La maintenance dans une opération d’envergure, enjeu majeur de l’économie de guerre (I de III)

La maintenance dans une opération d’envergure, enjeu majeur de l’économie de guerre (I de III)

Par le Chef d’escadron Thomas Arnal – OPS – publié le 15 avril 2024

https://operationnels.com/2024/04/15/la-maintenance-dans-une-operation-denvergure-enjeu-majeur-de-leconomie-de-guerre-i-de-iii/

Par le Chef d’escadron Thomas Arnal, officier de l’arme du Matériel et Ecole de guerre – Terre –  Partie I :

 

Le constat d’un manque de profondeur logistique

Le commandant Thomas Arnal est saint-cyrien (promotion CES Francoville) et officier de l’arme du Matériel. Il a servi successivement au 3e régiment du Matériel, au 2e régiment de parachutistes d’Infanterie de marine, au 8e puis au 6e régiment du Matériel. Il a été projeté au Tchad, au Mali et au Liban. Affecté en 2020 au centre opérationnel de la Structure Intégrée du Maintien en condition opérationnelle des Matériels Terrestres (SIMMT), il a développé les échanges et la coordination avec les industriels de défense pour le soutien MCO-T des opérations et de l’hypothèse d’un engagement majeur.

Dans cet article rédigé dans le cadre de la formation qu’il effectue actuellement au sein de l’Ecole de guerre-Terre et que nous diffusons en trois parties, il décrit la fragilisation du niveau de soutien nécessaire à la conduite d’une opération d’envergure contre un ennemi à parité et le « manque d’épaisseur logistique de l’armée de Terre ». Ainsi, « la maintenance des matériels militaires en constitue un des aspects essentiels pour hausser la disponibilité des équipements majeurs et régénérer pour pallier l’attrition. Composante essentielle d’une économie de guerre, la constitution de stocks de pièces et l’anticipation des montées en cadence doivent être initiées dès maintenant et soutenues dans la durée par un effort financier à la hauteur de l’enjeu. »

Une stratégie que le gouvernement français a commencé à mettre en œuvre sous l’appellation générale d’« économie de guerre » depuis près de deux ans – avec en particulier le décret récemment adopté « relatif à la sécurité des approvisionnements des forces armées et des formations rattachées »1 – et dont les initiatives commencent à porter leurs fruits, si l’on en juge par exemple par le triplement des cadences de production chez Nexter (pour le canon Caesar) ou Dassault Aviation (pour le Rafale).

De nombreux événements récents ont mis en exergue le manque de profondeur logistique de l’armée de Terre, qu’il s’agisse de la crise du COVID, de l’exercice de montée en puissance de l’armée de Terre (MEPAT) organisé en mai 2022, de notre projection de force en Roumanie, de l’exercice ORION 2023, ou encore des désengagements successifs du continent africain. Le domaine du maintien en condition opérationnelle des matériels terrestres (MCO-T) – que l’on peut définir comme étant une sous-fonction logistique ayant pour but la conservation ou le rétablissement du fonctionnement nominal d’un matériel et incluant l’entretien et la réparation des matériels, l’approvisionnement, la livraison et la distribution des rechanges, la récupération et l’évacuation des chutes tactiques et techniques amies, ainsi que l’élimination de certains matériels – est de fait particulièrement concerné.

Dans le cadre d’une opération d’envergure, il s’agit de relever l’ambition opérationnelle fixée pour 2027 : la constitution, la projection et l’entretien dans la durée d’une division (avec ses appuis et soutiens) en trente jours. Pour rappel, l’opération d’envergure, encore récemment décrite comme hypothèse d’engagement majeur (HEM), définit un engagement terrestre volumineux (niveau division, voire au-delà) en coalition internationale face à un ennemi à parité. Un tel scénario est caractérisé par une forte attrition (matérielle et humaine) lors des phases de combat de haute intensité.

Après des décennies de réductions budgétaires et de politique logistique de flux plutôt que de stock, il semble difficile sur le court terme de satisfaire cette ambition. Pour autant, les crises multiples auxquelles le pays est confronté ont fait réémerger le concept d’économie de guerre. En juin 2022, le Président Macron expliquait que la France et l’Union européenne étaient entrées dans « une économie de guerre dans laquelle (…) nous allons durablement devoir nous organiser »2. Cette déclaration appelait au renforcement de l’industrie de défense tant française qu’européenne au regard des besoins militaires accrus mis en lumière par la guerre russo-ukrainienne. Cette prise de conscience politique fait écho au constat logistique fait par l’armée de Terre.

L’économie de guerre désigne une situation dans laquelle l’appareil productif national est dédié en priorité aux besoins de la guerre, possiblement par prélèvement autoritaire (réquisitions, livraisons obligatoires, etc.). Dans ce contexte, le MCO-T est déterminant, car il permet d’agir sur l’endurance industrielle, indispensable au soutien d’une opération d’envergure sur la durée.

 

I – Le constat d’un manque de profondeur logistique

Le MCO-T fait face à trois défis : générer la force, la soutenir et la régénérer :

• La génération de force implique de nombreuses actions : identifier les matériels à projeter, les affecter aux unités concernées, remonter la disponibilité des parcs, constituer les stocks de pièces de rechange et éventuellement une réserve de maintenance, regrouper les ressources, contrôler/réparer les matériels avant leur projection, désigner et équiper les maintenanciers projetés sur le théâtre (outillage technique notamment).

• Le soutien de l’engagement consiste à réparer les matériels indisponibles (pannes techniques et destructions par l’ennemi) dans les différentes zones d’opération. Cela concerne également le remplacement des matériels endommagés par des matériels en bon état en provenance de la zone arrière (réserve de maintenance de théâtre).

• La régénération de la force est un défi industriel national qui se joue principalement sur le territoire national. Il englobe les actions de production, de réparation lourde et d’acheminements (boucles arrière et avant). Elle concerne des acteurs tant étatiques que privés et relève directement de la Base industrielle technologique de défense (BITD) et de l’économie de guerre.

Ces trois défis se fondent sur plusieurs constats : le retour d’expérience (RETEX) des exercices récents MEPAT 2022 et ORION 2023, ainsi que sur l’écart entre la facture logistique d’une « division engagement majeur » et l’état réel des stocks détenus.

 

MEPAT : le retour d’une véritable planification de la montée en puissance

L’Etat-major de l’armée de Terre (EMAT) a organisé en mai 2022 une simulation de la manœuvre de montée en puissance de l’armée de Terre (MEPAT) pour répondre au défi d’un engagement majeur. Le scénario faisait de la France la nation cadre d’une coalition. Le RETEX démontre un défaut de profondeur logistique, accentué par des fragilités capacitaires. Cela se traduit par une armée de Terre à la fois limitée par un format strictement adapté à la gestion de crise, par des stratégies d’externalisation notamment en matière d’acheminement stratégique, (c’est-à-dire l’ensemble des actions de transport entre le territoire national et le théâtre d’opération) et la concurrence économique internationale en situation de crise (rareté des ressources et prédations).

L’enjeu principal de la MEPAT est la réactivité. L’armée de Terre doit disposer au bon moment des bonnes ressources en quantité suffisante, ce qui implique anticipation et souplesse. Pour le MCO-T, les stratégies de soutien actuelles semblent trop rigides pour remplir cet objectif (format, délais, volume financier alloué). Les procédures dérogatoires et les contrats de soutien doivent donc gagner en souplesse. Les mécanismes actuels de mobilisation et de réquisition ne sont en outre pas assez performants. Pourtant, le recours impératif à des moyens extérieurs est l’un des premiers enseignements du wargame.

Enfin, la MEPAT est subordonnée à la remontée de la disponibilité technique des matériels. Cela implique une remontée en puissance préalable de la base industrielle et technologique de défense (BITD). Mais elle ne vit pas au même rythme que l’armée de Terre. La réactivité est donc un des enjeux de l’économie de guerre. Il s’agit de constituer des stocks préalables et de réaliser des réquisitions planifiées. Cette anticipation ne doit pas attendre le « top départ » d’une montée en puissance à six mois au déclenchement d’une crise.

C’est pourquoi le nouveau référentiel opérationnel (NRO) fixé par la loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 établit un délai de trente jours pour déployer une division à horizon 2027. L’armée de Terre doit donc disposer de leviers successifs pour chaque étape de ce scénario. Chaque levier serait caractérisé par des budgets dédiés, des commandes industrielles, des réquisitions de moyens privés et par l’abaissement de blocages juridiques ou administratifs propres au « temps de paix ». Le travail du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) sur les stades de défense (STADEF) va dans ce sens.

 

ORION 2023 : un rééquilibrage entre soutien et besoins opérationnels à revisiter

Concrétisation d’un entraînement d’envergure, l’exercice ORION fut l’un des évènements majeurs de 2023 pour l’armée de Terre. Il visait plusieurs objectifs : entraînement des forces terrestres, intégration de nations alliées, démonstration capacitaire dissuasive et établissement d’une « photographie instantanée » de nos capacités opérationnelles. S’il a confirmé la pertinence du modèle complet de l’armée de Terre, ORION en a aussi illustré certaines insuffisances capacitaires. Ces fragilités entraînent une autonomie limitée et une dépendance envers les nations alliées. Elles sont à même de fragiliser l’ambition nationale d’assumer le rôle de cadre dans un engagement en coalition.

ORION a également démontré les limites de la politique des parcs et des stratégies actuelles de soutien des matériels terrestres. La logique de densification des parcs régimentaires initiée en 2020 va dans le sens de l’ambition haute intensité. Le choix français d’une armée de Terre « échantillonnaire » permet en théorie de disposer d’une base de départ polyvalente avant une phase de massification par montée en puissance (sous réserve de délais, de financement et d’atouts industriels préalables).

Pour autant, les matériels majeurs du segment de décision (VBCI et char LECLERC) sont contraints par des impératifs liés aux marchés de soutien en service (MSS), ce qui implique le maintien d’un parc d’entraînement (PE) conséquent. Le principe du PE est de fournir aux unités en préparation opérationnelle dans les camps de manœuvre des matériels majeurs dédiés afin de conserver le potentiel de leurs propres matériels régimentaires. Ces marchés s’avèrent rigides dans l’anticipation de la consommation annuelle.

Pour l’armée de Terre, il s’agit donc de revoir ces stratégies et de définir l’équilibre entre socle de soutien industriel, niveaux des stocks et évolution du besoin en potentiels. Illustration de la limitation actuelle des ressources, la phase 4 d’ORION a non seulement vu le déploiement de vingt-trois XL et quarante-cinq VBCI, soit quatre fois moins que l’effectif théorique d’une division blindée, mais il faut garder à l’esprit que ledit déploiement des XL pendant deux semaines a à lui-seul représenté 40% des heures de potentiel annuel prévues en métropole par la Loi de programmation militaire (trois mille deux-cent-vingt-cinq heures sur huit mille).

Enfin, ORION a souligné l’impératif de consolider les données logistiques en haute intensité. Les limites de l’exercice n’ont pas permis l’emploi massif des ressources « consommables » d’une division (notamment les pièces de rechange pour le MCO-T). Pour autant, cet exercice a confirmé la nécessité de réévaluer les lois de consommation, ainsi que de constituer une base de données unique, partagée et accessible. Celle-ci est primordiale pour la constitution de stocks logistiques adaptés à une opération d’envergure.

 

L’état des stocks face à la « facture logistique » d’une division HEM

En avril 2023, la structure intégrée du maintien en condition opérationnelle des matériels terrestres (SIMMT) a mené un exercice de planification avec les acteurs étatiques et privés (notamment les entreprises ARQUUS, NEXTER, THALES et NSE) du MCO-T. Il s’agissait d’une réflexion commune sur la montée en puissance industrielle nécessaire à un conflit de haute intensité, sur le scénario de la MEPAT.

Ces travaux mettent en lumière des stocks limités à la gestion de crise et difficiles à reconstituer. Sans entrer dans le détail de données classifiées, les taux de réalisation des stocks nécessaires à une division à une opération d’envergure, donc calculés à partir du contrat opérationnel fixé à l’armée de Terre, demeurent faibles. La reconstitution de stocks pour le MCO-T représente un effort élevé sur les plans budgétaires et logistiques. Cet investissement permettrait pourtant d’augmenter la capacité de production de la BITD et de gagner des délais sur la MEPAT en cas d’opération d’envergure. Ces besoins demeurent semble-t-il sous financés à ce stade par la LPM 2024-2030.

