Pour la première fois dans l’histoire, des soldats français vont monter la garde au palais de Buckingham

Pour la première fois dans l’histoire, des soldats français vont monter la garde au palais de Buckingham

À l’inverse, des soldats britanniques vont garder les portes du palais de l’Élysée.

8 avril 2024 
https://www.leparisien.fr/international/pour-la-premiere-fois-dans-lhistoire-des-soldats-francais-vont-monter-la-garde-au-palais-de-buckingham-08-04-2024-MOLSW7IYNNDNNMLTJTHQY44C7U.php

Un membre de la Garde républicaine française échange son chapeau avec un membre de la F Company Scots Guards de l'armée britannique après une répétition en vue d'une cérémonie spéciale de relève de la garde, à Wellington Barracks, à Londres, le 5 avril 2024. AFP/Benjamin Cremel
Un membre de la Garde républicaine française échange son chapeau avec un membre de la F Company Scots Guards de l’armée britannique après une répétition en vue d’une cérémonie spéciale de relève de la garde, à Wellington Barracks, à Londres, le 5 avril 2024. AFP/Benjamin Cremel
Une première historique. Ce lundi 8 avril, à 10h45 pétante, une trentaine de soldats de la Garde Républicaine française participeront à la traditionnelle cérémonie de relève de la garde devant Buckingham Palace, à Londres. La France est le premier pays non-membre du Commonwealth à participer à cette véritable institution britannique qui attire chaque jour de très nombreux touristes.

Cette grande première a été décidée à l’occasion du 120e anniversaire de l’Entente cordiale. La France et le Royaume-Uni, longtemps frères ennemis, ont signé une série d’accords de coopération le 8 avril 1904 à Londres pour améliorer leur relation ponctuée de nombreuses guerres.

« L’exercice militaire entre la France et la Grande-Bretagne n’est pas le même, les espaces non plus », relève le Lieutenant-colonel Nicolas Mejenny dans une vidéo de Force news. Les soldats français se sont entraînés aux côtés leurs camarades britanniques vendredi 5 avril pour être prêts le jour J.

Sur le parvis du palais de Buckingham, les 32 soldats français de la Garde républicaine seront rejoints par 40 gardes de la compagnie F Scots Guards, précise le Dailymail. Ils seront inspectés par le duc et la duchesse d’Édimbourg, le chef d’état-major général du Royaume-Uni (CGS), le général Sir Patrick Sanders, le chef d’état-major de l’armée française, le général Pierre Schill, et l’ambassadrice de France au Royaume-Uni, Hélène Duchene.

« Un symbole de la force de la relation entre nos deux pays »

Pendant ce temps, à Paris, 16 soldats de la 7e compagnie Coldstream Guards, coiffés de leur traditionnel bonnet à poil, le bearskin, vont rejoindre la Garde Républicaine pour assurer la garde présidentielle à l’extérieur du palais de l’Élysée. La aussi, il s’agit d’une première.

« Je suis extrêmement fier d’avoir été invité à partager ce moment avec nos amis britanniques, a commenté le chef d’escadron Guillaume Dewilde. Nous sommes comme des frères et sœurs, et célébrer ce moment ensemble est un symbole de la force de la relation entre nos deux pays. »

Même son de cloche côté britannique. « C’est un signe de la force de nos relations. Les Français font partie de nos amis les plus proches. Et qui sait quand nous pourrions avoir besoin l’un de l’autre ? », a déclaré le lieutenant-colonel James Shaw.

75e anniversaire de l’OTAN : discussions sur le choix du prochain secrétaire général

75e anniversaire de l’OTAN : discussions sur le choix du prochain secrétaire général

AP Photo/Peter Dejong

 

par Alban de Soos – Revue Conflits – publié le 4 avril 2024

https://www.revueconflits.com/75e-anniversaire-de-lotan-discussions-sur-le-choix-du-prochain-secretaire-general/


Au cœur du conflit en Ukraine et des élections américaines, notamment avec un éventuel retour de Donald Trump, le choix du prochain secrétaire général de l’OTAN apparaît comme crucial pour l’avenir de l’Alliance.

Traditionnellement menées à huis clos, les élections pour le nouveau secrétaire se dérouleront publiquement, avec une transparence totale. Officiellement, les alliés ont jusqu’à juillet pour élire celui qui prendra les rênes de l’OTAN le 1er octobre 2024, succédant ainsi à Jens Stoltenberg.

Cependant, le processus électoral est complexe et hautement diplomatique, impliquant notamment des consultations informelles entre les pays membres, qui proposent des candidats pour le poste. La décision n’est ensuite confirmée que lorsqu’un consensus est atteint sur un candidat.

De coutume, ce poste prestigieux a été occupé par des figures politiques européennes d’envergure, et deux candidats en lice, tous les deux crédibles, perpétuent cette tradition. D’un côté, Klaus Iohannis, président de la Roumanie, et de l’autre, Mark Rutte, Premier ministre par intérim des Pays-Bas.

Le choix du prochain secrétaire général façonnera significativement la trajectoire de l’Alliance

Dans cette élection, deux questions sont centrales : le niveau de soutien à l’Ukraine, et l’implication des pays d’Europe de l’Est dans les relations OTAN-Russie.

Les deux candidats partagent plusieurs points communs dans leur vision de l’OTAN. En ce qui concerne le conflit en Ukraine, le Premier ministre Rutte et le président Iohannis envisagent d’accentuer le soutien à l’Ukraine, et d’affirmer le respect du droit international et la recherche de solutions diplomatiques pour résoudre le conflit. Les deux leaders ont d’ailleurs exprimé leur solidarité à l’Ukraine et ont appelé à des mesures pour contrer l’attaque russe.

Concernant l’Europe de l’Est, ils souscrivent tous deux au principe d’ « équité historique », qui reconnaît les injustices passées, notamment celles subies par les nations longtemps dominées par l’Union soviétique, et qui promeut la recherche d’un « avenir plus juste ». Ce principe se manifeste dans les aspirations communes de l’Europe de l’Est et de l’Occident à rejoindre l’OTAN. À ce titre, Iohannis, président de la Roumanie, incarne parfaitement ce cheminement.

Néanmoins, le président Iohannis et le Premier ministre Rutte présentent des perspectives et des approches distinctes qui mettent en avant les divergences d’opinions au sein de l’OTAN.

La vision de Klaus Iohannis

La perspective du président Iohannis adopte une approche plus offensive comme il l’explique dans un manifeste publié sur POLITICO, en raison de l’emplacement géographique de la Roumanie par rapport aux Pays-Bas. En effet, étant donné la position stratégique de la Roumanie le long de la mer Noire et de sa frontière avec l’Ukraine, le pays est au premier plan des préoccupations en matière de sécurité régionale. À cet égard, il est probable que le président roumain plaide en faveur d’un renforcement de la présence de l’OTAN et de ses capacités de défense en Europe de l’Est. Cela pourrait impliquer des exercices militaires accrus et une augmentation de la présence avancée pour dissuader les agresseurs potentiels et rassurer les alliés vulnérables.

Iohannis a également mis en avant la contribution précieuse de l’Europe de l’Est aux discussions et décisions de l’OTAN, en insistant sur le soutien indéfectible apporté à l’Ukraine dans sa lutte contre la Russie. Il a d’ailleurs appelé les pays de l’OTAN à remplir leurs obligations en aidant Kiev dans ses aspirations à rejoindre l’alliance et l’UE. De plus, il préconise le renforcement de la coopération par le développement de partenariats plus ambitieux, tout en consolidant la base industrielle de défense de l’Alliance.

La vision de Mark Rutte

Bien que le Premier ministre Rutte n’a pas encore publié de document complet exposant sa vision stratégique de l’OTAN, il a déjà souligné l’importance de renforcer la coordination entre les nations européennes, mettant en avant la nécessité de maintenir l’ouverture à la communauté mondiale. Il semble que le Premier ministre Rutte accorderait une priorité à l’unité de l’UE dans la réponse au conflit, favorisant les efforts diplomatiques au sein de l’Union européenne, ainsi qu’un renforcement des sanctions contre la Russie et un soutien à la souveraineté et à l’intégrité territoriale de l’Ukraine.

Toutefois, les positions de Mark Rutte privilégieraient probablement les efforts diplomatiques pour résoudre le conflit. À cet égard, il a souligné le rôle central de V. Zelensky dans le lancement des négociations de paix. En établissant un parallèle avec les dialogues sur la sécurité lors de l’unification allemande en 1990, il souhaite aussi un engagement collectif des États-Unis, de l’OTAN et de la Russie pour discuter des arrangements futurs en matière de sécurité. M. Rutte a suggéré que ces discussions seraient cruciales pour garantir la stabilité en Europe.

La dynamique semble être propice à Mark Rutte qui a obtenu le 22 février dernier le soutien des États-Unis, du Royaume-Uni et de l’Allemagne, trois des plus importants pays de l’Alliance. Tous trois ont l’espoir qu’il saura tenir tête à la diplomatie trumpiste en cas de victoire républicaine à l’automne prochain, scénario qui hante les couloirs de l’Alliance.

Les tensions entre Grèce et Turquie pour le contrôle des îles égéennes

Les tensions entre Grèce et Turquie pour le contrôle des îles égéennes

 

par Grégory Gasnot – École de Guerre économique – publié le 14 mars 2024

https://www.ege.fr/infoguerre/les-tensions-entre-grece-et-turquie-pour-le-controle-des-iles-egeennes


Les tensions entre la Grèce et la Turquie au sujet des îles de la mer Égée n’est pas récent. Un des derniers évènements en date fut le cas de la crise de l’île d’Imia en 1995 où un cargo turc, le Figen Akat[i], s’est accidentellement échoué sur la côte. Le capitaine du navire avait refusé l’aide grecque en maintenant qu’il était en eaux territoriales turques. Quelques mois après cet évènement, un drapeau grec fut planté sur l’île par le maire d’une île voisine, action qui fut suivie par deux journalistes turc débarqués en hélicoptère sur l’île pour y installer leur drapeau. En réponse, Athènes fit dépêcher un navire de guerre pour y replanter le drapeau hellène.

Les différends entre les deux membres de l’OTAN est problématique et pourrait déstabiliser l’alliance si une guerre devait éclater. En effet, Erdogan mène des politiques venant à restaurer la grandeur de l’empire ottoman comme la politique de Mavi Vatan, Patrie Bleue, politique expansionniste visant à agrandir le territoire maritime de la Turquie.

Le contrôle des îles de la mer Égée permet à la Grèce de disposer d’un vaste territoire maritime de 6 milles marins autour de ces îles et un droit d’extension à 12 milles marins hérité de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer. De son côté, l’Assemblée nationale turque a émis en 1995 qu’un élargissement du territoire grec constituerait un casus belli[ii] craignant pour la souveraineté de ses côtes. C’est dans ce contexte que le conflit entre les deux pays s’alimente sur ce territoire à enjeux stratégiques.

Enjeux stratégiques autour des îles de mer Égée

Cet espace maritime regorge de ressources naturelles et constitue un atout majeur. La Grèce exploite ces eaux par la pêche, l’aquaculture et le transport maritime qui sont des piliers de son économie. De plus, des ressources énergétiques, gaz et pétrole, sont présentes en méditerranée orientale et les deux pays sont dépendants énergétiquement, un accès à ces ressources permet de réduire les dépendances de chacun des états aux importations d’énergie et de gagner en souveraineté, le contexte mondial actuel s’ajoute confrontant de plus en plus de pays à cette problématique. A ce sujet, la Turquie et la Lybie ont signé un accord de prospection d’hydrocarbures en octobre 2022[iii], qui succède à un accord de délimitations maritime entre les deux parties, suivi par l’envoi du navire turc Oruç Reis[iv] qui a opéré en méditerranée orientale et notamment au sud de l’île grecque de Kastellorizo. En parallèle la Grèce et l’Égypte ont conclu un accord bilatéral en 2020 sur la délimitation des zones maritimes d’exploitations d’hydrocarbures[v]. Ces accords s’accompagnent aussi d’un projet entre Israël, Chypre et la Grèce de gazoduc qui doit relier les champs de gaz naturels offshores israéliens. L’enjeu militaire de ces zones est tout aussi important, régulé par les différents traités de Lausanne en 1923 et de Paris de 1947 exigeants une démilitarisation de ces îles. Le large espace aérien découlant de la possession des îles égéennes permet à la Grèce de maintenir une surveillance sur ces dernières[vi]. Ce dernier point mène cependant à des discordes entre Athènes et Ankara.

Opérations de présence militaire en mer Égée 

Premièrement l’enjeu militaire est un des premiers terrains d’affrontement des deux pays. La militarisation de cette zone est un sujet contesté par le Turquie, en vertu des traités cités ci-dessus la zone se doit d’être démilitarisée. Des médias turcs produisent des reportages montrant des installations de troupes et d’équipements militaires ainsi que des photos de navires grecs déchargeant des véhicules blindés[vii]. Pour Erdogan ces interventions sont équivalentes à une menace pour la souveraineté du pays, à cette notion s’ajoute la multiplication d’accords de défense entre la Grèce et les États-Unis qui sont vu par les turcs comme une « occupation déguisée ». Lors du sommet européen de Prague le 6 octobre 2022 durant un discours du président Erdogan, le premier ministre grec a quitté le diner officiel menant le président turc à menacer le gouvernement grec en déclarant « Je peux venir soudainement une nuit ».

Le traité de Lausanne autorise cependant un « contingent normal » de troupes régulières sur ces îles, le ministère des affaires étrangères grec ajoute que la Turquie n’a pas participé à la signature du traité de Paris qui décrète que ces îles restent démilitarisées et que selon l’article 34 la de convention de Vienne sur la Loi des Traités, un traité ne crée pas d’obligation ou de droits pour un pays tiers. Cette justification est suivie par le fait que la création de l’OTAN et la démilitarisation est incompatible avec la participation d’alliances militaires, de plus le gouvernement grec affirme que les actions menées par la Turquie, invasion de Chypre en 1974, la violation de l’espace aérien grec et le maintien de troupes sur les côtes Anatoliennes représente une menace et le gouvernement grec est en droit d’exercer son droit de légitime défense.

Mavi Vatan, la politique expansionniste turc

La politique de Mavi Vatan turc est un point important des tensions entre les deux pays. Selon le ministère des affaires étrangères turc, la Grèce possède 43,5% du territoire maritime de la mer Égée contre 7,5% pour la Turquie, l’extension à 12 milles marins par la Grèce amènerait ces proportions à 71,5% pour la Grèce et 8,8% pour la Turquie avec 19,7% de hautes mers disponibles[viii]. Cet argument est appuyé par Ankara d’une question de proportionnalité par rapport à la surface continentale turque et revendiquent donc une zone économique exclusive qui correspondrait à une extension de la plaque tectonique anatolienne. Cet argument est cependant caduc, la plaque tectonique anatolienne ne se jette pas dans la mer Égée et ne prendrait donc pas en compte les îlots associés, de plus, la plaque tectonique sur laquelle la Grèce repose prendrait en compte une partie du territoire continental turc. La stratégie de la Patrie Bleue est provocatrice en englobe un large territoire pour prouver que la Turquie à le pouvoir d’accaparer ces territoires. Cette politique est comparée au Mare Nostrum de l’Italie fasciste et au Lebensraum de l’Allemagne nazie par des médias grecs et que l’objectif est d’absorber les mers, les terres et l’espace aérien grec.

