« L’artillerie à l’aune du nouveau contexte stratégique » : examen du rapport d’information (Assemblée nationale, 30 avril 2025)

« L’artillerie à l’aune du nouveau contexte stratégique » : examen du rapport d’information (Assemblée nationale, 30 avril 2025)

Par ailleurs, l’artillerie est confrontée au défi de l’allongement du champ de bataille aéroterrestre. La guerre en Ukraine nous rappelle la nécessité de tirer toujours plus loin de la ligne de contact, dans le but de désorganiser l’ennemi dans sa profondeur tactique, voire opérative. Les commissaires déjà présents lors de la précédente législature se souviennent très certainement des débats animés qui ont été les nôtres lors de l’examen de la loi de programmation militaire (LPM) quant au successeur du lance-roquettes unitaire (LRU). Je rappelle qu’un amendement d’origine parlementaire a été inscrit dans le rapport annexé de cette LPM, afin de privilégier une solution souveraine pour remplacer le LRU dans les meilleurs délais.

Alors que nous avons tous en tête l’échéance de 2027, date prévisionnelle de l’obsolescence de ce LRU, votre rapport arrive à point nommé pour nourrir le débat en cours. Il fournira certainement un grand nombre de solutions et de recommandations.

M. Matthieu Bloch, rapporteur de la mission d’information. Quel rôle pour l’artillerie à l’aune du nouveau contexte stratégique ? La question est ambitieuse et la guerre qui sévit depuis le 24 février 2022 aux portes de l’Europe nous fournit de nombreux éléments de réponse. Il ne s’agit pas d’un sujet modeste : pour beaucoup, l’artillerie constitue la « reine des batailles ». Sa remontée en puissance est nécessaire, mais complexe, les frontières de l’artillerie étant en profonde mutation sous l’effet des nombreuses innovations du champ de bataille aéroterrestre.

Le 24 février 2022, l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie a remis l’artillerie au centre de l’ordre de bataille militaire européen. Si 75 % des pertes des deux guerres mondiales furent causées par l’artillerie, cette « vieille » arme est également à l’origine de près de 70 % des destructions dans la première phase de la guerre en Ukraine. Cette vieille arme est en réalité résolument moderne et en constante évolution. Arme d’appui visant la conquête de la supériorité des feux, l’artillerie façonne l’ennemi en le harcelant et le désorganisant. Arme réseaux-centrée, l’artillerie est trop souvent réduite aux seuls obus et canons qui n’en constituent que le « bras » émergé.

Cette arme que d’aucuns qualifient de « savante » ne pourrait en effet fonctionner sans les systèmes de détection, d’acquisition et de commandement qui l’inscrivent au cœur d’une boucle de « renseignement-feux » dont le raccourcissement constitue un défi de tous les instants. Au sein de l’artillerie, il est possible de distinguer l’artillerie sol-sol de l’artillerie sol-air, qui est une composante essentielle de la défense sol-air. Au cours de nos travaux, nous avons choisi de nous concentrer principalement sur l’artillerie sol-sol, la remontée en puissance de l’artillerie sol-air ayant déjà fait l’objet d’un précédent rapport très exhaustif dont mon co-rapporteur Jean-Louis Thiériot était le co-rapporteur aux côtés de notre collègue Natalia Pouzyreff.

Les objectifs de l’artillerie sont pluriels : permettre la manœuvre aéroterrestre en facilitant la protection et la liberté d’action des forces de mêlée (infanterie et cavalerie), détruire des cibles à haute valeur ajoutée grâce à des frappes à longue portée, créer une « zone interdite » via des tirs massifs de barrage, neutraliser et supprimer les dispositifs ennemis ou encore réaliser des tirs de contre-batterie consistant à frapper des positions d’artillerie repérées à la suite de tirs ennemis.

On parle souvent de feux indirects pour désigner l’artillerie, dès lors que la trajectoire est située au-delà de l’horizon visuel du servant. Les feux indirects représentent la capacité de frappes dans la profondeur jusqu’à 300 kilomètres au sens de l’Otan. Concernant la notion de profondeur terrestre, il est d’usage d’estimer à environ 60 kilomètres la profondeur d’une brigade ; entre 60 et 150 kilomètres celle d’une division et entre 150 et 300 kilomètres celle d’un corps d’armée. Outre la notion d’agression, le renseignement et l’acquisition d’objectifs représentent également deux missions essentielles de l’artillerie.

Par ailleurs, les effets psychologiques de l’artillerie sur l’adversaire sont redoutables. La notion d’effet reste en effet le cœur de toute réflexion sur l’emploi de l’artillerie. La discrimination entre les différentes capacités de feux (mortiers, canons, roquettes) doit s’effectuer en fonction de leur portée et de leurs effets. Or il importe de ne pas restreindre artificiellement l’artillerie aux seuls canons. En effet, l’artillerie renvoie à une trame complète constituée à la fois de capteurs, d’un système de commandement et de contrôle (C2), de vecteurs et enfin d’effecteurs qui sont eux-mêmes pluriels, à l’instar des obus, des roquettes et des drones.

La coordination en temps réel entre capteurs, PC et effecteurs repose nécessairement sur un système C2 efficace. Dans les armées françaises, le système ATLAS représente la clé de voûte de l’efficacité de l’artillerie. Déployé depuis le début des années 2000 et en évolution continue, il permet le commandement des unités de l’artillerie sol-sol (manœuvre, feux, renseignement, logistique, coordination 3D).

Nous avons choisi de produire un rapport sur l’artillerie sol-sol, dans la mesure où ce segment a particulièrement souffert des dividendes de la paix et de la révision générale des politiques publiques (RGPP). Si l’artillerie française a conservé une capacité de frappe canon moderne grâce notamment à l’arrivée du canon Caesar dès 2008, le nombre de régiments d’artillerie sol-sol a fortement diminué, tandis qu’une forte réorganisation a été imposée en interne. Dans le détail, un régiment de lance-roquettes multiples (LRM) et deux régiments d’artillerie canon ont été dissous entre 2009 et 2015. En outre, la brigade artillerie (BART) a été dissoute en 2010. Le nombre de batteries de tir par régiment a également été dissous, si bien que nous sommes passés de facto à un seuil haut de 256 pièces d’artillerie canons à une cible théorique à 109 canons en 2030 et de 48 LRM à une cible théorique de 26 successeurs LRU en 2035.

La diminution très nette du nombre de canons d’artillerie a entraîné une forte dégradation de l’équilibre entre armes d’appui et armes de mêlée au sein des brigades interarmes (BIA). Depuis la fin des années 1990, ce ratio serait passé d’un canon d’artillerie pour cinq chars à un canon d’artillerie pour dix chars. En outre, face à des ennemis asymétriques, les armées occidentales ont privilégié les appuis-feux aériens aux appuis-feux terrestres.

Après l’apparent succès de l’intervention de l’Otan au Kosovo en 1999, la perspective d’un conflit remporté essentiellement par l’arme aérienne a semblé se muer en réalité. La frappe dans la profondeur a été utilisée comme prélude à des opérations terrestres de grande ampleur. Les deux invasions américaines de l’Irak et de l’Afghanistan ont été précédées par une phase d’acquisition de la suprématie aérienne grâce à la destruction des défenses anti-aériennes adverses. En novembre 2001, pour la première fois dans l’histoire récente, les troupes de combat occidentales ont été déployées en Afghanistan en l’absence totale d’artillerie de campagne et comptaient entièrement sur l’arme aérienne pour assurer leur appui.

Cependant, l’artillerie a démontré qu’elle restait pertinente lors des opérations menées contre l’État islamique en Syrie et, surtout, en Irak. Entre 2016 et 2019, le détachement français Wagram, doté de quatre Caesar, camions équipés d’un système d’artillerie de 155 millimètres, a assuré environ 2 500 missions de tirs – soit 18 000 obus tirés –, notamment au cours de la bataille de Mossoul.

Face au manque de persistance et d’autonomie en vol du seul appui aérien rapproché, les troupes de mêlée peuvent rapidement se trouver en difficulté. Le retour d’une manœuvre interarmes capable d’offrir la puissance de feu et la persistance de la frappe de saturation est nécessaire dès lors que l’on se situe dans le haut du spectre de la conflictualité. Or, la capacité à maintenir dans la durée un volume de feu suffisant représente sans aucun doute l’avantage universellement reconnu à l’artillerie, l’appui aérien disposant du volume sans la persistance.

M. Jean-Louis Thiériot rapporteur de la mission d’information. Le retour de la haute intensité dans un contexte d’absence de supériorité aérienne réaffirme le rôle central de l’artillerie en haute intensité. Dans une allocution récente, le chef d’état-major de l’armée de Terre écrivait : « Plus que jamais, “l’artillerie conquiert, l’infanterie occupe”. Cela qui conduit au paradoxe suivant : dans l’environnement très technologique de la guerre en Ukraine, c’est possiblement le volume d’obus disponibles qui fera pencher le cours de la guerre ».

Vieille arme, l’artillerie est redevenue centrale sur le théâtre ukrainien qui se caractérise par un usage massif de l’artillerie dans une optique d’usure et dans un double contexte de stabilisation de la ligne de contact et d’absence de supériorité aérienne. Les auditions que nous avons menées concernant le retour d’expérience (RETEX) artillerie en Ukraine mettent en évidence différents constats.

Premièrement, au-delà des drones, les forces armées ukrainiennes (FAU) cherchent à diversifier les types de systèmes d’acquisition (acoustique, radar, optique, passifs et actifs), dans l’objectif de contrer toute tentative d’intrusion ennemie dans leur dispositif.

Deuxièmement, l’omniprésence des drones dans le conflit ukrainien démultiplie les capacités de destruction et d’observation de l’artillerie. Si les drones jouent un rôle déterminant dans l’acquisition de cibles et le renseignement, ils exercent également un rôle croissant dans la frappe dans la profondeur tactique. Au sein de la chaîne artillerie, les drones et munitions téléopérées (MTO) peuvent être envisagés comme des moyens d’appui feux indirects ou d’acquisition et trouvent donc à présent pleinement leur place dans cette arme. Par ailleurs, l’emploi combiné de MTO avec des drones d’acquisition est devenu une réalité dans le conflit russo-ukrainien. Enfin, nous assistons sur le front ukrainien à une dronisation de la frappe dans la profondeur, les salves russes et ukrainiennes s’étant peu à peu enrichies de munitions programmées de type « One-Way Attacks » (OWA) à l’instar du Shahed-136 iranien de plus de 2 000 kilomètres de portée dans le cas russe. Volant à moins de 200 kilomètres/heure et portant une charge explosive limitée, ces drones sont lancés en masse et permettent de saturer la défense anti-aérienne adverse, augmentant ainsi les chances pour des missiles plus sophistiqués d’atteindre leur cible.

Troisièmement, il faut relever une réduction significative de la boucle « acquisition-feux » et une augmentation significative de la cadence de tirs. Le delta entre la détection et la frappe aurait été divisé par trois depuis le début de la guerre en Ukraine, avec une durée moyenne de quelques minutes.

Quatrièmement, la rapidité de la contre-batterie ennemie nécessite une mise en batterie, des tirs d’efficacité et des sorties de batterie les plus rapides possibles, ce qui suppose une efficacité renforcée de l’artillerie. Une pièce d’artillerie en Ukraine étant aujourd’hui touchée en quelques dizaines de minutes par un tir de contre-batterie, leur grande mobilité constitue un gage de survie.

Cinquièmement, afin d’augmenter la survie des artilleurs, l’art du camouflage, de la déception et du leurrage opèrent leur grand retour tandis que la protection des véhicules est renforcée. Les unités se dispersent, s’enterrent et ne transportent qu’un nombre restreint de munitions à l’instant t, liées aux missions immédiates et ne bougent que pour les missions de feux, à travers des positions de sauvegarde et des positions de tir.

Sixièmement, bien que disposant de matériel occidental de qualité, les FAU subissent un feu nourri de la part des troupes russes qui les oblige à disposer d’une masse d’artillerie conséquente.

Septièmement, afin de tenir dans la durée, disposer d’une profondeur stratégique est essentiel pour la reconstitution des stocks de munitions et d’effecteurs, l’augmentation rapide des capacités de production, d’acheminement et transport. En outre, le contexte de brouillage électromagnétique omniprésent en Ukraine nécessite le recours à des obus et roquettes guidés résilients « GNSS denied », qui peuvent fonctionner sans l’utilisation du GPS ou des réseaux satellitaires. Enfin, le Retex artillerie ukrainien met en évidence la centralité des frappes dans la profondeur terrestre pour atteindre l’ennemi.

Tous ces constats plaident en faveur d’une remontée en puissance majeure sur l’ensemble de la chaîne artillerie sol-sol. Si le retour d’expérience ukrainien éclaire les lois de consommation de matériels et de munitions d’artillerie, et aide à leur mise à jour, il ne peut être appliqué directement pour nos forces, car les tactiques et les conditions éventuelles d’engagement seraient différentes. Toutefois, le concept de « laboratoire » de la guerre de demain a retenu toute notre attention. Il y a en Ukraine, quelque chose de semblable à la guerre d’Espagne. J’ajouterai par ailleurs que notre compétiteur stratégique russe n’a jamais cessé de concevoir l’artillerie comme le « Dieu de la Guerre », selon l’expression de Joseph Staline. L’armée russe est restée artillo-centrée et les unités d’artillerie sont réparties du niveau opératif jusqu’à l’échelon tactique, y compris dans les forces aéroportées et l’infanterie navale. L’artillerie continue aujourd’hui d’attirer en Russie les plus hauts potentiels.

Notre rapport comporte de nombreuses propositions visant à renforcer l’épaisseur logistique de la chaîne artillerie, que nous allons vous présenter de manière synthétique. Sur le plan organisationnel, la montée en puissance de la 19e brigade d’artillerie doit être achevée d’ici à 2030. Dans le cadre de sa transformation en une « armée de terre de combat », l’armée de terre a recréé en 2024 la 19e brigade d’artillerie, qui constitue l’une des trois brigades du Commandement des appuis dans la profondeur et du renseignement (CAPR). Elle se compose des 1er, 54e et 61e régiments d’artillerie. Les retours d’expérience ukrainiens et arméniens/azéris sont centraux dans cette création.

Redonnant à l’armée de Terre une capacité de commandement de ses moyens d’artillerie, cette nouvelle création doit permettre d’apporter une cohérence d’ensemble à la manœuvre des feux au profit d’un corps d’armée ou d’une division. Je rappelle que dans les plans Otan, la France doit être capable d’être nation-cadre au niveau corps d’armée. Cette unité a vocation à mettre en œuvre les différents appuis du niveau du corps d’armée et de la division. Cette montée en puissance est en cours, mais pour le moment la brigade ne dispose ni de compagnies de commandement et de transmissions ni de PC de niveau brigade.

Sur le plan capacitaire, l’ensemble de la trame artillerie doit gagner en épaisseur et en profondeur. Cette remontée en puissance doit d’abord concerner les vecteurs (mortiers, canons, roquettes). Le parc canons de l’armée de Terre est composé d’environ 95 pièces. Il se partage entre 63 Caesar et 32 canons AUF1. Si les Caesar sont largement plébiscités depuis le début de la guerre en Ukraine, les canons AUF1 sont quant à eux des matériels éprouvés. Au total, et conformément à la cible prévue en loi de programmation militaire 2024-2030, l’artillerie française devrait posséder 109 Caesar nouvelle génération d’ici 2030.

Surtout, les exigences de la haute intensité imposent à la France de disposer d’un outil de production industriel capable d’accélérer encore ses cadences de production afin de régénérer rapidement la trame canon en cas d’engagement majeur. En avril 2024, le ministre des armées a annoncé un objectif de production à terme de douze canons Caesar par mois. Nous appelons au respect prochain de cette cible. En outre, nos auditions ont par ailleurs permis de mettre en lumière la très faible disponibilité des champs de tir grande distance nécessaires aux tests des canons Caesar avant leur mise en service. La levée de cette contrainte est indispensable.

Enfin, la densification actuelle de la trame canon doit s’accompagner dès aujourd’hui d’une nécessaire réflexion sur le futur système d’artillerie qui remplacera le système Caesar à horizon 2040. D’après les informations qui nous ont été communiquées, une étude technico‑opérationnelle sera initiée à cet égard en 2025.

M. Matthieu Bloch, rapporteur. J’en viens maintenant au cœur de nos propositions et priorités : redonner au niveau division une capacité de frappe dans la profondeur tactico‑opérative grâce au successeur du LRU. Au cours des années 1990, la France disposait de deux régiments de lance-roquettes multiples. Ces régiments étaient équipés de LRM M270 achetés sur étagère auprès de l’entreprise américaine Lockheed Martin. Afin de se conformer à la convention internationale d’Oslo sur les armes à sous-munitions, treize de ces cinquante-sept LRM M270 furent transformés en LRU. Ils sont entrés en service au sein du 1er régiment d’artillerie en 2014. À la suite de la cession aux forces armées ukrainiennes de quatre LRU, la France ne dispose plus officiellement que de neuf LRU. Sur ce reliquat, trois LRU sont stationnés en Roumanie, dans le cadre de la mission opérationnelle Aigle. Or, les châssis des derniers LRU en service dans les armées françaises seront frappés d’obsolescence en 2027. Un certain nombre de pièces de rechange ainsi que les roquettes utilisées par ces systèmes ne sont plus fabriquées en Europe tandis que la livraison du reliquat de pièces encore disponibles subit fréquemment des retards de plusieurs mois.

Faute d’anticipation de la rupture temporaire de capacité sur ce segment, les armées françaises ne disposent plus aujourd’hui de moyens terrestres de frappes indirectes dans la longue portée au-delà du niveau brigade. En conséquence, les appuis indirects de niveau division et de niveau corps d’armée doivent être renforcés de toute urgence. Disposer de ces capacités permettrait également de soutenir l’ambition française de commander un corps d’armée dont la zone de profondeur s’étend jusqu’à 300 kilomètres au-delà de la ligne de front.

Deux options s’offrent donc aux décideurs politiques afin de redonner au niveau division une capacité de frappes dans la profondeur tactico-opérative durable : l’achat sur étagère d’un successeur étranger au LRU ou le développement d’une solution souveraine devant être rapide et fiable. L’adoption d’un amendement d’origine parlementaire au projet de LPM 2024-2030 a confirmé la préférence de la représentation nationale pour l’option souveraine, le rapport annexé rappelant que « S’agissant des capacités de frappe à longue portée, la recherche d’une solution souveraine sera privilégiée pour remplacer le lance-roquettes unitaire dans les meilleurs délais. » Les mérites du choix d’une solution souveraine sont en effet nombreux et incontestables : liberté d’emploi pour les forces, liberté de décision en ce qui concerne l’exportation du matériel et maîtrise de l’évolution du système grâce à l’autorité de conception.

Le rapport annexé à la LPM 2024-2030 prévoit ainsi un parc d’au moins treize systèmes à la fin de l’année 2030 et de vingt-six systèmes à l’horizon 2035, sans être davantage disert sur la nature et les caractéristiques de la solution retenue. La cible de vingt‑six systèmes en 2035 permettrait d’appuyer une division seulement, alors que l’ambition française de commander un corps d’armée nécessiterait par ailleurs de disposer de deux régiments de LRU.

Le remplacement des LRU se déroule dans le cadre du programme à effet majeur « Frappe longue portée terrestre » (PEM FLP-T) aujourd’hui divisé en deux incréments. Le premier se concentre sur la frappe tactique, c’est-à-dire inférieure à 150 kilomètres. La phase de préparation du programme FLP-T a été lancée en juillet 2023. Elle a pour objectif d’étudier différentes options pour un choix de solution initialement prévu en 2025. Dans ce cadre, des études préliminaires ont été notifiées en novembre 2024 aux deux groupements momentanés d’entreprises concurrents Safran/MBDA et Thales/ArianeGroup dans le cadre d’un « partenariat d’innovation ». Ce dernier porte sur le développement d’une solution souveraine complète (lanceur, solution d’entraînement, paniers, munitions et partie guidage/navigation). Selon les industriels en compétition, la mise en service opérationnelle souhaitée par la direction générale de l’armement (DGA) est fixée à 2030 tandis que les forces armées espèrent une entrée en service à compter de 2029. En audition, la DGA a confirmé à vos rapporteurs que le système développé devrait offrir une portée de tir allant jusqu’à 150 kilomètres, ce qui correspond à la zone de profondeur d’une division.

Par ailleurs – et c’est sans doute la première fois que vous entendrez cette information qui n’est pas encore publique, mais que nous sommes ce matin autorisés à vous communiquer –, nous avons découvert, lors de nos auditions, l’existence d’un troisième projet de solution souveraine, développé par l’entreprise française Turgis & Gaillard hors du cadre du partenariat d’innovation. La solution développée, dénommée « Foudre », inclut le châssis, le panier de roquettes et la conduite de tir. Turgis & Gaillard la présente comme complémentaire et non concurrente du partenariat d’innovation puisque le système développé serait en mesure de tirer les munitions souveraines développées par les deux consortiums nationaux, mais également des munitions étrangères y compris les Guided Pinaka indiennes de 75 kilomètres de portée. L’entreprise espère pouvoir prochainement être autorisée à réaliser un premier tir de démonstration avec des munitions déjà existantes. En cas de succès, la solution souveraine développée par Turgis & Gaillard pourrait vraisemblablement être disponible rapidement et permettrait, selon l’entreprise, d’éviter la rupture temporaire de capacités des LRU en 2027.

Nous appelons à étudier avec le plus grand sérieux les mérites respectifs de ces trois solutions nationales. Le développement d’une solution souveraine constituerait un optimum. Toutefois, nous appelons aussi à considérer d’autres options allant jusqu’à l’achat d’une solution de repli étrangère, dans le cas où le choix d’une solution souveraine ferait courir aux armées françaises le risque d’une trop longue rupture temporaire de capacités ou s’avérerait trop coûteuse. L’achat sur étagère d’un système préexistant pourrait en théorie concerner le M142 Himars américain, le K239 sud-coréen, l’Europuls germano-israélien ou encore le Pinaka indien, solution ayant bénéficié récemment d’un certain écho médiatique. Aujourd’hui, la majorité des alliés européens de la France ont déjà passé commande de solutions étrangères de frappes indirectes dans la profondeur tactico-opérative, ce qui pose notamment la question du time-to-market d’une solution souveraine, dont les perspectives d’export seraient réduites.

Nous estimons que faire le choix de la solution américaine reviendrait probablement à assumer les inconvénients précités d’un achat de matériel étranger sans bénéficier pour autant du principal atout d’un achat sur étagère, c’est-à-dire la disponibilité rapide. En effet, le carnet de commandes de Lockheed Martin concernant les systèmes Himars serait plein jusqu’en 2029-2030. En outre, à l’heure de renforcer l’autonomie stratégique de la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE) face à l’inconstance de plus en plus manifeste du partenaire américain, le choix du Himars qui n’est pas ITAR-free serait géopolitiquement risqué et politiquement incompréhensible.

Nous rappelons par ailleurs qu’il faut distinguer au sein du futur LRU les technologies critiques qui devront être souveraines (la conduite de tir et la munition) et les technologies non critiques qui pourront être étrangères (le châssis et le panier de roquettes). Si pour les raisons précédemment évoquées, un achat sur étagère était favorisé, il importerait alors de conserver une pleine souveraineté d’usage sur l’utilisation de cet armement. Une production de la solution étrangère sous licence sur le sol français devrait à tout prix être privilégiée, à l’instar du choix effectué par la Pologne à la suite de l’achat de lance-roquettes sud-coréens. Les roquettes utilisées seraient souveraines et issues du partenariat d’innovation mentionné plus tôt. La conduite de tir utilisée impliquerait nécessairement ATLAS et résulterait également des trois solutions souveraines précédemment mentionnées.

Dans le dilemme existant entre achat sur étagère et développement d’une solution souveraine, le facteur budgétaire demeure un élément discriminant, alors que la France est engagée dans un indispensable, mais coûteux effort de réarmement qui imposera aux finances publiques du pays des renoncements difficiles. Nous regrettons de n’avoir pas réussi à obtenir une estimation précise du coût des systèmes développés par les deux consortiums ainsi que celui des principales solutions étrangères au cours de leurs travaux. Nous appelons donc à n’exclure aucune option en gardant à l’esprit les besoins opérationnels urgents de nos forces et la maîtrise de nos finances publiques.

M. Jean-Louis Thiériot, rapporteur. Nous appelons également à densifier la capacité MTO au sein des armées françaises, différentes initiatives étant en cours en ce sens. Nous rappelons que les RETEX Ukraine ou Moyen-Orient rappellent chaque jour le caractère « consommable » des MTO ou encore des drones OWA. Il convient donc de rechercher un ratio coût/technologie admissible au vu de la masse nécessaire de MTO. En outre, ces MTO se caractérisent par l’obsolescence rapide des technologies utilisées. Autant que le stock, la capacité industrielle à concevoir de nouveaux systèmes et à alimenter le flux sera essentielle pour répondre aux besoins opérationnels des forces.

La plupart des drones aujourd’hui utilisés sur le champ de bataille ukrainien n’existaient pas encore en 2022. À tout le moins, les applications logicielles ont été modifiées. Nous n’appelons donc pas à stocker un nombre considérable de drones qui, dans six mois, dans un an, dans deux ans, seront obsolescents. En revanche, il faut que les usines puissent produire, quitte à utiliser des usines civiles dont on aurait anticipé la conversion, pour pouvoir produire en masse.

Nous en venons à présent à un autre point essentiel de ce rapport : la remontée en puissance des stocks de munitions d’artillerie. Après l’atteinte d’un point bas en raison des cessions aux forces armées ukrainiennes, nos stocks sont remontés très significativement en puissance. Cette remontée doit être prioritaire, car la carence en munitions ne permet plus d’exploiter au mieux ni d’approfondir la maîtrise des savoir-faire des artilleurs. Aujourd’hui, le nombre de munitions distribuées annuellement aux unités, en incluant les munitions des actions de formation de l’école d’artillerie, est significativement inférieur au besoin minimal. En ce qui concerne les LRU, l’armée de Terre ne disposant plus de roquettes d’entraînement à portée réduite, les artilleurs du 1er régiment d’artillerie effectuent une campagne de tir par an en France sur l’île du Levant avec des munitions de guerre, plus coûteuses que les munitions d’entraînement.

