Thierry de Montbrial : « En Ukraine, on ne peut pas exclure un dérapage engageant la dissuasion nucléaire »

Thierry de Montbrial : « En Ukraine, on ne peut pas exclure un dérapage engageant la dissuasion nucléaire »

Thierry de Montbrial, président de l’Ifri – Credits: BAHI/Ifri

IFRI – publié le 23 février 2024

Pour Thierry de Montbrial, président fondateur de l’Institut français des relations internationales, la guerre d’Ukraine pourrait déboucher sur un conflit gelé pendant des années ou des décennies – ou pire une montée aux extrêmes.

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LE FIGARO. – Deux ans après le début de la guerre, l’armée ukrainienne fait face à une situation difficile sur le front. Pour Kiev, les conditions de la victoire ont-elles changé ?

Thierry DE MONTBRIAL. – Il faut d’abord définir les termes. Si l’on appelle victoire de l’Ukraine le rejet des forces russes, y compris hors de Crimée, et l’adhésion du pays à l’Otan, alors la victoire me paraît actuellement peu probable. Si l’on appelle victoire de la Russie la mainmise totale et durable sur l’Ukraine, pareille victoire ne l’est pas davantage. L’issue de cette guerre, dans les mois ou années à venir, serait alors une situation intermédiaire. Cependant, on ne peut pas exclure un dérapage et une montée aux extrêmes, engageant la dissuasion nucléaire.

Pour le moment, on constate que, malgré l’empilement des sanctions, la Russie est dans une position renforcée sur le plan économique et militaire, par rapport à ce que beaucoup pensaient il y a un an. La Russie dispose potentiellement d’importantes ressources humaines alors que l’Ukraine est en grande difficulté sur ce plan. La disponibilité de forces de combat est un point crucial dans une guerre de haute intensité. Les Ukrainiens manquent aussi de munitions, malgré l’aide des Occidentaux.
 

La stratégie russe n’a-t-elle pas aussi évolué ?

Certainement. Rappelons-nous le grand diplomate Alexandre Gortchakov, qui fut pendant près de trente ans le ministre des Affaires étrangères en Russie après la guerre de Crimée. Il eut ce mot, que Bismarck reprenait souvent : « La Russie n’est jamais aussi faible ni aussi forte qu’on ne le croit. » On gagne à méditer ce propos en analysant l’histoire de la guerre froide.

En regardant l’histoire de la Russie, on constate que les guerres ont souvent mal commencé. Le Kremlin ne s’attendait certainement pas à la résistance extraordinaire des Ukrainiens ni au soutien occidental, tel qu’il s’est manifesté. Les Russes ont donc adapté leur stratégie, mais s’adapter est le propre des guerres, qui sont toujours pleines de surprises.
 

Il a beaucoup été dit que cette guerre oppose deux modèles, les démocraties libérales contre un club d’États autoritaires. Est-ce toujours le cas ?

Ces dernières années, on a assisté à une reproduction élargie – de manière plus ou moins explicite – de la guerre froide. En ce sens les États-Unis, qui se présentaient autrefois comme les leaders du monde libre, entendent se présenter aujourd’hui comme ceux du monde des démocraties. En face, on a pu observer, au fil du temps, le rapprochement de la Russie, de l’Iran et de la Chine, par exemple. Sans oublier bien sûr la Corée du Nord.
 

 » Sur le plan militaire, certains évoquent le passage à une économie de guerre.
Mais une économie de guerre, c’est une économie dirigée, contrôlée »
Thierry de Montbrial

Mais la guerre d’Ukraine – je préfère ce terme à celui de guerre « en » Ukraine puisque, de facto, c’est une guerre qui ne se cantonne pas au territoire ukrainien – a souligné une forme de renaissance de plus en plus visible de pays plus ou moins dictatoriaux ou autocratiques. De nombreux pays, notamment du Sud, refusent le prosélytisme idéologique des Occidentaux. Ils ont tendance à penser que cette guerre est un résidu du conflit Est-Ouest.

Deux ans après l’agression de la Russie, l’Union européenne reste d’une grande cohérence face à la guerre. Est-ce en raison de son impuissance ?
 

L’issue de ce conflit reposera surtout sur les États-Unis. L’Ukraine impressionne par sa résistance, mais ses capacités économiques et principalement humaines sont limitées. Répétons qu’il s’agit d’une vraie guerre où l’on engage la vie des combattants. Et jusqu’à nouvel ordre les combattants face aux Russes sont les Ukrainiens. Sur le plan économique, la marge de manœuvre de l’Union européenne me paraît également limitée. Dans ces conditions, la clé se trouve nécessairement entre les mains des Américains.

Or, on constate que les États-Unis commencent à hésiter. L’Ukraine est un pays lointain pour les Américains, malgré sa diaspora. La population dans son ensemble s’y intéresse peu, malgré les lobbies qui la soutiennent. Trump émet des propositions volontairement provocatrices à cet égard, mais, même si Biden ou un autre venait à être élu, l’expérience montre que le sentiment de lassitude des guerres éloignées finit par l’emporter tôt ou tard.

Abandonner les Ukrainiens ferait voler l’UE en éclats, de la manière la plus apparente. Mais alors jusqu’où faut-il soutenir l’Ukraine ? Sur le plan militaire, certains évoquent le passage à une économie de guerre. Mais une économie de guerre, c’est une économie dirigée, contrôlée, où l’on sort du cadre d’une Constitution démocratique, où l’on réquisitionne des entreprises pour abandonner leurs activités normales au profit d’armements ou d’autres matériels nécessaires à la conduite de la guerre. À ce stade, je doute que les Français ou les Allemands, les Espagnols ou les Italiens entre autres acceptent d’entrer en économie de guerre.
 

En 2023, les chefs d’État et de gouvernement ont ouvert en grand la perspective d’une nouvelle vague d’élargissement de l’UE, avec la Moldavie notamment. Peut-on annoncer une révolution profonde à l’intérieur de l’UE ?

Assurément, oui. La question qui se pose est celle des instruments de soutien à l’Ukraine, au-delà de l’aide économique ou des armements, ou des sanctions contre la Russie. Arrivent alors les promesses d’élargissement de l’Union européenne. Sur le plan politique, nous nous sommes irréversiblement engagés dans cette direction.

Mais il y a de réelles différences entre les pays candidats à l’adhésion à l’UE. La Moldavie est petite. Rien de commun avec l’Ukraine, qui est un très grand pays à l’échelle européenne. Il suffit d’observer l’émoi que suscite sa puissance agricole. La Pologne elle-même s’en inquiète.
 

« L’UE est menacée à court terme si elle ne soutient pas l’Ukraine, et à long terme par des engagements insuffisamment réfléchis. Ce qui se meurt, c’est la conception d’une Europe fédérale »
Thierry de Montbrial

Par ailleurs, l’Ukraine reste encore marquée par certaines pratiques soviétiques, notamment sur le plan de la corruption. L’élargissement à l’Ukraine soulèvera d’immenses difficultés. Il me semble que l’UE est menacée à court terme si elle ne soutient pas l’Ukraine, et à long terme par des engagements insuffisamment réfléchis. Il y a assurément un besoin de faire exister l’Europe géopolitiquement. Ce qui se meurt, c’est la conception d’une Europe fédérale. En fait, la construction européenne est à repenser de fond en comble.
 

Quelle est l’issue la plus plausible ?

Dans l’interview accordée à Tucker Carlson, Poutine a cherché à se montrer enclin à négocier, certes sans expliciter son but. L’enjeu d’une négociation ne pourrait être que l’élaboration d’une nouvelle architecture de sécurité en Europe. L’architecture de sécurité élaborée au cours de la guerre froide – notamment avec la remarquable innovation diplomatique que fut l’arms control ou « maîtrise des armements » – est à reconstruire entièrement. Il faudra beaucoup de temps. À terme, plusieurs issues sont concevables. Je n’exclus pas totalement le fait que l’Ukraine retrouve ses frontières de 1991. Mais cela supposerait des conditions inacceptables actuellement, à commencer par la neutralité du pays. Il est aussi possible d’imaginer, hélas, un conflit gelé pendant des années ou des décennies, ou pire, je le répète, une montée aux extrêmes que certains commentateurs semblent appeler de leurs vœux, d’un côté comme de l’autre.
 

> Lire l’interview par Ronan Planchon sur le site du Figaro

Guerre en Ukraine : An III, quelles perspectives ?

Guerre en Ukraine : An III, quelles perspectives ?

TASS/Sipa USA/51339066/BF/2402181956

 

par Eugène Berg – Revue Conflits – publié le 20 février 2024

https://www.revueconflits.com/guerre-en-ukraine-an-iii-quelles-perspectives/


Deux ans après le déclenchement de la guerre et alors que la ville d’Avdiivka vient de tomber, quelles peuvent être les perspectives de la guerre en Ukraine ? Analyse d’Eugène Berg. 

La guerre en Ukraine entre dans sa troisième année. Un laps de temps représentant les trois quarts de l’engagement américain dans la Seconde Guerre mondiale. D’ores et déjà le chiffre des victimes des deux bords qui approche les 600 000 dépasse d’une bonne moitié celui des pertes militaires cumulées, américaines et françaises, durant ce conflit qui a décimé 2,5 % de la population globale. Le rappel de ces chiffres ne visant qu’à montrer l’ampleur de cette guerre de haute intensité qui se déroule à deux heures et quart d’avion de Paris, et qui, hélas, n’est pas près de s’arrêter tant la volonté d’aller jusqu’au bout reste forte des deux côtés.

2023, l’année des espoirs déçus

L’année écoulée s’est caractérisée par l’échec de la contre-offensive ukrainienne, lancée le 4 juin et l’on s’interroge au sein de la société ukrainienne sur le point de savoir qui en est responsable. En janvier un tiers des Ukrainiens estimaient que le pays avait pris la mauvaise direction. Le front s’étirant sur 1200 km, apparaît gelé ce qui n’a pas empêché la Russie de gagner encore près de 300 km2, et ce en dépit d’indéniables avancées ukrainiennes (destruction de 25 % de la marine russe de la mer Noire, établissement d’une tête de pont sur la rive gauche du Dniepr, frappes sur les installations pétrolières russes, et les dépôts de munitions).

Dès novembre 2022, lorsque le chef d’état-major américain Mark A. Milley avait évoqué les pourparlers ( « les guerres ne se terminaient pas toujours sur les champs de bataille ») après l’optimisme des surprenantes victoires ukrainiennes à Kharkiv et Kherson, le mot « impasse » était déjà largement utilisé pour décrire l’état de la guerre . L’effort massif de réarmement et de formation de l’Ukraine par les partenaires de l’OTAN avait été conçu pour la préparer pour l’offensive d’été. Le but de celle-ci, trop souvent reportée, ce qui créa le dissensus Zelensky- Zaloujny, était d’opérer une percée dans le sud vers Melitopol afin de couper en deux le dispositif russe, mettre la Crimée en danger et ainsi forcer la Russie à revenir sur la table des négociations à des conditions favorables à l’Ukraine. Cette croyance d’une victoire rapide ne s’est pas concrétisée. Sur le terrain, l’état de la guerre est actuellement à peu près le même que celui-ci d’après la libération de Kherson le 11 novembre 2022. Les deux bords ont subi des pertes massives en 2023. Militaires, experts, observateurs jugent que ni un côté ni l’autre ne peut changer la situation sur le champ de bataille. Tel fut l’amer constat du populaire général Valeri Zaloujny, dans son interview du 3 novembre à The Economist.

Après avoir longtemps réfléchi, Volodymyr Zelensky a décidé de se séparer de son chef d’état-major qu’il avait nommé en juillet 2021 pour les mêmes raisons qu’il invoque aujourd’hui pour expliquer son remplacement -donner une nouvelle impulsion aux forces armées ukrainiennes durement éprouvées par la guerre. Il convenait de lui faire enfiler le chapeau dans l’échec de la contre -offensive comme il était reproché à l’emblématique général de se mêler publiquement de la question du recrutement des 500 000 soldats supplémentaires. S’ajoute à ceci une troisième raison, à savoir les brochures de Zaloujny portant sur l’art militaire, le pilotage des opérations, autant d’écrits qui, en filigrane, comportaient une critique sous-jacente de l’intervention des politiques dans la conduite de la guerre, un aspect bien connu depuis le fameux mot de Clémenceau. Nul doute que Volodymyr Zelensky demandera à Oleksandr Syrsky d’être discret dans l’énoncé de ses pensées stratégiques et de ne pas les étaler sur la place publique. Son successeur à la tête de l’armée de terre, Oleksandr Pavliouk, a été durant un an premier vice-ministre de la Défense. Un examen réaliste et lucide s’impose, ce qui sera la tâche du nouveau chef d’état-major ukrainien, réputé dur avec ses troupes, trait que certains supposent qu’il a acquis lors de son passage à l’École de commandement de Moscou en 1982. Le fait qu’il soit né dans la région de Vladimir et que ses parents et son frère Oleg y résident toujours démontre combien cette guerre est régulièrement considérée fratricide du côté russe, un aspect historico- culturel souvent ignoré en Occident. Son cas n’est d’ailleurs pas unique, bien des commandants des forces ukrainiennes sont nés ou ont été formés en URSS comme Sergueï Haev, commandant des forces interarmées, Mikhaïl Zabrodski, adjoint au chef d’état-major, Sergueï Gueïneko, chef des gardes-frontières ou encore Vladimir Artiouk, patron de la région de Soumy dans le Nord – Est de l’Ukraine. D’où l’exigence pour l’Ukraine et la Russie de se séparer pour de bon, car moins on percevra ce conflit comme un conflit entre deux peuples frères, plus il sera facile de panser les plaies comme le dit justement la politologue russe la plus connue Ekaterina Schulman, aujourd’hui en exil, dans son interview dans Politique internationale.Cet examen est d’autant plus urgent et nécessaire que l’on sait bien que l’Ukraine et ses partisans, réunis dans le groupe de Ramstein et les diverses coalitions pour l’Ukraine sont confrontés à de graves décisions en 2024 … en attendant le retour possible de Donald Trump à la Maison-Blanche qui vient de déclarer que l’aide américaine ne doit être constituée que de prêts et non de dons, une tendance qui risque de gagner du terrain.

Les lourdes incertitudes actuelles

Alors que Volodymyr Zelensky quittait où après Berlin, il avait signé un accord de défense à long terme, on apprenait dans la nuit du 16 février la chute d’Avdiivka située à dix kilomètres au nord de Donetsk. Il s’agit de la première victoire d’importance stratégique pour la Russie depuis le printemps-été 2022, lorsque Marioupol, le corridor terrestre vers la Crimée et la majeure partie des régions de Louhansk et de Kherson ont été capturés. La prise de Bakhmut ne fut pas une victoire stratégique, car elle n’a pas ouvert d’espace pour d’autres avancées et n’a pas résolu de problèmes stratégiques. La prise d’Avdiivka, en revanche, résout au moins un problème stratégique : elle éloigne le front de Donetsk. Ainsi, après avoir lancé l’assaut sur Avdiivka en octobre 2023, les Russes ont pris la ville en quatre mois, soit beaucoup plus rapidement qu’à Bakhmout et avec moins de pertes. C’est un signe inquiétant pour l’AFU, car en utilisant la même méthode et les mêmes avantages, les Russes seront en mesure de percer les défenses de l’AFU dans d’autres endroits également. Les militaires ukrainiens parlent déjà de cette menace. La suite des événements militaires dépend de la capacité des forces armées ukrainiennes à tenir la nouvelle ligne de défense, sur laquelle Syrskyy a annoncé son retrait. Si elles y parviennent, la perte d’Avdiivka n’entraînera pas de changements fondamentaux sur l’ensemble de la ligne de front et, encore moins, un tournant dans la guerre. Mais si les Russes peuvent développer l’offensive plus loin – à l’ouest de la région de Donetsk vers Pokrovsk (avec la perspective d’un coup porté à Pavlograd), cela créera une menace pour l’ensemble du groupe de l’AFU sur le front sud. À cet égard, cette direction est plus prometteuse pour la Russie qu’une offensive de Bakhmut à Chasov Yar, où elle se heurterait à la grande agglomération urbaine de Slavyansk-Kramatorsk-Druzhkivka-Konstantinovka. Il est toutefois possible que les Russes lancent maintenant une offensive dans la troisième direction, encore plus importante sur le plan stratégique, à savoir Zaporozhye et le Dniepr, dont les préparatifs sont déjà annoncés par les militaires ukrainiens.

