On sait que notre base industrielle et technologique de défense (BITD), historiquement très présente en Afrique, n’a plus les succès à l’export qu’elle a eus en d’autres temps. Comment analysez-vous cette évolution ? Est-ce que notre combinaison prix/produit ne correspond plus exactement aux besoins ? Est-ce lié à des choix politiques des gouvernements considérés ? Est-ce dû à une action particulière de nos compétiteurs stratégiques, puisque l’on parle de drones turcs et iraniens ? Quel rôle les services jouent-ils en cette matière ? Sur un autre plan, pourriez-vous faire le point sur la situation, difficilement intelligible, en Libye ?

M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. Ma sphère de compétences n’est pas la BITD à proprement parler mais plutôt ce que nous comprenons des souhaits des États africains en matière d’armement. Je vous répondrai donc de manière indirecte, comme je l’ai fait dans mon propos liminaire : nous constatons que les matériels utilisés sont de plus en plus létaux et montent en gamme et en technicité. Mais il faut être conscient des forces et des faiblesses du soutien que nos compétiteurs fournissent en matière d’armement. Ces matériels sont assez compétitifs ce qui correspond aux ressources budgétaires limitées de certains États africains ; on pense par exemple aux drones TB2 turcs et aux avions L-39 présents au Mali. Néanmoins, certains pays sont déçus par ces équipements. D’une part, ils ne sont pas toujours performants ; c’est notamment le cas d’armements chinois qui ne répondent pas aux espérances initiales de leurs acheteurs. D’autre part, il n’y a pas toujours de maintien en condition opérationnelle, singulièrement pour les équipements russes, la Russie se concentrant actuellement sur ses besoins propres au détriment des matériels vendus aux pays africains. Dans ce domaine, notre rôle est d’évaluer les capacités des matériels détenus par les armées africaines et les performances de nos compétiteurs pour aider notre BITD.

M. le président Thomas Gassilloud. Je rappelle l’argument de vente des Turcs : « La qualité européenne au prix des Chinois » Vu d’Afrique, c’est un argument qui fonctionne en général.

M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. Avec un bémol cependant : le drone TB2 turc était l’alpha et l’oméga au début de la guerre en Ukraine mais au bout de trois mois on n’en a moins parlé car il est brouillé et de ce fait inopérant. Les systèmes de brouillage sont encore peu répandus en Afrique, mais ils apparaîtront un jour.

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. Le conflit israélo-palestinien et la dislocation de l’Afrique sahélienne éclipsent la Libye, qui disparaît de l’actualité. La situation, effectivement assez difficile à comprendre, n’évolue pas beaucoup. Le processus de reconstruction politique, très lent, se fait avec la médiation des Émirats arabes unis et de l’Égypte mais il se heurte à la milicianisation du pays. Une multitude de milices locales tiennent des régions plus ou moins vastes dont elles se nourrissent comme de prébendes qu’elles ne lâcheront pas facilement pour se fondre dans une unité nationale retrouvée. Œuvre aussi en Libye une société militaire privée turque, la Sadat.

En gros, le pays est découpé en quatre zones. À l’est, la Cyrénaïque est toujours tenue par le clan Hafter, le maréchal, , essayant de transmettre l’héritage à ses fils et à des proches. La Tripolitaine, très fragilisée, très milicianisée, très morcelée, est tenue par M. Dbeiba qui ne peut guère sortir de Tripoli. Au centre, Misrata, héritage du comptoir turc, essaye de jouer une partition intermédiaire. Enfin, le sud, essentiellement contrôlé par des tribus nomades, n’envisage pas sa géopolitique locale comme nationale mais comme transnationale, sur l’axe migratoire sahélien. Les grandes puissances qui participaient au processus libyen sont désormais occupées à autre chose : la Russie, qui avait une ambition locale, se consacre à l’Ukraine, et l’Égypte regarde soudainement sa frontière Est.

M. le président Thomas Gassilloud. La Libye est en quelque sorte une peau de léopard de groupes semi-privés ou paraétatiques. On en revient quasiment à l’époque coloniale, avec des États qui ont du mal à assurer la souveraineté sur leur territoire et où des pouvoirs locaux se réinstallent.

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. Effectivement, et les États voisins, Algérie et Tunisie d’un côté, Égypte de l’autre, craignent évidemment le débordement de l’instabilité.

Mme Delphine Lingemann (Dem). Quel sera l’impact sécuritaire de la fin de l’opération Barkhane et de la dissolution du G5 Sahel, la force africaine conjointe de lutte contre le terrorisme soutenue par la France ? Quelle coopération sécuritaire pourrait être envisagée avec la Mauritanie et le Tchad ? Comment évaluez-vous le risque djihadiste pour cette région et par répercussion pour notre pays ?

M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. La fin de l’opération Barkhane et du G5 Sahel ont fragilisé les États sahéliens dans le domaine sécuritaire. Cette dégradation a été un élément déclencheur des différents coups d’État. La fragilisation régionale structurelle tient à plusieurs facteurs précédemment décrits. Les conséquences de ces événements sont d’une part, une fragilisation encore accrue en raison de la disparition d’une partie de l’aide dont bénéficiaient ces pays et dont ils ont choisi volontairement de se séparer, d’autre part l’extension de la menace terroriste, à la fois géographique et en intensité. Aujourd’hui, l’action terroriste s’exprime sur l’ensemble du territoire malien, y compris à proximité de la frontière sénégalaise, voire des frontières guinéenne et ivoirienne, et peut s’étendre au-delà, vers les pays du Golfe de Guinée. Cette tendance est donc plutôt négative. Les juntes coopèrent : les trois pays ont créé une association politique et militaire. L’évolution des pays sahéliens inquiète non seulement les pays du Golfe de Guinée mais aussi d’autres pays limitrophes comme le Sénégal et la Mauritanie. Les pays du Maghreb constatent également avoir moins d’influence sur les pays sahéliens, ce qui fragilise leurs frontières, avec des risques de déstabilisation interne, notamment au sud de l’Algérie.

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. J’ai dit dans mon introduction que nous avons des conséquences de l’évolution au Sahel une vision très pessimiste. Le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, affilié à Al Qaïda, qui a toujours pour objectif de construire un califat local, exerce une pression croissante sur les capitales sahéliennes. En outre se recrée une alliance de proximité avec la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA), qui rallume le feu sécessionniste au Nord Mali avec des jeux troubles entre visions califales et visions sécessionnistes. La tension avec les régimes des capitales est donc croissante. Bamako a réussi à revenir à Kidal, mais il ne faut pas imaginer que cette rentrée très symbolique soit une illustration de la solidité du régime au Nord-Mali, et il sera extrêmement compliqué pour le gouvernement central de se maintenir à Kidal dans les années qui viennent, d’autant que dans le même temps l’État islamique se construit un sanctuaire très fort. Nos inquiétudes sont encore avivées par les liens croissants entre l’État islamique en Afrique centrale, l’État islamique en Afrique de l’Ouest et l’État islamique dans le Grand Sahara. Ces connexions croisées qui se traduisent par des soutiens individuels, logistiques et doctrinaux rendront ces organisations encore plus résilientes.

M. Nicolas Lerner. Si l’on considère le nombre de morts causées, les principales victimes de ces groupes terroristes sont les populations locales des pays considérés. Sont aussi visés les intérêts français dans la région. Je précise à ce sujet que la DGSI est systématiquement saisie en judiciaire des attentats commis à l’étranger. Je l’ai dit, la menace visant le territoire national est aujourd’hui très limitée. Il n’y a aucun combattant français aux côtés des groupes terroristes évoqués qui, à ce jour, n’ont pas pour programme de projeter la menace ni d’ailleurs la capacité de le faire. Néanmoins, des signaux faibles appellent la vigilance sur l’attrait croissant pour ces groupes et sur la double menace que représenterait la création d’un califat territorial structuré : le risque que des populations francophones rejoignent ces groupes combattants, et le risque, par ricochet, que des liens directs s’établissent avec des velléitaires sur le territoire national.

Mme Anna Pic (SOC). Je prends la parole au nom du groupe socialiste pour suppléer ma collègue Isabelle Santiago, empêchée. Le rapport public de la DPR déposé le 29 juin dernier, qui s’appuie sur des entretiens et des auditions conduites avec les services que vous dirigez, détaille les stratégies d’influence et d’ingérence qui menacent les positions stratégiques françaises en Afrique. Il évoque une guerre d’influences, mentionne l’importation massive d’armes russes et chinoises, la mainmise du groupe Wagner sur les mines, l’intensification de la présence de la Chine dans le secteur bancaire et la multiplication des accords de formation militaire. Ces phénomènes se conjuguent au volet plus habituel d’une bataille d’influences par le biais de média de propagande tels que Russia Today et Afrique Media et le soutien de certains partis politiques par des régimes étrangers. Ces manœuvres ont abouti à l’abstention de dix-sept pays africains lors du vote, en mars 2022, de la résolution de condamnation de l’invasion russe de l’Ukraine. Comment ces faits n’ont-ils pas permis d’analyser les risques pour les intérêts stratégiques français de cette guerre d’influence dont nous avons subi ces derniers mois les premières conséquences ? Quels enseignements tirer du retard manifeste de la France à s’adapter aux nouvelles guerres hybrides ?

M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. La stratégie d’influence des compétiteurs est un sujet pris à bras-le-corps au niveau interministériel. Ces manœuvres sont anciennes, mais il existe effectivement des stratégies d’influence structurées chez certains de nos compétiteurs, et les Russes sont de ceux-là. À certains, on prête parfois des capacités supérieures à ce qu’elles sont. Face à cela, nous ne restons pas les bras ballants. La coordination ministérielle et interministérielle monte progressivement en puissance pour porter nos objectifs stratégiques et nos valeurs. Les services de renseignement coopèrent à l’action des structures d’influence en décrivant l’état de la menace et en aidant à porter les messages les plus efficaces possible.

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. En matière d’influence, l’enjeu principal des services de renseignements est de la détecter, dans ses deux registres. Il y a d’une part la manipulation de l’information, et nous nous efforçons de débusquer les usines à trolls et les auteurs de désinformation. Il y a d’autre part la partie influence, et en ce domaine il faut connaître les hommes et les réseaux ; c’est tout l’enjeu du renseignement géopolitique, que nous n’avons jamais perdu et qui consiste à démasquer les acteurs de l’influence de nos compétiteurs locaux. C’est le travail quotidien des services de renseignement, pour savoir comment s’exercent l’influence chinoise dans tel pays, l’influence russe dans tel autre, qui en sont les acteurs et quels sont leurs leviers.

M. Loïc Kervran (HOR). Je remercie, au nom du groupe Horizons, les hommes et les femmes des services de renseignement qui travaillent en Afrique ou sur l’Afrique dans des circonstances difficiles et parfois dangereuses avec un dévouement remarquable. Je remercie aussi le directeur général adjoint de la DGSE de nous avoir donné des exemples du succès de certaines de nos opérations d’entrave en Afrique, car il y a toujours un déséquilibre dans l’évaluation de l’efficacité de nos services, en raison du secret bien sûr, mais aussi parce que ce que l’on a évité est par définition difficilement mesurable.

Dans le passé, certains services ont justifié notre présence militaire en Afrique par la nécessité de maîtriser le risque de menace projetée. Vous avez tous indiqué que, pour les diverses raisons que vous avez exposées, ce risque est faible aujourd’hui ; dans ce contexte, peut-on imaginer maîtriser la menace projetée sans présence militaire française au Sahel, en tout cas sans présence permanente ? D’autre part, que font les services dans la lutte contre les réseaux d’immigration clandestine ? C’est une autre de leurs missions, assez récente et importante, singulièrement quand on entend l’ambassadeur de France au Niger rappeler que la junte nigérienne a dépénalisé le trafic d’êtres humains et libéré beaucoup de ses auteurs.

M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. En parlant de la menace, on en revient aux conséquences de l’évolution de notre dispositif militaire en Afrique. Ces dernières années, l’action française dans sa globalité – pas uniquement l’action militaire mais aussi l’action diplomatique, économique et culturelle – a permis de contenir la menace terroriste au Sahel, mais elle ne l’a pas éradiquée car elle n’aurait pu le faire seule. Le directeur général adjoint de la DGSE a souligné certains renoncements ou défaillances d’États africains dans la lutte contre le terrorisme et le fait que nous ne pouvions nous substituer à l’action indispensable de ces États dans tous les domaines. Alors que notre action a permis de contenir la menace terroriste depuis une dizaine d’années, ce sera beaucoup moins le cas désormais, comme on le voit déjà, avec l’extension de leurs zones d’actions et du nombre de victimes depuis le départ de la France du Mali, du Niger et du Burkina Faso où la situation a explosé depuis deux ans. Il faut donc distinguer le passé d’un futur certes difficile à écrire mais dont le directeur général adjoint de la DGSE a souligné plusieurs fois que les tendances, toutes très négatives, incitent au pessimisme à la fois pour ces pays et les pays limitrophes. Le concept de menace projetée sera probablement plus prégnant demain en raison de la fin de l’aide que nous apportions.

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. Que l’on ne se méprenne pas : la DGSE ne travaille pas à entraver l’immigration en cherchant les migrants. Je vous l’ai dit, notre action consiste à prendre la température pour permettre la prise de décisions par nos autorités. Aussi la DGSE s’efforce-t-elle de cerner la réalité objective du panorama des routes de migration pour disposer de l’image la plus actualisée possible des grands axes migratoires. D’autre part, elle agit sous le prisme de la traite d’êtres humains, en s’efforçant d’identifier les réseaux qui profitent de la misère humaine pour s’enrichir. Nous le faisons, hors nos frontières, avec nos moyens, soit avec des partenaires locaux quand ils le veulent et quand ils le peuvent, soit seuls. Une fois des trafiquants identifiés, nous lançons une coopération avec les services locaux pour essayer de les entraver. C’est à ce niveau que nous agissons, et ce ne peut être plus que cela. C’est aussi à cette fin que nous menons un dialogue avec tous les acteurs du Sud de la Méditerranée.

M. le président Thomas Gassilloud. Considérez-vous que le développement des flux migratoires lié à la désorganisation de cette région peut être un objectif recherché par la Russie dans sa lutte systémique contre l’Europe ?

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. Ce n’est pas caractérisé. Je pense que la Russie profitera de toute opportunité pour nous fragiliser mais aucun renseignement fiable ne me signale qu’elle utilise ce moyen à ce stade.

M. le président Thomas Gassilloud. Cependant, elle a utilisé ce moyen à l’Est de l’Europe.

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. La thématique était autre et la difficulté tenait aussi au protocole Cazeneuve conclu avec la Turquie.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous en venons aux questions des autres députés.

Mme Gisèle Lelouis (RN). Combien de Français sont présents dans des zones à risque ou qui peuvent le devenir ? Comment le contact est-il maintenu entre eux et nos ambassades ?

M. le directeur général adjoint de la DGSE. Je n’ai pas en tête tous les chiffres, tant les zones à risque sont nombreuses. Seul fait référence le site de conseils aux voyageurs du ministère des Affaires étrangères. C’est la voix officielle, avec une granularité précise des zones à risque. Notre mission principale, à laquelle nous nous consacrons chaque jour, est de protéger nos compatriotes, mais elle ne consiste pas à assurer la protection individuelle de tous les Français à l’étranger. Notre stratégie, difficile, est de pénétrer les groupes et les organisations de tous types qui nous menacent pour connaître leurs intentions et anticiper leurs attaques avant qu’ils les concrétisent. Notre sport journalier, que nous conduisons avec plus ou moins de réussite, est de pénétrer les groupes terroristes pour savoir quel est leur prochain coup, et les mouvements subversifs pour savoir comment ils vont évoluer, puis de faire remonter les informations sur les menaces vers le ministère des affaires étrangères pour assurer au mieux la protection des Français à l’étranger.

M. le président Thomas Gassilloud. Messieurs, je vous remercie.

Rapport d’information sur les défis de la cyberdéfense (Assemblée nationale, 17 janvier 2024).

Rapport d’information sur les défis de la cyberdéfense (Assemblée nationale, 17 janvier 2024).

par Theatrum Belli – publié le

Theatrum Belli

Theatrum Belli https://theatrum-belli.com/

Défense : au cœur des fêtes, célébrer nos soldats, c’est faire nation

Défense : au cœur des fêtes, célébrer nos soldats, c’est faire nation

Les fêtes sont un moment où nous devons penser aux militaires qui protègent les Français et célébrer la singularité militaire. Pour Thomas Gassilloud, « nous devons réapprendre à faire de la défense l’affaire de tous ». C’est ainsi que « nous renforcerons la communauté nationale », estime-t-il. Par Thomas Gassilloud, président de la commission de la défense nationale et des forces armées.

« En République, il n'y a pas d'usage de la force sans consentement démocratique. Même notre dissuasion nucléaire n'est pleinement crédible et durable que si les citoyens en comprennent les enjeux et adhèrent à ses exigences, pour soutenir la détermination du président de la République à défendre les intérêts vitaux de la Nation » (Thomas Gassilloud, président de la commission de la défense nationale et des forces armées)
« En République, il n’y a pas d’usage de la force sans consentement démocratique. Même notre dissuasion nucléaire n’est pleinement crédible et durable que si les citoyens en comprennent les enjeux et adhèrent à ses exigences, pour soutenir la détermination du président de la République à défendre les intérêts vitaux de la Nation » (Thomas Gassilloud, président de la commission de la défense nationale et des forces armées) (Crédits : DR)

 

Quelles que soient nos croyances, les fêtes de fin d’année sont le moment de dire nos attachements, de manifester notre joie, d’être ensemble et de former des vœux pour l’avenir. Elles sont aussi un événement national car, de familles en cercles d’amis, c’est toute la France qui se met à l’unisson. C’est d’ailleurs le sens profond des vœux traditionnels du Président de la République : en s’adressant à toute la nation le 31 décembre, il souligne que toute fête a une dimension politique et qu’elle est l’écho d’une espérance collective.

Deux leçons pour 2024

La fin de l’année 2023 pourrait nous en faire douter, alors que la guerre se déchaîne en Ukraine et à Gaza comme dans bien d’autres endroits du monde, et que notre société apparaît plus fracturée que jamais. Président de la commission de la défense et des forces armées de l’Assemblée nationale, je penche pourtant pour l’espérance. Le déplacement que je viens de faire en Jordanie auprès de nos militaires, en accompagnant le président de la République et le ministre des Armées, m’y invite. J’en ai retenu deux leçons.

D’abord, celle que nos armées sont la démonstration vivante et sans cesse renouvelée que notre communauté nationale est attractive et qu’elle mérite d’être défendue. C’est le témoignage des 20.000 Français qui, reflétant toutes nos diversités, les rejoignent chaque année malgré les duretés de l’état militaire. Car il faut le rappeler, leur engagement peut exiger d’eux d’être prêts à tuer, d’ordonner de tuer, de mourir peut-être. La loi veille à ce qu’ils ne se soustraient pas au risque car il n’y a pas de droit de retrait pour un soldat qui exécute une mission et dont la mort peut être un prix légitime.

Leurs droits politiques et sociaux sont en outre restreints pour qu’ils ne forment jamais une faction. Des procédures opérationnelles, des normes juridiques, un état d’esprit, le sens du sacrifice : voilà ce qu’est la singularité militaire qui n’est ni une identité ni le cumul d’avantages catégoriels mais l’engagement total de certains pour la sécurité de tous les autres. C’est une responsabilité pour nous tous que de veiller à ce que cette singularité ne soit pas dénaturée et qu’elle permette toujours de disposer d’une force prête aux plus grands périls.

La seconde leçon a ravivé une conviction de longue date : nos armées ne peuvent rien sans l’adhésion ni la participation de l’ensemble des citoyens. Pour résister à l’ensauvagement du monde, dans une société malheureusement chaque jour davantage archipélisée et matérialiste, où donner sa vie pour une cause supérieure devient un impensé, chacun de nos concitoyens doit se sentir concerné par notre défense.

Consentement démocratique

D’abord parce qu’en République, il n’y a pas d’usage de la force sans consentement démocratique. Même notre dissuasion nucléaire n’est pleinement crédible et durable que si les citoyens en comprennent les enjeux et adhèrent à ses exigences, pour soutenir la détermination du président de la République à défendre les intérêts vitaux de la nation.

Ensuite, et surtout, parce que chaque citoyen a un rôle à jouer, même si, depuis la fin de la guerre froide et de la conscription, nous en avons été déshabitués. Comment ? En s’attachant à comprendre le monde et les opérations militaires que la France peut y conduire ; en transmettant le sens du collectif à ses proches comme à ses enfants ; en étant présent lorsque la nation est célébrée ; en s’engageant par exemple dans le monde associatif ou comme réserviste ; en n’oubliant pas que notre résilience nationale repose sur les résiliences individuelles. Chaque citoyen doit donc se sentir acteur de notre défense et même avoir conscience qu’il est une cible potentielle de nos compétiteurs stratégiques, dès à présent dans les champs immatériels (cyberespace, champ informationnel, etc).

Doublement du budget de la défense

Au-delà du doublement exceptionnel du budget de nos armées sur la période 2017-2030, prévu par deux lois de programmation militaire, cette implication de tous est indispensable pour que notre défense soit réellement nationale et que nos armées professionnalisées puissent nous protéger en s’appuyant sur la nation toute entière. Autrement dit, la défense nationale ne doit pas être la seule affaire des militaires, qui ne représentent que 1% de la population active, réservistes compris. Ainsi nous pourrons renouer avec ce qu’appelait de ses vœux dès 1901, Adolphe Messimy, qui fut officier, député, ministre de la guerre puis sénateur, en promouvant « la naissance d’un esprit nouveau […], qui pénètre chaque citoyen, conscient désormais qu’il est personnellement responsable de la défense ».