De plus, à la différence des MTO dotés de stocks importants, ou à la différence des munitions complexes marquées par une date de péremption assez limitée, les munitions d’artillerie classique peuvent être conservées très longtemps.

M. Matthieu Bloch, rapporteur. Assurer la production et la disponibilité des munitions d’artillerie représente un enjeu de premier ordre, qui nécessite une capacité de production de masse, que les besoins souverains seuls ne peuvent entretenir. En haute intensité, la consommation connaît des pics et nécessite donc des stocks accrus d’obus, tout en étant en mesure de compter sur une industrie capable de les recompléter en quelques mois. Aujourd’hui, la durée moyenne de recomplètement des stocks d’obus en Europe reste proche de deux ans.

Il est primordial que les industriels français augmentent de manière rapide et significative leurs capacités de production des obus, des charges propulsives modulaires ainsi que des fusées au-delà des augmentations de cadences déjà consenties. L’objectif de KNDS est de passer à 60 000 obus par an en 2025, puis à 100 000 obus par an d’ici 2027. Nous rappelons qu’une production de 60 000 obus annuels représente actuellement la quantité d’obus consommés par les FAU en quelques jours sur le front. Nous rappelons également que l’industriel allemand Rheinmetall s’est engagé à produire sur l’ensemble de ses sites européens jusqu’à 700 000 obus d’artillerie par an en 2025, contre environ 500 000 en 2024 et 70 000 avant le déclenchement du conflit ukrainien. Les besoins de consommation annuelle de l’armée française en temps de paix ne couvriront qu’une petite part d’une capacité de production annuelle de KNDS à 100 000 obus par an. Nous appelons donc KNDS à prendre son risque et renforcer sa stratégie export ainsi que la compétitivité-prix de ses obus, afin d’élargir la taille de son marché.

Les forces armées ukrainiennes expriment des besoins très significatifs à son égard et souhaiteront probablement constituer des stocks stratégiques très importants, dans l’hypothèse de survenue d’un cessez-le-feu à moyenne échéance. En juin 2024, une première lettre d’intention a été signée entre KNDS et KZVV, l’entreprise ukrainienne fabriquant les canons Bohdana ainsi que des munitions d’artillerie de 155, concernant la co-production en Ukraine d’obus de 155 millimètres. D’après les informations relevées en Ukraine, et malgré la volonté exprimée au niveau politique par chacune des parties, la mise en œuvre à date de ce mémorandum n’a pas débuté. Les discussions entre industriels achoppent en effet sur le prix des licences exigé par KNDS pour l’établissement d’une joint-venture en Ukraine. Nous le déplorons.

Par ailleurs, concernant la nature des munitions d’artillerie françaises stockées pour les besoins opérationnels des armées françaises, nous appelons à la recherche d’une répartition optimale dans la nature des munitions d’artillerie détenues par les armées françaises. Une part significativement prépondérante d’obus classiques de saturation devrait ainsi être complétée par une part non négligeable de munitions à atténuation de dispersion, ainsi qu’une petite part de munitions de précision métrique et de munitions anti-char, le reliquat pouvant se répartir entre effets d’éclairement, d’aveuglement et de semonce. Ces éléments corroborent par ailleurs les besoins aujourd’hui exprimés sur le terrain par les FAU. Indispensable au bon fonctionnement de la chaîne artillerie dans son ensemble, le segment des systèmes de détection et d’acquisition doit également gagner en épaisseur.

Par ailleurs, nous alertons dans le rapport sur la nécessaire épaisseur logistique de la chaîne d’artillerie. Une artillerie « bonne de guerre » devra compter sur une flotte accrue de camions logistiques afin de réapprovisionner rapidement les unités en pièces d’artillerie soumises à une usure accélérée en haute intensité. Il convient donc de réacquérir rapidement les métriques correspondantes.

M. Jean-Louis Thiériot, rapporteur. Enfin, une artillerie « bonne de guerre » pourrait éventuellement s’enrichir d’armes à sous-munitions à l’issue d’une étude approfondie sur la dangerosité de ces nouvelles générations d’armes. Ces armes qui étaient notamment tirées par les lance-roquettes multiples MLRS acquis par la France ont été interdites à la suite de la signature de la convention d’Oslo interdisant les armes à sous-munitions. S’ouvrant en l’air, elles dispersaient de multiples sous-munitions ou bombes sur une large zone sans distinguer entre les cibles. Aujourd’hui, elles sont très largement utilisées en Ukraine, puisque ni l’Ukraine ni la Russie n’étaient signataires de ladite convention, au même titre que certains pays fournisseurs, notamment les États-Unis.

Ces armes sont utilisées dans un objectif d’interdiction et de saturation de zone par les FAU : d’après les éléments qui me sont parvenus en Ukraine, il suffirait de tirer huit à dix armes à sous-munitions pour sécuriser un secteur d’un demi-hectare. Ces armes sont ainsi très efficaces pour neutraliser l’infanterie adverse et détruire les véhicules ennemis, y compris les véhicules avec blindage léger. Les interlocuteurs ukrainiens nous ont confié que « la ligne de front aurait peut-être eu une autre configuration si nous avions eu plus tôt des armes à sous-munitions. » Interrogés au sujet de la part des sous-munitions tirées qui n’explosaient pas immédiatement après le tir, les interlocuteurs ukrainiens ont répondu qu’environ 2 % des sous-munitions étaient concernées, un chiffre concordant avec le taux d’échec moyen évoqué par le Pentagone au moment de la cession des armes à sous-munitions à l’Ukraine.

Directement confrontés à la menace russe, la Pologne et les trois Pays baltes ont récemment choisi de se retirer de la Convention d’Oslo afin de pouvoir disposer d’un arsenal conventionnel le plus large possible en cas d’incursion russe sur leur territoire.

À l’aune de ces éléments, nous estimons qu’il ne faut pas s’interdire d’ouvrir une réflexion sur la réutilisation possible par les armées françaises d’armes à sous-munitions. Nous demandons donc la réalisation d’une étude technique documentant l’efficacité militaire et la dangerosité pour les populations civiles des nouvelles générations d’armes à sous‑munitions, avec notamment une étude approfondie du taux de sous-munitions qui n’explosent pas et qui constituent la principale dangerosité. À l’issue de cette étude et selon ses résultats, une réflexion éthique pourra être ouverte sur l’opportunité d’un éventuel retrait de la France de la convention d’Oslo. Pour éviter toute ambiguïté, je précise que j’évoque ici la convention d’Oslo et non la convention d’Ottawa, laquelle concerne les mines antipersonnel.

Enfin, le nouveau contexte stratégique plaide en faveur de l’acquisition de capacités de frappes terrestres conventionnelles dans la grande profondeur, dont la France ne dispose pas aujourd’hui. Nous recommandons que les armées se dotent de cette capacité dans les meilleurs délais. Elle serait distincte de la capacité de frappe tactique dans la longue portée terrestre, premier incrément du FLP-T. La capacité de frappe conventionnelle sol-sol dans la grande profondeur opérative compléterait utilement les capacités air-sol et mer-sol existantes.

Une diversification des vecteurs de frappe, aujourd’hui aériens et navals, et limités à des missiles de croisière, augmenterait les options à disposition du décideur politique. Elle lui donnerait un vecteur offensif supplémentaire dans la gestion d’une éventuelle escalade. Par ailleurs, un éventuel engagement de l’ensemble des moyens interarmées de frappe dans la grande profondeur permettrait de combiner les trajectoires et de saturer ponctuellement dans l’espace et dans le temps les défenses de l’adversaire, en lui imposant des dilemmes. Dans un contexte où les futurs conflits reposeront sur l’usure et des capacités d’interdiction de zone efficaces, les armées disposeraient alors d’outils leur permettant tout à la fois de saturer les défenses ennemies et de fracturer les points névralgiques.

Enfin, les vecteurs de frappe dans la grande profondeur aujourd’hui déployés par la Marine nationale et l’armée de l’Air et de l’espace sont en partie contraints par les moyens de défense et de déni d’accès. Un système terrestre pourrait offrir une souplesse d’emploi plus grande afin de ne pas limiter l’usage de cette capacité aux procédures de ciblages opératives, voire stratégiques, mais de l’ouvrir de manière réactive à des ciblages d’opportunité. Nos alliés (États-Unis, Royaume-Uni, Corée du Sud) comme nos compétiteurs stratégiques se dotent ou se sont déjà dotés de ce type de capacités.

L’absence d’une telle capacité dans l’arsenal militaire français fait naître un risque de contournement par le bas de la dissuasion nucléaire. Entre le bas du seuil de la dissuasion qui concerne nos intérêts vitaux et la capacité maximum d’épaulement par les forces conventionnelles, il existe en effet un « vide dissuasif » que ce type de capacités sol-sol à longue portée permettrait de combler.

L’initiative « European Long Strike Approach » (ELSA) lancée par la France répond pleinement à cette faille capacitaire européenne. Une lettre d’intention relative à ELSA a été signée le 11 juillet 2024 par la France, l’Allemagne, la Pologne et l’Italie lors du sommet de Washington. L’initiative offre un cadre de coopération intergouvernementale innovant visant à aider la BITDE à concevoir, développer et produire ses propres capacités de frappe dans la profondeur, dans l’ensemble des milieux. L’intérêt de ce projet réside dans la coalition de volontaires et d’États souverains, sans s’égarer dans certains méandres que l’on peut rencontrer dans des coopérations d’une nature plus bureaucratique.

Les technologies balistiques et de croisière présentent toutes deux des avantages comparatifs certains, qui nous conduisent à souhaiter idéalement un développement des deux technologies pour la future frappe sol-sol de précision dans la profondeur. Les objectifs de tir sont donc différents selon la technologie utilisée : le tir balistique vise prioritairement un tir de masse sur une cible fixe tandis que le tir d’un missile de croisière obéit davantage à une recherche de précision voire de tir « chirurgical » sur des cibles fixes ou mobiles.

Les auditions ainsi que le déplacement effectué en Ukraine suggèrent toutefois que le taux d’interception par les défenses anti-aériennes des missiles balistiques terrestres reste significativement inférieur à celui des missiles de croisière. En conséquence, si une seule technologie devait être retenue en raison du contexte budgétaire contraint, nous estimons que l’opportunité de développer la technologie balistique terrestre est supérieure à celle de développer la technologie de croisière terrestre. J’ajoute que grâce à la dissuasion nucléaire et grâce à ce qui a été développé en matière de frappes balistiques, des opérateurs – notamment ArianeGroup – peuvent aujourd’hui rapidement maîtriser ces capacités. Ce choix devrait par ailleurs être contrebalancé par une augmentation du nombre de missiles de croisière détenus par l’armée de l’Air et de l’espace et la Marine, dans un objectif de complémentarité des effets militaires recherchés.

Voici résumées l’ensemble de nos principales propositions et constats. Tout tient en quelques mots : renforcer l’effort déjà engagé, ne pas s’interdire de réfléchir à une augmentation du format de notre artillerie ni de disposer de nouvelles capacités. Je pense ici aux missiles balistiques sol-sol dans la profondeur.

Avant de vous céder la parole, nous aimerions adresser un certain nombre de remerciements. Je pense d’abord à Fabien Lainé, suppléant de Geneviève Darrieussecq. Je tiens également à rendre un hommage très particulier à notre administratrice de l’Assemblée nationale, Claire Durand, pour sa capacité de travail, son talent et son intelligence. Je souligne également qu’elle a fait le choix courageux de m’accompagner en Ukraine, dans une zone de guerre.

Je veux également remercier l’ensemble des personnes que nous avons auditionnées à l’Assemblée nationale, mais aussi les unités qui nous ont accueillis : la 19e brigade d’artillerie, le 68e régiment d’artillerie, le CAPR à Suippes pour l’exercice Diodore et bien sûr le 1er régiment d’artillerie de Bourogne en Territoire de Belfort, unique régiment d’artillerie à accueillir des LRU et des radars Cobra.

Je souhaite également remercier les personnels de l’ambassade de France en Pologne pour l’accueil de notre délégation et l’organisation d’échanges de grande qualité avec les militaires et industriels polonais. Enfin, j’adresse un mot plus particulier pour les personnels de l’ambassade de France en Ukraine, où nous avons eu la chance de nous rendre il y a quelques semaines. À travers eux, je tiens à rendre hommage à nos attachés de défense, nos attachés d’armement, nos officiers adjoints ou sous-officiers détachés, qui sont exceptionnels dans ces deux pays.

En conclusion, je crois que cette mission prouve l’utilité des missions flash capacitaires. Notre bureau a décidé de lancer une mission relative à l’arme du génie ainsi qu’une mission relative à la guerre électronique. Je me réjouis que de futurs rapporteurs nous relaient sur d’autres sujets capacitaires. En ce jour anniversaire de Camerone et de travail sur l’artillerie, nous pouvons tous dire à la fois « Vive la légion ! » et « Par la Sainte-Barbe, vive la bombarde ! »

M. le président Jean-Michel Jacques. Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.

Mme Caroline Colombier (RN). Je tiens tout d’abord à saluer la grande qualité de votre rapport. Le Rassemblement National avait demandé qu’une mission soit conduite sur le sujet de la frappe dans la profondeur, au regard de son importance pour notre défense. En effet, les RETEX des différentes phases de l’exercice Orion ont montré que le segment artillerie était en souffrance.

La guerre en Ukraine a démontré combien l’arme savante reste au cœur de la guerre du XXIe siècle pour contourner les situations figées. Aussi, il est temps d’agir et parmi les nombreuses préconisations de votre rapport humain, figure celle de la profondeur terrestre. Dans ce domaine, des projets souverains pour développer des capacités de frappe allant jusqu’à 500 kilomètres sont prévus par la LPM pour remplacer les LRU, mais ils sont encore en phase de développement et leur concrétisation prendra du temps. En attendant, notre armée de terre reste dépourvue de capacités de frappes dans la profondeur, ce qui pourrait compromettre notre capacité à mener des opérations de haute intensité.

Quelles sont vos recommandations pour combler ce déficit capacitaire en attendant la mise en service de nouveaux systèmes ? Par ailleurs, comment s’assurer que les projets en cours respecteront les délais et les budgets prévus afin d’éviter tout retard préjudiciable à notre capacité opérationnelle ?

M. Jean-Louis Thiériot, rapporteur. À l’occasion du vote de la LPM, nous avons été plusieurs à insister en faveur d’une solution « préférentiellement souveraine ». En effet, avant même de faire fonctionner notre industrie, notre première mission consiste d’abord à protéger nos soldats et ceux qui sont engagés. Lors de la RGPP, une erreur historique a été commise, laquelle a consisté à considérer que la frappe dans la profondeur n’était pas capitale. Nous en souffrons aujourd’hui.

À l’heure actuelle, nous sommes contraints de nous fier à la bonne parole des différents consortiums engagés dans le partenariat d’innovation, s’agissant des délais. C’est la raison pour laquelle nous avons examiné toutes les solutions alternatives, y compris l’achat sur étagère. Nous opérons ainsi une distinction entre la souveraineté en matière d’acquisition, la souveraineté d’usage et la souveraineté en matière de « réutilisables ». Dans un LRU, le châssis et les paniers ne constituent pas des technologies critiques. En revanche, les roquettes doivent être produites sur le territoire national et nous devons pouvoir les utiliser totalement librement s’il nous faut nous réapprovisionner. Dans ces conditions, le sujet reste ouvert. J’ajoute que nous avons éprouvé de grandes difficultés à obtenir des informations précises sur le coût de ces matériels. La conduite de tir est également critique et en l’espèce, elle sera nécessairement connectée à ATLAS ; elle sera donc française. Je préfère disposer à terme de 36 LRU et de deux régiments avec 800 ou 900 roquettes qu’accuser trois ans de retard et 200 roquettes qui coûteront bien plus cher. Par ailleurs, je soulève un point d’attention : une solution dite « intérimaire » peut facilement devenir définitive, au détriment à la fois de la qualité et de la souveraineté.

M. Matthieu Bloch, rapporteur. À l’aune de ce RETEX du conflit ukrainien, nous voyons bien à quel point l’artillerie est aujourd’hui absolument essentielle en l’absence de supériorité aérienne. Sur le théâtre ukrainien, 70 % des destructions sont ainsi dues à des faits d’artillerie.

Nous partageons totalement vos craintes sur le risque de rupture capacitaire à l’horizon 2027, concernant les vecteurs de frappe dans la profondeur de nos armées. Je tiens cependant à rendre hommage à l’ingéniosité de nos régiments et de nos armées, dont l’inventivité permet de combler des trous capacitaires. Je pense notamment au 1er régiment d’artillerie, qui trouve des solutions lui permettant de s’entraîner autrement, dans d’autres conditions, avec le plus de fiabilité possible.

Ensuite, il nous faut bien faire confiance aux engagements des consortiums de la BITD. La solution Turgis & Gaillard, découverte lors de nos auditions, constituerait une bonne surprise si elle parvenait effectivement à produire un démonstrateur dès cette année, ce qui n’empêcherait pas de travailler avec les deux autres consortiums qui fourniraient les projectiles.

Mme Natalia Pouzyreff (EPR). Au nom du groupe EPR, je salue votre travail approfondi, qui s’inscrit pleinement dans les ambitions de la France de devenir une nation-cadre au niveau de corps d’armée.

À travers ce rapport, vous mettez en lumière les défis auxquels fait face aujourd’hui notre artillerie, une arme que l’on croyait en retrait, mais que la guerre en Ukraine a replacée au cœur du champ de bataille. À cet égard, nous pouvons être fiers de la précision et la survivabilité de nos canons Caesar, qui ont été salués par les forces ukrainiennes.

La guerre en Ukraine a démontré la complémentarité de l’artillerie et des drones sur le champ de bataille. Mais aujourd’hui, nous observons un basculement, où côté russe, 70 % des destructions proviendraient de l’emploi croissant des drones par les forces ukrainiennes. Ma première question concerne donc la dronisation du champ de bataille, y compris les MTO. Selon vous, notre outil industriel est-il à même de concevoir rapidement de nouveaux systèmes et d’alimenter le flux, compte tenu de l’évolution rapide des technologies utilisées ?

Ensuite, s’agissant du LRU, quelle coopération entre industriels français et étrangers pourrait-on imaginer tout en préservant la souveraineté sur la roquette ? Je pense en particulier à la Pologne.

En outre, votre rapport met en exergue le problème du manque d’interchangeabilité des munitions et des canons de fabrication différents. Nous pouvons ainsi regretter qu’un obus de 155 millimètres ne soit pas calibré de la même manière selon le pays. Aussi, je souscris à votre recommandation de réaliser l’objectif de standardisation effective des charges modulaires.

Enfin, je regrette comme vous que l’accord de joint-venture entre KNDS et ses partenaires ukrainiens n’ait pas abouti, car les Ukrainiens disposent de la capacité industrielle et témoignent de grands besoins.

M. Matthieu Bloch, rapporteur. Le canon Caesar est effectivement plébiscité sur le théâtre ukrainien. Ensuite, le Retex ukrainien démontre également l’importance des drones aujourd’hui sur le champ de bataille, et notamment des très petits drones de moins de 1 000 euros, qui peuvent être envoyés en essaims. Nous pouvons faire confiance à nos entreprises françaises et à leur capacité d’innovation pour fabriquer ces petits drones. Je souhaite également que la simplification que nous souhaitons apporter à notre système administratif permette à terme d’acheter ces petits matériels sans passer par le process DGA.

M. Jean-Louis Thiériot, rapporteur. S’agissant de la dronisation du champ de bataille, la situation actuelle est celle d’un blocage tactique en Ukraine, avec une guerre de position autour de lignes de front. Dans ce cadre, le drone sans mobilité peut jouer un rôle encore plus important que dans une guerre de mouvement.

En termes d’effecteurs, les drones jouent un rôle capital dans la transparence du champ de bataille. Le petit drone permet essentiellement la frappe sur du fantassin isolé, un petit groupe de combat ou du blindé léger. Il ne permet pas en revanche une interdiction de zone ou de traiter des cibles forcément plus importantes. Il faut donc coupler l’usage de l’artillerie et celui des drones.

Concernant notre capacité industrielle à produire, nous nous plaçons au début d’un cheminement, qu’il s’agisse des programmes Colibri et Larinae de l’Agence de l’innovation de défense (AID) ou des produits de l’entreprise Delair. L’enjeu concerne aujourd’hui le passage à l’échelle et la planification de la montée en puissance, à travers le basculement d’une partie de l’industrie civile vers la production de masse.

Enfin, le projet de joint-venture témoigne d’une probable reconfiguration du marché européen de l’armement, en particulier du marché de l’armement terrestre. L’Ukraine y jouera un rôle important et il faut souligner que Rheinmetall a choisi d’aller massivement en Ukraine, y compris en y envoyant du personnel.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NFP). Nous ne pouvons évidemment pas donner notre approbation à ce rapport, compte tenu de ses préconisations concernant la convention d’Oslo. Ce serait une faute que d’accréditer l’idée d’une logique d’escalade, simplement parce que certains travaillent à saper l’édifice du droit international.

Je voudrais vous interroger sur la production d’obus. En France, la production des corps d’obus ne s’effectue que sur un seul site à Tarbes, qui a été repris par l’entreprise Europlasma, laquelle n’a pas procédé depuis trois ans aux investissements qu’elle avait promis. La même entreprise a repris Valdunes en prétendant orienter la production vers l’armement et prétend aujourd’hui le faire aux Fonderies de Bretagne. Compte tenu de l’absence d’investissements depuis trois ans, quelles sont les garanties concernant l’augmentation de production ? Avez-vous pu vous entretenir avec Europlasma sur ces sujets ?

Comment pouvons-nous imaginer dans les prochaines années que nous serons compétitifs et capables de produire en quantité suffisante, soit pour le marché intérieur, soit pour le marché global, quand dans le même temps les Allemands produisent déjà 300 000 pièces par an et en prévoient 700 000 annuellement, à l’horizon 2027 ? Il me semble exister là un décalage, sans parler du modèle économique d’Europlasma et d’Alpha Blue Ocean, extrêmement suspect.

M. Matthieu Bloch, rapporteur. Il ne s’agit pas pour nous de préconiser le retrait de la convention d’Oslo, mais d’ouvrir la voie à une étude relative à dangerosité des nouvelles générations d’armes à sous-munitions, pour vérifier si technologiquement, elles entraînent les mêmes conséquences sur les populations civiles que par le passé.

Nous n’avons pas auditionné Europlasma. KNDS assure pouvoir augmenter sa production d’obus jusqu’à 100 000 obus par an. La situation est telle aujourd’hui que nous pouvons faire confiance à nos industriels dans leur capacité à produire davantage. Dans ma circonscription, une entreprise fabriquant des corps d’obus pour Thales est en mesure de passer d’une production de 30 000 pièces à 100 000 pièces par an, s’il le faut. En conséquence, la commande publique sera importante et nos industriels attendent des signaux politiques pour pouvoir augmenter la cadence.

M. Jean-Louis Thiériot, rapporteur. Je vous invite à lire notre rapport dans le détail : nous n’avons pas demandé à sortir de la convention d’Oslo, mais simplement qu’il soit évalué si les conditions techniques qui avaient justifié notre position sont toujours d’actualité. Compte tenu de l’efficacité militaire des armes à sous-munitions dans les conflits à haute intensité, cette question mérite d’être examinée.

J’établis une véritable distinction de bonne foi entre les effets éventuels sur les civils et les effets sur les militaires, sur le champ de bataille. Sur le champ de bataille, qu’un militaire soit tué par un obus de 155 millimètres, par une grenade ou par une arme à sous-munitions, la tragédie est hélas la même. Mais quel est l’effet postérieur sur les civils ? Telle est la vraie question. Aujourd’hui, il semblerait que les taux de non-explosion soient extrêmement faibles. On peut se poser la question car ces armes contribuent de manière essentielle au façonnage du champ de bataille surtout dans le cadre d’un conflit de haute intensité où la masse serait vitale. Par ailleurs, en l’absence de masse ou de poitrines suffisantes, le renforcement des feux peut compenser en partie ces lacunes.

Ensuite, l’augmentation des cadences de production d’artillerie est évidente : nous sommes passés d’une production annuelle de 30 000 obus à une production de 100 000 obus, et à une production de 500 000 charges propulsives. Naturellement, il faut faire plus, il faut faire mieux ; mais cette question pose en premier lieu la question de notre stratégie industrielle. Rheinmetall a une ambition fondamentalement industrielle, dont je ne sais pas si elle est géopolitique. Il faut réfléchir à cette ambition et aux enjeux en matière de masse et de technologies. Parfois, il est plus intéressant de produire un obus moyen à 3 000 euros par unité qu’un obus de haute technologie à 8 000 ou 9 000 euros, alors que le premier réalise 80 % des effets du second. Il ne faut pas s’interdire de disposer de toute la gamme, y compris dans le mix de production. Mais il s’agit là d’un débat de stratégie industrielle, sur les gammes de munitions que nous produisons.

Mme Isabelle Santiago (SOC). Je vous remercie pour la qualité et la clarté de votre rapport, qui confirme un constat que j’avais déjà largement porté lors de la présentation de mon rapport sur le budget de l’armée de Terre.

Le modèle d’artillerie est aujourd’hui insuffisant face aux défis de la haute intensité et votre rapport met en lumière la perte prochaine des LRU sans solution de remplacement immédiate, le besoin vital de frapper dans la profondeur, l’intégration trop lente des drones et des MTO. Pour autant, nous restons vigilants quant à la proposition d’une étude concernant les armes à sous-munitions dans le cadre de la convention.