La perte d’Avdiivka revêt également une grande importance au plan médiatique.  Elle s’est produite à la veille du deuxième anniversaire de l’invasion, un mois avant les élections présidentielles russes, sur fond de problèmes d’attribution de l’aide américaine, et immédiatement après la démission du commandant en chef Zaluzhny et son remplacement par Syrskyy, qui a été accueilli de manière ambiguë par l’opinion publique. La chute d’Avdeevka risque de rendre toutes ces questions encore plus problématiques pour les dirigeants militaires et politiques ukrainiens.

Ce revers poussera encore davantage l’Ukraine à adopter une stratégie « défense active » afin de donner à son armée le temps nécessaire pour se reconstituer, se rééquiper, se recycler et se préparer à reprendre les opérations offensives à grande échelle en 2025 pour délivrer les territoires occupés par les Russes. C’est ici qu’intervient la controversée loi de mobilisation actuellement en phase de finalisation à la Rada visant à abaisser l’âge de la conscription de 27 à 25 ans, et surtout d’appeler 500 000 soldats de plus sous les drapeaux. Il ne s’agit pas seulement d’un problème de réservoir d’hommes, lequel se retreint de plus en plus, mais aussi une question de financement. Le coût de la formation, de l’entretien, de l’équipement d’une telle masse de combattants est évalué à 8,5 milliards de dollars, ce à quoi s’ajoutent 10,5 milliards pour l’acquisition des armes les plus modernes à mettre à leur disposition. Un total de 19 milliards de dollars représentant 22,5 % du budget national et 41 % de celui de la défense.

La vraie question est de savoir si cette phase défensive et de consolidation des troupes, comme l’arrivée massive de nouvelles armes, et matériels occidentaux seront de nature à renverser la balance des forces. Après un an de défense active, sans préjuger de l’état des opinions publiques chez les uns et les autres, il faudrait que l’Ukraine reprenne ses opérations offensives à grande échelle en 2025 dans le but de libérer la totalité des territoires occupés qui, rappelons-le, constituent quelque 17,5 % de son territoire soit près de 103 000 km2, une superficie double de celle de la Slovaquie, pour obliger Poutine à négocier la fin de la guerre. La Russie, contrairement aux divers soutiens de l’Ukraine, est entrée en économie de guerre en augmentant de 70 % son budget de la défense, qui atteint 7,5 % de son PIB. Elle a pu recruter, pour le moment, en dépit de l’exil d’un million des siens, la mobilisation ou l’enrôlement d’un autre demi-million de soldats, 400 000 travailleurs de plus dans son industrie de défense forte désormais de 3,5 millions d’employés travaillant par roulement de 12 heures  toute l’année 24 heures sur 24. Même si l’UE parvenait à livrer le million, voire le million et demi d’obus à l’Ukraine comme s’y est engagé le commissaire européen à l’Industrie, Thierry Breton, ces montants resteraient encore bien inférieurs à la production russe de près de 2,5 millions par an, et aux envois nord-coréens d’au moins un million. Rheinmetall prévoit de construire dans tous ses sites européens 700 000 obus en 2025 contre 400 000 à 500 000 aujourd’hui alors que sa fabrication n’était que de 70 000 avant la guerre en Ukraine.

Voilà pourquoi les appels à une aide plus massive, plus rapide et mieux calibrée en faveur de l’Ukraine se multiplient, comme vient de le plaider Olaf Scholz à Washington les 8 et 9 février. En 2025 les dépenses militaires allemandes devraient atteindre 2,1% du PIB soit 72 milliards d’euros et l’Allemagne envisage de rétablir le service militaire.  Cet effort exceptionnel sera- t-il poursuivit et fera -t -il des émules ?

Après sa performance désastreuse durant la première phase de la guerre, l’armée russe, comme en 1940-1941, a adapté et intégré de nouvelles technologies et contre-mesures pour priver l’Ukraine d’un champ de bataille majeur. Il est probable qu’elle procédera, afin de préparer le probable » assaut final » du printemps à une autre, mobilisation après la réélection de Poutine en mars. Il n’est de force que d’hommes, disait Jean Bodin, le fondateur de la science politique. Un avantage démographique de trois contre un sur l’Ukraine, auquel s’ajoutent bien des combattants extérieurs, africains, syriens, centre – asiatiques ; etc.

L’Ukraine dépendant plus que jamais de ses alliés et partenaires qui, outre leur aide militaire, humanitaire et l’accueil de ses 7 à 8 millions de réfugiés, lui octroient une aide budgétaire de 1,5 milliard d’euros par mois. Si l’UE a eu du mal, à finaliser son programme d’aide de 50 milliards d’euros sur cinq ans, la demande de budget supplémentaire de 61 milliards de dollars américains est devenue l’otage de la campagne électorale américaine qui bat son plein. Mais même si ce paquet était approuvé – il est certain qu’un autre plan d’aide à l’Ukraine devrait être requis pour le prochain exercice financier 2025, avec tous les aléas prévisibles au Proche-Orient ou en mer de Chine. Force est d’admettre que les Occidentaux sont captifs de la théorie des « coûts irrécupérables ( sunk – cost fallacy), connue en économie. C’est une tendance à s’obstiner dans une action dont les coûts dépassent les bénéfices, mais dans laquelle on a déjà investi des sommes importantes. Tout dépend évidemment de l’évaluation de la sécurité et de la liberté, toutes informations difficiles à quantifier et variables. Mais on est déjà passé du « autant que cela durera » au « aussi longtemps que l’on pourra ».

Les chances de succès de l’Ukraine dépendent donc de nombreux paramètres : opérations offensives à grande échelle, accroissement de l’aide occidentale, l’état des opinions publiques et last but not least, de la résilience de la société ukrainienne de plus en plus meurtrie avec ses 50 000 invalides, épuisée, détruite, mais dont la vaillance force le respect et suscite l’admiration.

Vers une autre approche de la part de l’Ukraine et de ses partenaires.

Les ambitions de Vladimir Poutine demeurent inchangées, Il l’a proclamé une nouvelle fois dans son long entretien avec Tucker Carlsson, destiné tant à sa propre campagne qu’à celle de Donald Trump qu’il ne peut qu’appeler de ses vœux les plus chers : c’est la reddition pure et simple de l’Ukraine. Du côté ukrainien, la récente stratégie exige, pour temps présent, la poursuite de la construction d’installations défensives, de défenses aériennes et de contre-mesures pour préserver troupes et ukrainiens, villes, villages et zones critiques, Infrastructure, reconstitution et reconversion, unités de protection active ; et acquérir des capacités de frappe de précision à longue portée, en attendant l’arrivée en nombre suffisant des F – 16 et des missiles de type Taurus ou équivalent. D’ores et déjà s’impose la nécessité de nouvelles technologies, et d’un changement continu de moyens et de méthodes de la guerre. La logistique représente un des grands défis des forces ukrainiennes qui doivent gérer un parc de matériel si hétérogène. Elles comptent beaucoup sur l’emploi de drones plus sophistiqués, dotés de l’Intelligence artificielle dont la construction de 1 à 1,5 million d’unités est prévue., et pour lesquels une nouvelle unité au sein de l’armée a été constituée, baptisée « Unmanned Systems Forces ».

Mais il lui faudra bien se préparer à une interminable guerre longue et coûteuse au moment où maints pays européens proclament qu’il convient de s’apprêter de leur côté à un possible affrontement avec la Russie, ce qui supposera de procéder à des choix cornéliens en matière de conception, de fabrication et de répartition de tout le spectre des armes les plus sophistiquées. Déjà les difficultés de recrutement au sein de l’armée de l’air française ont eu un impact sur la formation des pilotes ukrainiens, un phénomène qui se multipliera. Lors de sa récente visite à Kiev, Rishi Sunak a annoncé un nouvel accord de sécurité entre le Royaume-Uni et l’Ukraine. Emmanuel Macron a reporté son voyage prévu à Kiev à la mi-février au cours duquel il devait également en signer un et se rendre à Odessa pour y lancer un fonds d’assistance à la reconstruction civile de 200 millions d’euros. L’OTAN qui n’a toujours pas ouvert sa porte à l’Ukraine célébrera son soixante-quinzième anniversaire lors de son sommet, en juillet à Washington. Sera – t-elle désireuse et capable de changer fondamentalement la donne diplomatique et la situation sur le terrain ? À ce stade rien n’est moins sûr.

La situation sur le terrain semble   renforcer les positions des forces ukrainiennes et occidentales qui préconisent une fin rapide de la guerre le long de la ligne de front actuelle (le « scénario coréen ») en faisant valoir que « plus nous nous battons longtemps, plus nous perdons de personnes et de territoires, et plus les conditions pour mettre fin à la guerre seront mauvaises ». Les autorités ukrainiennes et les principaux pays occidentaux sont actuellement opposés à cette option, et il est peu probable que la seule perte d’Avdiivka les fasse changer d’avis. Mais si la situation sur le front continuait à se détériorer pour l’AFU, le concept à Kiev et à l’Ouest pourrait changer. Dans ce cas, la question de savoir si Poutine acceptera de mettre fin à la guerre, et si oui, à quelles conditions, restera ouverte, quelque soit l’issue des élections présidentielles américaines.

La béquille du Temps fait plus de besogne que la massue de fer d’Hercule

Aussi convient -il de s’interroger, tout en prodiguant une aide précieuse à l’Ukraine, sur la nécessité d’esquisser un plan de sortie de guerre avant qu’il ne soit trop tard ou qu’elle n’ait produit que de nouvelles dévastations massives sans résultats décisifs. Aucun des adversaires, aucun des camps en présence n’est disposé à perdre la face ou faire le premier pas. Mais tous deux ressortiront durement éprouvés par la guerre. Si l’on met le plus souvent l’accent sur les immenses destructions qu’a subies l’Ukraine, il convient de garder à l’esprit que la Russie sortira meurtrie par la guerre. Outre sa démographie affaiblie, et son économie quoique l’on dise impactée c’est son orientation de plus en plus affirmée vers l’Asie qui laissera des traces durables. En tournant le dos à l’Europe vers laquelle l’avait orientée Pierre le Grand, elle renonce à ses racines culturelles et se rapproche de plus en plus de régimes dictatoriaux, Iran, Chine, qui vient   d’annoncer son  «  soutien » à la Russie et Corée du Nord en formant avec eux un « Nouvel empire mongol » anti Occidental dont le dessein est de prendre le contrôle de l’Eurasie en en expulsant présence américaine et influence européenne.

L’auteur de ces lignes avait écrit un article en décembre 2021 ( paru dans Conflits le 8 mars 2022) avant que ne débute le cycle de négociation des 11 – 13 janvier 2022 visant à stopper la boule de feu de la guerre. Il s’agissait en vue d’éviter le recours aux armes, tout en poursuivant les contacts nécessaires d’abord afin de geler le statut de la Crimée, comme de mettre sous cloche la question de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN tout en octroyant une réelle autonomie au Donbass. Des décisions bien difficiles à prendre par Kiev, allant à l’encontre de tous ces objectifs. En échange, l’Ukraine bénéficierait d’un processus qui accélérerait son entrée dans l’UE -lui permettant de doubler son PIB en quinze ans, et serait dotée d’un solide protocole de sécurité garantie par les signataires du mémorandum de Budapest, plus quelques autres comme la France, l’Allemagne, ou la Pologne). Il s’agissait en somme d’enrober le problème ukrainien dans une discussion plus vaste portant sur l’architecture de la sécurité européenne qui n’a pas été effectivement entamée faute de temps et de volonté. Ces intentions bien généreuses ont éclaté avec les premiers boulets de la guerre. Les circonstances ont changé, mais il paraît légitime, avec le recul du temps et l’examen des réalités, de se demander s’il ne conviendrait pas de reprendre la tâche. En dehors du statut de l’Ukraine, une série de graves questions devront être également réglées, du jugement des criminels de guerre au paiement de réparations et du retrait de la Russie des territoires occupés. Une ébauche de compromis qui avait déjà été esquissé lors des pourparlers d’Istanbul de mars 2022, espoir qui a été vite douché par la découverte des massacres perpétrés à Boutcha et à Irpin, Zelensky ayant perdu toute confiance à l’égard de Poutine, ainsi que semble – t-il du fait de la pression de Boris Johnson pour que l’Ukraine poursuive la guerre à tout prix, un épisode entouré de flou. À défaut d’accord et faute d’une décision radicale sur le champ de bataille, nous nous retrouverions devant la perspective d’un conflit gelé à la coréenne, susceptible de persister des décennies, au point d’hypothéquer toute éventualité d’instaurer un système de sécurité européenne équilibré et durable.

Lorsque les hommes de guerre déposent leur glaive, parole est conférée aux diplomates. À eux, s’ils apparaissent légitimes, de saisir le moment le plus opportun pour intervenir, de se montrer habiles, d’exploiter le « secret, qui évite la bataille d’ego, les affrontements directs sur la place publique et qui, par sa souplesse, en se donnant parfois le temps, permet de tester bien de solutions originales. Aux diplomates d’être patients et déterminés, car « la béquille du Temps fait plus de besogne que la massue de fer d’Hercule » écrivait Baltasar Gracian dans L’Homme de cour, conseil de prudence toujours utile a l’heure des tweets ? C’est peut-être qu’ici que le général Zaloujny, qui en s’affichant cordialement avec le président et son successeur s’est conduit en homme d’État, s’il se mettait en réserve de la République, pourrait peut-être jouer un rôle historique en procédant à des révisions déchirantes que lui seul pourrait imposer à son peuple. On a déjà vu maintes fois le guerrier se muer en négociateur et même en chef d’État, de de Gaulle à Eisenhower. Car la diplomatie reste un art des comportements humains – de ceux qui doivent être savamment calculés. Les États exécutent des figures, poursuivent des desseins, envisagent des constructions qui s’enchaînent les unes aux autres et dont la fréquence produit un certain équilibre. Un ordre est créé. Certes il est condamné à n’être qu’éphémère. À nous de le rendre plus viable et durable.


Eugène Berg est diplomate et essayiste. Il a été ambassadeur de France aux îles Fidji et dans le Pacifique et il a occupé de nombreuses représentations diplomatiques.

Combien de livraisons françaises à l’Ukraine? Des centaines, plusieurs milliers, plusieurs millions

Combien de livraisons françaises à l’Ukraine? Des centaines, plusieurs milliers, plusieurs millions

par Philippe Chapleau – Lignes de défense – publié le 16 février 2024

https://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/


Depuis le début de la guerre, la France apporte son soutien à l’Ukraine en fournissant des capacités complètes (matériels avec munitions, formation, maintenance des équipements, etc.) qui sont adaptées aux demandes et aux besoins des Ukrainiens. « Ces livraisons respectent toujours les trois mêmes critères : livrer ce dont l’Ukraine a besoin, sans fragiliser nos propres armées, et en maitrisant l’escalade », précise l’Elysée.