Célébrer nos militaires lors des fêtes de fin d’années c’est promouvoir tout cela. C’est aussi se rappeler que, même si notre société ne manque pas d’imperfections à corriger, notre projet collectif mérite qu’on le défende et que sa pérennité dépend de l’engagement personnel de chacun d’entre nous. C’est ainsi, davantage encore que par les promesses de l’État providence, que l’on fera pleinement nation. Mes chers compatriotes, hissons-nous, individuellement et collectivement, à la hauteur du moment.

Très belle fin d’année à chacun d’entre vous.

PLF 2024 : rapport sur l’environnement et la prospective de la politique de défense

PLF 2024 : rapport sur l’environnement et la prospective de la politique de défense

Audition de l’amiral Nicolas Vaujour (CEMM), Assemblée nationale, le 5 octobre 2023

Audition de l’amiral Nicolas Vaujour (CEMM), Assemblée nationale, le 5 octobre 2023


 

M. le président Thomas Gassilloud. Mes chers collègues, nous recevons à présent le nouveau chef d’état-major de la marine, l’amiral Nicolas Vaujour, pour sa première audition budgétaire, dans le cadre du projet de loi de finances (PLF) 2024.

Amiral, je vous félicite pour cette nomination venant couronner un parcours exemplaire au sein de la marine nationale, qui vous a conduit à la fois à servir et à commander de nombreux bâtiments, des frégates de surveillance, des frégates de défense aérienne, des Aviso. Vous avez effectué des missions sur presque toutes les mers et océans du monde, mais vous avez également occupé de hautes fonctions tant à l’état-major de la marine qu’à l’état-major des armées.

Le PLF 2024 sera le premier exercice budgétaire de la loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030. La Marine, comme les autres armées, bénéficiera d’un surcroît de ressources, dans un monde marqué par des tensions croissantes. Je pense naturellement à l’Ukraine, mais également à l’Asie où nos compétiteurs multiplient des démonstrations de force, notamment dans l’océan Indien, qui constitue une zone cruciale pour nos approvisionnements énergétiques. Je pense également aux nouvelles formes de conflictualité dans de nouveaux espaces, comme le cyber ou les fonds marins, qui représentent autant de menaces que d’opportunités.

Face à ce contexte, notre commission éprouve trois préoccupations principales. De quelle manière ce contexte oblige-t-il la Marine à se transformer et dans quelle mesure les ressources supplémentaires apportées par la LPM y contribueront-elles ?

La deuxième préoccupation porte sur nos coopérations, en particulier avec nos partenaires européens, qu’il s’agisse de la coopération capacitaire ou de la coopération opérationnelle. Pourriez-vous nous préciser où en sont ces programmes d’armement, dans le cadre européen, otanien ou en bilatéral ? Je pense en particulier à celui des corvettes de patrouille ou à la guerre des mines.

Enfin, au-delà de la transformation des coopérations, une troisième préoccupation concerne les hommes et femmes qui servent dans la Marine. Nous sommes conscients des enjeux complexes d’attractivité et de filiation auxquelles les armées sont soumises, en particulier dans la Marine, dont les sujétions sont particulières, notamment en raison de l’éloignement. Un sous-marin nucléaire lanceur d’engins (SNLE) part parfois pour des périodes de soixante-dix ou quatre-vingts jours sous les mers. Je me souviens d’une discussion avec Alfost, qui me disait qu’il sera toujours possible de composer avec la technologie, mais qu’il est plus difficile de trouver des jeunes marins volontaires prêts à partir dans une « boîte de conserve » pendant de telles durées.

Amiral Nicolas Vaujour. Mesdames et Messieurs les députés, je suis très heureux d’être parmi vous aujourd’hui et tiens d’abord à rendre hommage à mon prédécesseur, l’amiral Vandier, qui a accompli pendant ses trois années de mandat un travail absolument extraordinaire, notamment pour renforcer la préparation au combat de la Marine. C’est un honneur de lui succéder et de poursuivre les projets qu’il a initiés.

Au cours de mon premier mois dans mes nouvelles fonctions, j’ai effectué la tournée des ports de la Marine. Je me suis rendu à Toulon, à Lorient, à Brest et à Cherbourg. J’ai également rencontré un grand nombre de mes partenaires internationaux à l’International Seapower Symposium organisé par la Marine américaine, où une centaine de chefs d’état-major de marine du monde étaient rassemblés.

Je retire de cette tournée un grand nombre d’enseignements. Nos marins sont déterminés, motivés et engagés dans l’ensemble des missions de la Marine, tous les jours de l’année, sous l’eau, sur l’eau, dans les airs, à terre. Nos jeunes font preuve d’un véritable sens de l’engagement et ont pleinement conscience des enjeux auxquels nous faisons face.

Nos états-majors travaillent pour les marins qui sont en mer. Ainsi, je leur demande toujours ce qu’ils accomplissent pour nos militaires en opérations, car il s’agit là de notre raison d’être. L’ambition qui m’a été fixée a pour objet de préparer une Marine de référence en Europe, mais aussi une Marine globale, puisque l’ensemble de nos territoires se répartissent partout à travers le monde.

Je voudrais commencer par répondre à votre première question qui portait sur la transformation de la Marine au regard du contexte stratégique. Je peux la reformuler de la manière suivante : quelle est la transformation de notre espace de manœuvre aujourd’hui ? Cet espace se modifie largement. Ces modifications entraînent des changements dans notre capacité à trouver des points d’accès, des partenaires sur qui nous pouvons compter — et qui peuvent changer au fil du temps — pour contenir les débordements de certaines grandes puissances qui veulent affirmer ou étendre leurs zones d’influence, pour protéger les approches non seulement outre-mer, mais également les approches dans les eaux autour de l’hexagone. De fait, l’ensemble de ces sujets me conduisent à dire que nous connaissons une véritable transformation de notre espace de manœuvre, dont nous devons tenir compte pour proposer de nouvelles capacités et modes d’action, afin de répondre aux crises qui émergent.

Votre deuxième question porte sur la coopération capacitaire. En réalité, celle-ci est native à un très grand nombre de nos programmes. Par exemple, nous avons construit des frégates Horizon avec l’Italie. Certains objets sont donc communs, dès le départ, surtout le système de combat, et notamment le système Aster. De la même manière, nous allons effectuer la rénovation des frégates de défense aérienne en coopération avec les Italiens.

Par ailleurs, je tiens à insister sur un point essentiel : nous avons travaillé sur une révolution technologique. Ainsi, nous transformons une fonction stratégique de la Marine, la guerre des mines, avec l’usage de drones. Cette transformation stratégique de l’ensemble d’une fonction, sa « dronisation », a été d’abord travaillée en coopération avec les Britanniques. Désormais, le démonstrateur a été créé et nous mettons en place une nouvelle coopération avec la Marine néerlandaise et la Marine belge. De fait, nous sommes constamment à la recherche de la meilleure solution. Avec mes homologues belges et néerlandais, nous effectuons le même pari, celui d’une guerre des mines qui sera demain une guerre dronisée. En revanche, les Belges et les Néerlandais vont choisir des options qui ne sont pas identiques aux nôtres ; mais l’essentiel consiste à pouvoir échanger pour évoquer les options qui seront retenues de part et d’autre. Il en sera de même demain, lorsque nous mènerons des évolutions.

En outre, dans le domaine capacitaire, nous continuons à travailler sur les missiles Aster. Le système de combat aérien du futur (SCAF) fait naturellement partie des réflexions avec nos partenaires. En résumé, la coopération capacitaire est native, dans la mesure où elle est absolument essentielle, d’une part pour répartir les coûts ; et d’autre part parce que les bonnes idées naissent de ces coopérations.

La puissance navale est fréquemment envisagée sous la forme de trois piliers : le nombre, la technologie et les savoir-faire. À partir de ce socle de trois piliers, il est essentiel d’ajouter un élément complémentaire: les partenariats. En effet, les partenariats renforcent la puissance navale : malgré le nombre de bateaux, la technologie et le savoir-faire, sans partenariat, il est difficile d’obtenir de bons résultats. Les partenaires offrent bien plus que la masse et ils fournissent également des accès, c’est-à-dire la connaissance d’une certaine zone. Ils apportent une vision du monde différente, qui nous enrichit.

Ces partenariats s’avèrent essentiels pour mener à bien les travaux d’interopérabilité, qui ne se résument pas à la connectivité. L’interopérabilité comporte certes une part technologique et des procédures, mais elle se fonde aussi sur la confiance. Ainsi, quand je me suis rendu à Newport, ma tâche était aussi de créer de la confiance, à travers des échanges. De la même manière, j’ai reçu hier mon homologue grec à Lorient. Cette capacité partenariale se manifeste aussi à travers nos déploiements dans le cadre des missions réalisées sous la bannière de l’Union européenne, notamment dans l’océan Indien. Elle intervient également au sein de l’Otan. Nous avons multiplié notre participation aux forces permanentes de l’OTAN par un facteur trois depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine.

Votre troisième interrogation concernait les ressources humaines. Lors de ma prise de commandement de la Marine sur le pont du Dixmude à Toulon, le ministre m’a donné une feuille de route et m’a confirmé que le premier des enjeux était celui de la fidélisation. À ce titre, je dresse ma stratégie RH selon trois axes : je dois donner envie de rentrer, je dois donner envie de rester et je dois donner envie de progresser. Dans ce cadre, je considère que les axes majeurs sont les deux derniers : la Marine a la chance aujourd’hui de répondre plutôt bien au besoin et parvient à recruter suffisamment. Cependant, je suis bien conscient que cette attractivité n’est pas gagnée à vie. Il me faut recruter chaque année 3 600 personnes, mais particulièrement dans des spécialités critiques au sujet desquelles nous menons des plans d’actions particuliers pour alimenter l’ensemble de notre filière. Ensuite, nous devons leur donner envie de rester. Nous disposons à ce titre d’un certain nombre d’objets qui ont été posés dans la LPM et qui vont entrer immédiatement en action. Enfin, nous devons leur donner envie de progresser, en leur confiant des responsabilités croissantes, pour les faire accéder à un grade supérieur. En résumé, nous mettons en œuvre une véritable stratégie pour conserver l’ensemble de nos talents, qui sont fort nombreux. Notre Marine est pleinement engagée pour remplir les missions qui lui sont ordonnées.

M. le président Thomas Gassilloud. J’ai particulièrement relevé votre évocation de l’ensemble des milieux dans lesquels la marine opère : sur la mer, sous la mer, dans les airs, voire dans l’espace, grâce à certains vecteurs. Je rappelle également que la haute mer représente 60 % de la surface mondiale — la France possédant la deuxième zone économique exclusive (ZEE) au monde — mais aussi que 60 % de la population mondiale habite à moins de 150 kilomètres des côtes, que 90 % du volume du commerce mondial de marchandises se réalise par voie maritime et que 99 % du trafic internet passe par les câbles sous-marins.

M. Yannick Chenevard (RE). La situation internationale conduit de nombreuses nations à réévaluer leur politique de défense. La politique de défense a longtemps été estimée comme secondaire, tant le monde devait, selon Hegel ou Fukuyama, sonner la fin de l’histoire, c’est-à-dire la fin des combats entre idéologies. Nous savons désormais qu’il n’en est rien. Cependant, les dégâts causés dans les esprits et dans certaines armées étrangères ont été considérables.

La France, comme la plupart des démocraties, n’y a pas échappé. Il suffit pour s’en convaincre de vérifier la non-exécution des LPM durant trente ans, jusqu’en 2018. En ce qui concerne la marine, à l’exception de la dissuasion nucléaire, qui a été totalement préservée, certaines capacités ont été conservées, mais parfois de manière échantillonnaire. À partir de 1990, notre marine a subi une véritable saignée, ses bâtiments de combat passant de 135 à 85.

Désormais, l’objectif du format 2030 est conforté par la nouvelle LPM. Des unités ont d’ailleurs déjà été livrées ou sont en construction. En 2024, un sous-marin nucléaire d’attaque (SNA) et une frégate de défense et d’intervention (FDI) seront livrés dans les forces. Des lots de torpilles lourdes Artemis, des bâtiments de guerre, des mines, des missiles mer-mer Exocet, ainsi que des robots sous-marins autonomes seront commandés. À Toulon, les bassins Vauban seront renforcés, tout comme les infrastructures à Brest. La livraison d’équipements connexes destinés à nos SNA et des hangars d’accueil des systèmes de lutte anti-mines marines futur (SLAMF) sera effectuée cette année.

La marine peut donc à présent regarder plus sereinement l’avenir dans un monde de plus en plus menaçant, dont l’économie bascule vers la zone indo-pacifique. Pour mémoire, en 2030, cette zone représentera 40 % du PIB mondial. La territorialisation et la contestation rendue possible, y compris par la force des espaces maritimes, nous imposent de renforcer nos outils de souveraineté à l’intérieur de nos onze millions de kilomètres carrés de ZEE.

Outre-mer, le remplacement de nos frégates de surveillance par des navires d’environ 3 000 tonnes devrait débuter à l’horizon 2030. Pouvez-vous nous éclairer sur la nature de l’armement de ces bâtiments et l’évolution du projet de construction de ces corvettes ? Nous avons d’ailleurs voté un amendement largement porté par plusieurs de nos collègues présents ce matin, qui, constatant les lacunes créées par la disparition des bâtiments de transport légers (Batral), envisage la construction de ce type de bateau. La définition du besoin est-elle en cours ?

Quelle évaluation pouvons-nous porter sur les SNA dits de nouvelle génération (SNA-NG) et des patrouilleurs outre-mer (POM) récemment admis au service actif ? Enfin, la zone maritime de l’océan Indien prendra, pour les années à venir, de plus en plus d’importance. De quels moyens de surveillance aérienne permanents devrions-nous nous doter ?

Amiral Nicolas Vaujour. Le PLF 2024, première marche de la LPM 2024-2030, symbolise bien la transformation de la Marine. S’agissant de la guerre des mines, nous allons effectivement disposer en 2024 du premier module dronisé de lutte contre les mines. Le prototype arrivera à Brest cette année. Au cours de ce PLF, d’autres modules seront commandés et nous initierons les travaux du bâtiment de guerre des mines. En 2024 seront également livrés un nouveau SNA, le Tourville ; un deuxième POM, qui ralliera son port-base outre-mer et la FDI Amiral Ronarc’h qui fera sa première sortie à la mer. Cette transformation capacitaire est en cours. Après une LPM de réparation, la LPM actuelle en est la consolidation, et vient produire des effets véritables pour les opérations que nous devons mener. La Marine se construit dans le temps long.

Ensuite, des travaux sont en cours sur la corvette hauturière pour mieux cerner les besoins et le cadre dans lequel nous pouvons l’acheter, ainsi que le type d’armement, qui doit être à la hauteur des menaces des zones de déploiements. Vous avez bien souligné que les espaces se durcissent, ce qui nécessitera des ajustements, notamment pour ces corvettes hauturières. Les études prennent précisément en compte les menaces auxquelles feront face ces bateaux. Pour le moment, je reste prudent, dans la mesure où le contrat n’a pas encore été signé.

S’agissant des bâtiments de type Batral, une demande d’étude a été déposée. À mon avis, notre stratégie sur les outre-mer est très pertinente. Elle stipule que chaque plot outre-mer doit pouvoir répondre à l’ensemble des enjeux auxquels nous faisons face.

Pour ce qui concerne les POM, je suis très satisfait de l’Auguste Bénébig qui a rallié sa zone, mais également du deuxième POM, qui est en train de terminer sa phase de montée en puissance, avant de rallier son port d’attache. Ils offriront de meilleures capacités d’autonomie et de déploiement. Je rappelle que plus de 40 % de nos eaux de souveraineté sont situées dans des espaces immenses, dans lesquels nous devons être capables d’aller loin et longtemps en équipage. Nous allons étudier notre capacité à pouvoir répondre à nos besoins de transport, en prenant en compte des bâtiments de soutien et d’assistance outre-mer (BSAOM) et les engins de débarquement amphibie standard et répondent de manière plus ou moins adaptée à nos problématiques.

Nous allons également bénéficier du renouvellement de la composante aérienne de surveillance des espaces maritimes grâce au remplacement de nos Falcon 200 par des Falcon 50, mais aussi grâce au futur programme Avsimar et à ses Albatros. Ici encore, ces aéronefs témoignent de la transformation de la Marine. En 2024, un Falcon 50 arrivera ainsi à Tahiti pour remplacer le Falcon 200 Gardian. En 2025, les Falcon 50 se répartiront outre-mer.

Je répondrai à la question sur la classe Suffren lors de la partie à huis clos.

M. Pierrick Berteloot (RN). La France possède le deuxième domaine maritime mondial, avec 10,9 millions de kilomètres carrés de ZEE, dont 97 % bordent ses outre-mer. Notre territoire national s’étend sur la totalité des océans, du Pacifique à l’océan Indien, de la terre Adélie à Saint-Pierre-et-Miquelon. Pour assurer notre souveraineté sur ces vastes étendues, nous disposons de 111 bâtiments, soit trois fois moins que les États-Unis et la Chine. Notre flotte est donc clairement sous-dimensionnée. Certes, nous avons fait un choix stratégique heureux pour notre marine il y a plusieurs années, qui a consisté à conserver la totalité de nos capacités stratégiques en pariant sur la complémentarité de nos forces et la polyvalence. Dans ce cadre, nos frégates multi-missions (FREMM) servent autant pour assister nos sous-marins que pour escorter notre porte-avions dans le cadre du groupement aéronaval. Nous disposons donc d’une pleine capacité d’action. Mais se pose alors un problème : nous sommes à flux tendu et ne disposons pas des forces nécessaires pour défendre notre souveraineté sur l’entièreté de notre territoire en cas de conflit de haute intensité.

Même en temps de paix relative, nous sommes de plus en plus contestés dans nos espaces ou ceux de nos alliés. Je pense par exemple aux tensions en Méditerranée orientale entre la Grèce et la Turquie, alors qu’Ankara promeut son projet Mavi Vatan. Nous devons également rivaliser en force avec des puissances parfois alliées, parfois concurrentes, qui arrivent à produire des navires lourdement armés en un temps record. Face à ces défis, la mobilisation d’une frégate ne suffit plus à asseoir une posture crédible. Je rappelle que la Chine met tous les dix-huit mois à l’eau l’équivalent de la flotte française et qu’elle affiche ses ambitions territoriales.

Pour complexifier encore la situation, d’autres théâtres d’opérations émergent. Je pense aux fonds marins où la présence de câbles et de pipelines en fait un lieu stratégique de premier ordre. Je pense en outre à la fonte des glaces et aux nouvelles routes maritimes qu’elle créera, mais aussi aux spéculations quant à la présence d’hydrocarbures nouvellement accessibles.

Enfin, nous vivons un monde multipolaire où des puissances commencent à contester à bas bruit, pour le moment, nos possessions ou celles de nos alliés. Au vu de ce PLF 2024, quelles seront les missions de la marine les plus en tension du fait de notre sous-dimensionnement ? En cas de conflit majeur, comment pouvons-nous nous adapter en conséquence pour demeurer crédibles ?

Amiral Nicolas Vaujour. Le binôme composé des patrouilleurs d’outre-mer et des avions de surveillance maritime permet d’obtenir de meilleurs résultats qu’auparavant : l’autonomie du patrouilleur permettra d’aller beaucoup plus loin et l’avion de surveillance maritime bénéficiera d’une meilleure autonomie sur zone. Nous y associons également la surveillance satellite de nos espaces maritimes.

Nous effectuons une surveillance précoce par les systèmes satellitaires, nous procédons à une vérification avec un avion et n’envoyons un bateau qu’au « bon moment » et au « bon endroit », de façon à être le plus efficace possible. Nous obtenons de meilleurs résultats dans la lutte contre la pêche illicite en Guyane, en Polynésie française ou contre le narcotrafic. Cette LPM marque, dans le sillage de la précédente, une évolution assez majeure en termes de volumes financiers. Aujourd’hui, nous remplissons nos missions et des partenaires nous demandent de les aider à lutter contre la pêche illicite, notamment dans le Pacifique.

La mission de protection de notre souveraineté est au cœur de notre action et, aujourd’hui, nous répondons aux défis auxquels nous sommes confrontés. Notre modèle doit s’adapter et le PLF le prend en compte. La Marine est soumise au temps long, notamment pour la fabrication de gros objets comme les SNLE de troisième génération ou le porte-avions. Cependant, le PLF offre une première marche et nous fournit des capacités pour structurer l’ensemble de ces programmes. Ensuite, face aux enjeux immédiats du temps court, nous devons être agiles et adaptables.

Lorsque je m’adresse à mes troupes, je mets précisément l’accent sur ces deux volets : la détermination du temps long et l’agilité du temps court. La détermination du temps long me permettra de conforter le format de la Marine que vous avez confirmé en LPM. L’agilité du temps court consiste pour moi, PLF après PLF, à embarquer une nouvelle technologie qui me permet de disposer de la supériorité au bon moment, au bon endroit, en fonction de la crise à laquelle je vais devoir répondre.

