La Russie lance un important programme pour densifier la défense anti-aérienne et anti-missile du pays

La Russie lance un important programme pour densifier la défense anti-aérienne et anti-missile du pays


En amont de l’agression russe contre l’Ukraine, une majorité d’analystes considéraient, non sans de nombreuses raisons objectives, que la défense anti-aériennes et anti-missiles multicouche russe était l’une des plus performantes, si pas la plus performante de la planète. Celle-ci associait en effet plusieurs types de systèmes spécialisés et complémentaires, comme le S-400 dédié à la défense anti-aérienne et anti-missile à moyenne et haute altitude, le S-300PMU pour la défense antibalistique, le Buk pour la défense tactique à moyenne et basse altitude, ainsi que les systèmes TOR et Pantsir pour la défense rapprochée. Cette défense, complétée par les systèmes antibalistiques lourds A-135 positionnés autour de Moscou et de Saint-Petersbourg, couvrait un très large périmètre le long des frontières russes et assurait également la protection des sites sensibles, tout en étant présentée comme parfaitement intégrée avec la défense aérienne composée d’appareils de veille aérienne A-50, d’intercepteur Mig-31 et d’appareils de supériorité aérienne Su-35 et Su-27.

La guerre en Ukraine, et notamment les frappes attribuées à l’Ukraine contre plusieurs sites sensibles russes, qu’il s’agisse de la base aérienne de Rostov et les dépôts de carburant de Belgorod au début du conflit, de la base aérienne stratégique d’Engels il y a quelques mois, ou de la frappe à moins de 200 km de Moscou cette semaine, en employant des missiles balistiques Toshka, des hélicoptères de combat Mi-24 ou des drones Tu-141, ont sensiblement taillé en brèche l’image d’opacité absolue que voulait donner Moscou à sa défense aérienne jusqu’ici, au point que même la Turquie semble vouloir se détourner du S-400 pour développer son propre système anti-aérien à longue portée. Mais si le problème est déjà sensible sur la scène internationale pour les futures éventuelles exportations d’armement russe, il est également important sur la scène intérieure, l’opinion publique comme les commentateurs russes étant de plus en plus perplexes quant au manque de performances apparent de la défense aérienne du pays sensée être impossible à prendre en défaut, y compris par l’OTAN.

Le système S-350 est plus léger et mobile que le S-300 qu’il remplace

C’est dans ce contexte que Sergei Shoigu, le ministre de la défense russe considéré comme le dauphin désigné de Vladimir Poutine avant la guerre en Ukraine et à la limite de la disgrâce depuis, a annoncé un vaste programme visant à moderniser et renforcer la défense anti-aérienne et anti-missile du territoire russe, et notamment considérablement durcir la protection de Moscou. Pour cela, le Ministère de la défense entend réorganiser organiquement la défense moscovite, en créant une division de défense anti-aérienne et anti-missile composée de brigades de défense anti-aériennes et anti-missiles équipées de systèmes S-400 et S-500, ainsi que de régiments de défense aérienne qui recevront les nouveaux S-350 pour cette mission. En outre, une centaine de bataillon à ce jour équipés de S-300 vont être transformés sur S-350, alors qu’un grand nombre de systèmes de protection rapprochée Pantsir, plus de 500 pour 2023, seront livrés aux unités de défense locale à travers le pays. Quant aux A-135, il seront remplacés, d’ici 2025, par le nouveau A-235 Nudol qui dispose de capacités anti-balistiques mais également anti-satellites étendues car pouvant atteindre des cibles jusqu’à 700 km d’altitude.

Le reste contre l’Ouest


Geopragma – publié le 29 mars 2023 

Nouvelle Chronique internationale de Renaud Girard pour le Figaro (28/03/2023).

Geopragma – publié le 29 mars 2023 

Fréquents adeptes du wishful thinking, les grands médias occidentaux ont souligné à l’envi que rien d’important – ni contrat de vente d’armes, ni déclaration de soutien à la guerre en Ukraine –  n’avait été signé lors de la visite que le président chinois fit à son homologue russe à Moscou, du 21 au 23 mars 2023, et que c’était donc un flop pour Vladimir Poutine.

Mais les occidentaux ne comprennent pas qu’en géopolitique le symbolique prime toujours sur le matériel. Xi Jinping n’est pas un homme qui pratique le tourisme diplomatique. Quand il se rend à Moscou et qu’il étreint un Poutine qui vient tout juste de se faire inculper pour crimes de guerre par la Cour pénale internationale (CPI), c’est qu’il veut faire passer un message puissant à ses rivaux occidentaux.
 
C’est un message de défi. De refus d’une quelconque primauté morale que détiendrait l’Occident par rapport au reste de l’humanité. « Vos principes démocratiques et votre justice internationale à géométrie variable, vous pouvez les garder ! », semble vouloir dire aux Occidentaux le dirigeant chinois. Xi Jinping a peu apprécié les menaces à peine voilées exprimées par l’Amérique au cas où il renforcerait son alliance avec la Russie. « Je m’allie avec qui je veux, comme je veux et quand je veux », est la réponse de Pékin à Washington.
 
C’est une position qui est beaucoup plus répandue sur la planète qu’on ne le croit. Elle est suivie par la plupart des États d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie. Elle permet à la Chine de se présenter comme le héraut d’un monde multipolaire, par opposition au monde unipolaire conduit par les Etats-Unis d’Amérique.
 
Les leaders de la jeunesse urbanisée des pays qu’on qualifiait naguère du Tiers-Monde sont de plus en plus nombreux à taxer d’hypocrite le catéchisme démocratique venu d’occident. Le Sud-Africain Julius Sello Malema, né en 1981 dans un bantoustan, en est un bon exemple. Après avoir été le président de la ligue de la jeunesse de l’ANC, il a rompu avec le parti au pouvoir, pour créer son propre mouvement, Economic Freedom Fighters, qui ne cesse de grandir. Dans une vidéo qui a beaucoup tourné en Afrique, il dénonce ce qu’il estime être le deux poids, deux mesures, de la Cour internationale de La Haye. La CPI a inculpé le président russe mais ne s’est jamais intéressée aux leaders occidentaux ayant détruit deux Etats, l’Irak et la Libye, par des interventions militaires non autorisées par l’ONU.
Le président américain s’est réjoui de l’inculpation de Vladimir Poutine par la CPI, et a déclaré : « Nous devons rassembler les informations et avoir un procès pour crimes de guerre ». La jeunesse du reste du monde juge hypocrite cette attitude, dans la mesure où l’Amérique n’a jamais ratifié le Statut de Rome et n’est donc pas partie à la CPI (comme la Russie ou la Chine d’ailleurs). Les crimes de guerre commis à Boutcha, en Ukraine, par l’armée russe, sont avérés. Mais ceux commis à Abou Ghraïb, en Irak, ne le sont pas moins. Or aucun dirigeant de la Coalition occidentale ayant envahi l’Irak en 2003 n’a été pour le moment inquiété par la justice internationale.  
Les occidentaux expliquent que leurs interventions militaires sont désintéressées, et qu’elles se font dans le cadre d’une lutte contre le mal (la dictature) et pour la promotion du bien (la démocratie). Ce mantra manichéen, qui a pu être véhiculé par les médias de masse, passe déjà moyennement auprès de la jeunesse occidentale. Mais il ne passe plus du tout auprès des jeunesses politisées africaines, latino-américaines, asiatiques. 
 
L’Amérique prend conscience de ce phénomène. Voilà pourquoi la vice-présidente américaine, Kamala Harris, a, le 26 mars 2023, entamé une tournée en Afrique (Ghana, Tanzanie, Zambie). Washington considère que ce continent, où l’âge moyen est de vingt ans, représente l’avenir de l’humanité. Les Américains veulent y contrer la percée de la Chine et de la Russie, ces deux grandes autocraties qui ne cessent de se rapprocher depuis vingt ans.
Cependant, les jeunesses politisées du reste du monde s’intéressent moins à la pureté proclamée des intentions de l’Occident qu’au résultat final de ses interventions militaires. Elles constatent qu’il a détruit, puis abandonné, deux Etats pétroliers du tiers monde qui fonctionnaient, à savoir l’Irak et la Libye.

Le jour où un armistice entre Moscou et Kiev sera en vue, l’Occident demandera aux Russes de présenter leurs excuses pour leur agression militaire du 24 février 2022. Mais s’il veut être appuyé par le reste du monde dans cette démarche, l’Occident serait bien avisé de balayer d’abord devant sa porte. Et de présenter auparavant ses excuses pour les graves déstabilisations du Moyen-Orient et du Sahel, qu’il a provoquées par ses guerres d’Irak (2003) et de Libye (2011).

Renaud Girard. Le reste contre l’Ouest (Chronique internationale – Figaro 28/03/2023).