Vers un apaisement des tensions entre les deux pays ?

Après leurs réélections en été 2023, le président Erdogan et le premier ministre grec Kyriakos Mitsotakis se sont rencontrés en vue d’un apaisement des tensions au sujet de la mer Égée. Les discussions, poussées par Washington voulant voir l’OTAN plus unie sous contexte de guerre en Ukraine, tendent à trouver des solutions au conflit égéen ainsi que pour Chypre. Un apaisement des relations entre les deux pays apportera une stabilité dans la région et que les deux pays pourraient en profiter économiquement. Cependant les conflits au Proche-Orient peuvent amener à un changement de direction quant à ces apaisements, la position des deux pays étant opposées, d’autres alliances pourraient se créer au détriment d’une accalmie des tensions.

Grégory Gasnot,
étudiant de la 27ème promotion Stratégie et Intelligence Économique (SIE)


Sources:

Casus belli of Turkey in the case of extending Greece’s territorial to 12 nautical miles, Parlement Européen, 23/10/2018.
Disputed Islands in the Aegean Sea: The Ongoing Conflict between Greece and Turkey, The Foreign Policy Council, 16/01/2023.
Eastern Mediterranean Pipeline Project, NS Energy.
En Méditerranée, « Erdogan déploie une stratégie qui consiste à s’affranchir de tous les traités internationaux », Libération, 14/08/2020.
Erdoğan konuştu, ‘EGAYDAAK’ yeniden gündeme geldi, Cumhuriyet, 03/09/2022.
Footage shows Greek deployment of armored vehicles on Aegean islands, TRT World, 2022.
Guerre des drapeaux en mer Égée, Libération, 31/01/1996.
La Libye et la Turquie signent un accord de prospection d’hydrocarbures, Le Monde, 04/10/2022. 
La Turquie renvoie son navire controversé en Méditerranée orientale, Les Échos, 12/10/2020. 
Le gazoduc Eastmed, une option compliquée pour diminuer la dépendance européenne au gaz russe, Le Monde, 12/03/2022.
Méditerranée orientale : la Grèce ratifie un accord avec l’Égypte sur le partage des zones maritimes, Le Figaro, 27/08/2020.
« Nous pouvons arriver subitement la nuit » : la Grèce menacée par la Turquie, La Voix du Nord, 05/09/2022. 
Pourquoi la Turquie et la Grèce ont accepté de geler le conflit et de regarder vers l’avenir, Middle East Eye, 18/09/2023.
Pourquoi la Grèce et la Turquie s’affrontent en Méditerranée orientale, Le Monde, 5/10/2023.
Tout comprendre à la (nouvelle) montée des tensions entre la Turquie et la Grèce, L’Express, 04/09/2022.
Unpacking the Conflict in the Eastern Mediterranean.
Το ζήτημα του Αιγαίου και το τουρκικό στρατηγικό δόγμα της «Mavi Vatan», Πτήση, 16/10/2022.

Notes

[i] Guerre des drapeaux en mer Égée, Libération, 31/01/1996. 

[ii] Casus belli of Turkey in the case of extending Greece’s territorial to 12 nautical miles, Parlement Européen, 23/10/2018.

[iii] La Libye et la Turquie signent un accord de prospection d’hydrocarbures, Le Monde, 04/10/2022. 

[iv] La Turquie renvoie son navire controversé en Méditerranée orientale, Les Échos, 12/10/2020. 

[v] Méditerranée orientale : la Grèce ratifie un accord avec l’Égypte sur le partage des zones maritimes, Le Figaro, 27/08/2020. 

[vi] Ministère des affaires étrangères grec

[vii] Footage shows Greek deployment of armored vehicles on Aegean islands, TRT World, 2022.

[viii] Ministère des affaires étrangères truc

Nouvelle-Calédonie : « non » à l’indépendance, quelles implications ?

Nouvelle-Calédonie : « non » à l’indépendance, quelles implications ?

JEANNE ACCORSINI/SIPA/2303191040

 

par Eric Descheemaeker* – Revue Conflits – publié le 19 mars 2024

https://www.revueconflits.com/nouvelle-caledonie-non-a-lindependance-quelles-implications/


Deux ans après la victoire du « non » à l’indépendance, la Nouvelle-Calédonie revient sur le devant de la scène avec l’examen prochain d’une loi constitutionnelle qui pérenniserait l’existence de deux catégories de citoyens français dans l’archipel, les « citoyens néo-calédoniens » et les autres. Derrière cette dangereuse proposition, c’est tout l’avenir de la Nouvelle-Calédonie française qui se trouve de nouveau posé : comment organiser et faire vivre ce territoire aujourd’hui, quand tout depuis 25 ans avait été conçu en vue d’une indépendance qui n’aura finalement pas lieu ? Cette nouvelle réalité pose des questions fondamentales à la fois de droit et de politique, qui sont d’une importance capitale pour tous les Français.

Le 12 décembre 2021, les électeurs de Nouvelle-Calédonie ayant le droit de voter lors des consultations sur l’autodétermination de l’archipel ont, pour la troisième et dernière fois, voté « non » à la « pleine souveraineté », synonyme d’« indépendance » pour ce territoire d’outre-mer situé à 17 000 km de Paris. La Nouvelle-Calédonie reste donc française, à tout le moins pour l’avenir prévisible.

La question, évidemment, est : Que fait-on maintenant ? Ce qui rend cette question particulièrement difficile, c’est qu’énormément de développements s’étaient produits (notamment institutionnellement) sur le « Caillou » depuis l’Accord de Nouméa de 1998. Celui-ci avait prévu un processus d’autodétermination (aussi dit de « décolonisation »), mais avait repoussé son échéance de 20 ans : c’est donc lui qui a eu lieu lors des trois échéances électorales – des « référendums », mais non-contraignants juridiquement – de 2018, 2020 et 2021. Or, ces développements n’avaient de sens qu’en tant qu’ils anticipaient une accession, précisément, à la pleine souveraineté dans l’ordre international. On a donné à la Nouvelle-Calédonie des institutions propres, détachées de la tradition française (un gouvernement collégial, un sénat « coutumier », etc.). On lui a progressivement transféré les compétences législatives dans tous les domaines ou presque qui ne ressortissent pas au régalien : l’idée était que le « oui » l’emporterait ; qu’il y aurait une « minute d’indépendance » pour satisfaire un besoin symbolique, puis que le gouvernement de la « Kanaky » nouvelle négocierait immédiatement un contrat d’association avec la France, par lequel elle chargerait cette dernière d’exercer ces fonctions en son nom, puisque même les indépendantistes les plus résolus n’ont jamais eu l’intention d’être réellement indépendants, c.à.d. de s’assumer sur la scène internationale. Les forces armées, la justice, la diplomatie, etc., auraient toujours été françaises (mais sous un drapeau différent).

Le paradoxe est donc que c’est un « oui » à l’indépendance qui aurait le moins changé la donne, puisque c’est en vue de celle-ci que tout avait visiblement été prévu. (Quant à la question de savoir si la France voulait réellement l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie, elle est en un sens sans objet. Quand on prend des décisions qu’on ne sera plus pour voir mises en œuvre, le plus probable est qu’on ne réfléchisse guère à ce qu’elles impliquent réellement. Elles demeurent de l’ordre de l’abstraction). A l’inverse, le « non » met un point d’arrêt brusque à une évolution qui se comprenait comme une dynamique dont le sens lui était donné par son point d’arrivée.

Maintenir le statu quo ?

Pourrait-on ne rien faire ? En un sens, oui bien sûr : on peut toujours ne rien faire. Cela veut dire perpétuer le statu quo qui prévalait en 2021. Il n’est pas impossible qu’on s’achemine vers un tel scénario tout simplement parce qu’il est le plus simple, notamment dans un contexte où les indépendantistes se refusent à négocier, conscients sans doute que leur refus de coopération rend plus vraisemblable une crise majeure (y compris violente), et que toute crise marcherait à leur avantage, en leur permettant de négocier, cette fois-ci, la sortie de crise en échange de concessions politiques majeures d’un gouvernement français toujours soucieux de ne pas « faire de vagues ».

Sur le plan politique, ce ne serait pas forcément, en soi, un désastre. Certes, les difficultés existantes sont considérables, et ne pourraient qu’être renforcées dans un contexte où les indépendantistes (qui rassemblent environ la moitié des électeurs, du Congrès, etc.) ne seraient plus animés par l’espoir d’un changement prochain. La Nouvelle-Calédonie a énormément de mal à faire face à ses nouvelles compétences législatives et exécutives. Elle demeure profondément divisée, géographiquement, socialement et ethniquement. Elle fait face à de graves difficultés économiques. L’instabilité politique est plus considérable encore qu’en Belgique, avec 17 gouvernements en 25 ans. Mais, après tout, l’Etat national n’est pas nécessairement en bien meilleure condition.

Il y a toutefois là au moins une difficulté majeure : c’est que certaines dispositions juridiques semblent, de fait, devoir être remises en cause, au sens où elles étaient nécessairement temporaires ; et leur remise en cause aurait forcément des conséquences politiques importantes. En ce sens, il ne semble pas possible de faire l’économie d’une réflexion plus générale sur ce que nous pourrions vouloir pour la Nouvelle-Calédonie française des décennies 2020 et suivantes (le Gouvernement avait initialement évoqué un projet, qui serait soumis à référendum, avant la mi-2023 : il n’étonnera personne d’apprendre que rien de tel ne s’est produit). Ces dispositions concernent avant tout le droit de vote aux élections provinciales et – ce sont les mêmes – au Congrès de Nouvelle-Calédonie : Congrès qui, de manière unique en France, a un véritable pouvoir législatif (et non simplement réglementaire), dans tous les domaines de compétence – encore une fois, la quasi-totalité des prérogatives non-« régaliennes » – qui ont été dévolues de Paris à Nouméa.

Depuis la LONC (Loi organique n°99-209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie, traduisant en termes juridiques l’accord, purement politique, de Nouméa entre partis indépendantistes et loyalistes, avec l’État en position d’arbitre), le droit de vote est en effet sévèrement restreint. Ne peuvent voter, pour simplifier (car les règles sont très complexes), que les citoyens français résidant de manière permanente sur l’archipel depuis l’Accord de Nouméa – il y a donc un quart de siècle – et leurs descendants. C’est ce qu’on appelle le corps électoral « gelé ». Ce corps électoral restreint est bien évidemment une entorse, unique dans le droit français, au principe du suffrage universel, qui veut que – sauf cas très particuliers comme les personnes déchues de leurs droit civiques par décision de justice – tous les citoyens ayant atteint l’âge de majorité puissent voter, et que leur vote compte chacun autant.

En tant que dérogation à un principe fondamental, inscrit dans notre loi suprême (art. 3 de la constitution de la Cinquième république), cette restriction au suffrage avait elle-même dû être inscrite dans la Constitution (art. 77, renvoyant à la LONC). Du point de vue du droit français, cela suffit à la rendre légale, puisque la loi fondamentale est la norme suprême (complications liées au principe de suprématie du droit de l’Union européenne mises à part, celui-ci ne s’appliquant pas en la matière). Mais la Cour européenne des droits de l’homme, qui n’est pas, elle, liée par la hiérarchie des normes en droit français interne, n’avait validé ces restrictions qu’en tant qu’elles étaient transitoires et s’inscrivaient dans un processus de décolonisation (arrêt Py c. France de 2005). Dans ces circonstances, il avait paru acceptable à tous de geler un temps le corps électoral, et ne donner la parole qu’à ceux présents sur l’île dans la très longue durée (leurs descendants remplaçant en quelque sort ceux qui mouraient au fil du temps). Mais l’idée avait toujours été que cette solution, parfaitement anormale au regard des principes les plus fondamentaux, était « transitoire » et prendrait fin avec le dernier référendum d’autodétermination (qui a donc eu lieu en décembre 2021).

Il s’agit là d’une condition ayant force de loi du point de vue de la Cour européenne des droits de l’homme ; du point de vue de l’ordre juridique français, les choses sont moins claires : il s’agit d’un impératif juridique et moral, qui a été partiellement inscrit dans le marbre de la Constitution, puisque le titre XIII dans lequel se trouve l’art. 77 s’intitule « dispositions transitoires relatives à la Nouvelle-Calédonie » (nous soulignons). Transitoires, certes, sans date d’expiration particulière, mais transitoires tout de même, par opposition aux autres normes qui, même si elles pourraient évidemment disparaître un jour avec la Cinquième république elle-même, n’ont pas de limitation de temps inscrites dans leur structure même.

Il va donc forcément falloir revoir cette norme. A cet égard, le projet de loi constitutionnelle déposé au Sénat fin janvier 2024, avant d’être examiné et voté, le cas échéant, par l’Assemblée nationale puis le Parlement réuni en congrès, est exceptionnellement problématique en ce qu’il prévoit, dans l’après-référendums (c.à.d. dans l’après-processus d’autodétermination), de continuer avec un suffrage restreint : moins restreint, certes, puisqu’on passerait à un corps électoral « glissant » (10 années de résidence, plus là encore les natifs de l’île y résidant toujours)1, mais restreint tout de même, et ce sans limitation de durée. C’est là un problème démocratique et politique majeur puisque, de manière unique sur le territoire de la République, le pouvoir constituant pourrait créer tout à fait officiellement deux catégories de citoyens français : les citoyens de première zone, ayant le droit de vote à toutes les élections2, et les autres, pouvant naturellement voter aux élections « françaises » (présidentielles, législatives, référendums [nationaux], etc.) mais pas aux élections calédoniennes (Assemblées de province/Congrès), dont encore une fois il convient de rappeler qu’elles sont beaucoup plus que des élections « régionales », puisque le Congrès a compétence législative sur l’essentiel des affaires de la cité (y compris le vote de l’impôt – on se souviendra bien sûr que l’exigence de no taxation without representation avait été, très largement, à l’origine de la révolte des colons américains ayant mené à l’indépendance des Etats-Unis).

C’est également un problème juridique majeur puisque, même si les juridictions françaises valideraient vraisemblablement toute norme inscrite dans la Constitution, la Cour européenne des droits de l’homme considérerait certainement cette restriction comme étant une violation de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (et notamment l’article 3 du protocole n°1)3. Les conséquences politiques en seraient exceptionnellement dommageables puisque, moralement du moins, le Gouvernement serait alors vraisemblablement obligé de demander aux deux chambres réunies en congrès de changer en urgence la règle – situation très humiliante, sans préjuger par ailleurs de la réaction des indépendantistes sur l’île, qui pourrait être bien plus violente alors que ne le serait un retour dès à présent au droit commun, à savoir que tous les citoyens français (majeurs) peuvent voter aux élections, sauf privation individuelle de ce droit, dûment justifiée, décidée par l’autorité judiciaire.