Ma question porte sur la reconstitution rapide d’une capacité européenne des feux terrestres. Percevez-vous des avancées dans ce domaine et celui des MTO, dans le cadre de l’Europe de la défense ?

M. Jean-Louis Thiériot, rapporteur. Ayant déjà répondu concernant les drones, je me concentrerai sur la frappe balistique dans la profondeur. L’intérêt du projet ELSA réside dans la coalition de volontaires et d’États souverains. Treize segments ont ainsi été définis, sur la logique du best athlete et, dans la balistique, la France jouera ainsi un rôle majeur. Aujourd’hui, les planètes s’alignent, dans une volonté d’efficacité partagée. Je pense que cette démarche peut fonctionner, à la fois dans l’intérêt français et dans l’intérêt européen.

M. Matthieu Bloch, rapporteur. Je rappelle que notre pays a la chance de posséder une BITD exceptionnelle, qui nous permet d’émarger parmi les principales forces exportatrices d’armes dans le monde. Ce tissu industriel nous permettra de monter en puissance, à condition que la commande publique permettre d’impulser le mouvement, pour monter en volume assez rapidement.

Mme Catherine Hervieu (EcoS). Nous comprenons bien les enjeux majeurs en matière de reconstitution progressive des stocks, notamment pour les obus et les munitions. Si l’objectif consiste à se préparer à l’éventualité d’un conflit armé, une montée en puissance est nécessaire pour le déploiement d’une brigade « bonne de guerre » et le développement de capacités résilientes de nos armées dans la durée. De plus, nous souhaitons évidemment continuer notre soutien à l’Ukraine. La question de la létalité se pose évidemment, notamment pour les frappes en profondeur.

Comment pouvons-nous répondre aux besoins de nos armées et développer une réponse industrielle adaptée dans la durée, compte tenu des nouvelles reconfigurations d’organisation européennes et françaises ? D’autre part, étant donné l’usage accru de l’artillerie dans les zones urbaines et à proximité de populations civiles, les forces armées doivent trouver un équilibre entre puissance de feu et minimisation des pertes civiles. Cela inclut l’utilisation de munitions plus ciblées et la coordination avec des drones ou d’autres technologies pour assurer des frappes plus sûres.

En outre, les armes à sous-munitions constituent un autre sujet sensible. Les civils ont constitué la majorité des victimes des armes à sous-munitions en 2023. Les attaques ont également touché des infrastructures civiles telles que les écoles et les hôpitaux. La dangerosité de ces nouvelles générations d’armes est connue, mais que souhaiteriez-vous apporter avec la nouvelle étude que vous avez évoquée ? Ce sujet mérite un vrai débat parlementaire, que nous avons entamé aujourd’hui.

M. Jean-Louis Thiériot, rapporteur. Je précise que la plupart des victimes civiles en Ukraine ne l’ont pas été du feu d’armes à sous-munitions, mais de missiles de croisière ou de drones qui n’emportaient qu’une seule munition de type explosif. Par ailleurs, l’arme à sous-munitions n’a pas vocation à être un outil de combat en zone urbaine, mais un outil d’interdiction de zone en mobilité.

Ensuite, nous partageons tous votre remarque : plus l’on se rapproche de zones civiles, plus la précision du ciblage est essentielle, afin d’éviter les victimes civiles. À ce titre, nous pouvons être très fiers des obus à précision métrique Caesar qui réduisent normalement le risque de dommages collatéraux, au même titre que les nouvelles armes. Repensons à la deuxième guerre mondiale où, pour détruire un aiguillage ou une usine, des quartiers entiers pouvaient parfois être rasés. Certaines de nos villes en France s’en souviennent.

Il est important de questionner les aspects techniques, puis éventuellement de poursuivre la réflexion, laquelle impliquera alors d’évoquer les incontournables questions éthiques. Encore une fois, il s’agit surtout de ne pas s’interdire une réflexion.

Mme Geneviève Darrieussecq (Dem). Je vous remercie pour votre rapport, particulièrement instructif. Je souhaite également évoquer la stratégie politique. Vous avez rappelé que les inflexions de la RGPP au cours des années 2007-2012 ont détruit des capacités d’artillerie et nous placent aujourd’hui dans la difficulté.

La LPM votée en 2023 est-elle suffisante ou doit-elle être revue, pour tenir compte des besoins en matière d’artillerie évoqués dans votre rapport ? Si une telle révision doit être effectuée, peut-elle intervenir dans le cadre d’une stabilité budgétaire ou implique-t-elle une augmentation ?

M. Matthieu Bloch, rapporteur. Vous avez raison de mentionner les problèmes induits par la RGPP. Heureusement, nous avions malgré tout conservé dans nos armées des capacités, même à l’état échantillonnaire, notamment en matière d’artillerie, qui dispose dans notre pays d’une longue tradition prestigieuse. Grâce à ce savoir-faire et notre BITD, la France conserve sa capacité à reconstruire cette artillerie.

Ensuite, nous ne pouvons que souhaiter une révision de la LPM à l’aune des nouveaux enjeux stratégiques. L’artillerie doit occuper une part plus importante dans nos futures LPM ; il sera nécessaire de fournir l’effort budgétaire nécessaire pour permettre à nos armées de gagner en volume.

M. Jean-Louis Thiériot, rapporteur. Les dépenses de défense sont semblables à celles d’assurance : elles nous paraissent toujours coûter trop cher tant que des sinistres ne sont pas à déplorer. Aujourd’hui, les ambitions de la LPM sont tout à fait respectables et je me rappelle avoir précisé à l’époque de son vote qu’il s’agissait là du minimum minimorum. Aujourd’hui, la situation a changé : nous sommes confrontés non seulement au néo-impérialisme russe, mais aussi à des incertitudes quant à notre allié américain, qui pratique une forme de techno-césarisme et poursuit sa bascule vers l’Asie, inscrite dans le long terme.

Il convient donc de faire plus, en nous accordant sur une priorité absolue : renforcer la cohérence, car il ne sert à rien de disposer de canons sans les camions permettant de les approvisionner ou de disposer de chars sans les engins de dépannage ou les moyens de franchissement. Ensuite, il sera évidemment nécessaire de s’interroger sur le format, qui devra obligatoirement augmenter.

Récemment, le ministre Lecornu a ainsi indiqué que notre armée pourrait atteindre un « poids de forme » convenable autour de 90 milliards d’euros par an – contre 50 milliards d’euros aujourd’hui –, soit le montant que j’avais estimé en 2022 lors de ma mission sur la haute intensité, avant le conflit ukrainien.

Cela implique de faire preuve de courage politique, mais aussi de remettre en cause certains modes de fonctionnement du pays. Je crois que le temps est venu du « quoi qu’il en coûte » de la défense. En 1935, Paul Reynaud disait « Entre le chaos et nous, il n’y a que la force de nos volontés. » À l’époque, l’Assemblée nationale n’a pas choisi la volonté et nous avons subi le chaos. En conséquence, soyons capables de prendre toutes les décisions qui s’imposent. Il nous manque au moins un régiment d’artillerie dans la profondeur, au moins un ou deux régiments d’artillerie sol-sol ainsi qu’un régiment d’artillerie sol-air. Il faudra le faire, et le plus vite sera mieux.

M. le président Jean-Michel Jacques. Il convient également de mentionner le cyber et l’espace, que nous aurons l’occasion d’évoquer lors de prochains débats. Quoi qu’il en soit, nous sentons bien que les différents groupes politiques présents à la commission de la défense sont favorables à une augmentation du budget de la défense.

Nous passons maintenant à une séquence de trois questions complémentaires.

Mme Stéphanie Galzy (RN). Depuis le retour de la guerre de haute intensité sur le sol européen, l’artillerie a retrouvé une place centrale dans les doctrines militaires. Les drones et les munitions téléopérés bouleversent en profondeur les modes d’action. Ces technologies permettent aujourd’hui de frapper plus vite, plus précisément, plus loin, en appui direct ou dans la profondeur. Dans le même temps, notre artillerie reste marquée par des années de sous-investissement. Les enseignements du conflit ukrainien sont sans appel : sans drones, il n’existe plus de coordination efficace entre le renseignement et les feux, et donc plus de supériorité sur le terrain. Vous soulignez dans votre rapport les avancées en cours, mais aussi les retards à combler.

Les retours d’expérience rappellent l’importance des drones consommables pour rendre l’artillerie efficace face à un ennemi paritaire. Comptez-vous encourager une intégration rapide et massive de ces drones dans l’achat de l’artillerie, tout en tenant compte des enjeux de coup de masse et d’obsolescence rapide ?

M. Pascal Jenft (RN). En premier lieu, permettez-moi de vous féliciter pour la qualité de vos travaux. Le secteur de la défense est devenu l’une des priorités de l’État. La maîtrise pleine et entière de nos capacités industrielles, dont l’artillerie, est un enjeu pour notre souveraineté nationale. Certaines entreprises comme Eurenco ont annoncé une relocalisation de leur chaîne de production, mais cela n’est pas encore le cas pour toutes.

Dans votre rapport, vous exprimez vos inquiétudes sur les capacités des industriels européens à relocaliser les chaînes de production, notamment chimiques. Vous êtes même favorables à une relocalisation maximale en approvisionnements. En effet, les délocalisations posent la question d’une éventuelle perte de savoir-faire national et d’une exposition aux risques d’espionnage industriel. Cela est d’autant plus vrai pour les sites de production situés en dehors de l’Union européenne. Une aide de l’État doit-elle être envisagée pour encourager et accélérer les processus de relocalisation de l’ensemble des chaînes de production et d’approvisionnement des industriels de défense ? De plus, ces relocalisations contribueraient à la réindustrialisation de la France.

M. Romain Tonussi (RN). Votre rapport évoque la nécessité de se doter d’une capacité de frappe dans la grande profondeur. Vous soulignez que cette capacité viendrait opportunément compléter des failles dans la frappe mer-sol et air-sol, notamment le trou capacitaire engendré par la cession de dizaines de missiles Scalp à l’Ukraine. Vous corroborez ainsi les propos régulièrement tenus par notre groupe et sa présidente quant aux conséquences de ces cessions. Votre rapport confirme, hélas, nos craintes.

Concernant la capacité de frappe dans la grande profondeur, vous soulignez qu’un système terrestre offrirait souplesse et, selon la masse disponible, permettrait de produire des frappes sur des intérêts vitaux ou sur un champ de bataille. Alors que d’autres pays se dotent de cette capacité, la France est en retard, alors que sa dissuasion nucléaire pourrait être remise en cause par le bas avec cette capacité, ce sujet ne doit-il pas, selon vous, être central dans une hypothétique nouvelle LPM ? Où va votre préférence entre masse et moyens réduits concernant cette capacité ?

M. Matthieu Bloch, rapporteur. À titre personnel, je pense effectivement que l’État doit venir aider les entreprises pour relocaliser et reconstituer nos chaînes de production d’armement. Ceci est absolument essentiel si nous voulons remonter en cadence.

S’agissant des achats, notamment de drones, les procédures administratives demeurent encore trop complexes dans notre pays et nous devons permettre à nos armées de passer le plus rapidement et le plus facilement possible des commandes sur étagère pour des petits drones. Simultanément, il convient de prendre en compte l’évolution technologique permanente dans ce domaine et ne pas acheter de stocks trop importants de drones qui seront obsolètes dans deux ans.

De fait, la course à la technologie est permanente. À titre d’exemple, des radars moins coûteux sont aujourd’hui capables de détecter des objets volant à très basse altitude, y compris des drones, ce qui perturbe les opérations aériennes qui permettaient hier de frapper dans la profondeur. Cette course nécessite donc de simplifier nos procédures administratives, de faire confiance à nos PME/TPE et nos chercheurs, qui sont considérablement innovants en la matière, de même qu’à nos forces armées.

M. Jean-Louis Thiériot, rapporteur. Nous sommes naturellement convaincus que la défense est globale et qu’elle intègre évidemment l’économie et l’industrie. Tout ce que nous pourrons entreprendre pour réindustrialiser sera utile à la défense nationale, ne serait-ce que parce qu’une usine peut être très souvent duale. Le multiplicateur keynésien de la dépense de défense est très élevé et nous avons la chance de disposer de deux organismes clefs pour la réflexion dans ce domaine : le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) et la DGA. Au-delà de la réflexion et de la planification, le développement industriel passe par des commandes, de l’investissement et le financement de la BITD.

Pour le reste, je précise que nous ne proposons pas des capacités de frappe dans la profondeur à longue distance pour compenser les cessions de Scalp à l’Ukraine. Le Scalp est un missile de croisière qui parcourt quelques centaines de kilomètres, mais nous parlons dans notre rapport de frappes de niveau opératif, sur une distance de 1 500 à 2 000 kilomètres.

Cependant, la grammaire stratégique comporte à la fois les intérêts vitaux, notre doctrine de la dissuasion (arme de non-emploi ou ultime avertissement) et le conventionnel. Dans le domaine conventionnel, nous devons être en mesure de montrer notre détermination, à travers la frappe au niveau du théâtre. Nous nous situons dans l’épaulement de l’un à l’autre.

M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie.

En être ou ne pas en être ? Telle est la question

En être ou ne pas en être ? Telle est la question

 

par Blablachars – publié le 20 février 2025

https://blablachars.blogspot.com/2025/02/en-etre-ou-ne-pas-en-etre-telle-est-la.html#more


L’audition par la Commission de la défense nationale et des forces armées d’Alexandre Dupuy sur la coopération européenne a permis au directeur des activités Systèmes de KNDS d’exposer les vues et les ambitions du groupe dans le domaine. Évoqué par le Président de la Commission, puis mentionné par A. Dupuy dans son propos liminaire, avant d’être l’objet de plusieurs questions, le MGCS a évidemment constitué le fil conducteur de cette audition et avec lui la pertinence de développement d’une solution de transition, représentée par le Leclerc Evo. Pour Jean-Michel Jacques, le MGCS reste une des coopérations les “plus emblématiques” au sujet de  laquelle les parlementaires “sont nombreux à s’interroger.” Blablachars vous livre ci-dessous un aperçu des propos d’A. Dupuy et quelques réflexions sur le contenu de cet audition.

Durant un peu plus d’un heure, le directeur des activités Systèmes de KNDS a donc pu exposer les vues et les positions de la firme sur les différents sujets, livrer quelques informations intéressantes et répondre aux questions des députés présents. Dans son propos liminaire, Alexandre Dupuy a tout d’abord évoqué les différents aspects de la coopération européenne et les engagements de KNDS citant la Joint Venture (JV) CTAI créée il y a trente ans pour le développement du canon de 40mm. Cet armement initialement prévu pour le Jaguar et l’Ajax connait aujourd’hui un développement naval avec le Rapid Fire qui équipe les nouveaux Bâtiments Ravitailleurs de Forces (BRF) et dont le déploiement de la version terrestre est espéré par KNDS. En réponse à la question d’un parlementaire sur les opportunités d’extension du programme CaMo à d’autres pays, A. Dupuy a indiqué l’existence de “réflexions sur l’extension du modèle vers l’Irlande, selon des modalités qui restent à définir.” Cette annonce plutôt prudente  a été transformée ipso facto par de nombreux observateurs en contrat sonnant et trébuchant, au risque (une nouvelle fois) de compromettre les chances de l’industriel français qui a déjà vu plusieurs contrats lui échapper après des annonces mirobolantes. On ne peut que louer la prudence d’A. Dupuy et déplorer la persistance de ce travers gaulois qui consiste à faire chanter le coq avant le lever du soleil.

 

L’intérieur du Jaguar

 

Le char et plus particulièrement le MGCS, véritable fil rouge s’est donc invité dans cette audition dès l’introduction du Président de la Commission, avant d’être évoqué par A. Dupuy dans son propos liminaire et au cours de la séquence de questions. Dans son introduction, Jean-Michel Jacques a rappelé que le MGCS suscitait de nombreuses interrogations tout comme la pérennité du Leclerc dans sa version rénovée et la pertinence de développement d’une solution de transitoire, représentée par le Leclerc Evo. Si l’on sait que pour KNDS le caractère indispensable du char ne fait pas débat, sa masse qui pourrait se situer entre 40 et 70 tonnes est en revanche l’objet de questionnements. Pour A. Dupuy la situation du char a évolué depuis le déclenchement du conflit en Ukraine, puisqu’avant cette date l’Europe des chars se divisait entre des chars modernisés comme le Leopard 2 ou le Challenger 2 et un char plus récent le Leclerc. Ce paysage a été modifié par l’arrivée d’un concurrent sud-coréen, le K2. Depuis février 2022, l’augmentation des flottes de chars, l’amélioration de leur survivabilité sont devenues des priorités pour la conception des futurs engins. Désormais le paysage blindé européen s’articule autour du futur char transalpin, issu de la coopération entre l’Italie et Rheinmetall, de projets politiques comme le FMBT (Future Main Battle Tank) et bien sur du MGCS (Main Ground Combat System). Concernant ce programme, A. Dupuy précise dans la suite de l’audition un certain nombre de points plutôt éclairants.

 

Les huit piliers du projet MGCS

 

On apprend ainsi que “tant que le MGCS avance, il faut continuer de s’y accrocher” et qu’il n’existe aucun antagonisme entre le développement du futur système et l’évolution annoncée du Leopard 2 par le gouvernement allemand. Cette absence  d’antagonismes repose sur les différences de calendrier existant entre les deux projets. Pour le MGCS le calendrier de développement prime sur celui des livraisons qui seront “phasées” pour permettre à un état européen qui achèterait le char allemand en 2030 (date probable de mise en service du futur Leopard) d’être aussi client du MGCS en 2050, en espérant que ces clients optent pour la version française du “système de systèmes”. En outre, le futur char allemand intégrera des briques technologiques utilisables dans MGCS ou en cas d’échec ou de retard du projet. Cette démarche est similaire à celle conduite par KNDS France illustrée par l’Ascalon, également symbole de la volonté de KNDS d’apporter à la coopération ce qu’il y a de mieux. Pour A. Dupuy “MGCS avance” et constitue une rupture. A ce titre, la question qui se pose est “d’en être ou de ne pas en être“. Le futur Leopard développé par l’Allemagne ne serait-il pas plutôt le produit d’appel du futur MGCS grâce auquel les industriels d’outre-Rhin devraient conserver leurs clients et conquérir de nouveaux marchés.

 

Le Leclerc Evo, un banc d’essai exportable

 

Concernant le Leclerc Evo, A Dupuy parle “d’un char  banc d’essai” pouvant être proposé à l’export, particulièrement sur des marchés où la présence allemande n’est pas souhaitée, par les autorités locales ou par Berlin. Cette ambition, qui sera affirmée en fonction du volume de commandes potentielles, doit être appuyée par l’État et la DGA qui continuent de progresser sur le sujet. On peut estimer légitime le souhait d’un appui étatique au projet, mais on aurait aimé que cette volonté exportatrice se traduise dans les faits. Tout d’abord par une déclaration forte devant la représentation nationale de la nécessité de développement d’un char de transition et de son adoption par l’armée de terre ou par la réaffirmation de l’impossible maintien des capacités opérationnelles du char (même rénové) jusqu’à la mise en service du MGCS. On peut aussi se demander si le soutien souhaité des autorités au Leclerc Evo exonère KNDS de toute initiative dans le domaine, comme le montre l’absence de l’engin au salon IDEX qui  se tient en ce moment  à Abu Dhabi. On avait découvert le Leclerc Evo en juin dernier à Eurosatory, revêtu d’une magnifique livrée sable qui semblait le destiner à des marchés spécifiques. Nombreux étaient ceux qui pensaient le retrouver en février 2025 pour affirmer à nos amis émiriens et aux visiteurs du salon que le “coup” réalisé à Eurosatory n’était pas qu’un feu de paille mais une démarche destinée à durer. Démarche qui aurait pu être portée par une déclaration d’intérêt de l’armée de terre et à laquelle nous aurions pu associer les forces armées émiriennes et les industriels locaux dans une véritable coopération. N’étant pas dans le secret des dieux, Blablachars ignore les (bonnes) raisons commerciales, techniques, financières ou stratégiques qui ont motivé KNDS à ne pas présenter le Leclerc Evo à Abu Dhabi, mais le déplore au moment où la Russie  pourtant en délicatesse sur la scène internationale, expose sur le même salon la dernière version de son T-90, le T-90MS.

 

Le T-90MS à IDEX

 

La fin de l’audition permet à Alexandre Dupuy, en réponse à la question d’un député, d’aborder le sujet du canon Ascalon et son développement initial au calibre de 120mm avant que les exigences imposées par les nouveaux blindages ne motivent le développement d’une solution de passage rapide au calibre de 140mm. Après ces généralités sur cette arme innovante, A. Dupuy indique que “si l’on sait faire en 120, en 140 on saura faire en 128, 132 ou 130[…] si on va vers une munition de 130mm, il faudra qu’elle soit compatible Ascalon.” Au delà de son aspect technique, cette déclaration ne serait-elle pas annonciatrice du futur arbitrage autour du pilier 2 “Feu principal” du projet franco-allemand ? On peut légitimement le penser, tant la solution hautement consensuelle, d’un Ascalon 130 aurait le mérite de satisfaire l’égo des différents partenaires et de donner un temps d’avance à l’Allemagne. Celle-ci ayant décidé de doter son futur Leopard du canon Rh-130 et de développer d’ici 2030 les munitions adaptées, ce qui devrait faciliter leur commercialisation sous timbre allemand et la reconnaissance de ce calibre comme calibre de référence pour les chars européens. En adoptant un Ascalon en 130mm, la France abandonnerait donc cette véritable rupture technologique, pourtant  souhaitée pour  le futur engin que Sébastien Lecornu n’hésite pas à qualifier de “futur du char. “

 

Le canon Ascalon au tir

 

Cette audition permet donc de mesurer encore un peu plus le caractère éminemment politique du MGCS, déjà souligné à deux reprises par  Ralf Ketzel, le CEO de KNDS. Si cette caractéristique contribue à rendre le programme moins sensible aux aléas industriels et militaires et à diminuer son agilité, elle accroit en revanche sa vulnérabilité aux incidents politiques dont les prochaines élections allemandes pourraient être le premier avatar. Les propos d’Alexandre Dupuy qui succèdent à ceux du CEMAT en juin dernier, à la commande de 100 chars Leclerc rénovés rendent de plus en plus improbable l’adoption par l’armée de terre  d’un char de transition. Nous continuerons donc à pérenniser notre parc Leclerc, lui collant çà et là quelques rustines, en espérant que le Leclerc Evo rencontre le succès escompté. Il ne faut cependant pas oublier que l’exportation d’un char refusé par l’armée de terre reste un exercice difficile pour ne pas dire impossible, les échecs de l’AMX 32 et de l’AMX 40 sont là pour nous le rappeler.

Soutenu par la DGA, le projet de ballon stratosphérique manœuvrant BalMan a réussi ses premiers essais

Soutenu par la DGA, le projet de ballon stratosphérique manœuvrant BalMan a réussi ses premiers essais

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Lors de sa première audition à l’Assemblée nationale en tant que chef d’état-major de l’armée de l’Air & de l’Espace [CEMAAE], le général Jérôme Bellanger a évoqué les enjeux de la Très Haute Altitude [THA]. « C’est une zone dans laquelle il faut absolument investir, parce qu’elle est duale et qu’elle permet des systèmes résilients en termes de communications et en termes de surveillance » et aussi « parce que, la nature ayant horreur du vide, si nous n’y allons pas, d’autres iront à notre place ». Et d’insister : Il est « hors de question d’avoir des ballons chinois positionnés au-dessus de nos têtes à Paris et qui nous observent ».

Pour rappel, la THA est susceptible de devenir un nouveau champ de conflictualité, faute de cadre juridique suffisamment précis pour la réglementer. En effet, à ce jour, il n’y a pas de consensus sur la définition de la limite basse de l’espace extra-atmosphérique et de la limite haute de l’espace aérien. D’où un flou que certains pays tentent d’exploiter, comme l’a montré l’affaire du ballon espion chinois abattu au large de la Caroline du Sud par un F-22A Raptor de l’US Air Force, en février 2023.

L’an passé, l’armée de l’Air & de l’Espace [AAE] a élaboré une stratégie dédiée à cette THA. Stratégie dont la mise en œuvre a été récemment confiée au général Alexis Rougier au sein de l’EMAAE. Cela étant, le général Bellanger a expliqué aux députés qu’il faudrait se doter de « moyens de neutralisation » [et donc d’intervention] dans cette Très Haute Altitude, qu’il a qualifiée de « Far West ». Et que cela passait par « l’exploration » de certaines capacités, en lien avec certains industriels.

Si, s’agissant de la THA, le pseudosatellite Zephyr d’Airbus et le Stratobus de Thales Alenia Space sont régulièrement cités, d’autres solutions sont sur le point de se concrétiser.

Ainsi, fondée en 2016, l’entreprise toulousaine Zephalto, a récemment effectué, avec succès, le vol d’essai d’une capsule pressurisée qui, avec deux personnes à bord, s’est élevée à 6 000 mètres d’altitude à l’aide d’un ballon. L’objectif est de pouvoir emmener des passagers dans la stratosphère à des fins commerciales [il s’agit de développer une nouvelle sorte de « tourisme spatial »]. Mais pas seulement puisqu’il est aussi question d’effectuer des vols pour des expériences scientifiques et technologiques.

Ayant également investi ce créneau, l’entreprise Hemeria vient de réaliser, avec succès, le premier vol d’essai de son ballon stratosphérique manœuvrant BalMan, conçu sous la maîtrise d’ouvrage du Centre national d’études spatiales [CNES].

« Dans la nuit du 30 octobre, le ballon manœuvrant BalMan […] a effectué avec succès son 1er essai en vol, depuis le Centre Spatial Guyanais, validant ainsi la fiabilité de l’enveloppe du ballon stratosphérique et des systèmes de sécurité du vol aux conditions de la haute altitude », a en effet indiqué le CNES, via un communiqué diffusé ce 6 novembre.