La France va doubler le nombre d’obus de 155 mm livrés à l’Ukraine, en le portant à 2000 par mois

La France va doubler le nombre d’obus de 155 mm livrés à l’Ukraine, en le portant à 2000 par mois

https://www.opex360.com/2023/03/28/la-france-va-doubler-le-nombre-dobus-de-155-mm-livres-a-lukraine-en-le-portant-a-2000-par-mois/


 

D’où le projet « Collaborative Procurement of Munitions » qui, récemment lancé par l’Union européenne [UE] via l’Agence européenne de Défense [AED], vise à permettre à 23 États membres [dont la France] de mutualiser leurs achats de munitions, non seulement pour recompléter leurs stocks mais aussi pour soutenir l’armée ukrainienne, l’objectif étant de livrer à celle-ci au moins un million d’obus de 155 mm dans les douze prochains mois.

En France, le groupe Nexter en produit actuellement 45’000 par an. Et son Pdg, Nicolas Chamussy, a récemment assuré pouvoir augmenter sa capacité de production de 50% d’ici un an et de la doubler en 2025. Ce qui suppose d’importants investissements pour refaire les stocks de matières premières et de poudre, commander de nouvelles machines et former des ouvriers qualifiés.

Ces mesures ont-elles commencé à produire leurs premiers effets? Toujours est-il que, dans un entretien accordé au journal Le Figaro [édition du 28 mars], le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, a annoncé que la France allait doubler le nombre d’obus de 155 mm livrés à l’Ukraine à partir de la fin mars, pour le porter à 2000 par mois. « Nous allons aussi livrer des équipements terrestres nécessaires à la contre-offensive » de l’armée ukrainienne, a-t-il aussi promis.

Par ailleurs, M. Lecornu a laissé entendre que Kiev aurait déjà consommé les 200 millions d’euros du fonds de soutien voté par le Parlement à l’occasion de l’examen des crédits de la mission « Défense », dans le cadre de la Loi de finances 2023. On sait que cet argent a notamment servi à commander des CAESAr [Camions équipés d’un système d’artillerie] supplémentaires ainsi qu’un radar GM200, produit par Thales. Et, a priori, il est question de réabonder.

« Nous étudions, avec Élisabeth Borne [la cheffe du gouvernement, ndl] le ré-abondement du fonds de soutien à l’Ukraine voulu par la majoritié présidentielle à l’Assemblée nationale, dont les 200 millions ont été intégralement affectés », a en effet affirmé M. Lecornu.

Pour le moment, le montant total de l’aide fournie à l’Ukraine par la France reste à préciser. « Le ‘reporting’ de l’année 2022 n’est pas complétement terminé. Il y a deux types de dépenses : celles qui servent à recompléter du matériel neuf livré, comme les CAESAr ou les munitions, et celle qui visent à remplacer des matériels que nous aurions, quoi qu’il en soit, retirés prochainement de nos armées. […] Nous sommes en train de documenter ces coûts pour les présenter au Parlement », a expliqué le ministre.

En tout cas, le coût de cette aide ne sera pas à la charge du ministère des Armées. « Nous avons proposé à la Première ministre, qui l’a accepté, de sortir de [la] LPM [Loi de programmation militaire] les dépenses liées à l’aide militaire à l’Ukraine », a précisé M. Lecornu.

Ukraine : offensives de printemps – Pourquoi ? Comment ? Jusqu’où ? Avec quoi ?

Ukraine : offensives de printemps – Pourquoi ? Comment ? Jusqu’où ? Avec quoi ?

 

L’offensive ukrainienne ? C’est pour bientôt ? Elle arrive ? Avec des chars occidentaux ? Des avions occidentaux ? La semaine prochaine ? Le mois prochain ? Bientôt ? Bientôt ? La séquence actuelle, avouons-le, a un petit côté « Désert des Tartares ». Face à des forces russes qui s’épuisent à prendre Bakhmut, on attend de l’Ukraine un « grand coup » au printemps. Derrière cet espoir il y a celui, légitime mais confus et pas forcément réaliste, d’une fin du conflit. Mais ce n’est pas si simple. Prévoir avec précision ce qui va se passer relève d’une spéculation hasardeuse tant l’information manque à l’observateur. Le brouillard de la guerre, le secret des préparatifs, des stocks, des moyens, tout concoure à rendre nébuleux et aléatoires les pronostics. L’objet de cet article est donc moins de faire une prédiction que de discuter des conditions qui sont nécessaires à une opération offensive et d’explorer modestement les quelques hypothèses qui peuvent en découler.

 

Hiver 2022-2023 : échec russe

L’hiver est passé. Les « grandes offensives russes » que certains prédisaient à la faveur des sols gelés ne se sont pas concrétisées. Tout au plus l’armée russe a-t-elle continué ce qu’elle fait depuis l’été dernier en Donbass : pousser, sous le feu de l’artillerie. Pas de rupture, pas de grande manœuvre mécanisée, pas « d’art opératif », mais une bataille, plus ou moins (bien) conduite, pour s’emparer de localités qui, si elles ne sont pas totalement dénuées d’intérêt opérationnel, ne semblent pas non plus porteuses d’accomplissements stratégiques majeurs. Continuation d’une usure par le feu et le sacrifice d’infanterie de l’adversaire, conquête du Donbass maison par maison et tentatives d’ouverture d’axes logistiques semblent être les objectifs principaux de Moscou sur le terrain. Le grand changement est que l’armée russe a substitué, par la force des choses, une infanterie de conscription, mal entrainée et mal commandée (mais largement pourvue en armement léger correct), à son infanterie professionnelle initiale, trop peu nombreuse, rapidement « consommée » par les combats en début de conflit et irremplaçable avant de longues années. Si des évolutions doctrinales ont été observées – preuve que les états-majors russes réfléchissent, leur traduction tactique semble pour le moins imparfaite et les unités russes manifestent toujours une persévérance dans l’erreur (comme à Vouhledar) qui n’est que la conséquence d’une régénération trop fréquente d‘unités trop étrillées, à base de troupes trop inexpérimentées.

En parallèle, la campagne de frappes par missiles sur l’Ukraine s’est poursuivie, mais a échoué. Il s’agissait d’un mode opératoire représentant un vrai danger : vu la dépendance des sociétés modernes à l’électricité, un effondrement du réseau électrique ukrainien était possible, avec des conséquences à la fois humanitaires et militaires désastreuses. Mais le pays a tenu, grâce à l’abnégation et à l’ingéniosité des personnels ukrainiens, mais aussi à l’aide occidentale. Il semble que, une fois encore, Vladimir Poutine a surestimé ses forces et sous-estimé son adversaire. En livrant massivement des générateurs, des transformateurs, des matériaux et de l’électricité, les soutiens de l’Ukraine ont aidé la tenue du réseau pendant que, en parallèle, le renforcement des défenses antiaériennes usait la campagne russe. Et, de son côté, le Kremlin n’a pas été capable, dans la durée, de mobiliser des stocks suffisants d’armes de précision pour faire tomber le réseau ukrainien. L’Ukraine a tenu, à la faveur d’un hiver raisonnablement doux. Les Russes produisent toujours des missiles malgré les sanctions économiques, mais pour l’heure en nombre trop faible pour détruire les infrastructures électriques plus vite qu’elles ne se reconstruisent. Le « terrorisme par missiles » se poursuit de manière sporadique avec comme seul effet probant d’entraver le retour des réfugiés, ce qui n’est pas « rien » mais tout de même pas « grand-chose » de manière immédiate.

 

Au tour de Kiev ? Une offensive, « pourquoi » ?

Logiquement, la fin de la séquence hivernale semble appeler un retour offensif de l’Ukraine. On spécule volontiers sur les axes des futures attaques, avec des mouvements plus ou moins amples en direction de Marioupol, de la Crimée, du Donbass… En vérité, il est assez difficile de savoir où, quand et comment les offensives ukrainiennes surgiront. L’analyse des carte donne des voies « désirables », mais pas forcément « possibles ».

La première question à se poser est bien celle du « pourquoi » de l’offensive ? Quels buts stratégiques servirait-elle ? En la matière, la réponse semble assez simple : l’Ukraine souhaite reprendre les territoires occupés par la Russie, au plus vite. Admettons une petite nuance : l’ambition peut varier, selon qu’on évoque les territoires pris par la Russie « depuis le 24 février 2022 », ou « depuis 2015 » (essentiellement le Donbass) ou encore « depuis 2014 » (la Crimée en sus). La question du devenir de cette péninsule constitue un point de discussion entre l’Ukraine et ses soutiens. La Russie joue sur cette ambigüité pour tenter de faire planer le doute sur la légitimité d’une offensive ukrainienne sur la péninsule. Manière d’éviter d’avoir à se poser la question de la possibilité d’une offensive. La Crimée est bien une pièce importante, cruciale, du dispositif militaire russe en même temps qu’un symbole pour Moscou. Sa perte serait à la fois une défaite majeure sur le plan opérationnel et politique pour Vladimir Poutine. Alimenter la fabrique du doute en Europe et suggérer que ce serait aller « trop loin » de la reprendre est donc un bon moyen pour Moscou de diminuer la probabilité d’une attaque via l’espoir des pressions des soutiens de l’Ukraine sur Kiev.

