Le Conseil constitutionnel retoque à nouveau le financement de l’industrie de défense par le Livret A

Le Conseil constitutionnel retoque à nouveau le financement de l’industrie de défense par le Livret A

 

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« La taxonomie est une réalité de plus en plus pressante. Le léger assouplissement lié au choc de l’invasion russe n’a pas empêché un retour à la tendance : on continue à pointer du doigt l’industrie de défense comme non durable. Cela touche le financement mais aussi, plus largement, l’ensemble des acteurs susceptibles de participer à l’industrie de défense », avait ainsi expliqué Emmanuel Levacher, le PDG d’Arquus, lors d’une audition au Sénat, en mars dernier.

Et d’ajouter : « Par exemple, un salarié peut se voir refuser un crédit immobilier parce qu’il travaille pour l’industrie de défense. Cela montre l’ampleur de cette pression malsaine subie par l’industrie, incompatible avec la nécessité reconnue de remonter en puissance ».

Aussi, lors de l’examen du projet de Loi de programmation militaire [LPM] 2024-30, députés et sénateurs s’étaient mis d’accord pour orienter une partie des encours du Livret A vers le financement de la BITD. Seulement, le Conseil constitutionnel censura cette disposition, estimant qu’il s’agissait d’un « cavalier législatif ».

Pour autant, les parlementaires parmi les plus actifs sur ce sujet ne désarmèrent pas. Les députés Jean-Louis Thiérot [LR], Christophe Plassard [Horizons] et Thomas Gassilloud [Renaissance, président de la commission de la Défense] revinrent à la charge à l’occasion du projet de loi de finances 2024. Et ils firent voter un amendement visant à affecter une partie de l’épargne collectée au titre des Livrets A et de développement durable et solidaire au financement de la BITD.

« Les encours du livret A et du livret de développement durable et solidaire ont atteint quelque 510 milliards d’euros à la fin de l’année 2022. Il est de la responsabilité de l’État de faire converger l’épargne privée disponible avec ses priorités stratégiques », avait d’ailleurs soutenu M. Plassard, dans un rapport sur le financement de l’économie de guerre publié quelques mois plus tôt.

« Le Livret A va financer l’industrie de défense! Je salue cette proposition de parlementaires pour flécher une partie des encours vers des entreprises et des PME de défense. C’est une bonne nouvelle pour notre souveraineté, pour la réindustrialisation et pour la défense! », s’était alors félicité Sébastien Lecornu, le ministre des Armées.

Le PLF 2024 ayant fait l’objet d’un recours à l’article 49-3 de la Constitution, la motion de censure déposée par l’opposition fut rejetée. Aussi pouvait-on penser que ce dossier était réglé. Mais c’était sans compter sur une nouvelle saisine du Conseil constitutionnel, les députés de la Nupes ayant estimé que cette mesure constituait un « cavalier budgétaire ».

Ainsi, dans un avis rendu ce 28 décembre, les Sages de la rue de Montpensier leur ont donné raison.

« L’article 197 modifie notamment l’article L. 221-5 du code monétaire et financier afin de prévoir que les ressources collectées par les établissements distribuant le livret A ou le livret de développement durable et solidaire non centralisées auprès de la Caisse des dépôts pourront également être employées au financement des entreprises de l’industrie de défense française. […] Il appartient au Conseil constitutionnel de déclarer contraires à la Constitution les dispositions adoptées en méconnaissance de la règle de procédure relative au contenu des lois de finances, résultant des articles 34 et 47 de la Constitution et de la loi organique du 1er août 2001 », ont-ils en effet expliqué.

Et d’ajouter : « Dans ce cas, le Conseil constitutionnel ne préjuge pas de la conformité du contenu de ces dispositions aux autres exigences constitutionnelles ». Ce qui veut dire que le financement de la BITD par le Livret A devra faire l’objet d’un projet [ou d’une proposition] de loi distinct.

Photo : Arquus

Quelle architecture de sécurité pour le XXIe siècle ?

Quelle architecture de sécurité pour le XXIe siècle ?

Vincent Gourvil (*) – Esprit Surcouf -publié le 3 novembre 2023
Docteur en sciences politiques

https://espritsurcouf.fr/securite_quelle-architecture-de-securite-pour-le-xxie-siecle_par_vincent-gourvil_031123/


Quel nouveau système de sécurité internationale pourrait être en mesure de répondre aux nouveaux défis conjoncturels ? Telle est la question à laquelle l’auteur apporte sa réponse argumentée. Un regard qui vient nourrir le débat. Les opinions exprimées ici n’engagent que leur auteur.

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« L’impasse peut devenir le début d’une voie » (René Barjavel). Encore faut-il faire preuve de clairvoyance ! La tâche n’est pas aisée. D’une impasse, il est difficile de sortir. Il en va ainsi de la crise du système multilatéral (surtout son obsolescence) que le monde traverse. Elle est expliquée, commentée, disséquée. Mais, au-delà d’un diagnostic souvent approximatif, évolutif, de vérités qui dérangent, le temps du remède ne semble pas encore venu.

Dans un nouvel espace international, les nouvelles règles régissant les rapports entre États tardent à se mettre en place. Si certains évoquent l’idée d’une nouvelle architecture (de confiance) et de sécurité, rares sont encore ceux qui en définissent une esquisse autour de quelques grands principes de base. Ce qui constitue le point de départ incontournable pour stabiliser le monde de demain. De notre point de vue, nous devrions nous inspirer des réflexions d’un architecte chargé de bâtir un nouvel édifice. Trois questions se posent alors, celles des fondations, des murs et du toit de notre éventuelle « Maison commune ».