Au-delà du coût, les délais de production semblent également incompatibles avec l’ambition opérationnelle fixée pour 2027. Dans l’éventualité d’un déblocage en urgence de budgets dédiés, les délais de constitution des stocks s’avèreraient à ce jour inadaptés à l’objectif de projection en trente jours. Les délais de constitution de lots de rechanges de projection (LRP) par les industriels se comptent en effet en mois, un minimum de deux années étant généralement de mise et ce, sans compter avec les aléas dûs aux obsolescences de rechanges ou aux éventuels problèmes d’approvisionnement côté fournisseurs.

La BITD terrestre, actuellement structurée pour répondre aux justes besoins de la situation opérationnelle de référence (SOR), ne semble pas en mesure de soutenir une opération d’envergure, et encore moins dans la durée. Ce constat posé, il est intéressant d’étudier les premières mesures concrètes permettant potentiellement de dépasser ce blocage et de façonner une industrie de défense « prête à la guerre ».


Notes de bas de page :

1 Décret n° 2024-278 du 28 mars 2024 >>> https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000049339435

2 Voir par exemple : article du Monde du 13/06/2022 : « Economie de guerre » : Emmanuel Macron demande une réévaluation de la loi de programmation militaire.

Photo © formation des rames pendant Orion 2023, armée de Terre, 16 février 2023 (https://www.defense.gouv.fr/operations/actualites/orion-2023-montee-puissance-unites.

Un potentiel militaire amoindri

Un potentiel militaire amoindri


Olivier Passet
(*) – Esprit Surcouf – publié le 19 avril 2024

Directeur de la recherche, Xerfi

https://espritsurcouf.fr/defense_un-potentiel-militaire-amoindri_par_polivier-passet/


Même si les dirigeants européens semblent vouloir rattraper le temps perdu, il n’en demeure pas moins, selon l’auteur, que la situation globale de l’industrie de Défense, en France comme chez nos partenaires majeurs, relève de retards et de lacunes accumulées au gré des décennies passées.

Le réveil est tardif, révélant au grand jour les failles militaires européennes. En dépit des effets d’annonce, la défense n’est pas qu’affaire de flux de dépenses. Ce sont d’abord des capacités humaines et technologiques qui comportent une forte inertie. Il ne suffit pas d’augmenter les dépenses d’un pourcentage à plus de deux chiffres comme depuis 2022 pour redresser une situation. Des décennies de sous-investissement, en matériel, en R&D, en homme, cela ne se corrige pas en l’espace de quelques trimestres car c’est tout un système qui doit changer d’échelle.

Un passé de désengagement

La déficience européenne est palpable à tous les niveaux de la chaîne militaire :

  1. Du côté des capacités de production de matériel, fragmentées, sous-dimensionnées en cas de conflit de haute intensité, chacun jouant sa partition nationale. L’incapacité de l’Europe à fournir 1 million d’obus à l’Ukraine d’ici le printemps a révélé la difficulté de la zone à produire un effort de guerre. Elle n’a tenu à ce jour que 30% de l’objectif fixé il y a un an et s’en approchera au mieux de 50%.
    2. Du côté des forces matérielles et humaines mobilisables adaptées à chaque type de conflit.
    3. Du côté de la coordination. L’Europe est toujours très loin d’un objectif de mutualisation, aussi bien au plan de la production, du commandement, des standards matériels et des formations.
    4. Du côté enfin de la compétition technologique que se livrent les puissances et qui appellent à de nouvelles solutions offensives et défensives à haute intensité de R&D.

En vérité, l’Europe a baissé la garde depuis la fin de la guerre froide, persuadée qu’elle était définitivement à l’abri des conflits de haute intensité sur son territoire. Les dépenses publiques dédiées à sa défense sont édifiantes. Elles n’ont cessé de décroître tout au long des années post-guerre froide, pour ne plus représenter que 1,3% du PIB au milieu des années 2010. Et les quatre principales puissances de l’UE, France, Allemagne, Italie et Espagne, ont été motrices dans ce reflux, puisque leur part dans le total européen n’a cessé de refluer en représentant moins des deux tiers aujourd’hui.

L’Allemagne démissionnaire

Et parmi ces quatre pays, l’Allemagne est de loin le pays le plus démissionnaire, tirant la moyenne européenne vers le bas, donnant la priorité aux objectifs de rationalisation budgétaire et concevant son industrie d’armement comme un levier d’exportation et de concurrence intra-européenne. La France pour sa part peut revendiquer un effort plus soutenu, proche du seuil des 2%. Mais en vérité, ayant le monopole de la dissuasion nucléaire au sein de l’UE, et ayant développé des moyens de projection à l’étranger son budget est structurellement augmenté par ces deux éléments. Une décomposition plus fine de ses dépenses publiques permet de mettre le doigt sur la grande faille de l’armée française. Ayant abandonné la conscription en 1997 et revendiqué la bascule sur une armée de métier, le pays pivot de la défense européenne aurait dû mettre à profit cette séquence pour équiper son armée. Or les économies opérées en matière de rémunération ou d’autres frais de fonctionnement n’ont pas été converties en équipement.

Le sous-investissement, une faiblesse structurante

Et c’est précisément là où la défaillance européenne est la plus palpable. Son retard n’est pas humain. En effectifs, l’UE tient la comparaison avec les grandes puissances. En revanche, elle a accumulé des années de sous-investissement au nom de la raison financière. Le fossé est flagrant avec les États-Unis. Et ce sous-investissement a eu des conséquences en chaîne sur l’appareil productif européen, doublement pénalisé par le fractionnement et la faiblesse de la commandite publique.

Face à ce déficit de demande domestique, les grands groupes de l’armement européen se sont de plus en plus tournés vers l’exportation. À l’instar de la France, dont la part de production exportée est passée de 8% dans les années 1960, à 15% dans les années 1970, puis à près de 30% en 2021… une dépendance croissante aux exportations du modèle industriel sous-jacent à la défense européenne, problématique en termes de sécurité et des nœuds de contrat qui freinent aujourd’hui l’approvisionnement ukrainien.

Fractionnement, sous-dimensionnement, concurrence, externalisation et extraversion sur les marchés étrangers, c’est le résultat d’une commandite publique dépourvue de stratégie. Une déficience qui se double d’un sous-investissement dans la R&D militaire, avec un rapport de 1 à 4 entre l’Europe et les États-Unis en proportion du PIB. En dépit d’une hausse de 23% de ses dépenses militaires en l’espace de 2 ans, l’UE est encore loin de la cible des 2% du PIB liée à ses engagements auprès de l’Otan, et au-delà, c’est son complexe militaro-industriel qui reste à bâtir.

Article paru sur Xerfi Canal, le 6 mars 2024.


(*) Olivier Passet, titulaire d’un D.E.A « Monnaie, Finance, Banques », est diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris (option Service Public). Chargé de mission puis chef du service économique et financier international du Commissariat général du Plan (2000-2006), il est ensuite chef du service Économie-Finances du Centre d’analyse stratégique auprès du Premier Ministre (2006-2011) et conseiller au Conseil d’analyse économique. En septembre 2012, il rejoint le Groupe Xerfi comme directeur des synthèses économiques

En cas de guerre…

En cas de guerre…

Pascal Le Pautremat (*) – Esprit Surcouf – publié le 19 avril 2024
Rédacteur en chef d’Espritsurcouf

https://espritsurcouf.fr/le-billet_en-cas-de-guerre_par-pascal-l-pautremat-190424/


Difficile de ne pas considérer l’année 2024 comme est lourdement empreinte de guerres, régionales et internationales, hybrides et asymétriques, en Europe, comme au Proche-Orient, sans oublier les crises sécuritaires qui frappe l’Afrique pansahélienne et celle des Grands Lacs.

Et, comme si cela ne suffisait pas, inflation et endettement majeurs trahissent, de manière intercontinentale, des crises économiques et sociales d’une ampleur quasi inédite et quasi simultanée, sur fond de marasme environnemental.

Face à ce cela, en France, on planche, depuis quelques années, sur la notion de résilience de la population mais aussi sur la posture des jeunes citoyens face aux menaces réelles ou supposées, face aux enjeux de demain et des perspectives conflictuelles.

À ce titre, l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) vient de publier, en avril, une étude (N°116) de 50 pages, d’Anne Muxel, directrice de recherche émérite au CNRS, et directrice déléguée du CEVIPOF. Cette étude, intitulée Les jeunes et la guerre. Représentations et dispositions à l’engagement, synthétise le regard de quelque 2 301 jeunes citoyens, âgés de 18 à 25 ans sur les questions de sécurité et de Défense, en lien aussi avec la notion d’engagement face aux périls réels et prévisibles. L’étude a été réalisée entre juin et juillet 2023. Ses résultats s’inscrivent donc dans le contexte de la guerre russo-ukrainienne, débutée en février 2022.

Il peut être surprenant de constater que ce ne sont pas moins de 57% des jeunes Français qui se disent prêts à s’engager, en cas de guerre impliquant la France, outre le fait que 52% d’entre eux se déclarent intéressés par les questions militaires.

Des résultats qui raviront sans doute le ministre de la Défense, Sébastien Lecornu qui a fait savoir qu’il voulait que la dimension militarisée de la Journée Défense et Citoyenneté (JDC) soit amplifiée afin de susciter plus de vocations pour embrasser la carrière des armes.

On sait aussi combien le pouvoir exécutif souhaite voir réapparaître le principe d’un service national (suspendu depuis 1997) via le Service national universel (SNU) qui, en 2022, a concerné 23 000 jeunes. Le Service militaire obligatoire serait vu de manière positive par 62% des jeunes qui se sont exprimés dans le cadre de l’Etude.

Un certain militarisme s’affiche d’ailleurs dans les sondages, au point que 31% de ces mêmes jeunes estiment que le pays serait mieux gouverné par les militaires que par les pouvoirs civils.

Autre surprise, guère rassurante : 49% d’entre eux se disent favorables à l’emploi de l’arme nucléaire contre un pays, « en cas de conflit majeur ».

Enfin, l’externalisation de la Défense a sensiblement évolué en 20 ans, au point que 86% de ces mêmes jeunes estiment acceptable le recours à des mercenaires. Entendons plutôt, des contractuels de sociétés militaires privées car le mercenariat est interdit depuis 2003 (loi proposée à l’époque par le ministre de la Défense Alain Richard). Le sondage aurait d’ailleurs dû faire le distinguo entre mercenaire, volontaire et contractor… Preuve, une fois de plus, de la confusion conceptuelle et sémantique à ce sujet.

Dans notre nouveau numéro (N°233) d’Espritsurcouf, nous donnons une place conséquente à des sujets de dimension géopolitique. Ainsi, tout d’abord, vous pourrez découvrir l’analyse de Yannick Harrel qui démontre pourquoi la volonté de saisir les avoirs russes, en rétorsion supplémentaire à l’encontre de la Russie pour la guerre lancée contre l’Ukraine, s’avère bien plus difficile à concrétiser que ne le prétende ceux qui l’ont exprimée : « Confiscation des avoirs russes : un profond dilemme » (rubrique Géopolitique).

Le second sujet mis en avant, par Loïc Parmentier, insiste sur la destinée tragique des Karens qui, en Birmanie, sont persécutés depuis trop longtemps, tout en continuant à combattre et à croire, néanmoins, en leur objectif d’être reconnus comme peuple à part entière. Mais la communauté internationale reste honteusement indifférente : « La lutte des Karens, en Birmanie » (rubrique Géopolitique).

Rémy Porte, pour sa part, revient sur la Bataille du plateau des Glières, en mars 1944, dont on marquait, cette année, la 80ème commémoration : celle d’un combat épique mené par quelques 500 résistants face à des milliers d’Allemands renforcés par des milliers de miliciens : « Vie et mort du plateau des Glières » (rubrique Histoire).

Enfin, pour alimenter la réflexion sur les politiques de défense, Olivier Passer souligne la difficile cohérence entre les volontés de disposer de moyens de défense gonflés tous azimuts, telles qu’elles s’expriment en France comme en Europe, et l’âpre réalité qui témoigne de lourds retards accumulés au gré des décennies passées : « Un potentiel militaire amoindri » (rubrique Défense).

Dans ce numéro, exceptionnellement, nous ne vous proposerons par de Revue d’actualité d’André Dulou, mais une vidéo d’un numéro du Journal de la Défense qui vous permettra de découvrir quelques athlètes militaires qui concourront aux Jeux Olympiques (26 juillet-11 août 2024). Vous pourrez ainsi les observer lors de leur préparation un an avant ces rendez-vous sportifs que l’on espère voir se dérouler sous les meilleurs auspices.