Où qu’on s’arrête, dans tous les cas, l’Ukraine est donc vouée à reconquérir ses territoires perdus, ainsi que la liberté d’accès à la mer qui en découle. Mais pas beaucoup plus. En cela, ce conflit s’inscrit dans son époque, celle de l’après 1945 : menant une guerre défensive conformément à l’article 51 de la Charte des Nations unies, soutenue par des démocraties attachées quoi qu’on en pense au droit international, opposée à une puissance nucléaire qui fait de la survie de son État un motif d’emploi de l’arme ultime, l’Ukraine ne peut envisager une invasion de son agresseur, en dehors peut-être d’incursions sporadiques de quelques kilomètres au-delà des frontières reconnues pour sécuriser une position défensive. L’espoir d’une offensive ukrainienne ne peut donc être « que » de recouvrer ses territoires légitimes, au maximum ceux d’avant 2014. C’est en soi un facteur limitant la réflexion stratégique : à une autre époque, celle des conflits comme « outil légitime » de l’État, dans un lointain XIXe dans lequel est toujours bloqué une partie du logiciel de Moscou, l’Ukraine aurait pu envisager d’aller à Rostov, Voronej et Orel, pour se constituer un petit « glacis », voire d’aller au Kremlin rechercher une victoire par KO. Mais ni le droit international ni la puissance nucléaire russe n’en laissent la possibilité.

Cette limite est porteuse d’une conséquence majeure : une fois les territoires repris, si Moscou n’a ni renoncé ni choisi une ascension aux extrêmes, il faudra s’installer en défense. Et cette situation défensive pourrait durer très, très longtemps. Jusqu’à ce que des forces internes à la Russie n’amènent Vladimir Poutine au renoncement, par lassitude, coût économique, révolte sociale, révolution de palais ou chute dans les escaliers. Elle impose donc une relative préservation de l’outil militaire ukrainien, à la fois sur le plan matériel et, peut-être, humain. L’Ukraine doit se libérer, mais pas à n’importe quel prix. On arrive là aux questions capacitaires.

 

Une offensive, « avec quoi » ? La question des hommes et des obus

C’est une des difficultés majeures de l’analyse : plus nous nous éloignons du début des combats et de la référence connue de février 2022, et plus les capacités des armées adverses deviennent incertaines. Si la documentation des pertes matérielles a bien progressé et qu’on en a une relativement bonne idée, les débats sur l’évolution des stocks de chars russes disponibles montrent qu’il est plus compliqué de savoir où en sont les deux camps en termes de potentiel restant. Faute de connaître précisément les capacités de maintien en condition opérationnelle, la disponibilité des pièces détachées cruciales et les capacités de production, on est dans le brouillard quant au taux de récupération des matériels endommagés ou de reconditionnement des stockages profonds. Et encore : les chars sont un sujet relativement facile à cerner. Or l’offensive sera déterminée par deux sujets cruciaux qui sont beaucoup plus dans le brouillard : le potentiel humain et le potentiel en munitions, bien plus difficiles à évaluer à ce stade, notamment côté ukrainien.

Depuis le début de la guerre, les sources occidentales déversent beaucoup de chiffres sur la Russie. A la fois pour se rassurer, mais aussi pour exposer les faiblesses de Moscou. De son côté, l’Ukraine prend un grand soin à garder le secret sur une grande partie des informations les plus cruciales concernant ses forces. Ainsi, il est très difficile de se faire une idée des pertes humaines subies par l’armée ukrainienne. La mention de 13 000 morts a circulé en décembre, tandis que celle d’environ 100 000 à 120 000 soldats morts ou blessés (10% de l’effectif mobilisé au printemps) est diffusée actuellement. Ces chiffres concordent en fait, en admettant que les pertes sont lourdes en Donbass actuellement autour de Bakhmut et en comptant un taux de 3 à 5 blessés graves pour un mort : il est possible que les pertes de l’armée ukrainienne soient de plus de 30 000 morts et que pour plusieurs dizaines de milliers de blessés la récupération sera longue, le potentiel physique et psychologique entamé. Au-delà de la tragédie humaine, c’est un sujet important. L’Ukraine ne manque pas d’effectifs, mais il est possible qu’elle commence à manquer d’effectifs « entraînés » et notamment de cadres. Le paradoxe est que, malgré un accroissement de l’expérience des recrues de 2022, le potentiel général de l’armée ukrainienne en termes de qualité d’entrainement a sans doute diminué pendant l’hiver. Même si les volontaires et les réservistes ont été cruciaux pour tenir tout au long de l’année (dans le nord, puis à Bakhmut notamment), l’armée d’active a supporté une grosse partie de l’effort de combat des premiers mois, notamment en Donbass et aux alentours de la capitale. Les pertes ont été importantes, de l’avis de tous les observateurs. Que cela soit lors de la prise de Marioupol ou de Sievierodonetsk, l’Ukraine a perdu sans doute des milliers de combattants très expérimentés issus des formations d’active, et en particulier des cadres. Une de ses grandes forces face à la Russie a été de disposer au début de la guerre de nombreux sous-officiers et officiers subalternes aguerris. Mais les pertes ukrainiennes n’étant pas connues, il est difficile de se faire une idée du potentiel restant. Il faut simplement garder à l’esprit que, même si les choses s’accélèrent avec la guerre, il faut du temps pour former un bon sergent ou un bon capitaine de compagnie. Plusieurs années en temps de paix.

Or une opération offensive de grande ampleur, bien séquencée, demande un haut niveau de compétence, du soldat jusqu’à l’État-major, avec une importance cruciale des échelons intermédiaires (du sergent au capitaine). L’offensive menée par des troupes peu entrainées ne peut être que limitée dans l’espace, dans le temps et surtout dans la complexité. Lorsqu’on parle de la régénération ou de la formation d’une vingtaine de brigades ukrainiennes, leur qualité ne sera au rendez-vous que si les hommes sont bien formés et bien encadrés. Les Occidentaux ont accru leurs efforts d’entrainement. L’UE a prévu de former plus de 15 000 hommes cette année, le Royaume-Uni plus de 10 000. Cet effort serait suffisant pour fournir le potentiel humain d’une dizaine de brigades (l’unité de manœuvre ukrainienne de base – environ 3000 hommes et 300 véhicules blindés dans sa version mécanisée). Les autres brigades seront (re)formées par les Ukrainiens. Si doctrines et méthodes sont de plus en plus occidentalisées, le gros des matériels demeure hérité de l’ère soviétique.

Au-delà de la question numérique des hommes, il faut garder à l’esprit que la constitution d’une unité ne se résume pas à l’agglomération de gens en armes. Il faut fournir de l’encadrement, des matériels, des munitions, des moyens de communication, et surtout un entrainement commun dans le cadre d’une doctrine (qui évolue elle aussi). Une unité militaire ne peut fournir des effets supérieurs à la somme de ses moyens que parce qu’elle a connu des expériences communes, à l’entrainement ou au combat, permettant d’acquérir et de maintenir des capacités en synergie (l’entrainement ayant l’avantage de permettre des erreurs non létales).

Face à ces questions, le besoin d’effectifs, lui, semble immense. L’offensive ukrainienne sur Kharkiv en septembre 2022 avait mobilisé une pointe constituée d’une brigade blindée, deux mécanisées, une aéroportée, deux d’assaut aérien (ces trois dernières utilisées comme infanterie au sol). Six brigades de manœuvre, complétées de six brigades territoriales (pour occuper le terrain et sécuriser les flancs). L’offensive s’était déroulée dans un secteur relativement peu défendu par les Russes, et assez peu fortifié. Ce n’est pour ainsi dire plus le cas d’aucun endroit du front. La mobilisation russe, aussi chaotique qu’elle ait pu être, a fini par fournir des effectifs conséquents. Qu’ils soient mal entrainés et peu aptes à la manœuvre est certain. Mais largement pourvus en armes légères et antichars, en soutien d’artillerie, en mines et en positions fortifiées, ils sont sans doute bien plus « solides » que les forces qui tenaient l’oblast de Kharkiv en septembre 2022. Il faudra donc à l’armée ukrainienne des effectifs aux capacités supérieures pour parvenir au même résultat (plus nombreux et/ou mieux entrainés et/ou mieux équipés).