Or ces crises sont multiples et singulières. À chaque niveau de crise, nous devons ainsi répondre de manière différente. Lorsque nous protégeons nos eaux souveraines, nous agissons seuls, avec nos moyens. En revanche, face à une crise en Méditerranée ou dans l’océan Indien, nous nous efforçons de voir quels sont les partenaires avec lesquels nous voulons travailler. Dans l’océan Indien, nous avons créé la mission EMASoH-Agenor dans laquelle nous avons intégré tous nos partenaires européens pour protéger les flux économiques qui irriguent l’Europe. Ainsi, le gain que j’obtiens avec les partenariats me permet de renforcer, de mon côté, soit la protection de mes eaux souveraines, soit les missions qui me sont ordonnées. Sur le théâtre méditerranéen, nous pouvons travailler directement avec l’Espagne, l’Italie, la Grèce, mais également l’OTAN, en fonction de ce que nous voulons réaliser.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). De quelle manière l’inflation vous impacte-t-elle ? Quelles mesures mettez-vous en place pour essayer de la compenser ? Ensuite, nous avions évoqué assez longuement le système de drone aérien pour la marine (Sdam) lors de l’étude de la LPM. Quelles sont les perspectives de ce programme ?

Dans le programme 146, l’action 09.56 évoquant les missiles de croisière navals (MdCN) signale une baisse draconienne des crédits de paiement. Quels seront les effets sur le stock ? À l’action 10.75 concernant le patrouilleur futur, les autorisations d’engagement (1,4 milliard d’euros) s’éteignent, face à une augmentation des crédits de paiement. Que cela signifie-t-il pour l’état réel du programme ?

À l’inverse, pour le programme FlotLog, les crédits de paiement diminuent quand les autorisations d’engagement apparaissent maintenues. Que pouvez-vous nous en dire ?

Amiral Nicolas Vaujour. L’inflation a été prise en compte dans la construction de la LPM, mais également dans le PLF.

Nous sommes sur le point de parvenir à une très grande avancée technologique sur le SDAM. Des essais sont en cours sur la frégate Provence pour réaliser une manœuvre inédite : l’appontage automatique d’un drone hélicoptère sur un bateau, qui n’a jamais été réussi jusqu’à présent. Si nous y parvenons, il s’agira d’une véritable rupture en matière de drone.

Ensuite, une rénovation à mi-vie (RMV) est prévue pour le MdCN, comme pour tous les types de missiles, comme les Aster et les Exocet.

Pour le programme de patrouilleurs hauturiers, nous avons opéré un choix spécifique, en privilégiant des PME navales sur l’ensemble de notre territoire plutôt qu’un seul grand chantier, pour maintenir les savoir-faire et permettre à ces entreprises de participer à l’élaboration de la Marine..

Vous avez évoqué le programme FlotLog, qui s’appelle désormais « bâtiments ravitailleurs de forces » ou BRF. Nous venons de recevoir le Jacques Chevallier qui est parti pour une traversée de longue durée, qui a pour vocation de vérifier les capacités militaires du bateau. Cette phase de test nous en dira plus, mais nous en sommes déjà extrêmement satisfaits. Vous avez relevé des moindres crédits de paiement, mais ils sont liés au report du quatrième BRF en dehors de la LPM. Je ne le perds pas de vue pour autant et, au-delà, la manière dont ces BRF ont été pensés et construits est tout à fait remarquable.

À ce titre, il faut relever que les marines se distinguent par la capacité à capitaliser leur savoir-faire grâce aux retours d’expérience et l’implémentation de nouveaux systèmes. L’expérience recueillie en matière de défense aérienne a été introduite dans nos frégates Horizon, celle provenant des anciennes frégates anti-sous-marines a été réinjectée dans les FREMM. Aujourd’hui, le Jacques Chevallier bénéficie de l’expérience de nos anciens pétroliers ravitailleurs. Celui-ci permet de bien mieux gérer le ravitaillement en vivres, en gasoil, en eau ou en munitions. Il permet également de récupérer les déchets et de les valoriser à terre. Le deuxième BRF est rapidement attendu.

M. Jean-Louis Thiériot (LR). Amiral, bienvenue à bord. Nous vous accueillons avec plaisir pour la première fois dans cette commission. Nous gardons tous un très bon souvenir des auditions de votre prédécesseur, et je ne doute pas que l’excellence de La Royale continuera de s’exercer, de chef d’état-major en chef d’état-major.

Dans le cadre de la commission mixte paritaire, nous sommes parvenus à dégager des marches supplémentaires plus importantes, en début de LPM, notamment pour améliorer la préparation opérationnelle et la disponibilité des matériels ou des équipages. À cet égard, pouvez-vous nous donner quelques tendances sur cette première marche ? Quel est l’effet des décisions qui ont été prises ? Je comprendrais tout à fait si vous préférez me répondre lors de l’audition à huis clos.

Ensuite, pouvez-vous revenir de manière plus détaillée sur les coopérations en Méditerranée et dans l’océan Indien ? Lorsque nous nous sommes déplacés pour assister à un exercice de défense surface-air (DSA), nous avons rencontré une grande variété d’officiers généraux. À cette occasion, j’ai été frappé par la volonté de coopération existant dans le domaine naval, mais également par le concept de Méditerranée élargie promu par nos amis italiens, qui m’apparaît particulièrement intéressant.

Par ailleurs, je souhaite évoquer la guerre des mines. Pouvez-vous fournir des détails sur les principales différences entre l’approche de la marine française et celle de la marine belge dans ce domaine, que vous avez esquissée un peu plus tôt ?

Enfin, l’amiral Vandier insistait beaucoup sur le fait qu’il ne faut pas nécessairement fonctionner dans une logique de RMV, mais plutôt procéder à des améliorations de manière incrémentale sur les navires, tout au long de leur durée de vie prévisible. Où en sont les réflexions sur ce point ?

Je souhaite en outre approfondir la question de M. Chenevard sur nos futures corvettes. Certaines rénovations sont positives, mais elles peuvent parfois paraître incomplètes. Je pense notamment à l’exemple de la rénovation des frégates de type La Fayette, qui bénéficieront de sonars, mais pas de moyens de lutte anti-sous-marine (ASM). Comment est-il possible de traiter ce type de problématique ?

Amiral Nicolas Vaujour. Nous nous inscrivons dans une dynamique de consolidation de notre préparation opérationnelle, qui implique à la fois une disponibilité technique, mais aussi des exercices et des tests de nos systèmes. S’agissant de la disponibilité, la marine a mis en place des contrats verticalisés sur l’ensemble des bateaux, en sachant que 75 % des contrats de maintenance sont soumis à concurrence, ce qui nous permet à la fois d’intégrer de nouveaux entrants sur le marché, mais aussi de diminuer les coûts. La verticalisation se met d’ailleurs en place pour les contrats aéronautiques. Elle permet en outre d’offrir aux industriels une meilleure visibilité, grâce à des contrats pluriannuels qui sont soutenus, PLF après PLF.

Vous avez ensuite évoqué les coopérations. Celles-ci s’effectuent en fonction de nos intérêts et des zones spécifiques. En Méditerranée, nous avons vocation à échanger avec les Italiens, les Espagnols et les Grecs. Dans le même ordre d’idée, lorsque je regarde l’Atlantique, je parle avec mon homologue britannique. Nous échangeons ainsi des informations, de manière à conforter différentes postures et à œuvrer de manière complémentaire.

À ce titre, je poursuis l’initiative de l’amiral Vandier qui a instauré des exercices conjoints de préparation opérationnelle du haut du spectre avec la marine italienne. Sur le PLF 2024, nous allons ainsi réaliser en avril prochain l’exercice Polaris, de manière commune, la version italienne de l’exercice s’appelant Mare aperto. À cette occasion, nous pourrons travailler avec deux groupes, l’un avec le porte-avions italien Cavour et l’autre avec le Charles-de-Gaulle.

Nous sommes extrêmement satisfaits de travailler avec ces nations, avec lesquelles nous partageons un certain nombre d’enjeux. D’un point de vue stratégique, nous devons être capables de nous déployer ensemble et de transmettre le même message, en Européens.

Vous m’avez également interrogé sur la guerre des mines. J’ai déjà indiqué précédemment que cette guerre des mines correspondait désormais à la dronisation d’une fonction complète. Une expérimentation est actuellement menée à Brest, où un drone de surface qui tracte un sonar remorqué est téléopéré en temps réel par une équipe à terre, à l’aide de l’intelligence artificielle. Il s’agit de gagner du temps, dans le cadre d’une véritable rupture technologique, qu’il a fallu faire mûrir. Les enjeux étaient multiples : ils portaient sur l’autonomie des drones de surface et des drones sous-marins, mais aussi sur le système d’intelligence artificielle et la base de données. Le premier module de lutte contre les mines sera livré à Brest en mars 2024. Sur place, le bâtiment qui abritera le centre de commandement à terre du système de drone est en cours de construction.

Comme vous l’avez relevé, notre approche est différente de celle retenue par les Néerlandais et les Belges. Les systèmes de drone ne sont pas figés pour plusieurs d’années, ils évoluent régulièrement. Aujourd’hui, dans le système de guerre des mines, il existe quatre grandes fonctions : la détection, la classification, l’identification et la neutralisation. Les Français, les Belges et les Néerlandais ont opéré le même choix pour la détection et la classification : il s’agit d’un sonar tracté. En revanche, le système est différent pour l’identification et la neutralisation. L’émulation est saine entre nos différents industriels, dans ce domaine.

En outre, nous réfléchissons à la meilleure manière de mettre à l’eau le drone à partir du futur bâtiment de guerre des mines. Le design du drone sera commun et nos partenaires en disposeront avant nous, ce qui me permettra de bénéficier des leçons qu’ils tireront de leurs premières expériences, car nous avons pris la décision de partager l’information extraite du retour d’expérience. Cette rupture technologique est porteuse de risques, mais en travaillant ensemble, nous les mutualisons et les limitons.

Je vous remercie pour les crédits votés en direction des premières marches de la LPM. Ils nous permettent également de mettre en place deux programmes importants : ÉVOL SNA et ÉVOL Frégate.

Nous avons commencé ce travail avec la classe Suffren, sur laquelle nous mettons en place des évolutions, afin de conserver le meilleur niveau technologique pour nos équipements. Je veux développer l’injection d’innovation à bord des bateaux, le plus rapidement possible. À titre d’exemple, nous allons placer un data hub à bord de la Provence, pour bénéficier de la gestion de données massive et de l’intelligence artificielle sur ce bateau. Pour y parvenir, nous procédons par tests, en lien avec différentes PME.

Vous avez enfin évoqué la RMV des frégates de type La Fayette (FLF), dont j’ai été l’initiateur, lorsque je travaillais à l’état-major des armées. Celle-ci a été mise en place dans un cadre de très fortes contraintes budgétaires, à l’époque. Pour rénover le système de combat, nous avons ainsi choisi de nous inspirer de celui qui venait d’être développé pour le porte-avions. Dans la même logique, le sonar retenu a été celui de la FDI.

Aujourd’hui, je suis très satisfait de disposer des capacités que nous avons pu installer sur les FLF. Je rappelle que ces bateaux ne possédaient pas initialement de capacités anti sous-marines. Ces frégates disposent aujourd’hui d’un sonar, même si elles ne sont pas dotées de torpilles. Cependant, je dois souligner l’aide précieuse fournie par la DGA pour la RMV des FLF. Finalement, nous avons pu produire une action cohérente, qui a permis de prolonger la durée de vie de nos frégates, qui nous sont essentielles. Encore une fois, je suis satisfait de ce que nous avons accompli dans ce domaine.

En revanche, pour les FDI et les FREMM, nous nous attachons à réaliser une évolution continue, au fil du temps, pour intégrer les évolutions technologiques. Vous m’avez donné les vecteurs nécessaires, et il me revient désormais de les utiliser à bon escient.

M. Jean-Pierre Cubertafon (Dem). Amiral, permettez-moi tout d’abord de vous féliciter pour votre nomination. La marine nationale a toujours été très discrète au sujet des missions de ses sous-marins nucléaires d’attaque. Cependant, il semblerait que le 26 septembre dernier, un SNA de la classe Rubis ait fait surface à Tromsø, au nord de la Norvège. La présence d’un sous-marin nucléaire français dans cette base navale est inédite. Nous savons que le Grand Nord est stratégiquement important, tandis que les dérèglements climatiques ouvrent de nouvelles perspectives économiques.

Un budget précis est-il fléché sur la politique de la marine nationale pour les pôles, et particulièrement pour le grand froid ? Les États-Unis ont ainsi investi près de 1,8 milliard d’euros, depuis 2017, pour le financement de trois brise-glace polaires lourds. À titre de comparaison, le patrouilleur Astrolabe n’a coûté que 50 millions d’euros. La Marine nationale prévoit-elle des investissements significatifs afin d’améliorer son dispositif capacitaire opérationnel dans les zones polaires ? Jugez-vous par ailleurs que les investissements actuels sont suffisants ?

Amiral Nicolas Vaujour. Je ne peux répondre en séance publique sur les questions concernant le Rubis. En revanche, je peux vous indiquer que l’achat de l’Astrolabe a été effectué grâce à un montage innovant. Le bateau est opéré et entretenu par la Marine, il est doté d’un équipage de la Marine, mais il ne lui appartient pas. Les Terres australes et antarctiques françaises ont acheté le bateau, même si nous les avons aidées à monter ce programme. Nous l’opérons pour ravitailler nos terres en Antarctique et nos stations scientifiques. Nos allers et retours s’effectuent à partir d’Hobart en Australie. Ce partenariat assez innovant fonctionne très bien. En Antarctique, il n’existe pas réellement de menace militaire, mais nous y avons des intérêts. Nous garantissons le ravitaillement du pôle et nous profitons de ce bateau pour patrouiller dans les eaux de nos terres australes, notamment dans le canal du Mozambique, pour affirmer notre souveraineté dans notre ZEE.

Dans le Grand Nord et donc dans l’Arctique, la situation est différente puisque la compétition de puissances y est réelle. Dans cette zone, la « tectonique des puissances » est à l’œuvre, aidée par le réchauffement climatique, qui dévoile au fur et à mesure des terres et des fonds marins exploitables. Les puissances, notamment la Russie et la Chine, y sont présentes. Nous avons donc le devoir d’observer ce qui s’y passe. Je sais que l’Assemblée nationale a également établi un groupe d’étude sur les zones polaires, auquel nous sommes d’ailleurs associés.

Il y a quelques années un bâtiment de la Marine a emprunté le passage du Nord-Est. À cette occasion, nous avons eu l’opportunité d’emmagasiner des connaissances sur l’évolution du climat dans cette région. Plus globalement, il faut profiter de la période actuelle pour réfléchir à la manière dont nous, Français et Européens, voulons nous positionner sur ce grand sujet de l’Arctique. En ce qui nous concerne, nous déployons des bateaux dans le Grand Nord, en coopération avec les Norvégiens, mais également d’autres pays, pour mieux connaître et mieux appréhender cet environnement très particulier. Il y fait naturellement très froid et la navigation dans les glaces est particulièrement exigeante.

Mme Isabelle Santiago (SOC). Je m’associe à mes collègues pour saluer votre nomination. L’année 2024 verra la livraison de nombre de bâtiments à la marine, laquelle s’inscrit dans un programme de LPM sur le temps long. À ce titre, je rappelle avoir porté un amendement concernant des études à réaliser pour un deuxième porte-avions.

Les missions de la Marine se déploient sur un espace maritime extrêmement vaste, depuis la métropole jusqu’aux territoires ultra-marins et sont donc soumises à la « tyrannie des distances ». Pour exercer ces missions exigeantes, vous avez naturellement besoin d’hommes et de femmes. Par conséquent, je souhaite évoquer les contraintes en ressources humaines, que j’ai pu apprécier lors de divers déplacements sur les bases.

Pouvez-vous nous éclairer sur les mesures que vous envisagez de prendre pour faire face aux enjeux de l’attractivité et de la fidélisation, notamment auprès de la jeunesse ? Vous avez ainsi évoqué plus tôt le triptyque suivant : donner envie de rentrer, donner envie de rester et donner envie de progresser. Quelles actions menez-vous pour recruter des jeunes ?

Par ailleurs, je souhaite évoquer les outre-mer et les enjeux associés, tels la sécurisation des routes maritimes, des câbles sous-marins et des matériaux critiques et rares. Certains golfes, comme ceux de Guinée ou du Mozambique, représentent des zones clefs pour sécuriser les routes du commerce mondial. À ce titre, j’ai toujours considéré qu’à La Réunion, notre base militaire devait devenir un pôle de projection. Des travaux seront-ils effectués en ce sens pour y accueillir encore plus de bateaux ?

Amiral Nicolas Vaujour. Notre jeunesse est prête à s’engager à partir du moment où elle trouve du sens dans cet engagement. Il faut lui donner envie, d’abord en mettant en valeur le drapeau et l’histoire de notre Marine à travers les siècles.

Ensuite, en matière de ressources humaines, nous menons une bascule. Au préalable, nous recrutions des marins pour les transformer en spécialistes. Aujourd’hui, nous allons procéder de la manière inverse, ce qui modifie l’équation. Ainsi, nous avons créé un BTS nucléaire à Cherbourg, qui nous permettra d’alimenter la filière marine, pour disposer, demain, de responsables de réacteurs nucléaires sur le Charles-de-Gaulle ou dans des sous-marins. En lien avec l’Éducation nationale, nous allons contribuer à leur formation. De même, nous avons créé avec l’Education nationale des baccalauréats professionnels dédiés au monde naval, le dernier en date étant le « bac mécatronique ». Il s’agit d’une formation commune qui s’adresse à la fois aux mécaniciens et aux électriciens. Elle n’intéresse pas uniquement la Marine, mais aussi des grands groupes comme Naval Group ou CMA-CGM. Ces « mini-filières » permettent d’alimenter au bon niveau nos armées et nos industries.

Nous avons besoin de tous dans la Marine. Les mousses sont extraordinaires, ces jeunes ont envie de s’engager, mais malheureusement, ils n’ont pas réussi jusque-là à y parvenir. Nous leur tendons la main et sommes payés en retour. Lorsque je commandais le Chevalier Paul, un mousse barrait le bateau et il était fier, car nous lui faisions confiance. En résumé, notre axe majeur en matière de ressources humaines concerne l’adaptation de la formation pour être les plus efficaces possibles, au sein d’un dispositif gagnant-gagnant pour l’Education nationale, la marine et, de manière plus large, l’industrie.

Mais l’engagement ne porte pas que sur l’engagement initial, il se nourrit au quotidien. Je demande à mes commandants d’insister dessus lorsqu’ils exercent leur leadership. Nous devons conserver cette attention pour « l’escalier social », qui contribue aussi à la force de nos armées et de la Marine en particulier. Un marin embauché comme matelot est devenu amiral commandant aux Antilles. Un autre matelot est devenu un des commandants du Tourville. Opérateur sonar, il est devenu commandant de SNA. Nous devons absolument préserver cette richesse extraordinaire, donner envie d’embarquer, envie de progresser.

Vous avez également évoqué à juste titre La Réunion en tant que pôle de projection. La Réunion est au cœur de routes maritimes qui ne sont pas très connues, mais qui sont en réalité très importantes, comme la route de Malacca, au sud de l’Afrique du Sud. Lors de sa tournée de longue durée, le Jacques Chevallier accostera à La Réunion, ce qui nous permettra de tester la manière dont nous pouvons ravitailler non seulement un patrouilleur outre-mer, mais aussi une frégate.

M. Jean-Charles Larsonneur (HOR). Je vous remercie d’avoir évoqué la guerre des mines, y compris pour évoquer les infrastructures sur la base navale de Brest. Je vous suis également reconnaissant d’avoir mentionné la stratégie polaire. Il existe en effet dans ce dernier domaine une ébauche de programmation pluriannuelle, à travers une proposition de loi en cours d’élaboration, qui a pour objectif d’offrir une meilleure visibilité à la recherche, sur le long terme.

Je souhaite vous poser quelques questions, dont certaines pourront peut-être faire l’objet de développements lors de la partie à huis clos de cette audition. La première porte sur les réserves, auxquelles le PLF 2024 attribue 20 millions d’euros supplémentaires et 3 800 équivalents temps plein (ETP). Combien d’entre eux seront-ils dévolus à la marine et à quelle intention ? Au-delà, que voulez-vous faire de cette réserve ? Quelle est la doctrine retenue, quelles sont les missions envisagées ?

Ensuite, comment abordez-vous aujourd’hui les ressources humaines pour la période où le Charles-de-Gaulle et le porte-avions nouvelle génération seront tous deux disponibles simultanément ?

Enfin, je souhaite évoquer notre stratégie d’accès dans l’océan Indien, à laquelle je m’intéresse particulièrement. Je reviens de Djibouti, l’un de nos points d’appui dans la zone. Je souhaiterais que vous puissiez détailler l’ensemble des outils dont dispose la France dans cette région. Quelle est notre stratégie d’accès face à des stratégies de déni d’accès de plus en plus renforcées ?

Amiral Nicolas Vaujour. La LPM nous offre une capacité d’évolution majeure pour les réserves, que nous allons mettre en œuvre autour de plusieurs axes. Nous disposions d’une réserve structurelle, construite autour d’anciens marins, que nous conservions pendant cinq ans à dix ans, dans des domaines d’expertise de niche.