La citoyenneté calédonienne

Voilà donc une norme au moins qu’il va falloir réformer. Là où l’on voit que, dans un contexte calédonien comme ailleurs, « tout est lié », est que l’inscription à la liste électorale spéciale est considérée, depuis 1999, comme le revers d’une « citoyenneté calédonienne » : les Français qui sont inscrits sur cette liste sont « citoyens néo-calédoniens » (en plus naturellement que d’être citoyens, ou nationaux, français) ; les autres ne le sont pas (ils ne sont que citoyens français). Là encore, le but était transparent à l’époque. Il s’agissait d’identifier qui appartenait au « peuple calédonien » ; et le compromis historique de Nouméa était que les indépendantistes – essentiellement les autochtones kanaks – acceptaient que les autres (Européens notamment, appartenant donc au peuple « colonisateur », même si la plupart des Européens sont sans doute arrivés, eux-mêmes ou leurs ancêtres, après 1946, date à laquelle la Nouvelle-Calédonie a cessé d’être une colonie) pouvaient, en principe, être « de » Nouvelle-Calédonie eux aussi. En retour, les loyalistes – essentiellement les Européens (au sens d’originaires, eux ou leurs ancêtres, de France métropolitaine), ainsi que ceux qui ne sont d’origine ni kanake ni européenne – acceptaient que seuls ceux présents sur la longue durée sur l’archipel, à l’exclusion donc, notamment, de tous les Européens séjournant pour quelques années ou, même résidents permanents, trop récemment arrivés, auraient droit à la citoyenneté calédonienne. Au moment de l’indépendance, dont encore une fois tout dans cet ordonnancement supposait qu’elle adviendrait un jour, les non-Calédoniens seraient devenus étrangers (ce qui n’aurait pas nécessairement remis en cause leur droit de résidence, bien sûr) ; les « citoyens » Calédoniens, eux, seraient devenus « nationaux » calédoniens (sans exclusive d’une possible double nationalité « kanakyenne » et française).

Là encore, la question se pose du que faire. Si on ne fait rien, on institutionnalise sur le long terme l’existence de deux classes de Français. Si plus tard la liste électorale glissante est reconnue contraire à la Convention européenne des droits de l’homme, il faudra soit donner la citoyenneté à (presque ?) tout le monde, soit la découpler du suffrage, ce qui (i) la viderait de toute substance, et (ii) la rendrait vulnérable à d’autres contestations juridiques au nom de la violation de l’égalité des droits entre citoyens4. Le plus simple, là encore, serait donc d’y mettre un terme, d’autant qu’elle n’avait de sens qu’en tant qu’elle avait vocation à se transformer en citoyenneté à part entière dans l’ordre international (une nationalité donc). La conserver, même si cela pourrait sembler plus simple par calcul politique de court terme – ne pas « provoquer » les indépendantistes alors même que le titre n’entraîne aucun droit ou privilège en tant que tel – pourrait là encore avoir de graves conséquences à terme, en tant qu’elle continuerait à suggérer l’existence de deux catégories de Français en Nouvelle-Calédonie et, ce faisant, à laisser croire que le processus de décolonisation n’est pas réellement achevé. Tant qu’on maintient ces deux classes de citoyens, on maintient au moins implicitement l’horizon politique – l’indépendance – qui la sous-tendait, alors même que celle-ci a maintenant été définitivement rejetée : pas une, pas deux, mais trois fois.

Les institutions et leurs compétences

On le voit, une fois qu’on tire sur la pelote, certains éléments viennent tout seuls. La question est de savoir où ce processus de détricotage nécessaire prend fin. Le transfert de la compétence législative à la Nouvelle-Calédonie sur tous les sujets (ou presque) non régaliens est la suivante à devoir être examinée. Sur le plan des principes, deux choses semblent certaines : (i) même si elle découle elle aussi de principes constitutionnels « transitoires », on peut imaginer qu’elle soit pérennisée. On voit mal quelle norme de droit supra-constitutionnel pourrait la remettre en cause. Toutefois, (ii) on voit très mal ce qui politiquement pourrait justifier un tel ordonnancement, unique encore une fois sur le territoire de la République française, et dont la raison d’être évidente était la préparation à l’indépendance. La Constitution autorise naturellement (ou peut-être modifiée le cas échéant pour autoriser) toutes sortes de décentralisation, voire dévolution de certaines fonctions infra-législatives. Mais avoir deux autorités législatives sur le territoire de la République, une à Paris pour toute la République moins la Nouvelle-Calédonie (et toute la République pour les matières réservées, notamment régaliennes), et une autre à Nouméa pour la Nouvelle-Calédonie uniquement (sauf matière réservées), serait non seulement exceptionnellement bizarre sur le long terme – en situation de droit commun plutôt que d’état d’urgence, si l’on veut tenter ce parallèle – mais contraires aux principes premiers de la Constitution, notamment l’existence d’un seul peuple français, indivisible5. On voit donc, là encore, assez mal comment on échapperait à une renationalisation des compétences, ce d’autant plus qu’il est de notoriété publique que la Nouvelle-Calédonie a le plus grand mal à les exercer elle-même, ce qui est au demeurant peu surprenant venant d’un territoire de 270.000 habitants situé aux antipodes de la métropole, et n’ayant jamais eu besoin de former ses propres enseignants, médecins, administrateurs, etc. Cela, bien sûr, n’empêcherait en rien que ces prérogatives soient exercées, par l’Etat central, de manière déconcentrée à Nouméa : cela est parfaitement en accord avec la lettre, et d’ailleurs l’esprit, du droit français depuis le début du mouvement de décentralisation il y a plus de 40 ans de cela.

Mais, évidemment, plus on retire de compétences à la Nouvelle-Calédonie, plus se pose la question de la raison d’être de toutes ces institutions créées en 1999, et qui existent tant bien que mal depuis : le Gouvernement, le Congrès, le Sénat coutumier, etc. On peut bien sûr changer le périmètre d’action de certaines institutions – les prérogatives d’un conseil régional ou départemental, par exemple – mais il y a à cet exercice des limites inscrites dans la raison d’être même de ces institutions. Avoir un « congrès » qui ne vote pas la loi semble ainsi une contradiction dans les termes, sauf à accepter que les mots n’ont d’autre sens que celui, fluctuant, qu’on voudra bien leur donner. De même pour un « gouvernement » qui n’ait pas le pouvoir d’exécuter les lois. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de solution intermédiaire possible entre le jacobinisme uniformisateur qui a imprégné l’histoire française depuis la Révolution, et l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie qui aurait abouti à l’existence de deux pays distincts (même « associés »). L’exemple de l’Ecosse, qui possède son propre gouvernement et son propre parlement à l’intérieur du Royaume-Uni, de manière permanente et qui fonctionne relativement bien (même si bien sûr l’histoire est très différente : l’Ecosse n’est pas une ancienne colonie ; c’est l’un des deux royaumes dont l’Union, en 1707, a donné naissance à la Grande-Bretagne) peut ouvrir certaines pistes. Mais cela n’empêche pas (i) qu’il faudra sans doute revoir de fond en comble les compétences qui pourraient être transférées (lesquelles, dans quelle mesure, pourquoi, comment, etc.) ; (ii) qu’on aura du mal à justifier sur le plan des principes, hors processus d’auto-détermination qui, encore une fois, est désormais achevé, pourquoi une telle réflexion devrait s’exercer au profit exclusif de la Nouvelle-Calédonie. Traiter la Nouvelle-Calédonie de manière dérogatoire – pire encore, continuer à donner pouvoir de décision aux Calédoniens eux-mêmes, à travers ces entités mal identifiées (dont on comprend mal quelle légitimité intrinsèque elles ont) que sont les partis politiques « indépendantistes » et « non-indépendantistes » – perpétue l’idée que le sort des Calédoniens appartient aux Calédoniens (uniquement). Sous sa fausse évidence, cette idée postule en réalité une forme de proto-indépendance : sur le plan des principes, les décisions concernant la Nouvelle-Calédonie n’appartiennent pas plus aux Néo-Calédoniens que celles concernant la Bourgogne aux Bourguignons, ou Paris aux Parisiens. C’est toute la nation qui est concernée, et toute la nation qui décide : autrement, elle n’est déjà plus une6.

Les symboles identitaires

Paradoxalement peut-être, les « signes identitaires » que la LONC avait permis à la Nouvelle-Calédonie d’adopter – drapeau, devise, hymne, etc. – sont peut-être les moins problématiques, malgré leur dimension symbolique. D’autres entités infra-étatiques possèdent, officiellement ou officieusement, de tels symboles, qui viennent (comme en Nouvelle-Calédonie) s’ajouter à, plutôt que remplacer, les symboles nationaux. Il n’est pas plus problématique que le pavillon néo-calédonien puisse flotter à Nouméa que celui du Lyonnais sur le quai Claude-Bernard à Lyon. Il n’y a rien à craindre de cette diversité culturelle en soi : là encore, c’est uniquement si elle était spécifique à la Nouvelle-Calédonie qu’on pourrait s’inquiéter.

Pour conclure sur l’impossible statu quo, la situation est donc aujourd’hui beaucoup plus problématique qu’on n’aurait pu le croire. Il va nécessairement s’agir de passer toute une série de normes qui avaient été conçues dans un but particulier au filtre de la disparition de ce but, exercice qui n’admet évidemment pas de réponse mécanique, et qui s’avère d’autant plus problématique qu’une partie très importante de la population (environ 40%, mais presque 50% des électeurs dans le modèle actuel de liste électorale restreinte qui favorise, c’est son but même, la population autochtone, elle-même dans son immense majorité indépendantiste7) semble toujours refuser les résultats des urnes de 2018-2021 et donc refuser d’admettre que le processus de décolonisation est bel est bien fini, et qu’il s’est achevé par le choix souverain, reconnu par le droit international, d’être intégré sur un pied d’égalité au sein de l’Etat qui les avait originellement colonisés, mais les reconnaît désormais comme des égaux au sein de la communauté nationale.

Une reconnaissance symbolique ?

Depuis longtemps, nous appelons pour cette raison à une reconnaissance, non pas juridico-constitutionnelle, mais symbolique, de l’achèvement de la période coloniale en Nouvelle-Calédonie, et l’entrée dans une nouvelle période historique, celle d’une égalité réelle. A cet égard, il est très important (notamment d’un point de vue loyaliste, souvent aveugle à ces réalités qui ne le concernent généralement pas directement) d’admettre deux choses. D’une part, que la fin de la colonisation en 1946 est vraie dans la théorie, beaucoup moins dans la pratique (d’ailleurs, en Afrique noire notamment, on a continué à parler de « décolonisation » dans les années 1950 et 1960 alors même que, juridiquement, l’Empire colonial avait disparu en 1946, et que ces pays étaient pour l’essentiel devenus des territoires d’outre-mer au sein de la République française). Que la société calédonienne soit encore, dans les faits, très largement fracturée par des lignes qu’on ne peut que décrire comme post-coloniales est une réalité, et une réalité qu’il faut impérativement régler si on veut que la présence française puisse demeurer à long terme, et que sous son drapeau les Néo-Calédoniens de toutes origines puissent prospérer, économiquement et humainement. La réponse ne peut pas (ou plus) être juridique ou institutionnelle ; c’est sur un autre plan qu’elle devra se jouer.

D’autre part, il importe de comprendre que tout ce qui se passe aujourd’hui était contenu dès l’Accord de Nouméa de 1998, voire les Accords de Matignon-Oudinot dix ans plus tôt. Vu le caractère ethnique du vote sur la question de l’indépendance, le résultat final (de 2021) était déjà acquis à l’époque : même si le compromis créait une situation profondément problématique pour tous les Français exclus du vote (dont on peut être certains qu’ils sont dans leur immense majorité loyalistes), la vérité est que ce compromis créait, démographiquement, une majorité en faveur des loyalistes. C’est là la contradiction fondamentale de ces accords : n’être compréhensibles qu’à l’aune d’une indépendance à venir, alors même qu’ils verrouillaient le vote au profit des anti-indépendantistes. Cette contradiction a pu être repoussée sans cesse pendant 35 ans : elle nous a désormais explosé sous le nez.

Lorsque donc quelqu’un comme le Pr. Mathias Chauchat critique ce principe même de départ au nom du postulat que c’est au peuple colonisé de décider quelle décolonisation il souhaite, il n’a évidemment pas tort (même s’il y a de grandes difficultés à déterminer qui, aujourd’hui, est la « continuation » du peuple colonisé après 1853 – qu’on pense notamment à toutes les unions mixtes entre Kanaks et non-Kanaks). Bien sûr, laisser seuls les Kanaks décider aurait été inacceptable pour d’autres raisons : l’histoire, quoi qu’il en soit, ne repasse pas les plats. Des choix irréversibles ont été faits.

N’en demeure pas moins qu’en un sens tout à fait réel, fondamental même, seuls les Kanaks – et le groupe, même si ses frontières sont floues, a une existence qui s’impose avec la force de l’évidence sur cette terre – sont concernés. La reconnaissance symbolique que nous appelons de nos vœux (une forme d’acceptation volontaire, de leur part, de la souveraineté française en échange, sans doute, de regrets exprimés pour certaines choses qui ont eu lieu dans le passé – pas l’acte colonisateur lui-même, mais la manière dont les Kanak ont été traités pendant des décennies) ne pourra les concerner qu’eux. Ni les Européens ni les autres ne sont concernés par cette réalité-là – qui, pour ne pas être juridique, n’en demeure pas moins réelle et fondamentale (la réduction de la réalité au droit est d’ailleurs l’un des grands angles morts de l’action politique moderne).

Légitimer la présence française

Plus fondamentalement, ce n’est désormais plus sur le plan juridique que la présence française doit être légitimée. Juridiquement, la France a fait tout ce qu’elle a pu ; ce processus de décolonisation, jusqu’à la possibilité – mais dans un sens uniquement – de faire voter les populations sur la même question trois fois, ne peut pas continuer. Ceux qui n’acceptent pas le résultat des urnes ne sont pas démocrates : à moins de n’accepter qu’il n’y a qu’une seule réponse « démocratiquement » permise, l’indépendance, il faut admettre que les Néo-Calédoniens ont dit, aussi clairement qu’il aurait jamais été possible, qu’ils ne souhaitent pas être indépendants. Recommencer le même processus dans cinq ou dix ans (ou même 20 ou 30) n’aurait aucun sens : tout le monde doit accepter ce donné, que la Nouvelle-Calédonie est française et le restera. Pourtant, le manque de légitimité de cette présence, toujours ressentie par une grande partie de la population comme « coloniale », est elle aussi une réalité, réalité à laquelle il faut se confronter si on veut réellement pouvoir mettre le passé derrière nous.