LES FONDATIONS : LE CIMENT DE LA CONFIANCE

Aucun système organisationnel pérenne ne peut exister sans un minimum de confiance entre ses éléments constitutifs : les États dans la société internationale. Or, au XXIème siècle, la défiance prend le pas sur la confiance. Elle constitue l’un des meilleurs carburants de la conflictualité. Or, le retour à la confiance est indispensable pour bâtir un nouvel ordre international.

Nous en sommes encore loin en ce temps de conflit russo-ukrainien marqué par les habituelles imprécations des uns et des autres. S’y ajoute le conflit au Proche-Orient. Bâtir la confiance n’est jamais facile tant cela suppose persévérance et volontarisme. Cela passe par le recours à deux importants éléments constitutifs de la diplomatie : le dialogue et l’inclusion.

Comment imaginer de résoudre un problème en refusant de parler avec l’autre (celui avec lequel l‘on est en désaccord) et en l’excluant des cercles traditionnels de discussion (celui que l’on qualifie d’infréquentable) ? Ceci relève de l’évidence.

Les structures mises en place après la Seconde Guerre mondiale (système onusien) et durant la Guerre froide (système de la CSCE avec le document sur les mesures de confiance, puis de l’OSCE) en fournissent le meilleur exemple. Le voulons-nous ? Le pouvons-nous ? Tant que nous n’aurons pas franchi cette étape, il y a fort à parier que les fondations de l’édifice international demeureront fragiles, incapables de jouer leur rôle d’amortisseur de conflictualité. Une fois, ce cap délicat franchi, nous pourrons envisager d’édifier les murs de notre « Maison commune ».

LES MURS :  LE CREUSET DE LA SÉCURITÉ

Si Emmanuel Macron évoque, à juste titre, depuis plusieurs années, l’indispensable mise en place d’une « architecture de confiance et de sécurité », c’est bien la preuve qu’existe une relation symbiotique entre les concepts de confiance et sécurité. Le second ne va pas sans le premier. Et, c’est alors que le problème se complique. Comment induire un sentiment – si subjectif soit-il – de sécurité chez votre rival s’il n’a pas confiance en votre parole ?

Dans ce domaine, les Occidentaux, Américains au premier chef – si prompts à s’ériger en donneurs de leçons – ne sont pas exempts de tout reproche. Ils mélangent souvent droit et morale, principe et opportunité, cris d’orfraie et indignation à géométrie variable. Ils affaiblissent eux-mêmes l’Etat de droit et les règles internationales. Il ne suffit pas de dresser le constat de la conflictualité croissante. Toutes choses faites pour affaiblir la confiance de votre partenaire, votre rival, votre ennemi, et, par voie de conséquence, la sécurité internationale. La sécurité se construit par des actes et non par des paroles creuses, caractéristiques de la société de la communication. Sans confiance, les traités ne sont que de vulgaires chiffons de papier que l’on peut déchirer à l’occasion d’une crise. Une maison aux murs montés de bric et de broc a de fortes chances de se fissurer au moindre vent mauvais. C’est ce que nous constatons malheureusement chaque jour aux quatre coins de la planète. Si tant est que nous montions des murs solides, que devrait-il en être de la toiture ?

LA TOITURE : LE COURONNEMENT PAR LE DROIT?

Va-t-on vers un monde sans droit ? La question n’est pas une hypothèse d’école dans un monde marqué par la prégnance des rapports de force, de puissance et de la désuétude de la loi universelle. Un monde fragmenté et contradictoire au sein duquel l’addition des menaces peut déboucher sur un conflit mondial. Un échiquier international dont les pièces ne cessent de bouger.

Mais, dans ce contexte de fluidité, quelles doivent être les caractéristiques de la norme internationale au XXIe siècle ? Plus qu’une fin en soi, elle doit être un moyen de parvenir à coucher sur le papier quelques principes clairs, reconnus par tous, bannissant le recours à l’ambiguïté constructive, ferment de moultes déconvenues. La norme ne crée pas la sécurité. Elle l’accompagne lorsque celle-ci s’est bien ancrée dans les esprits comme étant dans l’intérêt de tous et pas seulement des puissants. Elle la parachève au point que, dans un monde idéal, elle deviendrait inutile en dépit de l’adage latin « ubi societas, ubi jus ».

Aujourd’hui, l’ONU, réduite à l’impuissance – en dépit de son stock impressionnant de conventions et de conférence (« Pacte sur le futur », septembre 2024, devant déboucher sur un agenda pour la paix) – exerce un magistère verbal dont nul ne craint les avertissements. Preuve en est que le droit ne constitue pas la panacée universelle aux maux du monde du XXIème siècle contrairement à la pensée dominante française habituée à l’inflation normative comme solution à tous les problèmes. Il nous faut en tenir compte dans la construction du toit de notre future « Maison commune ».

« La politique est l’art de concilier le désirable avec le possible » (Aristide Briand). La nature reste impénétrable et l’Histoire imprévisible.

Face à un monde en convulsions, il est temps de mettre fin au désordre international et de recréer les conditions d’un ordre pacifique et stable par un renouveau des institutions internationales.

Soyons originaux, créatifs pour adapter les principes à la réalité nouvelle ! Ne cédons pas à la tentation de la facilité, celle d’un droit soumis aux impératifs de la communication. Celle qui fait office d’action.

Il ne suffit pas de constater la recomposition en cours de l’ordre stratégique. Il ne suffit pas de dresser le constat d’échec d’un système multilatéral mis en place en 1945. Il faut le repenser pour redéfinir son logiciel sur la base d’un dialogue et d’une coopération concrète. Cessons de manipuler les mots pour échapper au réel. Après le temps des questions, vient celui des réponses sur des sujets fondamentaux. C’est à ces conditions que nous pourrons bâtir une architecture de confiance et de sécurité pour le monde du XXIe siècle !