Quant à la rubrique Livre, elle met l’accent sur l’ouvrage que consacre Nicolas Bernard au massacre d’Oradour-sur-Glane, en juin 1944 : Oradour-sur-Glane, 10 juin 1944, Histoire d’un massacre dans l’Europe nazie (Ed. Tallandier, mars 2024, 400 pages). Une horreur totale qui le temps n’efface absolument pas. Et qui reste éternellement impardonnable…

Bonne lecture

Pascal Le Pautremat


(*) Pascal Le Pautremat est Docteur en Histoire Contemporaine, diplômé en Défense et Relations internationales. Il est maître de conférences à l’UCO et rattaché à la filière Science Politique. Il a enseigné à l’Ecole Spéciale militaire de Saint-Cyr et au collège interarmées de Défense. Auditeur de l’IHEDN (Institut des Hautes Études de Défense nationale), ancien membre du comité de rédaction de la revue Défense, il est le rédacteur en chef d’ESPRITSURCOUF.
Son dernier ouvrage « Géopolitique de l’eau : L’or Bleu » est présenté dans le numéro 152 d’ESPRITSURCOUF.

Les Gardiens de la circonvolution par Michel Goya

Les Gardiens de la circonvolution

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 17 avril 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Nous voici dans la troisième grande confrontation entre Israël et la République islamique d’Iran. Il y a eu d’abord l’épisode libanais où l’Iran a utilisé des organisations armées chiites locales – le Hezbollah en premier lieu – pour affronter les occupants israéliens de 1982 à 2000 et même un temps les puissances occidentales qui avaient osé défier Téhéran. Ce front a connu une résurgence dans la guerre de 2006 entre Israël et le Hezbollah, pour se calmer ensuite. Les affrontements se sont déplacés secrètement sur le sol iranien afin d’y freiner le programme nucléaire par des sabotages informatiques ou des assassinats d’ingénieurs puis plus ouvertement en Syrie par des raids aériens après l’intervention iranienne de 2013 en soutien du régime d’Assad. L’attaque du 7 octobre 2023 par le Hamas soutenu par l’Iran et ses alliés a ouvert une nouvelle phase dans cet affrontement sous le seuil de la guerre ouverte et générale. Il a d’abord pris la forme classique d’échanges de coups de la part et d’autres de la frontière israélienne avec le Liban et la Syrie, y compris jusqu’à Beyrouth et Damas, et puis des choses nouvelles sont arrivées.

Plus on en montre et moins on tue

L’art opérationnel sur la limite de la guerre consiste à obtenir des effets militaires sans provoquer une guerre ouverte. Pour cela on combine de manière inverse la violence et la démonstration. On assassine et parfois même on combat secrètement, on accroche brièvement et ponctuellement – comme en février 2018 à Koucham en Syrie entre Russes et Américains ou comme lorsque les Israéliens frappent le consulat iranien à Damas le 1er avril – mais on fait des tonnes de démonstration lorsqu’on ne veut pas vraiment tuer. Dans ce dernier cas, on peut parader au loin, se déployer face à l’adversaire (plus risqué) et même l’attaquer mais sans intention de lui faire mal. On parlera alors de « pseudo-opération ». Le raid français du 17 novembre 1983 sur la caserne Cheikh Abdallah dans la plaine de la Bekaa en est un bon exemple. Il s’agissait de répondre à l’attaque terrible du 23 octobre précédent mais sans provoquer d’engrenage, autrement dit « faire semblant ». Ce jour-là Huit Super-Etendard de la Marine ont décollé du porte-avions Clemenceau pour larguer 34 bombes sur une zone où tout le monde avait été alerté auparavant, à l’exception d’un malheureux berger et ses moutons. L’opération lancée le 8 janvier 2020 en réponse à l’assassinat à Bagdad par les Américains du général Qassem Soleimani cinq jours plus tôt a procédé de la même logique. Les Iraniens avaient alors lancé quinze missiles balistiques sur deux bases américaines en Irak, mais seulement après avoir averti les États-Unis via l’Irak. Dans les faits ces attaques n’ont provoqué aucun mort et seulement peu de dégâts, mais l’Iran a pu annoncer un bilan faux mais triomphant tandis que de son côté Donald Trump a pu minimiser l’affaire. La confrontation en est restée sur ce point d’équilibre.

On savait – et les Israéliens les premiers – que de la même façon que l’Iran répliquerait forcément à l’attaque du 1er avril à Damas, où son consulat, et donc son territoire, avait été frappé par un raid aérien provoquant la mort de personnalités importantes de la force al-Qods. Ces personnalités, en particulier les généraux Zahedi et Rahimi qui coordonnaient l’action des organisations arabes alliées de l’Iran dans la région, constituaient sans doute des cibles trop tentantes pour les Israéliens qui ont donc tenté une « pointe » de violence au-delà du seuil de la guerre sans la revendiquer. Aucun État ne peut laisser attaquer son ambassade sans réagir. La réponse iranienne était inévitable, seule sa forme posait question.

Cette réplique ponctuelle pouvait jouer sur tout le spectre de l’action violente sous le seuil de la guerre ouverte, depuis l’attentat terroriste non revendiqué, comme celui de 1992 contre l’ambassade d’Israël en Argentine (29 morts et 242 blessés) jusqu’au lancement affiché de salves de roquettes, drones ou missiles. Ces attaques aériennes de quelques dizaines à quelques centaines de projectiles peuvent viser des objectifs périphériques, comme celles des 15 et 16 janvier à Idlib en Syrie, au Baloutchistan pakistanais et à Erbil contre une base supposée du Mossad après l’attentat du 3 janvier par l’État islamique, ou directement le territoire israélien. L’Iran pouvait utiliser ses alliés pour cela ou le faire directement et ouvertement. Les Iraniens ont choisi cette option maximale, rompant ainsi les habitudes de dizaines d’années de confrontation. Quand on rompt des habitudes, on surprend et les surprises doivent toujours être étudiées avec soin car elles indiquent peut-être des phénomènes nouveaux.

La salve a été massive avec plus de 300 engins sans pilotes à bord, peut-être un record historique, emportant environ 70 tonnes d’explosif au total. La majorité de ces projectiles – 185 – était composée de drones Shahed volants bas et lent. Ils sont mis plusieurs heures à atteindre Israël, ce qui a contribué à la mise en alerte de tous les systèmes de défense aérienne (SDA) de la région, sans espoir de faire beaucoup de dégâts mais espérant au moins de saturer en partie la défense. Dans cette orchestration, les drones ont été rejoints sur l’objectif par 36 missiles de croisière plus rapides et lancés plus tard, et enfin par sans doute la vraie force de frappe de 110 missiles balistiques venant directement d’Iran mais aussi marginalement depuis l’Irak, le Yémen et le Liban, accompagnés par plusieurs dizaines de roquettes à courte portée sur la frontière israélienne. Les objectifs visés étaient, semble-t-il, uniquement militaires, en particulier les bases aériennes d’où avaient décollé les avions qui ont bombardé le consulat d’Iran à Damas.

D’un point de vue tactique, l’attaque a servi de test, à la fois de la capacité d’attaque iranienne – organisation, fiabilité et précision des équipements utilisés, estimation des résultats – et du SDA israélien et éventuellement des alliés. De ce point de vue, les résultats de ce bref affrontement entre un des plus puissants arsenaux de frappe sol-sol et un des SDA les plus denses et performants au monde sont ambivalents. Les autorités israéliennes affirment, avec l’aide d’alliés de circonstances, avoir abattu « 99 % » de ces projectiles et qu’il n’y eu que des dégâts insignifiants. Il semble cependant que plusieurs missiles balistiques, entre 7 et 15 selon les versions, aient quand même réussi à percer le SDA et infliger quelques dégâts sur les bases aériennes de Nevatim et de Ramon dans le Néguev ainsi qu’un site sur de surveillance sur les hauteurs du Golan, tandis qu’une enfant a été blessée dans la bataille.

L’Iran dispose peut-être encore de la capacité de lancer vingt salves de même volume, ou moins nombreuses mais plus puissantes afin de mieux saturer le SDA israélien. Sur la durée, on ne sait pas bien si les Israéliens disposent d’une réserve de coûteux missiles d’interception suffisante pour faire face à toutes ces salves. Si rien ne change par ailleurs, l’Iran pourrait donc frapper le sol israélien d’un ordre de grandeur de 200 missiles. C’est à la fois peu en soi, à peine 100 à 150 tonnes d’explosif soit très largement moins que ce que l’armée de l’Air israélienne a lancé sur Gaza, mais alors que les 36 missiles Scud lancés par l’Irak sur Israël en 1991 avaient traumatisé la société, on peut imaginer ce que provoquerait ces 200 missiles modernes sur Tel-Aviv ou Haïfa. Il est probable cependant qu’Israël et sans doute ses alliés ne laisseraient pas à l’Iran la possibilité de lancer impunément toutes ces salves.

À plus long terme, l’Iran dispose donc d’une capacité statistique de percer le SDA en jouant de la masse, mais pas de la capacité à coup sûr nécessaire pour une éventuelle capacité nucléaire de seconde frappe. Il lui faut pour cela disposer d’abord de points de départ suffisamment diversifiés et durcis pour résister à une attaque, y compris nucléaire, puis de vecteurs presque invulnérables – ce qui passe probablement par l’acquisition de technologie hypervéloce – et bien sûr un nombre minimal de têtes nucléaires. Trois seraient actuellement en préparation. Avec peut-être une aide de la Russie, proche de celle qu’elle offre à la Corée du Nord, l’Iran peut espérer une capacité nucléaire fragile dans les deux ans qui viennent et une capacité de seconde frappe à l’horizon 2030.

L’art opérationnel sur la limite

En avertissant tout le monde avant du déclenchement de cette opération, que l’on savait n’obtenir que de faibles effets matériels, puis en expliquant ensuite que pour eux l’affaire était « soldée », les Iraniens ont choisi de rester dans le cadre d’une pseudo-opération, peut-être la plus importante de l’histoire, destinée à sauver la face tout en offrant aux Israéliens le bénéfice d’une victoire défensive et le moins possible de raisons de répliquer à leur tour. Elle a permis aux Israéliens de sortir au momentanément de leur isolement diplomatique, en obligeant les Occidentaux mais aussi certains États arabes comme la Jordanie et l’Arabie saoudite à se placer militairement à leur côté – une première depuis 1956 – et donc aussi en porte-à-faux vis-à-vis d’une grande partie de leur opinion publique.

Le plus intéressant est peut-être que l’Iran n’a pas été dissuadé de se lancer dans une opération qui représente une rupture symbolique forte. L’invincibilité militaire israélienne a été la pierre angulaire de la politique de la région pendant des générations. Cette invincibilité a été mise à mal une première fois le 7 octobre 2023 par la percée de la barrière défensive, mais aussi partiellement à partir de janvier 2024 par l’essoufflement de l’opération offensive Épées de fer à Gaza. On constate maintenant que l’Iran n’a pas hésité à son tour à attaquer le territoire israélien depuis le sien, ce qu’il s’était refusé de faire. Israël peut donc prendre des coups et sa fureur ne fait plus aussi peur. On est vraiment dissuadé de faire quelque chose que si on est persuadé que la riposte ennemie sera plus désavantageuse pour soi que sa propre attaque ne l’est pour lui. L’Iran n’a donc pas craint, du moins pas craint suffisamment, la riposte israélienne pour l’empêcher d’agir.

Peut-être pense-t-il que le résultat gagnant-gagnant de son opération empêche Israël rationnellement de riposter et de gâcher ses gains. Notons au passage, ce paradoxe qui veut que toujours dans cet art de la guerre sous le seuil ou à la limite que l’existence d’un bouclier a tendance à inciter l’adversaire à attaquer car il sait que cette attaque ne suscitera pas l’indignation accompagnant le spectacle des destructions et des dizaines voire des centaines de corps d’innocents meurtris. Les pseudo-opérations sont des opérations propres. Peut-être l’Iran estime-t-il à son tour ne pas craindre matériellement une attaque sur son propre sol car les capacités de frappe à distance des Israéliens ne sont pas jugées très importantes et en tout cas que les cibles potentielles sont bien protégées par leur propre SDA, peut-être renforcé par la Russie, et surtout leur durcissement et enfouissement. Peut-être enfin qu’en conservant une grande partie de sa force de frappe balistique, l’Iran peut estimer pouvoir encore faire très mal en « riposte à la riposte » israélienne » par une riposte encore plus massive et sans avertissement cette fois. L’attaque « propre » du 13 avril pourrait ainsi apparaître comme un ultime avertissement prouvant sa détermination à aller vers quelque chose de beaucoup plus grave.