Nous n’aurions évidemment pas la prétention d’expliquer en quelques lignes ce qu’il convient de faire : ces questions sont complexes et délicates. Néanmoins, il nous paraît certain qu’il convienne de travailler dans deux directions au moins. La première, c’est un travail d’explication. Il est parfaitement évident à quiconque connaît la réalité calédonienne que la société kanake (i) n’a pas, ou pas suffisamment, conscience de la chance tout à fait exceptionnelle pour elle que le pavillon français flotte sur Nouméa. La France, aujourd’hui, est ce qui permet aux Kanaks de rester kanaks : par sa présence qui sanctuarise l’île, et les très grandes libéralités tant juridiques (sur le plan de leur statut personnel) qu’économiques et sociales qu’elle leur consent, c’est paradoxalement la puissance « coloniale » qui permet à des sociétés encore assez largement « pré-coloniales » de subsister. Que la France parte, et il ne fait aucun doute que d’autres intérêts étrangers la remplaceront, dans la dépendance desquels les Kanaks perdront l’autonomie, de droit et de fait, qu’ils ont aujourd’hui. La grande erreur a été de laisser les Kanaks croire, pendant des décennies, qu’ils pouvaient être indépendants ; qu’ils pourraient avoir le beurre de l’indépendance et l’argent du beurre de la présence et de la protection françaises, qui demeureraient quand même. Sans doute n’est-ce pas une coïncidence si l’appel au boycott des urnes par les principaux partis indépendantistes, en 2021, a suivi de peu la publication d’un document qui, pour la première fois, expliquait à quoi ressemblerait réellement une Nouvelle-Calédonie indépendante8. Il convient donc d’expliquer inlassablement pourquoi, aussi paradoxal que cela puisse être de prime abord, c’est la présence française qui permet aux Kanaks d’être indépendants (dans un sens non juridique, certes, mais bien plus fondamental).

L’autre dimension, c’est celle du respect. Que puisse parfois se manifester à l’égard des autochtones un dédain, colonial au pire sens du terme, de la part des autorités de l’État (sur place ou en métropole) et de la population d’origine européenne, voilà qui est évident à tout observateur. Il est certain que cela aussi doit changer : aucune société ne peut fonctionner ainsi sur le long terme, surtout lorsque ceux qui sont « en bas » sont ceux qui ont la légitimité morale des primo-arrivants. A cet égard, on ne peut que se réjouir que (pour la première fois ?) l’actuel Haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie – le successeur donc des gouverneurs coloniaux – ait des liens de sang avec la société kanake. Il ne s’agit ni de faire de la chose un prérequis, ni de dire que cela lui donne en soi une légitimité que les autres n’avaient pas, glissements qui seraient très dangereux ; simplement de montrer que l’Etat, pour les Kanaks, ce n’est pas – ni uniquement ni avant tout – celui qui est par nature « en face », prêt à mater d’éventuelles rebellions. De la même manière, nous avions suggéré que le Haut-Commissaire (il faudrait simplement le désigner plus à l’avance) fasse une année ou deux de drehu à l’INALCO avant de prendre ses fonctions : effort symbolique, mais la psychologie humaine la plus élémentaire nous dit que les symboles sont parfois tout. Apprendre la langue de l’autre, fût-ce pour l’utiliser dans un cadre purement extra-officiel, c’est lui montrer qu’il importe en tant qu’interlocuteur : c’est là, nous semble-t-il, que réside la vraie décolonisation.

 

Faire vivre la France calédonienne

D’une manière plus générale, c’est l’ensemble de la collectivité nationale française qui doit apprendre à connaître et aimer sa dimension calédonienne, et plus globalement ultramarine, qui aujourd’hui n’apparaît le plus souvent même pas sur les cartes du pays : il y a là une exigence non seulement morale mais, pour les raisons évoquées précédemment, politique. Il n’y aura de présence française garantie et légitime à long terme que si nous parvenons, dans le respect de leurs très belles et très précieuses différences, à traiter ces territoires et leurs habitants comme faisant réellement, et pas juste rhétoriquement, partie de la France et de la communauté nationale française.

Non pas que l’amour soit dicté principalement par l’intérêt bien compris, mais il importe à cet égard de rappeler l’atout absolument considérable que constituent ces territoires, y compris bien sûr la Nouvelle-Calédonie, pour la France. Dresser une liste des avantages économiques, politiques, militaires, stratégiques, etc., que l’outre-mer procure à la France n’est ni possible ni nécessaire dans le cadre de ce billet. Pour le dire d’un mot, s’il nous fallait en une phrase justifier que la France conserve son rang de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, c.à.d. en un sens son rang de grande puissance, plutôt que de le céder au Japon, à l’Allemagne, à l’Inde ou au Brésil, ce serait de cette manière : notre pays est le seul au monde qui vive sur tous les océans de la terre. La France est un pays américain, comme elle est un pays européen, un pays de l’océan Indien, un pays de l’océan Pacifique. C’est la seule chose qui nous sépare encore du fait d’être, comme l’Espagne, l’Italie ou l’Allemagne, un pays de moyenne puissance située à l’extrémité de la péninsule eurasienne. Si nous perdons ces territoires – et la Nouvelle-Calédonie ne serait sans doute que le premier domino à tomber – il en sera fini de la singularité française dans le monde et de son droit à ne pas complètement se ridiculiser quand elle se prétend une puissance d’envergure mondiale : car de fait elle l’est, elle qui vit sur 13 fuseaux horaire de la terre.

Concluons. Le choix de la Nouvelle-Calédonie de rester dans la France est l’une des très rares bonnes nouvelles politiques de ces quarante dernières années pour notre pays. Il serait exagéré de dire que cela nous maintient un statut de (toute petite) grande puissance, mais du moins le coup de grâce a-t-il été évité. Reste maintenant à faire vivre cette réalité nouvelle. Le gouvernement ne semble guère avoir idée d’où il va, peu aidé il est vrai par le choix des indépendantisteséminemment compréhensible de leur part – de ne rien faire pour l’aider, en refusant de s’asseoir à la table des négociations. La tâche, nous l’avons dit, est essentielle. Mais elle est aussi extrêmement problématique car il s’agit, dans ce contexte de grande déception (en tout cas en un sens) de 40% de la population, de revoir toute une série de développements juridiques qui n’avaient de sens qu’en vue d’une indépendance dont on sait aujourd’hui qu’elle n’aura pas lieu. Grande, à cet égard, est la responsabilité de ceux qui, soulagés de repousser les problèmes dans le temps pour ne pas avoir à les affronter eux-mêmes, nous ont placés dans cette position exceptionnellement difficile à affronter. But confront it we must. Il ne s’est pas agi ici de donner des solutions clés en main, mais de commencer la réflexion à partir des principes premiers. Le statu quo n’est pas tenable, mais le retour au statu quo ante ne le semble guère plus, politiquement. La réflexion ne sera donc pas aisée, mais elle est fondamentale puisqu’il n’y a plus d’échappatoire. Et, désormais, elle est urgente.

1. C’est la règle qui avait prévalu de 1999 à 2007, avant qu’une réforme constitutionnelle ne restreigne plus sévèrement encore le corps électoral.

2. Il y avait une second liste électorale restreinte, différente (et globalement plus restrictive encore), pour voter aux consultations d’indépendance. Celle-ci est a priori caduque, ayant produit tous ses effets de droit ; elle n’est donc pas considérée ici.

3. Certes, elle validerait sans doute certaines restrictions, comme elle l’avait fait dans le cas des élections régionales au Trentin-Haut-Adige où, en vue de protéger la minorité linguistique allemande, le législateur italien exigeait une période de résidence de quatre ans – le temps de se familiariser avec les problématiques locales – avant que les nouveaux résidents ne puissent y participer.

4. La citoyenneté n’emporte, en un sens, aucun effet de droit. Elle est davantage une conséquence qu’une cause du droit de vote « restreint ». Par ailleurs, elle est liée à la préférence locale pour l’emploi, mais cette préférence ne concerne pas que les citoyens et pourrait aisément, le cas échéant, être découplée de la condition de citoyenneté sans changer sa substance.

5. Encore une fois, les juridictions françaises n’y trouveraient sans doute pas à redire si ces règles sont elles-mêmes inscrites dans la Constitution : à moins qu’elles ne développent l’idée de normes supra-constitutionnelles opposables au constituant lui-même (question juridiquement très compliquée, mais remarquons que le constituant lui-même a au moins tenté de rendre irréversibles certaines règles, comme la forme républicaine du gouvernement (art. 89). Le Conseil constitutionnel, voire le Conseil d’Etat et la Cour de cassation, pourraient éventuellement s’aventurer dans cette direction).

6. Cet argument est développé dans Eric Descheemaeker, « Nouvelle-Calédonie : qui décide maintenant ? », Jus politicum, janvier 2023.

7. Une question très importante est toutefois celle de la sincérité du vote indépendantiste. Que les Kanaks soient profondément attachés à une indépendance de principe qui « rachèterait » l’humiliation coloniale semble hors de doute. Mais dans la mesure où très peu semblent vouloir effectivement s’assumer dans l’ordre international, ou s’en croient capables, on peut se demander ce que vaut ce vote. Il est de notoriété publique que beaucoup d’indépendantistes votent « oui » (à l’indépendance) parce qu’ils savent pertinemment que leur vote sera minoritaire et ne les engage donc à rien : il s’agit d’un cri du cœur plus qu’autre chose. Par ailleurs, le fait que le vote de beaucoup de Kanaks soit contraint par leurs chefs de clan est également une réalité bien connue : le chef de clan affrète le bus pour se rendre au bureau de vote ; pour être autorisés à remonter, les membres du clan doivent montrer le bulletin « non », prouvant ainsi qu’ils ont bien mis dans l’urne le bulletin attendu d’eux. Comme beaucoup d’autres observateurs de la Nouvelle-Calédonie, nous sommes très loin d’être convaincu que les Kanaks soient, et de loin, aussi indépendantistes qu’ils ne disent (et ne donnent l’impression de) l’être. Il semblerait que s’ils désirent l’indépendance – ce qui ne fait, pour la très grande majorité d’entre eux, pas de doute ; un certain nombre de non-Kanaks sont dans ce cas également –, ce soit dans un sens différent du terme.

8. Ministère des Outre-mer, Discussions sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie : les conséquences du « oui » et du « non », 15 juillet 2021.


*Eric Descheemaeker est professeur à l’Université de Melbourne

Carte. L’Organisation du traité de l’Atlantique nord en 2024

Carte. L’Organisation du traité de l’Atlantique nord en 2024

Par AB PICTORIS, Pierre Verluise – Diploweb – publié le 14 mars 2024

https://www.diploweb.com/Carte-L-Organisation-du-traite-de-l-Atlantique-nord-en-2024.html


Conception et réalisation de la carte : AB Pictoris. AB Pictoris est une jeune entreprise française fondée par Blanche Lambert, cartographe indépendante. Passionnée de cartographie et de géopolitique, elle a obtenu un Master en Géopolitique (parcours cyber, IFG, Paris VIII) et en Géostratégie (Sciences Po Aix) après une licence de Géographie et Aménagement du Territoire (Paris I).
Commentaire de la carte : Pierre Verluise, Docteur en Géopolitique, fondateur du Diploweb.com

Mi-mars 2024, 23 pays membres de l’UE-27 sont membres de l’OTAN-32. La plupart des États membres de l’UE sont donc également membres de l’OTAN, dont la France. Il résulte de cette double appartenance OTAN / UE des problématiques subtiles.
Une carte inédite copubliée sur le Diploweb.com et AB Pictoris, conçue et réalisée par Blanche Lambert.
Carte grand format en pied de page, JPG et PDF.

FONDEE en 1949 dans le contexte de la Guerre froide, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) aurait pu ne pas y survivre. Pourtant, l’Union européenne n’a pas été en capacité de démontrer durant les années 1990 son aptitude à mettre fin aux guerres d’ex-Yougoslavie. Ce sont les Etats-Unis et l’OTAN qui ont été mobilisés. Les anciens pays satellites de l’Union soviétique et les trois États baltes soviétisés de force ont gardé de plusieurs décennies derrière le Rideau de fer des représentations documentées de la menace russe. Post Guerre froide, leur besoin – légitime – de sécurité a été satisfait par leur adhésion à l’OTAN, puis leur adhésion à l’Union européenne. La relance de la guerre d’agression russe en Ukraine, le 24 février 2022 a même conduit deux États membres de l’Union européenne précédemment très attachés à leur neutralité à sauter le pas d’une adhésion à l’OTAN : la Finlande et la Suède. Autrement dit, cette guerre que la Russie n’ose même pas appeler par son nom a conduit à un nouvel élargissement de l’OTAN. Mi-mars 2024, 23 pays membres de l’UE-27 sont membres de l’OTAN à 32 (OTAN-32). La plupart des Etats membres de l’UE sont donc également membres de l’OTAN-32, dont la France. Ce qui explique pourquoi cette carte est ici placée dans la rubrique UE.

Carte. L’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) en 2024
Conception et réalisation de la carte : AB Pictoris, B. Lambert, 2024. Voir la carte au format PDF haute qualité d’impression
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Il résulte de cette double appartenance OTAN / UE des problématiques subtiles qui semblent longtemps pénaliser l’essor d’une défense européenne. Depuis le 24 février 2022, les relations UE / OTAN ont été renforcées… mais l’hypothèse d’une réélection de D. Trump à la présidence des Etats-Unis induit des questionnements.

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. La carte de l’OTAN à 29 pays membres après l’adhésion du Monténégro… en attendant celle de la Macédoine du Nord

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Carte. L’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) en 2024
Conception et réalisation de la carte : AB Pictoris, B. Lambert, 2024. Voir la carte au format PDF haute qualité d’impression

Document ajouté le 14 mars 2024
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Savez-vous combien de pays sont membres de l’OTAN ? Et combien des pays de l’OTAN sont des membres de l’UE ? A quelle date sont-ils entrés dans l’OTAN ? Dans quel contexte ? Localisées et datées, les réponses sur cette carte.

La relation Inde-Russie décline

La relation Inde-Russie décline

par Chietigj Bajpaee* – revue Conflits – publié le 13 mars 2024

https://www.revueconflits.com/la-relation-inde-russie-decline/


Le partenariat entre New Delhi et Moscou décline depuis la guerre en Ukraine. Si l’Inde a choisi de ne pas condamner l’attaque sur l’Ukraine et qu’elle profite du gaz à moindre prix, le rapprochement de la Russie avec la Chine et les limites des équipements militaires russes dans la guerre lui déplaisent. De plus, le Premier ministre Modi opère depuis quelques années un rapprochement avec l’Occident. 

*Chietigj Bajpaee est chargé de recherche principal pour l’Asie du Sud à Chatham House, un groupe de réflexion sur les politiques publiques basé au Royaume-Uni. Il a travaillé avec plusieurs groupes de réflexion et cabinets de conseil en matière de risques aux États-Unis, en Europe et en Asie. Il est l’auteur de “China in India’s Post-Cold War Engagement with Southeast Asia” (Routledge, 2022).

L’Inde est la puissance dont l’émergence est incontestable. En équilibre entre l’Occident et l’Asie, elle est l’un des principaux porte-parole de la 3ème voie géopolitique. Comment a-t-elle réagi à l’ « opération spéciale » de la Russie ?