(*) Vincent Gourvil est le pseudonyme d’un haut fonctionnaire, par ailleurs Docteur en sciences politiques.

Sept ans de prison en appel aux assises pour un officier ayant tué un automobiliste lors d’un refus d’obtempérer en Guadeloupe

Sept ans de prison en appel aux assises pour un officier ayant tué un automobiliste lors d’un refus d’obtempérer en Guadeloupe


Le capitaine de Gendarmerie Romain D. a été condamné ce mardi 10 octobre par la cour d’assises d’appel du Rhône à sept ans d’emprisonnement pour avoir tué en 2018 un homme à la suite d’un refus d’obtempérer alors qu’il commandait la brigade de Baie-Mahault en Guadeloupe.

L’officier avait été condamné en première instance par la cour d’assises de la Guadeloupe à Basse-Terre en 2021 à cinq ans d’emprisonnement dont 3 avec sursis pour “violences volontaires avec arme ayant entraîné la mort sans intention de la donner”. La juridiction guadeloupéenne avait requalifié les faits en écartant le meurtre. Le parquet général de Guadeloupe avait alors interjeté appel de la décision, de même que l’accusé, bien décidé à être acquitté. La juridiction rhodanienne l’a reconnu coupable de meurtre mais n’a pas suivi l’avocat général qui avait requis l’énorme peine de 15 ans de réclusion criminelle! Le jeune officier, âgé de 32 ans, marié à une fille de Gendarme et père de trois fillettes, a été incarcéré.

Le 11 mars 2018, il avait mortellement blessé lors d’une opération anti délinquance un homme soupçonné de cambriolages qui se trouvait au volant d’un véhicule volé, une arme à feu à portée de main. L’automobiliste avait fait vrombir le moteur, déclenchant l’usage de son arme, après sommations de l’officier. Ce dernier avait été appelé personnellement par une victime du vol de sa voiture et il avait décidé d’intervenir avec un subordonné.

Il avait alors tiré sept balles, dont deux, tirées à 1 mètre de distance de la victime, l’ont atteinte en plein cœur et en pleine poitrine, perforant son artère coronaire, son foie et ses poumons.

A la tête de la plus grosse brigade 

Yannick Locatelli, la victime était un habitant de Cagnes-sur-Mer, (Alpes-Maritimes) qui vivait sous un faux nom en Guadeloupe et qui était recherché par le parquet de Grasse (06) dans une affaire de stupéfiants. Il était père de deux jeunes fillettes.

Ses derniers mots ont été : “j’ai voulu devenir Gendarme pour protéger la population, pas pour ôter des vies”. Le capitaine Romain D. a clamé son innocence jusqu’au bout mais n’a pas convaincu les jurés. Depuis hier soir, ce père de famille dort en prison et sa femme ainsi que ses proches et ses camarades sont dévastés. Ce Saint-cyrien qui s’était préparé à cette terrible hypothèse n’est désormais plus militaire et va purger sa peine, entouré de criminels et de délinquants, lui le désormais ex-soldat de la loi.

L’institution l’a soutenu tout au long de cette longue procédure, en l’affectant à la Direction générale à l’issue de sa condamnation en première instance lui interdisant de porter une arme, et nul doute que ses camarades vont lui témoigner leur soutien et leur affection dans cette terrible épreuve.

Romain D. fils d’un officier de l’armée de terre, avait choisi la Gendarmerie à sa sortie de Saint-Cyr. Bien noté, il avait commandé une brigade en Bretagne avant de se voir confier la plus grosse unité de Guadeloupe à Baie-Mahault.

La Voix du Gendarme témoigne de sa solidarité à son épouse et à sa famille.

Rappelons que la Gendarmerie est confrontée à un refus d’obtempérer toutes les demi-heure … et que plusieurs militaires ont trouvé la mort lors de refus d’obtempérer.

L’État de droit, un totem aux mille facettes

L’État de droit, un totem aux mille facettes

par Yann Caspar – Revue Conflits – publié le 16 octobre 2023

https://www.revueconflits.com/letat-de-droit-un-totem-aux-mille-facettes/


La question de l’État de droit peut sembler secondaire et ne concerner que les initiés. L’ouvrage de Ghislain Benhessa (Le Totem de l’État de droit, Concept flou, conséquences claires), docteur en droit public, avocat, philosophe et enseignant à l’Université de Strasbourg est là pour nous convaincre du contraire.

Ghislain Benhessa, Le Totem de l’État de droit, Concept flou, conséquences claires, éd. L’Artilleur, 2021, 240 pages, 18€.

Devenu un argument politique, fréquemment employé, il s’agit pourtant d’un concept philosophico-juridique difficile à définir.

C’est avant tout à ce travail de définition que se livre Benhessa, non sans déplorer que les promoteurs actuels de ce concept ne s’encombrent pas de la même rigueur intellectuelle en ayant fait de cette notion le « talisman ultime des démocraties occidentales, qui signifie tout à la fois, dans un gigantesque maelstrom, séparation des pouvoirs, indépendance de la justice, égalité devant la loi, transparence de l’action publique, liberté de la presse et de l’audiovisuel, pluralisme des partis politiques, et naturellement défense des droits fondamentaux et lutte contre les discriminations […] Un talisman dont les pouvoirs s’accroissent à mesure que d’énièmes droits lui sont implémentés, en fonction du contexte et des demandes sociales. »