Ce projet de ballon manœuvrant stratosphérique est également soutenu par la Direction générale de l’armement [DGA]. Il est en outre financé par France Relance.

L’objectif de ce projet, explique le CNES, est d’avoir la « capacité de rester au-dessus d’une zone géographique d’intérêt, à plusieurs dizaines de kilomètres d’altitude, bien plus longtemps que [ne] peut le faire un ballon dérivant, un avion, voire un drone ». Pour cela, les opérateurs de l’aérostat « utilisent les courants de vents à différentes altitudes afin de [le] déplacer horizontalement ». Ce qui ouvre le champ à de nombreuses applications, tant militaires que civiles.

Selon Hemeria, ce ballon stratosphérique manœuvrant permettra de « faciliter l’accès à l’espace à moindre coût », de « survoler plus longtemps une zone d’intérêt » et de « réduire les contraintes logistiques ».

Pour rappel, la stratosphère est située entre une dizaine et une cinquantaine de kilomètres d’altitude, c’est-à-dire entre la troposphère et la mésosphère.

Un second vol de ce BalMan devrait avoir lieu dans le courant de l’année prochaine. Il s’agira cette fois de tester son aptitude à emporter une charge utile de 50 kg. Les activités autour ce cet aérostat « vont maintenant se poursuivre pour rapidement proposer cette technologie aux communautés scientifique, de défense ou aux opérateurs commerciaux », a fait valoir Caroline Laurent, directrice des Systèmes orbitaux et des Applications au CNES.

Photo : Hemeria

Audition des directeurs de la DRM, DGSI et DGSE sur les menaces sécuritaires en Afrique

Audition des directeurs de la DRM, DGSI et DGSE sur les menaces sécuritaires en Afrique


 

M. le président Thomas Gassilloud. Nous allons entendre, à huis clos, trois acteurs clés des services de renseignement, venus nous parler des risques et menaces sécuritaires en Afrique et depuis l’Afrique : le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros, directeur du renseignement militaire ; M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure, la DGSI, dont la présence s’explique par la porosité entre les sujets de sécurité intérieure et ceux de sécurité extérieure ; le directeur général adjoint de la sécurité extérieure, que nous avons le plaisir de recevoir pour la première fois, sachant que nous avons déjà auditionné dans le passé le directeur général de la sécurité extérieure, M. Bernard Emié, lors des auditions relatives au projet de loi de programmation militaire.

Conflits, migrations économiques et climatiques, réseaux criminels, États défaillants narcotrafics, les risques et menaces sécuritaires en Afrique et depuis l’Afrique sont nombreux. On peut mentionner la situation au Maghreb et en Afrique de l’Ouest, la déliquescence de la Libye et du Soudan, les tensions dans la Corne de l’Afrique et ses approches maritimes, la guerre en Éthiopie, les menaces au Mozambique, les exactions commises à l’Est de la République démocratique du Congo (RDC), les difficultés au Cameroun, l’insécurité dans le Golfe de Guinée. Nous ne pourrons traiter aujourd’hui de l’ensemble de ces sujets mais il nous intéresse d’entendre l’analyse toujours éclairée et pondérée de nos services de renseignements sur l’évolution géopolitique des risques et des menaces sécuritaires sur ce continent. Cela nous permettra de mieux comprendre les enjeux de l’adaptation de la politique de défense que nous y déployons et de contribuer à la stratégie française et européenne.

M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros, directeur du renseignement militaire. L’exercice auquel vous nous conviez a quelque chose de frustrant, pour nous comme pour vous, car il va de soi qu’aucune information classifiée ne sera diffusée au cours de cette audition, pour la raison principale que nous devons protéger nos accès, le bien le plus précieux des services de renseignement, et protéger nos forces.

Le renseignement d’intérêt militaire, vise à évaluer les capacités que nos compétiteurs ou des groupes armés peuvent être amenés à utiliser, et leurs intentions opérationnelles. Il est produit au profit du chef d’état-major des armées pour lui permettre d’élaborer des options stratégiques, et des forces en opérations pour préparer leur engagement. Le renseignement d’intérêt militaire ne traite ni du renseignement d’intérêt économique, ni du renseignement politique. En Afrique, la direction du renseignement militaire (DRM) a pour mission de fournir des appréciations de situation sécuritaire pour préparer des opérations de diverses natures : évacuations de ressortissants, comme ce fut le cas au Soudan en avril dernier ; opérations conduites à la demande de nos partenaires, telle Serval il y a une dizaine d’années ; opérations de lutte contre le terrorisme, souvent en coopération avec la direction générale du renseignement extérieur (DGSE). La DRM est aussi chargée d’appuyer ceux de nos partenaires africains qui le demandent, sur le plan méthodologique ou capacitaire.

Vous le savez, notre dispositif militaire en Afrique évolue. Le dispositif, la capacité et les accès de la DRM évoluent parallèlement, mais pas nécessairement de la même manière ni de façon synchronisée dans l’espace ou dans le temps, parce que le renseignement précède la décision et l’action.

Quelles sont, de notre point de vue, les évolutions à l’œuvre en Afrique ? S’il est risqué de tenter de globaliser un continent d’une extrême variété, des tendances de fond se dégagent. La première est une instabilité historique qu’illustrent les 220 coups d’État dénombrés sur le continent depuis soixante-dix ans – environ trois par an. Faiblesse de certains États ou de systèmes de gouvernance, corruption, trafics, clivages ethniques, fragilité des frontières au regard de réalités locales, de multiples facteurs expliquent cette instabilité chronique qui constitue une fragilité.

Or, cette instabilité s’aggrave à mesure que la prolifération des armements s’accroît, qu’apparaissent des armes de plus en plus sophistiquées tels les drones armés et que les capacités aériennes des États montent en puissance. Les capacités d’action et la létalité des armes utilisées dans les conflits en sont accrues. D’autre part, certaines armées ou certains pays recourent de plus en plus à des supplétifs qui complètent leur capacité à user de la force, parfois au mépris de règles dont ils pensent pouvoir s’affranchir.

Par ailleurs, les organisations régionales africaines peinent à contenir les conflits et à réguler les tensions sécuritaires sur le continent, en dépit d’une réelle volonté politique qui a cependant du mal à s’incarner et à se concrétiser sur le terrain. Enfin, le système de régulation internationale est contesté, affaibli, certains pays exprimant leur défiance à l’égard d’un dispositif dont ils constatent la relative inefficacité. Ainsi le Mali a souhaité le départ de la MINUSMA de son territoire, et la RDC celle de la MONUSCO.

L’aggravation de l’instabilité et l’usage de modes d’actions plus durs entraînent un nombre accru de victimes : on estime qu’il y a eu environ 120 000 morts civils dans les conflits sur le continent en 2022. D’autre part, ceux-ci ont changé de nature : ce ne sont plus des conflits étatiques ou infra-étatiques mais de plus en plus souvent des conflits régionaux ou sous-régionaux. On le voit au travers des actions terroristes au Sahel, bien souvent transfrontalières – au point de déborder sur certains pays du Golfe de Guinée – dans la région des Grands Lacs, dans la Corne de l’Afrique, autour du lac Tchad, etc.

Trois facteurs risquent d’accélérer cette fragilisation : l’explosion démographique sur un continent qui compte aujourd’hui 1,3 milliard d’habitants et qui en comptera 2,5 milliards en 2050 ; l’urbanisation, puisque deux tiers de ces 2,5 milliards de femmes et d’hommes vivront en zones urbaines en 2050, avec une capacité de sécurisation souvent absente ou très diffuse hors des centres urbains principaux ; la régression du modèle démocratique dans certains pays africains.

Ces fragilités structurelles qui s’accentuent sont autant d’opportunités à saisir pour les terroristes et pour certains de nos compétiteurs qui pourraient trouver là des moyens de contester l’ordre établi pour faire valoir leurs intérêts.

Les deux mouvances terroristes principales sont la branche africaine d’Al Qaïda, relativement affranchie d’Al-Qaïda « centrale », et l’État islamique par le biais de ses quatre principales wilayas africaines (Sahel, Afrique de l’Ouest, RDC et Mozambique), qui poursuivent leur essor de manière inégale, la « tête de gondole » étant l’État islamique au Sahel. Ces wilayas, qui savent parfaitement exploiter la permissivité des États africains, peuvent mobiliser des ressources humaines presque illimitées.

Face à ces mouvances terroristes vivaces et même en expansion, les réponses africaines sont diverses, parfois faibles, et le rejet de l’appui occidental par les juntes sahéliennes facilite l’ancrage territorial terroriste et l’extension de ces groupes vers le Golfe de Guinée. Les États tentent de diversifier leurs appuis partenariaux en faisant appel à la Russie, à la Chine, à l’Iran et à la Turquie mais il n’est en rien certain que cette diversification suffira à leur faire reprendre l’initiative face à la menace terroriste. De plus, la réponse des États africains se limite trop souvent au seul champ sécuritaire.

Pour les armées françaises, la prise en compte de la menace terroriste croissante en Afrique restera un impératif, parce qu’elle vise nos ressortissants, nos emprises, nos intérêts et nos partenaires locaux et aussi parce qu’elle met en péril la stabilité des États.

Ces fragilités constituent des opportunités que nos compétiteurs stratégiques tentent de saisir. Je m’attarderai sur les deux compétiteurs principaux que sont la Russie et la Chine. Moscou s’est réengagé avec volontarisme sur le continent africain depuis le début des années 2000. Son offre sécuritaire est maintenant diversifiée : vente d’armes, déploiement de sociétés militaires privées, formation des armées africaines… Ces offres se conjuguent à une exploitation désinhibée du champ informationnel pour lutter contre les influences ou la présence occidentales. La Russie a fait de la Libye et de la Centrafrique des pays tests avant de propager son influence. Mais l’exploitation par Moscou du renversement de pouvoirs étatiques, notamment au Sahel, par son appui aux juntes, ne sera probablement pas de nature à juguler l’extension de la menace terroriste. L’action russe en Mozambique a été un échec dont on ne parle pas assez, et nulle part l’action russe n’a suffi à imposer la paix.

La Chine, pour défendre ses intérêts et apparaître comme une puissance responsable, déploie une offre militaire au profit d’États africains. Elle le fait sous trois formes : un engagement accru dans les opérations militaires de paix de l’Onu ; l’approfondissement des relations de défense avec la presque totalité des pays d’Afrique ; l’exportation d’armements vers des États africains. À cela se combine la volonté d’ouvrir des bases en Afrique. Il existe une base chinoise à Djibouti depuis quelques années et la Chine essaye désormais de créer une base sur la façade atlantique.

Au nombre de nos autres compétiteurs, je mentionnerai la Turquie et des pays du Golfe, présents de façon structurelle.

En conclusion, l’Afrique, continent en mutation, demeurera une priorité pour la DRM en raison des menaces que font peser son instabilité, le renforcement de l’activité terroriste et la présence croissante de compétiteurs. Faire face de façon cohérente à l’ensemble de ces menaces exige une coopération entre les services qui s’améliore jour après jour.

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. Je vous présente les excuses du directeur général, M. Bernard Emié, empêché d’être présent par de fortes contraintes professionnelles dues à une actualité particulièrement dense. Ayant pris mes fonctions il y a environ deux mois, je suis accompagné par le secrétaire général pour l’analyse et la stratégie, dont la mémoire suppléera la mienne, si besoin est, pour la période des deux dernières années, pendant lesquelles je servais à la DRM.

Cette audition s’inscrit dans le débat parlementaire sur la politique africaine de la France ; ce rendez-vous est très important pour la DGSE, un service secret et spécial certes, mais surtout ancré dans le système démocratique. Le zoom sur l’Afrique fait par le directeur du renseignement militaire correspond parfaitement à la vision de la DGSE. Je compléterai cette présentation à laquelle nous souscrivons entièrement par quelques remarques particulières.

La DGSE a toujours décliné, à son niveau, la politique africaine décidée par les autorités politiques. À ce titre, l’Afrique représente depuis les années 1960 une priorité pour le service, la France ayant des intérêts politiques et économiques à y défendre et des concitoyens à y protéger. Son empreinte en Afrique reflète donc celle que ce continent occupe dans la politique étrangère française. Bien entendu, la part des moyens consacrés par la DGSE à l’Afrique évolue. Ainsi, depuis 2013 et même avant cela, le service a renforcé son dispositif pour soutenir l’engagement français au Sahel et la priorité donnée à la lutte anti-terroriste. Le service se réarticule en permanence en fonction de l’évolution des menaces et des enjeux. C’est ainsi qu’aujourd’hui il se tourne encore plus vers les puissances émergentes anglophones et lusophones.

Je souhaite désamorcer dès maintenant le soupçon selon lequel nous aurions peut-être manqué de caractériser certaines évolutions politiques en Afrique, j’entends par là les récents putschs, parce que nous aurions donné la priorité, voire l’exclusivité, à la lutte antiterroriste. Le service n’a jamais abandonné la recherche et l’analyse politique africaines, dont les moyens ont toujours été préservés et même renforcés ces dernières années. Mais la DGSE n’est pas omnisciente et ses capteurs techniques et humains ne lui permettent pas de savoir ce que mijote chaque officier sahélien. Au Mali, au Burkina, au Niger, le service a, à chaque fois, caractérisé la vulnérabilité des régimes en place ; ces putschs ont été des dérapages rapides, soudains et surprenants, y compris pour leurs auteurs, de mutineries locales ou de coups de sang individuels.

Sur le plan général, pour la DGSE, les risques et les menaces sécuritaires en Afrique sont de trois ordres et s’interpénètrent. Ce sont le terrorisme, la déstabilisation politique et les risques qu’elle fait peser sur la paix civile dans les États concernés, les ingérences étrangères particulièrement hostiles à nos intérêts. Le continent est en effet devenu le théâtre d’une compétition féroce entre les démocraties et des puissances autoritaires qui remettent en cause l’ordre international. Je pense bien sûr à Wagner, mais aussi au piège de la dette chinoise qui encourage la mauvaise gouvernance.

S’agissant du contre-terrorisme, il faut souligner le bilan positif de la lutte menée par la France au regard des objectifs assignés, et les services ont joué un rôle déterminant. Cette lutte doit continuer à nous mobiliser, sous des formes différentes. Les opérations conduites par les forces françaises au Sahel, souvent sur renseignements de la DGSE et de la DRM, ont permis la réduction drastique des actions terroristes contre les intérêts occidentaux, empêché la création d’un sanctuaire d’Al-Qaïda susceptible de devenir un lieu de projection de la menace sur le territoire français et profondément affaibli Al Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi). Il en est résulté qu’aucune attaque meurtrière contre les intérêts occidentaux n’a été perpétrée en Afrique occidentale depuis 2018, ni en Europe depuis l’Afrique.

Malheureusement, les difficultés politiques et économiques qui ont fait le terreau de l’expansion des groupes djihadistes ne pouvaient pas être résolues par la seule action militaire, et les gouvernements sahéliens n’ont pas voulu ou pas pu traiter les problèmes qui étaient et qui sont toujours de leur ressort. Le renseignement de la DGSE visait à entraver des structures et des réseaux menaçant nos intérêts, non à conduire une action globale de contre-insurrection. Plus généralement, la France ne pouvait se substituer à ces États, mais seulement les aider.

Ces groupes prospèrent également en raison de certains mauvais choix. Ainsi, au Mali, les exactions commises par les miliciens de Wagner ne font qu’élargir le fossé entre l’État et certaines franges de la population, les communautés peule ou touareg. Étant donné les déficiences des armées locales et de programmes politiques qui délaissent la lutte antiterroriste, nous anticipons une dégradation rapide de la situation sécuritaire en Afrique, devenue l’épicentre du djihad mondial en raison du relatif affaiblissement des centrales terroristes dans la zone syro-irakienne et dans le sanctuaire afghan, même si ces structures restent très menaçantes.

Aussi peut-on craindre la reprise des opérations contre les capitales sahéliennes et l’instauration d’émirats territorialisés dans la zone des trois frontières entre le Mali, le Niger et le Burkina Faso, et le risque, plus crédible encore à terme, de projection de la menace vers le Maghreb et l’Europe en raison du regain d’attractivité du djihad sahélien et de l’impossibilité pour les volontaires de rallier le théâtre irako-syrien.

Il faut noter que ce danger ne se limite pas au Sahel. Dans la Corne de l’Afrique, le Chabab al-Islami, filiale locale d’Al-Qaïda, contrôle des pans entiers du territoire somalien, et l’État islamique prospère au Mozambique et en RDC. Tout cela advient alors que le nouvel émir mondial de l’État islamique est le djihadiste somalien Abdulqadir Mumin. Cela doit faire craindre une attention renforcée de cette organisation au continent africain : que le nouvel émir de l’État islamique soit un Africain est tout un symbole.

Notre service intensifie ses efforts de recrutement de sources au cœur des cibles pour être en mesure de prévenir aussitôt que possible les menaces qui viseront nos intérêts dans la région. En parallèle, nous demeurons particulièrement vigilants sur l’anticipation et le suivi des crises politiques qui peuvent constituer une menace sécuritaire comportant éventuellement une dimension terroriste. Je citerai l’exemple du Soudan d’où nous avons dû évacuer les ressortissants français et européens en avril dernier,

Mais ces menaces, non plus que les autres défis que sont la démographie et le changement climatiques, ne pourront être réglées par les seules solutions militaires et sécuritaires. Pour réduire la conflictualité, il nous revient, avec nos partenaires européens et africains, de construire une approche plus politique, caractérisée par un investissement collectif coordonné dans l’aide au développement et à la bonne gouvernance. Nous devons aussi être très vigilants face à l’endoctrinement de la jeunesse, désormais soumise, même dans les lieux reculés, à une propagande et à une désinformation massives. Il nous faut pour cela lutter sans relâche contre les auteurs de ces campagnes de désinformation en les privant de leurs moyens d’expression et militer en faveur de l’éducation du grand public à une approche critique des informations diffusées sur les réseaux sociaux.

M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure. Les sujets évoqués par mes collègues touchent avant tout à la stabilité des États africains. Sur le plan sécuritaire, l’exposition principale, pour la France, ce sont les personnes physiques et les sociétés françaises représentées en Afrique plutôt que nos intérêts sur le territoire national. Les conséquences actuelles ou potentielles sur notre territoire de la situation de crise et des tendances décrites à l’instant sont néanmoins réelles. Il était donc logique que la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) soit associée à cette audition et je vous remercie de votre invitation.

L’action de la DGSI sur le territoire national en lien avec l’Afrique suit trois axes. Je dirai d’abord un mot des conséquences éventuelles de la dégradation de la situation en matière de risque terroriste pour nos intérêts à l’intérieur de nos frontières. D’autre part, la DGSI, avec ses partenaires de la communauté du renseignement, notamment les renseignements territoriaux, suit des communautés étrangères ou des individus d’origine étrangère résidant sur le territoire national qui peuvent interagir avec la situation dans les pays dont ils ont la nationalité ou dont ils sont originaires. Enfin, je traiterai des manœuvres de déstabilisation informationnelle, qui s’appuient pour partie sur des structures ou des personnes physiques résidant en France ou pouvant y séjourner. Vous comprendrez que je m’abstienne de partager toute information relevant du secret de la défense nationale.

Il ne m’appartient pas de dresser l’état des lieux de la menace terroriste visant le territoire national. Vous le savez, elle est essentiellement endogène. Néanmoins, depuis une grosse année, les conséquences de l’existence des théâtres extérieurs que sont la Syrie, l’Irak et l’Afghanistan mais aussi l’Afrique pèsent à nouveau, de manière croissance, sur le niveau de la menace terroriste en France. En 2022, pour la première fois en six ans, la DGSI a déjoué un projet d’attentat impliquant deux individus qui venaient de rentrer en France et qui étaient en lien direct avec des opérationnels de l’État islamique en Afghanistan, ce que l’on n’avait plus vu pendant plusieurs années.

En Afrique, où la dégradation de la situation sécuritaire est très nette, les tentatives des groupes jihadistes de prendre pied sur ce continent ne sont pas nouvelles. Mais ce théâtre n’a jamais été très attractif pour les velléitaires ou les sympathisants djihadistes français. Pendant la période postrévolutionnaire en Tunisie, la permissivité à l’égard du groupe Ansar al-Charia avait conduit quelques Français avaient rejoint ce groupe au début des années 2010 ; il s’agissait certes de profils très sérieux qui ont ensuite combattu sur le théâtre syro-irakien, mais ils n’étaient que quatre en Tunisie. De même, de modestes filières s’étaient créées en Libye en 2015 et 2016 mais une dizaine de Français tout au plus y avaient rejoint l’État islamique. En bref, jamais au cours des dernières décennies les théâtres djihadistes africains n’ont conduit à la création de filières de départs de djihadistes français au niveau de ce que l’on a connu en Afghanistan et au Pakistan et surtout en Syrie et en Irak.

La période actuelle ne fait pas exception. C’est que l’accès à ces pays est bien plus compliqué que l’accès au théâtre syro-irakien et qu’à ce jour les groupes terroristes n’ont créé ni structures d’accueil ni réseaux de facilitation pour attirer ce type de combattants. De plus, mes collègues l’ont dit, ces groupes terroristes poursuivent à ce jour un objectif local et n’ont pas, pour l’instant tout au moins, le dessein de projeter la menace. Cela explique qu’aucun projet d’action terroriste en provenance de la zone africaine n’a été détecté ces dernières années visant le territoire national – ce qui ne signifie pas que nos intérêts n’ont pas été visés – et qu’à ce jour aucun ressortissant français n’évolue au sein d’un groupe terroriste en Afrique.

Ce cadre étant dessiné, je tiens à vous dire notre préoccupation quant à l’évolution de la situation, et donc notre vigilance. Nous observons en effet depuis quelques mois des signaux faibles : on constate l’attrait croissant de sympathisants djihadistes pour ce théâtre. Par « attrait croissant », j’entends quelques individus seulement, mais cela ne se voyait pas il y a deux ou trois ans. Ces derniers mois, trois projets de rejoindre une organisation terroriste africaine ont été détectés et déjoués. On est très loin des 1 400 individus qui avaient rejoint l’État islamique sur le théâtre syro-irakien, mais ce phénomène était inexistant il y a peu.

D’autre part, si la dégradation de la situation, qui a été bien décrite, vise avant tout nos intérêts à l’étranger, nous sommes attentifs à cinq facteurs susceptibles d’avoir des conséquences à moyen terme sur le territoire national. C’est d’abord la propagande très active de ces groupes terroristes. C’est ensuite que leurs succès tactiques contribuent à nourrir une image à nouveau dynamique des organisations terroristes, alors que l’attrait pour l’État islamique des velléitaires français pâtissait des revers militaires infligés par la coalition dans la zone syro-irakienne. C’est aussi le risque patent de voir des combattants francophones, notamment en provenance de pays maghrébins, rejoindre ces groupes terroristes et structurer des réseaux de facilitation ou d’échanges avec des sympathisants ou des velléitaires en France. C’est encore le gain territorial à l’œuvre, qui peut traduire une élévation capacitaire et donc peut-être aussi un renforcement de la capacité de planification d’actions extérieures. Enfin, nous devons être extrêmement vigilants pour éviter que des combattants se greffent aux flux migratoires et entrent sur le territoire national animés par la volonté de commettre un acte terroriste, ou que des profils radicalisés ou d’anciens combattants migrent vers l’Europe pour des raisons économiques mais qu’ils présentent des profils à risque compte tenu de leur parcours. Cela entraîne, en lien avec l’ensemble des services, des mesures très strictes de criblage aux frontières et d’interdictions d’accès.

La DGSI a pour autre mission cardinale la lutte contre les ingérences étrangères, ce qui l’amène à suivre les diasporas ou les individus d’origine étrangère résidant en France. Les crises, les coups d’État ou les tensions internes ont des conséquences sur les citoyens des pays concernés résidant sur le territoire national, même si ces communautés sont souvent de taille modeste et bien intégrées. Il s’agit parfois d’une immigration très ancienne, intégrée et présente pour travailler ou pour étudier, si bien que les conséquences en termes d’ordre public des troubles observés en Afrique sont restés très limitées sur le territoire national ces dernières années.

Nous suivons certains mouvements avec attention. Mais, globalement, les conséquences des troubles politiques en Afrique, en termes de sécurité publique sur le territoire national, sont réduites et contenues.

Sachez enfin que le ministère de l’intérieur est mobilisé à chaque fois qu’il nous faut réagir à des coups d’État ou des actions hostiles à nos intérêts.

Je conclurai par quelques mots sur les outils informationnels, devenus une arme aux mains de nos compétiteurs. Ces outils sont l’objet d’une veille par les services et par Viginum, le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères créé il y a deux ans, avec lequel la DGSI interagit. Le cœur de l’activité d’un service de renseignement intérieur est d’essayer de détecter et d’identifier les individus ou les organismes qui participent aux manœuvres informationnelles hostiles à notre égard, parfois manipulés par des puissances étrangères. Certaines ont été citées. En leur nombre, la Russie déploie le dispositif le plus élaboré, en tenant un discours qui touche la sphère panafricaniste francophobe. La DGSI suit et s’efforce d’entraver ces actions, en l’état du droit à chaque fois que c’est possible. Je me réjouis que la délégation parlementaire au renseignement (DPR) ait repris certaines propositions avancées par les services et se soit prononcée en faveur d’une réflexion sur une évolution du cadre légal et juridique qui nous permettrait d’être plus efficaces et plus réactifs dans notre lutte.