En résumé, le pouvoir iranien, qui doit faire face à une contestation intérieure forte, a estimé que les gains espérés d’un franchissement ponctuel seuil de la guerre – sauver la face, jouer de la menace extérieure pour retrouver une légitimité interne, se placer en vrai ennemi d’Israël et défenseur de la cause palestinienne – surpassaient les risques, y compris sur le précieux programme nucléaire.

Dilemmes de la fureur

Le problème pour l’Iran est que le pouvoir israélien, quoique divisé, est sensiblement dans les mêmes dispositions. Si l’Iran voit son attaque comme une riposte légitime et suffisante, Israël la perçoit comme une agression directe et inédite de son territoire qui impliquerait normalement une réponse. En temps normal, cette réponse israélienne aurait été immédiate et de même nature en jouant également de la force de frappe aérienne.

Depuis l’opération Opera en 1981 contre l’usine Osirak jusqu’au raid au Soudan en 2009 contre un convoi d’armement iranien en passant par le raid de 1985 sur le QG de l’OLP à Tunis (2 300 km) ou sur le réacteur graphite-gaz dans la province syrienne de Deir ez-Zor en 2007, l’armée de l’Air israélienne a montré depuis longtemps sa capacité à mener des raids à grande distance. Avec sa combinaison F-35A furtifs pour ouvrir le passage et escorter et de F15I avec 10 tonnes d’emport de charge dont des missiles Delilah à 250 km de portée, les Israéliens peuvent lancer des attaques à plusieurs dizaines de tonnes d’explosif (17 tonnes lors de l’opération Orchard en Syrie) avec cependant deux limitations fortes : une capacité de ravitaillement en vol réduite à 4 avions KC-46 Pegasus et le manque (apparent) de projectiles à très forte pénétration, ce qui réduit forcément l’impact sur des installations durcies iraniennes. Israël peut aussi utiliser conventionnellement sa force de missiles Jéricho II ou III, normalement destinée à sa force de frappe nucléaire. Techniquement Israël peut donc lancer à son tour des attaques contre l’Iran, et, quoique limitées par la distance, plus puissantes au bilan que celles de l’Iran.

Toute l’histoire israélienne annonce un ou plusieurs raids aériens contre l’Iran, la retenue de 1991 face à l’Irak de Saddam Hussein constituant l’exception. Le frein principal est sans doute constitué par l’existence d’une autre guerre en cours depuis six mois contre le Hamas et qui est loin d’être terminée. La sagesse consisterait à ne pas multiplier les ennemis, comme en 2006 lorsque les opérations militaires commencées contre le Hamas à Gaza avaient dérivé en guerre contre le Hezbollah et le Liban (pour que son gouvernement agisse contre le Hezbollah) avec même la tentation à l’époque de s’attaquer aussi en même temps à la Syrie. Le résultat de cette hubris n’avait pas, pour le moins, été probant. Mais d’un autre côté, en se lançant dans le raid contre le consulat iranien à Damas, le gouvernement israélien actuel savait pertinemment qu’il se trouverait devant ce dilemme. Il peut considérer qu’une guerre parallèle contre l’Iran à coup de raids réciproques serait gérable, et d’autant plus que l’efficacité du bouclier défensif la rendrait relativement sûre. On retrouverait ainsi le schéma de guerre à distance qui a prévalu à plus petite échelle mais fréquemment entre le Hamas ou le Jihad islamique à Gaza et Israël de 2006 à 2021. Cela permettrait même à Netanyahu d’avoir in extremis une place d’honneur dans l’histoire en détruisant ou au moins en entravant un programme nucléaire iranien qui fait peur à beaucoup de monde. La sacro-sainte capacité de dissuasion israélienne s’en trouverait également renforcée.

Pour autant, les mêmes qui seraient effectivement satisfaits de l’arrêt du programme nucléaire iranien s’inquiètent aussi beaucoup des moyens qui seraient utilisés par les Israéliens pour l’obtenir. Les effets d’une guerre irano-israélienne ne seraient pas limités aux deux protagonistes mais affecteraient toute la région mais aussi le monde ne serait-ce que par la grave perturbation du trafic commercial, en particulier pétrolier, comme dans les années 1980. Ils poussent tous à la retenue israélienne, ou au moins à une forme d’attaque plus discrète. Reste à savoir dans quelle mesure, ils seront écoutés.

Un autre problème majeur est l’existence de cet ennemi proche pour Israël constitué par le Hezbollah et dont la capacité de frappe est également considérable. De fait, depuis le début de la nouvelle guerre contre le Hamas la tentation est forte du côté israélien de profiter de l’occasion pour mettre également fin à la menace du Hezbollah en détruisant sa force de frappe et en le repoussant au nord du fleuve Litani. D’un autre côté, le Hezbollah lui-même fait le minimum pour montrer sa solidarité avec le combat du Hamas et répondre aux attaques israéliennes mais, malgré les centaines de morts qu’il a subis, sans franchir le seuil de la guerre ouverte. Le Hezbollah n’a participé que de manière marginale à l’attaque du 13 avril. Une guerre d’Israël contre l’Iran pourrait l’obliger à surmonter ces réticences et utiliser sa propre force de frappe contre le territoire israélien avec peut-être même la possibilité de lancer des raids terrestres.

D’un autre côté, les Israéliens peuvent aussi déclencher une grande campagne aérienne contre le Hezbollah comme en 2006, mais cela provoquerait en retour une pluie de missiles, drones et surtout roquettes sur Israël. Israël peut faire l’impasse, considérant qu’il a, comme face à l’Iran, les moyens permettant de s’en protéger, mais le problème de cette campagne réciproque de frappes est surtout qu’elle ne produirait pas de résultat stratégique. Le Hezbollah aussi peut résister matériellement à une campagne de frappes et même politiquement au Liban où on considérerait que cette nouvelle guerre serait de la responsabilité d’Israël. Ce ne sont pas en tout cas les missiles et bombes guidées israéliens qui repousseront le Hezbollah jusqu’au Litani, pour cela il faudrait lancer une opération terrestre qui serait problématique alors que celle contre le Hamas, un adversaire plus faible, n’est pas terminée et que cela fait six mois que les réservistes ont été mobilisés, sans doute un record dans l’histoire israélienne.

Bref, on se trouve au bord d’une nouvelle guerre ouverte. En regardant le passé tout y pousse, en regardant l’avenir possible tout la freine.

Gil Mihaely : « La République islamique souhaitait que sa riposte reste sous un certain seuil »

Gil Mihaely : « La République islamique souhaitait que sa riposte reste sous un certain seuil »

The photo released by the Israel Defense Forces (IDF) on April 14th, 2024 shows photos of the return of the planes after the interception mission. Last night, Iran initiated an attack against Israel, launching over 300 threats of various types. The Iranian threat met the aerial and technological of the IDF, along with a strong fighting coalition – which together intercepted the overwhelming majority of the threats. 99% of the threats launched towards Israeli territory were intercepted.
(Israel Defense Forces / Handout via SIPA PRESS)//04SIPA_sipa.08843/Credit:IDF/GPO/SIPA/2404141726

 

par Gil Mihaely – Revue Conflits – publié le 15 avril 2024


En lançant une attaque inédite contre Israël, l’Iran a créé une incertitude majeure au Moyen-Orient. Téhéran a rompu le cadre des relations internationales, tout en cherchant à minorer cette attaque puisque les services américains en furent prévenus. Entretien avec Gil Mihaely.

Propos recueillis par la rédaction.

Dans la nuit du 13 au 14 avril, 185 drones kamikazes, 110 missiles balistiques et 38 missiles de croisière ont été tirés par l’Iran sur Israël. Ce qui est inédit. Même si le dôme de fer a une fois de plus montré son efficacité et que les Occidentaux ont aidé à déjouer l’attaque, il semblerait que l’Iran ne voulait pas faire de dégâts sur le sol israélien. Est-ce vrai ?

Non. L’objectif iranien était double : tout d’abord riposter à l’attaque israélienne du 1er avril à Damas (assassinat ciblé de sept hauts responsables des gardiens de la révolution islamique dans une annexe du consulat iranien à Damas) de manière à rétablir un équilibre de dissuasion entre Tel-Aviv et Téhéran. Ensuite, la République islamique souhaitait que sa riposte reste sous un certain seuil dont le franchissement entraînerait quasi obligatoirement des représailles israélo-américaines d’envergure. Cela ne veut pas dire que l’Iran ne voulait ou ne planifiait pas une opération avec des conséquences plus graves pour Israël. Pour preuve, les Iraniens ont choisi de lancer de très nombreux (entre 110 et 130) missiles balistiques très difficiles et coûteux à intercepter (plus que les drones Shahed, même pour le modèle 238 le plus récent). Les Iraniens souhaitaient très probablement détruire complètement la base aérienne de Nevatim dans le sud d’Israël (dont le périmètre a été touché par 7 missiles qui ont causé des dégâts mineurs). Protéger la base aérienne a exigé un effort considérable et un très haut niveau technologique et opérationnel. 

À cela on peut ajouter le fait que, selon les Américains, jusqu’à 50% des missiles lancés ont soit échoué, soit sont tombés trop court (en territoire iranien et irakien), ce qui veut dire que le planificateur attendait un effet encore plus important sur les cibles. On estime que les Iraniens ont lancé 130 missiles alors qu’on a constaté 70 interceptions et une poignée de missiles ayant atteints le sud d’Israël, notamment la base de Nevatim. 

Ma conclusion est donc que les Iraniens souhaitaient pouvoir montrer des images des destructions matérielles conséquentes et ne s’attendaient pas à une victoire aussi complète de la coalition dirigée par les États-Unis.

Cette attaque n’était qu’une opération de communication ? Pourquoi l’Iran cherche-t-il à éviter l’escalade ?

Le terme de communication est juste, mais ne résume pas l’idée stratégique iranienne. Beaucoup est en jeu pour l’Iran. Il s’agit d’un régime dont les intérêts divergent de ceux de la nation et de la majorité de la population. Ainsi, les décideurs à Téhéran ont un problème : si le peuple et l’État-nation de l’Iran sont quasiment invincibles dans une guerre qu’on peut envisager, le régime quant à lui est fragile et ne tient que par la répression et la loyauté de quelques millions de personnes plus ou moins privilégiées (Pasdaran, Bassidji, clergé, une partie des fonctionnaires, profiteurs de corruption et de sanctions). Le reste de la population souffre des effets des sanctions ainsi que la gestion calamiteuse de l’économie et des services publics. À titre d’exemple, le taux de change de la devise iranienne, le rial, est passé de 500k pour un dollar américain le 6 octobre à 700k hier. Pour presque 70 millions d’Iraniens faisant déjà face à un chômage très élevé et un pouvoir d’achat très faible et qui n’appartiennent pas aux privilégiés du régime, c’est une catastrophe.  Or, selon certaines estimations (comme celles de l’Emirati arab strategy forum) l’effet conjugué des sanctions et du projet nucléaire imputerait à l’Iran 5-10% de son PIB annuel.         

Quand le régime fait face aux dangers extérieurs, il doit également se protéger contre sa population qui pose la principale menace. Dans ces conditions, avec des forces armées très faibles (à l’exception de missiles) et mal équipées, la stratégie iranienne est d’éviter le contact. 

Ensuite, l’Iran des Mollahs parasite les États faillis de la région (Liban, Syrie, Irak, Yémen et parfois le Soudan), les transformant en armes à distance (difficilement contrôlables au demeurant, car les forces locales ont leurs propres « agendas »). Pour pallier les tensions inhérentes entre sunnites et chiites, la République islamique a adopté une politique anti israélienne aux relents antisémites, négationnistes et de manière perverse pro palestinienne (ils empêchent toute initiative de paix et soutiennent les plus radicaux et intransigeants, comme le Hamas). Une idéologie leur permettant de créer des alliances au sein du « Sud global » et des sociétés musulmanes.

Quand le régime fait face aux dangers extérieurs, il doit également se protéger contre sa population qui pose la principale menace. Dans ces conditions, avec des forces armées très faibles (à l’exception de missiles) et mal équipées, la stratégie iranienne est d’éviter le contact.