L’Inde a maintenu une approche prudente et pragmatique face à l’invasion russe en Ukraine (comme d’autres pays du Sud). D’une part, elle a exprimé ses inquiétudes concernant le conflit, comme en témoigne la déclaration très remarquée du Premier ministre Narendra Modi selon qui « l’ère actuelle n’est pas une ère de guerre ». D’autre part, elle entretient des relations avec la Russie, qui reste une source importante de matières premières (du pétrole brut au charbon, en passant par les diamants et les engrais), ainsi qu’un fournisseur important de l’industrie de la défense indienne (la Russie représentant 60 % des plates-formes militaires indiennes en service).

Quelles sont les relations de l’Inde avec Moscou ? Quels sont leurs intérêts communs ?

L’Inde et la Russie entretiennent des relations bilatérales multidimensionnelles. Sur le plan idéologique, les deux pays partagent une préférence pour un ordre mondial multipolaire, comme en témoigne leur participation à des forums tels que les BRICS et l’Organisation de coopération de Shanghai. Les deux pays entretiennent aussi une relation historique de longue date, étant donné qu’ils ont été du même côté pendant la majeure partie de la période de la guerre froide. À cela s’ajoutent des considérations plus pratiques, notamment la dépendance de l’Inde à l’égard du matériel militaire russe et des importations de pétrole brut, ainsi que la collaboration dans d’autres secteurs stratégiquement importants, tels que l’énergie nucléaire et l’espace.

Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, l’Inde a-t-elle modifié ses relations avec la Russie ?

La guerre a entraîné une augmentation significative des achats de pétrole brut russe à prix réduit par l’Inde, qui sont passés de 2 % des importations totales de pétrole brut de l’Inde avant la guerre à près de 20 %. Par ailleurs, la guerre a accéléré des tendances préexistantes dans les relations bilatérales. L’Inde s’efforce notamment de diversifier ses importations de matériel de défense et sa production locale afin de réduire sa dépendance à l’égard de la Russie. Cette démarche s’inscrit dans un contexte d’inquiétude quant à la fiabilité de la Russie en tant que fournisseur de matériel de défense, étant donné qu’elle favorise l’approvisionnement du conflit en cours en Ukraine.

Pourriez-vous dire quelques mots sur l’équipement militaire indien qui est russe ? Y a-t-il une forte dépendance ? Les difficultés de l’armée russe en Ukraine remettent-elles en cause l’équipement russe de l’armée indienne ?

L’Inde maintient une dépendance importante à l’égard du matériel militaire russe, qui représente 60 % des plateformes militaires indiennes en service. Toutefois, New Delhi cherche à réduire cette dépendance en diversifiant ses importations de matériel de défense et en mettant l’accent sur la production locale. Bien que cette tendance soit antérieure à la guerre en Ukraine, elle a été accélérée par le conflit, qui a suscité des inquiétudes quant à la fiabilité de la Russie en tant que fournisseur de matériel de défense et aux performances sur le champ de bataille de certains systèmes d’armement russes. La longue guerre d’usure en Ukraine a ébranlé la confiance dans certains systèmes russes, tandis que la guerre a également suscité des inquiétudes quant aux retards de livraison de plusieurs plateformes, notamment le système de missiles sol-air S-400 et les pièces détachées pour les avions de chasse indiens. Des pays comme la France et les États-Unis sont les principaux bénéficiaires des efforts déployés par l’Inde pour diversifier ses importations de matériel de défense.

A-t-elle repensé sa position géopolitique ?

La guerre en Ukraine survient à un moment où l’Inde approfondit ses relations avec l’Occident, comme en témoigne la participation de New Delhi à des forums tels que la Quadrilatérale, le Conseil UE-Inde pour le commerce et la technologie, et le Partenariat pour la sécurité des minéraux. Ces éléments, combinés à la vision du monde de New Delhi, qui n’est pas occidentale, mais pas explicitement anti-occidentale, sont susceptibles d’éloigner de plus en plus l’Inde de la Russie. En témoigne le fait que le Premier ministre Modi n’a pas rencontré le président Poutine depuis septembre 2022, alors qu’il a tenu plusieurs réunions avec différents dirigeants occidentaux. La présidence relativement discrète de l’Inde de l’Organisation de coopération de Shanghai en 2023 contraste également avec sa présidence très médiatisée du G20 la même année.

La guerre en Ukraine a-t-elle eu un impact sur l’économie indienne ?

La guerre en Ukraine a été une arme à double tranchant pour l’économie indienne. D’une part, l’Inde est vulnérable à la flambée des prix du pétrole brut en raison de sa dépendance importante à l’égard des importations, qui représentent plus de 80 % de sa consommation de pétrole. De même, les perturbations affectant d’autres matières premières, telles que les exportations de blé en provenance d’Ukraine, ont contribué aux pressions inflationnistes. Toutefois, les entreprises indiennes ont également bénéficié de l’exportation de produits pétroliers russes raffinés, dont une partie a été acheminée vers les marchés occidentaux. De manière générale, l’impact sur l’économie indienne a été limité et le pays devrait rester l’économie qui connait la croissance la plus rapide au monde.

Comment l’Inde perçoit-elle le rapprochement entre Moscou et la Chine ?

L’Inde a été alarmée par l’approfondissement des relations entre la Russie et la Chine, d’autant plus que les relations entre l’Inde et la Chine se sont détériorées à la suite d’une série d’escarmouches frontalières, notamment en 2020. D’une part, New Delhi estime que le maintien de relations étroites avec la Russie offre des options à Moscou, car une Russie plus isolée est plus susceptible de devenir un État client de la Chine. D’autre part, New Delhi craint qu’à mesure que la Russie devient de plus en plus redevable à la Chine, Moscou ne penche en faveur de la Chine lors de futures hostilités sino-indiennes. C’est ce qui a incité New Delhi à se protéger en maintenant des relations avec Moscou tout en approfondissant ses relations avec l’Occident.

Transnistrie : vers une annexion à la Fédération de Russie ?

Transnistrie : vers une annexion à la Fédération de Russie ?

La Transnistrie, peuplée de 500 000 habitants, est une bande de terre entre le fleuve Dniest et l’Ukraine.

 

Par Catherine Durandin – Diploweb – publié le 5 mars 2024  

https://www.diploweb.com/Transnistrie-vers-une-annexion-a-la-Federation-de-Russie.html


Catherine Durandin, Professeur des Universités, historienne, ancien élève de l’ENS, ancienne auditrice de l’IHEDN. Ex – consultante à la DAS, ministère de la Défense, C. Durandin a publié un grand nombre d’articles et d’ouvrages consacrés à la Roumanie et aux équilibres géopolitiques du monde contemporain.

La Russie est en mesure d’utiliser la Transnistrie comme une arme régionale. Pourquoi ? Catherine Durandin donne les clés en éclairant sur une longue durée l’histoire d’une région moldave, la Transnistrie, érigée en phare de l’URSS depuis 1924. Elle explique clairement comment cette question « gelée » pourrait être réactivée par la Russie dans le cadre de sa guerre en Ukraine, et contre l’OTAN dont la Roumanie voisine est membre depuis 2004. Avec deux photos et une carte.

UNE INTÉGRATION à venir de la Transnistrie dans la Fédération de Russie ? Le scénario s’est esquissé à la veille du discours à la Nation du 29 février 2024 de Vladimir Poutine.

Un premier signal d’alerte est lancé : le président de la République Moldave de Transnistrie, Vadim Krasnosselski, élu en 2016 et réélu en 2021, annonce que le Congrès des députés transnistriens compte, lors de sa réunion du 28 février 2024, demander ou organiser un referendum sur l’annexion de la Transnistrie à la Russie. Il avance la nécessité de protéger les citoyens russes et les « compatriotes » de Transnistrie des menaces de la République de Moldavie et de l’OTAN. Dont acte : le 28 février 2024, le Parlement de la Transnistrie demande à la douma russe « des mesures de défense de la Transnistrie étant donné que plus de 220 000 citoyens russes résident en Transnistrie. » La République de Moldavie a imposé de nouveaux droits de douane sur les importations et les exportations de la Transnistrie en janvier 2024. Mais, nulle information n’a circulé quant à des citoyens de Transnistrie molestés par des ressortissants de Moldavie…

En septembre 2006 déjà, la population de Transnistrie a été consultée sur la question de l’indépendance et de l’intégration à la Fédération de Russie, répondant positivement à plus de 96% des voix. En 2014, ce projet a été de nouveau évoqué. Moscou conservait ainsi une épée de Damoclès sur l’Ukraine et la Moldavie. Or, l’attaque russe, lancée le 24 février 2022 contre l’Ukraine, fragilise fortement la sécurité de la République de Moldavie. Odessa, le port des rêves de grandeur russe, n’est qu’à 193 km de Chisinau, capitale de Moldavie et à 139 km de Tiraspol, capitale de laTransnistrie. La Moldavie et l’Ukraine sont solidaires, des dizaines de milliers d’Ukrainiens ont émigré en Moldavie.

Moscou est en mesure d’utiliser la Transnistrie comme une arme régionale.

4 cartes de la construction territoriale de la Transnistrie
Cartes de la Transnistrie à quatre moments différents.
Réalisation Thomas Merle pour Diploweb.

Pour comprendre comment, il faut retrouver le passé en longue durée d’une région moldave, la Transnistrie, érigée en phare de l’URSS depuis 1924, à la frontière alors de la Bessarabie intégrée dans la Grande Roumanie de 1918/1920. L’histoire de la Transnistrie est liée à l’URSS, à la Moldavie soviétique, puis à la Russie. La Transnistrie a fait sécession, rompant avec la Moldavie, proclamant son indépendance en 1991, une indépendance qui n’est reconnue ni par la Russie ni par la Moldavie. La Transnistrie entretient des relations diplomatiques avec l’Ossétie du Sud, l’Abkhazie et le Haut-Karabagh.

En 2024, la Transnistrie compte près de 500 000 habitants, pour une étendue de 4 000 km2, les Russophones y sont majoritaires aux côtés des Moldaves, des Ukrainiens, et de quelques minorités polonaises et bulgares. La population est russophone, souvent bilingue, russe/ moldave et russe/ukrainien. La Transnistrie reconnait trois langues officielles : le russe, l’ukrainien et le moldave. En fait, le russe est la langue partout parlée. La Transnistrie est un pays à plus de 90 % orthodoxe tout comme la Moldavie voisine.

Que signifie, en février 2024, cette initiative de proposition de referendum d’intégration à la Russie ? Quelles en seraient les conséquences éventuelles ?

Une telle initiative de projet de consultation de la population s’inscrit dans le contexte présent de la guerre russo-ukrainienne et de la politique d’expansion russe, associée à une volonté de déstabilisation des marches est européennes de l’Union européenne. Le projet menace, en premier lieu, la République de Moldavie, depuis peu candidate à l’UE.

Pour Moscou, annexer la Transnistrie répondrait à deux objectifs : établir une tête de pont militaire visant l’Ukraine par son flanc Ouest, casser la République de Moldavie. La neutralité est inscrite dans la Constitution moldave mais sa candidature à l’intégration dans l’Union européenne été retenue en juin 2022 et le processus est en cours.

La fracture entre l’histoire de la République de Moldavie et celle de la Transnistrie, remonte aux temps de la rupture, de la guerre et des hostilités entre la Roumanie, alliée de l’Entente entre 1916 et 1918, contre les Russes en marche révolutionnaire en 1917/1918. Sous domination de l’empire russe auquel la Bessarabie a été rattachée depuis 1812, la province partageait les secousses révolutionnaires russes depuis 1905 et vibrait au rythme des émancipations nationales au sein de cet empire en faillite. Les intellectuels moldaves, à la tête des mouvements nationalitaires et sociaux proches de l’intelligentsia socialiste d’Odessa sont passés alors de la revendication d’autonomie à celle d’indépendance au cours des mois de 1917/1918. Les violences des bolcheviks, des soviets de soldats en particulier, des révolutionnaires d’Odessa, ont poussé les démocrates, les libéraux et les conservateurs de Bessarabie à faire appel à l’armée roumaine pour rétablir l’ordre en janvier 1918 et à voter à la hâte l’intégration dans la Grande Roumanie, sortie de la victoire de l’Entente.

Cette perte de la Bessarabie, jamais les Soviétiques ne l’ont acceptée. Durant l’entre-deux guerres, phase d’histoire roumaine de la Bessarabie, Moscou cherche à déstabiliser la province : agents soviétiques, incursions venues de l’autre côté du Dniestr, soulèvement paysan organisé à Tatar Bunar, gros bourg de Bessarabie roumaine, réprimé très violemment par Bucarest.

Moscou prend une initiative radicale en créant à la frontière de la Roumanie sur la rive droite du Dniestr, une république soviétique modèle, anti roumaine, avec une ville nouvelle Tiraspol, la capitale soviétique de référence. Tiraspol est conçue comme une ville nouvelle industrielle alors que la Bessarabie demeure essentiellement rurale, peu développée. Dès 1924, la République autonome soviétique socialiste moldave (RASSM) est née. Du point de vue stratégique, l’objectif est clair : faire pression sur la Roumanie, à sa frontière occidentale.

Au fil d’une histoire d’empire puis d’URSS, jamais les Russes n’ont accepté la perte de la Bessarabie. Ils ont négocié sa récupération, en juin 1940, avec l’Allemagne nazie, lors de l’accord du Pacte Ribbentrop-Molotov. Forts de ce Pacte, ils ont exigé, le 16 juin 1940, du gouvernement roumain l’évacuation en 24h du territoire de la Bessarabie et de la Bucovine du Nord. Les forces soviétiques ont occupé la Bessarabie le 28 juin 1940 et créé la République Soviétique Socialiste Moldave (RSSM) qui englobait la Transnistrie.

Cette histoire soviétique perdure jusqu’à l’éclatement de l’URSS en 1990/1991 avec une brève présence d’occupation roumaine de 1941 à 1944. La Transnistrie n’a jamais connu de respiration démocratique .En effet, en 1941, elle s’est trouvée sur la voie des armées roumaines alliées d’Hitler et de l’Allemagne nazie sous le gouvernement du maréchal Antonescu. Les Roumains ont occupé la Transnistrie : ils en ont fait une zone de déportation des Juifs de Roumanie amenés par trains et ont procédé à la quasi-liquidation de la population juive d’Odessa. Victorieuse ici dès 1944, l’URSS rétablit la République Socialiste Soviétique Moldave…

Ce n’est qu’avec le complexe processus de la fin de l’empire soviétique, les revendications libertaires et identitaires de ses républiques, les aspirations concernant l’usage de la langue nationale, le roumain, que le 23 juin 1990, le Soviet Suprême Moldave adopte la déclaration de souveraineté et le drapeau tricolore. La frontière s’ouvre entre la Moldavie ex -soviétique et la Roumanie post-Ceausescu, avec plus de 100 000 Roumains et Moldaves qui fraternisent.

La Transnistrie n’est pas roumaine. Les élans unionistes romantiques pro roumains de la Moldavie pèsent comme une menace sur la Transnistrie qui se refuse à toute union avec la Roumanie ! La guerre, une quasi guerre civile, une guerre fratricide éclate, en 1992, entre Moldaves et Transnistriens qui sont soutenus par des éléments de la XIV e armée issue de feu le Pacte de Varsovie [1]. Avec du côté russe, le commandement du général Lebed, des vétérans d’Afghanistan, des Cosaques. L’on se bat auprès du Dniestr, à Bender dont les maisons conservent les traces de balles sur leurs façades. Les combats font plus d’un millier de morts, des centaines de blessés pour déboucher sur un accord de cessez-le-feu, le 21 juillet 1992, signé par le président moldave Mircea Snegur et le président de la Fédération de Russie, Boris Eltsine. La Russie, l’OSCE sont médiatrices dans le processus de cessez-le-feu.