M. le président Thomas Gassilloud. Je vous remercie tous les trois pour ces interventions éclairantes et complémentaires. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

M. Jean-Philippe Ardouin (RE). Pour les Européens, l’Afrique est le symbole d’une perte d’influence et une source d’inquiétude lorsqu’un pays sombre dans l’instabilité. Depuis de nombreuses années, nous constatons avec impuissance les ambitions russes en Afrique. Quel regard portez-vous sur les activités du groupe Wagner sur ce continent ? Un rapport d’experts indépendants vient d’établir que cette société militaire privée a rapporté 2,5 milliards d’euros à la Russie. Son rôle demeure stratégique malgré la disparition de son dirigeant historique en août dernier et elle continue d’exploiter la principale mine de la République centrafricaine et d’extraire de l’or au Soudan, couplant profits indirects pour la Russie et développement de partenariats privilégiés. Nous devinons qu’elle entretient aussi des relations très étroites avec les armées de certains États africains pour nouer des alliances défensives. Elle s’est imposée dans plusieurs pays, sous les ordres de Moscou, notamment au Mali à la suite du retrait des forces françaises, à la demande de la junte au pouvoir. Comment s’articulent les autorités officielles russes et les sociétés telles que Wagner dans la stratégie d’influence de la Russie en Afrique ? Cette stratégie vous paraît-elle pérenne ? Comment la France y réagit-elle ?

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. Avant la tentative de putsch sur Moscou, la société militaire privée (SMP) russe Wagner procurait une offre sécuritaire de garde prétorienne à des régimes fragiles en échange d’une prédation économique ciblée, dépendant des pays considérés – ici, une mine, là une usine –, se nourrissant donc de la déliquescence des États. Depuis lors, la SMP Wagner n’a plus connu de croissance dans cette zone mais elle a conservé l’héritage. Ils sont donc toujours stationnés dans les pays où ils étaient établis et le troc prédation contre-offre sécuritaire locale à des régimes fragiles se poursuit. Dans les faits, le régime russe, qui essaye de récupérer l’héritage de Wagner à des fins différentes, procède à la découpe de la société Wagner par appartements.

La SMP Wagner exerce ses activités sans scrupule : exactions, s’il le faut, pour exercer ses fonctions de garde prétorienne et, dans tous les cas, désinformation de masse pour contribuer à maintenir artificiellement la légitimité des gouvernements en place.

M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. Pour compléter ce propos sur l’interdépendance entre cette SMP et des États faillis ou en quasi-faillite, je soulignerai que l’offre de Wagner s’articule en deux volets : formation d’une part, lutte contre des opposants/terroristes d’autre part – la définition dépend des circonstances ou des pays. Bien souvent, l’action de Wagner accentue les clivages ethniques, et les exactions mentionnées ciblent telle ou telle ethnie en fonction des régions dans lesquelles ils opèrent. Wagner est implanté dans un nombre de pays très limité : la Libye, la RCA et le Mali. Cela montre que si « l’offre Wagner » a semblé fasciner le continent africain il y a quelques années, certains pays en sont revenus, se rendant compte que l’activité de ce groupe avait un effet déstabilisateur sur les équilibres ethniques et pouvait entraîner une perte de souveraineté. Plusieurs chefs d’État africains ont compris le danger d’y avoir recours. Enfin, on ne souligne pas suffisamment les échecs de Wagner, notamment au Mozambique d’où ils ont été chassés quatre mois après y être intervenus.

Mme Caroline Colombier (RN). Le retrait de nos troupes en Afrique de l’Ouest nous impose de revoir notre positionnement stratégique dans la région. Nous semblons avoir été progressivement remplacés par des compétiteurs inattendus dans cette partie du monde, la Russie et la Chine, qui créent le sentiment anti-français sur place puis en tirent bénéfice. Ces puissances paraissent avoir pris une longueur d’avance dans le champ informationnel, transformant l’Afrique du Nord en champ de bataille potentiel pour les futurs conflits hybrides auxquels la France pourrait être confrontée. En écoutant les spécialistes invités par notre commission, on ne sait pourquoi la France s’est résignée à une posture défensive et réactive, principalement justifiée par des raisons diplomatiques. Cette doctrine a nui à notre capacité d’anticipation des crises et limité notre présence à une sorte de ligne Maginot minimale de défense de nos intérêts dans la région, ce qui nous a coûté cher ces derniers mois. Même si nous avons réussi à déjouer des manœuvres de désinformation au début de l’année 2022, ce succès marginal est loin de traduire une stratégie claire de la France dans la région. Pourtant, certains d’entre vous avaient souligné par le passé la nécessité pour vos services de recevoir des consignes nettes des autorités politiques.

Dans ce contexte, comment envisagez-vous de réorganiser vos services pour ne pas perdre pied en Afrique et pour conserver le renseignement d’intérêt militaire de qualité indispensable à notre liberté d’action dans la région ? Si une volonté politique s’exprimait pour faire de l’offensive la ligne directrice de notre action, quelles seraient les priorités stratégiques budgétaires et humaines ? Enfin, quelles évolutions du cadre juridique du renseignement souhaite la DGSI ?

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. Je n’ai pas le sentiment d’une dichotomie absolue entre offensif et défensif. Les deux axes d’action s’entrecroisent mais, face à des compétiteurs qui usent du mensonge de la désinformation, la France a fait le choix stratégique de ne pas entrer dans ce jeu-là, si bien que, pour ne pas perdre notre âme nous ne jouons pas à armes égales, ce qui peut donner une impression de fragilité. C’est le pari que, dans la durée, la parole française restera fiable. Quand nous observons des opérations de désinformation, nous les condamnons et nous pouvons décider de manœuvres d’entrave, qui restent secrètes. Tout n’est pas dans le monde visible mais sachez que la France se défend, y compris dans le champ informationnel.

La réorganisation du dispositif de renseignement français pour faire face aux menaces est permanente. Je vous ai indiqué que nous nous investissons davantage dans le Golfe de Guinée, pour contrer les nouvelles menaces au Mozambique et j’ai fait allusion à l’Afrique anglophone et lusophone. Nous continuerons de nous adapter en permanence, avec une agilité assez prononcée au regard du tempo habituel de l’administration française.

M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. Notre dispositif de renseignement évolue en permanence, singulièrement en ce moment. Tout part évidemment des accès, que nous adaptons en fonction des menaces, de l’acceptabilité des pays hôtes et de la capacité du renseignement d’intérêt militaire à s’adosser à des dispositifs de forces déployées en opération ou prépositionnées. Aujourd’hui, nous repensons à nouveau nos accès en essayant d’anticiper sur le temps long. Nous sommes parfois en décalage avec les dispositifs militaires parce qu’il nous faut créer des accès et capitaliser les informations dans la durée pour produire du renseignement. Repenser nos accès en Afrique signifie se diluer davantage et trouver d’autres partenaires, africains ou internationaux. Tous les services de renseignement troquent avec des partenaires étrangers. Il faut le faire sans naïveté et sans créer de dépendance ; cela fonctionne assez bien, mais il faut des monnaies d’échange. Enfin, nous essayons de progresser en matière d’innovations. Même si la technologie ne fait pas tout et que le renseignement humain est un volet essentiel de nos capacités, l’innovation technologique nous offre des accès dont nous ne pouvions bénéficier hier. Sur le plan budgétaire, je pense que nous nous accorderons pour dire que nous faisons un métier infini avec des moyens finis, si bien que quand bien même notre budget et nos effectifs seraient cent fois plus élevés, nous ne remplirions pas notre mission de façon exhaustive.

M. Nicolas Lerner. Le sujet de l’information, sensible à l’étranger, l’est encore plus quand on parle du territoire national où, la question du champ d’activité des services ou leur capacité de réponse peut très vite venir télescoper les principes constitutionnels de liberté de conscience et de liberté d’informer. C’est pourquoi je pense salutaire la définition d’un cadre relatif aux opérations de désinformation et à la manipulation de l’information. Le décret portant création de Viginum définit précisément ce qui relève d’une action publique et ce qui tient de la libre opinion. Qu’on le regrette ou qu’on s’en réjouisse, dès lors qu’on reste dans les limites de la loi, on est libre, dans notre pays, de penser que la France mène une politique coloniale en Afrique ou que le président Poutine mène en Ukraine une action salutaire.

Néanmoins, la manipulation de l’information par une manière trompeuse d’influencer l’opinion entre dans le champ d’action du service. Depuis quelques mois, grâce à la création de Viginum et à une attitude beaucoup plus offensive de nos autorités, un moyen d’action existe, parfaitement démocratique, qui est de décrire les manœuvres en cours et de les dénoncer. Ce fut le cas pour deux opérations hostiles. L’une était pilotée par l’Azerbaïdjan. L’autre – les étoiles de David apposées sur des murs parisiens – par la Russie ; nous en sommes convaincus même si une enquête judiciaire est en cours. Le Gouvernement a donc décidé de nommer et de dénoncer les compétiteurs auteurs de ces opérations. Tel est l’état d’esprit actuel, et je partage l’opinion du directeur du renseignement militaire au sujet de l’entremêlement des volets défensif et offensif de notre action : la France, en tout cas ses services, s’est adaptée au nouveau contexte d’agressivité stratégique, dit ce qui est, et répond.

Sur le plan juridique, deux propositions des services soumises à la DPR ont été reprises dans le volet public de son rapport annuel. Un mot, d’abord, sur le cadre général. Le service chargé de la lutte contre l’espionnage et les ingérences est confronté en France à trois comportements. L’espionnage, puni par le code pénal, consiste à récupérer des informations que l’on n’est pas censé avoir. De l’autre côté du spectre, la politique d’influence menée par les États vise à promouvoir leur modèle et leurs valeurs ; ce procédé est légal et la France mène elle-même une politique d’influence à l’étranger. Entre les deux, il y a une zone grise, l’ingérence, autrement dit la volonté d’un État d’agir au bénéfice de ses intérêts ou contre les nôtres en avançant masqué, utilisant à cette fin des relais qui taisent au nom de qui ils parlent. Cette zone grise pourrait être mieux prise en compte par la loi et c’est à quoi tendent nos propositions.

La première tend à créer un registre des représentants d’intérêts étrangers inspiré du Foreign Agents Registration Act américain, récemment décliné au Canada et au Royaume-Uni, pays qui ne sont pas connus pour être des démocraties moins efficaces que la nôtre. Ce dispositif vise à rendre obligatoire la déclaration des liens de soumission ou de dépendance à un État étranger. Cela ne signifie pas que l’on est empêché de mener une activité d’influence mais qu’il faut dire d’où l’on parle et quels liens préexistent. Il s’agit simplement de renforcer la transparence du débat public.

Notre deuxième proposition tend à pénaliser l’ingérence, et la création d’un registre nous y aiderait : toute personne qui ne dirait pas précisément au nom de quels intérêts elle s’exprime pourrait être sanctionnée. C’est sur ce terrain que le Royaume-Uni a récemment avancé.

Ces deux propositions ont retenu l’attention favorable de la DPR.

M. le président Thomas Gassilloud. Si l’on vous entend bien, l’ingérence serait alors considérée comme une forme de trahison ?

M. Nicolas Lerner. Oui. Le fait d’agir pour le compte d’une puissance étrangère contre nos intérêts ou pour défendre les intérêts de cet État sans le déclarer relèverait alors du crime de trahison, puni de vingt ans de réclusion criminelle.

M. François Piquemal (LFI-NUPES). Je vous remercie tous trois pour vos propos liminaires qui contribuent à éclairer tous les députés. Il est normal que nous parlions de nos intérêts nationaux, mais cette audition porte sur la sécurité en Afrique en général, et si la situation sécuritaire au Maghreb et dans la bande sahélo-saharienne intéresse particulièrement la France, bien d’autres événements méritent aussi une analyse de leur importance et de l’impact qu’ils peuvent avoir sur la sécurité du continent.

Avant d’y revenir, je vous interrogerai, étant donné les récents coups d’État survenus en Afrique, sur les moyens mis en place par les services de renseignement pour repérer d’éventuels signaux de contestation du pouvoir dans les cercles politiques et sécuritaires et au sein de la population. Quels étaient les dispositifs ? Comment la remontée d’informations s’est-elle faite ? Des divergences dans l’analyse du renseignement ont-elles conduit à des appréciations différentes de certaines situations ?

Alors que les activités armées du Mouvement du 23 mars, le M23, déstabilisent la zone frontière entre la République du Congo et le Rwanda et qu’un drame humanitaire perdure dans le Nord-Kivu, des élections vont avoir lieu dans ces deux pays ; comment pourraient-elles influencer la stabilité de la région ? Le conflit entre Israël et le Hamas se poursuit ; quels pourraient être les risques sécuritaires et le potentiel déstabilisateur de cette guerre pour l’Afrique ? Étant donné le risque d’accroissement de conflits liés aux problèmes climatiques ou à l’appropriation de ressources, quel pourrait être le potentiel déstabilisateur pour la région de la compétition entre l’Éthiopie, le Soudan et l’Égypte à propos de la gestion des ressources du Nil ?

Enfin, en soulignant qu’une intervention militaire ne suffit pas à offrir la stabilité à des peuples, vous avez mis en cause les responsables politiques locaux. Mais la France aurait-elle pu faire davantage pour obtenir de meilleurs résultats de ce point de vue ?

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. Vous comprendrez, Monsieur le député, que je ne puisse décrire précisément nos dispositifs de renseignement. De manière générale, tous les services s’attachent à faire converger les trois moyens de captation que sont le renseignement humain, le renseignement technique et le renseignement partenarial. L’exercice est très complexe, car le renseignement qui remonte peut-être positif ou négatif, il peut être faux, et ce peut être une mauvaise piste. Il faut combiner tout cela et analyser les renseignements recueillis avec un discernement qui n’est pas infaillible pour essayer d’en tirer une ligne directrice. Cela continue et je ne trahis aucun secret en vous disant que nous avons des sources humaines et quelques accès techniques en Afrique, et que la remontée d’informations est permanente. Il n’y a aucune rétention d’informations locales des services de renseignement en Afrique.

J’ai traité du résultat obtenu dans mon propos introductif et je le redis : un service de renseignement est un thermomètre, ce n’est pas lui qui fait monter ou baisser la température. Il observe des choses et en fait part. Il dit : « La température monte » ou : « Le régime semble aller à sa chute » ; ensuite, une étincelle se produit au hasard de l’Histoire. D’autre part, tous ces putschs sans exception ont été anticipés parce que nous avions tous sous les yeux des régimes déliquescents, mais aucun n’a été prévu précisément ni par les services de renseignements locaux qui sont les premiers concernés ni par les services de renseignement américains ni par les services de renseignement russes. L’instabilité en Afrique étant très forte, nous avons encore des inquiétudes sur la stabilité à venir de certains régimes.

La RDC est en effet dans une situation inquiétante. Les élections en RDC ont lieu en ce moment même et je ne sais comment elles évoluent mais ce sont effectivement des élections à fort enjeu. À ce stade, je puis seulement vous dire que la conscience collective est très forte qu’un embrasement est possible, et de grands partenaires locaux, tels l’Angola, et internationaux, la France et les États-Unis, tentent de calmer le jeu. Mme Avril Haines, la directrice du renseignement national américain, a fait une tournée locale et a obtenu une déconflictualisation provisoire avec des engagements respectifs, pour qu’au moins les proxies ne soient pas à l’origine d’une flambée régionale. On espère que cet accord local tiendra, mais comme dans toute situation de tension, le risque est fort.

M. le président Thomas Gassilloud. Iriez-vous jusqu’à assimiler les motivations des Rwandais à celles de Wagner ou cette comparaison vous semble-t-elle hasardeuse ? La prédation économique justifie-t-elle, ici aussi, des approches sécuritaires ?

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. Toutes les crises profondes dans des régions compliquées trouvent leur origine dans un mille-feuilles historique, économique, ethnique et sociologique. C’est pourquoi, si l’on s’en tient à une seule grille de lecture, quelle qu’elle soit, on ne répond qu’à une petite partie de la crise. À ne pas traiter le problème dans son ensemble, on en arrive à une paix intermédiaire mais la tension reste sous-jacente.

M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. Vous avez fait allusion à d’éventuelles divergences entre les services. Ce mot n’est pas adapté à la réalité de la situation ou à la façon dont nous travaillons ensemble ; il y a plutôt des complémentarités. Les échanges sont quotidiens entre les services de renseignement politique, de renseignement militaire, de renseignement économique et les experts du continent africain. Ils permettent des visions souvent complémentaires, parfois identiques, parfois pas exactement alignées. D’autre part, le renseignement produit ne nous appartient pas. Il est exploité au niveau politique ou, pour ce qui me concerne, à celui du chef d’état-major des armées.

L’instrumentalisation des crises à des fins électorales est récurrente en Afrique, avec des pics d’intensité avant les élections. On en voit un exemple aujourd’hui dans la région des Grands Lacs où certains acteurs politiques se sont efforcés de faire vibrer la fibre nationaliste pour mobiliser l’électorat. Mais le conflit lui-même, vieux de plusieurs décennies, a de multiples explications : un volet ethnique qu’il ne faut pas sous-estimer, la gestion de la croissance démographique et celle de ressources à très forte valeur ajoutée.

M. le président Thomas Gassilloud. Malheureusement, l’instrumentalisation des crises à des fins électorales n’est ni un monopole africain ni celui des régimes autoritaires.

M. Jean-Louis Thiériot (LR). Au nombre des outils d’influence il y a la diplomatie de l’armement et la fourniture d’armements. On sait que notre base industrielle et technologique de défense (BITD), historiquement très présente en Afrique, n’a plus les succès à l’export qu’elle a eus en d’autres temps. Comment analysez-vous cette évolution ? Est-ce que notre combinaison prix/produit ne correspond plus exactement aux besoins ? Est-ce lié à des choix politiques des gouvernements considérés ? Est-ce dû à une action particulière de nos compétiteurs stratégiques, puisque l’on parle de drones turcs et iraniens ? Quel rôle les services jouent-ils en cette matière ? Sur un autre plan, pourriez-vous faire le point sur la situation, difficilement intelligible, en Libye ?

M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. Ma sphère de compétences n’est pas la BITD à proprement parler mais plutôt ce que nous comprenons des souhaits des États africains en matière d’armement. Je vous répondrai donc de manière indirecte, comme je l’ai fait dans mon propos liminaire : nous constatons que les matériels utilisés sont de plus en plus létaux et montent en gamme et en technicité. Mais il faut être conscient des forces et des faiblesses du soutien que nos compétiteurs fournissent en matière d’armement. Ces matériels sont assez compétitifs ce qui correspond aux ressources budgétaires limitées de certains États africains ; on pense par exemple aux drones TB2 turcs et aux avions L-39 présents au Mali. Néanmoins, certains pays sont déçus par ces équipements. D’une part, ils ne sont pas toujours performants ; c’est notamment le cas d’armements chinois qui ne répondent pas aux espérances initiales de leurs acheteurs. D’autre part, il n’y a pas toujours de maintien en condition opérationnelle, singulièrement pour les équipements russes, la Russie se concentrant actuellement sur ses besoins propres au détriment des matériels vendus aux pays africains. Dans ce domaine, notre rôle est d’évaluer les capacités des matériels détenus par les armées africaines et les performances de nos compétiteurs pour aider notre BITD.

M. le président Thomas Gassilloud. Je rappelle l’argument de vente des Turcs : « La qualité européenne au prix des Chinois » Vu d’Afrique, c’est un argument qui fonctionne en général.

M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. Avec un bémol cependant : le drone TB2 turc était l’alpha et l’oméga au début de la guerre en Ukraine mais au bout de trois mois on n’en a moins parlé car il est brouillé et de ce fait inopérant. Les systèmes de brouillage sont encore peu répandus en Afrique, mais ils apparaîtront un jour.

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. Le conflit israélo-palestinien et la dislocation de l’Afrique sahélienne éclipsent la Libye, qui disparaît de l’actualité. La situation, effectivement assez difficile à comprendre, n’évolue pas beaucoup. Le processus de reconstruction politique, très lent, se fait avec la médiation des Émirats arabes unis et de l’Égypte mais il se heurte à la milicianisation du pays. Une multitude de milices locales tiennent des régions plus ou moins vastes dont elles se nourrissent comme de prébendes qu’elles ne lâcheront pas facilement pour se fondre dans une unité nationale retrouvée. Œuvre aussi en Libye une société militaire privée turque, la Sadat.

En gros, le pays est découpé en quatre zones. À l’est, la Cyrénaïque est toujours tenue par le clan Hafter, le maréchal, , essayant de transmettre l’héritage à ses fils et à des proches. La Tripolitaine, très fragilisée, très milicianisée, très morcelée, est tenue par M. Dbeiba qui ne peut guère sortir de Tripoli. Au centre, Misrata, héritage du comptoir turc, essaye de jouer une partition intermédiaire. Enfin, le sud, essentiellement contrôlé par des tribus nomades, n’envisage pas sa géopolitique locale comme nationale mais comme transnationale, sur l’axe migratoire sahélien. Les grandes puissances qui participaient au processus libyen sont désormais occupées à autre chose : la Russie, qui avait une ambition locale, se consacre à l’Ukraine, et l’Égypte regarde soudainement sa frontière Est.

M. le président Thomas Gassilloud. La Libye est en quelque sorte une peau de léopard de groupes semi-privés ou paraétatiques. On en revient quasiment à l’époque coloniale, avec des États qui ont du mal à assurer la souveraineté sur leur territoire et où des pouvoirs locaux se réinstallent.

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. Effectivement, et les États voisins, Algérie et Tunisie d’un côté, Égypte de l’autre, craignent évidemment le débordement de l’instabilité.

Mme Delphine Lingemann (Dem). Quel sera l’impact sécuritaire de la fin de l’opération Barkhane et de la dissolution du G5 Sahel, la force africaine conjointe de lutte contre le terrorisme soutenue par la France ? Quelle coopération sécuritaire pourrait être envisagée avec la Mauritanie et le Tchad ? Comment évaluez-vous le risque djihadiste pour cette région et par répercussion pour notre pays ?

M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. La fin de l’opération Barkhane et du G5 Sahel ont fragilisé les États sahéliens dans le domaine sécuritaire. Cette dégradation a été un élément déclencheur des différents coups d’État. La fragilisation régionale structurelle tient à plusieurs facteurs précédemment décrits. Les conséquences de ces événements sont d’une part, une fragilisation encore accrue en raison de la disparition d’une partie de l’aide dont bénéficiaient ces pays et dont ils ont choisi volontairement de se séparer, d’autre part l’extension de la menace terroriste, à la fois géographique et en intensité. Aujourd’hui, l’action terroriste s’exprime sur l’ensemble du territoire malien, y compris à proximité de la frontière sénégalaise, voire des frontières guinéenne et ivoirienne, et peut s’étendre au-delà, vers les pays du Golfe de Guinée. Cette tendance est donc plutôt négative. Les juntes coopèrent : les trois pays ont créé une association politique et militaire. L’évolution des pays sahéliens inquiète non seulement les pays du Golfe de Guinée mais aussi d’autres pays limitrophes comme le Sénégal et la Mauritanie. Les pays du Maghreb constatent également avoir moins d’influence sur les pays sahéliens, ce qui fragilise leurs frontières, avec des risques de déstabilisation interne, notamment au sud de l’Algérie.

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. J’ai dit dans mon introduction que nous avons des conséquences de l’évolution au Sahel une vision très pessimiste. Le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, affilié à Al Qaïda, qui a toujours pour objectif de construire un califat local, exerce une pression croissante sur les capitales sahéliennes. En outre se recrée une alliance de proximité avec la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA), qui rallume le feu sécessionniste au Nord Mali avec des jeux troubles entre visions califales et visions sécessionnistes. La tension avec les régimes des capitales est donc croissante. Bamako a réussi à revenir à Kidal, mais il ne faut pas imaginer que cette rentrée très symbolique soit une illustration de la solidité du régime au Nord-Mali, et il sera extrêmement compliqué pour le gouvernement central de se maintenir à Kidal dans les années qui viennent, d’autant que dans le même temps l’État islamique se construit un sanctuaire très fort. Nos inquiétudes sont encore avivées par les liens croissants entre l’État islamique en Afrique centrale, l’État islamique en Afrique de l’Ouest et l’État islamique dans le Grand Sahara. Ces connexions croisées qui se traduisent par des soutiens individuels, logistiques et doctrinaux rendront ces organisations encore plus résilientes.

M. Nicolas Lerner. Si l’on considère le nombre de morts causées, les principales victimes de ces groupes terroristes sont les populations locales des pays considérés. Sont aussi visés les intérêts français dans la région. Je précise à ce sujet que la DGSI est systématiquement saisie en judiciaire des attentats commis à l’étranger. Je l’ai dit, la menace visant le territoire national est aujourd’hui très limitée. Il n’y a aucun combattant français aux côtés des groupes terroristes évoqués qui, à ce jour, n’ont pas pour programme de projeter la menace ni d’ailleurs la capacité de le faire. Néanmoins, des signaux faibles appellent la vigilance sur l’attrait croissant pour ces groupes et sur la double menace que représenterait la création d’un califat territorial structuré : le risque que des populations francophones rejoignent ces groupes combattants, et le risque, par ricochet, que des liens directs s’établissent avec des velléitaires sur le territoire national.

Mme Anna Pic (SOC). Je prends la parole au nom du groupe socialiste pour suppléer ma collègue Isabelle Santiago, empêchée. Le rapport public de la DPR déposé le 29 juin dernier, qui s’appuie sur des entretiens et des auditions conduites avec les services que vous dirigez, détaille les stratégies d’influence et d’ingérence qui menacent les positions stratégiques françaises en Afrique. Il évoque une guerre d’influences, mentionne l’importation massive d’armes russes et chinoises, la mainmise du groupe Wagner sur les mines, l’intensification de la présence de la Chine dans le secteur bancaire et la multiplication des accords de formation militaire. Ces phénomènes se conjuguent au volet plus habituel d’une bataille d’influences par le biais de média de propagande tels que Russia Today et Afrique Media et le soutien de certains partis politiques par des régimes étrangers. Ces manœuvres ont abouti à l’abstention de dix-sept pays africains lors du vote, en mars 2022, de la résolution de condamnation de l’invasion russe de l’Ukraine. Comment ces faits n’ont-ils pas permis d’analyser les risques pour les intérêts stratégiques français de cette guerre d’influence dont nous avons subi ces derniers mois les premières conséquences ? Quels enseignements tirer du retard manifeste de la France à s’adapter aux nouvelles guerres hybrides ?