A cette question des effectifs s’ajoute celle des munitions. Là encore, les chiffres sont flous. L’épuisement russe pronostiqué à plusieurs reprises en 2022 n’est jamais venu totalement, ni en obus, ni en tubes d’artillerie. Une usure est cependant perceptible, qui limite les capacités offensives russes. Si les chiffres les plus variés circulent toujours, on peut estimer que l’armée russe dispose toujours d’un avantage de 2 à 3 pour un en matière de puissance de feu sur l’ensemble du front, à la fois en effectifs et en volume de feu quotidien. Les volumes disponibles suffisent pour les grignotages en cours ainsi que pour la tenue du front. Actuellement on estime que les Russes tirent début mars autour de 10 000 obus par jour, contre 3000 pour les Ukrainiens. L’Ukraine tirait « 5 000  à 6 000 coups par jour » en juin,  « entre 4 000 et 7 000 coups par jour » en janvier, et « environ 5 000 » en février. Les consommations baissent, sans qu’il soit possible de dire si c’est le résultat d’une pénurie, d’une restriction volontaire pour constituer un stock, d’un manque de tubes ou plus probablement de la conjonction de ces facteurs. Or une offensive, même limitée à l’ampleur de celle de Kharkiv en septembre, devrait pouvoir disposer d’un nombre de coups important. 5 000 coups par jour pour trois brigades de pointe semble un minimum. Le double serait sans doute sécurisant. Et ce pendant au moins dix jours (même si plus de la moitié sera sans doute consommée pendant les 48 premières heures). C’est donc un stock 100 000 coups qu’il faudrait envisager pour ce qui resterait une « petite » opération. Vu l’ampleur des sucés obtenus en septembre 2023 et la profondeur des défenses russes (notamment en Donbass), il faudrait sans doute une dizaine de ces opérations pour achever la libération du territoire ukrainien (et on arrive incidemment au million d’obus promis par l’Union européenne). La conclusion est que si l’Ukraine a économisé environ 2 000 à 3 000 coups par jour depuis deux mois, elle a pu constituer une réserve de quelques dizaines à quelques centaines de milliers d’obus. Sans doute pas beaucoup plus.

 

Armes magiques, « game changer », démultiplicateurs de forces (et autres fantasmes)

Face au mur des difficultés logistiques et humaines, le salut pourrait venir, d’après certains observateurs, des « game changers » : chars, avions de combat, HiMARS, missiles GLSDB… Autant de matériels dont on espère qu’ils pourraient renverser la réalité des rapports de force, démultiplier les effets, matérialiser des « ruptures ». Ainsi, l’image des chars Léopard 2 « déferlant dans la plaine du Dniepr » a-t-elle été présentée un temps comme une solution possible au conflit. Comme souvent, les espoirs seront sans doute déçus. Sans nier la qualité des chars promis à l’Ukraine, il faut admettre que leur mise en œuvre sur le champ de bataille sera compliquée, longue, que la chaine de soutien sera d’abord fragile, que l’entrainement prendra du temps pour en tirer le meilleur potentiel, que leur efficacité dépendra de leur intégration dans une manœuvre interarmes complexe et de leur alimentation en munitions nouvelles pour l’Ukraine. De même, la livraison d’avions de combat MiG 29 par les pays de l’Est de l’Europe donnera un renfort appréciable aux forces aériennes ukrainiennes, mais sans que cela ne remette en cause radicalement la réalité des rapports de force. La livraison par les États Unis de nouveaux stocks de munitions rodeuses, de missiles GLSDB et de nouvelles roquettes pour les lanceurs HiMARS aidera indéniablement la frappe dans la profondeur et donc la fragilisation des dispositifs russes, du deuxième échelon, de la logistique, du commandement et contrôle (C2), mais ces matériels ne seront jamais présents en nombre suffisant pour constituer le gros de l’appui feu nécessaire à l’offensive. Dans ce domaine comme dans d’autres il ne faut attendre que des synergies utiles mais longues à produire, des compléments, des ajouts dans les combinaisons disponibles pour le contrôleur opérationnel, mais pas des ruptures radicales ni des solutions miraculeuses. Et tout ira au gré des lenteurs de la production industrielle de matériels complexes et de leur appropriation par l’armée ukrainienne.

Il n’y aura donc hélas pas de « wunderwaffen » mettant seules un terme à la guerre. Et si d’ici l’été l’Ukraine peut disposer de deux ou trois bataillons de 50 chars Léopard 2 associés à quelques bataillons mécanisés de Bradleys et d’un bataillon de reconnaissance équipé d’AMX10 RC, ce sera déjà un tour de force. Compte tenu des pertes subies et de l’usure des vieux matériels, c’est donc une stabilité de la composante blindée ukrainienne qu’on peut espérer (5-6 brigades), mais avec un premier renfort de matériels « occidentalisés ».

Au contraire, il faut souligner que les limites ukrainiennes en matière de C2 sont toujours là. Planifier puis mener une offensive est un processus exigeant, chronophage, qui demande de nombreux officiers d’état-major, des moyens de communication, des flux logistiques… Alors qu’elle disposait d’un avantage marqué sur le plan numérique et qu’elle aurait sans doute pu, en se limitant au seul rapport de forces, démultiplier « sur le papier » les offensives entre août et octobre, l’Ukraine n’a mené qu’une opération dans la profondeur (Kharkiv) et une opération d’usure (Kherson), impliquant chacune une douzaine de brigades sur une centaine de km de front. Elle touchait à ses limites en matière logistique et de commandement. S’il y a peu de chances que les capacités C2 et log ukrainiennes aient diminuées depuis, elles ne se sont sans doute pas démultipliées. Tout au plus peut-on espérer que l’armée ukrainienne serait en capacité de contrôler deux vraies opérations offensives simultanées, impliquant chacune une quinzaine de brigades.

 

Le tableau de l’offensive ukrainienne à venir – résultante des limites de l’observation

Beaucoup de questions et d’incertitudes donc, mais les limites fixées par la connaissance de certains processus connus (livraisons occidentales, temps d’entrainement, capacités des opérations passées) permettent de dessiner les contours de ce que pourrait réaliser l’Ukraine au printemps. Dans l’hypothèse la plus favorable, et compte tenu des besoins de garder des réserves pour parer à tout retour offensif russe qui pourrait menacer Kiev ou le nord du pays, l’Ukraine pourrait monter deux opérations impliquant chacune une dizaine de brigades territoriales (pour la sécurité de l’opération), trois ou quatre brigades d’assaut aérien et/ou d’infanterie de marine (pour l’assaut initial des positions fortifiées), trois ou quatre brigades mécanisées et un ou deux brigades blindées (pour l’exploitation). Chaque offensive pourrait disposer de 50 000 à 100 000 coups d’artillerie « réservés », pour 10 jours d’opérations à haut tempo et autant d’opérations de nettoyage et de consolidation. Les deux opérations pourraient d’ailleurs être combinées en une seule « grande offensive », sous la forme de deux échelons successifs, avec rotation des groupes de pointe.

Lorsqu’on regarde la carte actuelle du front, on réalise donc qu’on sera dans le « ou », pas dans le « et ». La séquence pourra viser soit la libération d’une partie de l’oblast de Louhansk (mouvement par le nord le long de la frontière russo-ukrainienne avec incursions limitées en territoire russe), soit la prise de Donetsk (symbolique mais couteuse) et le désenclavement de Bakhmut, soit une progression vers Marioupol et Berdiansk pour scinder le dispositif russe en deux, soit la reprise de la centrale nucléaire Zaporijjia et la libération de Melitopol (ce qui, à titre personnel, me semble plus intelligent notamment pour préparer l’hiver prochain avec 6 000 MW supplémentaires disponibles). La Crimée ne pourrait être attaquée cet été qu’à la faveur d’un franchissement réussi du Dniepr, ce qui serait singulièrement compliqué (mais dans l’absolu pas impossible).

On voit donc mal comment la séquence « 2023 » pourrait aboutir à la libération complète du territoire ukrainien : trop limitées dans leur ampleur faute de moyens, de munitions et de capacités de contrôle, les offensives ukrainiennes n’auront sans doute pas la capacité à faire s’effondrer dans son ensemble un dispositif russe solidement adossé à des voies de communication redondantes reliées à un territoire relativement sanctuarisé. Il faudra sans doute donc attendre un nouveau cycle offensif (en 2024 ?) pour espérer assister à une libération de « tous » les territoires.