Désormais, l’évolution nous permet d’aller plus loin, à partir de deux axes. Le premier axe concerne le rajeunissement. Il nous faut profiter d’experts à la pointe des dernières évolutions. Je souhaite à cet effet évoquer un exemple spécifique. Aujourd’hui, pour donner des cours dans un domaine technologique pointu, je peux soit solliciter un réserviste opérationnel venant directement dans l’industrie pour nous instruire sur ce sujet. Nous créons des unités de réserve opérationnelle à Toulon et à Brest, qui vont nous permettre d’intégrer plus de jeunes, mais également des unités de réserve opérationnelle thématiques, dont les membres pourront intervenir ponctuellement, par exemple sur une journée ou une semaine.

Le deuxième axe concerne les Flottilles côtières, soit un axe de territorialisation sur l’ensemble de notre façade atlantique. Nous voulons mettre en place des petites unités territorialisées, qui puissent bénéficier des expertises, localement. Dans cette frange côtière entre 0 et 6 nautiques, nous n’avons pas nécessairement de besoin de grandes compétences, mais surtout de volonté, de bon sens et de présence. Ces premières flottilles côtières débuteront durant le PLF 2024, à l’été prochain. Je proposerai au ministre des lieux d’implémentation.

Ensuite, vous m’avez interrogé sur les enjeux des ressources humaines, en lien avec le porte-avions nouvelle génération. Pendant que le Charles-de-Gaulle sera toujours opérationnel, le deuxième porte-avions montera en compétences. Nous le qualifierons donc pour naviguer et recevoir des avions ; quand il sera prêt, nous transfèrerons la charge d’un bateau à l’autre. Ce rendez-vous se prépare dès maintenant : au titre du PLF 2024, nous embaucherons les marins du prochain porte-avions nouvelle génération. Les 74 matelots inscrits au PLF seront prêts à exercer des fonctions expertes lorsque le porte-avions sera livré.

La manœuvre est initiée et fait l’objet d’une surveillance évidemment toute particulière, puisqu’au sein du millier de personnes nécessaires pour armer l’équipage du porte-avions, nous aurons besoin de spécialistes, qu’il s’agisse de spécialistes des installations aéronautiques, de spécialistes nucléaires ou de matelots spécialisés. Cet effort débute maintenant et je remercie encore une fois le Parlement d’avoir initié cette grande montée en puissance, laquelle est évidemment stratégique pour nos armées et pour notre marine tout particulièrement.

Vous avez également évoqué Djibouti et notre stratégie d’accès. Je souhaite en profiter pour évoquer une unité dont je n’ai pas parlé depuis le début de l’audition, mais qui constitue l’une de nos « pépites », le Mica Center, situé à Brest. Le Mica Center est composé d’une soixantaine de personnes, dont 29 réservistes, qui assurent jour et nuit l’alerte au profit de notre marine marchande, tout particulièrement dans le golfe de Guinée et l’océan Indien. Cette structure a été créée en 2016. Ces soixante personnes travaillent directement au profit des opérations EMASoH-Agenor et Atalante.

Si vous prenez une carte du golfe de Guinée, y compris une carte anglaise, vous y trouverez le numéro de téléphone du Mica Center. Ce numéro permet de transmettre une alerte. Celle-ci est traitée par nos marins français, anglophones, qui sont capables de vous informer pour vous indiquer où se situent le bateau le plus proche ou les aides dont vous pouvez disposer. Cette capacité à traiter l’information maritime est à la fois unique et absolument essentielle. Nous la consolidons en permanence et nous l’ouvrons également à nos partenaires. Les Britanniques et les Espagnols y participent, et les Italiens pourraient nous rejoindre. Cette manière de procéder est reconnue par l’industrie maritime aujourd’hui et nous proposons à chaque armateur de s’inscrire volontairement, dans une démarche gagnant-gagnant.

M. Jean-Charles Larsonneur (HOR). Je tiens à indiquer à la commission que lorsque je me suis rendu à Djibouti, j’ai eu l’occasion de constater que nos amis américains font part d’un très vif intérêt pour ce système, qu’ils tiennent en très haute estime.

M. le président Thomas Gassilloud. Pour ma part, je souhaite vous soumettre une suggestion, amiral. Nous venons d’auditionner le chef d’état-major de l’armée de l’Air et de l’Espace, qui nous parlé de trois axes d’effort : la spécialisation, la territorialisation et la création potentielle d’une base aérienne de réserve, afin de disposer d’un vivier de recrutement. Le projet d’une base navale de réserve vous semble-t-il pertinent ? Elle pourrait par exemple être implantée à Marseille.

Amiral Nicolas Vaujour. Nous allons créer trente unités opérationnelles d’ici 2030, soit environ 5 000 réservistes, qui seront répartis sur la façade maritime mais également outre-mer. Je précise que le chef d’état-major des réservistes est lui-même réserviste. La structuration de la réserve est donc opérante et nous allons fournir les moyens nécessaires, en termes d’infrastructures et de capacités. Nous allons procéder de manière progressive mais, dès l’été 2024, nous créerons deux unités, avant d’évoluer en fonction des besoins complémentaires.

M. Frank Giletti (RN). Alors que l’ascenseur social est en panne dans une large partie de notre société, il ne faudrait pas que les armées soient elles aussi atteintes par ce phénomène. Parmi les critères d’évaluation qui me semblent intéressants figurent les commandements de nos principaux navires. Ainsi, parmi les principaux navires de la flotte française, quelle est la proportion de ceux qui sont commandés par des officiers non issus du cursus direct de l’École navale ? Les futurs tableaux de commandement intègrent-ils ce paramètre ?

S’il est parfaitement normal que les officiers recrutés par la voie directe commandent la plupart des navires de notre flotte, permettre à des cursus moins classiques, mais tout aussi exigeants, d’accéder à ces fonctions contribuerait à renforcer l’attractivité de notre marine.

Amiral Nicolas Vaujour. Aujourd’hui, 70 % de nos mousses deviennent quartiers-maîtres, 50 % de nos officiers mariniers étaient précédemment quartiers-maîtres et 20 % de nos officiers sont issus de recrutements internes. Ces éléments attestent de la part non négligeable de fonctions de commandement assurées par des marins qui ne sont pas issus de l’École navale. En réalité, le seul critère qui m’importe concerne la compétence. Je rappelle que le futur commandant du Tourville est un ancien matelot veilleur sonar.

Pour donner envie à nos marins de progresser, nous devons de notre côté jouer le jeu et montrer que la promotion interne fonctionne dans la marine. Le cas du commandant du Tourville permet de donner confiance à tous les autres. Le message est clair : allez-y, vous pouvez y arriver. Nous ne promouvrons pas un interne par obligation ou volonté d’affichage, la compétence prime. J’attends d’abord d’un chef qu’il soit un bon commandant, mais s’il s’agit d’un interne, je ne peux que m’en féliciter.

M. le président Thomas Gassilloud. Amiral, je vous remercie pour votre première audition en tant que chef d’état-major de la marine. Avant de passer à la partie à huis clos, je souhaite faire part de deux appréciations personnelles. Tout d’abord, je souligne votre parfaite maîtrise des sujets alors même que vous avez pris vos fonctions il y a peu. Ensuite, je tiens à signaler votre enthousiasme. Je considère qu’il s’agit là d’une condition importante pour attirer, fidéliser et faire progresser les marins.

Je vous propose à présent d’interrompre cette audition publique, pour passer à la partie à huis clos.

L’audition se poursuit à huis clos

M. José Gonzalez (RN). En 2015, la marine nationale expérimentait de nouveaux concepts de disponibilité opérationnelle à dix jours sur ses porte-hélicoptères. L’objectif consistait à assurer un maintien en condition opérationnelle (MCO) continu de ce type de navire : il s’agissait alors de limiter les arrêts techniques programmés en réalisant des tâches réglementaires hors périodes d’entretien. L’amiral Vandier avait laissé entendre que ce MCO faisait également partie de mesures palliatives prises pour les bateaux les plus anciens, afin de leur permettre de continuer à naviguer en sécurité pour les équipages.

Ce dispositif semble aujourd’hui concerner les frégates multi missions, dont les missions sont de plus en plus longues, notamment grâce au principe de double équipage. Elles opèrent aujourd’hui avec succès à l’étranger, comme ce fut récemment le cas aussi aux Émirats arabes unis.

Amiral, quel est votre vision de la normalisation du développement de systèmes continus pour les frégates multimissions (FREMM) ? Ce PLF 2024 permet-il d’envisager sereinement ce développement ?

Amiral Nicolas Vaujour. S’agissant du MCO en règle générale, je voudrais prendre un exemple personnel. Lorsque je commandais le Chevalier Paul entre 2012 et 2014, le MCO continu était employé sur ce type de navire. Trois niveaux techniques doivent être distingués en matière de MCO : le niveau 1 décrit ce que l’équipage peut réaliser ; le niveau 2, ce que l’industriel peut réaliser et le niveau 3, ce que seul l’industriel doit réaliser.

Il s’avère que les diesel alternateurs ont subi plusieurs pannes lors d’une mission opérationnelle. Nous nous sommes alors interrogés : fallait-il signaler l’indisponibilité du bateau ou tenter de le réparer ? Nous avons réuni les équipages, les mécaniciens et les spécialistes et je leur ai demandé s’ils s’estimaient capables de procéder à cette réparation. Devant leur réponse positive, j’ai pris la responsabilité d’engager cette opération, qui a réussi. J’en ai également rendu compte aux services de soutien, qui n’étaient pas satisfaits de cette initiative, dans la mesure où il s’agissait d’un problème technique de niveau 3, qui aurait donc dû être traité par l’industriel. Mais nous avons entrepris et réussi cette réparation.

Le MCO continu n’est pas tant une affaire contractuelle avec les industriels qu’une question de résilience. La question qui m’importe est la suivante : mes équipages sont-ils capables, au combat, de garantir la disponibilité d’un bateau, notamment lorsqu’ils sont confrontés à une avarie de combat beaucoup plus compliquée à régler que ce qu’ils ont « l’autorisation » de faire ? Face aux temps incertains qui nous font face, nous devons être en mesure de régler les problèmes par nous-mêmes. Aujourd’hui, nous développons ce MCO en continu, qui permet d’améliorer les compétences de nos équipages, afin qu’ils puissent les mettre en œuvre le jour où ils seront soumis aux mêmes problèmes. Le MCO continu arrive désormais à maturité.

Ensuite, le Suffren est une « bête de guerre », dont nous sommes très satisfaits. Le retour d’expérience des Rubis a permis de réaliser un très bon bateau pour diverses raisons. Il est particulièrement adapté à la lutte contre les sous-marins et il embarque un certain nombre de technologies. Le Suffren est notamment équipé d’une barre en X, qui le rend plus manœuvrable. Le MdCN ajoute une capacité militaire redoutable : il permet au sous-marin de s’approcher d’une côte sans être vu et de porter la frappe souhaitée. Le Suffren embarque également un petit sous-marin permettant de larguer des commandos en mission sans qu’ils ne puissent être détectés. Il s’agit là d’une rupture conceptuelle par rapport à la classe Rubis, lui permettant d’agir de manière plus efficace, dans le haut du spectre. Peu de nations sont capables de fabriquer un tel objet technologique, objectivement. Les stocks de MdCN sont connus et conformes aux besoins opérationnels et des crédits sont dégagés dès 2025 pour initier le programme de leur Rénovation à Mi-Vie (RMV). Il est plus difficile de réaliser une évolution des missiles au cœur de leur vie, tant il s’agit d’une technologie de haute précision. Il suffit pour s’en convaincre de visiter l’usine de MBDA à Bourges. Les missiles fonctionnent très bien et leur arrivée sur les Suffren nous permet d’élargir notre périmètre. La France et les armées françaises sont dotées d’une capacité à imposer une décision quand elles le souhaitent.

Ensuite, je souhaite revenir sur le déni d’accès évoqué en audition publique. Il est possible malgré tout de s’en extraire de différentes manières, en fonction des résultats escomptés. Pour des opérations de renseignement, des parachutistes peuvent être projetés à partir d’avion ou des commandos à partir des Suffren. Quand un pays menace nos intérêts et nos enjeux, le porte-avions est capable de projeter de la puissance régulière et nous permettre d’imposer notre volonté. De son côté, le sous-marin permet d’agir discrètement. En outre, dans les zones contestées, les manœuvres amphibies de l’armée de terre permettent de transporter des troupes jusqu’aux zones d’opération.

Nous avons heureusement conservé ces capacités. À l’heure où les accès se restreignent, nous pouvons proposer au CEMA des modes d’action robustes. Chaque armée apporte ses spécificités. Le groupe aéronaval permet de construire une bulle d’hyper-supériorité, en combinant les capacités du porte-avions et celles des frégates d’escorte, qui font partie des meilleures au monde dans le domaine de la lutte antimissile. Cette lutte sera d’ailleurs encore perfectionnée dans le cadre de la LPM, par l’amélioration de nos missiles Aster. Enfin, la veille coopérative d’impact permet de renforcer l’efficacité de notre système : nous faisons partie des rares nations capables d’intercepter des missiles supersoniques en très basse altitude.

M. le président Thomas Gassilloud. Amiral, je vous remercie.

« Formatées à souhait, nos élites politiques manquent de défense » (Octobre 2023)

« Formatées à souhait, nos élites politiques manquent de défense » (Octobre 2023)

ASAF  – publié le 18 octobre 2023

https://www.asafrance.fr/item/l-esprit-de-defense-un-devoir-d-engagement-septembre-2023.html


Audition de M. Sébastien Lecornu, Ministre des Armées le 7 juin 2022 | Copyright Assemblée nationale

 

L’audition, le 18 octobre dernier, du délégué National de l’ASAF, le Colonel (h) Christian Châtillon, devant la commission de défense de l’assemblée nationale en témoigne

"Formatées à souhait, nos élites politiques manquent de défense" (Octobre 2023)

Le Colonel Christian Châtillon, Délégué national de l’ASAF a représenté l’Association lors de l’audition des Associations d’Anciens Combattants (dits du Groupe des 12) par les députés membres de la Commission de la Défense de l’Assemblée nationale le mercredi 18 octobre 2023.

Les 24 députés présents ont écouté attentivement les remarques des associations qui touchaient particulièrement les questions de revalorisation des pensions, des points de retraite, de la prise en compte des blessés et traumatismes de guerre, des conditions d’attribution de la carte du combattant et des questions mémorielles…

L’exposé de l’ASAF ci-dessous s’est avéré complètement inédit parmi ces remarques conventionnelles.

 

AUDITION de l’ASAF à la COMMISSION DÉFENSE de l’ASSEMBLÉE NATIONALE

le 18 octobre 2023
 

Monsieur le Président,

Mesdames et Messieurs les députés,

Je suis le colonel (h) Christian Châtillon, délégué national de l’ASAF et mandaté à ce titre pour vous faire part des remarques de notre association, reconnue d’Intérêt Général (IG) et créée il y a 40 ans pour soutenir l’Armée française.

Le contexte d’autrefois a bien changé, mais il est paradoxal de constater que nos Armées qui ont maintenant une bonne image auprès de la société civile ne parviennent pas à recruter suffisamment de personnels dont elle a besoin chaque année.

Le rôle de l’ASAF est de faire prendre conscience à nos concitoyens et en particulier à notre jeunesse que la liberté n’est pas un héritage définitivement acquis mais impose une condition fondamentale pour le conserver :

C’est L’esprit de défense de la nation.

Quelle formation, voire information l’État dispense t’il à notre jeunesse au sujet des Armées et de l’esprit de défense ?

Si on segmente les jeunes générations concernées, on distingue deux niveaux :

  • Le premier niveau concerne la jeunesse française dans son ensemble.
  • Le second niveau concerne plus particulièrement les futures élites dirigeantes.

Au premier niveau, il existe deux activités à l’action 8 du programme 169 pour sensibiliser notre jeunesse à l’esprit de défense :

1°- La Journée Défense et Citoyenneté (JDC), obligatoire jusqu‘à l’âge de 25 ans, a concerné cette année 802.567 participants pour un budget de 112,7 M €, ce qui a représenté un coût de 140,43€ par individu.

Or on remarque que cette JDC a notamment pour objet « la détection de la  marginalisation et de l’illettrisme ». On peut alors légitimement se demander s’il ne revient pas au Ministère de l’Éducation Nationale de financer cette JDC dont l’objet n’est pas vraiment consacré aux armées ni à l’esprit de défense.

2°- L’autre activité de l’action 8 est le Service Militaire Volontaire (SMV) d’une durée d’un an et qui a bénéficié en 2023 d’un budget de 52 M€.

Or dans les 6 centres métropolitains en activité, il n’y a eu au total que 1.230 stagiaires volontaires, ce qui a représenté un coût annuel par stagiaire de 42.000€ soit plus du double du coût de formation pour les élèves des classes préparatoires aux grandes écoles.

Ce qui suscite l’interrogation suivante :

Est-il concevable de conserver cette mesure hors de prix en l’état d’autant que seuls 25 volontaires sur les 1.230 ont rejoint les armées ?

En résumé, ni la JDC ni le SMV n’apportent de solutions satisfaisantes au développement de l’esprit de Défense chez nos jeunes, notamment en ce qui concerne le rapport coût/efficacité. Et ce n’est pas un Service national Universel (SNU), pourtant destiné à les remplacer mais aux contours encore flous, qui va donner à cette jeunesse un esprit de défense au travers d’une connaissance réaliste et concrète des armées.

Au second niveau, c’est-à-dire la formation de nos futures élites, la situation est bien plus préoccupante.

Il s’agit de la connaissance de l’institution militaire par nos futurs hauts fonctionnaires, les décideurs politiques de demain, formés à L’       École Nationale d’Administration (ENA) devenue depuis l’Institut National du Service Public (INSP) ou à d’autres Écoles relevant du pouvoir régalien, comme l’École Nationale de la Magistrature (ENM), l’Institut National des Études Territoriales (INET), l’École des Hautes Études en Santé Publique (EHESP), l’École Nationale Supérieure de Police (ENSP) ou bien encore l’École Nationale d’Administration Pénitentiaire (ENAP).

Le rapport Thiriez du 30 janvier 2020 proposait un tronc commun de formation à toutes ces Écoles. Pour rappel, ce tronc commun d’une durée de 6 mois préconisait un service national de 6 semaines, décomposé comme suit : une préparation militaire supérieure de 3 semaines et un encadrement du Service National Universel (SNU) de 3 semaines.

Rien d’exceptionnel, certes, mais plus sérieux quand même que la Journée Défense et Citoyenneté (JDC).

En fait, le rapport Thiriez a été soigneusement enterré.

Enfin et pour terminer, le 17ème rapport du Haut Comité d’Évaluation de la Condition Militaire (HCECM) daté de juillet 2023 préconise dans sa recommandation 11, je cite : « inscrire dans la durée la sensibilisation des élèves de l’INSP (ex-ENA) aux questions de défense et au monde militaire » fin de citation, rappelant ainsi une proposition identique formulée par le même HCECM dans son 13ème rapport paru en 2017 et non suivi d’effet.

L’exemple venant d’en haut, comment s’étonner alors de la désaffection de la société civile, à commencer par ses futures élites, pour une institution militaire dont elle ignore tout.

L’ASAF tient à dénoncer fermement ce manquement grave du pouvoir régalien.

Je vous remercie de votre attention.

Colonel (h) Christian Châtillon

Rapport au Parlement sur les exportations d’armement de la France 2023

Rapport au Parlement sur les exportations d’armement de la France 2023

 

Depuis 1998, le Gouvernement établit sous le timbre du ministère des armées un rapport sur les exportations d’armement de la France, qui répond à un impératif de responsabilité et de transparence vis-à-vis de la représentation nationale, et des Français dans leur ensemble.

Depuis 2020, ce rapport paraît dans un contexte de crises renforcé. Ces crises, anticipées dans le Livre Blanc de 2013, testent directement la pertinence de notre stratégie de sécurité et de défense. En 2020 et 2021, avec la pandémie de Covid-19 s’est posée la question de la résilience de la base industrielle et technologique de défense (BITD) dans un contexte de récession économique. En 2022 et 2023, le retour de la guerre aux portes de l’Europe pose une nouvelle question, celle de la capacité de la BITD française et européenne à intensifier et accélérer sa production. Dans un cas comme dans l’autre, les exportations constituent un élément clé de la réflexion, car elles influencent fortement le modèle économique de nos industriels. Dans le nouveau contexte d’économie de guerre qui s’impose à nous, nous devrons veiller à ce que nos exportations, tout en restant conformes à nos engagements internationaux, contribuent à une ambition de remontée en puissance de l’outil de production.

Les livraisons d’armement à l’Ukraine sont aujourd’hui particulièrement visibles car elles matérialisent, qualitativement et quantitativement, l’effort consacré par la France et ses partenaires pour aider un Etat agressé à se défendre de manière légitime, conformément à l’article 51 de la Charte des Nations unies. Elles reposent très majoritairement sur des cessions d’équipements de nos armées. Pour autant, cet effort ne doit pas masquer d’autres enjeux de long terme associés à nos exportations. La construction de la sécurité internationale avec nos partenaires stratégiques et la vitalité de notre BITD, auxquelles les exportations contribuent directement, se bâtissent sur des échelles de temps qui se comptent en dizaines d’années.

Nos prises de commande d’armement en 2022 ont atteint un niveau historique avec près de 27 Md€. Elles révèlent en cela une caractéristique de nos exportations : l’armement français n’est pas seulement apprécié au travers du Rafale, qui avec ses armements contribue très largement à ce chiffre, il s’impose comme une référence mondiale dans un large spectre capacitaire : missiles, frégates, sous-marins, artillerie, hélicoptères, radars, satellites d’observation. Cela tient à l’excellence des matériels produits par nos industriels et à la mobilisation sans relâche de « l’équipe France » qui entretient une relation permanente avec nos partenaires et clients potentiels dans toutes les régions du monde.