M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. La stratégie d’influence des compétiteurs est un sujet pris à bras-le-corps au niveau interministériel. Ces manœuvres sont anciennes, mais il existe effectivement des stratégies d’influence structurées chez certains de nos compétiteurs, et les Russes sont de ceux-là. À certains, on prête parfois des capacités supérieures à ce qu’elles sont. Face à cela, nous ne restons pas les bras ballants. La coordination ministérielle et interministérielle monte progressivement en puissance pour porter nos objectifs stratégiques et nos valeurs. Les services de renseignement coopèrent à l’action des structures d’influence en décrivant l’état de la menace et en aidant à porter les messages les plus efficaces possible.

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. En matière d’influence, l’enjeu principal des services de renseignements est de la détecter, dans ses deux registres. Il y a d’une part la manipulation de l’information, et nous nous efforçons de débusquer les usines à trolls et les auteurs de désinformation. Il y a d’autre part la partie influence, et en ce domaine il faut connaître les hommes et les réseaux ; c’est tout l’enjeu du renseignement géopolitique, que nous n’avons jamais perdu et qui consiste à démasquer les acteurs de l’influence de nos compétiteurs locaux. C’est le travail quotidien des services de renseignement, pour savoir comment s’exercent l’influence chinoise dans tel pays, l’influence russe dans tel autre, qui en sont les acteurs et quels sont leurs leviers.

M. Loïc Kervran (HOR). Je remercie, au nom du groupe Horizons, les hommes et les femmes des services de renseignement qui travaillent en Afrique ou sur l’Afrique dans des circonstances difficiles et parfois dangereuses avec un dévouement remarquable. Je remercie aussi le directeur général adjoint de la DGSE de nous avoir donné des exemples du succès de certaines de nos opérations d’entrave en Afrique, car il y a toujours un déséquilibre dans l’évaluation de l’efficacité de nos services, en raison du secret bien sûr, mais aussi parce que ce que l’on a évité est par définition difficilement mesurable.

Dans le passé, certains services ont justifié notre présence militaire en Afrique par la nécessité de maîtriser le risque de menace projetée. Vous avez tous indiqué que, pour les diverses raisons que vous avez exposées, ce risque est faible aujourd’hui ; dans ce contexte, peut-on imaginer maîtriser la menace projetée sans présence militaire française au Sahel, en tout cas sans présence permanente ? D’autre part, que font les services dans la lutte contre les réseaux d’immigration clandestine ? C’est une autre de leurs missions, assez récente et importante, singulièrement quand on entend l’ambassadeur de France au Niger rappeler que la junte nigérienne a dépénalisé le trafic d’êtres humains et libéré beaucoup de ses auteurs.

M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. En parlant de la menace, on en revient aux conséquences de l’évolution de notre dispositif militaire en Afrique. Ces dernières années, l’action française dans sa globalité – pas uniquement l’action militaire mais aussi l’action diplomatique, économique et culturelle – a permis de contenir la menace terroriste au Sahel, mais elle ne l’a pas éradiquée car elle n’aurait pu le faire seule. Le directeur général adjoint de la DGSE a souligné certains renoncements ou défaillances d’États africains dans la lutte contre le terrorisme et le fait que nous ne pouvions nous substituer à l’action indispensable de ces États dans tous les domaines. Alors que notre action a permis de contenir la menace terroriste depuis une dizaine d’années, ce sera beaucoup moins le cas désormais, comme on le voit déjà, avec l’extension de leurs zones d’actions et du nombre de victimes depuis le départ de la France du Mali, du Niger et du Burkina Faso où la situation a explosé depuis deux ans. Il faut donc distinguer le passé d’un futur certes difficile à écrire mais dont le directeur général adjoint de la DGSE a souligné plusieurs fois que les tendances, toutes très négatives, incitent au pessimisme à la fois pour ces pays et les pays limitrophes. Le concept de menace projetée sera probablement plus prégnant demain en raison de la fin de l’aide que nous apportions.

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. Que l’on ne se méprenne pas : la DGSE ne travaille pas à entraver l’immigration en cherchant les migrants. Je vous l’ai dit, notre action consiste à prendre la température pour permettre la prise de décisions par nos autorités. Aussi la DGSE s’efforce-t-elle de cerner la réalité objective du panorama des routes de migration pour disposer de l’image la plus actualisée possible des grands axes migratoires. D’autre part, elle agit sous le prisme de la traite d’êtres humains, en s’efforçant d’identifier les réseaux qui profitent de la misère humaine pour s’enrichir. Nous le faisons, hors nos frontières, avec nos moyens, soit avec des partenaires locaux quand ils le veulent et quand ils le peuvent, soit seuls. Une fois des trafiquants identifiés, nous lançons une coopération avec les services locaux pour essayer de les entraver. C’est à ce niveau que nous agissons, et ce ne peut être plus que cela. C’est aussi à cette fin que nous menons un dialogue avec tous les acteurs du Sud de la Méditerranée.

M. le président Thomas Gassilloud. Considérez-vous que le développement des flux migratoires lié à la désorganisation de cette région peut être un objectif recherché par la Russie dans sa lutte systémique contre l’Europe ?

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. Ce n’est pas caractérisé. Je pense que la Russie profitera de toute opportunité pour nous fragiliser mais aucun renseignement fiable ne me signale qu’elle utilise ce moyen à ce stade.

M. le président Thomas Gassilloud. Cependant, elle a utilisé ce moyen à l’Est de l’Europe.

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. La thématique était autre et la difficulté tenait aussi au protocole Cazeneuve conclu avec la Turquie.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous en venons aux questions des autres députés.

Mme Gisèle Lelouis (RN). Combien de Français sont présents dans des zones à risque ou qui peuvent le devenir ? Comment le contact est-il maintenu entre eux et nos ambassades ?

M. le directeur général adjoint de la DGSE. Je n’ai pas en tête tous les chiffres, tant les zones à risque sont nombreuses. Seul fait référence le site de conseils aux voyageurs du ministère des Affaires étrangères. C’est la voix officielle, avec une granularité précise des zones à risque. Notre mission principale, à laquelle nous nous consacrons chaque jour, est de protéger nos compatriotes, mais elle ne consiste pas à assurer la protection individuelle de tous les Français à l’étranger. Notre stratégie, difficile, est de pénétrer les groupes et les organisations de tous types qui nous menacent pour connaître leurs intentions et anticiper leurs attaques avant qu’ils les concrétisent. Notre sport journalier, que nous conduisons avec plus ou moins de réussite, est de pénétrer les groupes terroristes pour savoir quel est leur prochain coup, et les mouvements subversifs pour savoir comment ils vont évoluer, puis de faire remonter les informations sur les menaces vers le ministère des affaires étrangères pour assurer au mieux la protection des Français à l’étranger.

M. le président Thomas Gassilloud. Messieurs, je vous remercie.

Rapport d’information sur les défis de la cyberdéfense (Assemblée nationale, 17 janvier 2024).

Rapport d’information sur les défis de la cyberdéfense (Assemblée nationale, 17 janvier 2024).

par Theatrum Belli – publié le

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Theatrum Belli https://theatrum-belli.com/

Défense : au cœur des fêtes, célébrer nos soldats, c’est faire nation

Défense : au cœur des fêtes, célébrer nos soldats, c’est faire nation

Les fêtes sont un moment où nous devons penser aux militaires qui protègent les Français et célébrer la singularité militaire. Pour Thomas Gassilloud, « nous devons réapprendre à faire de la défense l’affaire de tous ». C’est ainsi que « nous renforcerons la communauté nationale », estime-t-il. Par Thomas Gassilloud, président de la commission de la défense nationale et des forces armées.

« En République, il n'y a pas d'usage de la force sans consentement démocratique. Même notre dissuasion nucléaire n'est pleinement crédible et durable que si les citoyens en comprennent les enjeux et adhèrent à ses exigences, pour soutenir la détermination du président de la République à défendre les intérêts vitaux de la Nation » (Thomas Gassilloud, président de la commission de la défense nationale et des forces armées)
« En République, il n’y a pas d’usage de la force sans consentement démocratique. Même notre dissuasion nucléaire n’est pleinement crédible et durable que si les citoyens en comprennent les enjeux et adhèrent à ses exigences, pour soutenir la détermination du président de la République à défendre les intérêts vitaux de la Nation » (Thomas Gassilloud, président de la commission de la défense nationale et des forces armées) (Crédits : DR)

 

Quelles que soient nos croyances, les fêtes de fin d’année sont le moment de dire nos attachements, de manifester notre joie, d’être ensemble et de former des vœux pour l’avenir. Elles sont aussi un événement national car, de familles en cercles d’amis, c’est toute la France qui se met à l’unisson. C’est d’ailleurs le sens profond des vœux traditionnels du Président de la République : en s’adressant à toute la nation le 31 décembre, il souligne que toute fête a une dimension politique et qu’elle est l’écho d’une espérance collective.

Deux leçons pour 2024

La fin de l’année 2023 pourrait nous en faire douter, alors que la guerre se déchaîne en Ukraine et à Gaza comme dans bien d’autres endroits du monde, et que notre société apparaît plus fracturée que jamais. Président de la commission de la défense et des forces armées de l’Assemblée nationale, je penche pourtant pour l’espérance. Le déplacement que je viens de faire en Jordanie auprès de nos militaires, en accompagnant le président de la République et le ministre des Armées, m’y invite. J’en ai retenu deux leçons.

D’abord, celle que nos armées sont la démonstration vivante et sans cesse renouvelée que notre communauté nationale est attractive et qu’elle mérite d’être défendue. C’est le témoignage des 20.000 Français qui, reflétant toutes nos diversités, les rejoignent chaque année malgré les duretés de l’état militaire. Car il faut le rappeler, leur engagement peut exiger d’eux d’être prêts à tuer, d’ordonner de tuer, de mourir peut-être. La loi veille à ce qu’ils ne se soustraient pas au risque car il n’y a pas de droit de retrait pour un soldat qui exécute une mission et dont la mort peut être un prix légitime.

Leurs droits politiques et sociaux sont en outre restreints pour qu’ils ne forment jamais une faction. Des procédures opérationnelles, des normes juridiques, un état d’esprit, le sens du sacrifice : voilà ce qu’est la singularité militaire qui n’est ni une identité ni le cumul d’avantages catégoriels mais l’engagement total de certains pour la sécurité de tous les autres. C’est une responsabilité pour nous tous que de veiller à ce que cette singularité ne soit pas dénaturée et qu’elle permette toujours de disposer d’une force prête aux plus grands périls.

La seconde leçon a ravivé une conviction de longue date : nos armées ne peuvent rien sans l’adhésion ni la participation de l’ensemble des citoyens. Pour résister à l’ensauvagement du monde, dans une société malheureusement chaque jour davantage archipélisée et matérialiste, où donner sa vie pour une cause supérieure devient un impensé, chacun de nos concitoyens doit se sentir concerné par notre défense.

Consentement démocratique

D’abord parce qu’en République, il n’y a pas d’usage de la force sans consentement démocratique. Même notre dissuasion nucléaire n’est pleinement crédible et durable que si les citoyens en comprennent les enjeux et adhèrent à ses exigences, pour soutenir la détermination du président de la République à défendre les intérêts vitaux de la nation.

Ensuite, et surtout, parce que chaque citoyen a un rôle à jouer, même si, depuis la fin de la guerre froide et de la conscription, nous en avons été déshabitués. Comment ? En s’attachant à comprendre le monde et les opérations militaires que la France peut y conduire ; en transmettant le sens du collectif à ses proches comme à ses enfants ; en étant présent lorsque la nation est célébrée ; en s’engageant par exemple dans le monde associatif ou comme réserviste ; en n’oubliant pas que notre résilience nationale repose sur les résiliences individuelles. Chaque citoyen doit donc se sentir acteur de notre défense et même avoir conscience qu’il est une cible potentielle de nos compétiteurs stratégiques, dès à présent dans les champs immatériels (cyberespace, champ informationnel, etc).

Doublement du budget de la défense

Au-delà du doublement exceptionnel du budget de nos armées sur la période 2017-2030, prévu par deux lois de programmation militaire, cette implication de tous est indispensable pour que notre défense soit réellement nationale et que nos armées professionnalisées puissent nous protéger en s’appuyant sur la nation toute entière. Autrement dit, la défense nationale ne doit pas être la seule affaire des militaires, qui ne représentent que 1% de la population active, réservistes compris. Ainsi nous pourrons renouer avec ce qu’appelait de ses vœux dès 1901, Adolphe Messimy, qui fut officier, député, ministre de la guerre puis sénateur, en promouvant « la naissance d’un esprit nouveau […], qui pénètre chaque citoyen, conscient désormais qu’il est personnellement responsable de la défense ».

Célébrer nos militaires lors des fêtes de fin d’années c’est promouvoir tout cela. C’est aussi se rappeler que, même si notre société ne manque pas d’imperfections à corriger, notre projet collectif mérite qu’on le défende et que sa pérennité dépend de l’engagement personnel de chacun d’entre nous. C’est ainsi, davantage encore que par les promesses de l’État providence, que l’on fera pleinement nation. Mes chers compatriotes, hissons-nous, individuellement et collectivement, à la hauteur du moment.

Très belle fin d’année à chacun d’entre vous.

PLF 2024 : rapport sur l’environnement et la prospective de la politique de défense

PLF 2024 : rapport sur l’environnement et la prospective de la politique de défense

Audition de l’amiral Nicolas Vaujour (CEMM), Assemblée nationale, le 5 octobre 2023

Audition de l’amiral Nicolas Vaujour (CEMM), Assemblée nationale, le 5 octobre 2023


 

M. le président Thomas Gassilloud. Mes chers collègues, nous recevons à présent le nouveau chef d’état-major de la marine, l’amiral Nicolas Vaujour, pour sa première audition budgétaire, dans le cadre du projet de loi de finances (PLF) 2024.

Amiral, je vous félicite pour cette nomination venant couronner un parcours exemplaire au sein de la marine nationale, qui vous a conduit à la fois à servir et à commander de nombreux bâtiments, des frégates de surveillance, des frégates de défense aérienne, des Aviso. Vous avez effectué des missions sur presque toutes les mers et océans du monde, mais vous avez également occupé de hautes fonctions tant à l’état-major de la marine qu’à l’état-major des armées.

Le PLF 2024 sera le premier exercice budgétaire de la loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030. La Marine, comme les autres armées, bénéficiera d’un surcroît de ressources, dans un monde marqué par des tensions croissantes. Je pense naturellement à l’Ukraine, mais également à l’Asie où nos compétiteurs multiplient des démonstrations de force, notamment dans l’océan Indien, qui constitue une zone cruciale pour nos approvisionnements énergétiques. Je pense également aux nouvelles formes de conflictualité dans de nouveaux espaces, comme le cyber ou les fonds marins, qui représentent autant de menaces que d’opportunités.

Face à ce contexte, notre commission éprouve trois préoccupations principales. De quelle manière ce contexte oblige-t-il la Marine à se transformer et dans quelle mesure les ressources supplémentaires apportées par la LPM y contribueront-elles ?

La deuxième préoccupation porte sur nos coopérations, en particulier avec nos partenaires européens, qu’il s’agisse de la coopération capacitaire ou de la coopération opérationnelle. Pourriez-vous nous préciser où en sont ces programmes d’armement, dans le cadre européen, otanien ou en bilatéral ? Je pense en particulier à celui des corvettes de patrouille ou à la guerre des mines.

Enfin, au-delà de la transformation des coopérations, une troisième préoccupation concerne les hommes et femmes qui servent dans la Marine. Nous sommes conscients des enjeux complexes d’attractivité et de filiation auxquelles les armées sont soumises, en particulier dans la Marine, dont les sujétions sont particulières, notamment en raison de l’éloignement. Un sous-marin nucléaire lanceur d’engins (SNLE) part parfois pour des périodes de soixante-dix ou quatre-vingts jours sous les mers. Je me souviens d’une discussion avec Alfost, qui me disait qu’il sera toujours possible de composer avec la technologie, mais qu’il est plus difficile de trouver des jeunes marins volontaires prêts à partir dans une « boîte de conserve » pendant de telles durées.

Amiral Nicolas Vaujour. Mesdames et Messieurs les députés, je suis très heureux d’être parmi vous aujourd’hui et tiens d’abord à rendre hommage à mon prédécesseur, l’amiral Vandier, qui a accompli pendant ses trois années de mandat un travail absolument extraordinaire, notamment pour renforcer la préparation au combat de la Marine. C’est un honneur de lui succéder et de poursuivre les projets qu’il a initiés.

Au cours de mon premier mois dans mes nouvelles fonctions, j’ai effectué la tournée des ports de la Marine. Je me suis rendu à Toulon, à Lorient, à Brest et à Cherbourg. J’ai également rencontré un grand nombre de mes partenaires internationaux à l’International Seapower Symposium organisé par la Marine américaine, où une centaine de chefs d’état-major de marine du monde étaient rassemblés.

Je retire de cette tournée un grand nombre d’enseignements. Nos marins sont déterminés, motivés et engagés dans l’ensemble des missions de la Marine, tous les jours de l’année, sous l’eau, sur l’eau, dans les airs, à terre. Nos jeunes font preuve d’un véritable sens de l’engagement et ont pleinement conscience des enjeux auxquels nous faisons face.

Nos états-majors travaillent pour les marins qui sont en mer. Ainsi, je leur demande toujours ce qu’ils accomplissent pour nos militaires en opérations, car il s’agit là de notre raison d’être. L’ambition qui m’a été fixée a pour objet de préparer une Marine de référence en Europe, mais aussi une Marine globale, puisque l’ensemble de nos territoires se répartissent partout à travers le monde.

Je voudrais commencer par répondre à votre première question qui portait sur la transformation de la Marine au regard du contexte stratégique. Je peux la reformuler de la manière suivante : quelle est la transformation de notre espace de manœuvre aujourd’hui ? Cet espace se modifie largement. Ces modifications entraînent des changements dans notre capacité à trouver des points d’accès, des partenaires sur qui nous pouvons compter — et qui peuvent changer au fil du temps — pour contenir les débordements de certaines grandes puissances qui veulent affirmer ou étendre leurs zones d’influence, pour protéger les approches non seulement outre-mer, mais également les approches dans les eaux autour de l’hexagone. De fait, l’ensemble de ces sujets me conduisent à dire que nous connaissons une véritable transformation de notre espace de manœuvre, dont nous devons tenir compte pour proposer de nouvelles capacités et modes d’action, afin de répondre aux crises qui émergent.

Votre deuxième question porte sur la coopération capacitaire. En réalité, celle-ci est native à un très grand nombre de nos programmes. Par exemple, nous avons construit des frégates Horizon avec l’Italie. Certains objets sont donc communs, dès le départ, surtout le système de combat, et notamment le système Aster. De la même manière, nous allons effectuer la rénovation des frégates de défense aérienne en coopération avec les Italiens.

Par ailleurs, je tiens à insister sur un point essentiel : nous avons travaillé sur une révolution technologique. Ainsi, nous transformons une fonction stratégique de la Marine, la guerre des mines, avec l’usage de drones. Cette transformation stratégique de l’ensemble d’une fonction, sa « dronisation », a été d’abord travaillée en coopération avec les Britanniques. Désormais, le démonstrateur a été créé et nous mettons en place une nouvelle coopération avec la Marine néerlandaise et la Marine belge. De fait, nous sommes constamment à la recherche de la meilleure solution. Avec mes homologues belges et néerlandais, nous effectuons le même pari, celui d’une guerre des mines qui sera demain une guerre dronisée. En revanche, les Belges et les Néerlandais vont choisir des options qui ne sont pas identiques aux nôtres ; mais l’essentiel consiste à pouvoir échanger pour évoquer les options qui seront retenues de part et d’autre. Il en sera de même demain, lorsque nous mènerons des évolutions.

En outre, dans le domaine capacitaire, nous continuons à travailler sur les missiles Aster. Le système de combat aérien du futur (SCAF) fait naturellement partie des réflexions avec nos partenaires. En résumé, la coopération capacitaire est native, dans la mesure où elle est absolument essentielle, d’une part pour répartir les coûts ; et d’autre part parce que les bonnes idées naissent de ces coopérations.

La puissance navale est fréquemment envisagée sous la forme de trois piliers : le nombre, la technologie et les savoir-faire. À partir de ce socle de trois piliers, il est essentiel d’ajouter un élément complémentaire: les partenariats. En effet, les partenariats renforcent la puissance navale : malgré le nombre de bateaux, la technologie et le savoir-faire, sans partenariat, il est difficile d’obtenir de bons résultats. Les partenaires offrent bien plus que la masse et ils fournissent également des accès, c’est-à-dire la connaissance d’une certaine zone. Ils apportent une vision du monde différente, qui nous enrichit.

Ces partenariats s’avèrent essentiels pour mener à bien les travaux d’interopérabilité, qui ne se résument pas à la connectivité. L’interopérabilité comporte certes une part technologique et des procédures, mais elle se fonde aussi sur la confiance. Ainsi, quand je me suis rendu à Newport, ma tâche était aussi de créer de la confiance, à travers des échanges. De la même manière, j’ai reçu hier mon homologue grec à Lorient. Cette capacité partenariale se manifeste aussi à travers nos déploiements dans le cadre des missions réalisées sous la bannière de l’Union européenne, notamment dans l’océan Indien. Elle intervient également au sein de l’Otan. Nous avons multiplié notre participation aux forces permanentes de l’OTAN par un facteur trois depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine.

Votre troisième interrogation concernait les ressources humaines. Lors de ma prise de commandement de la Marine sur le pont du Dixmude à Toulon, le ministre m’a donné une feuille de route et m’a confirmé que le premier des enjeux était celui de la fidélisation. À ce titre, je dresse ma stratégie RH selon trois axes : je dois donner envie de rentrer, je dois donner envie de rester et je dois donner envie de progresser. Dans ce cadre, je considère que les axes majeurs sont les deux derniers : la Marine a la chance aujourd’hui de répondre plutôt bien au besoin et parvient à recruter suffisamment. Cependant, je suis bien conscient que cette attractivité n’est pas gagnée à vie. Il me faut recruter chaque année 3 600 personnes, mais particulièrement dans des spécialités critiques au sujet desquelles nous menons des plans d’actions particuliers pour alimenter l’ensemble de notre filière. Ensuite, nous devons leur donner envie de rester. Nous disposons à ce titre d’un certain nombre d’objets qui ont été posés dans la LPM et qui vont entrer immédiatement en action. Enfin, nous devons leur donner envie de progresser, en leur confiant des responsabilités croissantes, pour les faire accéder à un grade supérieur. En résumé, nous mettons en œuvre une véritable stratégie pour conserver l’ensemble de nos talents, qui sont fort nombreux. Notre Marine est pleinement engagée pour remplir les missions qui lui sont ordonnées.

M. le président Thomas Gassilloud. J’ai particulièrement relevé votre évocation de l’ensemble des milieux dans lesquels la marine opère : sur la mer, sous la mer, dans les airs, voire dans l’espace, grâce à certains vecteurs. Je rappelle également que la haute mer représente 60 % de la surface mondiale — la France possédant la deuxième zone économique exclusive (ZEE) au monde — mais aussi que 60 % de la population mondiale habite à moins de 150 kilomètres des côtes, que 90 % du volume du commerce mondial de marchandises se réalise par voie maritime et que 99 % du trafic internet passe par les câbles sous-marins.

M. Yannick Chenevard (RE). La situation internationale conduit de nombreuses nations à réévaluer leur politique de défense. La politique de défense a longtemps été estimée comme secondaire, tant le monde devait, selon Hegel ou Fukuyama, sonner la fin de l’histoire, c’est-à-dire la fin des combats entre idéologies. Nous savons désormais qu’il n’en est rien. Cependant, les dégâts causés dans les esprits et dans certaines armées étrangères ont été considérables.

La France, comme la plupart des démocraties, n’y a pas échappé. Il suffit pour s’en convaincre de vérifier la non-exécution des LPM durant trente ans, jusqu’en 2018. En ce qui concerne la marine, à l’exception de la dissuasion nucléaire, qui a été totalement préservée, certaines capacités ont été conservées, mais parfois de manière échantillonnaire. À partir de 1990, notre marine a subi une véritable saignée, ses bâtiments de combat passant de 135 à 85.

Désormais, l’objectif du format 2030 est conforté par la nouvelle LPM. Des unités ont d’ailleurs déjà été livrées ou sont en construction. En 2024, un sous-marin nucléaire d’attaque (SNA) et une frégate de défense et d’intervention (FDI) seront livrés dans les forces. Des lots de torpilles lourdes Artemis, des bâtiments de guerre, des mines, des missiles mer-mer Exocet, ainsi que des robots sous-marins autonomes seront commandés. À Toulon, les bassins Vauban seront renforcés, tout comme les infrastructures à Brest. La livraison d’équipements connexes destinés à nos SNA et des hangars d’accueil des systèmes de lutte anti-mines marines futur (SLAMF) sera effectuée cette année.

La marine peut donc à présent regarder plus sereinement l’avenir dans un monde de plus en plus menaçant, dont l’économie bascule vers la zone indo-pacifique. Pour mémoire, en 2030, cette zone représentera 40 % du PIB mondial. La territorialisation et la contestation rendue possible, y compris par la force des espaces maritimes, nous imposent de renforcer nos outils de souveraineté à l’intérieur de nos onze millions de kilomètres carrés de ZEE.

Outre-mer, le remplacement de nos frégates de surveillance par des navires d’environ 3 000 tonnes devrait débuter à l’horizon 2030. Pouvez-vous nous éclairer sur la nature de l’armement de ces bâtiments et l’évolution du projet de construction de ces corvettes ? Nous avons d’ailleurs voté un amendement largement porté par plusieurs de nos collègues présents ce matin, qui, constatant les lacunes créées par la disparition des bâtiments de transport légers (Batral), envisage la construction de ce type de bateau. La définition du besoin est-elle en cours ?