Ces mois de guerre de 1992 n’ont pas été oubliés. Nombreux sont les ouvrages qui reviennent en Moldavie sur cette confrontation. En 2013 encore, parait la deuxième édition de l’ouvrage très lu de la journaliste Valentina Ursu, « La rivière de sang » (éditions Arc, Chisinau).

Depuis la cessation des hostilités en 1992, les plans de résolution du dossier Transnistrie se sont suivis sans succès en dépit d’un espoir du côté russe en 2003. Tous portaient un projet de fédéralisation. En vain, les Russes, les Etats-Unis, l’OSCE se sont impliqués. Une Transnistrie indépendante ? Une fédération avec démilitarisation de la République de Moldavie ? Cette solution est refusée par la Moldavie. Mais, les hostilités n’ont pas repris.

Les forces russes, peu nombreuses, 1 500 hommes, sont toujours présentes auprès du Dniestr, les dépôts d’armes toujours présents à Cobasna en Transnistrie, non loin de la frontière ukrainienne. Les forces armées de Transnistrie sont philo-russes, nombre d’appelés font leur service militaire en Russie. L’économie de cette ex-Moldavie soviétique, très industrialisée au temps de l’URSS, fonctionne bien, une métallurgie puissante, une industrie textile développée. Mais le trafic rentable, armes, alcools, cigarettes, entre Tiraspol et Odessa est très fortement perturbé par la guerre en Ukraine. L’Ukraine contrôle sa frontière.

La Moldavie vogue, à pas difficiles, vers l’UE sous la présidence de Maia Sandu, élue en décembre 2020, à la tête d’un gouvernement pro-européen. Les élections municipales de l’automne 2023 ont vu l’affaiblissement du parti PAS (Action et Solidarité) de Maïa Sandu. L’émigration, une véritable hémorragie depuis l’indépendance, affaiblit ce pays de 2 600 000 habitants, lassés par la pauvreté et la grande corruption qui a pénétré profondément le domaine judiciaire. Cependant, une nouvelle génération émerge, attachée en priorité à l’étude et au traitement des problèmes socio-économiques, refusant de se laisser enfermer dans le dilemme UE ou Russie, considérant que l’obsession identitaire est un alibi pour ne pas se concentrer sur les urgences économiques. A l’Ouest comme à l’Est du Dniestr, les maffieux richissimes, ceux que l’on appelle « les barons », interfèrent dans le jeu politique. Le gouvernement de Chisinau lutte contre cette présence. Poursuivis par la justice, plusieurs grands « barons », Ilian Shor, Vladimir Plahotniuc, ont choisi le repli à l’étranger.

A Tiraspol, en revanche, le groupe Sheriff, fondé au début des années 1990, prospère tranquillement, jouissant d’une puissance économique sans pareil qui va des super marchés aux stations- services, à la propriété d’une chaine de télévision, sans oublier la mainmise sur le club de foot national, marquée par la construction d’un complexe sportif en 2000 de plus de 100 millions de dollars. Le fils d’Igor Smirnov, premier président pro-soviétique de la Transnistrie, est l’un des membres dirigeants du groupe Sheriff…

 
République Moldave de Transnistrie, Tiraspol. La statue de V. I. Lénine est toujours en place, à l’entrée de la capitale
Crédit photographique : C. Durandin/Durandin/Diploweb.com

A Tiraspol, le parti unique règne en maître, les citoyens et les visiteurs sont accueillis par une statue colossale de Lénine flanquée d’un tank rouillé, proche d’un vaste bâtiment administratif de style architectural soviétique, alors que les étudiants de sciences politiques de l’université à qui il me fut interdit de parler roumain en 2009, sont capables de s’exprimer en anglais. En 2009, ils s’intéressaient au sort de Ségolène Royal à la suite de l’échec de sa candidature à la présidence de la République française ! Les étudiants s’informent via internet !

Alors ? Le paysage est fidèlement, fièrement soviétique.

Les mentalités ? Plutôt pragmatiques, en temps de paix. La circulation est aisée entre les deux capitales, Tiraspol et Chisinau, certains Moldaves ont de la famille à Tiraspol, les citoyens de Transnistrie fréquentent Chisinau.

La Russie est puissante, la République de Moldavie ne l’est pas. Que la Transnistrie devienne une future base russe renforcée ? Cette évolution est probable. Il est dans l’intérêt de Moscou de développer des réseaux pro – russes à la frontière de l’Ukraine et de la Moldavie.

La Transnistrie n’est pas pro roumaine, ne l’a jamais été, n’a aucune expérience démocratique. C’est un ex-joyau soviétique, jusqu’à quel point gangrené de l’intérieur ? L’économie de la Transnistrie a évolué : 70 % des exportations se font vers l’UE, l’Ukraine et la Moldavie. Mais, pour des populations attachées à la paix, une paix préservée depuis 1992, l’OTAN représente une menace de guerre parfaitement inculquée dans les mentalités par la propagande russe…Or l’Ukraine est soutenue par les alliés de l’OTAN, la Roumanie est membre de l’OTAN, avec 6 bases américaines, 2 bases françaises, dont l’une au bord de la Mer noire. L’obsession de la sécurité a gagné la République de Moldavie qui a passé le 25 septembre 2023 un accord de défense avec la France et négocié l’acquisition d’un radar Thales de protection aérienne, lors de la visite à Chisinau du ministre des armées Sébastien Lecornu.

 
Moldavie. Vue d’un quartier de la capitale, Chisinau
Crédit photographique : Catherine Durandin
Durandin/Diploweb.com

La Russie sera-t-elle pressée d’opter pour l’annexion de la Transnistrie ? Poutine attendra-t-il les prochaines élections présidentielles de 2024 en République de Moldavie pour faire tomber le parti pro-européen et éliminer Maia Sandu par les urnes ? Imaginons une République de Moldavie, déçue par les contraintes et la lenteur du processus d’intégration européenne, sous influence de la propagande russe, tentée par un rapprochement avec la Russie. Imaginons le scénario du pire pour la démocratie moldave : une fédération Transnistrie/ République de Moldavie qui pourrait s’associer à la Fédération de Russie.

L’initiative du président Vadim Krasnosselski a ouvert la boite de Pandore. La configuration actuelle, République de Moldavie sous gouvernance pro européenne mais clivée et Transnistrie pragmatiquement tranquille mais enclavée, pourrait s’effondrer. Tiraspol appelle à l’aide contre des malversations supposées de Chisinau, Poutine restera- t-il insensible à cet appel ? Quelles seront les modalités de l’action russe, delà de la déclaration du ministère russe des Affaires Étrangères en réponse immédiate à l’appel du 28 février 2024 lancé par le président de la Transnistrie : « La protection des intérêts des habitants de Transnistrie, nos compatriotes, est l’une des priorités. »

Copyright 5 mars 2024-Durandin/Diploweb.com

Une histoire des Troupes coloniales

Une histoire des Troupes coloniales

Entretien avec Julie d’Andurain

par Côme du Cluzel – Revue Conflits – publié le 5 mars 2024

https://www.revueconflits.com/une-histoire-des-troupes-coloniales-entretien-avec-julie-dandurain/


Les Troupes Coloniales, une histoire politique et militaire retrace une histoire complète et globale des Troupes coloniales, des débats autour de la création juridique de cette armée en 1900 à sa remise en cause lors de l’entre-deux-guerres, jusqu’à sa dissolution dans les années 1960. 

Entretien avec Julie d’Andurain Les Troupes Coloniales, une histoire politique et militaire, Passés Composés, 2024. Propos recueillis par Côme du Cluzel.

Vous parlez d’une armée coloniale qui naît dans le sillage d’une France qui avait besoin de s’affirmer au sein de l’équilibre des puissances à la suite de la défaite de 1870. Est-ce que pour vous, la création des troupes coloniales a finalement joué en faveur ou à l’encontre de la France ?

Avant de répondre à cette question, il me semble important de définir de quoi on parle parce que c’est un petit peu aussi l’objet du livre : définir justement ce qu’est une « armée coloniale », ce que sont les « troupes coloniales » et pourquoi il y a des confusions, qui sont encore à ce jour importantes, entre les « troupes coloniales » et « l’armée d’Afrique » et les « troupes métropolitaines ».

J’en veux pour preuve que depuis l’annonce de la publication, il parait que sur les réseaux sociaux on s’agite pour dire que la couverture ne représente pas les troupes coloniales, mais un ensemble assez hétéroclite. Or, c’est vraiment l’objet de ce livre d’éclairer ce que sont les troupes coloniales pour définir stricto sensu ce qu’est cette formation, ce qu’elle est devenue et pourquoi elle a existé. Le rôle du livre consiste à expliquer le pourquoi du comment ; il fallait passer par une explication à la fois politique et militaire de cette formation.

Pour revenir à votre question, sur la question de savoir si les Français ont eu raison de créer cette formation, il faut revenir au contexte puisqu’en histoire, tout est affaire de contexte.

Lors de la création officielle des « Troupes coloniales » en juillet 1900, il est apparu nécessaire de créer une formation militaire spécifique, réunissant deux armes, l’infanterie de marine et l’artillerie de marine, c’est-à-dire des marsouins et des bigors, pour pouvoir agir de concert avec d’autres nations dans le cadre de la projection de force qui était prévue pour aller en Chine (le Break-up of China). On a oublié ce projet de conquête de la Chine parce que finalement il ne s’est pas réalisé, mais il se situait dans le prolongement de la conquête de l’Asie et de la une conquête de l’Afrique. Dans ce contexte, les Français désiraient disposer d’une formation coloniale bien identifiée. C’est la raison pour laquelle ils ont créé officiellement et formellement ces troupes coloniales.

L’histoire des troupes coloniales est relativement courte. Est-ce que cela est le signe de leur échec ?

Stricto sensu, l’histoire des « troupes coloniales » est courte puisqu’elle s’échelonne de 1900 à 1958, date à laquelle on les renomme « troupes d’outre-mer », puis enfin « troupes de marine » en 1961. Aujourd’hui, les marsouins et les bigors de l’armée française forment toujours les troupes de marine. Ils se réclament de l’héritage des grands anciens, et ce sont ces formations que l’on envoie prioritairement sur les OPEX (opérations extérieures).

Dans mon livre, je montre que si les troupes coloniales ont eu leur raison d’être, pour les contemporains, pour la période de la conquête, c’est-à-dire 1880-1900, cela est déjà beaucoup moins évidente par la suite (1900-1920). C’est le début d’une contestation interne, au sein de l’armée française, ou les troupes coloniales se trouvent en rivalité avec les formations de « l’armée d’Afrique » qui agissent en Afrique du Nord. Leur capacité à former les tirailleurs (sénégalais, annamites, etc.) leur permet de revendiquer une identité spécifique et de se maintenir en tant que formation opérationnelle dédiée à l’outre-mer. Mais se pose aussi la question des troisièmes et quatrièmes périodes, c’est-à-dire l’entre-deux-guerres, où il y a vraiment un changement de paradigme au niveau colonial, puis de la décolonisation.

Pourquoi fait-on cette différence au début entre les troupes coloniales telles qu’elles sont et l’armée d’Afrique ? Comment est née cette distinction ? Et pourquoi ne pas avoir fondu la « Colo » dans l’armée d’Afrique ?

Un des fils rouges de ce livre consiste à expliquer pourquoi il n’y a pas une seule « armée coloniale », et pourquoi il existe plusieurs systèmes différents : armée métropolitaine, « armée d’Afrique », « troupes coloniales » au sein desquelles on trouve les tirailleurs sénégalais et annamites ; à ces formations de l’armée de terre, il faudrait d’ailleurs aussi ajouter la Marine. Tout cette complexité est l’héritage de l’Histoire.

Pour comprendre le fonctionnement de l’armée aux colonies, il faut raisonner en termes ministériels. Le premier ministère à agir dans le champ colonial a été la Marine. Puis, au moment de la conquête de l’Algérie, le ministère de la Guerre prend pied en Algérie, agissant bientôt de concert avec le ministère de l’Intérieur. Ils participent à la création d’une formation très spécifique qu’on appelle « l’Armée d’Afrique » ou 19e corps et dont la base se situe à Alger. Il s’agit en réalité d’un corps militaire venant s’ajouter aux 18 corps d’armée métropolitains et matérialisant le lien avec la métropole. Or, « l’Armée d’Afrique » est une formation métropolitaine, non spécialisée. Les hommes ne sont pas nécessairement formés pour intégrer un corps expéditionnaire, en dehors de la Légion étrangère, petite formation qui n’a pas vocation à s’élargir.

Quand la France se trouve prête à conquérir le monde, elle doit créer une formation spécifique, tournée vers la colonisation. Elle récupère alors les traditions des troupes de marines, (troupes formées par l’armée de terre, puis embarquées à bord des navires de la Marine) pour en faire des « troupes coloniales ».

On observe la progression de la formation de cette arme à travers les choix des armes à la sortie des écoles de Saint-Cyr et Polytechnique, à partir du Second Empire. Même si le processus commence sous la Restauration, on le voit s’accélérer sous le Second Empire puis, surtout sous la IIIe République au cours des années 1875-1880, moment où les Troupes coloniales deviennent une arme à part entière, bien identifiée dans les écoles. A partir de là, à Saint-Maixent et dans le recrutement par le rang, on recrute massivement pour les régiments d’infanterie et d’artillerie de marine localisés à Cherbourg, Brest, Lorient et Toulon.

On n’a pas fondu la « Colo » dans l’armée d’Afrique, car tout ceci est une longue histoire, assez compliquée, d’empilements successifs de formations qui sont rivales entre elles. C’est un véritable millefeuille de créations successives, venant se surajouter aux autres, d’où la complexité de la compréhension de ce que c’est aujourd’hui.

Cela explique pourquoi il faut attendre une vingtaine d’années avant de voir vraiment la création juridique de cette armée avec la loi de juillet 1900 ?

Les Troupes coloniales sont la seule formation née d’une loi, en 1900. Cette histoire de la loi qui met vingt ans à se former est très intéressante à observer. Il s’agit là du volet politique de la question des troupes coloniales. Il s’agit de savoir pourquoi les parlementaires français de la Troisième République ont mis autant de temps à se décider de créer cette formation.

Quand on lit les textes des contemporains, on voit très bien que leur angoisse, angoisse très récurrente dans le système républicain, c’est la crainte de créer un troisième ministère militaire, le premier étant la Marine et le deuxième celui de la Guerre. Avec la création des troupes coloniales, ils ont très peur de former un troisième ministère militaire qui serait dans les mains du ministère des Colonies, nouvellement créé en 1894.