Voici un tableau des principales livraisons, sans détails pour certaines dont les quantités vont d’une centaine à plusieurs millions:

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À ces principaux équipements s’ajoutent de nombreux équipements individuels, des systèmes optiques, de communication ou encore des moyens nautiques et sanitaires. 

A noter que dans le cadre de l’Ukraine Defence Contact Group (UDCG), la France est engagée au sein de plusieurs coalitions capacitaires visant à fournir à l’Ukraine les moyens militaires lui permettant de se défendre.

Elle a notamment pris, avec les États-Unis, la tête de la coalition capacitaire « artillerie ». À ce titre, en janvier 2024, la France a annoncé la livraison prochaine de six nouveaux CAESAR achetés par les Ukrainiens, l’achat de douze nouveaux CAESAR (pour un montant de 50 millions d’euros) et la capacité d’en produire 60 supplémentaires. Cet engagement s’accompagne d’une livraison de 3 000 obus de 155mm par mois en 2024. Par ailleurs, la France livrera plusieurs centaines de bombes A2SM, ainsi qu’une quarantaine de missiles SCALP supplémentaires, augmentant les capacités de frappes dans la profondeur de l’Ukraine.

De surcroît, la France assure la vice-présidence de la coalition « défense sol-air » menée par l’Allemagne et se place comme nation contributrice au sein des coalitions « Force aérienne », « sécurité maritime », « déminage » et « Technologies de l’information » (IT).

A l’est rien de nouveau ? par Michel Goya

A l’est rien de nouveau ?

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 12 février 2024

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Fin septembre 2022, je me demandais si le conflit en Ukraine n’était pas en train de connaître son « 1918 », c’est-à-dire le moment où la supériorité tactique d’un des camps lui permet de porter des coups suffisamment répétés et importants par provoquer l’effondrement de l’ennemi. Les Ukrainiens venaient de conduire une percée surprenante dans la province de Kharkiv et pressaient sur la tête de pont de Kherson jusqu’à son abandon par les Russes mi-novembre. Encore deux ou trois autres grandes offensives du même type dans les provinces de Louhansk et surtout de Zaporijjia en direction de Mélitopol et les Ukrainiens auraient pu obtenir une décision, à la condition bien sûr que les Russes ne réagissent pas, non pas dans le champ opérationnel où ils étaient alors plutôt dépassés mais dans le champ organique, celui des moyens. On sentait bien qu’il y avait une réticence de ce côté-là, essentiellement par peur politique des réactions à une mobilisation, mais la peur du désastre est un puissant stimulant à dépassement de blocage. Vladimir Poutine n’a pas franchi le pas de la mobilisation générale et de la nationalisation de l’économie, mais accepté le principe d’un engagement de plusieurs centaines de milliers de réservistes, du « stop-loss » (contrats sans limites de temps) des contrats de volontaires, un raidissement de la législation disciplinaire et des contraintes plus fortes sur l’industrie de défense. Cette mobilisation partielle a, comme prévu, suscité quelques remous mais rien d’incontrôlable, et cela a incontestablement permis de rétablir la situation sur le front.

Pour rester dans l’analogie avec la Grande Guerre, cela correspond au moment où l’Allemagne remobilise ses forces après les terribles batailles de 1916 à Verdun et sur la Somme et s’installe dans une défense ferme sur le front Ouest à l’abri de la ligne dite « Hindenburg ». Le repli de la tête de pont de Kherson sur la ligne que je baptisais « ligne Surovikine » du nom du nouveau commandant en chef russe en Ukraine ressemblait même au repli allemand d’Arras à Soissons jusqu’à la ligne Hindenburg en février-mars 1917 (opération Albéric). À l’époque, le pouvoir politique en France avait repris le contrôle de la guerre sur le général Joffre en lui donnant le bâton de maréchal et une mission d’ambassadeur aux États-Unis pour le remplacer par le plus jeune des généraux d’armée : le général Robert Nivelle. Nivelle a eu la charge d’organiser la grande offensive du printemps 1917 dont on espérait qu’elle permette de casser le nouveau front allemand. Cette offensive a finalement échoué et Nivelle a été remplacé par le général Pétain en mai 1917.

On résume alors la stratégie du nouveau général en chef au « J’attends les Américains – qui viennent d’entrer en guerre contre l’Allemagne – et les chars ». C’est évidemment un peu court mais c’est l’esprit de sa Directive n°1. L’année 1917 sera une année blanche opérationnelle dans la mesure où on renonce à toute grande opération offensive avant 1918 mais une année de réorganisation et de renforcement de l’armée française. On combat peu mais à coup sûr et bien, on innove dans tous les domaines, surtout dans les structures et les méthodes, on produit massivement et on apprend et on travaille. Cela finit par payer l’année suivante.

Dans un contexte où il est difficile d’envisager sérieusement de casser le front russe et de reconquérir tous les territoires occupés dans l’année, il n’y a sans doute guère d’autre solution pour l’Ukraine et ses alliés que d’adopter une stratégie similaire, plus organique qu’opérationnelle. Une différence entre l’Ukraine et la France de 1917 réside dans le fait que l’Ukraine importe 85 % de ses équipements et armements militaires et la seconde est que l’ensemble de son territoire est susceptible d’être frappé par des missiles et drones russes. Le PIB de l’Ukraine est par ailleurs huit fois inférieur à celui de la Russie et ce décalage s’accentue. L’Ukraine peut difficilement consacrer plus de 50 milliards d’euros par an pour son effort de guerre contre le triple pour la Russie sans que celle-ci ait pour l’instant besoin d’une mobilisation générale de l’économie et de la société.

Face à l’ennemi, les deux maîtres-mots de la stratégie ukrainienne doivent être la patience bien sûr mais aussi la rentabilité. Rentabilité sur le front d’abord, même si ce mot est affreux dès lors que l’on parle de vies humaines. C’est un peu le niveau zéro de la stratégie mais il n’y a parfois pas d’autre solution, au moins temporairement. Le but est de tuer ou blesser plus de soldats russes que le système de recrutement et de formation ne peut en fabriquer de façon à ce que le capital humain russe ne progresse et que le niveau tactique des bataillons et régiments de manœuvre ne progresse pas. Cela signifie concrètement ne pas s’accrocher au terrain, ou plus exactement ne résister que tant que les pertes de l’attaquant sont très supérieures aux siennes puis se replier sur de nouvelles lignes de défense. Encore faut-il que ces lignes existent. On n’aime guère cela, mais la priorité opérationnelle est au creusement incessant de retranchements, ce qui signifie au passage une aide particulière occidentale de génie civil.

Les opérations offensives ukrainiennes, comme celles des Français en 1917, doivent être presque exclusivement des raids et des frappes sur des cibles à forte rentabilité mais sans occuper le terrain sous peine de subir une forte contre-attaque. Les Français s’étaient emparés de la position de la Malmaison du 23 au 25 octobre 1917 et ont mis hors de combat définitivement 30 000 soldats ennemis, pour 7 000 Français, mais après avoir lancé trois millions d’obus en six jours sur un front de 12 km, une performance impossible à reproduire en 2024. Les saisies et tenues de terrain ou les têtes de pont au-delà du Dniepr par exemple n’ont d’intérêt que si, encore une fois, elles permettent d’infliger beaucoup plus de pertes que l’inverse. Bien entendu, les coups par drones, missiles, sabotages, raids commandos ou autre, peu importe, peuvent être portés partout où c’est possible et rentable, depuis l’arrière immédiat du front jusqu’à la profondeur du territoire russe et même ailleurs, par exemple. Il serait bienvenu que l’on autorise enfin les Ukrainiens à utiliser nos armes pour frapper où ils veulent – on imagine la frustration des Ukrainiens devant le spectacle des belles cibles qui pourraient être frappés en Russie par des tirs de SCALP ou d’ATCMS – et même les aider à le faire. Si les Ukrainiens veulent attaquer les Russes en Afrique et notamment dans les endroits d’où nous, nous Français, avons été chassés, pourquoi ne pas les y aider ?

Pendant que le front est tenu à l’économie, les Ukrainiens doivent se réorganiser et progresser. L’armée ukrainienne a triplé de volume en deux ans, plus exactement « les » armées ont triplé. On rappellera qu’à côté des petites marine et aviation agissant dans leur milieu, il y sur la ligne de front les brigades de différents types de l’armée de Terre, celles de la marine, des forces aéroportées – aéromobiles, parachutistes, ou d’assaut aérien – mais aussi les forces territoriales – des villes ou des provinces – pour le ministère de la Défense ou encore les brigades de Garde nationale ou d’assaut du ministère de l’Intérieur, les gardes-frontières, la garde présidentielle, les bataillons indépendants, etc. On n’ose imaginer comment peut s’effectuer la gestion humaine et matérielle d’un tel patchwork entre les différents ministères rivaux et les provinces en charge d’une partie d’une partie du soutien et du recrutement, sans parler des besoins des autres ministères et institutions.

On comprend que les hommes des brigades de manœuvre, ceux qui portent de loin la plus grande charge du combat et des pertes, se sentent un peu seuls entourés de beaucoup d’hommes en uniforme qui prennent peu de risques et où on n’est pas mobilisable à moins de 27 ans (par comparaison les soldats israéliens combattant dans Gaza ont 21 ans d’âge moyen) et où on maintient des équipes de sport sur la scène internationale. Si la mobilisation humaine ukrainienne est largement supérieure à celle de la Russie, où visiblement on hésite à aller aussi loin par crainte politique, elle est encore très inefficiente. Quand un État lutte pour sa survie, les études supérieures, le sport et plein d’autres choses en fait sont renvoyés à plus tard.

Il y a un besoin de standardisation des brigades sur trois modèles au maximum et surtout de constituer une structure de commandement plus solide, avec des états-majors de divisions ou corps d’armée coiffant plusieurs brigades de manœuvre, d’appui et de soutien. Les états-majors ne s’improvisent pas, sinon il n’y aurait d’École d’état-major et d’Écoles de guerre en France. Il faut des mois pour former un état-major de division et encore plus pour une avoir division complète habituée à fonctionner ensemble, et c’est encore plus difficile dans un pays où il est difficile de manœuvrer plus d’un bataillon à l’entraînement sous peine de se faire frapper. L’Europe a suffisamment de camps de manœuvre pour permettre à des états-majors et des brigades retirées du front et reconstituées de s’entraîner au complet en coopération avec les armées locales, qui bénéficieront par ailleurs du retour d’expérience ukrainien. Avec du temps ensemble, du retour et de la diffusion d’expérience, une bonne infrastructure d’entraînement, le niveau tactique des brigades s’élèvera et un niveau tactique plus élevé que celui des unités adverses est le meilleur moyen de réduire les pertes. En fait c’est surtout le meilleur moyen de gagner une guerre à condition que ces brigades soient suffisamment nombreuses.

Il y a enfin les armes, les munitions et les équipements. C’est un sujet en soi dont on reparlera.

Après les Britanniques, ce sont les Allemands qui voient une guerre à horizon « 5 ans ».

Après les Britanniques, ce sont les Allemands qui voient une guerre à horizon « 5 ans ».

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par Philippe Chapleau – Lignes de défense – publié le 11 février 2024

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Dans un entretien paru dans l’édition dominicale du journal conservateur Die Welt, le Generalinspekteur der Bundeswehr (équivalent du CEMA français) juge nécessaire que l’armée allemande soit « apte à la guerre » dans cinq ans. Son avertissement fait écho à celui lancé par les parlementaires britanniques dans un rapport publié il y a tout juste une semaine. Voir mon post: Ready for War? Les élus britanniques tirent une salve de fusées rouges.

« Sur la base des différentes analyses et quand je vois la menace potentielle que représente la Russie, cela signifie pour nous cinq à huit années de préparation« , a déclaré le général allemand Carsten Breuer. « Cela ne veut pas dire qu’il y aura alors une guerre. Mais elle est possible. Parce que je suis militaire, je dis: dans cinq ans, nous devons être aptes à la guerre« , a-t-il martelé.

Pour la première fois depuis la fin de la Guerre froide, « nous nous trouvons confrontés à la possibilité d’une guerre imposée de l’extérieur », a-t-il encore averti. L’aptitude à la guerre signifie « beaucoup plus » que la capacité de défense, a poursuivi le CEMA allemand.

« Outre la disponibilité personnelle et matérielle, il s’agit également du changement de mentalité nécessaire auquel nous devons nous soumettre« . Il faut un « changement de mentalité, aussi bien dans la société que, et surtout, dans la Bundeswehr« .

Au final, il s’agit « de placer le risque d’une attaque pour un adversaire à un niveau si élevé qu’il décide de ne pas la lancer », a-t-il encore détaillé, ajoutant: « c’est cela la dissuasion ».

Une inévitable guerre contre la Russie?
Toujours dans la presse allemande de ce dimanche, c’est le secrétaire général de l’Otan qui s’est exprimé: « L’OTAN ne cherche pas la guerre avec la Russie, mais nous devons nous préparer à une confrontation qui pourrait durer des décennies« , a-t-il prévenu dans le journal dominical allemand Welt am Sonntag

Vendredi, le vice-Premier ministre polonais, Wladyslaw Kosiniak-Kamysz, a réagi après les déclarations du président russe Vladimir Poutine, qui a écarté l’idée d’envahir la Pologne ou la Lettonie lors d’un entretien avec l’animateur américain Tucker Carlson. Pour le ministre polonais, les déclarations du président russe « n’ont aucune crédibilité » et ne vont pas « endormir la vigilance » de Varsovie.

Mais quelle mouche belliqueuse a donc piqué les dirigeants politiques et militaires européens ? Ils multiplient depuis quelques jours les mises en garde et les déclarations martiales, quitte à passer pour des va-t’en guerre de mauvais augure.

Et si les élus européens étaient juste lucides ? Et si la volonté expansionniste russe était bien réelle? C’est la certitude des chefs militaires occidentaux. D’où les appels qui se multiplient de la Scandinavie au Royaume-Uni, en passant par l’Allemagne, à la vigilance et au réarmement.

Le conflit ukrainien s’enlise-t-il du déséquilibre entre attaque et défense ?

Le conflit ukrainien s’enlise-t-il du déséquilibre entre attaque et défense ?

Sommaire

Les premières semaines du conflit ukrainien avaient été marquées par ce qui s’apparentait alors à une guerre de mouvement rapide, qui n’était pas sans rappeler les préceptes de la guerre eclair allemande ou l’offensive alliée en Irak en 1991.

Si la manœuvre russe contre Kyiv et Kharkiv se heurta à une résistance ukrainienne efficace et coordonnée, elle fut surtout handicapée par un manque évident de préparation des armées russes, qui s’attendaient, semble-t-il, à l’effondrement rapide des armées ukrainiennes.

Cette manœuvre rapide fut en revanche bien plus efficace dans le sud du pays, permettant en quelques semaines de faite la jonction avec le Donbass au nord, et la frontière russe à l’est, tout en s’emparant de l’ensemble des territoires au sud du Dniepr, et même au-delà, avec la prise de Kherson.

On pouvait remarquer, toutefois, qu’aucune offensive russe n’avait été engagée contre les défenses ukrainiennes fortifiées le long du Donbass. S’il pouvait alors s’agit d’une manœuvre de surprise, nombreux étant ceux qui attendaient une offensive russe limitée aux oblasts du Donbass, il est aussi probable que l’état-major redoutait les capacités de résistance des lignes défenses adverses.

