Alors que se succèdent crises et rebondissements dans les relations franco-algériennes sous l’égide d’Emmanuel Macron et de son homologue Abdelmadjid Tebboune, l’ancien ambassadeur de France en Algérie, Xavier Driencourt, a jeté en mai dernier un pavé dans la mare en révélant, dans une note destinée à la Fondapol (Fondation pour l’innovation politique), l’existence d’un traité international dont l’opinion française ignorait tout : celui qui lie depuis le 27 décembre 1968 la France à la République algérienne et institue pour ses ressortissants un système préférentiel de séjour et d’immigration.
Destiné à favoriser l’immigration de travailleurs algériens en France, celui-ci a institué en effet un titre de séjour qui leur est propre et qui n’a jamais été, à ce jour, remis en question : le certificat de résidence administrative, valable dix ans pour tout immigré algérien titulaire d’un visa de plus de trois mois ; il a dans le même temps facilité pour les mêmes Algériens le regroupement familial en les dispensant de l’exigence d’intégration dans la société française. Permettant aux étudiants de transformer leur visa en titre de séjour permanent, il prévoit en outre la régularisation de tout Algérien sans papier pouvant attester de dix ans de résidence en France, ou de son mariage avec un conjoint français. Toutes dispositions exorbitantes du droit commun mais impossibles à changer par la loi puisque, en vertu de la hiérarchie des normes, les traités internationaux, dans l’ordre juridique français, l’emportent sur la législation.
Le pays a dès lors appris avec stupeur que les lois françaises successives sur l’immigration ne concernaient jamais les Algériens, alors même qu’ils constituent la première nationalité étrangère en France.
Conscient – un peu tard – du caractère scandaleux de ce particularisme, l’ancien premier ministre Édouard Philippe, s’est empressé d’appeler à la révision de l’accord « qui offre aux ressortissants algériens des avantages plus favorables que le droit commun ». D’autres se sont engouffrés à sa suite dans le même sens : Gérard Larcher, Hubert Védrine et même Manuel Valls qui n’hésite pas, désormais, à préconiser « un bras de fer avec l’Algérie ».
La précipitation des uns et des autres à s’emparer du sujet est le signe d’un grand trouble au sein d’une classe dirigeante qui cherche ses marques sur un sujet dont les émeutes de juin-juillet ont montré le caractère explosif. Une chose est sûre, comme le dit l’historien Pierre Vermeren, « un tabou sur un accord hérité du général De Gaulle est en train de sauter ». Il n’aura fallu après tout que cinquante-cinq ans…
Quand les accords d’Évian encourageaient l’immigration
Le 26 octobre 1961, le ministre de l’Intérieur, Roger Frey ayant évoqué en Conseil des ministres la présence de 400.000 Nord-Africains en France, le général De Gaulle déclare : « Quand la situation en Algérie sera réglée d’une manière ou d’une autre, il faudra aussi régler cette affaire à fond. C’est une fiction de considérer ces gens-là comme des Français pareils aux autres. Il s’agit en réalité d’une masse étrangère et il conviendra d’examiner les conditions de sa présence sur notre sol. » (Éric Roussel, De Gaulle, 2000). Or, à son départ du pouvoir en 1969, la population algérienne en France aura plus que doublé.
Fondé, semble-t-il, sur le souci louable d’éviter à la France une algérianisation progressive de son territoire et de ses mœurs (empêcher que « Colombey-les-Deux-Églises ne devienne Colombey-les-Deux-Mosquées »), la politique algérienne du général De Gaulle avait ainsi paradoxalement abouti à son contraire. Pourquoi ?