Dans les circonstances exceptionnelles que nous vivons, nos exportations d’armement continuent de s’inscrire dans le strict respect de nos engagements internationaux et nous maintenons nos efforts en matière de transparence.

Nous devons aussi préparer l’avenir. Les défis futurs à relever pour nos exportations d’armement sont multiples. Notamment, nous devons définir avec nos partenaires les modalités d’exportation des matériels issus des programmes en coopération, ainsi que ceux ayant bénéficié directement ou indirectement de financements européens tout en respectant la souveraineté de chaque Etat. Pour cela, il importe que les enjeux de notre politique d’exportation soient partagés, aussi bien sur les bénéfices escomptés pour nos partenariats stratégiques et pour notre souveraineté industrielle que sur des exigences essentielles comme le respect des droits de l’homme ou la lutte contre le détournement. C’est précisément l’objectif de ce rapport et de l’effort de transparence qui lui est associé.

Sébastien Lecornu

Ministre des Armées

LPM 2024-2030 : Audition du général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros, Directeur de la DRM (Assemblée nationale, 13 avril 2023)

LPM 2024-2030 : Audition du général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros, Directeur de la DRM (Assemblée nationale, 13 avril 2023)


 

M. le président Thomas Gassilloud. Nous recevons M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros, directeur du renseignement militaire (DRM) depuis avril 2022.

Avec cette audition, nous achevons le cycle consacré aux services du premier cercle dépendant du ministère des armées.

Général, nous sommes ravis de vous accueillir. Saint-cyrien, vous êtes passé par l’École d’application de l’arme blindée cavalerie de Saumur. Vous avez effectué la première partie de votre carrière parmi les parachutistes, servant notamment en Bosnie, au Rwanda, au Tchad, en République centrafricaine ainsi qu’en Afghanistan. Vos derniers postes vous ont amené à commander la 11e brigade parachutiste à Toulouse, puis la mission de l’Union européenne en RCA.

À la tête de la DRM, vous avez de nombreux défis à relever : le recrutement et la fidélisation du personnel, comme souvent dans l’armée ; la coordination de la fonction interarmées du renseignement et les échanges avec les autres services de renseignement ; la réorganisation interne de la direction et l’amélioration de l’exploitation des données du renseignement militaire. Dans la mesure où les capteurs sont de plus en plus précis et nombreux, vous avez une avalanche de données à traiter pour trouver l’information pertinente.

Lors de ses vœux aux armées, le Président de la République a annoncé un doublement des crédits consacrés à la DRM. Vous reviendrez sans doute sur la manière dont vous envisagez d’utiliser ces crédits.

Sur l’ensemble de ces sujets et tous ceux que vous souhaiteriez aborder, nous serions ravis d’avoir votre analyse.

M. le général d’armée Jacques Langlade de Montgros, directeur du renseignement militaire. Voilà un an, jour pour jour, que j’ai pris mes fonctions. La DRM agit à la fois pour le chef d’état-major des armées, au niveau stratégique, et au profit des forces en opération, au niveau tactique. Cette dualité est une singularité de la DRM par rapport aux autres services de renseignement. Elle joue un rôle de coordination de la fonction renseignement entre toutes les unités de renseignement des armées.

Nous produisons du renseignement d’intérêt militaire, c’est-à-dire une compréhension des capacités militaires des compétiteurs et groupes armés susceptibles de nuire à nos intérêts ou à nos forces. Ma mission est de réduire le niveau d’incertitude.

J’agis simultanément dans trois espaces-temps différents : le temps long, qui est celui de l’anticipation, de six à vingt-quatre mois – au-delà, c’est de la prospective, pas du renseignement ; le temps moyen, qui est celui de la décision, au cours duquel le chef d’état-major des armées pose les options stratégiques en conseil de défense ; le temps court, qui est celui de l’action, à savoir l’appui aux forces armées en opération.

Parmi les défis auxquels est confronté le renseignement militaire, il y a tout d’abord le fait que le renseignement est un domaine infini, tandis que, par principe, les moyens dont nous disposons sont finis. Ce défi est propre à tous les services de renseignement. Il s’agit donc avant tout de prioriser, c’est-à-dire de renoncer.

Le deuxième défi consiste à trouver l’équilibre entre les données recueillies et les données exploitées. Or on observe un écart croissant entre les deux.

Le troisième défi réside dans l’illusion de la transparence, qui consiste à croire que tout existe en sources ouvertes et que tout renseignement est susceptible d’être déclassifié.

Plus globalement, on constate un élargissement du champ d’action du renseignement d’intérêt militaire, dans tous les milieux – terre, air, mer, espace et cyberespace – et la nécessité impérieuse de s’adapter au contexte stratégique. C’est ce qu’a fait la DRM il y a deux ans, soit bien avant le 24 février 2022, pour identifier la montée en puissance du dispositif russe autour de l’Ukraine.

Ma priorité, en matière de recherche – non seulement pour la DRM mais aussi pour l’ensemble de la fonction interarmées du renseignement que je coordonne –, est de contribuer à la capacité d’action de la force de dissuasion en fournissant des renseignements sur les forces nucléaires adverses.

S’agissant de la zone européenne, la guerre en Ukraine est la priorité. À cet égard, on constate une guerre d’usure s’inscrivant dans la durée. Cela nécessite de mesurer de façon aussi précise que possible les capacités de régénération de chacun des belligérants et l’évolution du rapport de forces entre les deux. Cette crise a des effets dominos dans d’autres parties du monde, peut-être moins visibles mais tout aussi réels – je pense à la guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, qui a retrouvé de la vigueur.

L’Afrique, pour autant, n’est pas sortie du spectre de notre intérêt. Plusieurs compétiteurs y font preuve d’un entrisme croissant, notamment la Russie et la Chine, chacune de façon différente. La menace terroriste n’a pas disparu ; elle continue même à s’étendre vers le golfe de Guinée. La fragilité de certains États africains est une réalité. Cette situation est liée notamment aux trafics qui s’entremêlent – trafics de migrants, de drogue et d’armes – ainsi qu’à des fragilités intrinsèques.

Dans la zone du Moyen-Orient, la menace terroriste est contenue, mais la vigilance est nécessaire sur le moyen terme. La situation fait l’objet d’une recomposition très rapide. La versatilité est telle que cette recomposition est probablement le prélude d’autres recompositions. L’Iran et la Syrie, en particulier, redeviennent des partenaires fréquentables pour de nombreux pays de la région.

En Asie, nous suivons la montée en puissance des capacités militaires chinoises et ses conséquences sur nos intérêts, notamment dans l’océan Indien.

De façon plus marginale, nous contribuons de façon indirecte à la sûreté du territoire national : si je n’ai pas compétence pour renseigner ou organiser des manœuvres de recherche de renseignement sur le territoire national, j’y contribue en partageant avec les autres services le renseignement que je détiens et qui pourrait être utile sur le territoire national.

Les menaces s’ajoutent les unes aux autres, car peu disparaissent. Elles nécessitent que nous travaillions sur le temps long pour être en mesure d’apporter des réponses sur le temps court. La nécessité absolue pour nous est de capitaliser sur le renseignement recueilli, de façon à être efficaces.

Pour mener toutes ces actions, je bénéficie d’un écosystème un peu particulier par rapport aux autres services du premier cercle. Mes ressources sont imbriquées dans les programmes budgétaires 178, 146 et 212. Je dispose d’un petit budget opérationnel de programme (BOP), qui constitue le budget de la DRM et correspond à 5 % environ de ce qui me permet de produire du renseignement. Je fonctionne donc grâce aux armées qui acquièrent pour moi des capteurs, les mettent en œuvre selon les orientations que je donne et me fournissent des ressources humaines. Cette imbrication présente à la fois des avantages et des inconvénients, mais pour rien au monde je ne voudrais m’en affranchir, car elle est cohérente avec la mission d’appui aux opérations qui constitue le cœur de mon métier.

Le projet de LPM 2024-2030 contient des mesures fortes en matière de renseignement, avec une augmentation de 60 % des crédits alloués à cette activité et un doublement du budget de la DRM sur la période. La dynamique nous est donc favorable. Qui plus est, elle s’inscrit dans un calendrier pluri-LPM, puisque la loi en vigueur avait déjà amorcé un effort en matière de renseignement.

Indépendamment du patch renseignement, qui bénéficie d’une augmentation substantielle de ses ressources, à hauteur de 5 milliards d’euros, je profite de l’augmentation d’autres entités et périmètres budgétaires, notamment celle du patch espace, dont je suis l’un des principaux clients.

Pour l’édification de la LPM, ma priorité est de garantir la cohérence du dispositif de renseignement – c’est ce que j’ai demandé à mes troupes dans les travaux préparatoires.

Cohérence, tout d’abord, entre les différents types de renseignement, quelle que soit leur origine – image, électromagnétique, humaine ou cyber. C’est bien l’accumulation des différents types de renseignement et leur confrontation qui me permettent de produire des appréciations de situation avec un niveau d’incertitude limité. Si je n’ai que des images ou que du renseignement d’origine humaine, j’estime que l’information est peu robuste et l’analyse est peu fiable.

Cohérence, également, entre les niveaux stratégique et tactique. Il doit exister une cohérence entre les capteurs de niveau stratégique que j’utilise en propre et les capteurs tactiques, bien souvent délégués ux unités de renseignement des différentes armées. C’est un gage d’efficacité.

Cohérence, enfin, entre les capteurs à proprement parler et les outils permettant de les exploiter. Cette cohérence doit être pensée dès l’origine pour éviter un gaspillage d’argent public.

En complément de cet impératif de cohérence, un deuxième impératif, pour la LPM, est de réussir la transformation numérique. Cela passe par l’exploitation des données de masse, à travers le programme d’architecture de traitement et d’exploitation massive de l’information multisources par l’intelligence artificielle (Artemis.IA). Ce programme est structurant à la fois pour la DRM et pour la fonction interarmées du renseignement. Il s’agit de capitaliser toutes les données que nous recueillons, de les faire interagir et de les partager – c’est une forme de centralisation des données puis de décentralisation des accès à l’ensemble des unités de la fonction interarmées du renseignement. Ce virage est essentiel : à défaut de l’opérer, nous en resterions au deuxième millénaire et nous ne pourrions pas optimiser l’usage des capteurs que l’on nous confie.

Le troisième défi concerne les ressources humaines – j’y reviendrai.

Le quatrième consiste à pérenniser l’organisation que j’ai mise en place le 1er septembre dernier à travers le plan de transformation de la DRM. Cette nouvelle organisation est en quelque sorte une révolution copernicienne, rapprochant la recherche de l’exploitation, sous la forme d’entités géographiques ou thématiques. Elle mettra deux à trois ans avant de produire ses pleins effets, mais j’en perçois déjà les premiers balbutiements au bout de six mois.

Tous les capteurs qu’il est prévu de renouveler au cours de la LPM verront les données collectées partagées avec l’ensemble des services de renseignement du premier cercle, qu’il s’agisse de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) ou de la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED), principaux services avec lesquels je collabore au quotidien.

Le doublement du budget de la DRM nous permettra, de disposer d’une forme d’agilité. il nous permet, par exemple, de codévelopper avec des start-up des outils innovants selon un rythme plus rapide que celui des grands programmes d’armement s’inscrivant dans la perspective pluriannuelle des LPM. Nous l’avons déjà fait durant la LPM en cours. L’enjeu est de conserver cette capacité pour rester dans la dynamique des évolutions technologiques.

Ensuite, le budget doit nous conférer une forme d’agilité permettant d’acheter des services. L’enjeu est de trouver un équilibre entre les outils patrimoniaux, achetés en propre, propriété de l’État, et l’achat de services. Je suis intimement persuadé que la complémentarité existant entre ces deux types de capacités permet à la fois de préserver une autonomie stratégique et de bénéficier d’une grande diversité de services, de redondance, de capacités, disponible pour tous.

Enfin, le budget nous permettra de développer les partenariats en matière de renseignement, notamment en Afrique, pour aider certains États à combattre le terrorisme. Cela passe par l’acquisition de capacités à leur profit, le développement de formations ou encore l’échange d’officiers de liaison.

Sur le plan des capacités à proprement parler, la LPM permettra le renouvellement de composantes spatiales, en matière d’imagerie et de systèmes électromagnétiques, le renouvellement de capteurs tactiques, que ce soit dans le domaine électromagnétique – le programme d’avions de renseignement à charge utile de nouvelle génération (Archange), par exemple, pour l’armée de l’air –, dans celui des drones – dans tous les milieux : terre, air et mer – ou celui des systèmes de biométrie dont nous avons besoin pour nos bases de données. Ces dispositifs relèvent principalement des armées et du patch renseignement.

Enfin, l’effort principal – car vraiment structurant – est celui qui portera sur les outils d’exploitation, à travers la convergence de nos systèmes d’information et l’outil Artemis.

Dans le domaine des ressources humaines également, la LPM devrait permettre de poursuivre la croissance de la DRM, sur le plan quantitatif comme sur le plan qualitatif, à travers l’acquisition de nouvelles compétences, rendues nécessaires par les développements technologiques et qui n’existent pas forcément au sein des armées :je pense, par exemple, au métier de data scientist, liés au développement de l’outil Artemis, la gestion du besoin d’en connaître ou dans le domaine numérique qui nécessitent d’utiliser des compétences qui n’existent pas dans les armées, notamment dans. Là encore, il faudra faire preuve d’agilité dans le recrutement de ce type de profils. Dans le même temps, j’ai pour ambition de développer les parcours de carrières croisés, entre services du premier cercle, d’une part, mais aussi entre la DRM et la fonction interarmées du renseignement, d’autre part. Je pars en effet d’un principe simple : être performant dans les métiers du renseignement suppose un investissement en matière de formation beaucoup plus important aujourd’hui qu’il y a quelques années, du fait de la complexité de l’environnement technique dans lequel nous évoluons.

J’ai l’ambition de maintenir les proportions actuelles entre le personnel militaire et le personnel civil – lequel représente environ 30 % des effectifs. Je compte, par ailleurs, confier à cette catégorie de personnel plus de responsabilités, comme j’ai commencé à le faire depuis l’été dernier.

Il est impératif également de travailler sur l’attractivité et la fidélisation du personnel de la DRM. Nous devons, enfin, augmenter le nombre de réservistes : l’ambition est de le doubler, comme dans l’ensemble du ministère, à l’horizon de 2030.

En conclusion, la DRM, avec la fonction interarmées du renseignement, est chargée d’apporter du renseignement militaire tant au CEMA qu’aux forces en opération. Les menaces s’additionnent les unes aux autres, avec chaque jour plus de missions à remplir. Cela nécessite un effort, qui est inscrit dans la LPM.

Je perçois trois lignes directrices : maintenir le cap de la transformation organisationnelle que j’ai engagée le 1er septembre dernier, qui s’accompagne d’une transformation culturelle ; mener à bien la transformation numérique, qui va commencer à se concrétiser dans les semaines à venir ; s’adapter aux évolutions stratégiques permanentes, comme la DRM a pu le faire par le passé.

M. le président Thomas Gassilloud. Le budget de la DRM est proche de 55 millions d’euros. Le doublement dont il est question concerne-t-il directement la DRM, ou bien inclut-il un cofinancement des autres capteurs, notamment des patchs espace et cyber ?

M. le général d’armée Jacques Langlade de Montgros. Le budget de la DRM doublera effectivement à l’horizon de la fin de la LPM. Cela permettra de financer l’agilité dans plusieurs volets, comme je l’expliquais. En complément, nous bénéficierons de l’effort consenti dans d’autres segments par chacune des armées pour renouveler les capteurs, notamment dans des domaines particuliers comme l’espace et le numérique, avec le remplacement du Multinational Space-based Imaging System for Surveillance (MUSIS) par l’infrastructure de résilience et d’interconnexion sécurisée par satellite (IRIS), et le développement du programme de capacité électromagnétique spatiale (Céleste).

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. Le projet Artemis est très intéressant. Il permettra peut-être d’optimiser le renseignement capté sur le terrain par les différents corps d’armée. Il est toujours difficile de savoir si une information est véridique et consolidée. L’écart par rapport à la vérité vous paraît-il très grand, au point de relativiser l’information passant par Artemis, ou bien le système tape-t-il dans le mille presque à chaque fois ?

Il me semble que vous avez dit : « tout renseignement est susceptible d’être déclassifié ». Ai-je bien entendu ?

M. le général d’armée Jacques Langlade de Montgros. La livraison d’Artemis commencera le mois prochain. Ensuite, le système montera en puissance jusqu’en 2030. C’est une opération d’armement à part entière, codéveloppée avec des industriels depuis plusieurs années. Les premiers appareils ont été livrés la semaine dernière à Creil. Initialement porté par la DRM, le projet l’est désormais par la DGA, ce qui est une très bonne chose, car le système est d’une complexité qui nous dépasse. C’est un outil de capitalisation de données dont le premier cas d’usage est le renseignement, et qui sera utilisé à d’autres fins, par d’autres entités du ministère, telles que le service de santé des armées ou la maintenance aéronautique, dans d’autres configurations mais sur le même principe : créer des lacs de données, c’est-à-dire les centraliser pour les confronter les unes aux autres, avec des outils d’intelligence artificielle, puis en décentraliser l’utilisation à travers des outils de déport.

À l’horizon de 2030, nous bénéficierons de l’ensemble des fonctionnalités d’Artemis, aussi bien sur le porte-avions en Méditerranée orientale qu’au PC des forces françaises au Sahel, à N’Djamena.

Le principe est de collecter l’ensemble des données existantes – qu’il s’agisse de celles qui sont hébergées ou collectées par la DGSE, boulevard Mortier, au profit de tous les services du premier cercle, de celles qui sont collectées par les satellites, dont je suis le principal client, de celles qui sont collectées en sources ouvertes sur internet et de celles qui sont collectées par des sources humaines dans le monde entier, etc… – et de les faire interagir dans le temps et selon leur nature. Faire en sorte que ces données très hétérogènes puissent interagir nécessite, en amont, un travail normatif considérable, ainsi qu’une gestion du besoin d’en connaître, de façon à ce que les secrets les plus stratégiques relatifs à la dissuasion ne soient pas forcément accessibles aux spécialistes de la traque de terroristes.

Il s’agit d’un outil stratégique pour la DRM. Au début de la précédente LPM, un retard industriel a obligé mes prédécesseurs à basculer vers Artemis. Nous avons quelques semaines de retard par rapport au calendrier idéal, mais cela reste dans l’épaisseur du trait. La balle est dans le camp des industriels : du côté de la DRM, des armées et de la programmation, tout est bien structuré.

Je suis profondément attaché à la transparence. Mais la notion de secret est également essentielle. Elle n’a pas pour objet de faire chic : il s’agit de protéger nos accès, car c’est ce qu’il y a de plus précieux pour un service de renseignement. C’est non seulement ce qui nous a permis d’avoir du renseignement aujourd’hui, mais aussi ce qui nous permettra d’en avoir demain. Le secret a aussi pour but de protéger les forces engagées en opération, et plus globalement les intérêts de la nation.

Il peut être décidé de manière conjoncturelle, au niveau politique, de déclassifier des documents à des fins d’influence, dans le cadre de la stratégie nationale. Les Anglo-Saxons ont fait un grand usage de cette méthode depuis le début de la guerre en Ukraine – avec succès, parfois, mais la pratique a également montré certaines limites. C’était l’objet de mon message subliminal : faire un usage immodéré de la déclassification de documents peut avoir des effets pervers. Du reste, le recours régulier à cette pratique en amont du 24 février 2022 n’a pas empêché Vladimir Poutine d’envahir l’Ukraine. Par ailleurs, quand on habitue l’opinion publique, les partenaires ou les adversaires à déclassifier systématiquement, le jour où on ne le fait pas, on inverse en quelque sorte la charge de la preuve. Déclassifier crée des fragilités. Il est possible de le faire de temps en temps, mais cela doit rester une décision politique exceptionnelle.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

Mme Anne Le Hénanff (HOR). Dans le cadre de la révision de la LPM, en juillet 2022, les services de renseignement rattachés aux armées avaient formulé des demandes auprès du Président de la République à propos des algorithmes, des données et des cookies. L’article 21 du projet de loi alloue globalement 5 milliards d’euros d’investissements dans le renseignement militaire et élargit le champ du renseignement dans plusieurs domaines. Ce n’est pas le cas en ce qui concerne la surveillance algorithmique et la détection de cyberattaques. Comment le renseignement militaire continuera-t-il d’intensifier la détection des menaces cyber avec les crédits alloués et le périmètre qui a été défini ? Des discussions sont-elles en cours pour élargir la surveillance dans ce domaine – ce qui, je l’espère, arrivera dans un avenir proche ?

M. le général d’armée Jacques Langlade de Montgros. Le recours aux algorithmes est un champ nouveau. Il est complexe. La pratique reste donc expérimentale, même si elle commence à produire des effets. Cela permet, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, d’avoir une approche prédictive. Ce champ n’est pas encore pleinement utilisé par le renseignement militaire. L’appropriation de l’outil nécessite du temps et une technicité que la DRM n’a pas encore aujourd’hui, mais qu’elle a pour ambition d’acquérir demain. Cette mesure ne figure pas dans la LPM, mais il est envisagé de la faire figurer dans les textes ultérieurs.

Mme Anne Le Hénanff (HOR). Vous dites « demain » : quelle est l’échéance ?