Quelle évaluation pouvons-nous porter sur les SNA dits de nouvelle génération (SNA-NG) et des patrouilleurs outre-mer (POM) récemment admis au service actif ? Enfin, la zone maritime de l’océan Indien prendra, pour les années à venir, de plus en plus d’importance. De quels moyens de surveillance aérienne permanents devrions-nous nous doter ?

Amiral Nicolas Vaujour. Le PLF 2024, première marche de la LPM 2024-2030, symbolise bien la transformation de la Marine. S’agissant de la guerre des mines, nous allons effectivement disposer en 2024 du premier module dronisé de lutte contre les mines. Le prototype arrivera à Brest cette année. Au cours de ce PLF, d’autres modules seront commandés et nous initierons les travaux du bâtiment de guerre des mines. En 2024 seront également livrés un nouveau SNA, le Tourville ; un deuxième POM, qui ralliera son port-base outre-mer et la FDI Amiral Ronarc’h qui fera sa première sortie à la mer. Cette transformation capacitaire est en cours. Après une LPM de réparation, la LPM actuelle en est la consolidation, et vient produire des effets véritables pour les opérations que nous devons mener. La Marine se construit dans le temps long.

Ensuite, des travaux sont en cours sur la corvette hauturière pour mieux cerner les besoins et le cadre dans lequel nous pouvons l’acheter, ainsi que le type d’armement, qui doit être à la hauteur des menaces des zones de déploiements. Vous avez bien souligné que les espaces se durcissent, ce qui nécessitera des ajustements, notamment pour ces corvettes hauturières. Les études prennent précisément en compte les menaces auxquelles feront face ces bateaux. Pour le moment, je reste prudent, dans la mesure où le contrat n’a pas encore été signé.

S’agissant des bâtiments de type Batral, une demande d’étude a été déposée. À mon avis, notre stratégie sur les outre-mer est très pertinente. Elle stipule que chaque plot outre-mer doit pouvoir répondre à l’ensemble des enjeux auxquels nous faisons face.

Pour ce qui concerne les POM, je suis très satisfait de l’Auguste Bénébig qui a rallié sa zone, mais également du deuxième POM, qui est en train de terminer sa phase de montée en puissance, avant de rallier son port d’attache. Ils offriront de meilleures capacités d’autonomie et de déploiement. Je rappelle que plus de 40 % de nos eaux de souveraineté sont situées dans des espaces immenses, dans lesquels nous devons être capables d’aller loin et longtemps en équipage. Nous allons étudier notre capacité à pouvoir répondre à nos besoins de transport, en prenant en compte des bâtiments de soutien et d’assistance outre-mer (BSAOM) et les engins de débarquement amphibie standard et répondent de manière plus ou moins adaptée à nos problématiques.

Nous allons également bénéficier du renouvellement de la composante aérienne de surveillance des espaces maritimes grâce au remplacement de nos Falcon 200 par des Falcon 50, mais aussi grâce au futur programme Avsimar et à ses Albatros. Ici encore, ces aéronefs témoignent de la transformation de la Marine. En 2024, un Falcon 50 arrivera ainsi à Tahiti pour remplacer le Falcon 200 Gardian. En 2025, les Falcon 50 se répartiront outre-mer.

Je répondrai à la question sur la classe Suffren lors de la partie à huis clos.

M. Pierrick Berteloot (RN). La France possède le deuxième domaine maritime mondial, avec 10,9 millions de kilomètres carrés de ZEE, dont 97 % bordent ses outre-mer. Notre territoire national s’étend sur la totalité des océans, du Pacifique à l’océan Indien, de la terre Adélie à Saint-Pierre-et-Miquelon. Pour assurer notre souveraineté sur ces vastes étendues, nous disposons de 111 bâtiments, soit trois fois moins que les États-Unis et la Chine. Notre flotte est donc clairement sous-dimensionnée. Certes, nous avons fait un choix stratégique heureux pour notre marine il y a plusieurs années, qui a consisté à conserver la totalité de nos capacités stratégiques en pariant sur la complémentarité de nos forces et la polyvalence. Dans ce cadre, nos frégates multi-missions (FREMM) servent autant pour assister nos sous-marins que pour escorter notre porte-avions dans le cadre du groupement aéronaval. Nous disposons donc d’une pleine capacité d’action. Mais se pose alors un problème : nous sommes à flux tendu et ne disposons pas des forces nécessaires pour défendre notre souveraineté sur l’entièreté de notre territoire en cas de conflit de haute intensité.

Même en temps de paix relative, nous sommes de plus en plus contestés dans nos espaces ou ceux de nos alliés. Je pense par exemple aux tensions en Méditerranée orientale entre la Grèce et la Turquie, alors qu’Ankara promeut son projet Mavi Vatan. Nous devons également rivaliser en force avec des puissances parfois alliées, parfois concurrentes, qui arrivent à produire des navires lourdement armés en un temps record. Face à ces défis, la mobilisation d’une frégate ne suffit plus à asseoir une posture crédible. Je rappelle que la Chine met tous les dix-huit mois à l’eau l’équivalent de la flotte française et qu’elle affiche ses ambitions territoriales.

Pour complexifier encore la situation, d’autres théâtres d’opérations émergent. Je pense aux fonds marins où la présence de câbles et de pipelines en fait un lieu stratégique de premier ordre. Je pense en outre à la fonte des glaces et aux nouvelles routes maritimes qu’elle créera, mais aussi aux spéculations quant à la présence d’hydrocarbures nouvellement accessibles.

Enfin, nous vivons un monde multipolaire où des puissances commencent à contester à bas bruit, pour le moment, nos possessions ou celles de nos alliés. Au vu de ce PLF 2024, quelles seront les missions de la marine les plus en tension du fait de notre sous-dimensionnement ? En cas de conflit majeur, comment pouvons-nous nous adapter en conséquence pour demeurer crédibles ?

Amiral Nicolas Vaujour. Le binôme composé des patrouilleurs d’outre-mer et des avions de surveillance maritime permet d’obtenir de meilleurs résultats qu’auparavant : l’autonomie du patrouilleur permettra d’aller beaucoup plus loin et l’avion de surveillance maritime bénéficiera d’une meilleure autonomie sur zone. Nous y associons également la surveillance satellite de nos espaces maritimes.

Nous effectuons une surveillance précoce par les systèmes satellitaires, nous procédons à une vérification avec un avion et n’envoyons un bateau qu’au « bon moment » et au « bon endroit », de façon à être le plus efficace possible. Nous obtenons de meilleurs résultats dans la lutte contre la pêche illicite en Guyane, en Polynésie française ou contre le narcotrafic. Cette LPM marque, dans le sillage de la précédente, une évolution assez majeure en termes de volumes financiers. Aujourd’hui, nous remplissons nos missions et des partenaires nous demandent de les aider à lutter contre la pêche illicite, notamment dans le Pacifique.

La mission de protection de notre souveraineté est au cœur de notre action et, aujourd’hui, nous répondons aux défis auxquels nous sommes confrontés. Notre modèle doit s’adapter et le PLF le prend en compte. La Marine est soumise au temps long, notamment pour la fabrication de gros objets comme les SNLE de troisième génération ou le porte-avions. Cependant, le PLF offre une première marche et nous fournit des capacités pour structurer l’ensemble de ces programmes. Ensuite, face aux enjeux immédiats du temps court, nous devons être agiles et adaptables.

Lorsque je m’adresse à mes troupes, je mets précisément l’accent sur ces deux volets : la détermination du temps long et l’agilité du temps court. La détermination du temps long me permettra de conforter le format de la Marine que vous avez confirmé en LPM. L’agilité du temps court consiste pour moi, PLF après PLF, à embarquer une nouvelle technologie qui me permet de disposer de la supériorité au bon moment, au bon endroit, en fonction de la crise à laquelle je vais devoir répondre.

Or ces crises sont multiples et singulières. À chaque niveau de crise, nous devons ainsi répondre de manière différente. Lorsque nous protégeons nos eaux souveraines, nous agissons seuls, avec nos moyens. En revanche, face à une crise en Méditerranée ou dans l’océan Indien, nous nous efforçons de voir quels sont les partenaires avec lesquels nous voulons travailler. Dans l’océan Indien, nous avons créé la mission EMASoH-Agenor dans laquelle nous avons intégré tous nos partenaires européens pour protéger les flux économiques qui irriguent l’Europe. Ainsi, le gain que j’obtiens avec les partenariats me permet de renforcer, de mon côté, soit la protection de mes eaux souveraines, soit les missions qui me sont ordonnées. Sur le théâtre méditerranéen, nous pouvons travailler directement avec l’Espagne, l’Italie, la Grèce, mais également l’OTAN, en fonction de ce que nous voulons réaliser.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). De quelle manière l’inflation vous impacte-t-elle ? Quelles mesures mettez-vous en place pour essayer de la compenser ? Ensuite, nous avions évoqué assez longuement le système de drone aérien pour la marine (Sdam) lors de l’étude de la LPM. Quelles sont les perspectives de ce programme ?

Dans le programme 146, l’action 09.56 évoquant les missiles de croisière navals (MdCN) signale une baisse draconienne des crédits de paiement. Quels seront les effets sur le stock ? À l’action 10.75 concernant le patrouilleur futur, les autorisations d’engagement (1,4 milliard d’euros) s’éteignent, face à une augmentation des crédits de paiement. Que cela signifie-t-il pour l’état réel du programme ?

À l’inverse, pour le programme FlotLog, les crédits de paiement diminuent quand les autorisations d’engagement apparaissent maintenues. Que pouvez-vous nous en dire ?

Amiral Nicolas Vaujour. L’inflation a été prise en compte dans la construction de la LPM, mais également dans le PLF.

Nous sommes sur le point de parvenir à une très grande avancée technologique sur le SDAM. Des essais sont en cours sur la frégate Provence pour réaliser une manœuvre inédite : l’appontage automatique d’un drone hélicoptère sur un bateau, qui n’a jamais été réussi jusqu’à présent. Si nous y parvenons, il s’agira d’une véritable rupture en matière de drone.

Ensuite, une rénovation à mi-vie (RMV) est prévue pour le MdCN, comme pour tous les types de missiles, comme les Aster et les Exocet.

Pour le programme de patrouilleurs hauturiers, nous avons opéré un choix spécifique, en privilégiant des PME navales sur l’ensemble de notre territoire plutôt qu’un seul grand chantier, pour maintenir les savoir-faire et permettre à ces entreprises de participer à l’élaboration de la Marine..

Vous avez évoqué le programme FlotLog, qui s’appelle désormais « bâtiments ravitailleurs de forces » ou BRF. Nous venons de recevoir le Jacques Chevallier qui est parti pour une traversée de longue durée, qui a pour vocation de vérifier les capacités militaires du bateau. Cette phase de test nous en dira plus, mais nous en sommes déjà extrêmement satisfaits. Vous avez relevé des moindres crédits de paiement, mais ils sont liés au report du quatrième BRF en dehors de la LPM. Je ne le perds pas de vue pour autant et, au-delà, la manière dont ces BRF ont été pensés et construits est tout à fait remarquable.

À ce titre, il faut relever que les marines se distinguent par la capacité à capitaliser leur savoir-faire grâce aux retours d’expérience et l’implémentation de nouveaux systèmes. L’expérience recueillie en matière de défense aérienne a été introduite dans nos frégates Horizon, celle provenant des anciennes frégates anti-sous-marines a été réinjectée dans les FREMM. Aujourd’hui, le Jacques Chevallier bénéficie de l’expérience de nos anciens pétroliers ravitailleurs. Celui-ci permet de bien mieux gérer le ravitaillement en vivres, en gasoil, en eau ou en munitions. Il permet également de récupérer les déchets et de les valoriser à terre. Le deuxième BRF est rapidement attendu.

M. Jean-Louis Thiériot (LR). Amiral, bienvenue à bord. Nous vous accueillons avec plaisir pour la première fois dans cette commission. Nous gardons tous un très bon souvenir des auditions de votre prédécesseur, et je ne doute pas que l’excellence de La Royale continuera de s’exercer, de chef d’état-major en chef d’état-major.

Dans le cadre de la commission mixte paritaire, nous sommes parvenus à dégager des marches supplémentaires plus importantes, en début de LPM, notamment pour améliorer la préparation opérationnelle et la disponibilité des matériels ou des équipages. À cet égard, pouvez-vous nous donner quelques tendances sur cette première marche ? Quel est l’effet des décisions qui ont été prises ? Je comprendrais tout à fait si vous préférez me répondre lors de l’audition à huis clos.

Ensuite, pouvez-vous revenir de manière plus détaillée sur les coopérations en Méditerranée et dans l’océan Indien ? Lorsque nous nous sommes déplacés pour assister à un exercice de défense surface-air (DSA), nous avons rencontré une grande variété d’officiers généraux. À cette occasion, j’ai été frappé par la volonté de coopération existant dans le domaine naval, mais également par le concept de Méditerranée élargie promu par nos amis italiens, qui m’apparaît particulièrement intéressant.

Par ailleurs, je souhaite évoquer la guerre des mines. Pouvez-vous fournir des détails sur les principales différences entre l’approche de la marine française et celle de la marine belge dans ce domaine, que vous avez esquissée un peu plus tôt ?

Enfin, l’amiral Vandier insistait beaucoup sur le fait qu’il ne faut pas nécessairement fonctionner dans une logique de RMV, mais plutôt procéder à des améliorations de manière incrémentale sur les navires, tout au long de leur durée de vie prévisible. Où en sont les réflexions sur ce point ?

Je souhaite en outre approfondir la question de M. Chenevard sur nos futures corvettes. Certaines rénovations sont positives, mais elles peuvent parfois paraître incomplètes. Je pense notamment à l’exemple de la rénovation des frégates de type La Fayette, qui bénéficieront de sonars, mais pas de moyens de lutte anti-sous-marine (ASM). Comment est-il possible de traiter ce type de problématique ?

Amiral Nicolas Vaujour. Nous nous inscrivons dans une dynamique de consolidation de notre préparation opérationnelle, qui implique à la fois une disponibilité technique, mais aussi des exercices et des tests de nos systèmes. S’agissant de la disponibilité, la marine a mis en place des contrats verticalisés sur l’ensemble des bateaux, en sachant que 75 % des contrats de maintenance sont soumis à concurrence, ce qui nous permet à la fois d’intégrer de nouveaux entrants sur le marché, mais aussi de diminuer les coûts. La verticalisation se met d’ailleurs en place pour les contrats aéronautiques. Elle permet en outre d’offrir aux industriels une meilleure visibilité, grâce à des contrats pluriannuels qui sont soutenus, PLF après PLF.

Vous avez ensuite évoqué les coopérations. Celles-ci s’effectuent en fonction de nos intérêts et des zones spécifiques. En Méditerranée, nous avons vocation à échanger avec les Italiens, les Espagnols et les Grecs. Dans le même ordre d’idée, lorsque je regarde l’Atlantique, je parle avec mon homologue britannique. Nous échangeons ainsi des informations, de manière à conforter différentes postures et à œuvrer de manière complémentaire.

À ce titre, je poursuis l’initiative de l’amiral Vandier qui a instauré des exercices conjoints de préparation opérationnelle du haut du spectre avec la marine italienne. Sur le PLF 2024, nous allons ainsi réaliser en avril prochain l’exercice Polaris, de manière commune, la version italienne de l’exercice s’appelant Mare aperto. À cette occasion, nous pourrons travailler avec deux groupes, l’un avec le porte-avions italien Cavour et l’autre avec le Charles-de-Gaulle.

Nous sommes extrêmement satisfaits de travailler avec ces nations, avec lesquelles nous partageons un certain nombre d’enjeux. D’un point de vue stratégique, nous devons être capables de nous déployer ensemble et de transmettre le même message, en Européens.

Vous m’avez également interrogé sur la guerre des mines. J’ai déjà indiqué précédemment que cette guerre des mines correspondait désormais à la dronisation d’une fonction complète. Une expérimentation est actuellement menée à Brest, où un drone de surface qui tracte un sonar remorqué est téléopéré en temps réel par une équipe à terre, à l’aide de l’intelligence artificielle. Il s’agit de gagner du temps, dans le cadre d’une véritable rupture technologique, qu’il a fallu faire mûrir. Les enjeux étaient multiples : ils portaient sur l’autonomie des drones de surface et des drones sous-marins, mais aussi sur le système d’intelligence artificielle et la base de données. Le premier module de lutte contre les mines sera livré à Brest en mars 2024. Sur place, le bâtiment qui abritera le centre de commandement à terre du système de drone est en cours de construction.

Comme vous l’avez relevé, notre approche est différente de celle retenue par les Néerlandais et les Belges. Les systèmes de drone ne sont pas figés pour plusieurs d’années, ils évoluent régulièrement. Aujourd’hui, dans le système de guerre des mines, il existe quatre grandes fonctions : la détection, la classification, l’identification et la neutralisation. Les Français, les Belges et les Néerlandais ont opéré le même choix pour la détection et la classification : il s’agit d’un sonar tracté. En revanche, le système est différent pour l’identification et la neutralisation. L’émulation est saine entre nos différents industriels, dans ce domaine.

En outre, nous réfléchissons à la meilleure manière de mettre à l’eau le drone à partir du futur bâtiment de guerre des mines. Le design du drone sera commun et nos partenaires en disposeront avant nous, ce qui me permettra de bénéficier des leçons qu’ils tireront de leurs premières expériences, car nous avons pris la décision de partager l’information extraite du retour d’expérience. Cette rupture technologique est porteuse de risques, mais en travaillant ensemble, nous les mutualisons et les limitons.

Je vous remercie pour les crédits votés en direction des premières marches de la LPM. Ils nous permettent également de mettre en place deux programmes importants : ÉVOL SNA et ÉVOL Frégate.

Nous avons commencé ce travail avec la classe Suffren, sur laquelle nous mettons en place des évolutions, afin de conserver le meilleur niveau technologique pour nos équipements. Je veux développer l’injection d’innovation à bord des bateaux, le plus rapidement possible. À titre d’exemple, nous allons placer un data hub à bord de la Provence, pour bénéficier de la gestion de données massive et de l’intelligence artificielle sur ce bateau. Pour y parvenir, nous procédons par tests, en lien avec différentes PME.

Vous avez enfin évoqué la RMV des frégates de type La Fayette (FLF), dont j’ai été l’initiateur, lorsque je travaillais à l’état-major des armées. Celle-ci a été mise en place dans un cadre de très fortes contraintes budgétaires, à l’époque. Pour rénover le système de combat, nous avons ainsi choisi de nous inspirer de celui qui venait d’être développé pour le porte-avions. Dans la même logique, le sonar retenu a été celui de la FDI.

Aujourd’hui, je suis très satisfait de disposer des capacités que nous avons pu installer sur les FLF. Je rappelle que ces bateaux ne possédaient pas initialement de capacités anti sous-marines. Ces frégates disposent aujourd’hui d’un sonar, même si elles ne sont pas dotées de torpilles. Cependant, je dois souligner l’aide précieuse fournie par la DGA pour la RMV des FLF. Finalement, nous avons pu produire une action cohérente, qui a permis de prolonger la durée de vie de nos frégates, qui nous sont essentielles. Encore une fois, je suis satisfait de ce que nous avons accompli dans ce domaine.

En revanche, pour les FDI et les FREMM, nous nous attachons à réaliser une évolution continue, au fil du temps, pour intégrer les évolutions technologiques. Vous m’avez donné les vecteurs nécessaires, et il me revient désormais de les utiliser à bon escient.

M. Jean-Pierre Cubertafon (Dem). Amiral, permettez-moi tout d’abord de vous féliciter pour votre nomination. La marine nationale a toujours été très discrète au sujet des missions de ses sous-marins nucléaires d’attaque. Cependant, il semblerait que le 26 septembre dernier, un SNA de la classe Rubis ait fait surface à Tromsø, au nord de la Norvège. La présence d’un sous-marin nucléaire français dans cette base navale est inédite. Nous savons que le Grand Nord est stratégiquement important, tandis que les dérèglements climatiques ouvrent de nouvelles perspectives économiques.

Un budget précis est-il fléché sur la politique de la marine nationale pour les pôles, et particulièrement pour le grand froid ? Les États-Unis ont ainsi investi près de 1,8 milliard d’euros, depuis 2017, pour le financement de trois brise-glace polaires lourds. À titre de comparaison, le patrouilleur Astrolabe n’a coûté que 50 millions d’euros. La Marine nationale prévoit-elle des investissements significatifs afin d’améliorer son dispositif capacitaire opérationnel dans les zones polaires ? Jugez-vous par ailleurs que les investissements actuels sont suffisants ?

Amiral Nicolas Vaujour. Je ne peux répondre en séance publique sur les questions concernant le Rubis. En revanche, je peux vous indiquer que l’achat de l’Astrolabe a été effectué grâce à un montage innovant. Le bateau est opéré et entretenu par la Marine, il est doté d’un équipage de la Marine, mais il ne lui appartient pas. Les Terres australes et antarctiques françaises ont acheté le bateau, même si nous les avons aidées à monter ce programme. Nous l’opérons pour ravitailler nos terres en Antarctique et nos stations scientifiques. Nos allers et retours s’effectuent à partir d’Hobart en Australie. Ce partenariat assez innovant fonctionne très bien. En Antarctique, il n’existe pas réellement de menace militaire, mais nous y avons des intérêts. Nous garantissons le ravitaillement du pôle et nous profitons de ce bateau pour patrouiller dans les eaux de nos terres australes, notamment dans le canal du Mozambique, pour affirmer notre souveraineté dans notre ZEE.

Dans le Grand Nord et donc dans l’Arctique, la situation est différente puisque la compétition de puissances y est réelle. Dans cette zone, la « tectonique des puissances » est à l’œuvre, aidée par le réchauffement climatique, qui dévoile au fur et à mesure des terres et des fonds marins exploitables. Les puissances, notamment la Russie et la Chine, y sont présentes. Nous avons donc le devoir d’observer ce qui s’y passe. Je sais que l’Assemblée nationale a également établi un groupe d’étude sur les zones polaires, auquel nous sommes d’ailleurs associés.

Il y a quelques années un bâtiment de la Marine a emprunté le passage du Nord-Est. À cette occasion, nous avons eu l’opportunité d’emmagasiner des connaissances sur l’évolution du climat dans cette région. Plus globalement, il faut profiter de la période actuelle pour réfléchir à la manière dont nous, Français et Européens, voulons nous positionner sur ce grand sujet de l’Arctique. En ce qui nous concerne, nous déployons des bateaux dans le Grand Nord, en coopération avec les Norvégiens, mais également d’autres pays, pour mieux connaître et mieux appréhender cet environnement très particulier. Il y fait naturellement très froid et la navigation dans les glaces est particulièrement exigeante.

Mme Isabelle Santiago (SOC). Je m’associe à mes collègues pour saluer votre nomination. L’année 2024 verra la livraison de nombre de bâtiments à la marine, laquelle s’inscrit dans un programme de LPM sur le temps long. À ce titre, je rappelle avoir porté un amendement concernant des études à réaliser pour un deuxième porte-avions.

Les missions de la Marine se déploient sur un espace maritime extrêmement vaste, depuis la métropole jusqu’aux territoires ultra-marins et sont donc soumises à la « tyrannie des distances ». Pour exercer ces missions exigeantes, vous avez naturellement besoin d’hommes et de femmes. Par conséquent, je souhaite évoquer les contraintes en ressources humaines, que j’ai pu apprécier lors de divers déplacements sur les bases.

Pouvez-vous nous éclairer sur les mesures que vous envisagez de prendre pour faire face aux enjeux de l’attractivité et de la fidélisation, notamment auprès de la jeunesse ? Vous avez ainsi évoqué plus tôt le triptyque suivant : donner envie de rentrer, donner envie de rester et donner envie de progresser. Quelles actions menez-vous pour recruter des jeunes ?

Par ailleurs, je souhaite évoquer les outre-mer et les enjeux associés, tels la sécurisation des routes maritimes, des câbles sous-marins et des matériaux critiques et rares. Certains golfes, comme ceux de Guinée ou du Mozambique, représentent des zones clefs pour sécuriser les routes du commerce mondial. À ce titre, j’ai toujours considéré qu’à La Réunion, notre base militaire devait devenir un pôle de projection. Des travaux seront-ils effectués en ce sens pour y accueillir encore plus de bateaux ?

Amiral Nicolas Vaujour. Notre jeunesse est prête à s’engager à partir du moment où elle trouve du sens dans cet engagement. Il faut lui donner envie, d’abord en mettant en valeur le drapeau et l’histoire de notre Marine à travers les siècles.

Ensuite, en matière de ressources humaines, nous menons une bascule. Au préalable, nous recrutions des marins pour les transformer en spécialistes. Aujourd’hui, nous allons procéder de la manière inverse, ce qui modifie l’équation. Ainsi, nous avons créé un BTS nucléaire à Cherbourg, qui nous permettra d’alimenter la filière marine, pour disposer, demain, de responsables de réacteurs nucléaires sur le Charles-de-Gaulle ou dans des sous-marins. En lien avec l’Éducation nationale, nous allons contribuer à leur formation. De même, nous avons créé avec l’Education nationale des baccalauréats professionnels dédiés au monde naval, le dernier en date étant le « bac mécatronique ». Il s’agit d’une formation commune qui s’adresse à la fois aux mécaniciens et aux électriciens. Elle n’intéresse pas uniquement la Marine, mais aussi des grands groupes comme Naval Group ou CMA-CGM. Ces « mini-filières » permettent d’alimenter au bon niveau nos armées et nos industries.

Nous avons besoin de tous dans la Marine. Les mousses sont extraordinaires, ces jeunes ont envie de s’engager, mais malheureusement, ils n’ont pas réussi jusque-là à y parvenir. Nous leur tendons la main et sommes payés en retour. Lorsque je commandais le Chevalier Paul, un mousse barrait le bateau et il était fier, car nous lui faisions confiance. En résumé, notre axe majeur en matière de ressources humaines concerne l’adaptation de la formation pour être les plus efficaces possibles, au sein d’un dispositif gagnant-gagnant pour l’Education nationale, la marine et, de manière plus large, l’industrie.