Cette idée d’une surreprésentation du militaire dans le champ ministériel, et donc dans la société française, fait peur aux républicains qui, en même temps, oscillent entre une armée qui est devenue une arche sainte depuis 1870, que l’on veut valoriser, et en même temps cette idée qu’on crée tout autour du pays et à l’extérieur, des armées dont on ne sait pas très bien ce qu’elles font et comment elles sont dirigées, du fait de leur distance géographique.

Cette question politique est véritablement le grand débat politique de la fin du XIXe siècle ; il trouve son point d’aboutissement au moment de la conquête de la Chine, tout simplement parce que les rivalités coloniales avec l’Angleterre, avec l’Allemagne, mais aussi avec d’autres puissances, créent une nécessité. Cette nécessité faite loi, c’est celle de devoir exister au niveau international.

Aussi, il faut regarder la question des troupes coloniales dans sa internationale. Cet aspect est fondamental pour comprendre la création de cette formation.

En quoi le conflit russo-japonais du début du XXe siècle change-t-il la perspective de la France sur la colonisation en Asie ?

Cette guerre russo-japonaise de 1904-1905 constitue un élément important dans l’analyse que les militaires vont faire de ce conflit. Tout d’abord, c’est la première fois qu’il y a autant de publicistes militaires qui partent en Asie pour observer le conflit et en rendre compte ; ensuite, c’est la première fois que le monde entier prend conscience de la puissance de ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui « les Suds », ou les pays du Sud, et qu’on prend conscience du poids du Japon. Ce poids du Japon repose sur deux éléments : la puissance militaire et la puissance démographique. Ils font peur et étonnent. Après un développement initié au début de l’ère Meiji, le Japon est devenu une puissance militaire de premier niveau, capable de battre la Russie.

Par ailleurs, le Japon est un pays qui a atteint sa maturité démographique. En 1900, cela est considéré comme une force en Europe …. et un problème.. Les Français interprètent ce trop-plein démographique comme un risque d’expansion en Asie ; ils voient donc le pays comme un futur concurrent sur les colonies d’Asie. A partir de ce moment-là, militaires et les diplomates font remonter l’idée que si on veut défendre les colonies, et en particulier les colonies d’Asie, il faut créer une formation militaire coloniale de grande importance et recruter massivement des soldats indigènes.

Ce besoin de recrutement de soldats indigènes apparaît en Asie sous la plume d’officiers coloniaux que l’on appelle les “minoritophiles” ou les “tonkinphiles”, ou d’autres expressions semblables. Ces officiers sont globalement favorables aux populations indigènes et surtout ouverts à l’idée que l’armée serve d’ascenseur social pour les pays de l’Indochine, tout en étant un outil de la diplomatie française par le truchement d’une formation militaire qui serait assurée par les Français. Cette idée donne naissance à un projet qu’on appelle globalement « l’armée jaune ». Trop novateur et progressif, ce projet ne n’est retenu par Paris ; dans un deuxième temps, il est récupéré et décliné par Charles Mangin, pour l’Afrique avec ce qu’on appelle la « force noire ».

En parlant de ces forces indigènes, en quoi la Première Guerre mondiale a-t-elle permis une nouvelle vision de la Coloniale et surtout de ces troupes indigènes ?

Peu avant la Première Guerre mondiale, il existe une vraie division dans le milieu militaire entre les métropolitains (les métros) et la colonie en général. Les métropolitains ont tendance à mépriser les coloniaux parce que ce sont, disent-ils, des adeptes de la “petite guerre”. Qu’est-ce qu’on veut dire par « petite guerre » ? On sous-entend, avec mépris, qu’il s’agit d’une guerre de fusil contre des sagaies ; on sous-entend que la guerre des coloniaux est une guerre qui n’a pas grand intérêt car, ce n’est pas la Grande Guerre telle qu’elle a été enseignée dans les écoles militaires avec l’héritage de Clausewitz et de Napoléon ; enfin c’est une guerre que l’on mène, dit-on encore, avec des « bandes » et non des « soldats ». Autrement dit, les métropolitains méprisent souvent les coloniaux et leurs compétences militaires.

Au moment de l’entrée de la guerre en 1914, les coloniaux constituent donc un corps qui est mal connu et est globalement méprisé. Or, du fait des combats et de la difficulté au feu, les coloniaux apparaissent très vite, et dès la fin de 1914, comme des hommes qui connaissent les combats, qui savent très bien comment il faut faire la guerre ; dès lors, ils vont prendre beaucoup de place dans les états-majors, surtout à partir du moment où Joffre (issu des troupes de marine lui-même) commence à limoger une grande partie de ses généraux. A cette date, de nombreux officiers supérieurs reviennent des colonies pour prendre des postes importants. Un des exemples connus, est celui du général Gouraud, mais c’est également du général Marchand, du général Mangin, et de tout un tas d’officiers qui ont été formés par la Coloniale.

Pour les sous-officiers et pour les soldats, on assiste à un même processus de reconnaissance : reconnaissance pour les sous-officiers tout à fait particulière parce qu’on s’aperçoit que ce sont des gens qui sont résistants, disciplinés, contrairement à l’image qu’on se fait du colonial qui fait ce qu’il veut, et des hommes qui connaissent l’armée et qui savent tout à fait comment il faut vivre dans des conditions difficiles ; mais la vraie révélation, c’est surtout celle qui s’opère vis-à-vis des soldats et particulièrement des soldats africains, appelés génériquement les tirailleurs. Les Français comptaient beaucoup sur les soldats annamites, mais ceux-ci se révèlent à l’usage peu ou pas très résistants ; dès lors, on les emploie plus volontiers dans les usines et à l’arrière. En revanche, les soldats africains, tant vantés par Charles Mangin précédemment, trouvent une consécration dans les tranchées. A quoi le voit-on ? Cela se perçoit dans le fait qu’ils sont engagés dans des formations mixtes, c’est-à-dire avec des troupes blanches sans discrimination particulière ; contrairement à une idée reçue, ils ne sont pas employés comme de la « chair à canon ».

La Grande Guerre consacre les « troupes coloniales ». Les chefs sont désormais regardés comme d’excellents tacticiens ; les soldats gagnent une image de soldats compétents, d’hommes en qui on peut avoir confiance. Cet aspect a été très bien démontré par Anthony Guyon, dans sa synthèse sur les tirailleurs sénégalais.

Qu’appelez-vous la fusion ou la compénétration, entre la « Colo » et les troupes métropolitaines ?

La question de la fusion et de la compénétration ne doit pas être confondue avec la mixité des formations (troupes blanches/troupes noires). C’est un autre débat qui s’inscrit dans un changement de paradigme qui apparaît à l’issue de la Première Guerre mondiale. À partir de 1920, on n’a plus besoin de soldats pour faire la guerre en Europe. Le Parlement français décide de renvoyer les militaires à leur terrain, surtout les militaires coloniaux, et dans des territoires où la guerre continue (guerre du Rif ou en Syrie où éclate la révolte des Druzes en 1925).

La mixité des formations qui s’est opérée pendant la guerre montre que les divisions entre « Armée d’Afrique » et « troupes coloniales » n’ont plus vraiment de sens. Les expériences de la guerre ont amené l’idée qu’il n’existe pas une grande différence entre un tirailleur algérien (« Armée d’Afrique ») et un tirailleur sénégalais (« troupes coloniales »). Dès lors, le Parlement et un certain nombre de militaire envisagent de fusionner l’« Armée d’Afrique » et les « troupes coloniales » . La « fusion » suppose la fusion des commandements, c’est-à-dire qu’au lieu d’avoir deux chaînes de commandements, indépendantes l’une de l’autre, on se retrouve à n’en avoir plus qu’une seule. Techniquement, c’est une forme de ce que l’on appellerait aujourd’hui un « dégagement des cadres ». Or, le problème de la fusion, tel qu’il est envisagé dans les années 1920, est de savoir qui va être absorbé par l’autre. Derrière tout ça, il y a un raisonnement sur les postes, sur la possibilité de maintenir les formations des colonies à un très haut niveau. Au sein du milieu militaire, c’est l’un des grands débats de l’entre-deux-guerres.

Ce débat chemine et avance de façon assez erratique au début, mais il s’accélère alors que l’on s’approche de la Deuxième Guerre mondiale. À partir de 1937-38, le tandem Georges Mandel (ministre des Colonies) et le général Bührer (son conseiller militaire) commencent à défendre l’idée qu’il va falloir sauvegarder « l’Empire ». A cette date, on ne parle plus des « colonies », on parle bien de « l’Empire ». Cela accélère l’idée d’une nécessaire fusion des « troupes coloniales » et de « l’armée d’Afrique ». Plusieurs termes apparaissent et se juxtaposent pour évoquer cette volonté ministérielle : fusion, compénétration, etc. En réalité, il s’agit de rationnaliser le recrutement des formations coloniales en prenant le champ colonial dans sa globalité, et non plus colonies par colonies ou territoires par territoire.

Page de couverture de l’oeuvre de Julie d’Andurain, Les troupes coloniales, une histoire politique et militaire (Passés Composés, 2024)

La couverture de mon livre constitue une sorte de résumé de cette histoire de la Coloniale et des questions de « fusion » et de « compénétration ». Cette affiche a été faite par Maurice Toussaint en 1938-1939. Au premier plan, il a placé un caporal de « l’armée d’Afrique » ; à sa droite, il est accompagné un tirailleur venu de l’Afrique du Nord (marocain, algérien ou tunisien) reconnaissable par son turban ; derrière ce tirailleur, on voit les spahis et tirailleurs (sénégalais et annamites) qui renvoient à l’histoire de la « Colo ». De l’autre côté, le caporal est accompagné d’un tirailleur sénégalais (avec sa chechia rouge) et on observe sur la droite de l’image les formations des années 1930-1940 (blindés et avions) qui relèvent de la métropolitaine. L’image constitue donc un bon résumé des débats politiques et militaires juste avant la guerre.

Cela illustre les questionnements du moment : qu’est-ce qu’une formation coloniale ? Est-ce que l’on maintient la division Marine et Armée de terre ? Et au sein de l’Armée de terre, la division« armée d’Afrique », « troupes coloniales » ?Ou est-ce qu’on en fait une synthèse pour forger une véritable « armée impériale »?

À l’aube de la Seconde Guerre mondiale, il y a beaucoup de remises en question de l’utilité de cette armée dont une partie provient des « troupes coloniales » ? On se demande ce qu’elle peut devenir et on ne sait pas très bien comment l’appeler : « armée coloniale » ; « armée impériale » ?

La sémantique ou l’usage de tel ou tel vocabulaire est toujours porteur de sens. Si aujourd’hui, de très nombreux historiens français utilisent le terme « d’empire » — alors même que le terme ne correspond pas toujours aux usages contemporains —, c’est parce qu’une partie d’entre eux sont inspirés ou fascinés par l’historiographie anglo-saxonne où le concept d’empire existe depuis longtemps. En soi, utiliser le mot « empire » en lieu et place de « colonies » n’est pas grave quand on maîtrise la chronologie et l’usage des discours. Mais quand le raisonnement historique est conceptualisé avec une évidente visée téléologique, cela signifie que l’on dévie et que l’on se situe dans une reconstitution idéologique de l’Histoire.

Si on se tient à une stricte orthodoxie de l’histoire de la colonisation française, la notion « d’Empire » apparaît au cours des années 1930 dans le sillage d’un discours portant sur la « défense de l’Empire ». Cette irruption du mot dans les usages des contemporains n’est pas neutre. Pour des responsables politiques et militaires, comme Mandel ou Bührer notamment, il s’agit de préparer la Deuxième Guerre mondiale, de préparer les esprits à la guerre. C’est un discours de propagande. Dès lors ce discours peut devenir un objet d’étude.

Quelles sont alors les options militaires ?

Il y a d’abord celle qui est représentée par le maréchal Pétain, l’option défensive. On se sert de la doctrine et des méthodes qui ont fait leurs preuves en 1918. La deuxième option est celle de Charles de Gaulle, avec son projet d’armée mécanisée. Enfin, la troisième option, compatible avec les deux autres, repose sur l’idée qu’il existe un réservoir d’hommes en Afrique et qu’il faudra savoir le mobiliser. Or, cette notion de « réservoir d’hommes », ce n’est ni plus ni moins que la reprise de l’idée que Mangin avait développée dans son ouvrage La Force noire en 1910. Autrement dit, l’invention de la notion de la « défense de l’Empire » à la fin des années 1930, c’est une manière de réactualiser, sous d’autres formes sémantiques, les discours précédant la guerre de 1914-1918.

Comment s’opère réellement la dissolution de ces troupes coloniales à la suite de la Seconde Guerre mondiale ?

La dissolution des troupes coloniales ne va pas se faire très facilement. Créées par une loi en 1900, fortement soutenues par un pouvoir politique qui a voulu entreprendre la colonisation, ces troupes ont la particularité d’être une « arme » à part entière, dont la cohérence a de surcroît été consacrée par l’Histoire. On compare souvent les « troupes coloniales » à la « Légion étrangère », mais on oublie que la Légion est une « subdivision d’arme » (issue de l’infanterie) alors que les troupes coloniales constitue bien « une arme »…et même deux armes si on les additionnent l’une à l’autre (infanterie de marine et artillerie de marine). L’arme désigne un choix de « spécialité » que l’on choisit à la sortie de l’école (pour les officiers) ou quand on entre en régiment (sous-officier). La spécialisation correspond à un besoin bien identifié dans l’armée. Les troupes coloniales sont les troupes opérationnelles par excellence. Il n’est donc pas facile de dissoudre une arme, d’autant que celle-ci peut envisager d’évoluer.

Dès la sortie de guerre, on voit très bien que les principaux responsables des troupes coloniales ne sont pas très optimistes sur le maintien de leur formation, même dans le cadre de l’envoi des troupes en Indochine et en Algérie. C’est pourquoi, à travers toute une politique de lobbying, ils essayent de se maintenir et de justifier leur existence, notamment à travers leur revue. Créée après 1945, la revue Tropiques sert de laboratoire de discussions, de lieu d’échanges, mais surtout de moyen de communication avec le monde politique et avec le grand public pour justifier leur existence.

Cette justification passe par la reprise d’éléments du discours politique plus anciens, comme par exemple celle de la « mise en valeur des colonies », qui date des années 1930. Plus nouveau cependant, un certain nombre d’officiers pensent à l’accompagnement futur des armées nationales africaines après les indépendances. Cependant, on peut voir là une reprise des débats sur « l’armée jaune ». Enfin, certains officiers, comme le général Nemo, inventent vraiment de nouvelles façons de mettre l’armée au service du développement avec l’invention du Service militaire adapté (le SMA) en 1961 pour les Antilles et la Guyane. Le SMA se charge de préparer les jeunes Antillais à la vie active au cours de leur service militaire grâce à la mise en place d’un encadrement et d’un monitorat militaires qui garantir leur insertion professionnelle.

Il n’y a donc pas de réelle dissolution, mais un simple toilettage de la formation par changement de nom : les « troupes coloniales » disparaissent pour réapparaitre sous la forme des « troupes d’outre-mer » (1958-1961), puis réinvestissent à partir de 1961 leur nom d’origine, celui des « Troupes de marine ». Un petit peu comme le ferait une entreprise aujourd’hui, ce toilettage s’apparente à un changement de logo. On change le nom et/ou le logo, mais cela ne remet en cause l’existence de la structure originelle.