Il faut admettre également que, à l’horizon de 24-36 mois, les capacités occidentales en matériels lourds (notamment de chars de combat) sont un « fusil à un coup » : si l’Ukraine parvient avec les livraisons occidentales à reconstituer une force de manœuvre solide, elle ne pourra pas compter sur une nouvelle régénération d’ampleur avant longtemps et cette force ne disposera que de peu de matériels de remplacement. Les stocks des Européens et des Américains se vident et les fabrications neuves sont encore lointaines. Une certaine prudence doit donc être de mise à Kiev lorsqu’on envisage l’offensive. Pas question de jouer un « va-tout » et d’envisager une grande bataille de destruction qui emporterait la victoire. Comme on l’a dit plus haut, la Russie ne peut pas être mise à genoux par une défaite d’ampleur. L’outil militaire ukrainien en revanche doit pouvoir durer, ne serait-ce que pour sanctuariser à l’avenir le pays, ce qui incite à sa préservation. Cette prudence devrait durer au moins jusqu’en 2025, date à laquelle la production occidentale en munitions et en matériels – si les programmes sont bien exécutés – devrait être largement supérieure à celle de la Russie. 2025 est également l’horizon pour lequel on pourrait commencer à voir des avions de combat occidentaux mis en œuvre par des pilotes ukrainiens en nombre suffisant, un soutien correct, des munitions, une doctrine, des aérodromes, etc. Encore faudra-t-il que les pays soutenant l’Ukraine « tiennent » jusque là. Et pour conforter ces soutiens, une « petite victoire, souvent » est sans doute préférable à « une grande victoire suivie de longs mois de stagnation sordide ». Il faut pouvoir alimenter la manœuvre médiatique d’un mélange d’urgence dans la difficulté (pour stimuler les livraisons) et de succès méritoires (pour montrer que ces livraisons ont un sens).

 

Conclusion – la météorologie et l’économie, juges de paix ?

L’hiver a été relativement clément, et les sols d’Ukraine n’ont jamais été aussi gelés et porteurs qu’ils auraient pu l’être. Cela a sans doute aidé les opérations défensives ukrainiennes. La conséquence sera sans doute que la saison de la boue sera plus courte qu’accoutumé et sa fin plus précoce. Ce point est important, car il conditionne la fenêtre favorable à des opérations. En temps normal, on aurait pu attendre une offensive ukrainienne fin mai, lorsque les sols auraient acquis une portance minimale. Cela aurait laissé deux bons mois pour achever les préparatifs, et notamment l’intégration d’un maximum de matériels occidentaux. Mais la tentation pourrait être forte de profiter du créneau au plus tôt, pour bénéficier d’un effet de surprise et/ou de faiblesses russes locales. Il est donc possible que l’offensive ukrainienne commence dès les alentours du 15 avril, même si les délais de formation et de livraisons plaident plutôt pour le 1er juin. Côté russe, il est possible que des opérations offensives soient lancées ailleurs, pour maintenir une pression sur les effectifs ukrainiens. On le sait peu, mais des tirs sporadiques continuent régulièrement tout le long de la frontière nord du pays, tandis que l’agitation russe en Belarus force l’Ukraine à immobiliser des troupes le long de la frontière. L’incursion de quelques bataillons russes dans le nord à la faveur d’un printemps trop sec aurait le potentiel de détourner une partie des forces en formation, perturbant la préparation d’une offensive. Inversement, un été trop humide (cela peut arriver) pourrait retarder les opérations offensives.

On le voit, l’hypothèse la plus probable est que l’offensive ukrainienne viendra, qu’elle libérera encore « un demi oblast et des poussières », mais qu’elle ne conclura pas la guerre en 2023. 2024 pourrait bien passer dans une stagnation sous contrainte, et Kiev a tout intérêt à garder le potentiel pour au moins « une offensive par an », pou des raisons politiques (à domicile comme à l’étranger). L’armée russe de son côté, piégée dans une spirale du recours à la masse avec peu de retex, se condamne à faire et refaire ce qu’elle fait depuis trois mois, sans possibilité de retour à de grandes opérations mécanisées. Mais en arrière plan, c’est bien les questions économiques qui dessinent le seul espoir de « victoire » russe : le renoncement de l’Ukraine par épuisement et manque de soutiens. La crise bancaire et l’inflation, les tensions sociales et la baisse du pouvoir d’achat sont, sur les deux rives de l’Atlantique, porteuses d’une tendance sinon au rejet, au moins à une moindre attention envers le conflit. La production agricole de l’Ukraine sera plus faible cette année et la production industrielle résiduelle est en grande partie absorbée par la guerre. Les plus de huit millions d’Ukrainiens qui ont quitté leur pays – en grande partie des femmes et des enfants – commencent pour beaucoup leur deuxième année dans un pays européen tandis que près d’un million d’hommes demeurent sous les drapeaux. Dans ces conditions, les choix que doit faire l’état-major ukrainien sont cornéliens. Il doit profiter au mieux du cycle offensif actuel, mais sans user à l’excès un outil militaire qu’il devient compliqué de remplacer. Il peut espérer que certaines choses iront mieux dans l’avenir, tout en risquant de perdre des soutiens. Il doit durer, avec comme horizon 2025. Parviendra-t-il à faire mieux qu’une offensive limitée pour libérer un demi-oblast ? Réponse dans les 90 jours.

Stéphane AUDRAND

*Stéphane Audrand est consultant indépendant spécialiste de la maîtrise des risques en secteurs sensibles. Titulaire de masters d’Histoire et de Sécurité Internationale des universités de Lyon II et Grenoble, il est officier de réserve dans la Marine depuis 2002. Il a rejoint l’équipe rédactionnelle de THEATRUM BELLI en décembre 2019.

L’Arctique : Guerre Froide ou Guerre Congelée ?

L’Arctique : Guerre Froide ou Guerre Congelée ?

 

par Christopher Coonen, membre du Conseil d’administration de GEOPRAGMA. – publié le 6 mars 2023

https://geopragma.fr/larctique-guerre-froide-ou-guerre-congelee/


       Le conflit ukrainien a été le révélateur d’un nouvel échiquier géopolitique mondial, mettant fin à presque sept décennies d’un affrontement bipolaire entre les États-Unis et l’Union soviétique, suivi d’une vision unipolaire américaine après l’éclatement de son empire rival russe. Nous avons bel et bien basculé dans un nouveau paradigme d’antagonisme et de tensions entre l’Occident, et les BRICS et le « Grand Sud ». Les BRICS vont d’ailleurs devenir les BRIICSA moyennant le souhait de l’Indonésie et de l’Algérie de les rejoindre.

       Les ramifications de cette rivalité remettent en cause à juste titre l’hypocrisie occidentale sur son rôle soi-disant « juste et de principes » en termes de Droits de l’homme et de démocratie ; l’attitude cynique, belliqueuse et extraterritoriales des USA et le suivisme attentatoire européen sont passés par là. Elles englobent les questions de culture, d’économie, de sécurité et de défense, allant même jusqu’à œuvrer pour la dédollarisation des échanges commerciaux mondiaux et des réserves de devises détenues par les banques centrales.

        Ce nouvel échiquier cristallise aussi des aspirations de projection de puissance et de rapports de force, laissant poindre les zones géographiques terrestres ou du Cosmos qui deviennent ou deviendront des enjeux de tensions et de crises actuelles et futures. L’un de ces espaces est l’Arctique.

        Longtemps perçu comme un territoire hostile et inaccessible, l’Arctique redevient une préoccupation pour les grandes puissances en 1996 avec la création du Conseil de l’Arctique, un forum d’échanges et de coopération autour des sujets touchant le climat, l’environnement, la science et la sécurité, entre les 8 pays frontaliers de l’Arctique : la Russie, les États-Unis, le Canada, le Danemark (Groenland), la Suède, la Finlande, la Norvège et l’Islande. A noter que cinq des huit sont membres de l’OTAN, avec deux pays supplémentaires en lice suite aux candidatures exprimées en juin dernier par la Finlande et la Suède. Sous le droit international existant, les huit nations se sont mises d’accord alors pour définir les zones exclusives économiques (ZEE), comprenant les 12 milles d’eaux territoriales et limitées aux 200 milles d’eaux internationales au-delà.

        Cependant deux enjeux majeurs ont amplifié depuis quelques années ces sujets : le réchauffement climatique et les questions militaires.

        La fonte accélérée de la banquise ouvre deux nouvelles opportunités : les passages maritimes et l’accès facilité aux ressources gisant sous la calotte de glace. À ces événements géopolitiques s’ajoutent des observations scientifiques inédites. Les grandes puissances prennent alors véritablement conscience du bouleversement à venir. Selon les experts du Giec, avec la hausse des températures, la banquise pourrait totalement disparaître en été d’ici 2030, ouvrant de nouvelles voies maritimes, c’est à dire le passage du Nord-Est, ouvrant la voie la plus courte pour relier l’Europe à l’Asie ou vice-versa, le long des côtes russes, plutôt qu’empruntant le canal de Suez. Temps de croisière diminué de 24 à 12 jours. De plus, l’Institut polaire norvégien révèle que, pour la première fois depuis le début de ses constatations en 1972, le passage du Nord-Ouest (reliant l’Alaska à l’Europe) est « entièrement ouvert à la navigation ».