La contre-offensive ukrainienne à l’été et à l’automne 2022, qui permit de libérer Kherson et de dégager Kharkiv, était aussi une manœuvre profonde. Néanmoins, celle-ci fut rendue possible par les lignes de défense et logistiques russes alors trop entendues, et non en raison d’une percée fulgurante ukrainienne sur le dispositif défensif russe.

Avancée russe conflit ukrainien
L’avancée russe dans le sud de l’Ukraine, lors des premières semaines du conflit, semblait encore donner la prévalence à la manœuvre offensive sur la posture défensive.

 

Le fait est, depuis le début de cette guerre, il apparait que le potentiel offensif et de manœuvre des deux armées, s’avère incapable de prendre l’ascendant sur le défenseur, qu’il soit russe ou ukrainien, sauf au prix de pertes bien trop excessives pour le gain obtenu.

L’échec des contre-offensives récentes du conflit ukrainien

Six mois après son lancement, force est aujourd’hui de constater que la contre-offensive ukrainienne de printemps, n’aura pas atteint les résultats spectaculaires promis. Évidemment, les attentes, visiblement excessives, autour de cette opération, fut davantage le fait des odalisques de plateaux TV, que des engagements pris par un état-major ukrainien conscient de la réalité de ses moyens, et connaissant le dispositif défensif déployé par les armées russes pour y résister.

Si des avancées ont, en effet, bien été enregistrées par les troupes ukrainiennes, notamment dans l’Oblast de Zaporojie, celles-ci furent obtenues au prix de nombreuses pertes, y compris concernant les précieux blindés et systèmes d’artillerie livrés avec parcimonie par les Européens et les Américains.

Les unités ukrainiennes se sont, en effet, retrouvées confrontées à un dispositif défensif russe bien mieux conçu que ne l’avait été l’offensive de février 2022, bien doté en force d’infanterie, épaulées par des unités blindées, particulièrement des chars, par une artillerie dense et positionnée, et renseignées par une multitude de drones, dans un environnement de guerre électronique intense.

offensive sur Kyiv
Le conflit ukrainien s’enlise-t-il du déséquilibre entre attaque et défense ? 9

 

Même les forces aériennes et d’appui aériens russes se sont montrées plus efficaces à défendre cette ligne, qu’elles ne l’avaient été initialement, spécialement en interdisant le ciel aux appareils ukrainiens, et en menant des frappes ciblées à l’aide d’hélicoptères Ka-52 et Mi-28, qui se sont montrées dévastatrices au début de la contre-offensive ukrainienne.

Si les Ukrainiens ne sont pas parvenus à percer durablement, les contre-offensives menées récemment par les forces russes, en particulier autour de Avdiivka, ne furent pas davantage couronnées de succès.

Des pertes insoutenables pour des gains limités

Dans les deux cas, les manœuvres offensives se heurtèrent à des défenses bien préparées, soutenues par une artillerie efficace, sans qu’il eût été possible ni de surprendre l’adversaire, ni d’en neutraliser les appuis par manque de munition de précision en nombre suffisant.

Il en a résulté des pertes insoutenables, pour des gains de territoires plus que limités, et un avantage tactique inexistant, d’autant que souvent, le terrain gagné dut être abandonné faute de réserve suffisante pour en assurer la défense.

Ainsi, selon le renseignement britannique, cette offensive russe autour de Avdiivka, menée par 3 brigades mécanisées, s’est soldée par la perte de 1000 à 2000 militaires, d‘au moins 36 chars et d’une centaine de véhicules, sans qu’aucun gain notable n’ait été enregistré.

Russia Suffers Heavy Losses in Avdiivka as Ukraine Frontline Stalls | WSJ News

Les couts exorbitants de ces tentatives, les résultats minimes enregistrés, ainsi qu’un certain entêtement politique à y recourir, engendrent depuis plusieurs mois d’importants mouvements de protestation au sein des armées russes.

C’est aussi le cas, depuis quelques mois, en Ukraine, ou l’on assiste à un certain essoufflement de la ferveur populaire, par ailleurs alimenté par des difficultés économiques croissantes dans le pays.

Vers un scénario coréen en Ukraine ?

Ces échecs répétés des manœuvres offensives, mais également la stabilisation du front dans la durée, et donc la multiplication des infrastructures défensives de part et d’autres, tendent vers un enlisement du conflit le long de la présente ligne d’engagement.

Surtout, il apparait que le taux d’échange pour faire face à une offensive, est à ce point favorable au défenseur aujourd’hui, que la persévérance dans une stratégie offensive, pourrait représenter le plus court chemin pour une victoire rapide… de l’adversaire.

Coree signature cesser le feu 27 juillet 1953
Signature de l’armistice le 27 juillet 1953 mettant fin aux combats en Corée.

De fait, ce premier conflit majeur du 21ᵉ siècle, se rapproche en de nombreux points, au conflit coréen, et notamment de la situation en 1952, lorsque les deux camps ne parvenait plus à prendre l’ascendant sur l’autre, amenant les Américains et les forces de l’ONU d’une part, et les Nord-coréens ainsi que leurs alliés chinois de l’autre, à signer un armistice le 27 juillet 1953, qui entérina le 38ᵉ parallèle comme frontière des facto entre les deux pays.

Les raisons du déséquilibre entre attaque et défense

Toutefois, avant de pouvoir anticiper les évolutions possibles du conflit en Ukraine (ce qui sera fait dans la seconde partie de l’article), il est nécessaire de comprendre les raisons qui sont à l’origine de ce déséquilibre flagrant entre l’attaque et la défense dans ce conflit.

En effet, ce constat va à l’opposé des doctrines majoritairement employées, en particulier au sein des armées occidentales, plus particulièrement depuis l’opération Tempête du Désert en Irak en 1991, qui fut l’éclatante démonstration de l’efficacité de la doctrine occidentale basée sur la manœuvre et l’exploitation des moyens interarmes.

À l’inverse, la guerre en Ukraine se rapproche aujourd’hui de la guerre de Corée, de ses tranchées et de ses offensives aussi limitées que meurtrières, et avant elle, de la Première Guerre mondiale.

En effet, de nombreux facteurs techniques et opérationnels, expliquent cette situation, et son caractère par ailleurs non transitoire, et non circonscrit au seul conflit russo-ukrainien.

Le renseignement et la mobilité des forces

Le premier de ces facteurs, résulte d’importants moyens de renseignement déployés dans les airs, sans l’espace, dans le cyberespace et sur le spectre électromagnétique, par les deux camps et leurs alliés.

Drone reconaissance ukraine
L’utilisation intensive des drones de reconnaissance permit aux deux camps en Ukraine de se prémunir de toute surprise tactique.

Il est, de fait, virtuellement impossible pour l’un comme pour l’autre de surprendre l’adversaire lors d’une offensive de grande envergure, qui nécessite immanquablement la concentration de forces importantes ne pouvant passer inaperçue de l’adversaire.

En outre, les forces étant désormais très mobiles, il est aisé de redéployer ses moyens presque en miroir de l’adversaire, annulant toute possibilité d’attaque surprise, qui constitue bien souvent l’élément clé d’une manœuvre offensive, en l’absence d’un rapport de force trop déséquilibré.

Outre le renseignement stratégique, l’omniprésence et l’efficacité des moyens de détection, d’écoute électronique et de reconnaissance, alimentant d’importants moyens de frappe dans la profondeur, tend à neutraliser l’élément de surprise, y compris à l’échelle tactique, si ce n’est pour ce qui concerne quelques frappes exceptionnelles.

On peut se demander, à ce titre, si ce n’est pas davantage l’accès à cette qualité de renseignement de la part des deux belligérants, bien davantage que la mise en œuvre de tel ou tel type d’armement, qui caractérise le mieux la notion de conflit de haute intensité, et à l’opposée, de conflit dissymétrique.

Les performances des nouveaux armements d’infanterie

Les performances des nouveaux équipements et des armements employés par l’infanterie des deux belligérants, expliquent, elles aussi, le gel de la ligne d’engagement.

Infanterie ukrainienne javelin
A Ukrainian service member holds a Javelin missile system at a position on the front line in the north Kyiv region, Ukraine March 13, 2022. REUTERS/Gleb Garanich

En effet, là où l’infanterie était, ces 50 dernières années, principalement employée en soutien des moyens mécanisés dans le cadre d’un conflit de haute intensité, celle-ci dispose désormais d’une puissance de feu, et de moyens d’action et de protection, en faisant un adversaire redoutable aussi bien pour les blindés, les aéronefs et même l’artillerie adversaire, par l’utilisation des munitions rôdeuses.

Celle-ci dispose, par ailleurs, d’une compétence unique, celle de pouvoir s’enterrer, et de conserver une certaine mobilité dans les tranchées les protégeant des frappes d’artillerie et des bombardements adverses.

Le fait est, une majorité des blindés détruits en Ukraine, de manière documentée, résulte de tirs de munitions antichars d’infanterie, missiles ou roquettes, ou de frappes de munitions rôdeuses, elles aussi mises en œuvre par l’infanterie. C’est aussi le cas des hélicoptères abattus, là encore, le plus souvent par des missiles sol-air d’infanterie SHORAD.

Cette puissance de feu étendue, associée à la protection offerte par les tranchées et infrastructures défensives, et à sa mobilité tactique, confère désormais à l’infanterie une puissance d’arrêt sans équivalent depuis l’apparition de la mitrailleuse à la fin du 19ᵉ siècle, y compris contre la cavalerie.

L’utilisation intensive des mines

Un temps passée au second plan opérationnel suite aux efforts internationaux pour en prohiber l’utilisation, les mines, qu’elles soient antichars, antipersonnelles et même navales, jouent, elles aussi, un rôle clé dans l’enlisement du conflit ukrainien.

Russian tank is blown to pieces by hidden Ukrainian mine
Les mines sont intensivement employées en Ukraine

Le fait est, après 600 jours de conflit, la ligne d’engagement en Ukraine n’a plus grand-chose à envier, en termes de mines déployées, au 38ᵉ parallèle séparant Corée du Nord et du Sud, jusqu’ici réputé la zone la plus minée sur la planète.

En Ukraine, les mines font ce qu’elles sont censées faire, à savoir empêcher l’adversaire de déborder les lignes défensives déployées. Il n’est donc en rien surprenant que leur utilisation intensive, ait entrainé la fixation de la ligne d’engagement, même le long des côtes ukrainiennes. Ainsi, l’offensive amphibie russe sur Odessa dut être annulée, en raison du grand nombre de mines navales et terrestres déployées le long des plages ukrainiennes.

En outre, protégés par les lignes défensives garnies d’infanterie et par le feu de l’artillerie alliée, les champs de mines sont très difficiles à neutraliser, y compris par les moyens dédiés,

La neutralisation de la puissance aérienne

La plus grande surprise, concernant le conflit ukrainien, est incontestablement le rôle marginal de l’aviation de combat, y compris de la pourtant puissante et richement dotée force aérienne russe.

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La puissance aérienne tactique a presque été entièrement neutralisée en Ukraine, tant du côté russe qu’ukrainien.

La puissance aérienne avait, en effet, joué un rôle déterminant et majeur lors de tous les conflits de la seconde moitié du 20ᵉ siècle, allant des conflits israélo-arabes aux guerres du Vietnam et d’Afghanistan, en passant par les Malouines, les deux guerres du Golfe et l’intervention dans les Balkans.

À l’inverse, en Ukraine, l’extrême densité des défenses antiaériennes déployées de part et d’autres, aura suffi à interdire le ciel aux appareils russes et ukrainiens, contraints depuis un an à n’employer que des munitions de précision à longue distance, ou à mener des opérations très risquées à très basse altitude.

Même les hélicoptères de combat, exposés aux missiles antiaériens d’infanterie, peinèrent à accomplir leurs missions de tueur de char, sauf à de rares exceptions.

Il n’est, dès lors, pas question pour les unités engagées au sol, de pouvoir faire appel à un soutien aérien rapproché pour compenser un rapport de force défavorable, ni d’employer la force aérienne pour dégager un corridor de pénétration, neutralisant de fait le rôle clé que joua l’aviation de combat depuis l’arrivée des bombardiers tactiques en marge de la Seconde Guerre mondiale.

Les progrès de l’artillerie et l’arrivée des drones

Privées de puissance aérienne, les forces engagées en Ukraine ne pouvaient, dès lors, que se tourner vers l’artillerie, pour obtenir les effets souhaités. Fort heureusement, les deux camps disposaient d’une puissance d’artillerie sans commune mesure avec celle qui équipe aujourd’hui encore les armées européennes.

Si l’emploi massif de l’artillerie est au cœur des doctrines russes et ukrainiennes, toutes deux héritières de la doctrine soviétique, ce sont les progrès des nouveaux systèmes entrés en service ces dernières années, qui contribuèrent à accentuer son rôle fixateur dans ce conflit.

caesar Ukraine
Les systèmes d’artillerie modernes, comme le CAESAR, jouent un rôle clé dans le dispositif défensif ukrainien.

En effet, entre la portée étendue obtenue par les tubes allongés de 52 calibres et par les nouvelles roquettes longue portée, la précision des munitions à guidage GPS, et l’arrivée de munitions spéciales capables de cibler précisément les blindés ou les bunkers, l’artillerie devenait la principale menace sur le champ de bataille, que ce soit sur la ligne de front, et sur les lignes arrières.

Ce d’autant que les unités d’artillerie purent s’appuyer sur l’arrivée massive des drones de reconnaissance, susceptibles de détecter l’adversaire et de diriger des frappes précises pour le détruire.

Aux drones de reconnaissance virent s’ajouter, rapidement, les munitions vagabondes, ces drones armés d’une charge explosive, aptes à chercher une cible pendant plusieurs dizaines de minutes à plusieurs kilomètres derrière la ligne d’engagement, puis de le frapper en plongeant dessus et en faisant détoner la charge.

De fait, l’arrivée conjointe et massive de nouveaux systèmes d’artillerie plus précis et plus mobiles, et des drones capables de leur designer des cibles et même de les frapper directement, transforma l’ensemble du champ de bataille dans une bande allant de la ligne d’engagement à 25 à 30 km derrière celle-ci, dans laquelle tout mouvement s’avère extrêmement risqué.

L’épuisement des deux camps

Enfin, un dernier facteur explique aujourd’hui la trajectoire probable vers un enlisement du conflit, l’épuisement des deux camps, sensible aussi bien en Ukraine qu’en Russie, bien que de manière différente.

Les deux armées ont, en effet, enregistré des pertes considérables, équivalentes peu ou prou, aux effectifs initialement engagés en février et mars 2022. À ces pertes humaines déjà très difficiles à compenser, s’ajoutent des pertes matérielles encore plus importantes.

Ainsi, avec plus de 2400 chars détruits, abandonnés ou endommagés, 4 000 véhicules de combat d’infanterie ou blindés de combat, ou encore 580 systèmes d’artillerie automoteurs, les armées russes ont perdu, en 600 jours d’engagement, près de 75 % des équipements de première ligne dont elle disposait le 24 février 2022.

enterrement miltiaire ukraine
Les pertes lourdes et les conséquences économiques et sociales mennent aujourd’hui les deux camps à l’épuisement.

Au-delà des pertes militaires, et de l’immense effort produit par Moscou pour les compenser par son industrie de défense, l’économie russe souffre terriblement du conflit, quoi qu’en disent les données macroéconomiques, avec un nombre considérable de faillites au sein du tissu économique local dans le pays.