M. le général d’armée Jacques Langlade de Montgros. Le projet est étudié par les services de renseignement et des discussions sont en cours avec la coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT).

Mme Anne Genetet (RE). La LPM prévoit une augmentation globale des effectifs. Qu’est-ce qui vous a été promis en la matière ? Que souhaiteriez-vous obtenir ?

Le départ d’agents civils ou militaires vers des structures dépendant d’intérêts étrangers, en France ou ailleurs, fait l’objet de l’article 20. Cet outil législatif vous suffit-il ou faut-il le compléter ?

M. le général d’armée Jacques Langlade de Montgros. Je ne suis pas entré dans le détail en ce qui concerne les effectifs. La DRM rassemble 1 900 personnes, en augmentation depuis l’entrée en vigueur de la LPM actuelle, et il est prévu que la hausse se poursuive, à raison de 300 personnes environ. Dans le même temps, un doublement des effectifs de la réserve est prévu. Je dispose de 250 réservistes environ. L’objectif est de monter à 500 à l’horizon de la fin de la LPM.

Au-delà des chiffres, ce sont des compétences qui m’intéressent. Avoir des compétences précises tout en s’inscrivant dans les volumes nécessaires pour optimiser l’usage des nouveaux outils dont nous disposerons relève d’une dentelle assez fine.

En ce qui concerne la possibilité pour les militaires de se reconvertir, les dispositions prévues répondent aux attentes des services.

M. Vincent Bru (Dem). La France s’est retirée du Mali, mais elle reste présente en Afrique. Sa présence dans l’est de l’Europe – en particulier dans les États baltes et en Roumanie – a connu une évolution notable. Par ailleurs, elle poursuit ses missions au Levant. Comment comptez-vous réorganiser la DRM au regard de la redéfinition des zones d’opération et de l’augmentation des effectifs ?

Le cyber et le spatial font partie des nouveaux dangers mentionnés dans la LPM. Comment entendez-vous appréhender ces nouveaux espaces de conflictualité ?

M. le général d’armée Jacques Langlade de Montgros. Les menaces et les zones de crise s’ajoutent les unes aux autres. L’évolution des priorités oblige à certains renoncements. Comme je vous l’expliquais, le domaine du renseignement est infini, alors que les moyens, par nature, sont finis. Ma mission principale est de prioriser.

J’ai profondément réorganisé la DRM le 1er septembre dernier. En réalité, j’ai créé sept petites DRM et rapproché, dans chacune d’entre elles, la recherche et l’exploitation, selon une logique géographique ou thématique. J’ai donné à chaque chef de plateau une totale autonomie, sous ma responsabilité et mon contrôle bienveillant, pour la gestion de son plan de recherche et l’animation d’une certaine forme de subsidiarité par rapport aux unités de la fonction interarmées du renseignement. Le plateau chargé de l’Ukraine travaille avec les unités de la marine nationale qui s’occupent de la surveillance de la situation maritime en mer Noire, avec l’unité de l’armée de l’air dédiée au suivi de situation  dans la zone, etc. Chaque petite DRM est également responsable de la production et de la diffusion du renseignement, ainsi que d’une politique partenariale décentralisée à son niveau, tout en sachant que la tour de contrôle est située au niveau de mon état-major.

Cette nouvelle organisation permet de gagner en agilité dans la production du renseignement, d’avoir un cycle du renseignement beaucoup plus rapide entre la recherche et l’exploitation, une capacité d’approfondissement accrue, et chacun des plateaux est en liaison avec toutes les unités de la fonction interarmées du renseignement – c’est-à-dire de l’armée de terre, de la marine, de l’armée de l’air, du commandement de l’espace, du comcyber et du commandement des opérations spéciales. Au quotidien, chacun de ces plateaux interagit et organise une certaine forme de subsidiarité dans la recherche de renseignement entre le niveau stratégique – à savoir la DRM – et le niveau tactique.

M. Frédéric Boccaletti (RN). Mes propos ne visent en aucun cas à juger le travail des agents de la DRM, qui prennent des risques, et je salue votre action précieuse. Toutefois, en ce qui concerne l’Ukraine, vos services n’ont pas totalement appréhendé la virulence et l’imminence de l’attaque russe. Que s’est-il passé ? Comment éviter que cela ne se reproduise – même si les pistes de réorganisation que vous avez évoquées sont déjà des réponses pertinentes ?

M. le général d’armée Jacques Langlade de Montgros. Je comptais aborder le sujet de ma propre initiative, mais finalement je l’ai enlevé de mon propos liminaire. Je vous remercie donc de me poser la question.

Il convient de distinguer trois choses : le renseignement que l’on produit, ce qui en est fait et ce que l’on en dit. En ce qui concerne la guerre en Ukraine – j’en parle d’autant plus librement que je n’étais pas en fonction –, plus d’un an avant le 24 février 2022, la DRM avait suivi la montée en puissance du dispositif russe sur le pourtour de l’Ukraine. Elle avait vu les capacités augmenter et les potentialités que celles-ci offraient, ainsi que le coût qu’aurait cette guerre pour les armées russes si elle était déclenchée. Quatorze mois plus tard, force est de constater que les faits ont plutôt donné raison aux analyses de la DRM.

M. le président Thomas Gassilloud. Qu’est-ce qui relève de la DGSE et qu’est-ce qui relève de la DRM, notamment en ce qui concerne l’analyse de l’intentionnalité politique des forces russes ? Si nous comprenons bien, la DRM est chargée d’évaluer objectivement les moyens déployés, mais est-il aussi de votre responsabilité de déterminer si telle ou telle partie a l’intention politique d’avancer, ou bien bascule-t-on alors du côté de la DGSE ?

M. le général d’armée Jacques Langlade de Montgros. L’intentionnalité politique ne relève pas de la mission de la DRM. L’analyse des rapports de force, des capacités des belligérants, de leur profondeur stratégique dans le domaine militaire, des capacités de leur base industrielle et technologique de défense, de la régénération des capacités : tel est le cœur du métier de la DRM.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES).  Nous avons compris, en auditionnant vos collègues des autres services, que les arbitrages définitifs n’avaient pas encore été rendus. Je vous invite donc à nous préciser vos attentes.

En ce qui concerne la mutualisation avec les autres services, quelle serait, selon vous, la formule optimale ? La ventilation par patch n’est pas très lisible pour nous. Comment espérez-vous récolter, dans les différents patchs, la part qui vous revient ?

S’agissant de l’achat de services, quel est selon vous le bon mix ? La DGA a notifié à Preligens un contrat de sept ans d’un montant de 240 millions. Quand on met ce chiffre en rapport avec les 55 millions de votre budget courant, on ne peut que s’interroger sur le poids de ces entreprises et leur force par rapport aux services souverains. Quelles garanties de sécurité avez-vous vis-à-vis de ces grands prestataires qui s’imposent progressivement ?

Le dimensionnement du programme Archange est-il pertinent ? Quant au calendrier, on a l’impression qu’il a été décalé : alors que certains appareils étaient attendus pour 2025, le tableau figurant dans le rapport annexé en mentionne trois à l’horizon de 2030. Restera-t-on dans l’expectative jusqu’à cette date ?

M. le général d’armée Jacques Langlade de Montgros. Les besoins de la DRM sont satisfaits par de nombreuses entités : elle est beaucoup moins homogène que ne le sont les autres services de renseignement. Cela constitue à la fois une faiblesse et une force. Le fait que mon service et les différentes armées soient profondément imbriqués et que nous soyons tributaires d’elles est en parfaite cohérence avec la mission que nous exerçons au quotidien, puisque nous fournissons un appui en renseignement aux armées en opération.

Ce dont j’ai besoin, ce sont des militaires, recrutés et formés par les différentes armées ; de personnel civil, recruté par la direction des ressources humaines du ministère de la défense (DRH-MD) ; enfin, de capteurs tactiques portés par le projet global de chacune des armées. Ces capteurs de renseignement sont absolument nécessaires pour garantir la cohérence globale de ma mission. En complément, il existe des capteurs de niveau stratégique, qui sont plus visibles, plus volumineux et plus onéreux. Ceux-là aussi sont, pour l’essentiel, également portés par d’autres entités que le DRM, en dépit du fait que j’en sois le client principal. Le patch renseignement héberge le budget de la DRM et non l’intégralité du budget servant à la DRM pour produire du renseignement. C’est du budget de la DRM que nous parlons ; il permettra d’avoir l’agilité dont je parlais, s’agissant du développement technologique, de l’achat de services et de l’appui aux partenaires.

Preligens est une start-up avec laquelle nous avons développé, pendant quelques années, un outil qui nous permet, grâce à l’intelligence artificielle, d’exploiter beaucoup plus rapidement des images satellites. Le concept est très simple : il s’agit de détecter des anomalies ou changements par rapport à l’image initiale. Au lieu de charger un analyste d’interpréter inutilement des milliers d’images, il est averti quand une image semble être différente des précédentes. C’est un outil qui nous permet de traiter un volume de données énorme.

Vous vous référiez à un contrat de 240 millions d’euros. En fait, c’est un plafond de contractualisation sur une durée de sept ans avec cette start-up. Rien ne dit que le contrat avec Preligens atteindra cette somme.

Je suis persuadé que, si nous voulons rester compétitifs par rapport à nos adversaires, nous devons être agiles sur le plan technologique et essayer de codévelopper avec des start-up des outils permettant de progresser. Nos ennemis, eux, ne prennent pas de pincettes quand il s’agit de faire preuve de créativité et de se doter d’outils leur permettant de mettre en œuvre leurs mauvaises intentions.

Archange est une capacité de renseignement d’origine électromagnétique aéroportée qui succédera aux avions Transal C160 Gabriel, dont le retrait a été décidé en 2022. Une mesure de réduction de cette perte temporaire de capacité a été prise par l’armée de l’air : le contrat Solar permettra ainsi, pendant la période 2024-2028, de bénéficier d’une capacité de renseignement d’origine électromagnétique aéroportée, dans l’attente de l’arrivée des Archange. S’agissant de ce programme, trois vecteurs sont prévus à l’horizon de 2030, avec une première livraison en 2028.

M. le président Thomas Gassilloud. Le programme Archange est développé sur la base de Falcon, n’est-ce pas ?

M. le général d’armée Jacques Langlade de Montgros. Exactement.

M. le président Thomas Gassilloud. Ces avions emmagasineront-ils des données pour qu’elles soient traitées au retour, ou bien les enverront-ils en temps réel par l’intermédiaire d’un satellite de communication ?

M. le général d’armée Jacques Langlade de Montgros. Les deux. Il y aura un équipage à l’arrière du Falcon, ce qui permettra de réorienter en boucle courte les capteurs embarqués, tout en en retransmettant une partie des données vers des stations au sol.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Merci de nous rappeler votre action essentielle aux côtés des forces armées en opération.

La DRM était particulièrement impliquée dans le renseignement opérationnel en soutien à Barkhane et à la force Sabre, au Sahel. Dans quelle mesure la réarticulation du dispositif et le désengagement progressif marquent-ils une rupture dans les missions de votre direction ? Au regard du budget des opérations extérieures (Opex), comment la LPM prend-elle en compte ce changement majeur et rapide ? La coordination avec la DGSE sera-t-elle revue pour les théâtres où les armées sont encore présentes ?

En ce qui concerne l’anticipation et la prospective, on a reproché à la DRM de ne pas avoir cru à l’invasion russe. Dans quelle mesure ce reproche imprègne-t-il la rénovation de votre direction ?

M. le général d’armée Jacques Langlade de Montgros. La guerre en Ukraine et l’évolution du dispositif en Afrique ont nécessité une réorganisation profonde de la DRM. Il a fallu opérer une bascule de priorités. Toutefois, il est impératif de préserver une capacité de renseigner sur la menace terrorisme, car celle-ci n’a pas disparu. Nous sommes encore présents dans plusieurs pays d’Afrique ; nous aidons nos partenaires africains à faire face à l’extension de la menace terroriste, notamment vers le golfe de Guinée. Cet appui à différents pays nécessite que nous maintenions une compétence dans ce domaine.

La réorganisation se traduit par des changements rapides, engagés il y a plus de deux ans en ce qui concerne la question russo-ukrainienne. L’atteinte de la pleine efficacité de la nouvelle organisation est progressive ; elle ne saurait être parfaite en peu de temps. L’acquisition de certaines spécificités et compétences demande du temps – je pense aux linguistes, par exemple : j’ai besoin de beaucoup plus de linguistes russophones que mes prédécesseurs, il y a cinq ans, et c’est aussi vrai pour les sinisants. Nous en avions quelques-uns, naturellement, mais jamais assez. Nous faisons appel à des outils d’intelligence artificielle, mais ils ne sont pas assez précis. Nous montons donc en puissance dans ce domaine également. Il y a donc à la fois une adaptation de l’organisation de la DRM depuis le 1er septembre 2022 et la préservation de compétences spécifiques, par exemple la connaissance des doctrines russes, ou tout simplement celle de la guerre de haute intensité. Mes prédécesseurs ont été visionnaires en ne renonçant pas complètement à celles-ci.

La coordination avec la DGSE se poursuit d’autant plus facilement que cette direction s’est réorganisée à peu près en même temps que nous – à compter du 1er novembre en ce qui la concerne ; Bernard Émié a dû vous en parler hier. Même si cette nouvelle organisation n’est pas similaire à celle de la DRM, une sorte de continuité existe pour certaines missions, notamment s’agissant des domaines géographiques. Un dialogue très naturel, presque quotidien s’est établi entre les centres de mission de la DGSE et les plateaux de la DRM, ce qui permet d’assurer une bonne complémentarité.

Pour ma part, je fais une différence entre l’anticipation et la prospective. J’estime que l’anticipation concerne une période de six à vingt-quatre mois et qu’au-delà on passe dans le domaine de la prospective. Selon moi, la prospective n’est pas nourrie par du renseignement : elle s’appuie sur des études géographiques, historiques, sociologiques ou démographiques. Le renseignement a une durée de validité courte : au-delà de deux ans, un renseignement collecté a peu de chance d’être réellement utile. Je confie à chaque plateau la mission d’agir sur les trois temps du renseignement : court, moyen et long – cela concerne donc aussi l’anticipation.

Concernant l’Ukraine, la DRM avait suivi la montée en puissance du dispositif russe à travers l’exercice Zapad, qui s’est déroulé en 2021, puis en 2022, l’évolution du dispositif dans la profondeur russe, avant le franchissement de la frontière le 24 février 2022. Elle avait analysé le coût qu’aurait cette intervention pour l’outil de défense russe, au regard des capacités détenues par les Ukrainiens. Bien évidemment, c’est l’analyse du rapport de forces entre les belligérants qui fait la pertinence du propos. C’est ce à quoi je m’efforce au quotidien.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous en arrivons aux questions des autres députés.

Mme Delphine Lingemann (Dem). Ma question porte sur le recours au renseignement d’origine sources ouvertes (Osint) dans le cadre du renseignement militaire. Ce type de renseignement est largement utilisé pour contrecarrer la diffusion de fake news et la désinformation. Elle est aussi d’un grand secours sur le plan tactique, voire stratégique, pour glaner des informations à caractère militaire. L’une des forces de l’Osint est qu’il s’appuie sur la société civile, créant d’efficaces réseaux transnationaux. Sa faiblesse tient à la fiabilité des informations et au risque de désinformation, voire de manipulation.

Comment traitez-vous spécifiquement les données recueillies par ce moyen ? Pensez-vous qu’un cadre législatif soit utile en la matière ? Pourrions-nous faire appel aux réserves opérationnelles pour faire remonter les informations recueillies de cette façon, voire pour les traiter ?

M. le général d’armée Jacques Langlade de Montgros. L’Osint est une partie du champ informationnel ; nous ne pouvons donc le négliger. Au quotidien, nous utilisons  l’Osint : chaque plateau compte plusieurs « osinteurs », chargés de travailler sur des sources ouvertes de façon à recueillir des informations. Elles sont ensuite retraitées et complétées par les productions des capteurs– de l’imagerie, de l’électromagnétique, de l’humain ou du renseignement d’origine cyber– pour accroître leur niveau de fiabilité. Une information en sources ouvertes est fiable à 50 % ou 60 %, en fonction de la connaissance que vous avez du fil twitter ou du blog. Or mon métier est de fournir une information fiable à 95 % ou 96 %. Augmenter le niveau de certitude, consolider la source ouverte nécessite une approche « multi-int ».

L’Osint joue pour nous le rôle de lanceur d’alerte ; à ce titre, il est très utile. À partir de là, nous approfondissons le renseignement. En dehors de la source ouverte disponible pour tous, il y a des outils de recherche dans l’internet profond, non accessible par un moteur de recherche comme Google. Ces outils nous permettent de puiser dans 90 % des informations existant sur internet, contre 10 % pour le grand public. Le risque face à un tel volume d’informations est évident : c’est celui de se noyer.

L’Osint est une source d’information que nous intégrerons dans l’outil global Artemis. Nous confronterons ces informations à d’autres, issues de capteurs de renseignement.

Nous contribuons également à lutter contre les opérations d’influence Nous travaillons en coordination étroite avec les structures dédiées qui existent au sein des armées, de façon à leur permettre de bâtir des narratifs ou des contre-narratifs et de déjouer certaines opérations d’influence de nos compétiteurs. Cette question est pleinement intégrée dans l’espace de conflictualité dans lequel nous agissons.

Le cadre législatif pour agir dans le domaine de l’Osint existe et il est suffisant.

Nous recourons aux réservistes, parmi d’autres personnes. Certains de mes « ostineurs » sont réservistes, d’autres d’active. Ils sont parfaitement interchangeables, et j’ai besoin des deux.

M. Christophe Blanchet (Dem). Avec plusieurs collègues, nous avons assisté à l’opération Poker. C’était une expérience passionnante. Lorsque l’on passe à l’ordre terminal, tout retour en arrière est impossible. Continuez-vous cependant à diffuser de l’information au-delà ? Si oui, quelle est-elle ? Jusqu’à quel moment agissez-vous, et à partir de quand la DGSE prend-elle le relais ?

Il y a quelques mois, trois de nos interlocuteurs nous ont parlé de communautés d’internautes qui, à partir de l’image d’un simple aileron, étaient capables d’identifier un avion et d’indiquer où il se trouvait. L’organisation d’une réserve citoyenne, ou la désignation de référents citoyens pour animer de telles communautés, permettraient-elles de vous accompagner, de structurer le renseignement et de le diffuser ?

M. le général d’armée Jacques Langlade de Montgros. Votre question relative à l’opération Poker est sensible… Je vous répondrai de façon volontairement imprécise. Nous recueillons du renseignement en permanence, bien évidemment.

La DRM s’en tient aux capacités militaires des adversaires, quand la DGSE s’intéresse aux décisions politiques. Chacune des deux maisons recueille en permanence des informations, comme il se doit, pour nourrir l’échelon décisionnel, c’est-à-dire les responsables politiques et le chef d’état-major des armées.

M. le président Thomas Gassilloud. Vous avez dit que le renseignement sur la dissuasion était votre première priorité. Cela concerne-t-il aussi bien la force de frappe de nos adversaires que leurs capacités d’interception ?

M. le général d’armée Jacques Langlade de Montgros. Cela concerne leurs capacités offensives et défensives.

M. le président Thomas Gassilloud. La direction des applications militaires (DAM), au Commissariat à l’énergie atomique (CEA), a des capteurs dans le monde entier pour détecter d’éventuelles explosions nucléaires. Vous apportent-ils également des informations relatives aux essais nucléaires ?

M. le général d’armée Jacques Langlade de Montgros. Nous travaillons avec eux, effectivement, de la même façon que nous travaillons avec la DGA et les armées.

En ce qui concerne les communautés d’internautes, c’est un sujet sur lequel nous réfléchissons. Il existe des capacités d’expertise que nous n’avons pas forcément en propre. Nous faisons déjà appel à des réservistes ayant une expertise dans des domaines très techniques que nous ne serions pas en mesure de détenir en propre dans la durée, à entretenir parfois même, les personnes auxquelles nous faisons appel n’ont pas de contrat de réserve. Il ne faut pas être prisonnier d’un formalisme excessif, dans un monde où l’on a parfois besoin de compétences extrêmement variées ou relevant de niches. Je vise plutôt à développer notre carnet d’adresses en complément de l’augmentation du volume des réservistes.

Le recours à des communautés d’internautes est envisagé, mais la chose n’est pas simple. Il y a des risques d’instrumentalisation, la fiabilité des internautes doit être évaluée. Nous n’avons donc pas encore franchi le pas, et il me paraît compliqué de le faire.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous espérons que le système d’information des réservistes opérationnels connectés (ROC) sera déployé et qu’il vous permettra, au-delà des réservistes servant dans votre direction, d’aller piocher dans les compétences qui s’y trouvent. Parmi les 40 000 réservistes des armées, je suis sûr que des dizaines parlent russe et pourraient être mobilisés ponctuellement pour exercer des missions de linguistes.

Merci beaucoup, général. Nous sommes désormais mieux renseignés sur la DRM. Nous serons mobilisés, dans le cadre de la LPM, pour que des moyens adaptés soient mis à votre disposition.