     Selon une étude en 2008 du très sérieux US Geological Survey, la zone arctique recèlerait plus de 10 % des réserves mondiales de pétrole et près de 30 % des réserves de gaz naturel. Et la fonte des glaces apparaît alors comme une aubaine économique pour les pays concernés car l’Arctique regorge d’autres trésors : nickel, plomb, zinc, uranium, platine, terres rares … Cependant une grande majorité de ces hydrocarbures et ressources est située dans la ZEE russe.

      Vladimir Poutine mise beaucoup sur cet eldorado polaire et veut quadrupler d’ici 2025 le volume de fret transitant par l’Arctique. Symbole de ces aspirations, la gigantesque usine de liquéfaction de gaz naturel dans la péninsule de Yamal, conçue en collaboration avec la Chine et le groupe français Total. Outre la possibilité de développer des routes commerciales plus courtes par les passages du nord, la Chine veut ainsi imprimer sa présence sur les « routes de la Soie polaire » car les projets de GNL représentent la pierre angulaire de la coopération sino-russe en Arctique. En général, l’Empire du Milieu ne cache pas son attrait pour ce vaste territoire situé pourtant à 1.400 km de ses côtes. « Ce regain d’intérêt s’est matérialisé dès 2004 par la construction d’une station scientifique sur l’archipel norvégien du Svalbard » ; la Chine s’est peu à peu imposée comme un partenaire scientifique mais aussi comme un partenaire économique majeur.

      En 2013, l’Islande devient ainsi le premier pays européen à signer un accord de libre-échange avec Pékin. La même année, la Chine fait son entrée au Conseil de l’Arctique avec un statut de pays observateur. En 2018, la Chine présente pour la première fois sa politique arctique et se définit désormais comme un « État proche-Arctique » – un statut inventé et fondé sur une nouvelle interprétation des cartes. En quelques années, Pékin est devenu le premier investisseur dans la zone et s’est impliqué dans des dizaines de projets miniers, gaziers et pétroliers.

      La Russie, qui détient la  frontière la plus longue avec l’Océan arctique, pourrait être tentée de bloquer ces routes en cas de tensions et d’escalade avec les pays occidentaux. Si les démonstrations de force de la Russie en Arctique inquiètent les pays occidentaux, pour le moment aucun pays arctique n’a intérêt à développer un conflit armé dans la région car l’instabilité ferait sans doute fuir les investisseurs, à minima.

     Des tensions géopolitiques ou de la militarisation, il n’en a pas été question à Reykjavik en mai 2021 lors du dernier Forum ; il s’était officiellement réuni pour parler développement durable, coopération économique et pacifique et protection des populations autochtones menacées par le réchauffement climatique, trois fois plus rapide dans le Grand Nord que sur le reste de la planète. « Nous nous engageons à promouvoir une région arctique pacifique où la coopération l’emporte en matière de climat, d’environnement, de science et de sécurité », a déclaré alors le chef de la diplomatie américaine, Antony Blinken.

      Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, a martelé que l’Arctique était une zone d’influence légitime de Moscou et dénoncé « l’offensive » occidentale dans la région, tandis son homologue américain en visite au Danemark quelques jours auparavant, avait pointé du doigt « l’augmentation de certaines activités militaires dans l’Arctique ».

     Ce dernier conclave a débouché sur une déclaration commune sur la nécessité de préserver la paix et de lutter contre le réchauffement climatique. Une entente de façade alors que les rivalités ne cessent de grandir dans cette région devenue le pôle de toutes les convoitises.

      Depuis 2010, la Russie a en effet construit ou modernisé 14 bases militaires datant de l’époque soviétique et multiplié les exercices militaires. En mars 2017, Moscou a simulé une attaque d’avions contre un radar norvégien. Puis les forces russes ont réalisé l’exploit d’un parachutage à 10.000 mètres d’altitude dans le cercle polaire, démontrant leur capacité de projection dans des conditions extrêmes. Des images satellites récentes montrent ces vieilles bases militaires et hangars sous-marins de l’époque soviétique rénovés, des stations radars flambant neuves installées non loin de l’Alaska et des pistes d’atterrissage qui sont apparues dans l’archipel des îles de Nouvelle-Sibérie, confirmant l’ampleur de cet effort. Pour souligner le tout, Vladimir Poutine a signé au cœur de l’été 2022 une nouvelle doctrine pour sa marine, indiquant que la Russie défendrait « par tous les moyens » ses eaux arctiques ; le document les mentionne 66 fois.

     C’est en effet dans cette région que se trouve la flotte du Nord, la plus puissante des quatre flottes russes, et qui constitue la colonne vertébrale de la dissuasion nucléaire maritime russe.

      En face, l’OTAN montre aussi les muscles avec des exercices militaires de plus en plus fréquents. En 2018, l’exercice « Trident Juncture » en Norvège a rassemblé des troupes des 29 pays membres, rejointes par celles de la Suède et de la Finlande. D’une ampleur inégalée depuis la fin de la Guerre froide, cette manœuvre avait provoqué la fureur du Kremlin. En amont d’une visite en août 2022 du système de radars de Cambridge Bay, au Canada, le Secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a indiqué dans une tribune que l’organisation militaire « muscle la sécurité de l’Arctique », soulignant que « le chemin le plus court vers l’Amérique du Nord pour les missiles ou bombardiers russes serait le pôle Nord ». Les États-Unis voient d’un mauvais œil cette montée en puissance militaire à quelques centaines de kilomètres de leur territoire en Alaska. “Nous avons des intérêts de sécurité nationale évidents dans cette région que nous devons protéger et défendre”, a averti en 2021 John F. Kirby, alors porte-parole du Pentagone.

      Mais dans l’esprit américain, cette militarisation de l’Arctique n’est pas seulement à but défensif. Washington craint le spectre du missile sous-marin Poséidon que la Russie serait en train de mettre au point dans l’une de ses bases tout au nord du pays. Si ces nouvelles armes inquiètent tant, c’est qu’il s’agit de drones capables de déjouer les systèmes américains de détection sous-marine et qui sont équipés de têtes explosives de plusieurs mégatonnes. En explosant, elles pourraient créer des ‘tsunamis’ radioactifs au large des côtes américaines.

      La multiplication des bases militaires russes permettrait de préparer le contrôle de facto par la Russie du trafic maritime le long de cette route. Les États-Unis n’ont aucune envie de voir se répéter dans cette région la même situation qu’en mer de Chine méridionale, où Pékin essaie d’imposer sa souveraineté en construisant un réseau d’installations militaires.

      Si vis pacem para bellum. Alors que John F. Kirby semblait suggérer en 2021 que “personne n’a intérêt à ce que l’Arctique devienne une zone militarisée”, ce n’était pas tant un appel à la paix dans le monde des glaciers, qu’une mise en garde indiquant que les États-Unis sont prêts à défendre leurs intérêts économiques. Les États-Unis ont déployé le 28 février dernier l’un de leurs seize Boeing E6-Mercury en Islande, qui servent (avec une autonomie de 12.000 kilomètres) de postes de commandement aériens et de relais de communication pour le National Command Authority américain, pour des attaques intercontinentales nucléaires potentielles à partir des silos aux US ou depuis les SNLEs américains qui rôdent sous la banquise à l’année, jouant au chat et à la souris avec les vaisseaux russes ou français … Des E6 additionnels pourraient rejoindre prochainement d’autres cieux otaniens en Europe.

       Plus l’Arctique se libère, plus il est rentable et intéressant d’y mener des activités économiques et militaires. Il va donc devenir un point de convergence des puissances de l’hémisphère nord : États-Unis, Russie et Chine. L’Arctique, c’est l’enjeu du siècle à venir.

Quel impact aura la guerre en Ukraine sur l’OTAN et l’UE ?

Quel impact aura la guerre en Ukraine sur l’OTAN et l’UE ?


 

Si l’OTAN sort renforcée de la guerre en Ukraine, il est indispensable d’avoir conscience de ses limites et des adaptations à y apporter, notamment en visant à ce que les Européens y jouent un plus grand rôle. En complément, l’Union européenne doit se réveiller et viser à plus d’autonomie stratégique. Un de ses champs d’application pourrait être l’Afrique, continent aujourd’hui très déstabilisé. C’est ce que s’emploie à nous démontrer le GCA (2S) Olivier Rittiman.