De fait, bien que majoritairement soumise et exposée à un matraquage médiatique constant, l’opinion publique russe soutien de moins en mois l’opération spéciale militaire de Vladimir Poutine en Ukraine, et la contestation, encore en sourdine, devient de plus en plus audible, notamment sur les réseaux sociaux, si pas contre le régime, en tout cas contre la guerre et ses conséquences.

La situation est sensiblement similaire en Ukraine. Après un effort de défense qui fit l’admiration de tous au début du conflit, le soutien ukrainien à la stratégie offensive de Volodymyr Zelensky semble s’éroder au sein de l’opinion publique comme des armées.

Ainsi, le nombre de volontaires pour rejoindre les armées ou la Garde nationale tend à diminuer, alors que les difficultés économiques touchant la population et les entreprises, y compris au sein de la BITD, sont de plus en plus importantes.

Cet épuisement sensible, de part et d’autre, sensible même parmi les alliés de l’Ukraine, aussi bien dans les armées que les opinions publiques, et les difficultés économiques croissantes, tendent aussi à inciter les dirigeants et chefs militaires à plus de prudence, et donc à une posture plus défensive qu’offensive.

Conclusion

On le voit, l’ascendant très net constaté en Ukraine, de la posture défensive face à la posture offensive, ne résulte pas d’un unique facteur transitoire, mais d’une série de facteurs concomitants, aussi bien technologiques que doctrinaux et sociaux.

De fait, ce constat s’applique très probablement au-delà de ce seul conflit, et doit donc être considéré dans la planification militaire, y compris dans les différents conflits de même intensité en gestation dans le monde.

Article du 18 octobre en version intégrale jusqu’au 13 février 2024

Champ de bataille 2040 par Michel Goya

Champ de bataille 2040

par Michel Goya – La voie de l’épée – publié le 31 janvier 2024

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Quelques réflexions rapides en introduction de travaux de groupes de l’Ecole de guerre-Terre.

Je ne sais pas si c’est un réflexe d’historien ou simplement de vieux soldat mais quand on me demande de réfléchir au futur je pense immédiatement au passé. Quand on me demande comment sera le champ de bataille dans vingt ans, je me demande tout de suite comment on voyait le combat d’aujourd’hui il y a vingt ans.

Or, au tout début des années 2000, dans les planches powerpoint de l’EMAT ou du CDES/CDEF on ne parlait que de « manœuvre vectorielle » avec plein de planches décrivant des bulles, des flèches, des éclairs électriques et des écrans. Le « combat infovalorisé », des satellites aux supersoldats connectés FELIN, allait permettre de tout voir, de ses positions à celle de l’ennemi, et donc de frapper très vite avec des munitions de précision dans un combat forcément agile, mobile et tournoyant, fait de regroupements et desserrements permanents comme dans le Perspectives tactiques du général Hubin (2000), qui connaissait alors un grand succès. Bon, en regardant bien ce qui se passe en Ukraine ou précédemment dans le Haut-Karabakh, on trouve quelques éléments de cette vision, notamment avec l’idée d’un champ de bataille (relativement) transparent. En revanche, on est loin du combat tournoyant et encore plus loin des fantassins du futur à la manière FELIN. En fait, en fermant un peu les yeux, cela ressemble quand même toujours dans les méthodes et les équipements majeurs à la Seconde Guerre mondiale.

Contrairement à une idée reçue, les armées modernes ne préparent pas la guerre d’avant. « Être en retard d’une guerre », c’est une réflexion de boomer qui n’est plus d’actualité depuis les années 1950. Jusqu’à cette époque en effet et depuis les années 1840, les changements militaires ont été très rapides et profonds avec d’abord une augmentation considérable de la puissance puis du déplacement dans toutes les dimensions grâce au moteur à explosion et enfin des moyens de communication. Ce cycle prodigieux se termine à la fin de la Seconde Guerre mondiale pour le combat terrestre, un peu plus loin pour le combat aérien et naval avec la généralisation des missiles. Depuis, on fait sensiblement toujours la même chose, avec simplement des moyens plus modernes. Vous téléportez le général Ulysse Grant 80 ans plus tard à la place du général Patton à la tête de la 3e armée américaine en Europe en 1944 et vous risquez d’avoir des problèmes. Vous téléportez le général Leclerc à la tête de la 2e brigade blindée aujourd’hui et il se débrouillera rapidement très bien, idem pour les maréchaux Joukov et Malinovsky si on les faisait revenir de 1945 pour prendre la tête des armées russe et ukrainienne.

En fait, si les combats, mobiles ou de position, ressemblent à la Seconde Guerre mondiale, c’est tout l’environnement des armées qui a changé. Durant la guerre, on pouvait concevoir un char de bataille comme le Panther en moins de deux ans ou un avion de combat comme le Mustang P-51 en trois ans. Il faut désormais multiplier ces chiffres au moins par cinq, pour un temps de possession d’autant plus allongé que les coûts d’achat ont également augmenté en proportion. Avec la crise militaire générale de financement des années 1990-2010, la grande majorité des armées est restée collée aux équipements majeurs de la guerre froide. Si on enlève les drones, la guerre en Ukraine se fait avec les équipements prévus pour combattre en Allemagne dans les années 1980 et ceux-ci constituent toujours l’ossature de la plupart des armées. L’US Army est encore entièrement équipé comme dans les années Reagan, une époque où Blade Runner ou Retour vers le futur 2 décrivent un monde d’androïdes et de voitures volantes dans les années 2020.

L’innovation technique, celle qui accapare toujours les esprits, ne se fait plus que très lentement sur des équipements majeurs, pour lesquels désormais on parle de « génération » en référence à la durée de leur gestation. Elle s’effectue en revanche en périphérie, avec des équipements relativement modestes en volume – drones, missilerie – et sur les emplois de l’électronique, notamment pour rétrofiter les équipements majeurs existants.

Mais ce qu’il surtout comprendre c’est qu’une armée n’est pas simplement qu’un parc technique, mais aussi un ensemble de méthodes, de structures et de façons de voir les choses, ou culture, toutes choses intimement reliées. Cela veut dire que quand on veut vraiment innover par les temps qui courent, il faut d’abord réfléchir à autre chose que les champs techniques. La plus grande innovation militaire française depuis trente ans, ce n’est pas le Rafale F4 ou le SICS, c’est la professionnalisation complète des forces. Ce à quoi il faut réfléchir, c’est à la manière de disposer de plus de soldats, par les réserves, le mercenariat ou autre chose, de produire les équipements différemment, plus vite et moins cher, d’adapter plus efficacement ce que nous avons, de constituer des stocks, etc.

Plus largement, il faut surtout anticiper que le champ de bataille futur sera peut-être conforme à ce qu’on attend, mais qu’il ne sera sans doute pas là où on l’attend et contre qui on l’attend. Le risque n’est plus de préparer la guerre d’avant mais de préparer la guerre d’à côté, de se concentrer comme les Américains des années 1950 sur l’absurde champ de bataille atomique a coup d’armes nucléaires tactiques, jusqu’avant de s’engager au Vietnam où ils feront quelque chose de très différent. Cinquante ans plus tard, les mêmes fantasment sur les perspectives réelles de la guerre high tech infovalorisée en paysage transparent avant de souffrir dans les rues irakiennes ou les montagnes afghanes face à des guérilleros équipés d’armes légères des années 1960, des engins explosifs improvisés et des attaques suicide. Il y a la guerre dont on rêve et celle que l’on fait.

Le problème majeur est donc qu’il faut faire évoluer nos armées équipées des mêmes matériels lourds pendant quarante à soixante ans dans des contextes stratégiques qui changent beaucoup plus vite. Si on remonte sur deux cents ans au tout début de la Révolution industrielle, on s’aperçoit que l’environnement stratégique dans lequel sont engagées les forces armées françaises change, parfois assez brutalement, selon des périodes qui vont de dix à trente ans. Un général sera engagé dans des contextes politiques, et une armée est destinée à faire de la politique, presque toujours différents de ce qu’il aura connu comme lieutenant.

Le 13 juillet 1990, le chef d’état-major de l’armée de Terre, le général Foray, vient voir les gardes au drapeau qui vont défiler le lendemain sur les Champs Élysées. La discussion porte sur notre modèle d’armée, qui selon lui est capable de faire face à toutes les situations : dissuasion du nucléaire par le nucléaire, défense ferme de nos frontières et de l’Allemagne avec notre corps de bataille et petites opérations extérieures avec nos forces professionnelles. Trois semaines plus tard, l’Irak envahit le Koweït et là on nous annonce rapidement qu’il faut se préparer à faire la guerre à l’Irak. Le problème n’est alors pas ce qu’on va faire sur le champ de bataille, mais si on va pouvoir déployer des forces suffisantes, tant l’évènement sort complètement du cadre doctrinal, organisationnel et même psychologique dans lequel nous sommes plongés depuis le début des années 1960.

Le monde change à partir de ce moment ainsi que tout le paysage opérationnel avec la disparition de l’Union soviétique. L’effort de défense s’effondre, et notamment en Europe, et on peine déjà à financer les équipements que l’on a commandés pour affronter ces Soviétiques qui ont disparu pour penser à payer ceux d’après. On passe notre temps entre campagnes aériennes pour châtier les États voyous, gestions de crise puis à partir de 2008 lutte contre des organisations armées, toutes choses que personne n’a vues venir dans les années 1980.

On se trouve engagé depuis dix ans maintenant dans une nouvelle guerre froide et alors que la lutte contre les organisations djihadistes n’est pas terminée, car oui – nouvelle difficulté- on se trouve presque toujours écartelée entre plusieurs missions pas forcément compatibles. Il est probable que cette phase durera encore quinze ou vingt ans, avant qu’un ensemble de facteurs pour l’instant mal connus finissent pour provoquer un bouleversement politique. On peut donc prédire qu’en 2040 nous aurons sensiblement le même modèle d’armées, avec un peu plus de robots et de connexions en tout genre et, on l’espère, un peu plus de masse projetable, mais que n’avons pas la moindre idée de contre qui on s’engagera, comment et de la quantité de moyens nécessaires, sachant qu’il sera très difficile d’improviser et de s’adapter sur le moment.  

Crise politique en Israël : quelles répercussions sur l’évolution du conflit à Gaza ?

Crise politique en Israël : quelles répercussions sur l’évolution du conflit à Gaza ?

Entretien avec Thomas Vescovi, chercheur indépendant, spécialiste d’Israël et des Territoires palestiniens occupés, auteur de « L’échec d’une utopie, une histoire des gauches en Israël » et membre du comité de rédaction de Yaani.fr.
 – publié le 31 janvier 2024

Désaccords au sein du gouvernement israélien, manifestation pour la libération des otages, appel à l’organisation de nouvelles élections pour remplacer le Premier ministre Benyamin Netanyahou… plus de trois mois après les évènements du 7 octobre, la société israélienne apparait divisée. Quelle est la situation politique en Israël ? Doit-on s’attendre à des changements politiques internes ? En quoi la crise politique peut-elle influencer la suite du conflit à Gaza ? Quelles sont les perspectives de sortie de conflit ? Quid de l’émergence d’un camp de la paix en Israël ? Le point avec Thomas Vescovi, chercheur indépendant, spécialiste d’Israël et des Territoires palestiniens occupés, auteur de L’échec d’une utopie, une histoire des gauches en Israël (La Découverte 2021) et membre du comité de rédaction de Yaani.fr.

Plus de trois mois après les évènements du 7 octobre, quelle est la situation politique actuelle en Israël ?

Pour évaluer la situation politique actuelle en Israël, on peut s’appuyer sur les différentes typologies des manifestations qui ont lieu en Israël chaque samedi, ce depuis plusieurs semaines. La première manifestation est ouvertement contre la guerre à Gaza et parle même de génocide sur la population palestinienne, mais elle ne rassemble que quelques centaines de personnes. La seconde rassemble des dizaines de milliers de personnes et vise Benyamin Netanyahou et son gouvernement, militant pour la mise en place d’élections. La troisième manifestation concerne les otages et on y voit converger toutes les forces d’opposition à Benyamin Netanyahou qui revendiquent un accord de négociation immédiat pour leur libération.

Alors qu’Israël s’est toujours habitué à la mise en place d’une véritable union militariste en temps de guerre et face à un sentiment d’insécurité, la société et le cabinet de guerre se sont rapidement fracturés notamment à cause de cette question des otages, estimés à 136 personnes aujourd’hui. Une division qui s’est opérée parce que la guerre à Gaza a été justifiée par la mobilisation de buts de guerre flous mais réels, c’est-à-dire libérer les otages par la force, parvenir à capturer ou à tuer des dirigeants du Hamas qui ont organisé le 7 octobre et démanteler l’appareil militaire du Hamas, notamment les tunnels. Or, aucun de ces trois buts n’est atteint aujourd’hui, menaçant chaque jour davantage la vie des otages. Résultat, l’opposition est de plus en plus mobilisée parce qu’elle estime que Netanyahou n’atteint non seulement pas ces buts de guerre, mais qu’il joue également la montre pour rester au pouvoir. Une situation insupportable pour les Israéliens qui lui sont opposés, mais surtout pour les familles des otages qui ont l’impression que le gouvernement est en train de jouer avec la vie de leurs proches.

Alors que l’ex-Premier ministre israélien Ehud Barak a appelé à l’organisation de nouvelles élections et que seuls 15% des Israéliens souhaitent que Benyamin Netanyahou conserve son poste, doit-on s’attendre à des changements politiques internes ? En quoi la crise politique peut-elle influencer la suite du conflit à Gaza ?

Pour définir plus précisément l’évolution et l’étendue des rapports de force, il faudra attendre qu’une date électorale soit fixée afin de voir les alliances se dessiner. Israël est un pays qui fonctionne sur un mode électoral particulier, avec un seul tour par liste et à la proportionnelle. Ainsi, à chaque élection, des stratégies d’alliances se mettent en place et peuvent parfois être inattendues. Rappelons aussi que les sondages qui sortent actuellement sont faits sur une société toujours traumatisée qui, chaque jour, continue de penser à ses otages, sans considération aucune pour les civils dans la bande de Gaza.

Dans l’éventualité d’un départ de Netanyahou, on voit que plusieurs figures politiques se distinguent. Par exemple au sein de la droite elle-même, notamment des personnes possédant des positions légèrement divergentes par rapport à celles du Premier ministre au sein du Likoud, le parti nationaliste conservateur, le ministre de la Défense Yoav Gallant. En annonçant ces dernières semaines un plan pour l’après-guerre à Gaza, il essaie d’exister et d’endosser une stature politique.

La deuxième personnalité, assurément la plus plébiscitée actuellement dans les sondages, est Benny Gantz, un nationaliste présenté comme “laïc”. Il est dans le cabinet de guerre, malgré son rôle d’opposant majeur à Netanyahou. L’autre figure est Yaïr Lapid, qui représente un courant centriste libéral et “laïc”. C’est aussi un opposant historique à Netanyahou, mais il a refusé d’intégrer le gouvernement d’urgence nationale pour ne pas se compromettre avec l’extrême droite toujours au pouvoir en Israël.

Cependant, parmi ces trois tendances, aucune d’entre elles n’envisage pour l’instant une solution politique claire et juste avec les Palestiniens. À l’inverse, elles sous-tendent toutes les trois le fait que la guerre contre le Hamas doit se poursuivre d’une manière ou d’une autre.