La réponse est dans la lettre des accords d’Évian. Et très précisément, dans celle de leurs annexes : l’article 2 des dispositions générales de la Déclaration des garanties (« Sauf décision de justice, tout Algérien muni d’une carte d’identité est libre de circuler entre l’Algérie et la France »), et l’article 7 de la Déclaration relative à la coopération économique et financière, selon lequel « les ressortissants algériens résidant en France, et notamment les travailleurs, auront les mêmes droits que les nationaux français, à l’exception des droits politiques ». Notons, pour la petite histoire, que les articles 1 et 2 du texte soumis au référendum du 8 avril 1962 se sont référés « aux déclarations gouvernementales du 19 mars 1962 », alors que seule avait été communiquée aux électeurs la Déclaration générale du 19 mars 1962, à l’exclusion des deux autres textes. « Les électeurs français ont ainsi approuvé “des déclarations” dont, pour la plupart, ils n’avaient eu aucune connaissance ! » a, dès alors souligné le futur prix Nobel d’économie Maurice Allais (L’Algérie d’Évian, 1962).
Ces dispositions particulièrement généreuses d’Évian ne furent, paradoxalement, pas appliquées aux harkis – le « magma »,dans la bouche du chef de l’État, qui s’opposa à leur sauvetage, allant jusqu’à ordonner de les désarmer, d’en renvoyer manu militari, et par bateaux entiers, en Algérie, et même de punir les officiers qui avaient tout fait pour les sauver… On connaît le résultat : un bilan humain que les historiens évaluent à 70.000 morts. Il fallut attendre la note du 19 septembre 1962, de Georges Pompidou à Pierre Messmer, estimant « nécessaire le transfert en France des anciens supplétifs », pour qu’un certain nombre d’entre eux soient sauvés : environ 42.000 sur un total de 250.000.
D’autres, en revanche, allaient amplement profiter des largesses gaulliennes et continueraient à le faire : ceux que l’on n’attendait pas. En effet, les heurts violents qui opposent les nationalistes algériens au lendemain de la proclamation de l’indépendance, suivis de l’orientation communisante du pays sous la férule d’un Ben Bella s’affichant avec Fidel Castro et s’alignant de plus en plus sur l’URSS, déclenchent, au rebours du « mythe du retour » des immigrés au pays – credo de la Fédération de France du FLN –, un pic migratoire sans précédent : du 1er septembre 1962 au 11 novembre inclus, 91 744 entrées d’Algériens sont enregistrées en France. Au dernier trimestre de 1962, le nombre de ressortissants algériens aura augmenté de 10 % dans le seul département de la Seine et, à la migration temporaire, aura succédé, dans de nombreux cas, une migration définitive, les travailleurs, accompagnés de leurs familles souhaitant désormais s’établir définitivement en France.
Concrètement, la politique gaulliste refuse ainsi l’entrée en France à ceux qui ont pris les armes pour la défendre au profit de ceux qui ont été ses ennemis, mais qui se sont disputé le pouvoir lors de l’indépendance ; l’exode des pieds-noirs en cache un autre, qui va s’étaler dans le temps et atteindre des proportions considérables.
Atermoiements, concessions, démissions
Pour limiter l’afflux, Paris soumet aux autorités algériennes un projet préparé par trois ministères (Intérieur, Travail et Affaires étrangères) au terme duquel les travailleurs qui souhaitent venir en France pour s’y établir devront préalablement obtenir un contrat de travail auprès d’une des délégations de l’Office national de l’immigration (ONI) implantées en Algérie. Contrat de travail qui leur donnera le droit de recevoir, à leur arrivée, une « attestation d’établissement ».
Non seulement le gouvernement algérien rejette le projet, mais Bachir Boumaza, le ministre du Travail, entend créer un Office algérien d’émigration qui se chargera sur place du recrutement des travailleurs. Pour Paris, un tel office consacrerait un état de fait : seuls seraient envoyés en France les travailleurs dépourvus de qualifications et peu utiles à l’Algérie.
L’affaire traînant en longueur au profit de l’Algérie, l’ambassadeur Jean-Marcel Jeanneney ne cesse de pointer « l’attitude dilatoire » de Boumaza. Aussi, dans la perspective de la visite en France, fin novembre 1962, du ministre des Affaires étrangères algérien, Mohamed Khemisti, l’ambassadeur appelle-t-il le gouvernement à rechercher d’urgence une « solution ». Empêtré dans sa mauvaise conscience d’ancien colonisateur, celui-ci ne la trouvera pas.