L’État de droit est désormais cet outil permettant de faire passer l’intérêt général au second plan, forgeant un édifice dont les contours changent au gré de « valeurs protéiformes » défendus becs et ongles par le juge, figure centrale d’un système privilégiant la légalité à la légitimité ; en somme, « l’État de droit est devenu l’exercice du droit contre l’État », « l’outil de privatisation du monde au détriment du collectif, le cheval de Troie des doléances les plus diverses et les plus chamarrées. », un « dédale des libertés et des droits fondamentaux, sous l’autorité des juges. »

Deux conceptions du droit

Le modèle d’Hans Kelsen l’a emporté sur les conceptions de Carl Schmitt, un affrontement que Benhessa résume à merveille dans des pages consacrées à ce qu’il appelle le « combat des chefs » entre le « chevalier blanc » Kelsen et le « chevalier noir » Schmitt, le premier construisant un « système de compréhension du monde qui repose entièrement sur le droit », un « modèle scientifique de l’État de droit », le second en traquant les « apories et les angles morts » et puisant dans la « théologie et l’histoire des idées pour lui opposer le concept d’état d’exception ».

Le travail de Benhessa est aussi salvateur pour comprendre les conceptions gaulliennes et ses métamorphoses à partir de 1971, date à laquelle le Conseil constitutionnel se fait gardien des libertés fondamentales avec sa décision Liberté d’association. Le début d’une dérive, qui aboutira à une situation dans laquelle « les juges s’arrogent la fonction d’interprète exclusif de la Constitution », ce que le Général de Gaulle n’aurait jamais accepté.

Nous sommes désormais loin des conceptions initiales du Rule of Law destiné à « contenir la puissance publique du Gouvernement face à l’individu » et même de la pyramide des normes pensée par Hans Kelsen. L’État de droit est devenu le concept servant de terreau à un « rêve d’émancipation sans limites », un phénomène sur lequel avertissaient déjà Alexis de Tocqueville et John Locke, évoquant respectivement les notions de « liberté corrompue, dont l’usage est commun aux animaux comme à l’homme, et qui consiste à faire tout ce qui plaît » et de « libertés positives, [soit] le désir d’être son propre maître. »

Conséquences pour l’Union européenne

Selon Benhessa, Jürgen Habermas est celui ayant opéré à la fusion entre « identité européenne » et cette « notion bâtarde d’État de droit. » Véritable « mentor spirituel » de l’Union européenne, Habermas a une œuvre qui « éclaire l’idéologie qui traverse l’Union européenne, sur la question des nations, des frontières, des libertés et des droits fondamentaux. Une sorte de lucarne sur l’épicentre du grand projet fédéraliste. »

« Religion civile », l’État de droit a ses « meilleurs ennemis », la Hongrie et la Pologne, et n’accepte pas que des critiques soient émises contre son « coup de force terminal : par-delà la promotion des valeurs progressistes dont elle se veut le chantre — égalité, non-discrimination, tolérance, droits des minorités —, l’État de droit autorise l’Union européenne à verrouiller une bonne fois pour toutes l’hégémonie de ses normes dans leur intégralité. »

Il s’agit d’être pour l’État de droit ou contre. Aucune place pour la nuance et la critique. L’État de droit apparaît comme étant l’arme conceptuelle de prédilection utilisée par Bruxelles pour mater les réfractaires. Un chantage politique à destination de ceux élevant la voix contre les « valeurs » et les idéologies en vogue, ou encore le gouvernement des juges et les atteintes à la souveraineté nationale non prévues par les traités.

Rédigé d’une plume à la fois saillante et sûre de sa maîtrise des notions, l’ouvrage de Ghislain Benhessa mériterait d’être mis entre les mains de tous ceux maniant un concept dont ils n’ont bien souvent pas la moindre idée des véritables ressorts.

La liberté de navigation : l’« innocent passage » est loin d’être innocent

La liberté de navigation : l’« innocent passage » est loin d’être innocent

par Alex Wang – Revue Conflits – publié le 6 septembre 2023

https://www.revueconflits.com/la-liberte-de-navigation-l-innocent-passage-est-loin-detre-innocent/


La « liberté de navigation » (FON : Freedom Of Navigation) est une revendication fondamentale américaine, utilisée pour justifier ses agissements hégémoniques en mer. L’article récemment publié par l’ambassade des États-Unis en Chine en résume son interprétation,1 qui est loin d’être celle reconnue par le droit international.
Nous vivons sur une petite planète où 70% de la surface est couverte par l’eau. Comment s’y comporter est l’affaire de tous. Est révolue l’époque où un hégémon définit et impose, sous des prétextes de liberté et de justice, ses règles, privées et partisanes, à tous les autres pays.

Une patrouille sino-russe inhabituelle : « très provocatrice » ?

Le quotidien chinois The Global Times a rapporté fin juillet un exercice naval conjoint sino-russe dans la mer du Japon et dans les eaux de l’Alaska.2 Cette visite a provoqué des réactions violentes aux Etats-Unis. Il semble qu’ils commencent à sentir davantage le fait qu’ils ne sont pas seuls dans ces océans, que d’autres navires peuvent se déplacer et, de même, leur rendre visite.

La patrouille navale conjointe de la Chine et de la Russie annoncée avait atteint les eaux internationales près de l’Alaska. Onze navires chinois et russes se sont rapprochés des îles Aléoutiennes et sont depuis repartis sans entrer dans les eaux territoriales américaines, a rapporté dimanche le Wall Street Journal (WSJ), citant des responsables américains.

Cependant, le rapport du WSJ citait un porte-parole du Commandement Nord américain qui déclarait que le voyage « est une première historique » et « très provocateur ».

Les médias américains ont publié ces informations après que le ministère chinois de la Défense nationale a annoncé le 26 juillet que la Chine et la Russie lanceraient bientôt leur troisième patrouille navale conjointe, qui verrait les navires de guerre des deux parties naviguer dans les eaux du Pacifique occidental et nord à la suite de la mission conjointe Nord/Interaction-2023 après les exercices en mer du Japon.