Quelle perspective de sortie de conflit, alors même que la solution à deux États portée par les pays européens et par les États-Unis est rejetée par le Premier ministre israélien et que des membres extrémistes du gouvernement israélien militent pour réimplanter les colonies dans la bande de Gaza ?

Il convient de rappeler que la réoccupation « matérielle » – car Gaza a toujours été occupée même lorsqu’il y avait un blocus et que l’armée n’y était plus -, c’est-à-dire le fait de réoccuper totalement la bande de Gaza et d’y installer des colonies, n’est pas qu’une volonté de quelques fanatiques.  Il s’agit d’une volonté qui est largement partagée au sein de l’électorat de la droite israélienne, qui n’a jamais accepté la décision de 2005 prise par Ariel Sharon de se désengager de la bande de Gaza au profit d’un blocus. Ainsi, cet électorat n’a absolument rien contre ce projet, qui évidemment s’accompagne de l’expulsion de tout ou partie des Palestiniens de la bande de Gaza.

Concernant l’horizon politique, 2024 sera une année décisive en raison de trois facteurs. Le premier concerne la manière dont les rapports de force politiques vont évoluer en Israël et le fait de savoir si Netanyahou parviendra à se maintenir. Que ce soient des Benny Gantz ou des Yair Lapid, les acteurs politiques à qui l’on donne la parole actuellement dans les médias en Israël la prennent en sachant que l’opinion est influencée directement par la situation de guerre. La situation serait différente pendant des prises de paroles au sein d’une campagne électorale avec un cessez-le-feu ou avec les otages qui seraient revenus par exemple.

La campagne étatsunienne sera un second facteur qui sera amené à influencer les rapports de force au Proche-Orient, en fonction de la potentielle élection de Donald Trump ou de Joe Biden. Netanyahou est soupçonné de jouer la montre parce qu’il espère assister à une victoire de Donald Trump, qu’il pense être de nouveau un soutien indéfectible, alors que personne ne connait précisément pour l’instant la position qu’il pourrait adopter sur le Proche-Orient s’il est élu.

Enfin, l’évolution d’un potentiel renouvellement du mouvement national palestinien est un troisième facteur susceptible de modifier les rapports de force dans la région. La stratégie actuelle des groupes palestiniens dans la bande de Gaza est cruelle, mais aussi rationnelle : jouer sur les otages en tant que monnaie d’échange afin de libérer les grandes figures du mouvement national palestinien toujours incarcérées dans les prisons de l’armée israélienne, le plus connu étant Marwan Barghouti. L’objectif est de s’appuyer sur ces figures pour renouveler complètement le mouvement national palestinien en se débarrassant notamment de Mahmoud Abbas.

Ces trois facteurs vont donc déterminer l’horizon politique et la suite des évènements. En effet, comme l’a affirmé Ami Ayalon dans un entretien pour Le Monde, ancien chef du Shin Bet, les services de renseignement intérieurs israéliens : « Sans accord de paix de la part d’Israël avec les Palestiniens, nous sommes condamnés à voir revivre des 7 octobre. ».  On peut imaginer que la population de la bande de Gaza, qui est en train de subir un carnage sans précédent au Proche-Orient dans une situation d’impunité totale, et surtout la génération qui va survivre à cela a de grands risques d’être attentive aux discours peut-être plus radicaux qui vont être donnés par de nouveaux groupes en passe d’émerger. Il y a là une inquiétude réelle.

Quid de l’émergence d’un camp de la paix en Israël, notamment du côté de la gauche israélienne ?

Il est évident que la société israélienne, dans son traumatisme du 7 octobre, est absolument incapable de penser à toute forme de paix. Les médias israéliens diffusent peu, voire pas du tout, d’images du sort réservé aux civils palestiniens et en règle générale, dans une logique que l’on peut qualifier de coloniale, les Palestiniens sont jugés comme étant responsables de leur propre sort. Ils ne peuvent donc s’en prendre qu’à eux-mêmes et à leurs dirigeants. Dans cette logique, les voix pacifiques en Israël sont relativement faibles et même fragiles. La plus grande manifestation s’est tenue le 18 janvier dernier et elle a rassemblé 2 500 personnes tout au plus. Au sein des forces politiques de la gauche israélienne, cela est effectivement assez marginalisé, puisqu’une partie des Israéliens s’appuient désormais sur le 7 octobre pour affirmer que la gauche a été naïve pendant des décennies en vendant l’idée d’un projet de paix. Le 7 octobre symbolisant maintenant l’impossible paix avec les Palestiniens. On peut cependant peut-être espérer que certaines forces parviennent, via les ONG ou des figures politiques qui émergent, à faire entendre un autre discours. On pense notamment à certaines familles d’otages qui, depuis le 8 octobre, se mobilisent avec un discours très clair affirmant que ce n’est pas parce qu’ils ont vécu le 7 octobre que l’on doit infliger aux Palestiniens une souffrance et qu’il faut parvenir non pas à une sécurité pour Israël, mais à un accord de paix partagé pour tous. Celles-ci constituent peut-être les graines d’un futur camp de la paix ou du renouveau en Israël.

Deux ans après, les mauvais comptes de la guerre d’Ukraine

Deux ans après, les mauvais comptes de la guerre d’Ukraine

Thierry de Montbrial, président de l’Ifri


Thierry de MONTBRIAL, article paru dans Le Figaro Histoire

publié le 1 er février 2024 – IFRI

https://www.ifri.org/fr/espace-media/lifri-medias/ans-apres-mauvais-comptes-de-guerre-dukraine


La guerre qui n’aurait pas dû avoir lieu a déjà des conséquences mondiales : loin des illusions entretenues par les premiers échecs russes, elle menace de se solder par une crise profonde de l’Union européenne. Cet article est extrait du Figaro Histoire « Quand l’Europe faisait face aux grandes invasions ».

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Alors que commence la troisième année de la guerre d’Ukraine, il est clair, depuis déjà un certain temps, qu’elle contribue à accélérer la transformation du système international dans son ensemble. Le trait émergeant de la nouvelle configuration est la tendance des pays occidentaux (Etats-Unis et membres de l’Union européenne) et, dans une moindre mesure, de certains Etats d’Asie-Pacifique à se définir comme les modèles pour les peuples supposés aspirer à la démocratie, et les garants des Etats constitués qui se considèrent comme y étant parvenus. C’est dans cet esprit que l’agression russe du 24 février 2022 a provoqué la renaissance de l’Alliance atlantique qu’en 2019 Emmanuel Macron déclarait en état de « mort cérébrale », et l’ouverture précipitée de la perspective d’un nouvel élargissement massif de l’Union européenne. Le choc suscité a également balayé les scrupules qui poussaient la Finlande ou la Suède à préserver leur statut de neutralité. Seules l’Autriche, l’Irlande et Malte y restent désormais attachées.

Croisade pour la démocratie

Du point de vue géopolitique, le concept d’Occident est inséparable de la pax americana qui en est le fondement depuis le début de la guerre froide, et cette pax americana étend ses effets bien au-delà du couple euro-américain. Le président Joe Biden présente les États-Unis comme le chef de file du camp démocratique. Mais en réalité, aux États-Unis, même les démocrates ont toujours su trouver un équilibre entre « la puissance et les principes », pour reprendre le titre des Mémoires de Zbigniew Brzezinski, le célèbre conseiller à la sécurité nationale du président Carter. Ainsi le retrait de l’Afghanistan décidé par Joe Biden à l’été 2021 n’a-t-il pas été moins immoral que celui du Vietnam sous Gérald Ford et Henry Kissinger en 1975. De même, la lassitude qui commence à se manifester aux États-Unis pour un soutien illimité des objectifs affichés par le président Zelensky est-il un fait politique prévisible qu’on ne saurait qualifier ni de moral ni d’immoral. Même si les lobbies favorables au nationalisme ukrainien sont implantés aux États-Unis (et au Canada) depuis fort longtemps, la guerre d’Ukraine n’est pas un sujet majeur pour l’opinion publique américaine.

La situation est plus tranchée en Europe pour deux raisons évidentes : la proximité géographique et le fait que l’Union européenne est extrêmement loin de constituer une unité politique. On comprend qu’à cause de leur histoire, les États baltes ou même la Pologne, pourtant protégés par l’Alliance atlantique, ont ressenti l’agression russe du 24 février comme une menace contre eux-mêmes. On peut s’expliquer même les craintes de la Roumanie, parce que la Moldavie voisine occupe un angle mort du point de vue de la sécurité de la région. La mobilisation de ces pays a beaucoup contribué à la propagation d’un sentiment de peur dans l’ensemble de l’Union, sans compter la remontée d’une impression de culpabilité dans un pays comme l’Allemagne, du fait des exactions des armées nazies pendant la Seconde Guerre mondiale en Ukraine.

La posture des Européens, plus encore que celle des Américains, se présente comme une croisade pour la démocratie à l’ombre de la protection américaine

Mais, pour comprendre la réaction globale de l’Union européenne qui est restée jusqu’ici d’une grande cohérence face à la guerre, il faut aussi prendre conscience de ce qu’en raison de son impuissance (au sens fondamental de ce terme), elle n’avait pas de marge de manœuvre. Cette réaction peut se caricaturer comme suit : Poutine est un dictateur, qui a sapé les chances de la démocratie en Russie ; son but est de reconstituer l’Empire russe voire de conquérir l’Europe ; en conséquence, il faut tout faire (en livrant des armes par exemple) pour qu’il perde cette guerre, et d’abord que l’Ukraine recouvre sa pleine souveraineté sur ses frontières de 1991.

La posture des Européens, plus encore que celle des Américains, se présente donc comme une croisade pour la démocratie à l’ombre de la protection américaine, en jouant en pratique des quatre seuls instruments à leur disposition : empilement des « paquets » de sanctions contre la Russie ; livraison d’armes quitte à épuiser leurs propres stocks ; plus généralement aide financière à l’Ukraine ; enfin promesses d’élargissement de l’Union.

La leçon de Soljenitsyne

Avant d’aller plus loin, il faut s’interroger sur le regard que, dans l’ensemble, les Occidentaux portent sur la Russie. Ce regard relève de la philosophie de la fin de l’Histoire popularisée en 1992 par Francis Fukuyama, avec l’arrière-pensée de la victoire inéluctable de la démocratie sur toutes les autres formes de régime politique. Pareille affirmation, dont les termes sont d’ailleurs imprécis, restera longtemps infalsifiable au sens de Karl Popper (c’est-à-dire qu’aucun test expérimental ne peut la réfuter). La démocratie est un concept et plus encore une réalité complexe. Déjà, en 1989, au moment des manifestations de la place Tiananmen, que n’a-t-on vu ou entendu d’intellectuels (parmi lesquels nombre d’anciens « maoïstes » !), d’hommes politiques ou de militants occidentaux persuadés qu’une démocratie à l’occidentale allait bientôt pouvoir s’instaurer en Chine. Toute l’idéologie de la mondialisation heureuse, jusqu’à au moins la crise financière des subprimes en 2007-2008, a reposé sur l’hypothèse implicite selon laquelle « les autres » deviendraient bientôt « comme nous ».

Dans cette perspective, l’individu Vladimir Poutine est donc désigné comme le grand responsable des nouveaux malheurs des Russes. On tentera ici une interprétation un peu plus subtile, en s’appuyant sur le géant que fut Alexandre Soljenitsyne, et en cherchant à comprendre pourquoi celui-ci a été adulé puis rejeté par les Occidentaux. Cette référence fait écho à la commémoration du cinquantième anniversaire de la publication du livre qui a tant fait pour affaiblir l’image de l’URSS dans les années 1970, L’Archipel du goulag. Il faut préciser que, pour approfondir sa vision de la Russie et sa compréhension de l’histoire de l’Union soviétique, on doit se tourner vers les 6000 pages de La Roue rouge. Son grand œuvre à ses propres yeux.

Dans ce qui suit, je m’appuie en particulier sur un long article de Gary Saul Morson, éminent spécialiste américain de la littérature russe, paru dans la New York Review of Books du 12 mai 2022. Morson a sur la plupart des commentateurs l’avantage d’avoir lu et médité la totalité des écrits de l’écrivain. Son article est intitulé « What Solzhenitsyn Understood ». Mais comme on va parler de révolution, on mentionnera d’abord le plus grand expert en la matière, qui avait beaucoup médité, en homme d’action, sur la Révolution française. Pour Lénine, en substance, les deux conditions préalables à toute révolution se résument ainsi : « Le haut ne peut plus, le bas ne veut plus. »

Autrement dit, la classe dirigeante n’est plus capable de maintenir sa domination inchangée, tandis que les classes inférieures ne veulent plus vivre à l’ancienne. Derrière celles-ci se cachent des groupes organisés prêts à tirer parti de la situation. En conséquence de quoi, « le haut » ne peut survivre qu’en réformant quand il en est encore temps ; c’est-à-dire – et ici, on pense à Tocqueville – sur la base d’une analyse pertinente de la situation, et dans une position de force. Soljenitsyne, qui ne se faisait pas une haute idée de Nicolas II, estimait toutefois que son ministre Piotr Stolypine avait entrepris les bonnes réformes, qui auraient permis d’éviter la révolution s’il n’avait été assassiné en 1911. Pour l’auteur de La Roue rouge, la mise en œuvre des réformes de Stolypine aurait, certes très progressivement, engagé le pays dans la voie des libertés individuelles et de l’Etat de droit. Soljenitsyne abhorrait la violence et fondait ses espoirs sur le changement graduel grâce à la réforme.

Près de sept décennies après la révolution d’Octobre, Gorbatchev puis Eltsine n’ont réuni aucune des conditions qui auraient permis de réformer l’Union soviétique. Des réformes qui auraient certainement eu un volet territorial. Pour Soljenitsyne, la Russie devait se séparer des républiques non slaves et essayer de préserver l’union avec les républiques slaves : Ukraine et Biélorussie. Il n’était pas le seul à pressentir les malheurs d’une sécession ratée avec l’Ukraine. Son nationalisme, cependant, n’était pas un impérialisme. Il était fondé sur la conviction de la nécessité d’une restauration spirituelle comme préalable à toute véritable renaissance de la Russie. Pour lui, tant le versant national que le versant personnel de l’« âme russe » ressentent au-dessus d’eux « ce qui relève du Ciel ».

 

Alexandre Soljenitsyne fut un grand incompris, comme souvent, il est vrai, les personnalités originales, qui ne se satisfont pas des discours simplistes sur le bien et le mal en politique internationale.

Gary Saul Morson insiste sur l’importance du langage de la spiritualité dans la culture russe. Ce langage n’est pas spécifiquement orthodoxe. Il nous dit que les Occidentaux qui le confondent avec une aspiration théocratique passent à côté de l’essentiel. C’est tout le sens en effet du fameux discours de Harvard de Soljenitsyne (1978), qui renvoie dos à dos les Américains (ou les Occidentaux) et ses compatriotes russes. Selon Morson, le grand homme trouvait dans les milieux intellectuels occidentaux marqués par leur matérialisme la même étroitesse d’esprit que chez les intellectuels libéraux russes d’avant la révolution. Plus profondément, il ne suffit pas de chanter les louanges de la « démocratie libérale » (les principes de 1789) pour être du bon côté, celles de la « démocratie illibérale » (le jacobinisme) pour être du mauvais. Finalement, entre son expulsion de l’URSS en 1974 et son retour en Russie vingt ans après, l’auteur de L’Archipel du goulag, selon ses propres termes, s’est trouvé coincé entre deux « meules ». Il fut donc un grand incompris, comme souvent, il est vrai, les personnalités originales, qui ne se satisfont pas des discours simplistes sur le bien et le mal en politique internationale.