Enfin, pour sanctuariser le régime, l’Iran mène depuis trente ans un projet nucléaire avec une forte dimension militaire. Ce projet est suffisamment avancé pour que le régime puisse déjà voir la terre promise de l’immunité géopolitique… dans ce contexte, à l’approche de la dernière ligne droite nucléaire, le régime ne souhaite pas la guerre sur son territoire.

Les Occidentaux peuvent-ils empêcher l’escalade qu’ils redoutent ? Comment ?

Connaissant les faiblesses et les craintes des Mollahs et ayant des canaux de communication ouverts avec Téhéran, les Américains (et les Français) ont des moyens déjà éprouvés permettant de maîtriser (plus ou moins) les crises. C’est évidemment loin de la perfection surtout que les intérêts des deux côtés sont globalement divergents, mais ils s’avèrent presque aussi efficaces que pendant la guerre froide.

Comment pourrait réagir Israël ? Fera-t-il le choix de la guerre frontale ?

Israël réagit déjà et continuera à réagir de manière clandestine. Quant aux actions bruyantes et « signées », le problème est que la grande offensive appuyée par les États-Unis n’est pas à l’ordre du jour. Israël peut choisir une cible sur le territoire national qui fait mal (dégâts importants, pénétration, humiliation) dans le domaine de l’infrastructure, l’énergie, les gardiens de la révolution ou l’État. Israël pourrait alternativement augmenter la pression sur le Hezbollah au Liban et les Iraniens en Syrie pour démontrer que Téhéran ne veut ou ne peut pas protéger ceux à qui il demande de se sacrifier pour lui. La question est donc de savoir ce qui est possible sans la participation des forces américaines.

Armement : la fabrication de poudre relancée en France

Armement : la fabrication de poudre relancée en France

À la traîne sur la production de poudre, la France a décidé d’ouvrir une nouvelle poudrerie à Bergerac, en Gironde. Une usine destinée, notamment, à fournir le front ukrainien et à renflouer les stocks de l’armée française.

© Scott Peterson – La poudre permet aux soldats ukrainiens de projeter leurs obus en direction des positions russes.

https://www.capital.fr/economie-politique/armement-la-fabrication-de-poudre-relancee-en-france-1495275


Alors que l’Iran a attaqué Israël à l’aide de 200 drones et missiles, dans la nuit de samedi à dimanche, et que la Russie poursuit son offensive en Ukraine, la communauté internationale craint une nouvelle escalade. C’est dans ce contexte que la France relance son intérêt pour la poudre. En effet, une nouvelle poudrerie est en construction à Bergerac, dans le département de la Dordogne, rapporte Franceinfo. Du matériel militaire indispensable pour pouvoir alimenter les canons en obus.

Pour pouvoir honorer, notamment, l’aide promise à l’Ukraine pour défendre ses positions face au Kremlin, l’armée française doit pouvoir produire plus et les objectifs de production ne sont pas encore atteints. «On a tous fait le constat que si on voulait aller plus vite, sécuriser, il fallait qu’on maîtrise la totalité du processus», a affirmé Emmanuel Macron à la chaîne, alors qu’il posait la première pierre de l’usine sur le site Eurenco, jeudi 11 avril. Depuis quelques années, la poudre était pourtant beaucoup moins plébiscitée et la dernière poudrerie girondine a fermé ses portes en 2007. La production avait alors été délocalisée en Suède.

1 200 tonnes de poudre produites chaque année

La France n’est d’ailleurs pas le seul pays à subir cette tension d’approvisionnement. Les autres pays européens affichent également des besoins supérieurs. L’une des matières indispensables à la confection de la poudre, la cellulose de coton, fabriquée en Chine et en Inde, voit d’ailleurs ses prix flamber à cause de la forte demande. Eurenco affirme posséder suffisamment de réserves pour tenir un an et souhaite accélérer la production et la livraison de sa poudre en multipliant par dix les capacités du groupe.

Cette nouvelle poudrerie va également dynamiser le secteur avec l’embauche de 400 salariés et 500 millions d’euros d’investissement. Une bonne nouvelle pour le chef de l’Etat, «content» de voir de nouveaux emplois se créer à Bergerac. Près de 1 200 tonnes de poudre devraient être produites dans l’usine, suffisamment pour tirer 80 000 obus et permettre aux soldats ukrainiens de se battre pendant une quinzaine de jours sur le front.

Après l’Ukraine, la Russie peut-elle vraiment envahir la Moldavie?

Après l’Ukraine, la Russie peut-elle vraiment envahir la Moldavie?


Ce petit État d’Europe orientale est en première ligne face aux jeux d’influence de Moscou et au risque d’élargissement de la guerre dans la région.

La présidente moldave Maia Sandu, lors d'une conférence de presse conjointe avec le président ukrainien Volodymyr Zelensky et le président du Conseil européen Charles Michel, à Kiev (Ukraine), le 21 novembre 2023. | Maxym Marusenko / NurPhoto via AFP
La présidente moldave Maia Sandu, lors d’une conférence de presse conjointe avec le président ukrainien Volodymyr Zelensky et le président du Conseil européen Charles Michel, à Kiev (Ukraine), le 21 novembre 2023. | Maxym Marusenko / NurPhoto via AFP

Temps de lecture: 5 minutes

Voilà plus de deux ans que la guerre en Ukraine s’est généralisée à l’ensemble du territoire ukrainien. En Europe, l’action militaire de la Russie a fait l’effet d’une onde de choc. À Kiev, la sidération était totale. En Pologne, dans les États baltes et ailleurs en Europe orientale, le choc de voir le Kremlin mettre en œuvre ce qu’il annonçait depuis plus de quinze ans fut immense. Mais un pays a dû connaître l’éveil de ces sentiments avec encore davantage d’intensité: la Moldavie.

À l’inverse de quelques-uns de ses voisins en Europe de l’Est (comme le plus proche, la Roumanie), la Moldavie n’est pas membre de l’Union européenne (UE). L’existence d’une région prorusse et sécessionniste de la Moldavie sur son flanc est, la Transnistrie, a rendu les négociations difficiles pendant près de quarante ans, alors que la République moldave s’engage à respecter une certaine neutralité entre l’Occident et la Russie.

Avec une présence militaire russe depuis 1992 en Transnistrie –État autoproclamé, mais pas reconnu par une large majorité des pays de l’ONU, dont la Russie–, la guerre en Ukraine a agité l’idée d’un envahissement du territoire moldave. À Chișinău, la capitale, la peur est bien là. Mais qu’en est-il vraiment?

Depuis février 2022, une question revient régulièrement: après l’Ukraine, la Russie peut-elle vraiment envahir la Moldavie? En a-t-elle les moyens? Moscou a-t-il un intérêt réel à ouvrir un nouveau front, alors que la situation en Ukraine est déjà largement endiguée? Il est difficile de le prédire. Mais des éléments de réponse existent. Alors, l’Ukraine aujourd’hui, la Moldavie demain?

Carte de la Moldavie et de la Transnistrie (en rouge). | Celeron via Wikimedia Commons

Entre la Russie et la Moldavie, des relations tumultueuses

Entre 1940 et 1991, la Moldavie, connue sous le nom de République socialiste soviétique moldave, a été placée sous le giron de Moscou et de l’URSS. Lorsque les pays d’Europe de l’Est concernés déclarent leur indépendance vis-à-vis de l’Union soviétique, certaines régions autonomes de ces États ne souhaitent pas voir leurs relations avec la Russie détériorées. En ce sens, une partie des populations russophones refuse l’indépendance de la nouvelle République moldave.

Ainsi, la République moldave du Dniestr (RMD), communément appelée Transnistrie (ou Transdniestrie), déclare unilatéralement son indépendance. Avec pour capitale Tiraspol (est de la Moldavie, près de la frontière avec l’Ukraine), la RMD demande son rattachement à la Russie. Ce que refusent l’administration de Chișinău et son président de l’époque, Mircea Snegur, déjà à la tête de la République socialiste soviétique moldave avant l’éclatement de l’URSS.

Pour Mircea Snegur, il était difficilement concevable de voir la Transnistrie devenir indépendante. Moteur économique de la Moldavie, avec des ressources industrielles fortes, cette région a été la cible des principaux investissements de la RSS moldave au cours de la période soviétique.

Les populations slavophones et russophones, quant à elles, ont eu peur que soient supprimés leurs avantages hérités de l’URSS et de sa politique à l’égard des minorités. Une guerre éclate entre Chișinău et Tiraspol. Boris Eltsine, président russe (1991-1999), intervient en tant qu’arbitre dans ce conflit armé, appelé «guerre du Dniestr» (mars à juillet 1992). Il fait suspendre les combats par un cessez-le-feu signé le 21 juillet 1992, sans qu’une solution durable ne soit trouvée.

La Transnistrie continue d’exister et présente ses propres institutions, sa propre monnaie et une constitution. La Transnistrie reste toutefois, de facto, une région autonome de Moldavie, alors que seuls l’Ossétie du Sud, l’Abkhazie et le Haut-Karabakh reconnaissent son existence (elles-mêmes n’étant pas reconnues par la communauté internationale). Cette région séparatiste prorusse reste aujourd’hui une source de tension entre Moscou et Chișinău. La Russie y stationne encore 1.500 militaires, ce que la Moldavie déplore et perçoit comme un moyen pour Moscou d’exercer une pression sur l’ensemble du pays.

Après son arrivée au pouvoir en Russie en 2000, Vladimir Poutine a donc hérité de cette situation en Transnistrie, dans ce que l’on peut qualifier de conflit gelé. La Russie continue de soutenir cette région par des investissements importants, aussi bien dans l’industrie que dans le secteur de la défense.

Pourtant, la région est encore dépendante de la Moldavie dans l’exportation d’une partie de ses marchandises. Tout comme avec l’UE, qui est l’un de ses principaux partenaires commerciaux. Seulement, les produits manufacturés comportent la mention «Made in Moldova» ce qui a pour conséquence d’invisibiliser cette réalité. Outre une présence militaire russe sur le sol de Transnistrie, la Russie est donc un acteur incontournable de cette région, bien que ce ne soit pas le seul, on l’aura compris.

De la difficulté sur le front ukrainien

Pour sa part, le pouvoir central de Chișinău a amorcé, au fil des années, un rapprochement avec les institutions européennes. Maia Sandu, présidente de la République moldave depuis décembre 2020, illustre cette tendance. Le déclenchement de la guerre en Ukraine a eu pour effet de mettre en place une demande d’adhésion à l’UE. La Moldavie a déposé cette requête pour la rejoindre dès le 3 mars 2022, avant d’avoir droit au statut de pays candidat à l’Union européenne le 23 juin 2022 (en même temps que l’Ukraine).

En décembre 2023, après une précédente recommandation de la Commission européenne allant dans ce sens, une négociation officielle d’adhésion a été ouverte par le Conseil européen. Mais la Moldavie doit encore se plier à certains devoirs, notamment en matière de droit et de transparence dans la vie politique. Manifestant un soutien diplomatique indéfectible à l’Ukraine face à la Russie, les deux pays affichent leur proximité, y compris face à ce long processus d’adhésion à l’UE.

Le 28 février 2024, un événement est venu rappeler le degré de tension dans cette région. Les dirigeants de la Transnistrie ont appelé la Russie à les «protéger» d’un possible massacre, perpétré par la Moldavie. De son côté, Moscou a répondu que protéger les intérêts des habitants de la région était «une priorité».

Face à ces déclarations, la crainte d’une invasion russe a refait surface, alors que ces propos rappellent ceux tenus par Vladimir Poutine sur les populations russophones dans le Donbass, quelques jours avant l’invasion à grande échelle de l’Ukraine. De plus, la Transnistrie, qui abrite des soldats russes, ne se trouve qu’à quelques centaines de kilomètres du port d’Odessa en Ukraine, l’un des principaux objectifs militaires de l’armée russe. Un mois plus tard, l’armée russe n’a pas bougé en Transnistrie.

La situation en Ukraine, avec les zones contrôlées par les forces ukrainiennes et russes au 9 avril 2024. | Infographie AFP / Valentin Rakovsky, Sophie Ramis et Cléa Péculier

Si la crainte d’une escalade est réelle, il est néanmoins difficile d’imaginer la Russie ouvrir un nouveau front en Moldavie. Sa présence en Transnistrie lui apporte déjà un avantage stratégique important. Et la Moldavie ne présente pas de caractéristiques économiques intéressantes pour la Russie, à l’inverse de l’Ukraine et ses ressources en blé absolument inestimables.