Est-ce que c’est à travers ces « troupes de marine » que perdure aujourd’hui la tradition de ces « troupes coloniales » ?

Oui, exactement. Dans un milieu où la tradition est un élément de la cohésion interne et une force, il faut pouvoir se rattacher à une histoire. L’histoire des troupes de marine est bien celle de l’histoire des troupes coloniales.

Les enjeux militaires de la guerre d’Ukraine : une impasse en trompe-l’œil ?

Les enjeux militaires de la guerre d’Ukraine : une impasse en trompe-l’œil ?

Politique étrangère, vol. 89, n° 1, printemps 2024

Par Yohann Michel, Olivier Schmitt et Élie Tenenbaum – IFRI – publié en février 2024

https://www.ifri.org/fr/publications/politique-etrangere/articles-de-politique-etrangere/enjeux-militaires-de-guerre


A l’occasion du 2e anniversaire de la guerre en Ukraine, l’Ifri vous propose en avant-première de la sortie du prochain numéro de Politique étrangère le 8 mars, l’analyse de trois experts sur les enjeux militaires du conflit russo-ukrainien.

La contre-offensive ukrainienne, qui devait se solder par une percée majeure en 2023, s’est heurtée à de solides défenses russes et a fini par échouer. Alors que la guerre d’Ukraine entre dans sa troisième année, les positions des deux belligérants se sont figées et la situation ressemble à une impasse. Cette apparence de conflit gelé est toutefois trompeuse. Russes et Ukrainiens sont en train de recharger leurs forces et n’ont pas perdu de vue leurs objectifs.

Après avoir concentré beaucoup d’espoir, l’offensive ukrainienne de 2023 s’est révélée un échec. La deuxième année de guerre s’est achevée sur une impression d’impasse militaire et de sombres perspectives. Certains commentateurs ont ainsi appelé Kiev à négocier un cessez-le-feu avec Moscou, arguant que l’enlisement du front devait être l’occasion d’engager une démarche politique de dialogue avec la Russie. L’image de stabilité est cependant trompeuse : la guerre est en réalité engagée sur un « faux plat », masquant une course contre la montre des deux belligérants pour renforcer leurs positions stratégiques au-delà de 2024. Alors que la Russie jouit d’une supériorité matérielle plus affirmée, le ralentissement du soutien occidental à l’Ukraine pourrait avoir des conséquences décisives sur l’issue du conflit.

Auteurs :
Yohann Michel, responsable du pôle puissance aérienne à l’Institut d’études de stratégie et de défense
Olivier Schmitt, professeur au Center for War Studies à l’université du Danemark du Sud
Élie Tenenbaum, directeur du Centre des études de sécurité de l’Ifri

Lire et télécharger le dossier : Les enjeux militaires de la guerre d’Ukraine – une impasse en trompe-l’œil ?par Yohann_michel_michel_schmitt_et_Elie_tenenbaum

Paroles et musique asynchrone par Michel Goya

Paroles et musique asynchrone

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 28 février 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Ainsi donc à l’issue d’une conférence de soutien à l’Ukraine le président de la République a dit « qu’il n’y avait pas pour l’instant de consensus parmi les participants, mais qu’« en dynamique » (?) on ne pouvait pas exclure à l’avenir l’envoi de soldats en Ukraine, pour préciser ensuite qu’il s’agissait éventuellement de missions d’appui arrière, pour la formation ou le déminage.

En soi, il n’y a là rien de choquant. Le rôle des décideurs est d’examiner toutes les contingences possibles d’une situation. Il n’est surtout pas question face à un adversaire qui nous a déclaré une confrontation depuis des années et qui ne croît qu’aux rapports de forces d’expliquer que l’on s’interdit absolument d’utiliser les instruments de force dont on dispose. On avait suffisamment reproché à Emmanuel Macron » d’avoir dit que l’emploi de l’arme nucléaire français ne pouvait en aucun cas être justifié dans le cas d’un conflit ou d’une crise en Europe orientale pour lui reprocher maintenant d’expliquer qu’on ne pouvait pas exclure l’emploi de forces conventionnelles. C’est le principe de l’ « ambigüité stratégique ». On ne commence pas un dialogue de force en disant ce qu’on ne fera jamais. Quand Joe Biden s’empresse de déclarer au début de la guerre en Ukraine en février 2022 qu’il n’y aura jamais de soldats américains en Ukraine, Vladimir Poutine perçoit immédiatement le surcroît de liberté de manœuvre que cela lui procure.

Oui, mais si les discours de ce genre visent d’abord un public prioritaire, sans doute l’Ukraine dans le cas de la sortie d’Emmanuel Macron où peut-être la Russie, ils en touchent aussi nécessairement d’autres et les effets peuvent être au bout du compte parfaitement contradictoires. Quand Joe Biden parle en février 2022, il ne veut pas rassurer Poutine, mais son opinion publique. Mais un peu plus tard dans la guerre, il menacera aussi la Russie de rétorsions militaires, donc la guerre, si celle-ci utilisait l’arme nucléaire et il mobilisera son opinion sur ce sujet. Quand Donald Trump, possible président des États-Unis en 2025 déclare que rien ne justifierait de sacrifier des vies ou de l’argent en Europe et qu’il envisage de quitter l’OTAN, il rassure peut-être son électorat mais effraie les Européens dépendants du protectorat américain. Les discours de crises tournent finalement toujours autour de trois idées : menacer, rassurer et mobiliser et toujours plusieurs publics, l’ennemi – en temps de guerre – ou l’adversaire – en temps de confrontation – mais aussi en même temps les alliés et son opinion publique. C’est donc un art subtil qui demande des dosages fins.

Or, notre président parle beaucoup mais n’est pas forcément le plus subtil. Si cette fameuse phrase est en soi parfaitement logique face à l’adversaire et doit satisfaire les Ukrainiens, elle a placé aussi les alliés dans l’embarras et au bout du compte brouillé le message de cette conférence importante. On aurait dû retenir la volonté ferme des Européens à endosser fermement la confrontation avec la Russie et l’aide à l’Ukraine sur la longue durée dans les deux cas et ce sans forcément l’aide américaine. On ne retient finalement que cette petite phrase, qui pousse les autres alliés à se positionner à leur tour et pour le coup en excluant tout engagement même modeste et sans risque, d’hommes en uniformes en Ukraine, autant de cartes jetées dans le pot pour rien. Au bout du compte, Poutine doit se trouver plutôt rassuré par cet empressement au non-agir. On notera au passage avec malice la réaction du Premier ministre grec outré d’une telle perspective mais oubliant que la Grèce avait bien apprécié que la France déploie des navires et des avions de combat pour la soutenir dans sa confrontation avec la Turquie en 2020. Bref, en termes de stratégie déclaratoire le bilan collectif est plutôt maigre. Alors qu’il engageait finalement aussi ses alliés sur un sujet important, il aurait sans doute été opportun pour le président d’avoir leur aval avant d’évoquer ce sujet. On maintient aussi l’ « ambigüité stratégique » en ne disant rien du tout.

Et puis il y a l’opinion publique nationale, où tous les Don Quichotte ont, sur ordre ou par conviction, évidemment enfourché leurs chevaux pour briser des lances sur des moulins à vent. Il n’a jamais été question évidement d’entrer en guerre avec la Russie mais on fait comme si. Ça peut toujours servir pour au moins se montrer et en tout cas continuer à saper le soutien à l’Ukraine « au nom de la paix » lorsqu’on ne veut pas avouer que c’est « au nom de Moscou ».

Il fut un temps où c’était l’extrême gauche qui soutenait Moscou, il faut y ajouter maintenant une bonne proportion de l’extrême-droite, étrange retournement de l’histoire. Entre les deux et selon le principe du levier décrit par le très russophile Vladimir Volkoff dans Le montage, on trouve aussi les « agents » apparemment neutres ou même hostiles à Moscou mais l’aidant discrètement à partir de points d’influence. Plusieurs ouvrages et articles viennent de révéler quelques noms du passé. Il faudra sans doute attendre quelques années et la fin de la peur des procès pour dénoncer ceux d’aujourd’hui. Bref, beaucoup de monde qui par anti-macronisme, anti-américanisme, anticapitalisme ou autres « anti » viennent toujours à la rescousse d’un camp qui doit être forcément être bien puisqu’il est hostile à ce que l’on croit être mal.

Il est évidemment normal d’avoir peur de la guerre. Cela n’excuse pas de dire n’importe quoi du côté de l’opposition, ni de parler vrai à la nation du côté de l’exécutif. On se souvient de Nicolas Sarkozy engageant vraiment la France en guerre en Afghanistan en décidant en 2008 de déployer des forces dans les provinces de Kapisa-Surobi en Afghanistan. Le message était vis-à-vis des États-Unis et des alliés de l’OTAN, mais il avait un peu oublié d’en parler aux Français, ce qui n’a pas manqué de poser quelques problèmes par la suite. Inversement, François Mitterrand, pourtant sans doute le président le plus désastreux dans l’emploi des forces armées depuis la fin de la guerre d’Algérie, avait pris soin d’expliquer pourquoi il fallait faire la guerre à l’Irak en 1991 après l’invasion du Koweït. Il avait même associé le Parlement et les partis dans cette décision. Personne n’avait forcément envie de mourir pour Koweït-City et pourtant l’opinion publique l’avait admis. De la même façon, on avait encore moins de raison de mourir pour Bamako en 2013 que pour Dantzig en 1936, et pourtant François Hollande n’a pas hésité à y engager nos soldats, en expliquant le pourquoi de la chose et y associant les représentants de la nation. Il n’est actuellement absolument pas question de guerre avec la Russie, même s’il faut forcément s’y préparer ne serait-ce que pour augmenter les chances qu’elle ne survienne pas, mais de confrontation. Pour autant, dès qu’il s’agit de franchissements de marches, même petites et très éloignées, vers le seuil de la guerre ouverte cela mérite peut-être aussi de s’appuyer sur un soutien clair de la nation et de la majorité de ses représentants. De la même façon qu’il était peut-être bon de se concerter avec ses alliés, il était peut-être bon aussi de ne pas surprendre sa propre opinion, même très favorable au soutien à l’Ukraine, avec une « sortie » au bout du compte isolée et qui a finalement tapé à côté.

Car si on n’a pas hésité à faire la guerre dans les cinquante dernières années et accepté des milliers de morts et blessés parmi nos soldats, on hésite beaucoup à se rapprocher du seuil de la guerre ouverte avec une puissance nucléaire, Cette prudence est d’ailleurs la ligne de tous les gouvernements, français ou autres, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’est cette même prudence qui nous oblige à être forts. Quand on se trouve « à proximité presque immédiate d’un bloc totalitaire ambitieux de dominer et brandissant un terrible armement » (de Gaulle, Strasbourg, 23 novembre 1961) on se doit de disposer d’un terrible armement équivalent, « capable de tuer 80 millions de Russes » selon ses termes (ça c’est pour ceux qui croient que de Gaulle voulait une équidistance entre les États-Unis et l’URSS, voire même une alliance avec cette dernière). Il a voulu aussi une force conventionnelle puissante, car la dissuasion, et c’est bien de cela dont il s’agit, ne se conçoit pas seulement avec des armes nucléaires. De fait, depuis l’équilibre des terreurs, les puissances nucléaires évitent à tout prix de franchir le seuil de guerre ouverte entre elles, de peur d’arriver très vite à celui, forcément désastreux pour tous, de la guerre nucléaire.

Oui, mais comme on se trouve quand même en opposition, il faut bien trouver des solutions pour imposer sa volonté à l’autre sans franchir ce fameux seuil et c’est là qu’intervient tout l’art de la confrontation qui est un art encore plus subtil que celui des discours de crise. Dans les faits, les stratégies de confrontations entre puissances nucléaires ressemblent à des parties de poker où on veut faire se coucher l’autre mais sans avoir à montrer ses cartes. On dose donc savamment les actions non avouées, les fameuses « hybrides », et les escalades de force tout en évitant le pire. Les forces armées, nucléaires ou conventionnelles, ont un rôle à jouer dans cet affrontement normalement non violent et ce rôle est évidemment d’autant plus efficaces qu’elles sont puissantes. Avec près de 80 ans d’expérience de confrontation en ambiance nucléaire, on connaît à peu près toutes les possibilités : démonstrations de forces, aide matérielle – dont on découvre en Ukraine qu’elle pouvait être graduelle tant la peur des réactions russes étaient grandes – puis envoi de conseillers comme les milliers de conseillers soviétiques au Nord-Vietnam, en Angola ou en Égypte, engagement de soldats fantômes ou masqués, sociétés privées, et même des déploiements éclair, les fameux de « piétons imprudents ».

Un bon exemple est celui de la guerre d’usure de 1969-1970 entre Israël et l’Égypte. Après une série d’affrontements sur le canal de Suez, les Américains fournissent des chasseurs-bombardiers F4 Phantom qui sont utilisés par les Israéliens pour lancer une campagne aérienne dans la profondeur de l’Égypte. L’URSS, qui fournit déjà la quasi-totalité du matériel égyptien et a déjà de nombreux conseillers sur place – personne ne parle alors de cobelligérance – déploie par surprise une division de défense aérienne complète sur le Nil. Les Israéliens renoncent à leur campagne aérienne. Les Soviétiques font faire alors un saut à la division en direction du canal de Suez. Cela aboutit finalement à un court affrontement soviéto-israélien puis, effrayés par ce franchissement de seuil, tout le monde se calme et on négocie. Américains, Britanniques et Français ont fait des actions de ce genre avec plus ou moins de succès. La double opération française Manta-Epervier à partir de 1983 au Tchad est ainsi un parfait exemple réussi de « piéton imprudent ».

On notera au passage que des franchissements de seuil peuvent survenir dans ce jeu subtil, y compris entre puissances nucléaires, ce qui est le cas en 1970 entre Israël et l’Union soviétique, mais aussi quelques mois plus tôt entre la Chine et l’URSS, on peut même parler de quasi-guerre à ce sujet, ou plus près de nous entre Russes et Américains en Syrie et Indiens et Chinois dans l’Himalaya. A chaque fois, on n’a jamais été plus loin, toujours par peur de l’emballement.

Pour conclure, oui on peut effectivement déployer des troupes en Ukraine « officielles et assumées », ce qui induit qu’il y a des forces « non officielles », y envoyer des conseillers, des techniciens, des privés, etc. on peut même dans l’absolu faire un « piéton imprudent ». Je précise qu’exposer toutes ces options, notamment sur une chaîne de télévision, ne signifie en rien qu’on les endosse. Je crois pour ma part qu’un tel engagement n’est pas nécessaire, où pour le dire autrement que le rapport risque-efficacité n’est « pour l’instant » (ne jamais rien exclure) pas bon, et qu’il faut surtout poursuivre la politique actuelle avec plus de vigueur, ce qui était, je le rappelle, le seul message que l’on aurait dû retenir de la conférence de Paris de soutien à l’Ukraine. On ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens paraît il, mais parfois aussi quand on veut y retourner.