Ce qui a radicalement manqué aux relations entre les pays occidentaux et la Russie après la chute de l’URSS, c’est la volonté partagée de rechercher de bonne foi une forme d’adaptation du système de sécurité collective dans le sens le plus profond du terme, pour permettre une vraie « détente, entente et coopération » entre les anciens adversaires. La faute n’est pas du seul côté de la Russie et plus précisément de Vladimir Poutine. Elle est aussi du côté des Occidentaux, prisonniers d’une conception étroite de leurs intérêts et de leur idéologie politique.

Le calcul de Vladimir Poutine

Après le retour de la « verticale du pouvoir » avec Poutine, le Kremlin s’est de plus en plus fortement cabré face aux Occidentaux, accusés de vouloir installer l’Otan à la porte de la Russie et perçus comme prétendant imposer partout leur manière de voir le monde, en réalité leur volonté de domination économique et une interprétation sélective du droit international. En décidant de lancer son « opération militaire spéciale » le 24 février 2022, Vladimir Poutine a brisé le tabou – récent à l’échelle de l’Histoire – de l’inviolabilité des frontières. Il s’est trompé dans les calculs qui lui faisaient espérer une victoire éclair sur l’Ukraine, mais, deux ans après, la balance semble désormais se redresser en sa faveur. C’est l’occasion de rappeler un mot célèbre de Bismarck : « La Russie n’est jamais aussi forte ni aussi faible qu’on le croit. » Dans l’histoire militaire de la Russie, les exemples de débuts difficiles suivis de retournements de situation ne sont pas rares.

La Russie s’installe dans la perspective d’une guerre prolongée que le pouvoir croit tenable, et joue sur une usure plus rapide des Ukrainiens et la lassitude de leurs alliés

Un tabou a été brisé. C’est un fait. Après l’épisode de Stolypine et celui de Gorbatchev-Eltsine, la Russie a certes encore manqué une chance de se réformer en profondeur. Mais la suite a creusé le fossé, et la responsabilité de cet échec-là est partagée. Et la dimension spirituelle transcende en Russie les épreuves de la vie ordinaire. Le pays continue d’exister et de peser sur les affaires du monde. En son temps, Barack Obama a manqué une occasion de se taire en le reléguant au rang de puissance régionale.

Si maintenant la question est, comme beaucoup le pensent ou l’espèrent depuis le début de la guerre d’Ukraine, de savoir si le régime de Vladimir Poutine est sur le point de s’effondrer, il faut pour se risquer à une réponse revenir à la remarque de Lénine sur les révolutions : aujourd’hui, en Russie, le haut peut toujours, et le bas n’en est pas au point de ne plus vouloir. La drôle de tentative de Prigojine, en juin 2023, a échoué. Un coup d’Etat pacifiste est peu probable.

La Russie est-elle sur le point de perdre la guerre ? Après l’échec de la contre-offensive ukrainienne de 2023 et la mise en place d’une économie de guerre, du fait aussi des capacités d’adaptation de l’économie russe et de l’échec des sanctions occidentales, la réponse paraît plutôt négative. La Russie s’installe dans la perspective d’une guerre prolongée que le pouvoir croit tenable, et joue sur une usure plus rapide des Ukrainiens et la lassitude de leurs alliés. Le Kremlin ne manque pas non plus de moyens pour s’en prendre aux intérêts de ses adversaires, comme ceux de la France en Afrique ou ailleurs.

Si l’on regarde où en sont les choses aujourd’hui, avec un club d’Etats autoritaires (comme la Chine, la Corée du Nord ou l’Iran) plus resserré, et un « Sud global » de plus en plus « multi-aligné » – où l’on trouve même la Turquie, membre de l’Otan – on sent bien qu’un nombre important d’Etats seraient disposés à accueillir favorablement l’idée d’un compromis entre la Russie et l’Ukraine.

Le prix à payer

Peut-être la guerre d’Ukraine durera-t-elle longtemps. Peut-être un jour le temps sera-t-il suspendu comme le 27 juillet 1953 avec l’armistice de Panmunjeom, qui mit fin à la guerre de Corée. Beaucoup dépendra de l’évolution du soutien des Etats-Unis à l’Ukraine, après l’élection de novembre 2024. Quoi qu’il advienne, en plus du renforcement de l’Alliance atlantique sous leur direction (plus ou moins ferme, c’est une autre question), les Américains paraissent déjà comme les grands bénéficiaires économiques de la crise, en raison d’abord de l’accroissement massif de leur avantage comparatif dans le domaine de l’énergie, après que les Européens ont cessé d’importer ouvertement leur pétrole et leur gaz de Russie. Le coût de l’énergie est aujourd’hui trois fois moins élevé aux Etats-Unis qu’en Europe. Et, malgré les efforts des Européens pour se réindustrialiser, les Américains jouent largement la course en tête dans ce domaine aussi, grâce à l’Inflation Reduction Act (IRA) et à une culture économique et financière largement supérieure. Mais, surtout, les 27 membres actuels de l’Union européenne forment un ensemble culturellement et économiquement disparate, qui n’a toujours pas digéré le grand élargissement consécutif à la chute de l’URSS.

La référence à la démocratie ne suffit pas à asseoir une identité. L’hétérogénéité politique de cet ensemble rend peu probable, de la part des États membres, les nouveaux abandons de souveraineté qui seraient nécessaires, par exemple, pour doter l’Union d’une politique budgétaire commune compatible à long terme avec les missions de la Banque centrale européenne, et plus encore d’une véritable politique étrangère, inséparable d’une politique de défense réellement commune. Que représente dès lors dans ce dernier domaine la parole respective de la présidente de la Commission, du président du Conseil européen et du haut représentant pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité, d’une part ; des chefs d’État et de gouvernement des États membres, d’autre part, quand ils s’éloignent des généralités convenues sur la démocratie et les droits humains ? Dès qu’on entre dans le détail des intérêts nationaux des pays membres, façonnés en grande partie par l’Histoire, on comprend la difficulté de toute notion de politique étrangère réellement commune vis-à-vis aussi bien de la Russie et de la Chine que de la Turquie, de l’Algérie ou des États du Golfe, par exemple.

Il y a plus. On se souvient de la distinction qu’établissait au XIXe siècle le politologue et économiste britannique Walter Bagehot et de sa thèse, adoptée par Churchill, selon laquelle la légitimité de toute constitution, écrite ou pas, repose sur deux piliers : la dignité (aspect symbolique et sacré) et l’efficacité (aspect du travail gouvernemental). Dans le système anglais, la monarchie incarne la dignité, et le gouvernement l’efficacité. La légitimité ne peut pas survivre indéfiniment aux ruptures de fatigue susceptibles de se produire sur l’un ou l’autre de ses piliers. On en revient aux causes des révolutions. Le problème de l’Union européenne depuis qu’elle a renoncé à la règle de bon sens selon laquelle tout nouvel élargissement devait être précédé de l’approfondissement du précédent, c’est-à-dire depuis la chute de l’Union soviétique, tient à ce que, par rapport aux ambitions affichées (sur Schengen, par exemple), la gouvernance s’est progressivement affaiblie tant du point de vue de la dignité (une dimension qu’en fait l’Union européenne n’a jamais incarnée) que de l’efficacité.

Or, face à la guerre d’Ukraine, les chefs d’Etat et de gouvernement ont suivi la solution de facilité en ouvrant grand la perspective d’une nouvelle vague d’élargissement, incluant l’Ukraine – dont la Pologne elle-même redoute désormais ouvertement la concurrence (sur l’agriculture, par exemple) –, sans avoir la moindre idée de la manière de s’y prendre autrement qu’en faisant confiance au destin. Politiquement, il sera impossible de faire complètement marche arrière (il y a des limites, même à l’hypocrisie) et la perspective ouverte par le Conseil européen de décembre 2023, qui a décidé d’entamer des négociations d’adhésion à l’Union européenne avec l’Ukraine et la Moldavie, d’accorder le statut de pays candidat à la Géorgie et d’accélérer le processus d’adhésion des Balkans occidentaux, mobilisera pour longtemps les forces vives de toutes les instances communautaires au détriment des autres priorités. Il en coûtera extrêmement cher aux actuels pays membres, dont les budgets sont et seront de plus en plus sous pression. Ajoutons qu’avec le nouvel élargissement qui s’annonce, la question de la supériorité du droit européen sur le droit national deviendra de plus en plus sensible.

Parmi les conséquences déjà clairement identifiables de la guerre d’Ukraine, on peut donc annoncer une révolution profonde à l’intérieur de l’Union européenne. La vision des pères fondateurs est morte. Et d’ailleurs, pourquoi l’Europe échapperait-elle à la tendance à l’accroissement du nationalisme que l’on observe partout ailleurs ? Si, depuis le Brexit, d’autres Etats membres n’ont pas fait sécession, c’est d’abord en raison d’un calcul coûts-avantages à court-moyen terme. C’est aussi à cause de la contre-performance des Britanniques.

Le retour du tragique

Tout peut donc se produire à l’horizon de dix ou vingt ans. En fin de compte, ce que l’Histoire pourrait retenir avant tout de la guerre d’Ukraine, c’est qu’en osant briser un tabou, Poutine a réactivé le principe de Clausewitz selon lequel « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». À force d’avoir été violé, pas seulement par les Russes (par exemple, en 1999, avec les bombardements de l’Otan en Serbie, et surtout, en 2003, le renversement de Saddam Hussein – de surcroît sur la base d’un mensonge), le droit international a plus de risques qu’avant le 24 février de se trouver davantage encore bafoué dans les prochaines années, et ce d’autant plus que l’équilibre des pouvoirs au sein de la charte de l’ONU est de plus en plus contesté.

Reste un tabou encore inviolé : le recours en premier à l’arme nucléaire. Sans doute Poutine a-t-il été tenté de le faire quand les choses semblaient mal tourner pour la Russie, mais son principal soutien, la Chine (par ailleurs l’un des gagnants globaux à court-moyen terme de cette guerre), l’en a dissuadé. Mais on peut craindre qu’un jour plus ou moins proche ce tabou-là lui aussi sera brisé, et pas forcément par les Russes.

Les grandes puissances du XXIe siècle, à commencer par les États-Unis et la Chine, sont conscientes de ces réalités, sur fond d’accélération de la révolution technologique. Les membres de l’Union européenne, assoupis depuis 1945 et la décolonisation, ont perdu le sens du tragique. Dans leur recherche d’un nouveau paradigme pour l’Union, sans renoncer à l’idéal démocratique, ils devront refaire l’apprentissage du réalisme dans la politique internationale. Quelles épreuves devront-ils traverser avant d’y parvenir ?

«Quand l’Europe faisait face aux grandes invasions» , 132 pages, disponible en kiosque et sur le Figaro Store .

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Guerre russo-ukrainienne : Situation actuelle et prospective

Guerre russo-ukrainienne

Situation actuelle et prospective

par Anatole Lhermite (*) – Esprit Surcouf – publié le 26 janvier 2024
Étudiant en master Conflictualités et Médiations
Université catholique de l’Ouest

https://espritsurcouf.fr/defense_guerre-russo-ukrainienne-situation-actuelle-et-prospective_par_anatole-lhermite/



Exceptionnellement, nous vous proposons deux articles du même auteur qui, dans le premier, dresse un bilan des opérations russes menées au cours de la période octobre 2022 -décembre 2023. Dans le second, l’auteur porte son regard sur ce que l’on peut attendre en 2024 quant à l’évolution de la situation en Ukraine.

 

Les opérations russes en Ukraine :

Bilan la période oct-déc. 2023

Le 1er novembre 2023, dans une interview publiée dans The Economist le général Valeri Zaloujny, commandant en chef des forces armées d’Ukraine, déclare que l’offensive estivale débuté le 4 juin 2022 dans le saillant est un échec et que le front est désormais dans une impasse.

Dans cet article, il admet sa responsabilité dans l’échec de l’opération, son armée n’ayant atteint aucun des objectifs stratégiques de la campagne. Il s’agissait alors de prendre Tokmak, Melitopol et Berdiansk. L’armée ukrainienne a tout de même mené une percée de 10-12 km

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La stratégie employée par l’Ukraine et ses alliés occidentaux a donc échoué. À l’inverse, la stratégie défensive employée par le Kremlin, depuis la retraite de Kharkov, a été un succès opérationnel. Ses forces ont complètement stoppé son adversaire et en le forçant à plonger dans une longue guerre d’attrition.

 Ces cartes réalisées par le think-tank étatsuniens Institute of Studies of War, montrent l’étendue de l’échec militaire de l’Ukraine, du 4 juin 2023 au 15 décembre 2023
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 Les retraites tactiques de Kharkov et Kherson

Après la retraite de Kharkov en septembre-octobre 2022, puis de Kherson en novembre 2022, les forces armées russes se sont retrouvé en difficulté pour de multiples raisons. L’absence d’un commandement interservices unifié du théâtre d’opérations a conduit à un étirement de la ligne de front et à une dispersion des forces disponibles. À cela, il faut ajouter l’absence de forces complémentaires, amoindries par les lourdes pertes subies et le départ de ceux dont les contrats de mobilisation pour six mois arrivaient à leur terme.

Dès lors, les Russes étaient en position de grande faiblesse. Il a alors été nécessaire, dans l’urgence, d’appeler sous les drapeaux 300 000 réservistes pour stabiliser le front et stopper l’offensive ukrainienne. L’état-major russe a remis en question sa stratégie et établi un nouveau  plan de campagne pour la poursuite des opérations.

Le 8 octobre 2022, le général Surovikine est nommé par le président Poutine commandant en chef de l’opération militaire spéciale. Les objectifs fixés consistent à reprendre l’initiative stratégique, d’empêcher l’effondrement de la ligne qui existait à l’époque et de perturber la contre-offensive des forces armées ukrainiennes pour les mois suivants.

Le quartier général de Surovikine prédit une offensive en direction de Zaporozhye. La prédiction était simple à identifier. Zelensky et son gouvernement ont publiquement déclaré dans la presse internationale qu’ils comptaient réaliser une percée au Sud pour atteindre la Mer d’Azov et la Crimée, l’effet final recherché étant de briser en deux le dispositif militaire russe. Tout en libérant un maximum de territoire à l’occupant. Ceci est la grande erreur stratégique de l’Ukraine. On n’annonce jamais son plan à l’ennemi, pire devant la communauté internationale. Permettant ainsi à l’adversaire de se préparer au mieux de ses capacités.

La bataille de Bakhmout : le hachoir à viande

Pour empêcher les forces armées ukrainiennes de percer sur le flanc sud en octobre 2022, il fallait les impliquer dans une contre-bataille, soit créer un point de fixation dans la ligne de front (plus de 1 000 km) loin de la zone la plus critique pour la Russie.

Dès lors l’objectif était de détruire les capacités militaires de l’adversaire par attrition dans une zone précise et exiguë permettant la concentration des feux ; capacité à l’avantage considérable dont dispose la Fédération de Russie.

L’artillerie russe déstabilise alors l’adversaire pour l’empêcher d’attaquer dans la zone où il ne devait absolument pas passer : la plaine de Zaporozhye. L’armée russe compense ainsi le fait que ses effectifs sont alors très étirés, et les éléments prépositionné dans le secteur de Zaporozhye sont insuffisants pour contenir en règle une percée ukrainienne. Le moral n’est pas non plus au beau fixe, suite à la défaite de Kharkov. Enfin, les réservistes russes n’étaient pas aptes aux combats durant cette période. A l’inverse, l’armée ukrainienne était en surnombre et motivée. Par conséquent, l’idée du hachoir à viande de Bakhmout est née.