Les médias américains, qui ont qualifié le voyage de « hautement provocateur », devraient se souvenir du fait que les États-Unis envoient constamment des navires et des avions de guerre aux portes de la Chine en vue de reconnaissances rapprochées militaires, et en se basant sur leur interprétation de la liberté de navigation.

Cette flottille russo-chinoise a appareillé de Vladivostok le 27 juillet. La marine russe y a engagé deux « destroyers » de type Oudaloï (les « Amiral Panteleïev » et « Amiral Tribouts »), deux corvettes de type Steregouchtchi (les « Gremiachtchi » et « Aldar Tsydenjapov ») ainsi qu’un pétrolier ravitailleur Petchenga. Quant à son homologue chinoise, elle a également mobilisé cinq navires, à savoir deux « destroyers » de Type 052D (les CNS « Guiyang » et CNS « Qiqihar »), deux frégates de Type 054A (les CNS « Zaozhuang » et CNS « Rizhao ») et le pétrolier CNS « Taihu ». Il n’est pas exclu que des sous-marins fassent partie de cette expédition.

La présence de ces navires russes et chinois au large de l’Alaska a conduit l’US Navy à mobiliser un avion de patrouille maritime P-8A Poseidon et, surtout, quatre « destroyers » de type « Arleigh Burke », à savoir l’USS John S. McCain, l’USS Benfold, l’USS Chung-Hoon et l’USS John Finn. Cela étant, d’après USNI News, deux de ces unités avaient déjà été chargées de surveiller la formation russo-chinoise lors de son passage en mer du Japon.3

Notons au passage que ces bâtiments possèdent une force de frappe plus que redoutable, par exemple les « destroyers » de type « Arleigh Burke » (Américain), 4 de type 052D (Chinois) ou de type Oudaloï (Russe). Leur rencontre n’est pas celle de simples hors-bords.

Les opérations de FON américaines : « légitimes » ?

Depuis plusieurs années, on observe fréquemment des opérations dites de liberté de navigation par des navires américains près de la côte chinoise.

Selon des statistiques disponibles, 39 opérations de liberté de navigation ont été menées en mer de Chine méridionale par la marine américaine entre 2015 et 2022.5

Toutes ces opérations ont été justifiées au nom de la liberté de navigation (FON : Freedom Of Navigation) qui n’est absolument pas celle définie par le droit international.

Notons encore les opérations de reconnaissance rapprochée par air, toujours de la part des US. Certaines ont eu lieu à une très courte distance de 50 km de la côte. On reste bouche bée devant le nombre effarant de 600 occurrences de ce type, pour la seule année de 2022.6

La liberté de navigation : la lecture américaine est loin d’être celle reconnue par le droit international7

Il existe une différence fondamentale entre la liberté de navigation revendiquée par les États-Unis et la liberté de navigation réelle en vertu du droit international. Selon l’article de l’ambassade américaine, la liberté de navigation est le droit de ses navires et aéronefs de naviguer et de survoler les soi-disant « eaux internationales » ainsi que le droit de passage inoffensif (innocent passage) dans les eaux territoriales des États côtiers « sans restriction illégale de la part des États riverains ». Selon le rapport du Département américain de la Défense, la liberté des mers signifie non seulement la liberté de passage des navires marchands, mais également l’utilisation de l’air et de la mer par les navires et avions militaires.

Bien que le concept de « liberté des mers » ait une histoire ancienne, les règles du droit international régissant la navigation ont considérablement changé avec le développement du droit international de la mer, notamment avec la conclusion de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer. Malgré les efforts déployés par les États-Unis pour s’unir à leurs alliés dans des négociations visant à maintenir la soi-disant liberté de navigation selon les méthodes traditionnelles, la Convention vise en fin de compte à maintenir un équilibre entre les intérêts des puissances maritimes et des États côtiers. Il n’y a jamais eu de droit de navigation illimité dans la Convention ou dans le droit international général.

Le droit de navigation n’est pas illimité dans les eaux situées au-delà de la mer territoriale. Les États-Unis soutiennent que la liberté de navigation en haute mer s’applique au-delà de la mer territoriale et ont ainsi créé la notion d’« eaux internationales », qui semble exprimer un sens similaire à la notion d’« espace aérien international » en droit international. Cependant, contrairement au droit international concernant l’espace aérien, la Convention a classé l’océan en différentes zones maritimes, telles que les eaux intérieures, la mer territoriale, la zone contiguë, la zone économique exclusive, le plateau continental, la haute mer et la Zone, et les droits et obligations des États varient. Ce sur quoi les États-Unis insistent, est un droit de passage en transit sans entrave, sans le consentement ni aucune réaction de la part des États côtiers.

Le « Programme Liberté de Navigation » en est un parfait exemple : il se base sur une interprétation unilatérale américaine du droit international de la mer, et par cet acte unilatéral, il empêche la formation d’un droit international et impose ses revendications. Il promeut un ordre maritime fondé sur les règles donnant la priorité aux intérêts américains.

La notion de « revendication maritime excessive » est une définition unilatérale des États-Unis et n’a aucun effet décisif final.8 Cette décision n’est qu’une réponse négative unilatérale des États-Unis aux revendications de droits maritimes d’autres pays.

Les soi-disant revendications maritimes excessives identifiées par les États-Unis peuvent être grossièrement divisées en trois types. Le 1er cas relève de la CNUDM (La Convention des Nations unies sur le droit de la mer). Les stipulations sont très claires et peu controversées. Le second est que les stipulations de la Convention sont quelque peu vagues et, basées sur des positions différentes, il est difficile pour les pays de se mettre complètement d’accord. Troisièmement, la Convention ne contient aucune disposition pertinente et aucun droit coutumier international pertinent n’a été élaboré.