***

La guerre généralisée menée par la Russie sur son voisin ukrainien depuis le 24 février 2022, démontre clairement la réalité de la menace russe pour la sécurité de l’espace euro-atlantique. S’il était encore permis d’en douter, l’agitation de représailles nucléaires par le président Poutine en cas d’ingérence extérieure finit de poser la Russie comme un acteur malveillant cherchant à remettre en cause l’ordre établi et la paix internationale. Dans ce contexte cependant, ni l’OTAN, ni l’Union européenne ne sont en mesure d’agir directement pour défendre l’Ukraine, car elles ne souhaitent pas une confrontation directe avec la Russie. Seuls des sanctions économiques et un isolement international sont donc possibles. Ceci dit, même si une action militaire directe contre les forces russes est exclue, la guerre ukrainienne a déjà des conséquences à la fois sur l’OTAN qu’elle conforte dans sa mission, et sur la réflexion stratégique européenne, qu’elle semble dynamiser au-delà de toute espérance.

Une OTAN renforcée et confortée dans sa mission.

Si l’invasion russe en Géorgie de 2008 illustra déjà clairement la volonté du Kremlin d’empêcher tout élargissement de l’OTAN, occupés par les opérations en Afghanistan, la plupart des Alliés choisit d’ignorer le coup de force russe, le mettant sur le compte d’une provocation géorgienne. Le réveil fut donc d’autant plus brutal au moment de l’annexion russe de la Crimée et du soutien apporté par Moscou aux indépendantistes du Donbass en 2014. Malgré l’évidence d’un retour hégémonique russe sur son ancienne zone d’influence soviétique, tous les Alliés ne partageaient pas encore la même perception de la menace, arguant du fait que jamais la Russie ne s’attaquerait au territoire de l’Alliance.

L’invasion russe de l’Ukraine et la guerre qui s’y déroule depuis ont fini de déciller même les plus sceptiques. Certes, le territoire de l’Alliance n’est pas sous attaque, mais la méthode et les moyens employés par l’armée russe ne peuvent qu’inquiéter les voisins immédiats, à l’instar de la Pologne ou des pays baltes, mais de manière plus générale tous les pays de l’Alliance. Les menaces nucléaires brandies par le maître du Kremlin, si elles manquent de subtilité, ont au moins l’avantage de réaffirmer le caractère nucléaire de l’Alliance et la validité de son article V, traitant de la défense collective. L’attitude russe valide aussi les actions prises depuis 2014, telles que les mesures de police du ciel et les déploiements de bataillons dans les pays baltes et la Pologne, et provoque même leur renforcement avec un nouveau déploiement français en Roumanie. La cohésion de l’Alliance est donc considérablement renforcée et la définition de la menace ne fait plus aucun doute à présent, même les plus rétifs en matière de dépenses de défense se lançant à présent dans un rattrapage massif, à l’instar de l’Allemagne qui débloque 100 milliards d’euros pour moderniser sa défense. La Suède et la Finlande, pays partenaires, ont déposé leur demande d’adhésion à l’OTAN, tant le statut d’Allié présente des garanties face à une Russie qui a choisi de recouvrer le contrôle de son « étranger proche ».

Disposant d’un mécanisme décisionnel politico-militaire, d’états-majors permanents, de plans de défense, de la présence de troupes américaines qui garantissent le lien transatlantique, l’OTAN confirme ainsi qu’elle est la seule organisation crédible et pertinente quand il s’agit de défendre l’Europe. C’est bien dans le cadre de l’OTAN que sont prises les mesures de renforcement des alertes, de déploiements de forces additionnelles et d’activation des plans de défense, l’Union européenne ne disposant pas de ces mécanismes militaires. Il est ainsi significatif que même la France, qui promeut l’idée d’une autonomie stratégique de l’UE, s’intègre parfaitement dans le cadre OTAN pour cette crise, puisqu’elle fournit la force de très haute réactivité et a déployé un bataillon en Roumanie et des avions en Pologne.

Mais au-delà de ce satisfecit, l’OTAN doit prendre garde à soigner son image par rapport à ses partenaires. En effet, si aux yeux des Alliés l’organisation remplit son office, certains partenaires pourraient être amenés à douter de l’utilité du maintien d’une relation avec l’OTAN. Parmi les trois tâches essentielles de l’Alliance, outre la défense collective, figurent la gestion de crise et la sécurité coopérative. Pour cette dernière, il s’agit en particulier d’aider les partenaires à stabiliser leur zone en les conseillant sur la refonte de leur appareil de défense et de leurs capacités. Or, en l’espèce, la fin de mission en Afghanistan résonne pour le moins comme un contre-exemple, voire un échec : après une vingtaine d’années de « Defence Capacity Building », l’armée afghane s’est effondrée en quelques jours. Des pays du Sud pourraient ainsi se poser la question de la valeur du DCB OTAN, surtout s’il n’est pas encadré par des aides sur lesquelles nous reviendrons plus loin. Néanmoins, la résistance efficace des forces ukrainiennes peut sans doute être mise au crédit du DCB OTAN dans ce pays depuis 2014.

En ce qui concerne la gestion de crise, pour des raisons évidentes de maîtrise de l’escalade, l’OTAN est impuissante à gérer celle qui se déroule à ses portes. Certains partenaires pourraient donc se demander si l’OTAN a encore les moyens de sa politique de la porte ouverte, voire même si elle peut encore s’imposer comme un acteur majeur du système de sécurité européen. Certains partenaires pourraient en effet faire le constat de ce que l’OTAN ne peut pas tenir tête à la Russie pour secourir une démocratie ― en dépit de ses
déclarations sur les valeurs partagées ― et un partenaire particulièrement choyé depuis des années, l’Ukraine, de peur d’une escalade nucléaire. Ils pourraient en conclure que leur avenir ne se présenterait pas bien à l’aune d’un rapprochement avec l’OTAN, et qu’il vaut donc mieux faire allégeance à la Russie. En l’état actuel du conflit, rien ne permet de dire si c’est cette analyse qui prévaudra, mais l’action russe vise aussi à faire un exemple avec l’Ukraine pour éviter de nouvelles « défections ». Moscou compte sans doute sur la lourdeur administrative des structures occidentales et la lenteur de leur processus d’intégration qui peuvent décourager les candidats, surtout s’il existe un conflit gelé sur leur territoire. Mais le calcul pourrait être mauvais : en effet, alors qu’auparavant les aspirants à l’UE entraient d’abord à l’OTAN, on assiste à un renversement de situation avec la recommandation par la Commission européenne d’accorder le statut de candidat à l’adhésion à l’Ukraine, à la Moldavie et à la Géorgie, en dépit de leur situation.

Un réveil de la défense européenne

Le poids économique de l’UE vient renforcer le message de défense collective de l’OTAN et matérialise concrètement une réponse coordonnée sur le plan des sanctions que l’OTAN ne peut pas apporter. L’OTAN en contrepartie prépare la défense de son territoire, dans la droite ligne de la coopération institutionnelle entre les deux organisations. On pense ici aux questions de mobilité militaire, de défense cyber ou de résilience qui font partie des mesures de coopération conjointes. La guerre en Ukraine pousse cette coopération comme jamais auparavant, et le front uni des États membres de l’UE quant aux sanctions est rassurant quant à la prise de conscience du danger, et quant à la nécessité d’exister enfin en tant que puissance.

En effet, depuis des générations, le fait militaire était secondaire dans l’Union européenne. La géopolitique ne figurait pas dans le vocabulaire de l’Union et elle se voyait principalement comme une union économique dont le succès devait lui permettre de rayonner dans un monde idéal, où tous aspireraient à lui ressembler. La violence de l’incursion russe et les déclarations belliqueuses de Poutine ont enfin fait réaliser à l’UE que le monde dans lequel elle évoluait n’était ni amical ni sensible à son exemplarité. Le retour de la compétition entre grandes puissances, la montée de la Chine, l’aventurisme de la Russie sont autant de facteurs qui ont fait comprendre aux Européens que pour exister à l’avenir, il fallait être puissant et capable de défendre ses intérêts. L’action qui s’en est suivie a été radicale avec la décision de livrer de l’armement létal à l’Ukraine, un tabou jusqu’alors absolu. Au-delà des livraisons bilatérales, il s’agit bien d’une action coordonnée par l’UE qui met en place un fonds de 500 millions d’euros à cet effet. Il s’agit de rembourser les pays individuels qui prélèvent cet armement sur leurs propres stocks au travers de la facilité européenne de paix, au plafond de 5 milliards d’euros pour la période 2021-2027. La liste des pays qui souhaite livrer des armes à l’Ukraine ne cesse de s’allonger, en dépit des protestations russes, et on peut donc considérer que Poutine a réveillé l’esprit européen de défense.

Si elle n’a pas les moyens de s’engager en Ukraine, l’UE déploie cependant une opération dans une zone extrêmement sensible pour sa stabilité, à savoir les Balkans, avec l’opération Althéa en Bosnie-Herzégovine. Cette dernière mission, qui ronronnait depuis des années, vient de reprendre une pertinence toute nouvelle avec le risque de déstabilisation des Balkans par la Russie en marge de sa guerre en Ukraine. Les renforts récents déployés en Bosnie montrent que l’UE en a bien conscience et qu’elle remplit la mission qu’elle avait héritée de l’OTAN en 2005.