Pompidou tente certes de réagir en confiant au Comité des affaires algériennes la mission d’élaborer rapidement une nouvelle réglementation assez coercitive puisque, pour pouvoir rentrer en France, les travailleurs algériens devraient, selon ses termes, obligatoirement être en possession soit d’une attestation justifiant qu’ils y sont domiciliés, soit d’un contrat d’embauche, soit d’un certificat de logement. « La réglementation restera lettre morte, constate le géopoliticien Ardavan Amir-Aslani. L’Algérie saura exploiter avec talent les aigreurs, les sentiments contradictoires et ambigus de l’opinion comme de la classe politique française à propos de la question algérienne. Sans compter que la France, sous l’autorité de Pompidou, vient d’amorcer un virage et d’engager un vaste programme infrastructurel, des autoroutes aux centrales nucléaires, des villes nouvelles au redéploiement de l’industrie sidérurgique. Tous ces chantiers ont un besoin urgent d’une main-d’œuvre de faible qualification. Dans ce contexte, les immigrés qui arrivent d’Algérie sont une manne inespérée pour le patronat français. Le gouvernement algérien n’ignore rien de ces données, ce qui lui confère de facto un sérieux avantage dans les négociations. »(L’Âge d’or de la diplomatie algérienne, 2015).
« En réalité, poursuit Ardavan Amir-Aslani avec une lucidité impitoyable, les relations avec Paris constituent un champ idéal d’expérimentation diplomatique : jusqu’où peut-on aller dans un bras de fer, sans jamais baisser sa garde ? C’est bien ainsi qu’il en ira, et les négociateurs algériens parviendront à faire céder leurs homologues français bien plus souvent que ceux-ci ne sauront les obliger à plier. L’âge d’or de la diplomatie algérienne a été ce savant dosage entre quelques principes idéologiques obstinément revendiqués et un pragmatisme impérieux, machiavélique ou calculé. »
De retour le 18 octobre 1962 d’un voyage à La Havane qui lui a fait un accueil triomphal, Ben Bella reçoit le 27 octobre Jeanneney venu se plaindre des atteintes multiples à la politique de coopération mise en œuvre depuis l’été. Mais il lui est répliqué que les Algériens sont en droit de faire valoir le transfert complet de l’ensemble des biens de l’État français à l’État algérien le jour de l’indépendance. Résultat : la France n’obtiendra même pas un transfert de propriété officiel de ses immeubles et, au terme de discussions vaines, l’ambassade se décidera à adopter une attitude « pragmatique » afin d’éviter un conflit ouvert.
La situation économique de l’État algérien enregistrant un déficit de l’ordre de 200 milliards d’anciens francs, Valéry Giscard d’Estaing, ministre de l’Économie et des Finances, s’emploie à réaliser la séparation des Trésors français et algérien prévue dans les accords d’Évian. Ce ne sera chose faite que le 12 novembre. Quatre longs mois après l’indépendance… Bien qu’annoncée à plusieurs reprises, la décision française provoque une vraie panique au sein du gouvernement algérien et, le 24 novembre, Ben Bella entreprend personnellement une démarche auprès de Jeanneney pour l’assurer de l’importance à ses yeux de la coopération avec Paris, mais aussi pour lui demander une quarantaine de milliards d’anciens francs pour compléter la provision de 10 milliards épuisée. Avec, bien sûr, promesse de mesures d’austérité budgétaire à la clé. Jeanneney se souvient avoir dû rappeler à son interlocuteur : « N’oubliez pas que, depuis le 6 juillet (sic), la France est indépendante de l’Algérie. » (Jean-Marcel Jeanneney, Une mémoire républicaine, 1997).
Le 16 novembre, lors de la réunion du Comité des affaires algériennes, l’ambassadeur croit devoir tirer la sonnette d’alarme : « Les autorités algériennes ont pris une série de dispositions d’une gravité croissante qui, appliquées sur le plan local par des fonctionnaires trop zélés, revêtent un caractère exorbitant et conduisent progressivement à la spoliation des biens français. »
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