Il n’y a pas de discussion possible dans le 1er cas. Dans les 2e et 3e cas, les États-Unis ne peuvent ni ne doivent être l’arbitre final. Dans le contexte de questions relativement controversées, cela montre que les règles pertinentes sont encore en cours de mise en place et de formation et ne devraient pas être décidées par un pays spécifique.

L’ironie de la situation

Les incohérences sont apparentes. Il n’est pas difficile de voir l’ironie de la situation.9

La plus grande ironie est que, même si les États-Unis justifient leurs soi-disant actions en matière de « liberté de navigation » en se prévalant du droit international, ils n’ont jamais ratifié la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, qui établit l’ordre juridique et les règles des océans du monde.

Compte tenu que les États-Unis n’en font pas encore partie, ils n’ont aucun droit d’interpréter la Convention. Conformément aux articles 31 et 32 ​​de la Convention de Vienne sur le droit des traités,10 la pratique ultérieure des parties doit être prise en compte lors de l’interprétation de la Convention. Autrement dit, la Convention évoluera probablement conformément à la pratique ultérieure des Parties. Mais, n’étant pas encore signataire de la Convention, la pratique des États-Unis ne signifie rien pour l’interprétation de la Convention.

The Heritage Foundation des États-Unis, qui exerce une influence considérable sur la formulation de la politique du gouvernement, a déclaré dans un article que « Depuis plus de 200 ans, les États-Unis ont réussi à préserver et à protéger leurs droits et libertés de navigation en s’appuyant sur les opérations navales, les protestations diplomatiques et le droit international coutumier ». Les États-Unis n’ont pas besoin de ratifier la Convention sur le droit de la mer pour rejoindre le traité multilatéral « profondément vicié », tant qu’ils maintiennent une marine forte (The U.S. can best protect its rights by maintaining a strong U.S. Navy, not by acceding to a deeply flawed multilateral treaty.) 11 Rien ne peut être plus clair : c’est une façon de déclarer que « je suis l’hégémon, je fais ce que je veux. Le droit international, c’est pour les autres. » Sans hypocrisie et en appelant un chat un chat, les US disent simplement leur conviction : la force brute suffit. Retenant ce point nous aide grandement à rester réveillés.

Aujourd’hui, plus de 100 000 navires de divers pays traversent la mer de Chine méridionale, chaque année, en toute sécurité et librement, sans aucun problème.12 Les navires de guerre et les avions américains « pénètrent » l’espace aérien et les eaux d’autres pays, menaçant la souveraineté et les intérêts de sécurité d’autres, devenant, contrairement à leur souhait, une source des problèmes.

Mare Clausum vs Mare Liberum13 : un bon équilibre est bénéfique pour tous

Les US devraient prendre conscience que nous vivons dans un monde multipolaire. Ils ne peuvent plus agir comme dans un no man’s land. Les autres puissances sont là pour le leur rappeler en utilisant, si nécessaire, le langage qu’ils comprennent. Voilà la signification des patrouilles conjointes sino-russes près de l’Alaska. Compte tenu de la tension actuelle entre les grandes puissances, ce type de dialogue risque de durer un moment. A l’avenir, ne soyons pas surpris de voir, un jour, ce type de formations près des Iles d’Hawai ou au large de San Diego sur la côte ouest des US. C’est peut-être le moment de citer la fameuse phrase de Confucius : « Ne fais pas aux autres ce que tu ne veux que les autres te fassent à toi ».

Un équilibre juste entre une mer fermée (mare clausum) et une mer ouverte (mare liberum) est essentiel pour la paix et la prospérité de tous les pays. Il doit être établi dans le cadre du droit international reconnu par tous et non basé sur les règles décrétées par quelques-uns.

En l’occurrence et de nos jours, le produit de cet équilibre est la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer CNUDM (United Nations Law of the Sea Convention – UNCLOS).

Appliquons-la, scrupuleusement et de manière civilisée, en excluant le double standard apparent, ou déguisé, ou imposé. Ainsi, il y aura plus de paix dans le monde.


  1. Dossier : Passé et présent de la « liberté de navigation »
  2. Liu Xuanzun & Guo Yuandan, US hype of China-Russia joint naval patrol near Alaska is overreaction, exposes double standards, Aug 07, 2023
  3. Laurent Lagneau, L’US Navy déploie quatre navires pour surveiller une importante flottille russo-chinoise au large de l’Alaska, ZONE Militaire OPEX360.com, 7 août 2023

  4. Cf. Military.com : Les destroyers DDG 51 Arleigh Burke sont des navires de guerre dotés de capacités offensives et défensives multi missions de surface anti-aérienne (AAW), anti-sous-marine (ASW) et anti-surface (ASUW). L’armement du destroyer a considérablement élargi le rôle du navire dans la guerre de frappe en utilisant le système de lancement vertical (VLS) MK-41. Service : Armement de l’USN : missile standard (SM-2MR) ; Missiles ASROC à lancement vertical ; Tomahawk ; 6x torpilles MK-46 ; Missile Sea Sparrow évolué Propulsion : 4 turbines à gaz General Electric LM 2500-30, deux arbres Vitesse : 30 nœuds Équipage : 276
  5. Lei Xiaolu, The “Freedom of Navigation” Claimed by the United States is Not “Freedom of Navigation” under International Law, SCSPI, 2023-06-03

  6.  2023, 02/21, WWW.news.cn

  7. Lei Xiaolu, The “Freedom of Navigation” Claimed by the United States is Not “Freedom of Navigation” under International Law, SCSPI, 2023-06-03