Les dirigeants moldaves, qui accusent Moscou de mener une guerre hybride contre Chișinău, comme le rappelait Maia Sandu dans les colonnes du Monde le 7 mars, se sont toutefois bien gardés de porter une candidature à l’OTAN, comme conscients des limites à ne pas franchir. La Moldavie s’est aussi historiquement engagée à rester neutre, cette neutralité étant directement mentionnée dans sa Constitution.

Une invasion de la Moldavie reste aujourd’hui difficilement imaginable. La Russie n’a pas atteint ses objectifs militaires en Ukraine et la guerre continue de s’enliser, avec un blocage tactique observé ces derniers mois. Mais Moscou pourrait être tenté de favoriser l’émergence d’une figure prorusse. Selon plusieurs sources citées par le New York Times, la Russie s’efforcerait depuis plusieurs années de déstabiliser le gouvernement pro-occidental en faisant la promotion d’Ilan Shor, oligarque moldave connu pour être favorable aux intérêts du Kremlin en Moldavie.

Il serait actuellement en Israël afin d’éviter une peine de prison pour fraude et blanchiment d’argent. Sur les réseaux sociaux ou dans la rue, la présence prorusse en Moldavie se fait entendre. Ilan Shor serait l’homme derrière ces manigances, avec l’appui de Moscou. C’est probablement davantage par ce biais, plutôt que par une intervention militaire, que la Russie souhaite influer sur les orientations politiques moldaves.

« L’économie de guerre » : une comédie française

« L’économie de guerre » : une comédie française

OPINION – Face au conformisme de bon aloi du monde politico-médiatique qui prospère sur l’économie de guerre, le groupe de réflexions Mars estime que les gesticulations de l’exécutif ne sont que de la poudre de perlimpinpin. Car au niveau national, un déficit budgétaire est plus important que prévu avec un retour des coupes budgétaires en Europe dès 2025 à cause du nouveau pacte de stabilité auquel la France a dûment adhéré. Par le groupe de réflexions Mars.

« L'économie de guerre, c'est trois choses : des crédits, de l'argent et des fonds. L'économie de guerre, c'est la reconversion de la population active et la mobilisation de la population jusqu'alors inactive pour produire du matériel de guerre, c'est-à-dire des engins motorisés, des armes et des munitions » (Le groupe Mars).
« L’économie de guerre, c’est trois choses : des crédits, de l’argent et des fonds. L’économie de guerre, c’est la reconversion de la population active et la mobilisation de la population jusqu’alors inactive pour produire du matériel de guerre, c’est-à-dire des engins motorisés, des armes et des munitions » (Le groupe Mars). (Crédits : Eurenco)

Faut-il prendre pour argent comptant les chiffres et les affirmations d’un dossier de presse, quand, du point de vue de la réflexion stratégique, on tangente le zéro kelvin ? Il n’y a plus guère (plus guerre ?) que dans les tribunes de libres opinions que s’expriment, parfois, quand elles ne sont pas convenues, des idées, sinon nouvelles, du moins un peu stimulantes. Nous en retiendrons deux parues récemment dans la grande presse, sous la plume de deux commentateurs autorisés : Le diplomate Gérard Araud et le journaliste spécialisé des questions de défense Jean-Dominique Merchet.

Le premier parvient à élever le niveau de la réflexion stratégique en rappelant l’évidence que la France n’est pas en première ligne contre la Russie. Le second se hasarde à proposer des idées nouvelles sur le partage nucléaire. Ce faisant, les deux prennent le risque de heurter certaines convictions établies et de déplaire au petit monde politico-médiatique qui prospère sur un conformisme de bon aloi.

Car, évidemment, ces idées entrent avec difficulté dans le « plan com » (pour comédie) de l’exécutif sur « l’économie de guerre », dont on rappelle que le slogan a été lancé pour la première fois au salon Eurosatory en juin 2022, il y a près de deux ans, avec l’efficacité que l’on sait. Nul doute que le prochain salon donnera une nouvelle fois l’occasion à nos médias préférés d’emboucher les trompettes de Jéricho qui donneront l’illusion de faire trembler les murs du Kremlin. Mais tout cela n’est qu’illusion et poudre aux yeux, comme le titre justement l’hebdomadaire satirique Le Canard Enchainé. N’y a-t-il donc plus que le palmipède du mercredi dans le paysage médiatique français pour apporter un peu d’esprit critique à l’offensive médiatique du gouvernement sur « l’économie de guerre » ?

Entendons-nous bien. Il y a tout lieu d’applaudir la pièce de théâtre « Eurenco de Bergerac », et même de se tenir les côtes à lire sous certaines plumes renommées la confusion entre corps d’obus et affût de canon, charge militaire et poudre propulsive. Tout cela est plaisant. Nous nous montrerons à nouveau bon public quand tombera (pour Eurosatory ?) l’annonce officielle du retour en France de la production de munitions de petit calibre : la presse confidentielle a déjà vendu la mèche, si l’on ose dire. Ces annonces, qui ne se concrétiseront pas avant l’an prochain, sont de toute façon de bonnes nouvelles. Ne boudons pas notre plaisir. Mais ces mesures de bon sens, qui ne font que revenir sur des errements antérieurs, n’ont rien à voir avec l’économie de guerre.

Économie de guerre : des crédits, de l’argent et des fonds

Alors, à l’occasion de la publication du décret d’application d’une mesure législative de la LPM sur les réquisitions, on accroît l’intensité dramatique de la pièce avec une nouvelle formule magique : « pouvoir de police » ! On n’oublie simplement de dire que, si réquisition rime avec expropriation, il convient de ne pas les confondre, alors même que, dans les deux cas, il existe une contrepartie sonnante et trébuchante. Et surtout, à quoi servent ces « pouvoirs de police » quand il n’y a plus rien à réquisitionner ? Car pour qu’il reste des stocks intermédiaires ou de produits finis, il eût fallu que ces stocks fussent financés par l’État client. Mais cela fait belles lurettes que le « management par la performance » a vidé les stocks*. D’où la difficulté à aider l’Ukraine. Autrement dit, on amuse la galerie avec de la poudre de perlimpinpin quand il suffirait de décider d’augmenter les crédits destinés à la constitution de stocks.

Et voilà, le mot interdit est lâché : des crédits ! Bon sang, mais c’est bien sûr ! L’économie de guerre, c’est trois choses : des crédits, de l’argent et des fonds. L’économie de guerre, c’est la reconversion de la population active et la mobilisation de la population jusqu’alors inactive pour produire du matériel de guerre, c’est-à-dire des engins motorisés, des armes et des munitions. Et le débouché de toute cette production est assuré par les achats du gouvernement. Et quand on dit « achat », cela demande des fonds et des crédits, donc beaucoup d’argent public. Est-ce que la réduction envisagée de la durée du chômage indemnisé entre dans cette politique ? Il est permis d’en douter.

Au contraire, qu’observe-t-on « en même temps » ? Au niveau national, un déficit budgétaire plus important que prévu et « le retour des coupes budgétaires en Europe » (1) dès 2025 à cause du nouveau pacte de stabilité auquel notre pays a dûment adhéré. Les masques tombent, on ne rigole plus.

Le sécateur est déjà prêt

A force de « faire la guerre » au moindre microbe et à n’importe quoi, de « réarmer » tout et son contraire, nul ne prête plus attention au mauvais plaisantin qui joue à crier « au loup ». La fête du « quoi qu’il en coûte » est finie, il faut passer à la caisse. Telle est la réalité budgétaire qui attend nos armées. Alors, pour continuer à faire semblant, on joue à « l’économie de guerre ». Mais personne n’y croit.

Sous couvert de « revue des dépenses », l’inspection générale des finances est déjà en train de passer au peigne fin chaque ligne de la LPM, dans le but de réaliser ce que le jargon des consultants appelle des « quick wins », des « victoires rapides », c’est-à-dire des économies budgétaires de court terme. Comment ? Mais c’est très simple, la technique est éprouvée depuis la grande époque des « dividendes de la paix » : bourrage et décalage sont les deux mamelles de la régulation budgétaire.

D’un côté, pour montrer que je ne touche pas aux dimensions de la « valise » LPM (promis, juré), je « bourre » l’édredon avec tout un tas de (très coûteuses) mesures qui n’étaient pas prévues : trois milliards par ci promis aux Ukrainiens, deux milliards par là pour le SNU, etc. Et si l’OTAN décide effectivement d’un nouveau fonds de cent milliards pour aider l’Ukraine, qui paiera d’après vous ? De l’autre, je m’engage aussi tardivement que possible auprès de mes fournisseurs : c’est la fameuse « bosse » que le bousier pousse devant lui depuis trente ans. Tout le contraire de « l’économie de guerre », qui impliquerait de tout accélérer. Et, pour ne pas faire de jaloux, on rabote tout ce qui dépasse, à commencer par la trésorerie « dormante ».

Une LPM qui décale à 2035 le modèle 2030

Pas grave, entend-on, la LPM garantit à nos armée un financement historiquement haut. C’est vrai. Alors, où est le problème ? En fait, il n’y en aurait pas si l’espace médiatique n’était pas saturé par l’appel à la guerre pour protéger l’empire du bien des forces du mal qui le menace. De deux choses, l’une : soit il faut se préparer à la guerre pour rester en paix, et alors l’effort budgétaire est dramatiquement insuffisant, surtout dans l’hypothèse d’un retrait américain ; soit l’effort est suffisant par rapport à la réalité des menaces (ce que semble indiquer la LPM qui décale de cinq ans, donc à 2035, le modèle d’armée 2030 défini en 2017), mais alors, pourquoi hurler au loup ?

Au fond, comme le groupe MARS l’écrivait il y a un an (2) , le problème de cette LPM n’est pas le niveau des crédits promis, c’est l’absence de réelle réflexion stratégique permettant de répondre à la question : des armées, pour quoi faire ? C’est pourquoi les rappels de bon sens de Gérard Araud et les idées « disruptives » de Jean-Dominique Merchet interviennent à point nommé.

La France n’est pas en première ligne face à la Russie et le chef d’état-major de l’armée de terre vient de rappeler qu’elle était capable de projeter une division en appui de ses alliés (une brigade logistique est d’ailleurs créée à cet effet). Point. En effet, l’horizon stratégique de notre pays ne se limite pas aux rives du Boug et au marais du Pripiat : la France a des intérêts à défendre sur tous les continents et tous les océans, ou presque. Et ce n’est faire injure à personne que de penser que la « FR DIV » otanienne, quelle que soient les qualités de ses quelque 20.000 soldats et de ses équipements, n’emporterait pas la décision face aux centaines de milliers d’hommes que l’armée russe est capable de mettre en ligne.

Partage nucléaire ?

Alors, si la formule « gagner la guerre avant la guerre » est autre chose de plus sérieux qu’un slogan, c’est ailleurs qu’il faut investir. La France est en effet le seul « État doté » parmi les 27 États membres de l’Union européenne. C’est à la fois notre spécificité stratégique au sein de l’UE et notre « avantage comparatif » au sein de l’OTAN. C’est en outre, depuis exactement 60 ans, le moyen le plus économique d’assurer notre défense et de garantir la paix à l’horizon de tous nos intérêts vitaux, sans mobiliser (loin s’en faut !) toute l’économie au service de l’effort de défense.

C’est là que l’idée de Jean-Dominique Merchet est intéressante, même si tout est discutable dans sa proposition de « partage nucléaire » de la dissuasion française sur le modèle de la « double clé » de la bombe américaine B61-12. A l’évidence, si la France a un rôle à jouer dans la défense d’une Europe privée de la protection américaine, c’est dans la redéfinition de nos intérêts vitaux à l’échelle européenne, et non dans un effort conventionnel qui restera toujours insuffisant même si « l’épaulement stratégique » impose de redimensionner convenablement notre corps de bataille afin de garantir un continuum entre dissuasion conventionnelle et dissuasion atomique. Mais ce continuum est déjà assuré par nos alliés, Polonais en tête.

Ouvert à la notion de dissuasion élargie, le groupe MARS considère néanmoins que le « sceptre nucléaire » ne se partage pas. La dissuasion repose sur la crédibilité technique des têtes nucléaires, opérationnelle des unités de mise en œuvre et politique de sa chaîne de commandement qui remonte in fine jusqu’au chef des armées. Cela ne se partage pas. On peut toujours imaginer des gadgets : un renfort de sous-mariniers alliés pour armer nos SNLE, des pilotes, mécaniciens et artificiers alliés dans nos escadrons nucléaires, voire (soyons fous !) des pilotes « Top gun » alliés sur notre porte-avions. Mais à la fin des fins, celui qui donne l’ordre ultime, c’est le président français.