LPM 2024-2030 : Audition du général Susnjara, directeur de la DRSD (Assemblée nationale, 13 avril 2023)

LPM 2024-2030 : Audition du général Susnjara, directeur de la DRSD (Assemblée nationale, 13 avril 2023)


 

M. le président Thomas Gassilloud. Nous avons le plaisir d’accueillir le général Philippe Susnjara, directeur du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) depuis octobre 2022. C’est la première fois, mon général, que nous vous auditionnons en cette qualité. Saint-Cyrien passé par les troupes de marine, vous avez notamment été adjoint au centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) de l’état-major des armées en 2018 avant d’en prendre la direction deux ans plus tard.

Lors de ses vœux aux forces armées, le Président de la République a annoncé un doublement des crédits de la DRSD dans le cadre de la loi de programmation militaire (LPM). J’imagine que vous ne manquerez pas de revenir sur cette augmentation substantielle des crédits dans un contexte où les défis à relever sont nombreux pour la DRSD : recrutement et fidélisation des personnels civils et militaires ; réaménagement de la direction centrale au fort de Vanves ; développement de nouveaux systèmes d’information souverains ; contre-ingérence économique et contre-ingérence cyber à l’heure de l’économie de guerre et de l’explosion du nombre de signalements d’intrusions cyber.

N’hésitez pas, dans votre introduction, à rappeler les missions de la DRSD car la commission a été fortement renouvelée lors des dernières élections législatives.

Général de corps d’armée Philippe Susnjara, directeur du renseignement et de la sécurité de la défense. Je suis extrêmement honoré d’être parmi vous pour présenter la DRSD. Cette direction est le service de renseignement du ministre des Armées chargé d’assurer la protection des installations, des personnes, des systèmes, des matériels et des informations du ministère. Le champ de compétences de la direction couvre la sphère de défense élargie, à savoir le ministère des armées et les personnels qui y servent, mais aussi les familles, les anciens militaires, les réservistes et la base industrielle et technologique de défense (BITD), composée d’environ 4 000 entreprises.

La mission du service est contenue dans sa devise, « Renseigner pour protéger ». Notre action comporte en effet deux volets : le premier, de renseignement, consiste à collecter et à analyser des informations et le second vise à améliorer la protection de la sphère de défense élargie. Le travail repose sur trois piliers : évaluation de la menace, identification des vulnérabilités – physiques, cyber, des personnels –, puis estimation, reposant sur le croisement des deux premières tâches, d’un niveau de risque, acceptable ou non. Si le niveau de risque nous semble inacceptable, nous réfléchissons au déploiement de mesures destinées à le diminuer ou à entraver toute ingérence.

Pour remplir ces missions, notre organisation est très centralisée, puisque tout remonte à la direction centrale, située au fort de Vanves à Malakoff ; nous possédons en outre une particularité que nous partageons avec nos camarades de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), à savoir une implantation locale : la direction compte ainsi huit directions zonales constituées de cinquante-six postes répartis dans l’Hexagone, outre-mer, à l’étranger où nous avons des forces prépositionnées et aux côtés des forces en opération.

La DRSD poursuit sa transformation engagée depuis plusieurs années et accélérée ces derniers temps. Nos effectifs ont crû et nous avons retrouvé, en 2021, le niveau d’avant la période 2008-2014, à savoir 1 550 personnels. Toujours dans le domaine des ressources humaines, de nouveaux métiers se sont implantés dans la direction : cyber ; développeurs informatiques ; jeunes agents civils, que l’on appelle les agents de contre-ingérence économique et qui agissent en complément des inspecteurs de la sécurité, qui sont, eux, plutôt des personnels militaires. Nous nous adaptons en permanence aux nouvelles technologies pour relever, avec nos camarades du premier cercle, les nombreux défis de ce domaine. Enfin, nous avons conduit une transformation capacitaire, la plus emblématique étant le développement d’une nouvelle base de données souveraine, qui doit se substituer à notre système vieillissant à partir de 2024.

Ces multiples évolutions se sont déployées dans le cadre de la LPM en cours. Entre 2019 et 2025, la direction a reçu 120 millions d’euros en crédits de paiement (CP) ; les révisions annuelles nous ont alloué 219 millions de CP pour conduire nos nouveaux projets : la nouvelle base de données souveraine ; l’acquisition de nouvelles capacités cyber ; l’adaptation à la nouvelle instruction générale interministérielle, IGI 1 300, sur la protection ; la conception puis la construction du nouveau bâtiment au fort de Vanves, qui sera livré à la fin de l’année 2024 et qui accueillera à partir de 2025 l’ensemble des personnels du cœur de métier de la direction ; l’amélioration du système d’enquêtes administratives de renseignement et de sécurité, en développant de nouveaux outils comme l’empreinte numérique finalisée,; l’amélioration, enfin, de notre système d’information dédié aux habilitations – synergie pour l’optimisation des procédures d’habilitation de l’industrie et des administrations (Sophia).

Les ressources qui nous ont été allouées ont eu un effet direct sur les missions du service, dans un contexte tendu sur le front des menaces. En plus des risques traditionnels liés au terrorisme, nous assistons à une résurgence, déjà soulignée dans la revue nationale stratégique (RNS) de 2017 et amplifiée par le conflit en Ukraine, des États-puissances, laquelle accroît le coût de la menace. Nous avons enregistré une augmentation spectaculaire des demandes liées à la protection, puisque nous en avons reçu 390 000 en une année, soit 1 500 à 1 800 par jour : ces demandes vont de contrôles simples de personnes devant entrer dans une base ou une zone réservée à des habilitations de personnes devant avoir accès à des documents très secrets. La hausse des sollicitations est constante depuis plusieurs années, avec des accélérations lors des périodes d’attentat ; nous tenons les délais qui nous sont fixés, mais y parvenir représente un défi quotidien ; nous souhaitons donc automatiser le plus possible ce processus, afin que les agents de la direction puissent effectuer des enquêtes de qualité, à charge et à décharge. En 2022, nous avons mené en outre 155 inspections en milieu militaire et industriel, destinées à vérifier le niveau de protection de ces installations et leur conformité avec la réglementation.

Nous avons effectué près d’un millier de sensibilisations du personnel du ministère des armées et de la BITD : ces actions sont la base de la réussite de notre mission car, quand les gens sont sensibilisés, ils font attention et ils évitent de commettre certaines erreurs. Si jamais un événement se produit, ils sont capables de nous en informer pour évaluer la situation et prendre les mesures nécessaires.

Notre production de notes de renseignement a, elle aussi, augmenté, de l’ordre de 19 % en quatre ans.

Dans le cadre de la préparation de la nouvelle LPM pour les années 2024 à 2030, nous avons conduit, à notre niveau, une sorte de revue stratégique, dans laquelle nous nous sommes penchés sur les évolutions des six à sept prochaines années. Nous avons identifié quatre axes d’effort. Le premier concerne l’adaptation, dans le domaine de la contre-ingérence, aux nouvelles conflictualités, principalement liées aux États intrusifs, au premier rang desquels figurent la Russie et la Chine. Le deuxième consiste à répondre à la forte progression des actions hostiles à la BITD ; le contexte économique et géopolitique actuel montre que cette tendance est appelée à durer. Le troisième vise à poursuivre notre montée en puissance cyber et à nous adapter aux bouleversements technologiques à venir. Le quatrième, enfin, tient à l’exigence de ne pas baisser notre garde face aux menaces des dernières années, principalement le terrorisme et la radicalisation.

Premier axe, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a profondément marqué le cadre géopolitique actuel. Elle a tout d’abord confirmé la désinhibition de certains États à conduire des actions violentes ; ceux-ci sont prêts à employer de multiples moyens, et un conflit de haute intensité en Europe est possible. Avec cette agression, la Russie est entrée dans la catégorie des nations hostiles, au moins à court et à moyen terme et dans notre domaine d’action. Les conséquences sont multiples mais assez prévisibles : les tentatives d’ingérence russes vont se multiplier, notamment à l’encontre de nos institutions et des armées européennes ; l’Otan va revenir au premier plan, puisque la totalité de nos partenaires se tournent vers cette organisation ; enfin, les questions de sécurité et de défense vont connaître un regain d’intérêt dans l’ensemble des pays occidentaux, notamment européens. L’ingérence russe s’étend partout, notamment en Afrique : au-delà des actions traditionnelles qui se situent en dessous du seuil de conflictualité – espionnage, manœuvres de déstabilisation et d’intimidation –, nous subissons des contestations à visage découvert. Il n’y a qu’à écouter Evgueni Prigojine, chef de la société militaire privée (SMP) Wagner, qui assume d’agir contre les intérêts français, notamment en animant des réseaux dans le champ informationnel. Dans ce domaine, notre priorité est d’accompagner les forces déployées sur le terrain pour qu’elles puissent conduire correctement leurs opérations sans subir d’actions d’ingérence ; nous recueillons du renseignement pour participer à la protection de nos forces ; nous avons ainsi accompagné ces dernières lors de leur retrait du Mali et du Burkina Faso ; nous restons aux côtés des forces prépositionnées au Sénégal, au Tchad, au Gabon et à Djibouti et des forces en opération au Niger et au Tchad. Nos compétiteurs stratégiques, principalement la Chine et la Russie, disposent de moyens puissants, variés et sophistiqués qui nous obligent à conserver la capacité de traiter et d’exploiter les données – la « guerre de la donnée » n’est pas une vaine expression – et à posséder un temps d’avance. Pour la nouvelle LPM, nous avons mis en avant la nécessité de poursuivre le développement de notre nouvelle base de données souveraine pour y inclure certains outils qui nous permettent de traiter les données, de mettre en relation des signaux faibles, de déterminer des schémas d’attaque d’adversaires, de mieux orienter nos capteurs et de mieux conseiller la BITD et les forces pour renforcer leur protection. Nous réfléchissons également au développement d’un arsenal normatif à même de prévenir les ingérences étrangères ; dans cette optique, nous avons travaillé au renforcement du contrôle déontologique des militaires, anciens et actuels, afin d’éviter la fuite de savoir-faire, comme la presse s’en est fait l’écho ces dernières semaines au sujet des pilotes de chasse.

Le deuxième axe touche aux actions hostiles contre la BITD. Les tentatives de prédation et de déstabilisation de la base industrielle et technologique de défense se sont multipliées. Elles prennent la forme d’ingérences légales, au travers des normes et de la réglementation, ou extralégales, avec, par exemple, des attaques contre la réputation d’une entreprise concourant à un marché, des captations d’informations, l’affaiblissement d’un concurrent, etc. L’augmentation du budget de la défense et la mise en avant des matériels occidentaux aiguisent certains appétits. Dans ce domaine, la Chine représente la menace principale : elle agit dans de nombreux secteurs, pas uniquement celui de la défense, et se montre particulièrement intrusive dans la recherche. Nous devons nous montrer vigilants sur les normes et les réglementations, notamment anglo-saxonnes, car la Chine et d’autres pays souhaitent se doter de moyens importants en la matière ; la DRSD travaille très étroitement avec Tracfin et la DGSI, services avec lesquels nous avons des contacts hebdomadaires. Dans le cadre de l’économie de guerre, nous avons identifié avec la direction générale de l’armement (DGA), au-delà des entreprises connues possédant des savoir-faire particuliers, les petites et moyennes entreprises (PME) de la chaîne logistique qui peuvent constituer une cible pour nos adversaires. À cet égard, notre objectif est de se doter d’un outil utilisant la cartographie en 3D et la technologie des jumeaux virtuels pour disposer d’une meilleure vision de l’ensemble des installations et d’une connaissance en temps réel et à jour de nos niveaux de protection.

Le troisième axe a trait à la montée en puissance du cyber. La croissance de la virtualisation de la vie économique augmente naturellement le niveau de risque cyber, principalement pour les PME dont la capacité à se doter d’outils de défense est plus faible que celle des grosses sociétés. Nous travaillons beaucoup avec ces entreprises, en lien avec l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi) et le commandement de la cyberdéfense (Comcyber), avec lequel nous avons développé une coopération renforcée. Dans notre direction, des équipes techniques de réponse aux attaques cyber sont centrées sur l’économie de défense, quand le Comcyber s’occupe du ministère des armées. Nous devons être à jour des capacités modernes – objets connectés, 5G, intelligence artificielle, etc. –, qui nécessitent des moyens toujours plus sophistiqués pour être à la pointe des avancées technologiques.

Le dernier axe concerne le terrorisme et la radicalisation. Notre feuille de route est claire : ne pas baisser la garde. Nous avons développé de nombreuses actions de coopération efficaces entre les services du premier cercle et avec le commandement des différentes armées. Le risque existe, mais il est connu et contenu. Nous devons rester vigilants sur les évolutions de la menace, y compris celles provenant d’autres fragmentations sociales et du séparatisme. Sur ce dernier point, tout ce qui nous permet de savoir ce qui se passe sur les réseaux sociaux est intéressant, puisque les personnes, notamment les jeunes, échangent énormément sur ces réseaux et très peu sur l’internet classique : nous devons nous adapter à ces nouveaux moyens de communication.

Pour atteindre nos objectifs dans ces quatre domaines, nous devons, comme les autres services de renseignement, relever le défi des ressources humaines, à savoir conquérir de nouveaux talents et les garder quelque temps pour tenir les délais. Nous souscrivons à tous les efforts que la coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT) a engagés pour coordonner notre action dans le domaine des ressources humaines et nous participons activement à tous les travaux en cours. Grâce à la sous-direction « stratégie et ressources » et à un effort quotidien, nous avons tenu nos engagements pour le recrutement de nos agents et nous sommes à environ 97 % de l’effectif autorisé. Il s’agit d’un combat quotidien, d’autant que la jeunesse de nos agents crée un flux permanent dans nos effectifs. Nous insistons sur la création de nouveaux métiers et sur la diversification de nos viviers, tout en étant conscients du fait que l’augmentation des effectifs de la direction est principalement due à l’arrivée de civils, parce que les armées peinent à maintenir le nombre de militaires au sein de la direction. Nous suivons des pistes pour trouver de nouveaux profils de militaires. Mon prédécesseur a engagé des actions dans le domaine de la formation et des parcours professionnels, lesquelles seront poursuivies avec la volonté de mettre en place un centre de formation, qui nous sera utile car 700 de nos agents reçoivent chaque année une formation ; nous voulons proposer des formations certifiantes, qui valorisent nos personnels. Dernier point, le nouveau bâtiment de la direction centrale offre au service l’opportunité de se réorganiser en mettant en adéquation l’espace géographique des bureaux et les processus internes de la direction. Un grand travail nous attend pour exploiter au maximum toutes les capacités du nouveau bâtiment du fort de Vanves et accomplir notre mission de mieux renseigner pour mieux protéger.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. J’ai eu la chance de visiter la DRSD centrale et locale, la direction comptant une antenne dans le pays de Lorient. Je vous remercie de l’accueil que j’y ai reçu. Comme mes collègues députés, j’ai participé à des événements avec les entreprises qui travaillent dans l’écosystème de la défense et j’ai trouvé très intéressant de me connecter avec vous pour que tous les membres de l’équipe France se rencontrent, car de nombreuses entreprises locales ne sont pas forcément sensibilisées à l’ingérence : nous, parlementaires, devons les aiguiller vers vous.

Vous avez laissé entendre que vous aviez plus de difficultés à attirer des militaires que des civils : comment pouvez-vous agir, surtout avec la contrainte des opérations extérieures (Opex) ? Que faire pour augmenter l’attractivité de votre direction auprès des militaires ?

Le projet de LPM prévoit 5 milliards au renseignement : la part qui reviendra à la DRSD vous paraît-elle adaptée aux objectifs de votre service ? Quels investissements bénéficieront en priorité de cette enveloppe ?

Général de corps d’armée Philippe Susnjara. J’attache une grande importance à l’équilibre entre personnels militaires et civils : notre spectre d’action couvre à la fois les forces et la BITD, donc nous devons maintenir un niveau de personnels militaires suffisant, d’autant que nous accompagnons les forces dans les Opex. Actuellement, nous comptons 63 % de militaires et 37 % de civils : il faut conserver, à un ou deux pourcent près, cette répartition.

Le problème ne tient pas tant à l’attractivité du service, même si la question se pose toujours, qu’à la nature des profils : les personnels militaires qui nous rejoignent sont souvent en deuxième voire en troisième partie de carrière – sous-officiers et officiers comptant une quinzaine d’années de service. Or l’armée souffre d’un creux conjoncturel, qui rend difficile l’occupation de tous les postes. Nous souhaitons donc sélectionner des personnes aux profils légèrement différents, notamment plus jeunes : je discute actuellement avec mes camarades des armées pour prendre ce virage, qui demandera plus de formations mais qui augmentera la durée d’occupation des postes. S’agissant des Opex, nous ne déplorons pas de manque d’agents, même si nous surveillons les taux de tour.

En fonction du budget qui nous sera alloué, nous souhaitons maintenir notre effort sur la base de souveraineté: la version, qui est appelée à remplacer la base actuelle, devrait être livrée et opérationnelle mi 2024 –. Nous souhaitons incrémenter cette base de données avec des outils, des modules et des briques qui l’enrichissent : insérer du prédictif, traiter les signaux faibles, rapatrier toutes nos données dans une seule base, effectuer des recherches dans l’ensemble de nos données sont des éléments essentiels pour nous. Voilà l’effort prioritaire que nous fournissons, ce processus ne pouvant de toute façon pas être suspendu.

Nous souhaitons également améliorer les outils en place dans le cadre du Centre national des habilitations de la défense (CNHD) : nous devons automatiser et industrialiser les enquêtes administratives afin que les agents puissent consacrer toute leur énergie aux dossiers qui réclament de l’intelligence humaine. Pour ce faire, nous allons développer de nouveaux outils, qui ne sont pas forcément très complexes puisqu’il s’agit de mettre en relation les différentes boîtes qui existent déjà. Notre objectif est double : lisser les processus et améliorer notre consultation des réseaux sociaux, en employant peut-être des modules de traduction.

Enfin, nous cherchons à améliorer les conditions de travail de nos agents ainsi que la qualité de la performance, notamment dans l’utilisation d’outils nomades qui doivent nous faire gagner du temps et dans l’élaboration d’un système centralisé qui nous offre une vision plus globale et plus rapide.

Mme Anne Genetet (RE). Je comprends que vous n’avez pas encore d’idée précise de la répartition des 5 milliards et j’imagine que vous aimeriez capter une part importante de l’augmentation de 60 % de l’enveloppe consacrée au renseignement. Vous souhaitez moderniser certains de vos outils, mais cela dépendra, là aussi, des crédits qui vous seront alloués. Connaissez-vous le calendrier de ventilation du budget du renseignement ?

L’article 20 de la LPM garantit la prise en compte des intérêts fondamentaux de la nation : quand un ancien militaire veut rejoindre le secteur privé, comment se prémunir de l’ingérence d’une puissance étrangère ? La rédaction actuelle de l’article 20 vous semble-t-elle suffisante pour vous prémunir de départs d’agents, civils comme militaires, vers les conseils d’administration d’entreprises étrangères ?

Général de corps d’armée Philippe Susnjara. Je ne connais encore ni le cadrage, ni l’arbitrage budgétaire : nous avons identifié des priorités, que nous mettrons en œuvre en fonction de l’arrivée des crédits.

Mme Anne Genetet (RE). Les menaces que vous avez évoquées sont multiples, hybrides et évolutives ; elles requièrent de votre part une grande agilité et réactivité, et j’imagine que, dans ce contexte, vous nourrissez sûrement des ambitions, des objectifs, des exigences, des attentes, des impatiences.

Général de corps d’armée Philippe Susnjara. Bien sûr, mais les menaces étant infinies, nos capacités seront théoriquement toujours insuffisantes. Voilà pourquoi nous devons définir des priorités et optimiser les moyens dont nous disposons. Actuellement, la priorité va clairement à la base de données souveraine. Ensuite, nous voulons développer quelques capacités très particulières dans le domaine du cyber : quel que soit le montant de notre budget, nous avancerons dans ce domaine. Enfin, nous ajusterons dans le temps nos efforts de déploiement d’autres capacités suivant les crédits qui nous seront alloués.

Si l’un de nos agents veut quitter notre service pour occuper un emploi le mettant en contact avec l’étranger, nous souhaitons qu’il fasse une déclaration préalable pour que nous sachions si ce changement présente ou non une menace. Notre contrôle devrait ressembler aux enquêtes d’habilitation : nous évaluerons l’environnement de l’individu et les sujets qu’il aura à traiter pour déterminer l’existence d’un risque d’ingérence. Il y aura des avis complémentaires, l’ensemble permettant au ministre de décider si l’agent peut partir ou non à l’étranger. Nous pourrons prendre des sanctions si les individus ne tiennent pas compte de l’avis. Cette mesure d’entrave n’existait pas précédemment.

M. Pierrick Berteloot (RN). La récente acquisition de l’entreprise Exxelia par le groupe américain Heico est la dernière cession en date de l’un de nos champions industriels. Cette entreprise fournit des composants électroniques aux nouveaux sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) Barracuda, aux Rafale, aux lanceurs Ariane 5 et 6 et à l’Airbus A320neo. La PME française Segault est également en passe d’être rachetée par le groupe texan Flowserve, alors qu’elle possède une expertise mondiale dans les systèmes de robinetterie et de chaufferie nucléaire ; elle équipe les centrales nucléaires françaises, le porte-avions Charles-de-Gaulle et son successeur, les SNA et les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) ; elle fournit aussi les systèmes de sûreté des missiles nucléaires M51. Il n’est donc pas abusif d’affirmer que cette entreprise est stratégique pour notre armée : sa vente soulève de très nombreuses craintes légitimes et révèle l’atteinte à nos intérêts économiques et stratégiques, laquelle ne semble pas devoir s’arrêter pour le moment.