  8. Qiuyi Wang, The USA “Freedom of Navigation Program” from the Perspective of International Law, East China University of Political Science and Law, Aug. 30, 2022
  9. Qiuyi Wang, The USA “Freedom of Navigation Program” from the Perspective of International Law, East China University of Political Science and Law, Aug. 30 th , 2022
  10. Convention de Vienne sur le droit des traités, United Nations, 1969

  11. Steven Groves, Accession to the U.N. Convention on the Law of the Sea Is Unnecessary to Secure U.S. Navigational Rights and Freedoms, The Heritage Foundation, August 24, 2011: “For more than 200 years, the United States has successfully preserved and protected its navigational rights and freedoms by relying on naval operations, diplomatic protests, and customary international law. U.S. membership in the United Nations Convention on the Law of the Sea (UNCLOS) would not confer any maritime right or freedom that the U.S. does not already enjoy. The U.S. can best protect its rights by maintaining a strong U.S. Navy, not by acceding to a deeply flawed multilateral treaty.”
  12. Qiuyi Wang, The USA “Freedom of Navigation Program” from the Perspective of International Law, East China University of Political Science and Law, Aug. 30 th , 2022
  13. MareClausum et Mare Liberum, JSTOR


Alex Wang

Titulaire de deux doctorats (philosophie et ingénierie) et familier des domaines clés de la NTIC, Alex Wang est ancien cadre dirigeant d’une entreprise high tech du CAC 40. Il est également un observateur attentif des évolutions géopolitiques et écologiques.

Extraterritorialité du droit : quand le « lawfare » sert la guerre économique

Extraterritorialité du droit : quand le « lawfare » sert la guerre économique

En juillet, une économiste américaine a renoncé, face au scandale, à rejoindre un poste clé à la direction de la concurrence de la Commission européenne. Mais dans ce domaine, c’est aussi l’application planétaire du droit américain qui inquiète entreprises, spécialistes et législateurs.

Extraterritorialité du droit : quand le « lawfare » sert la guerre économique

Le 17 juillet, Fiona Scott Morton a renoncé à son poste d’économiste en chef de la puissante Direction générale de la concurrence de la Commission européenne. Le parcours de cette Américaine auprès de géants technologiques comme Microsoft, Apple ou Amazon, ainsi que dans les services antitrust de l’administration Obama, avait suscité une bronca sur le continent : comment pouvait-elle désormais préconiser des sanctions contre ces mêmes groupes, souvent visés par des enquêtes européennes ?

En creux, cette polémique a mis en lumière la rude concurrence que se livrent les entreprises à l’échelle mondiale, et son intrication avec le droit commercial édicté par les États (ou l’UE, en l’occurrence). Des quatre cercles du périmètre de la défense nationale, le deuxième, celui de la défense nationale, englobe les mesures à prendre pour se protéger des menaces visant notamment l’économie d’un pays. Et parmi celles-ci, l’extraterritorialité du droit prend une ampleur croissante depuis la fin des années 1990.

Les États-Unis sont historiquement la nation la plus proactive en la matière. Dès le début du XIXe siècle, le président Thomas Jefferson promulguait des embargos contre l’ancienne puissance coloniale britannique ou la France de Napoléon. Ses successeurs en ont ensuite régulièrement adopté. À la fin du XXe siècle, des embargos contre le commerce avec Cuba ou l’Iran touchent ainsi de nombreuses entreprises américaines ou étrangères.

LES ÉTATS-UNIS SANCTIONNENT DES ENTREPRISES ÉTRANGÈRES PARTOUT DANS LE MONDE

Mais les textes votés à Washington visent aussi la corruption. « À une époque, les entreprises françaises pouvaient déduire de leurs impôts les pots-de-vin versés pour gagner des marchés », rappelle le consultant Augustin de Colnet, auteur de l’ouvrage « Compétition mondiale et intelligence économique »[1]. « Les États-Unis partaient du constat que les entreprises européennes et autres pratiquaient la corruption, et que donc leurs entreprises perdaient des parts de marché. »

Aujourd’hui, les lois extraterritoriales américaines permettent de sanctionner toute entreprise étrangère pour des délits effectués n’importe où dans le monde, dès lors qu’une seule parmi plusieurs conditions est avérée : des transactions en dollars ; des échanges d’e-mails ou l’hébergement de données sur des serveurs basés aux États-Unis ; la présence d’une filiale dans ce pays ; y être coté sur un marché financier… Le champ est donc très large.

En se basant sur des rapports parlementaires (comme le rapport Gauvain rendu au Premier ministre en 2019), des articles de presse ou d’autres publications, Augustin de Colnet a réalisé une « cartographie des principales sanctions extraterritoriales américaines de plus de 100 millions de dollars » prononcées entre 2008 et fin 2022. La cadence s’est en effet accélérée depuis la présidence de Barack Obama, visant souvent des secteurs stratégiques. Des groupes basés aux États-Unis mais aussi en France, en Allemagne, au Japon, au Royaume-Uni ou au Brésil remplissent le graphique de Colnet. « Mais tous les États ne sont pas concernés au même titre », commente-t-il. « Tout le monde n’a pas des multinationales comme la France. Et la somme des amendes infligées à toutes les entreprises américaines est inférieure au seul montant payé par BNP Paribas. »

8,9 MDS $ D’AMENDE POUR BNP PARIBAS, 3,6 MDS € POUR AIRBUS…

En 2015, la banque française a versé une amende record de 8,9 milliards de dollars pour avoir contourné des sanctions américaines imposées à l’encontre de Cuba, de l’Iran et du Soudan, entre 2004 et 2012. Réagissant à l’affaire Scott Morton dans une interview au Figaro, Frédéric Pierucci estimait, lui, que « les entreprises européennes ont payé depuis 2010 pas moins de 50 milliards de dollars d’amende (dont environ 15 pour les sociétés françaises) au Trésor américain pour clore des enquêtes du DOJ », le ministère de la Justice américain.