L’idée de Jean-Dominique Merchet est intéressante et généreuse, mais, en ralliant le « groupe des plans nucléaires » de l’OTAN, elle supposerait d’abandonner notre doctrine de « l’ultime avertissement » pour endosser celle de la guerre nucléaire limitée que servent (en ont-ils seulement conscience ?) nos alliés certes britanniques, mais aussi allemands, belges, néerlandais, italiens et turcs. Il n’existerait pas de consensus politique en France pour un tel changement de doctrine.

Alors, comment élargir le parapluie nucléaire français ? La toute première mesure consisterait, si l’on est sérieux et qu’on ne se contente pas de confondre « signalement stratégique » et gesticulation théâtrale, à conforter la crédibilité de la dissuasion française en investissant tous azimuts dans toutes ses composantes (et leur environnement) afin d’augmenter le nombre et la performance de nos armes atomiques et de nos vecteurs. Investir dans la stratégie des moyens, c’est se donner, dans le temps long, les moyens de sa stratégie.

Une fois garantie la capacité de frappe en second, c’est-à-dire l’assurance de faire payer à l’adversaire le prix fort de son agression, les alliés viendront d’eux-mêmes se placer sous le parapluie français. A nos conditions. C’est certes plus modeste et beaucoup moins visible que la tonitruante « économie de guerre », mais c’est aussi beaucoup plus efficace pour faire face aux temps difficiles qui attendent une Europe désarmée, menacée et sur le point d’être abandonnée par son protecteur historique.

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1 Cf. Alternative économique n°444, mars 2024

2 https://www.latribune.fr/opinions/la-loi-de-programmation-militaire-passe-a-cote-des-lecons-de-la-guerre-en-ukraine-966436.html

* Voir aussi Économie de guerre : réalité d’un concept et enjeux pour la France – Fondation Jean-Jaurès (jean-jaures.org)

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* Le groupe Mars, constitué d’une trentaine de personnalités françaises issues d’horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l’industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.

L’Union européenne et Poutine : 24 ans de montagnes russes

L’Union européenne et Poutine : 24 ans de montagnes russes

Screenshot

par Maxime Lefebvre, ESCP Business School – Revue Conflits – publié le 8 avril 2024

https://www.revueconflits.com/lunion-europeenne-et-poutine-24-ans-de-montagnes-russes/


Qui aurait pu imaginer, au début des années 2000, que l’Union européenne et la Russie de Vladimir Poutine se retrouveraient un jour au bord de la guerre à propos de l’Ukraine ? À l’époque, la Russie était un partenaire de l’Occident dans la lutte contre le terrorisme. Elle avait accepté l’installation par les États-Unis de bases militaires en Asie centrale pour soutenir leurs opérations en Afghanistan. Des sommets se tenaient régulièrement (deux fois par an) entre l’UE et la Russie – plus souvent qu’avec les États-Unis – et l’Union envisageait de conclure un « partenariat stratégique » avec ce pays…

 

Au moment où Vladimir Poutine s’apprête à remporter un nouveau scrutin totalement contrôlé, retour sur ce presque quart de siècle d’une relation qui a connu quelques hauts et, surtout, beaucoup de bas.

Dans les années 2000, à la recherche de partenariats…

Malgré l’élargissement de l’UE et de l’OTAN aux pays d’Europe centrale et orientale, Moscou acceptait en 2002 la mise en place d’un Conseil OTAN-Russie et bouclait entre 2003 et 2005 les négociations de « quatre espaces » de coopération UE-Russie, sur proposition de la France et de l’Allemagne : un espace économique ; un espace de liberté, de sécurité et de justice ; un espace de recherche, d’éducation et de culture ; un espace de sécurité extérieure.

Alors que la Russie avait refusé d’être englobée dans la « politique de voisinage » de l’UE, la feuille de route sur la sécurité extérieure, la plus difficile à conclure, envisageait une entente sur la gestion de l’espace postsoviétique, évoquant une coopération pour la stabilité des territoires adjacents aux deux ensembles.

L’UE se lançait en 2006 dans la négociation de deux nouveaux accords en parallèle avec l’Ukraine comme avec la Russie. Le démarrage de la négociation avec la Russie fut retardé par la Pologne et la Lituanie, mais il eut lieu en 2008. Malgré la guerre en Géorgie à l’été 2008, les discussions sur ce nouvel accord redémarraient dès le sommet de Nice en novembre, comme le souhaitait le président français Nicolas Sarkozy, qui exerçait alors la présidence tournante de l’Union.

Nicolas Sarkozy et Dmitri Medvedev, alors président de la Fédération de Russie, se saluent au sommet de Nice, le 14 novembre 2008, devant le maire de Nice Christian Estrosi et le Haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune Javier Solana.
Sergey Guneyev/Kremlin.ru

En dépit du faux retrait de Vladimir Poutine, permutant avec Dimitri Medvedev les fonctions de président et de premier ministre en mai 2008, un partenariat de modernisation UE-Russie était même conclu en 2010 au sommet de Rostov, et la Russie faisait son entrée dans l’OMC en 2011.

… mais déjà des frictions de plus en plus sensibles

Ce n’est pas que les problèmes n’apparaissaient pas déjà. Le dialogue sur les droits de l’homme, initié en 2005, tournait régulièrement au dialogue de sourds. Les Occidentaux, qui avaient obtenu de la Russie (sommet d’Istanbul de l’OSCE, 1999) l’engagement de retirer ses troupes des « conflits gelés » de l’ex-Union soviétique (Géorgie, Moldavie), considéraient que la Russie était en violation de ses engagements et refusaient systématiquement, à partir de 2002, d’agréer une déclaration politique aux rencontres annuelles de l’OSCE.

De son côté, Poutine durcissait ses positions. En 2005, il qualifiait la disparition de l’Union soviétique de « plus grande catastrophe géopolitique du XXᵉ siècle ». En 2006, il menaçait les Occidentaux, tentés de reconnaître l’indépendance du Kosovo de la Serbie, d’appliquer la même solution aux conflits gelés de l’ex-URSS. En 2007, il prononçait un discours menaçant contre les Occidentaux et l’unilatéralisme américain à la Conférence de sécurité de Munich. Parallèlement, la répression impitoyable visant les détracteurs russes du régime s’intensifiait comme le montraient, entre autres, les assassinats spectaculaires d’Anna Politkovskaïa et d’Alexandre Litvinenko en 2006.

Début des années 2010, la montée des tensions

Si Vladimir Poutine s’est plié en 2008 aux demandes occidentales, surtout américaines, de ne pas effectuer plus de deux mandats à la présidence de la Russie, comme le stipulait la Constitution russe, c’était en réalité pour mieux conserver la réalité du pouvoir à travers le contrôle des « structures de force », notamment les services de renseignement et de sécurité (Poutine avait été officier du KGB avant de devenir directeur de la structure qui en avait pris la suite après la fin de l’URSS, le FSB). S’est dès lors nouée une évolution fatale, le leader russe légitimant son pouvoir par le durcissement face aux Occidentaux.

On l’a vu au moment de la guerre en Géorgie, lorsque le premier ministre Poutine tirait vers des positions dures pendant que le président Medvedev négociait une solution avec Sarkozy. Et à nouveau au moment de la crise libyenne en 2011, quand Poutine reprocha à Medvedev d’avoir laissé passer la résolution 1973 du Conseil de sécurité autorisant l’intervention de l’OTAN, cette dernière outrepassant le mandat qui lui était donné (la protection des civils à Benghazi) en poursuivant les opérations jusqu’à la chute de Kadhafi.

L’Ukraine au cœur des contentieux

Le retour à la présidence de Poutine en 2012, à la suite d’un changement constitutionnel (permettant désormais deux mandats présidentiels consécutifs de six ans chacun), ouvrait dès lors la voie à la confrontation. Elle se noua sur l’Ukraine. En 2004, déjà, la « Révolution orange » à Kiev avait causé une première crise. Mais l’action combinée de Jacques Chirac et Gerhard Schroeder, usant de leur influence pour apaiser le président russe, et de l’Union européenne, poussant à de nouvelles élections qui portèrent au pouvoir un président « pro-occidental », Viktor Iouchtchenko, permit de l’éviter. Et en 2010, l’Ukraine élut même un président « pro-russe », Viktor Ianoukovitch.

À l’époque, les États-Unis, dirigés depuis 2008 par Barack Obama, n’étaient plus sur une ligne aussi hostile à Moscou que l’Administration Bush, qui avait largement encouragé les « révolutions de couleur » en Géorgie et en Ukraine et avait ouvert à ces pays une perspective d’adhésion à l’OTAN au sommet de Bucarest (2008). Barack Obama, lui, proposa un « reset » à la Russie en 2009. Mais l’UE, tout en poursuivant la négociation d’un nouvel accord avec la Russie, visait un accord d’association ambitieux avec l’Ukraine, incluant une zone de libre-échange très poussée, et c’est le refus de cet accord par Ianoukovitch, poussé par Poutine, qui déclencha la révolution de Maïdan à la fin 2013, précipitant la chute du président ukrainien.

La Russie réagit brutalement en annexant la Crimée et en soutenant à bout de bras une insurrection dans le Donbass. Résultat : une vraie rupture entre l’UE et la Russie, la fin des sommets et des négociations de partenariat, et les premières sanctions incluant un embargo sur les armes, des sanctions financières et la restriction des investissements dans l’énergie. La France et l’Allemagne (Hollande et Merkel) jouèrent à nouveau un rôle médiateur en facilitant les accords de Minsk (2014-2015), qui gelèrent le conflit du Donbass sans parvenir à le résoudre.

L’Allemagne, à travers sa présidence de l’OSCE (2016), puis la France, avec les tentatives du président Emmanuel Macron de renouer avec la Russie, ont essayé, sans succès, de débloquer la situation, bloquée par la non-mise en œuvre des accords de Minsk, lesquels prévoyaient la réintégration du Donbass dans l’Ukraine.

La fracture du 24 février 2022

Il demeure une part d’énigme quant à la motivation exacte qui a poussé Vladimir Poutine à attaquer l’Ukraine le 24 février 2022. Voyait-il le pays basculer de plus en plus dans le camp occidental ? Redoutait-il une attaque ukrainienne sur la Crimée et sur les pseudo-républiques de Donetsk et de Lougansk, contrôlées par Moscou ? Ou pensait-il qu’il avait un coup à jouer en surinterprétant l’affaiblissement des États-Unis après leur retrait d’Afghanistan ? Isolé par la pandémie de Covid, s’était-il laissé intoxiquer par ses services sur la facilité à remplacer le pouvoir à Kiev par un pouvoir prorusse ?

Toujours est-il qu’il a commis l’irréparable en endossant le rôle de l’agresseur (beaucoup plus clairement que dans la guerre en Géorgie, où c’est le président géorgien qui avait pris l’initiative des hostilités) et qu’il a échoué à prendre le contrôle de l’Ukraine. Les Occidentaux ont rapidement adopté des sanctions économiques très lourdes contre la Russie et fourni une assistance massive à l’Ukraine, sans que cela ait permis jusqu’à présent à celle-ci de reconquérir les territoires perdus.

Cet aboutissement tragique était-il inévitable ? Est-il attribuable à la seule personne de Poutine, despote assoiffé de pouvoir et de puissance, aux ambitions illimitées ? Est-il la conséquence du système russe, incapable de prendre le tournant de la modernité démocratique et faisant renaître de ses entrailles un impérialisme atavique ?

Une autre trajectoire aurait-elle été possible ? Elle aurait supposé que les Européens et les États-Unis s’accommodent de la dictature russe et traitent la Russie en grande puissance, en lui reconnaissant des intérêts privilégiés dans l’espace postsoviétique. Sur le premier point, malgré les critiques sur le renforcement de la répression interne, les Occidentaux ont accepté de traiter avec le maître du Kremlin jusqu’à la guerre en Ukraine. Sur le second en revanche, ils n’ont pas démordu du droit de l’Ukraine à sa liberté et à sa souveraineté.