Le général Surovikine a ordonné une opération offensive sur le complexe urbain Bakhmout-Soledar en utilisant la société militaire privée Wagner, force supplétive officieuse de l’Etat russe depuis 2014, dirigée par le sulfureux Evgueni Prigogine, jusqu’à ce qu’il meurt tragiquement avec son entourage et notamment son second, co-fondateur, Dimitri Outkine dans un malheureux accident d’avion, le 23 août 2023. Exactement 2 mois après sa marche de la justice.

Pour augmenter rapidement ses effectifs dans la mission conférée par Surovikine et l’état-major russe, Prigojine avait recruté massivement dans les centres pénitenciers russes, avec l’accord du président Poutine. Cela lui permis, in fine, de constituer une véritable armée de 50000 combattants, non membres officiels de l’armée russe. Pratique pour réduire les pertes officielles de l’armée, préserver les effectifs officiels pour 2023 et ne pas assumer tout échec de l’opération Bakhmout.

L’opération estivale d’Azov (juin – octobre 2023)

Bakhmout était, depuis son commencement, un piège préparé par l’état-major russe et tendu au président Zelensky et son armée qui s’y est largement engouffrée. Les Ukrainiens avaient la possibilité d’abandonner la ville en la sacrifiant mais en préservant leurs forces militaires pour lancer rapidement une offensive militaire d’envergure dans la région de Zaporozhye durant l’hiver 2022. Or, le choix du quartier général ukrainien avec à sa tête le président Zelensky a été la défense à n’importe quel prix de la cité, forçant la création d’une 3e armée et reportant l’offensive du sud de 9 mois. L’armée ukrainienne a en effet défendu la ville jusqu’à l’épuisement et la destruction d’un nombre important d’armes, de véhicules et surtout les pertes massives soldats ukrainiens et autres volontaires étrangers

Le temps gagné à Bakhmout a permis à l’armée russe de former et armer les 300 000 réservistes de septembre, les engagées volontaires russes et étrangers en complément. Elle a pu aussi solliciter massivement le complexe militaro-industriel de la Russie et obtenir des munitions pour ses chars. Mais surtout construire le plus grand système défensif d’Europe depuis la bataille de Koursk (juillet-août 1943). Des millions de mines antichars/antipersonnel sur 30 km de profondeur ont ainsi été posées, outre la création de 3 lignes principales de tranchés, de fosses antichars et de dents de dragons jusqu’à Tokmak (25 km de la ligne de front) etc.

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Le prix de Bakhmut a été terrible, l’ensemble de la seconde armée ukrainienne levée, équipée et entrainée de mars à juillet 2022 n’est plus en état de combattre. Une 3e armée est levée à partir de janvier 2023, composée des célèbres brigades OTAN. On note, par exemple la 47e brigade mécanisée, formation de combattants volontaires et officiers issus des pays de l’OTAN, équipés des meilleurs armes et véhicules de l’Occident (Bradley, Stryker, Leopard II). Aujourd’hui décimée, la brigade aurait ététransférée à Avdiivka, ville fortifiée encerclée à 75 % par les Russes.

Un an plus tard seulement, nous constatons le résultat de la stratégie russe. L’offensive estivale des forces armées ukrainiennes a été stoppée nette. Elle constitue un échec cuisant pouvant être comparé à l’offensive Nivelle de 1917 au Chemin des Dames. Les Ukrainiens ont avancé en moyenne de 90 m par jours en 5 mois, soit l’équivalent à la bataille de la Somme en 1916, connue pour être un échec opérationnel sanglant.

Reporter l’offensive d’Azov au 4 juin 2023 a assuré, dans tous les cas, la victoire militaire de la Russie. Pour l’Ukraine, la seule chance réelle de percer le dispositif russe était la période de novembre à décembre 2022, l’armée russe n’étant pas ou peu disposée à les stopper dans la direction d’Azov. Désormais, depuis le 12 octobre, les Russes recommencent la même stratégie employée pour 2023-2024, utilisant la cité d’Avdiivka comme un nouveau Bakhmout, un nouveau hachoir à viande. L’objectif est de fixer les réserves épuisées de 2023 dans un « sac à feu », les affaiblissant progressivement.

Déstabilisé, le gouvernement de Zelensky est obligé de créer une 4ème armée composée d’une nouvelle vague de conscrits.

La nécessité tactique d’abandonner la ville aux Russes pour préserver le potentiel militaire a été rejeté par le quartier général ukrainien. Ce dernier craint que les alliés occidentaux abandonnent l’Ukraine après une nouvelle défaite. Zelensky et le pouvoir politico-militaire appréhendent la perte des fonds et des armements nécessaires à la poursuite de la guerre totale contre la fédération de Russie. Ils craignent enfin que le peuple d’Ukraine perde espoir et demande la paix, quitte à renverser par la force le gouvernement actuel si nécessaire. Dès lors, il est crucial de prolonger l’espoir d’une victoire le plus longtemps possible.

Néanmoins, pour la Russie, il n’est plus question de gagner du temps, mais de vaincre l’Ukraine dans une guerre longue d’attrition sur de nombreuses années. Soit en fragilisant suffisamment l’ensemble de la ligne de front pour la voir disparaître, vaincre l’Ukraine et imposer un traité de paix favorable à la Russie. Soit déstabiliser suffisamment le pouvoir central pour qu’une révolution ou un coup d’État ait lieu en Ukraine, provoquant un effondrement du pays. Dans ces deux cas de figue, la Russie est gagnante.

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Sources :

 

Quel avenir pour l’Ukraine en 2024 ?

Après l’échec de l’offensive d’été des forces armées ukrainiennes, le rude hiver est-européen s’est abattu sur le champ de bataille. Un front recouvert de neige sur plus de 2000 km. Décembre 2023 vient de s’achever, duquel l’année à venir s’annonce difficile pour une Ukraine exsangue. La Fédération de Russie semble témoigner d’une redynamisation de ses forces, met en avant une nouvelle politique d’expansion militaire, se dit prête à une guerre d’attrition de longue durée.

Une Ukraine exsangue ?

L’Ukraine est en guerre totale. Toutes les richesses encore disponibles pour l’Etat sont concentrées à sur l’effort de guerre. Selon le projet de loi voté jeudi 9 novembre par la Rada, environ la moitié des dépenses budgétaires en Ukraine sera consacrée en 2024 à la défense et à la sécurité. Près de deux ans après l’invasion russe, les dépenses de défense de Kiev devraient atteindre en 2024,  43,9 milliards d’euros, soit 22,1% du PIB, selon le ministère des Finances. Ce chiffre est ainsi supérieur aux budgets destinés à l’éducation, la santé et aux prestations sociales réunis. Cela contribue, par voie de conséquence, à un appauvrissement généralisé des civils ukrainiens. Néanmoins, ces recettes sont incapables de financer une guerre totale contre la Russie. L’Ukraine ne survit dans ce conflit que par dons, subventions mais surtout au prix d’un endettement considérable auprès des Occidentaux, l’Union européenne (UE) et les Etats-Unis d’Amérique (EU) confondus.

L’Ukraine a ainsi précisé avoir besoin, cette année de 41 milliards de dollars (soit l’équivalent de 38 milliards d’euros) de financement extérieur pour faire fonctionner seulement son économie et ses services publics. Sans financement, ce sera une dévaluation massive de la hryvnia et l’augmentation massive des taxes et impôts. Augmentant dès lors le risque d’insurrection, voire une révolution en 2024 contre Zelensky et son gouvernement.

Malheureusement, les perspectives des soutiens occidentaux pour l’Ukraine étaient déjà en nette diminution en 2023. On observe une fatigue généralisée des Etats occidentaux quant au soutien à apporter à l’Ukraine, alors que les difficultés économiques et sociales s’accentuent. Les données récoltées par the Kiel Institute for the World Economy (IFW) confirme ainsi que la dynamique du soutien à l’Ukraine s’est ralentie. La réticence des pays occidentaux va probablement s’accentuer cette année.

L’Ukraine s’appuie désormais de plus en plus sur un noyau de donateurs tels que les États-Unis, l’Allemagne et les pays nordiques et d’Europe de l’Est. La période entre août et octobre 2023 a été marquée par une forte baisse du montant de l’aide nouvellement engagée, la valeur des nouveaux programmes s’élevant à seulement 2,11 milliards d’euros, soit une baisse de 87 % par rapport à la même période de 2022 et le montant le plus bas depuis janvier 2022. Le nouveau programme d’aide américain proposé de 60 milliards de dollars a été reporté à 2024, le Congrès l’ayant rejeté et l’approbation de 50 milliards d’euros de l’UE pour l’Ukraine est lui aussi rejeté par le refus de Victor Orban, Premier ministre de Hongrie le 15 décembre 2023.

Sur le plan militaire, l’état-major ukrainien n’a pas de vision à long terme de la guerre. Persuadé de la victoire de l’offensive lancée au cours de l’été 2022, il n’a pas envisagé d’autres alternatives pour gagner la guerre. Mariana Bezuglaya, la présidente de la Commission de la défense, de la sécurité et des renseignements militaires, a affirmé que l’État-major ukrainien « n’a absolument aucun plan stratégique pour mener la guerre en 2024 ». Selon cette députée, les chefs de l’armée ukrainienne veulent recruter au moins 20 000 soldats par mois au sein de la population civile mais «ne savent pas en quoi en faire ». Est-ce avéré, ou est-ce une information destinée à décrédibiliser l’armée alors que le pouvoir politique, dont le président Zelensky n’assume pas ses échecs ?

La montée en puissance de la Russie

A l’inverse, la Russie est en position ascendante dans tous les domaines. L’agence nationale des statistiques Rosstat a annoncé que le Produit intérieur brut (PIB) entre juillet et septembre 2023 était en hausse de 5,5%. La croissance russe aura atteint environ +3% en 2023. La banque européenne pour la reconstruction et le développement (Berd) table désormais sur une croissance du PIB de 1,5% en 2023, supérieure à la zone euro (0,8% selon la Commission européenne). Néanmoins, on constate que ces derniers mois, l’économie russe s’est progressivement orientée vers l’effort de guerre en augmentant considérablement la production nationale d’armes (chars, blindés, artilleries, avions…) et de munitions (balles, obus, missiles…), nécessaires pour soutenir l’offensive en Ukraine. Boostant par la même occasion la croissance du pays. La guerre industrielle du Kremlin sort le pays de la récession et du chômage. Etant à son plus bas niveau (à 3%), la conséquence est un marché du travail tendu par manque de travailleurs disponibles. Mais les millions de réfugiés ukrainiens résidant en Russie compensent partiellement ce déficit.

Dès lors, la Russie a l’indépendance stratégique pour ravitailler, entretenir et équiper ces armées sur le front, en vue de mener une guerre totale d’attrition. L’Ukraine est dans une position totalement inversée. Le complexe militaro-industriel y est quasi inexistant. Dépendant en totalité des livraisons d’armes de l’Occident ou de pays neutres. Si ces alliés l’abandonnent complètement, en quelques mois ils n’auront plus de quoi se battre, forçant l’Ukraine à la table des négociations. Il n’empêche que l’Etat russe est à marche forcée pour financer la guerre en Ukraine. Les députés de la Douma ont approuvé le 26 octobre le projet de loi du budget 2024-2026. Il est à noter que cette loi prévoit le financement de la guerre jusqu’en 2026. L’Etat Russe a donc une vision à long terme du conflit. A l’inverse, l’Ukraine qui est malheureusement ancrée sur le très court-terme.

Le conflit en Ukraine pèse fortement sur le budget, notamment en raison de l’explosion des commandes des militaires aux usines d’armements, du coût de la logistique et des salaires des centaines de milliers de nouvelles recrues dans l’armée. Selon les propos du président Poutine du 14 décembre dernier, 617 000 militaires russes combattent en Ukraine. L’armée russe dans sa totalité est estimée à 1 500 000 militaires et 250 000 volontaires, dont les effectifs des compagnies militaires privées à l’instar de Wagner. Le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou a précisé que l’armée russe distribuait quotidiennement « 10.000, parfois jusqu’à 15.000 tonnes de matériel (…) des munitions, du carburant », mais aussi de la nourriture, de l’eau et du linge pour les soldats. Les dépenses de guerres sont par conséquent gigantesques.

Selon le ministère des Finances de Russie, les dépenses de Défense vont ainsi augmenter de 68% en 2024 par rapport à 2023 et atteindre environ 106 milliards d’euros. Soit plus du double que l’Ukraine (43,9 milliards d’euros). Au global, la somme allouée à la Défense va représenter environ 30% des dépenses fédérales en 2024 et 6% du PIB, une première dans l’histoire moderne de la Russie. A l’inverse, les dépenses combinées en matière d’éducation, de santé et de protection de l’environnement représenteront à peine un tiers du budget de la Défense. Au total, les dépenses fédérales vont passer à 359 milliards d’euros, un bond spectaculaire de plus de 20% par rapport à 2023.

Il est complexe de prévoir l’évolution opérationnelle sur le champ de bataille en 2024. Mais si la situation s’avère similaire à celle de 2023, le front ne changera pas beaucoup. À l’heure actuelle, nous pouvons parler d’un équilibre des forces entre les deux parties. Le plus plausible est que le déséquilibre commence à se produire en 2024 en faveur de la partie russe. La cause principale étant l’important déséquilibre en moyens humains, matériels et économiques entre les deux pays.

Sans assistance des Occidentaux, il y aura un déséquilibre durable dans les zones d’affrontement. Mais il est difficile d’affirmer que ce déséquilibre sera suffisant pour provoquer un changement radical. La guerre d’attrition va continuer, la Russie misant sur une longue guerre d’usure jusqu’en 2026. La guerre ne prendra probablement pas fin en 2024, sauf si les pressions diplomatiques poussé de ses alliés s’imposent et que l’Ukraine rouvre alors des négociations avec la Russie. Tout peut aussi concourir à accentuer l’instabilité interne de l’Ukraine et conduire à une nouvelle révolution, voire un coup d’Etat, au motif de défaites militaires accumulées, de la crise économique et sociale généralisée. Autant d’hypothèses plausibles qui restent à explorer.

Sources :

(*) Anatole Lhermite : Titulaire d’une licence d’histoire à l’UCO (Université Catholique de l’Ouest), mention histoire du continent européen, et diplômé d’un Master 1 et suit actuellement un Master 2 « Conflictualités et Médiation » qui prépare aux fonctions d’analyste des conflits et de médiateur. La formation spécifique est couplée avec l’histoire, la sociologie, l’anthropologie, la géopolitique ou la géographie, les sciences sociales, sciences politiques et relations internationales.

Il a étudié en profondeur de nombreux conflits, dont la guerre de Yougoslavie, et a travaillé sur la question du Kosovo.

Il est également titulaire d’un diplôme universitaire en droit public administratif (fonction publique d’Etat déconcentrée).

Il a rédigé un mémoire de master consacré à l’évolution de la petite guerre de la Révolution française aux guerres contemporaines ; l’évolution des stratégies et tactiques des armées étatiques pour combattre et annihiler leurs adversaires qui sont des forces armées insurrectionnelles. À ce titre, il a étudié les crises suivantes : guerre de Calabre (1806-1807), la guerre d’Espagne (1808-1813), la guerre d’Algérie (1954-1962) et la guerre du Vietnam (1965-1975) et la guerre d’Afghanistan (2001-2021).

À terme, il souhaite intégrer le secteur de la Défense ou le Renseignement comme analyste militaire/géopolitique.