Ancien cadre dirigeant d’Alstom, Pierucci a été arrêté en 2013 sur le sol américain et y a passé 25 mois en prison au total. Selon lui, c’est cette procédure enclenchée contre le groupe pour corruption d’agents publics (en Arabie saoudite, en Indonésie, en Égypte, à Taïwan et aux Bahamas) qui a poussé Alstom à vendre en 2015 sa branche énergie à son plus gros concurrent, le groupe américain General Electric (GE). En plus de payer 772 millions de dollars d’amende. PDG de l’énergéticien français à l’époque, Patrick Kron « n’avait plus le choix : s’il souhaitait échapper à la prison pour les vingt prochaines années, il devait vendre Alstom à General Electric ».

C’est ce que déclare Frédéric Pierucci dans un récent documentaire d’Arte intitulé « La bataille d’Airbus », qui explore les effets de l’extraterritorialité juridique américaine. En 2013, l’avionneur européen est lui aussi accusé de corruption par Washington. Cette affaire et d’autres poussent le gouvernement français à réagir. Promulguée en 2016, la loi Sapin II permet à la France de mener des procédures anticorruption conformes aux normes américaines, afin de protéger les entreprises hexagonales de sanctions prononcées outre-Atlantique. L’affaire Airbus s’est soldée par une transaction entre le groupe et les justices française, britannique et américaine. Sur un total d’environ 3,6 milliards d’euros d’amende, la France a reçu un peu plus de 2 milliards, le Royaume-Uni, 984 millions, et les États-Unis, 525 millions.

« COMME POUR UN BUT DE GUERRE, IL Y A UN TRIBUT À PAYER »

« La loi Sapin II transpose à peu de chose près la loi américaine », relève l’avocat Olivier de Maison Rouge, docteur en droit et spécialiste du droit de l’intelligence économique. « Avec ses effets d’extraterritorialité, elle est très clairement une réplique aux textes américains. Mais le nôtre ne frappe que les entreprises françaises, pas les américaines, indiennes ou autres… »

Dans l’affaire BNP Paribas, l’avocat observe que ce sont des embargos décrétés par les États-Unis qui s’appliquent, pas des sanctions de l’ONU : « Indépendamment du droit international, ils s’arrogent le droit d’être le gendarme du monde qui applique le droit, avec deux types de sanction : pour les entreprises américaines, et pour les entreprises étrangères. Dans ce cas, BNP Paribas ne pouvait se priver des transactions en dollar, qui représentent aujourd’hui 44% des transactions mondiales. » Quitte à payer cette amende faramineuse.

Le juriste file une métaphore martiale : « Comme pour un but de guerre, il y a un tribut à payer à la fin, et on affaiblit une cible. » Mais il se refuse à voir une stratégie délibérée dans les poursuites contre Alstom puis la vente d’une branche stratégique du groupe à son principal concurrent : « Oui, le DOJ a été à la manœuvre et a mis l’entreprise sous enquête ; mais l’acquisition répond à un schéma plutôt classique, et nulle part il n’a été démontré que les accusations de corruption ont été mises en place dans le but de cette acquisition. »

« POUR L’INSTANT, NOUS N’AVONS PAS D’ARSENAL AU MÊME NIVEAU »

Augustin de Colnet n’est pas du même avis : « Il y a pour moi une collusion évidente entre GE et le ministère de la Justice américain. Alstom est d’ailleurs la cinquième entreprise rachetée par GE après des sanctions du DOJ. » Pour lui, la « guerre juridique » (lawfare en anglais) est « juste une arme économique comme une autre » dans les rivalités mondiales. Il estime d’ailleurs que l’Union européenne et la France ne s’arment pas suffisamment : « Nous sommes à peine sur la défensive. Parler d’offensive, rien dans l’actualité ne le présage. Mais dans l’UE, nous n’avons pas tous les mêmes intérêts économiques. Tout montre qu’on n’a juste pas envie de froisser notre allié américain, notamment en raison de son poids militaire et commercial. »

En attendant, forts de leurs lois, les États-Unis ne se gênent pas. Citée dans le documentaire d’Arte, une note de la DGSI rédigée au moment de l’affaire Airbus parle d’une « stratégie de conquête » des Américains dans les secteurs « de l’aéronautique, de la santé et de la recherche », les entreprises françaises faisant l’objet d’« attaques ciblées » par le biais de « contentieux juridiques ».  L’ancien député Raphaël Gauvain l’affirme dans le même film : « C’est très clair que les entreprises européennes sont la cible privilégiée des pouvoirs publics américains, et que les plus lourdes condamnations se sont faites à l’encontre des entreprises européennes. »

Pour Olivier de Maison Rouge, tout cela « renvoie à la question de la domination paraéconomique » : « Les Américains eux-mêmes n’ont-ils pas d’autres moyens pour créer des distorsions de concurrence ? Leur soft power, leurs outils d’influence comme les fondations, les programmes de type « Young Leaders »… En Europe, les cerveaux sont formés à l’esprit anglo-saxon, un alignement cognitif s’opère, et il n’est pas nécessaire de rémunérer d’une manière ou d’une autre. Même s’ils ont aussi des paradis fiscaux dont l’opacité permet de dissimuler des règlements financiers, comme l’État du Delaware dont est issu Joe Biden. »

L’avocat en appelle donc, lui aussi, à bâtir une « réciprocité. Pour l’instant, nous n’avons pas d’arsenal au même niveau ».

[1] VA Editions, 2021.

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