Mais l’engagement ne porte pas que sur l’engagement initial, il se nourrit au quotidien. Je demande à mes commandants d’insister dessus lorsqu’ils exercent leur leadership. Nous devons conserver cette attention pour « l’escalier social », qui contribue aussi à la force de nos armées et de la Marine en particulier. Un marin embauché comme matelot est devenu amiral commandant aux Antilles. Un autre matelot est devenu un des commandants du Tourville. Opérateur sonar, il est devenu commandant de SNA. Nous devons absolument préserver cette richesse extraordinaire, donner envie d’embarquer, envie de progresser.

Vous avez également évoqué à juste titre La Réunion en tant que pôle de projection. La Réunion est au cœur de routes maritimes qui ne sont pas très connues, mais qui sont en réalité très importantes, comme la route de Malacca, au sud de l’Afrique du Sud. Lors de sa tournée de longue durée, le Jacques Chevallier accostera à La Réunion, ce qui nous permettra de tester la manière dont nous pouvons ravitailler non seulement un patrouilleur outre-mer, mais aussi une frégate.

M. Jean-Charles Larsonneur (HOR). Je vous remercie d’avoir évoqué la guerre des mines, y compris pour évoquer les infrastructures sur la base navale de Brest. Je vous suis également reconnaissant d’avoir mentionné la stratégie polaire. Il existe en effet dans ce dernier domaine une ébauche de programmation pluriannuelle, à travers une proposition de loi en cours d’élaboration, qui a pour objectif d’offrir une meilleure visibilité à la recherche, sur le long terme.

Je souhaite vous poser quelques questions, dont certaines pourront peut-être faire l’objet de développements lors de la partie à huis clos de cette audition. La première porte sur les réserves, auxquelles le PLF 2024 attribue 20 millions d’euros supplémentaires et 3 800 équivalents temps plein (ETP). Combien d’entre eux seront-ils dévolus à la marine et à quelle intention ? Au-delà, que voulez-vous faire de cette réserve ? Quelle est la doctrine retenue, quelles sont les missions envisagées ?

Ensuite, comment abordez-vous aujourd’hui les ressources humaines pour la période où le Charles-de-Gaulle et le porte-avions nouvelle génération seront tous deux disponibles simultanément ?

Enfin, je souhaite évoquer notre stratégie d’accès dans l’océan Indien, à laquelle je m’intéresse particulièrement. Je reviens de Djibouti, l’un de nos points d’appui dans la zone. Je souhaiterais que vous puissiez détailler l’ensemble des outils dont dispose la France dans cette région. Quelle est notre stratégie d’accès face à des stratégies de déni d’accès de plus en plus renforcées ?

Amiral Nicolas Vaujour. La LPM nous offre une capacité d’évolution majeure pour les réserves, que nous allons mettre en œuvre autour de plusieurs axes. Nous disposions d’une réserve structurelle, construite autour d’anciens marins, que nous conservions pendant cinq ans à dix ans, dans des domaines d’expertise de niche.

Désormais, l’évolution nous permet d’aller plus loin, à partir de deux axes. Le premier axe concerne le rajeunissement. Il nous faut profiter d’experts à la pointe des dernières évolutions. Je souhaite à cet effet évoquer un exemple spécifique. Aujourd’hui, pour donner des cours dans un domaine technologique pointu, je peux soit solliciter un réserviste opérationnel venant directement dans l’industrie pour nous instruire sur ce sujet. Nous créons des unités de réserve opérationnelle à Toulon et à Brest, qui vont nous permettre d’intégrer plus de jeunes, mais également des unités de réserve opérationnelle thématiques, dont les membres pourront intervenir ponctuellement, par exemple sur une journée ou une semaine.

Le deuxième axe concerne les Flottilles côtières, soit un axe de territorialisation sur l’ensemble de notre façade atlantique. Nous voulons mettre en place des petites unités territorialisées, qui puissent bénéficier des expertises, localement. Dans cette frange côtière entre 0 et 6 nautiques, nous n’avons pas nécessairement de besoin de grandes compétences, mais surtout de volonté, de bon sens et de présence. Ces premières flottilles côtières débuteront durant le PLF 2024, à l’été prochain. Je proposerai au ministre des lieux d’implémentation.

Ensuite, vous m’avez interrogé sur les enjeux des ressources humaines, en lien avec le porte-avions nouvelle génération. Pendant que le Charles-de-Gaulle sera toujours opérationnel, le deuxième porte-avions montera en compétences. Nous le qualifierons donc pour naviguer et recevoir des avions ; quand il sera prêt, nous transfèrerons la charge d’un bateau à l’autre. Ce rendez-vous se prépare dès maintenant : au titre du PLF 2024, nous embaucherons les marins du prochain porte-avions nouvelle génération. Les 74 matelots inscrits au PLF seront prêts à exercer des fonctions expertes lorsque le porte-avions sera livré.

La manœuvre est initiée et fait l’objet d’une surveillance évidemment toute particulière, puisqu’au sein du millier de personnes nécessaires pour armer l’équipage du porte-avions, nous aurons besoin de spécialistes, qu’il s’agisse de spécialistes des installations aéronautiques, de spécialistes nucléaires ou de matelots spécialisés. Cet effort débute maintenant et je remercie encore une fois le Parlement d’avoir initié cette grande montée en puissance, laquelle est évidemment stratégique pour nos armées et pour notre marine tout particulièrement.

Vous avez également évoqué Djibouti et notre stratégie d’accès. Je souhaite en profiter pour évoquer une unité dont je n’ai pas parlé depuis le début de l’audition, mais qui constitue l’une de nos « pépites », le Mica Center, situé à Brest. Le Mica Center est composé d’une soixantaine de personnes, dont 29 réservistes, qui assurent jour et nuit l’alerte au profit de notre marine marchande, tout particulièrement dans le golfe de Guinée et l’océan Indien. Cette structure a été créée en 2016. Ces soixante personnes travaillent directement au profit des opérations EMASoH-Agenor et Atalante.

Si vous prenez une carte du golfe de Guinée, y compris une carte anglaise, vous y trouverez le numéro de téléphone du Mica Center. Ce numéro permet de transmettre une alerte. Celle-ci est traitée par nos marins français, anglophones, qui sont capables de vous informer pour vous indiquer où se situent le bateau le plus proche ou les aides dont vous pouvez disposer. Cette capacité à traiter l’information maritime est à la fois unique et absolument essentielle. Nous la consolidons en permanence et nous l’ouvrons également à nos partenaires. Les Britanniques et les Espagnols y participent, et les Italiens pourraient nous rejoindre. Cette manière de procéder est reconnue par l’industrie maritime aujourd’hui et nous proposons à chaque armateur de s’inscrire volontairement, dans une démarche gagnant-gagnant.

M. Jean-Charles Larsonneur (HOR). Je tiens à indiquer à la commission que lorsque je me suis rendu à Djibouti, j’ai eu l’occasion de constater que nos amis américains font part d’un très vif intérêt pour ce système, qu’ils tiennent en très haute estime.

M. le président Thomas Gassilloud. Pour ma part, je souhaite vous soumettre une suggestion, amiral. Nous venons d’auditionner le chef d’état-major de l’armée de l’Air et de l’Espace, qui nous parlé de trois axes d’effort : la spécialisation, la territorialisation et la création potentielle d’une base aérienne de réserve, afin de disposer d’un vivier de recrutement. Le projet d’une base navale de réserve vous semble-t-il pertinent ? Elle pourrait par exemple être implantée à Marseille.

Amiral Nicolas Vaujour. Nous allons créer trente unités opérationnelles d’ici 2030, soit environ 5 000 réservistes, qui seront répartis sur la façade maritime mais également outre-mer. Je précise que le chef d’état-major des réservistes est lui-même réserviste. La structuration de la réserve est donc opérante et nous allons fournir les moyens nécessaires, en termes d’infrastructures et de capacités. Nous allons procéder de manière progressive mais, dès l’été 2024, nous créerons deux unités, avant d’évoluer en fonction des besoins complémentaires.

M. Frank Giletti (RN). Alors que l’ascenseur social est en panne dans une large partie de notre société, il ne faudrait pas que les armées soient elles aussi atteintes par ce phénomène. Parmi les critères d’évaluation qui me semblent intéressants figurent les commandements de nos principaux navires. Ainsi, parmi les principaux navires de la flotte française, quelle est la proportion de ceux qui sont commandés par des officiers non issus du cursus direct de l’École navale ? Les futurs tableaux de commandement intègrent-ils ce paramètre ?

S’il est parfaitement normal que les officiers recrutés par la voie directe commandent la plupart des navires de notre flotte, permettre à des cursus moins classiques, mais tout aussi exigeants, d’accéder à ces fonctions contribuerait à renforcer l’attractivité de notre marine.

Amiral Nicolas Vaujour. Aujourd’hui, 70 % de nos mousses deviennent quartiers-maîtres, 50 % de nos officiers mariniers étaient précédemment quartiers-maîtres et 20 % de nos officiers sont issus de recrutements internes. Ces éléments attestent de la part non négligeable de fonctions de commandement assurées par des marins qui ne sont pas issus de l’École navale. En réalité, le seul critère qui m’importe concerne la compétence. Je rappelle que le futur commandant du Tourville est un ancien matelot veilleur sonar.

Pour donner envie à nos marins de progresser, nous devons de notre côté jouer le jeu et montrer que la promotion interne fonctionne dans la marine. Le cas du commandant du Tourville permet de donner confiance à tous les autres. Le message est clair : allez-y, vous pouvez y arriver. Nous ne promouvrons pas un interne par obligation ou volonté d’affichage, la compétence prime. J’attends d’abord d’un chef qu’il soit un bon commandant, mais s’il s’agit d’un interne, je ne peux que m’en féliciter.

M. le président Thomas Gassilloud. Amiral, je vous remercie pour votre première audition en tant que chef d’état-major de la marine. Avant de passer à la partie à huis clos, je souhaite faire part de deux appréciations personnelles. Tout d’abord, je souligne votre parfaite maîtrise des sujets alors même que vous avez pris vos fonctions il y a peu. Ensuite, je tiens à signaler votre enthousiasme. Je considère qu’il s’agit là d’une condition importante pour attirer, fidéliser et faire progresser les marins.

Je vous propose à présent d’interrompre cette audition publique, pour passer à la partie à huis clos.

L’audition se poursuit à huis clos

M. José Gonzalez (RN). En 2015, la marine nationale expérimentait de nouveaux concepts de disponibilité opérationnelle à dix jours sur ses porte-hélicoptères. L’objectif consistait à assurer un maintien en condition opérationnelle (MCO) continu de ce type de navire : il s’agissait alors de limiter les arrêts techniques programmés en réalisant des tâches réglementaires hors périodes d’entretien. L’amiral Vandier avait laissé entendre que ce MCO faisait également partie de mesures palliatives prises pour les bateaux les plus anciens, afin de leur permettre de continuer à naviguer en sécurité pour les équipages.

Ce dispositif semble aujourd’hui concerner les frégates multi missions, dont les missions sont de plus en plus longues, notamment grâce au principe de double équipage. Elles opèrent aujourd’hui avec succès à l’étranger, comme ce fut récemment le cas aussi aux Émirats arabes unis.

Amiral, quel est votre vision de la normalisation du développement de systèmes continus pour les frégates multimissions (FREMM) ? Ce PLF 2024 permet-il d’envisager sereinement ce développement ?

Amiral Nicolas Vaujour. S’agissant du MCO en règle générale, je voudrais prendre un exemple personnel. Lorsque je commandais le Chevalier Paul entre 2012 et 2014, le MCO continu était employé sur ce type de navire. Trois niveaux techniques doivent être distingués en matière de MCO : le niveau 1 décrit ce que l’équipage peut réaliser ; le niveau 2, ce que l’industriel peut réaliser et le niveau 3, ce que seul l’industriel doit réaliser.

Il s’avère que les diesel alternateurs ont subi plusieurs pannes lors d’une mission opérationnelle. Nous nous sommes alors interrogés : fallait-il signaler l’indisponibilité du bateau ou tenter de le réparer ? Nous avons réuni les équipages, les mécaniciens et les spécialistes et je leur ai demandé s’ils s’estimaient capables de procéder à cette réparation. Devant leur réponse positive, j’ai pris la responsabilité d’engager cette opération, qui a réussi. J’en ai également rendu compte aux services de soutien, qui n’étaient pas satisfaits de cette initiative, dans la mesure où il s’agissait d’un problème technique de niveau 3, qui aurait donc dû être traité par l’industriel. Mais nous avons entrepris et réussi cette réparation.

Le MCO continu n’est pas tant une affaire contractuelle avec les industriels qu’une question de résilience. La question qui m’importe est la suivante : mes équipages sont-ils capables, au combat, de garantir la disponibilité d’un bateau, notamment lorsqu’ils sont confrontés à une avarie de combat beaucoup plus compliquée à régler que ce qu’ils ont « l’autorisation » de faire ? Face aux temps incertains qui nous font face, nous devons être en mesure de régler les problèmes par nous-mêmes. Aujourd’hui, nous développons ce MCO en continu, qui permet d’améliorer les compétences de nos équipages, afin qu’ils puissent les mettre en œuvre le jour où ils seront soumis aux mêmes problèmes. Le MCO continu arrive désormais à maturité.

Ensuite, le Suffren est une « bête de guerre », dont nous sommes très satisfaits. Le retour d’expérience des Rubis a permis de réaliser un très bon bateau pour diverses raisons. Il est particulièrement adapté à la lutte contre les sous-marins et il embarque un certain nombre de technologies. Le Suffren est notamment équipé d’une barre en X, qui le rend plus manœuvrable. Le MdCN ajoute une capacité militaire redoutable : il permet au sous-marin de s’approcher d’une côte sans être vu et de porter la frappe souhaitée. Le Suffren embarque également un petit sous-marin permettant de larguer des commandos en mission sans qu’ils ne puissent être détectés. Il s’agit là d’une rupture conceptuelle par rapport à la classe Rubis, lui permettant d’agir de manière plus efficace, dans le haut du spectre. Peu de nations sont capables de fabriquer un tel objet technologique, objectivement. Les stocks de MdCN sont connus et conformes aux besoins opérationnels et des crédits sont dégagés dès 2025 pour initier le programme de leur Rénovation à Mi-Vie (RMV). Il est plus difficile de réaliser une évolution des missiles au cœur de leur vie, tant il s’agit d’une technologie de haute précision. Il suffit pour s’en convaincre de visiter l’usine de MBDA à Bourges. Les missiles fonctionnent très bien et leur arrivée sur les Suffren nous permet d’élargir notre périmètre. La France et les armées françaises sont dotées d’une capacité à imposer une décision quand elles le souhaitent.

Ensuite, je souhaite revenir sur le déni d’accès évoqué en audition publique. Il est possible malgré tout de s’en extraire de différentes manières, en fonction des résultats escomptés. Pour des opérations de renseignement, des parachutistes peuvent être projetés à partir d’avion ou des commandos à partir des Suffren. Quand un pays menace nos intérêts et nos enjeux, le porte-avions est capable de projeter de la puissance régulière et nous permettre d’imposer notre volonté. De son côté, le sous-marin permet d’agir discrètement. En outre, dans les zones contestées, les manœuvres amphibies de l’armée de terre permettent de transporter des troupes jusqu’aux zones d’opération.

Nous avons heureusement conservé ces capacités. À l’heure où les accès se restreignent, nous pouvons proposer au CEMA des modes d’action robustes. Chaque armée apporte ses spécificités. Le groupe aéronaval permet de construire une bulle d’hyper-supériorité, en combinant les capacités du porte-avions et celles des frégates d’escorte, qui font partie des meilleures au monde dans le domaine de la lutte antimissile. Cette lutte sera d’ailleurs encore perfectionnée dans le cadre de la LPM, par l’amélioration de nos missiles Aster. Enfin, la veille coopérative d’impact permet de renforcer l’efficacité de notre système : nous faisons partie des rares nations capables d’intercepter des missiles supersoniques en très basse altitude.

M. le président Thomas Gassilloud. Amiral, je vous remercie.

“Formatées à souhait, nos élites politiques manquent de défense” (Octobre 2023)

Formatées à souhait, nos élites politiques manquent de défense” (Octobre 2023)

ASAF  – publié le 18 octobre 2023

https://www.asafrance.fr/item/l-esprit-de-defense-un-devoir-d-engagement-septembre-2023.html


Audition de M. Sébastien Lecornu, Ministre des Armées le 7 juin 2022 | Copyright Assemblée nationale

 

L’audition, le 18 octobre dernier, du délégué National de l’ASAF, le Colonel (h) Christian Châtillon, devant la commission de défense de l’assemblée nationale en témoigne

"Formatées à souhait, nos élites politiques manquent de défense" (Octobre 2023)

Le Colonel Christian Châtillon, Délégué national de l’ASAF a représenté l’Association lors de l’audition des Associations d’Anciens Combattants (dits du Groupe des 12) par les députés membres de la Commission de la Défense de l’Assemblée nationale le mercredi 18 octobre 2023.

Les 24 députés présents ont écouté attentivement les remarques des associations qui touchaient particulièrement les questions de revalorisation des pensions, des points de retraite, de la prise en compte des blessés et traumatismes de guerre, des conditions d’attribution de la carte du combattant et des questions mémorielles…

L’exposé de l’ASAF ci-dessous s’est avéré complètement inédit parmi ces remarques conventionnelles.

 

AUDITION de l’ASAF à la COMMISSION DÉFENSE de l’ASSEMBLÉE NATIONALE

le 18 octobre 2023
 

Monsieur le Président,

Mesdames et Messieurs les députés,

Je suis le colonel (h) Christian Châtillon, délégué national de l’ASAF et mandaté à ce titre pour vous faire part des remarques de notre association, reconnue d’Intérêt Général (IG) et créée il y a 40 ans pour soutenir l’Armée française.

Le contexte d’autrefois a bien changé, mais il est paradoxal de constater que nos Armées qui ont maintenant une bonne image auprès de la société civile ne parviennent pas à recruter suffisamment de personnels dont elle a besoin chaque année.

Le rôle de l’ASAF est de faire prendre conscience à nos concitoyens et en particulier à notre jeunesse que la liberté n’est pas un héritage définitivement acquis mais impose une condition fondamentale pour le conserver :

C’est L’esprit de défense de la nation.

Quelle formation, voire information l’État dispense t’il à notre jeunesse au sujet des Armées et de l’esprit de défense ?

Si on segmente les jeunes générations concernées, on distingue deux niveaux :

  • Le premier niveau concerne la jeunesse française dans son ensemble.
  • Le second niveau concerne plus particulièrement les futures élites dirigeantes.

Au premier niveau, il existe deux activités à l’action 8 du programme 169 pour sensibiliser notre jeunesse à l’esprit de défense :

1°- La Journée Défense et Citoyenneté (JDC), obligatoire jusqu‘à l’âge de 25 ans, a concerné cette année 802.567 participants pour un budget de 112,7 M €, ce qui a représenté un coût de 140,43€ par individu.

Or on remarque que cette JDC a notamment pour objet « la détection de la  marginalisation et de l’illettrisme ». On peut alors légitimement se demander s’il ne revient pas au Ministère de l’Éducation Nationale de financer cette JDC dont l’objet n’est pas vraiment consacré aux armées ni à l’esprit de défense.

2°- L’autre activité de l’action 8 est le Service Militaire Volontaire (SMV) d’une durée d’un an et qui a bénéficié en 2023 d’un budget de 52 M€.

Or dans les 6 centres métropolitains en activité, il n’y a eu au total que 1.230 stagiaires volontaires, ce qui a représenté un coût annuel par stagiaire de 42.000€ soit plus du double du coût de formation pour les élèves des classes préparatoires aux grandes écoles.

Ce qui suscite l’interrogation suivante :

Est-il concevable de conserver cette mesure hors de prix en l’état d’autant que seuls 25 volontaires sur les 1.230 ont rejoint les armées ?

En résumé, ni la JDC ni le SMV n’apportent de solutions satisfaisantes au développement de l’esprit de Défense chez nos jeunes, notamment en ce qui concerne le rapport coût/efficacité. Et ce n’est pas un Service national Universel (SNU), pourtant destiné à les remplacer mais aux contours encore flous, qui va donner à cette jeunesse un esprit de défense au travers d’une connaissance réaliste et concrète des armées.

Au second niveau, c’est-à-dire la formation de nos futures élites, la situation est bien plus préoccupante.

Il s’agit de la connaissance de l’institution militaire par nos futurs hauts fonctionnaires, les décideurs politiques de demain, formés à L’       École Nationale d’Administration (ENA) devenue depuis l’Institut National du Service Public (INSP) ou à d’autres Écoles relevant du pouvoir régalien, comme l’École Nationale de la Magistrature (ENM), l’Institut National des Études Territoriales (INET), l’École des Hautes Études en Santé Publique (EHESP), l’École Nationale Supérieure de Police (ENSP) ou bien encore l’École Nationale d’Administration Pénitentiaire (ENAP).

Le rapport Thiriez du 30 janvier 2020 proposait un tronc commun de formation à toutes ces Écoles. Pour rappel, ce tronc commun d’une durée de 6 mois préconisait un service national de 6 semaines, décomposé comme suit : une préparation militaire supérieure de 3 semaines et un encadrement du Service National Universel (SNU) de 3 semaines.

Rien d’exceptionnel, certes, mais plus sérieux quand même que la Journée Défense et Citoyenneté (JDC).

En fait, le rapport Thiriez a été soigneusement enterré.

Enfin et pour terminer, le 17ème rapport du Haut Comité d’Évaluation de la Condition Militaire (HCECM) daté de juillet 2023 préconise dans sa recommandation 11, je cite : « inscrire dans la durée la sensibilisation des élèves de l’INSP (ex-ENA) aux questions de défense et au monde militaire » fin de citation, rappelant ainsi une proposition identique formulée par le même HCECM dans son 13ème rapport paru en 2017 et non suivi d’effet.

L’exemple venant d’en haut, comment s’étonner alors de la désaffection de la société civile, à commencer par ses futures élites, pour une institution militaire dont elle ignore tout.

L’ASAF tient à dénoncer fermement ce manquement grave du pouvoir régalien.

Je vous remercie de votre attention.

Colonel (h) Christian Châtillon

Rapport au Parlement sur les exportations d’armement de la France 2023

Rapport au Parlement sur les exportations d’armement de la France 2023

 

Depuis 1998, le Gouvernement établit sous le timbre du ministère des armées un rapport sur les exportations d’armement de la France, qui répond à un impératif de responsabilité et de transparence vis-à-vis de la représentation nationale, et des Français dans leur ensemble.

Depuis 2020, ce rapport paraît dans un contexte de crises renforcé. Ces crises, anticipées dans le Livre Blanc de 2013, testent directement la pertinence de notre stratégie de sécurité et de défense. En 2020 et 2021, avec la pandémie de Covid-19 s’est posée la question de la résilience de la base industrielle et technologique de défense (BITD) dans un contexte de récession économique. En 2022 et 2023, le retour de la guerre aux portes de l’Europe pose une nouvelle question, celle de la capacité de la BITD française et européenne à intensifier et accélérer sa production. Dans un cas comme dans l’autre, les exportations constituent un élément clé de la réflexion, car elles influencent fortement le modèle économique de nos industriels. Dans le nouveau contexte d’économie de guerre qui s’impose à nous, nous devrons veiller à ce que nos exportations, tout en restant conformes à nos engagements internationaux, contribuent à une ambition de remontée en puissance de l’outil de production.

Les livraisons d’armement à l’Ukraine sont aujourd’hui particulièrement visibles car elles matérialisent, qualitativement et quantitativement, l’effort consacré par la France et ses partenaires pour aider un Etat agressé à se défendre de manière légitime, conformément à l’article 51 de la Charte des Nations unies. Elles reposent très majoritairement sur des cessions d’équipements de nos armées. Pour autant, cet effort ne doit pas masquer d’autres enjeux de long terme associés à nos exportations. La construction de la sécurité internationale avec nos partenaires stratégiques et la vitalité de notre BITD, auxquelles les exportations contribuent directement, se bâtissent sur des échelles de temps qui se comptent en dizaines d’années.

Nos prises de commande d’armement en 2022 ont atteint un niveau historique avec près de 27 Md€. Elles révèlent en cela une caractéristique de nos exportations : l’armement français n’est pas seulement apprécié au travers du Rafale, qui avec ses armements contribue très largement à ce chiffre, il s’impose comme une référence mondiale dans un large spectre capacitaire : missiles, frégates, sous-marins, artillerie, hélicoptères, radars, satellites d’observation. Cela tient à l’excellence des matériels produits par nos industriels et à la mobilisation sans relâche de « l’équipe France » qui entretient une relation permanente avec nos partenaires et clients potentiels dans toutes les régions du monde.

Dans les circonstances exceptionnelles que nous vivons, nos exportations d’armement continuent de s’inscrire dans le strict respect de nos engagements internationaux et nous maintenons nos efforts en matière de transparence.

Nous devons aussi préparer l’avenir. Les défis futurs à relever pour nos exportations d’armement sont multiples. Notamment, nous devons définir avec nos partenaires les modalités d’exportation des matériels issus des programmes en coopération, ainsi que ceux ayant bénéficié directement ou indirectement de financements européens tout en respectant la souveraineté de chaque Etat. Pour cela, il importe que les enjeux de notre politique d’exportation soient partagés, aussi bien sur les bénéfices escomptés pour nos partenariats stratégiques et pour notre souveraineté industrielle que sur des exigences essentielles comme le respect des droits de l’homme ou la lutte contre le détournement. C’est précisément l’objectif de ce rapport et de l’effort de transparence qui lui est associé.

Sébastien Lecornu

Ministre des Armées