Aujourd’hui, il est difficile d’envisager un arrêt de la guerre en Ukraine tant que Poutine sera au pouvoir ; or il sera sans l’ombre d’un doute réélu avec un score écrasant ce 17 mars pour six ans et pourra, s’il le souhaite, se présenter de nouveau pour six années supplémentaires en 2030 (cette année-là, il aura 78 ans). Pour les Européens, une épreuve redoutable s’annonce à l’heure où les États-Unis envisagent de réduire voire cesser leur soutien à l’Ukraine, surtout dans l’hypothèse d’un retour de Donald Trump à la Maison Blanche. Slobodan Milosevic, le leader nationaliste serbe des années 1990, avait été arrêté par la force dans sa politique de répression ethnique, et avait fini par perdre le pouvoir. Un tel scénario n’apparaît pas en vue aujourd’hui face à la Russie de Poutine.

Maxime Lefebvre, Affiliate professor, ESCP Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Chaos debout par Michel Goya

Chaos debout

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 7 avril 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Dans la conclusion de L’embrasement j’écrivais au mois de janvier dernier qu’après la première phase de « modelage », euphémisme, de la zone de combat par une campagne de frappes, la phase de conquête du territoire de Gaza se poursuivrait probablement jusqu’à la fin du mois de mars 2024 pour faire place ensuite à une longue phase de contrôle dans un nouveau cadre politique. Malgré les apparences, je croyais encore qu’il y avait un début de stratégie du côté israélien. En fait, on n’est jamais sorti du modèle de la « corbeille à papier » de James March : un ensemble de réactions jetées les unes sur les autres au hasard des circonstances comme des boulettes de papier dans une corbeille.

L’esprit humain cherchant toujours une cohérence dans les choses, on peut rétrospectivement considérer que toutes ces décisions empilées formaient un plan réfléchi. En réalité, le cabinet de guerre israélien a bien du mal visiblement à établir une ligne claire entre des impératifs et des contraintes souvent contradictoires : démanteler le Hamas mais tout en libérant les otages sans trop concéder de contreparties, préserver ses troupes mais aussi la population gazaouie tout en ne sachant pas trop quoi faire d’elle, contrôler la Cisjordanie sans susciter de révolte générale, écarter la menace du Hezbollah et de l’Iran tout en leur faisant très mal, restaurer la sacro-sainte capacité de situation tout en évitant l’embrasement général.

Tout au plus peut-on considérer une dominante maximaliste à l’image de celle du gouvernement Olmert voulant profiter de l’occasion de l’attaque du 12 juillet 2006 du Hezbollah à la frontière nord pour chasser le Hezbollah du Sud-Liban, mais en plus de l’opération déjà en cours contre le Hamas et tout en cherchant à imposer au gouvernement libanais de désarmer le parti de Dieu. Certains voulaient même à l’époque s’en prendre aussi à la Syrie, voire l’Iran. On connaît le résultat de cette politique brouillonne et déconnectée de ce qu’il était réellement possible de faire. Tsahal ravage le Liban mais échoue à imposer un comportement à un gouvernement libanais impuissant. L’armée israélienne échoue surtout à vaincre le Hezbollah et se trouve en crise tandis que le Hamas a les mains libres pour prendre le contrôle de Gaza. A la fin de la séquence de 2006, la position d’Israël se trouve affaiblie au lieu d’être renforcée.

Les enjeux de la guerre en cours contre le Hamas sont bien plus importants que ceux de la guerre contre le Hezbollah en 2006, ne serait que parce l’attaque du 7 octobre 2023 à été au moins cent fois plus violente que celle du 12 juillet 2006 et avec cent fois plus d’otages. Il fallait au moins donner une réponse à la hauteur du choc. On s’est donc surtout contenté côté israélien d’essayer de donner une réponse cent fois plus forte qu’en 2006. Dans ce cadre, l’objectif stratégique affiché initialement de destruction du Hamas était évidemment irréaliste mais que dire d’autre à ce moment-là ? Après l’attaque du 13 novembre 2015 à Pairs-Saint Denis François Hollande avait dit aussi qu’il mettrait tout en œuvre pour « détruire l’armée des terroristes » qui avait commis cette attaque. Outre qu’il n’a pas réellement mis tout en œuvre, l’Etat islamique est toujours là, même affaibli pour la deuxième fois après son étouffement de 2008. L’étouffement d’une organisation armée, c’est-à-dire son retour à une clandestinité difficile, est la seule chose qu’une armée peut proposer au politique. Pour le reste, c’est à ce dernier de donner les clés pour la suite. Mais cet étouffement est impossible à atteindre par le seul moyen d’une campagne aérienne. Il exige la conquête puis le contrôle du terrain tenu par l’ennemi.

Cette opération de conquête finalement ordonnée a été d’emblée plus gâchée qu’aidée par une campagne de frappes dévastatrice de l’artillerie et surtout des forces aériennes. Certes le Hamas et les autres groupes armés ont subi des pertes dans cette pluie de projectiles, mais comme l’admettait le porte-parole de Tsahal au moins de décembre, deux fois moins que la population civile. Or, quand on tue bien plus de civils que de soldats ennemis dans un contexte médiatisé, ce que l’on gagne éventuellement militairement est irrémédiablement perdu sur le plan politique. En l’espace de quelques semaines, Israël s’est créé plusieurs problèmes humanitaires à résoudre, depuis l’alimentation immédiate ou les soins jusqu’à leur habitat futur, et a dilapidé le soutien massif dont le pays bénéficiait après l’attaque du 7 octobre, et ce jusqu’aux Etats-Unis, le seul acteur à pouvoir influer vraiment sur sa politique. Les dégâts humains, entre 10 et 15 000 morts civils par les seules frappes aériennes en six mois (pour les whataboutistes bien au-delà de tout ce qu’à pu faire la coalition anti-Daesh en quatre ans), matériels et politiques sont très profonds. Tout cela pour tuer quelques centaines de combattants ennemis tués avant l’offensive terrestre du 27 octobre et donc sauver aussi peut-être une dizaine de soldats israéliens qui auraient été en face d’eux. Gageons qu’à long terme, les nombreux vengeurs sécrétés dans les familles meurtries ne rejoindront peut-être pas tous un Hamas impopulaire à Gaza mais tueront quand même bien plus d’Israéliens que cette dizaine sauvée.

La seule chose cohérente, l’opération de conquête, n’a donc été lancée que le 27 octobre 2023. Au lieu d’un engagement total, Tsahal opte alors pour une série d’attaques successives autour puis dans les grands centres urbains : Gaza-ville, plus Khan Yunes puis Rafah. C’est plus long, un paramètre à prendre à compte quand on s’appuie sur une mobilisation forcément éphémère des réservistes, mais cela permet de mieux (ou moins mal) gérer le problème de la présence de la population en la forçant à évacuer les zones attaquées et d’avoir localement un meilleur rapport de forces. Cette opération de conquête commence de manière conforme à ce qu’on pouvait en attendre, y compris avec la part incompressible de bavures lorsqu’on lance des dizaines de milliers de soldats très jeunes (20 ans pour une brigade d’infanterie d’active de conscrits, cadres compris et c’est bien là le problème) dans une zone de combat très complexe et stressante où la majorité des êtres vivants sont des civils. Ces soldats israéliens tombent aussi, mais grâce à la puissance de feu, le blindage de feu des phalanges de fer de Tsahal et la capacité de secours rapide aux blessés, il faut alors huit heures aux 40 000 combattants du Hamas et des autres groupes armés de Gaza pour tuer un seul d’entre eux.

La 36e division conquiert à peu près la zone de Gaza-ville dans le mois de novembre. La 98e division attaque ensuite celle de Khan Yunes durant le moins de décembre. Au changement d’année, tout en s’efforçant de contrôler le nord, la 36e division attaque à nouveau mais cette fois au centre. L’armée israélienne progresse encore un peu au moins de janvier et puis les combats diminuent en intensité. Tsahal perd 70 soldats tués à Gaza jusqu’à la trêve du 22 novembre, 102 en décembre et encore 53 en janvier 2024, signe déjà d’un infléchissement. Les pertes ensuite très fortement avec 17 morts en février et 15 en mars. Cette diminution s’explique par l’affaiblissement parallèle et beaucoup plus importante du Hamas et ses alliés, qui ont peut-être perdu définitivement – morts, blessés graves et prisonniers – 20 000 hommes sur 40 000, mais aussi par la moindre prise de risques de Tsahal. L’utilisation massive de la puissance de feu pour reprendre le contrôle de l’hôpital al-Shifa plutôt que de pénétrer à l’intérieur et la concentration croissante des pertes sur les unités de forces spéciales et de la 89e brigade commando sont des indices supplémentaires de la réticence nouvelle à engager les brigades régulières et encore plus celles de réserve.

C’est très étonnant. Malgré les annonces sur l’opération suivante à Rafah, tout se passe en fait comme si le gouvernement israélien avait renoncé à conquérir définitivement Gaza depuis la fin du mois de janvier et était déjà passé à la phase de contrôle dans la partie nord du territoire. La conquête de Rafah posait de toute façon d’énormes problèmes humanitaires et politiques avec la présence forte de la population réfugiée à la frontière égyptienne, des problèmes totalement anticipables par ailleurs. La frappe meurtrière sur un convoi de l’ONG américaine World Central Kitchen le 1er avril constitue une bavure forte qui oblige Joe Biden a sortir un peu de sa paralysie électorale pour commencer à exercer une pression à « l’arrêt des conneries » sur Netanyahu, ainsi que l’opinion publique israélienne qui montre à nouveau son mécontentement. La décision annoncée aujourd’hui de retirer la 98e division de la zone sud à l’exception de la brigade Nahal sur le corridor de Netzarim, ou route militaire 749, au centre du territoire, mais aussi les avancées dans l’idée d’une trêve de longue durée vont dans cette hypothèse d’un renoncement à tout conquérir pour se concentrer simplement sur la gestion de la partie Nord.

Peut-être faut-il considérer que Tsahal est réellement usée par les combats. Les forces israéliennes ont perdu à Gaza au total plus de 2 400 tués et blessés, dont 630 blessés par accidents. Avec les pertes du 7 octobre et des autres fronts, on atteint déjà des niveaux de pertes comparables à la guerre des six jours en 1968 alors qu’Israël affrontaient trois armées régulières arabes, à celles de la guerre d’Usure avec l’Egypte en 1969-1970 ou celles de l’opération Paix en Galilée au Liban en 1982 contre l’armée syrienne, l’OLP et d’autres organisations. Certaines brigades comme la 84e Givati (40 morts) ou la 7e Blindée (14 morts) combattent à Gaza depuis fin octobre. C’est beaucoup. Par ailleurs, les réservistes ne peuvent pas être maintenus sur le pied de guerre trop longtemps sous peine de paralyser l’économie du pays et ils commencent très progressivement à être démobilisés.

Peut-être que dans le même temps le gouvernement estime que même si l’objectif d’étouffement de l’organisation et d’élimination de ses deux principaux leaders, les pertes infligées au Hamas et alliés sont une vengeance à la hauteur du choc du 7 octobre. Savoir où s’arrête ce qui suffit est toujours un exercice difficile en temps de guerre. Peut-être que le gouvernement Netanyahu considère que ce bilan subit effectivement et que le Hamas ne représente plus une menace majeure, pour se consacrer désormais à la libération des 133 otages restants, dont on ignore combien sont encore vivants. Peut-être envisage-t-on un second round ensuite dans ce sud du territoire encore sous le contrôle du Hamas avec une nouvelle offensive israélienne.

Mais peut-être aussi au contraire que ce même gouvernement Netanyahu est en fait beaucoup moins sage que ça et qu’il envisage très sérieusement de lancer une grande campagne aérienne contre le Hezbollah et l’Iran, ce qui serait pure folie. Très clairement ces deux acteurs ne voulaient pas de cette guerre, mais la récente attaque israélienne sur le consulat iranien de Damas (coup d’opportunité et/ou provocation ?) oblige à une riposte forte. Celle-ci sera servira sans doute à sauver la face sans trop escalader, notamment par une attaque sur des ressortissants israéliens hors d’Israël. Mais on ne peut pas exclure une riposte directe par une attaque massive de roquettes du Hezbollah, ce qui entrainerait immédiatement cette campagne aérienne que certains souhaitent tant en Israël.

Beaucoup de peut-être donc. Comme un Hercule se débattant dans une tunique de Nessus, la politique israélienne crée pour l’instant plus d’entropie qu’elle ne simplifie la situation à son profit. Il est inutile à ce stade de penser à une paix définitive quelconque, pensons simplement à limiter l’extension du domaine de la catastrophe.