La protection de ces intérêts est pourtant une préoccupation de l’État : la défense et la promotion de l’économie française figurent en bonne place dans la stratégie nationale du renseignement, dans laquelle on lit que « Le premier objectif de notre politique de sécurité économique est de détecter et de neutraliser le plus en amont possible toute menace sérieuse, potentielle ou avérée, systématique ou ponctuelle, susceptible d’affecter les intérêts économiques, industriels et scientifiques » de la nation. La DRSD participe activement à prévenir la fuite de nos savoir-faire et à entraver l’ingérence de certains acteurs étrangers ; or toutes ces cessions d’entreprises françaises à des sociétés américaines créent un sérieux risque d’atteinte à notre souveraineté et à nos informations hautement sensibles.

La DRSD étant chargée de la protection des sites industriels sensibles de défense comme de la prévention des fuites, comment s’organise-t-elle face aux intrusions d’alliés certes importants, mais qui n’hésitent pas à nous espionner et à accroître leur contrôle sur nos industries de défense ?

Général de corps d’armée Philippe Susnjara. Il s’agit effectivement du cœur de notre métier dans le domaine de la contre-ingérence économique. Plusieurs bureaux à la direction centrale veillent à la sécurité économique ; les postes locaux sont en relation avec les industries de leur ressort. Les 4 000 entreprises de la BITD voient au moins une ou plusieurs fois par an, selon leur degré de sensibilité, nos agents. Notre mission est de garantir la protection physique et cyber de l’entreprise en nous assurant qu’il n’y ait pas d’intrusion et de recueillir des informations sur de possibles cessions. Comme la DGSI, nous faisons remonter ces informations pour présenter les menaces qui peuvent peser sur une société du fait de prises d’intérêts ; nous n’avons pas la connaissance fine de la sensibilité de certaines compétences, si bien que nous travaillons avec la DGA ; la situation de l’entreprise que vous avez évoquée est évidemment connue, mais la DGA sait s’il existe ou non des alternatives et si la conservation d’un composant est vitale pour notre autonomie stratégique. Le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) conduit un travail interministériel, notamment avec le service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (Sisse) du ministère chargé de l’économie. Dans ce cadre, nous nous interrogeons sur l’existence d’une menace réelle et sur les mesures à prendre, mais la DRSD n’a pas de levier sur ces dernières.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Mon collègue a été un peu pudique en ne vous demandant pas quelle était l’appréciation de votre service sur la possible cession de Segault. Je mets les pieds dans le plat : que pense la DRSD de cette vente ?

La DGSI signale depuis quelque temps l’extrême droite comme l’une des principales menaces contre la sécurité intérieure. Qu’en est-il du point de vue de la DRSD ?

La contre-ingérence économique couvre aussi la préservation du patrimoine intellectuel du pays : quels sont les moyens et la présence de votre service dans l’enseignement supérieur ?

Dans la fuite de documents confidentiels du gouvernement américain dans le New York Times, la France n’apparaît pas comme une cible de l’espionnage des États-Unis – ce fait étant de notoriété publique depuis bien longtemps –, mais j’aimerais connaître votre appréciation de cet événement. L’entourage du ministre des armées a contesté les faits avancés dans les documents : considérez-vous ces fuites comme une manipulation ?

Le directeur général de la sécurité extérieure (DGSE) nous a dit que le budget de son service allait approcher les 5 milliards, ce qui ne laisse pas grand-chose aux autres. Qu’en est-il du vôtre ?

M. le président Thomas Gassilloud. La LPM prévoit un effort budgétaire de 5 milliards, et la DGSE recevra un budget de l’ordre de 5 milliards sur l’ensemble de la période couverte par la LPM, mais heureusement que la DGSE ne consommera pas l’intégralité de l’effort consenti dans la LPM. Le DGSE laissait sous-entendre qu’il estimait à due proportion la répartition de ces 5 milliards d’euros, mais je suppose que les autres services, dont la DRSD, diront qu’ils ont besoin d’un rattrapage en termes de crédits. Il ne faut pas confondre le budget annuel et le budget sur l’ensemble de la période de la LPM.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Le plus simple serait que vous exprimiez clairement votre besoin puisque les arbitrages n’ayant pas encore été rendus, les parlementaires ont la possibilité de conclure les discussions qui se tiennent au sein de l’exécutif.

Général de corps d’armée Philippe Susnjara. Nous avons évalué la sensibilité de la cession de l’entreprise Segault, sous l’angle de la menace éventuelle pesant sur certains des programmes que nous déployons avec la BITD. Je ne suis pas en mesure de dire s’il y a un danger majeur, mais j’ai défendu l’idée qu’il y avait un problème et qu’il était important de se saisir du sujet ; celui-ci est bien pris en compte, mais ce sont les gens spécialisés dans le domaine des armements qui peuvent répondre à la question de l’acceptabilité du risque. Dans ce processus, je n’évalue qu’une partie du risque.

Nous travaillons avec la DGSI pour améliorer la protection des laboratoires et des instituts de recherche scientifiques : nous nous répartissons les laboratoires, certains n’étant suivis que par la DRSD, d’autres relevant de la surveillance de notre direction et de la DGSI. L’action prioritaire est la sensibilisation : c’est une démarche essentielle car le monde de la recherche et la protection sont antinomiques, puisque la recherche suppose l’ouverture vers l’extérieur, l’échange et la publication quand la protection pousse à la fermeture et au mutisme. Nous ne sommes pas là pour empêcher les publications, mais nous sensibilisons les acteurs de la recherche à l’identification de la menace et de nos vulnérabilités ; ensuite, il convient de déterminer où l’on place le curseur entre ouverture et fermeture. Ces trois dernières années, les personnes travaillant dans les laboratoires de recherche ont modifié leur appréhension du sujet car, il y a encore quelque temps, elles ne voulaient pas entendre parler de protection ; certains épisodes malheureux ont joué un rôle dans cette prise de conscience.

D’une manière générale, nous suivons l’ensemble de la radicalisation, qui se développe malheureusement dans la société actuelle. Nous avons connu des radicalisations islamistes extrêmement rapides à cause des réseaux sociaux, et nous retrouvons actuellement ce processus pour l’ensemble des groupes radicaux, qui s’autoalimentent et développent un caractère quelque peu sectaire. Nous suivons la présence de l’ultradroite au sein des armées, mais il n’y a pas de sujet particulier ; nous prenons les mesures d’entrave, en lien avec le commandement, lorsqu’elles sont nécessaires – nous agissons de la même façon avec l’islam radical. Pour l’ultragauche, la situation est opposée puisque nous avons plutôt affaire à des gens qui pourraient viser la BITD ou les institutions de l’extérieur : là, nous travaillons de manière coordonnée avec les autres acteurs du renseignement.

J’ai des équipes qui suivent les fuites du New York Times, mais il est très difficile de se prononcer actuellement car on décèle certaines manipulations : il y a ainsi des documents-miroirs, certains donnant, par exemple, des chiffres de pertes favorables aux Ukrainiens, d’autres aux Russes. La diffusion de ces documents est parfois une simple photographie, donc il faut vérifier leur véracité : existent-ils réellement ? Certains d’entre eux sont des appréciations du partenaire américain. Nous suivons ce dossier, mais l’affaire est un peu récente pour que nous puissions nous positionner, sachant que, comme tout service de renseignement, nous sommes un peu paranoïaques et nous tentons de voir toutes les faces d’une information.

Avec la LPM actuelle, nous sommes arrivés à un plateau budgétaire, hors infrastructures, de 20 millions d’euros, donc nous sommes assez modestes. Une progression est prévue, et nous aimerions atteindre environ 30 millions d’euros en plateau à la fin de la prochaine LPM. Ces ordres de grandeur diffèrent profondément de ceux de la DGSE, mais cela a toujours été le cas et je n’en veux pas du tout au DGSE. Nous sommes un petit service.

M. le président Thomas Gassilloud. Hors infrastructures, votre budget représente environ 10 % de celui de la DGSE, n’est-ce pas ?

Général de corps d’armée Philippe Susnjara. Oui, à peu près.

Mme Delphine Lingemann (Dem). Au nom du groupe Démocrate, je vous remercie pour vos explications sur les enjeux auxquels fait face la DRSD. L’une de vos missions est de mener des opérations de contre-ingérence dans la sphère de la défense avec pour objectif de protéger nos forces armées, la BITD et le cyberespace. Votre activité est donc très liée à la guerre d’influence. Lors de la présentation de la RNS en novembre dernier, le Président de la République a érigé l’influence en sixième fonction stratégique des armées françaises. C’est la preuve que le domaine informationnel est devenu un champ de bataille, qui fait désormais partie des nouveaux espaces de conflictualité que nos armées doivent maîtriser d’ici à 2030.

Alors que votre rôle est de déceler et d’entraver toute menace externe susceptible de porter atteinte à l’institution militaire, à une entreprise de la BITD ou à un laboratoire de recherche, quelle stratégie la DRSD compte-t-elle déployer, dans la période de la LPM, dans le domaine de la guerre d’influence ?

Lors d’une audition de la commission d’enquête sur les ingérences de puissances étrangères, le directeur du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) a expliqué le fonctionnement de son service. Coopérez-vous avec lui dans le cadre de votre mission de contre-ingérence cyber ?

L’intelligence artificielle se trouve au cœur des enjeux de cybersécurité, secteur qu’elle est sur le point de révolutionner compte tenu de sa capacité à analyser des masses considérables de données. Pouvez-vous nous donner des précisions sur l’intégration de l’intelligence artificielle au sein de la DRSD ?

Général de corps d’armée Philippe Susnjara. Nous investissons déjà le champ informationnel ; comme dans le domaine cyber, nous partageons la tâche avec le Comcyber : celui-ci s’occupe du ministère des armées et nous nous focalisons sur la BITD. Service de renseignement, nous nous inscrivons dans la contre-ingérence informationnelle pour voir dans quelle mesure certains acteurs peuvent attaquer la réputation d’une entreprise et divulguer de fausses informations, par exemple pour l’empêcher d’obtenir un marché. Une petite cellule suit ces dossiers, notre objectif étant, dans l’année qui vient, de nous brancher sur ceux, dans la sphère institutionnelle ou industrielle, qui mènent déjà des actions très intéressantes ; les grands groupes font déjà de la veille informationnelle, mais pas forcément dans leur chaîne logistique. Comme pour le cyber, il peut y avoir des attaques contre les petites entreprises, qui sont des maillons de cette chaîne, pour contourner la protection que déploient les grandes sociétés. Nous essayons d’effectuer une veille générale tout en nous focalisant sur quelques thématiques, par exemple celle des marchés d’exportation vitaux pour certaines entreprises. Ensuite, il faut être capable de faire remonter l’information vers les acteurs qui peuvent agir.

Quand j’ai pris mon poste, j’ai créé une cellule de prospective et d’anticipation : nous utilisons déjà l’intelligence artificielle dans nos propres outils, mais nous devons nous demander ce que cette révolution nous apportera. Nous menons des réflexions sur le métavers : quelles sont ses implications pour nous ? Que signifie le fait de pouvoir vivre dans un monde parallèle ? Nos agents devront-ils disposer d’avatars pour agir dans ce champ ? Devons-nous être officiellement présents dans le métavers ? Doit-il y avoir une DRSD officielle dans le métavers ? Nous sommes encore dans le domaine de la science-fiction car les définitions sont complexes. Il nous faut mener des études prospectives dans ce domaine. Nous suivons ces sujets. La priorité à mes yeux est d’utiliser tous les outils pour tirer le maximum de nos bases de données et de suivre en parallèle les évolutions technologiques pour ne pas être distancés, le problème étant leur coût élevé. Les voitures électriques de type Tesla, qui communiquent et filment en permanence leur position, diffèrent fortement des véhicules classiques : il en va de même dans tous les domaines de la vie.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Je vous remercie pour votre présentation reliée au triptyque « connaissance, compréhension, anticipation » de la RNS. La fonction de contre-ingérence de la DRSD est amenée à se renforcer ; cette logique paraît cohérente à la lumière de la dégradation du contexte stratégique général et de l’intensification des compétitions sectorielles. Vous avez évoqué les crédits alloués au renseignement, plus particulièrement ceux destinés à votre direction. Vous avez également défini certaines priorités de renforcement, notamment dans le domaine du cyber. Pouvez-vous nous préciser vos autres priorités de renforcement, même si vous avez déjà eu l’occasion de citer quelques secteurs dans lesquels vous êtes en pointe ?

Quel sera le rôle de la direction dans le contrôle des trajectoires des anciens militaires ? Quels sont, compte tenu de l’expérience de la DRSD, les enjeux de ce contrôle nouveau ?

Général de corps d’armée Philippe Susnjara. Nous exerçons déjà un contrôle sur la trajectoire des anciens militaires, mais l’article 20 de la LPM nous fournira un moyen d’action supplémentaire avec l’outil d’entrave. En outre, les anciens militaires devront faire une déclaration s’ils veulent travailler pour des entreprises ou au profit d’États étrangers. Nous devons en revanche nous montrer flexibles sur le type d’emplois que l’on qualifie de sensibles, cette catégorie pouvant évoluer rapidement et varier selon les pays. Tout le monde parle des pilotes de chasse, qui pourraient divulguer des savoir-faire, ces révélations pouvant avoir des implications en cas de confrontation. On peut imaginer d’autres emplois sensibles dans les armées, par exemple ceux liés à la dissuasion où l’on acquiert des connaissances techniques et des savoir-faire éventuellement transférables : là aussi, notre attention peut différer en fonction des États : tout intéresse la Chine, mais d’autres États ne peuvent être motivés que par certains aspects répondant à un besoin spécifique de montée en puissance. Nous devons nous adapter à l’évolution des centres d’intérêt de nos compétiteurs. Le mécanisme de l’article 20 sera en tout cas très utile.

En interne, je souhaite accomplir un effort énorme sur les ressources humaines. Mes prédécesseurs ont lancé plusieurs grands projets que je veux poursuivre pour les mener à leur terme, parfois en les améliorant. Nous devons prolonger la dynamique de transformation de la direction lancée ces dernières années. Nous tenons également à développer des outils permettant à nos agents d’apporter une plus-value supplémentaire et d’être davantage formés. À ce titre, je souhaite mettre en avant un centre de formation, qui sera assez modeste mais qui améliorera nos échanges avec nos partenaires du premier cercle – je souscris ainsi complètement aux recommandations de la CNRLT – et qui valorisera nos formations pour mieux les inscrire, notamment par des certifications, dans des parcours de carrière. L’objectif est de fournir des formations répondant au juste besoin tout au long de la carrière, là aussi pour suivre les adaptations des fonctions.

De mon point de vue, il n’est plus possible de séparer la protection physique de la protection cyber : les deux sont liées. Historiquement, la DRSD s’est plutôt concentrée sur la protection physique, puis elle est venue au cyber, alors que les jeunes entreprises viennent à s’intéresser à la protection physique par le cyber : après avoir mis un antivirus, elles s’aperçoivent de l’utilité de mettre un verrou sur la porte du bureau, alors que notre direction a accompli le chemin inverse. Les deux protections sont liées, donc les inspecteurs de la DRSD sur le terrain doivent, sans être des experts, maîtriser un minimum de connaissances cyber ; ce bagage minimal doit leur permettre de s’adresser à des experts en cas de doute ou de problème pour obtenir le bon conseil ou la bonne information : nous sommes en train de concrétiser cette exigence, notamment dans le cadre du centre d’alerte et de réaction aux attaques informatiques – Cert pour Computer Emergency Response Team – ; nous travaillons également à maîtriser l’extraterritorialité des lois et des normes, car sans être infaillibles dans tous les domaines, nos agents doivent avoir des connaissances de base leur permettant d’identifier un problème et de se retourner vers les experts de la question.

M. Jean-Charles Larsonneur (HOR). Je vous remercie beaucoup de votre éclairage sur ce projet de LPM, auquel je suis particulièrement attentif en tant que rapporteur du programme 144 Environnement et prospective de la politique de défense de la loi de finances.

Je ne peux que soutenir vos priorités – formation, Cert, cyber, y compris dans les milieux virtuels. Les bâtiments et les infrastructures sont, plus que d’autres domaines, sensibles à l’inflation : est-ce une préoccupation pour vous ?

L’actualité est marquée par les fuites de documents du Pentagone, qui pourraient constituer une hypothèse de travail pour la DRSD. Comme vous l’avez dit, il faut se montrer très prudent car les rares détails sur la source présumée, « OG », peignent le tableau d’une extrême droite américaine, qui demeure, comme en France, la principale menace en matière de radicalisation et de terrorisme endémique. Comment la DRSD se prépare-t-elle à gérer d’éventuelles fuites de ce genre en France ?

Général de corps d’armée Philippe Susnjara. Nous sommes attentifs à l’inflation mais nous sommes assez confiants car la majorité des engagements ont été réalisés et il ne nous reste qu’une petite part cette année, peu élevée par rapport au coût global du fort de Vanves. Les autres projets de la direction sont financés, et nous avons des assurances pour deux des trois chantiers en province. Le vrai sujet est qu’au-delà du nouveau bâtiment, essentiel pour nous, nous devons mener une réorganisation spatiale car certains bâtiments du fort sont assez anciens ; nous verrons, au cours de la LPM, si nous pouvons faire évoluer cette infrastructure, mais il est trop tôt pour se prononcer. Je vois ce que je voudrais, mais nous ferons avec les moyens mis à notre disposition.

Les fuites se trouvent au cœur du métier de contre-ingérence, dans son volet centré sur les compromissions. Nos actions dans ce domaine sont multiples. Tout d’abord, il y a les habilitations : qui a accès à nos informations ? Il faut s’assurer que seules les personnes habilitées ont accès à des informations sensibles ; les personnes qui n’ont pas besoin de les connaître ou qui ne sont pas fiables ne doivent pas y avoir accès. Ensuite, nous déployons une protection physique et cyber conforme à la réglementation des données : sont-elles bien enregistrées ? Sont-elles bien stockées ? Leur circulation est-elle bien encadrée ? Les inspecteurs et le centre d’expertise effectuent tous ces contrôles. Dans ce domaine, encore moins que dans les autres, le risque zéro n’existe pas ; quelqu’un de bonne volonté qui se fait voler son ordinateur portable après avoir oublié de chiffrer son disque dur peut nous exposer à des fuites – c’est comme si quelqu’un mettait des barreaux aux fenêtres mais ne fermait pas sa porte. Le risque principal de fuites ne tient pas à la malveillance mais à l’erreur humaine. Porter une grande attention à ce risque est notre lot quotidien ; pour le déjouer, il faut beaucoup de sensibilisation, de conseil et, de temps en temps, quelques remontrances.

M. Christophe Blanchet (Dem). Vous pouvez enquêter sur les réservistes RO1 et RO2, mais comment ferez-vous avec le doublement de cette population que prévoit la LPM ? Quel regard portez-vous sur la réserve citoyenne, qui doit augmenter dans de nombreux ministères et dans la cyberdéfense ? Effectuerez-vous les mêmes investigations pour ces réservistes citoyens, qui n’auront pas les mêmes compétences mais qui aspireront à pleinement s’engager en faveur des armées ?

Lors de la mission d’information sur les réserves que nous avons menée il y a deux ans avec mon ancien collègue Jean-François Parigi, nous avions été surpris qu’aucune disposition légale n’oblige un militaire, donc un réserviste, à informer sa hiérarchie en cas de condamnation pénale. Certes, vous enquêtez au moment de l’entrée d’une personne dans l’armée, mais une fois entré, le militaire ou le réserviste n’est soumis à aucune obligation de déclaration. Travaillez-vous sur ce thème ? Nous avons des retours sur des personnes condamnées qui prospectaient sur des éléments qui avaient entraîné leur condamnation – je pourrais vous fournir des exemples concrets en aparté. Que faire contre les possibles ingérences nées de captures d’écran ou de vidéos compromettantes de personnes, qui n’ont pas commis de délit mais qui ont honte de ces images et qui subissent un chantage ?

Général de corps d’armée Philippe Susnjara. Le doublement des effectifs de la réserve opérationnelle constitue en effet un vrai défi. Nous devrons améliorer le processus d’habilitation, notamment en automatisant certaines étapes. Pour la réserve citoyenne, il n’y a pas de saisine systématique, on nous demande de temps en temps ce que l’on pense d’un individu. Nous sommes devant un vrai défi avec le doublement des réserves opérationnelles, mais nous le relèverons ; il faut dire aussi que la profondeur de l’enquête dépend évidemment du poste auquel est affecté le réserviste.

Nous consultons les fichiers du ministère de l’intérieur, mais la déclaration de condamnation n’est en effet pas systématique pour les personnes déjà dans les cadres – une obligation de déclaration n’offrirait néanmoins pas de garantie totale. Nous avons de bons contacts, à l’échelle locale, avec les commissariats et les gendarmeries : les informations remontent souvent, et nous vérifions ce qu’il en est. Pour les personnes habilitées, nous allons rarement au bout du délai de renouvellement de cinq ou sept ans, en fonction du degré très secret ou secret, parce que l’habilitation est liée à la fonction et non à la personne en France – j’ai changé trois fois de poste en cinq ans, j’ai donc fait trois demandes d’habilitation. Nous vérifions donc assez régulièrement les casiers judiciaires des agents.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous vous remercions de nous avoir éclairés sur la DRSD et nous vous souhaitons bon courage pour la suite de vos missions et pour les quelques centaines de milliers de demandes que vous avez à traiter chaque année.