Mais de manière plus générale, elle n’a évidemment pas les moyens de faire face militairement à une crise majeure en Europe, car ses outils demeurent modestes : deux bataillons en alerte qui n’ont jamais été employés, une capacité de planification et de conduite (Military Planning and Conduct Capability, MPCC) qui reste embryonnaire, un état-major militaire modeste faisant le grand écart entre le niveau politique et le niveau tactique, et des missions extérieures qui se limitent à des actions de formation en Afrique (EU Training Mission, EUTM), à l’exception d’EUFOR Tchad/RCA (2007-2009), puis EUFOR-RCA (2014-2015), modestes opérations militaires placées sous chapitre VII de la Charte des Nations Unies, ainsi que quelques opérations maritimes en sus d’Althéa. À l’aune de la crise actuelle en Ukraine, le tout est bien insuffisant, et de nombreux efforts doivent encore être consentis pour en faire un outil crédible. Compte tenu de la place qu’occupe l’OTAN dans le raisonnement stratégique de la plupart des états membres de l’UE, une capacité propre n’est pas encore prête à détrôner l’Alliance atlantique, et ce n’est sans doute pas souhaitable si l’on veut conserver un lien transatlantique solide.

La validité de l’autonomie stratégique européenne

Or ce lien, pour indispensable qu’il soit, reste fragile. La carence de leadership américain, voire l’hostilité manifestée par la présidence Trump vis-à-vis de ses alliés, avaient relancé le débat sur la question de l’autonomie stratégique européenne. Les assurances données par l’administration Biden sur la restauration du lien transatlantique avaient, elles, été ébranlées par l’évacuation catastrophique et non coordonnée de Kaboul et l’interférence américaine dans le contrat des sous-marins australiens. La guerre en Ukraine vient mettre un terme à la crise de confiance entre Européens et Américains, car à l’évidence ces derniers ont répondu présent et s’avèrent indispensables dans ce contexte de défense de l’Europe.

Ceci dit, réfléchir à une autonomie stratégique européenne reste pertinent et nécessaire, car les contributions américaines pourraient se dégrader à l’avenir si les États-Unis devaient s’impliquer davantage en Asie. Cette autonomie stratégique dépasse bien sûr le seul cadre de la défense et englobe des domaines aussi variés que l’accès assuré aux matières premières, le contrôle de bout en bout des productions stratégiques, la protection des réseaux, l’approvisionnement énergétique, la capacité à influencer les marchés et le commerce, pour n’en nommer que quelques-uns. Mais tout cela ne peut fonctionner que s’il existe un volet défense crédible et efficace qui permette de protéger les intérêts menacés ou d’intervenir pour prévenir ou stabiliser une crise. Donc, si le besoin d’autonomie stratégique ne peut être nié, il ne peut pas non plus être dissocié de son volet défense.

L’objectif final de l’autonomie stratégique doit permettre de se dégager de cette dépendance, mais on en est encore loin comme le démontre la guerre en Ukraine : l’Europe ne peut pas seule assurer sa défense sans l’appui des Américains et cette situation perdurera encore de nombreuses années. Il est cependant souhaitable que les nations européennes continuent leur effort de défense afin de soulager les États-Unis, par exemple en acquérant des capacités et des moyens qui permettraient de s’opposer à une incursion initiale, donnant ainsi du temps pour le déploiement des renforts américains. La guerre en Ukraine pousse là aussi à un accroissement considérable des budgets de défense des Européens. De plus, impliquer l’Europe dans des zones périphériques turbulentes permettrait aux États-Unis de mieux se concentrer sur l’effort principal et donnerait davantage de crédibilité aux Européens.

Un champ d’application potentiel

La guerre en Ukraine servira certainement à recentrer l’OTAN sur sa mission principale, la défense collective, mais les deux autres tâches resteront vraisemblablement dans le nouveau concept stratégique. Il s’agit donc de définir le contexte dans lequel cette autonomie européenne pourrait s’exercer et de déterminer quelles tâches l’Union pourrait prendre en charge pour soulager l’OTAN, ou en d’autres termes, comment diviser le travail entre l’OTAN et l’UE. Par exemple, acter du fait que seule l’OTAN, dans un horizon visible, est capable d’assurer la défense « haut du spectre », c’est-à-dire la défense de l’Europe face à une menace conventionnelle, nucléaire ou hybride. En contrepartie, accepter aussi que l’Union européenne soit le choix préférentiel pour les opérations de gestion de crise, pouvant aller de l’entraînement et du conseil, à la stabilisation post-conflit, la sécurité maritime, le développement des capacités des armées locales, jusqu’à une opération de haute intensité.

Le flanc Sud et singulièrement l’Afrique pourrait être son champ d’action. Il s’agit d’une zone d’instabilité, marquée par le manque de gouvernance, la pauvreté et la corruption qui engendrent terrorisme et criminalité ainsi qu’émigration de masse, en particulier vers l’Europe. Ce n’est donc pas un problème américain, et l’OTAN n’est sans doute pas la réponse appropriée, car une solution seulement militaire ne suffit pas. Il convient de traiter le problème en profondeur avec une réponse économique et sociale, comme le prévoit le projet Global Gateway, qui permette de stabiliser ces pays, de fixer leur population.

La tâche est difficile, car il faut convaincre à la fois les Européens et les Africains de son bien-fondé, et il faut enrayer la concurrence chinoise, particulièrement active sur ce continent.

On parle ici d’un marché potentiel gigantesque avec une population qui va exploser en termes de croissance. Si l’Europe veut continuer à exister sur la scène mondiale, elle ne peut pas laisser ce marché aux Chinois, et l’UE doit impérativement concurrencer les « Nouvelles Routes de la Soie » en offrant aux Africains une alternative au piège de la dette chinois. Une implication coordonnée et volontaire de l’UE en Afrique permettrait aussi de contrecarrer les efforts russes, tant sur le plan de la désinformation cherchant à discréditer l’Occident que de la mise en place de groupes mercenaires dont le but est la prédation de ressources en favorisant le maintien en place de régimes corrompus.

On parle d’un réservoir colossal de matières premières stratégiques : hydrocarbures, terres rares, minerais divers, uranium, mais aussi potentiel agricole. Au moment, où elle réalise que 48% de son pétrole et 43% de son gaz proviennent de Russie, l’Europe doit impérativement trouver d’autres sources d’approvisionnement, si elle veut pouvoir se dégager de cette dépendance qui contraint ses marges de manœuvre. Certes, le front des sanctions est solide pour le moment, mais si la crise s’éternise, rien ne garantit que les gouvernements européens puissent maintenir une telle fermeté lorsque qu’ils seront mis sous pression par leurs consommateurs, et cela fait peut-être partie du calcul de Poutine. La France est sans doute le pays le moins dépendant de l’énergie russe, car elle dispose de sa propre énergie nucléaire, mais c’est loin d’être le cas pour les autres Européens qui envisagent même une réouverture des mines de charbon, tout cela au détriment de la transition énergétique qui figurait très haut sur l’agenda européen. Construire des infrastructures supplémentaires capables de recevoir le gaz liquéfié américain demandera du temps et créera une autre forme de dépendance. Il est donc logique que l’UE se tourne vers l’Afrique pour y établir ou y renforcer des relations commerciales qui lui permettront de diversifier ses fournisseurs.

Pour cela, il s’agit d’une part d’injecter une aide massive rapide pour soutenir les États fragiles, et surtout en parallèle de développer les capacités locales en matière de gouvernance politique, économique, sociétale, donc du véritable « Nation Building », mais avec une unité de commandement et d’action que seule l’Union européenne peut apporter. C’est seulement si un tel package est réuni qu’une action militaire peut avoir du sens : elle peut se limiter à des actions de formation à l’instar des EUTM, mais elle peut aussi prendre la forme d’une opération de plus grande envergure, planifiée et commandée par l’UE. Ainsi la MPCC démontrerait toute sa pertinence : en agissant sur ce flanc sud et en laissant la défense de l’Europe à l’OTAN, elle tuerait définitivement l’argument de la duplication entre les deux organisations.

En définissant ainsi à la fois les missions et les théâtres d’engagement potentiels, il est possible de clairement démontrer à l’ensemble des Européens qu’il y a des missions ou des lieux où les États-Unis n’ont aucun intérêt à s’engager, mais qui sont du plus grand intérêt pour l’Europe. Le défi consistera certes à convaincre les pays d’Europe centrale et orientale confrontés à la proximité de la menace russe. Mais pour autant, l’Union ne doit pas laisser les situations se détériorer faute de moyens propres. Pour y parvenir, il s’agit d’avoir la capacité d’apprécier une situation indépendamment des États-Unis, puis de déterminer un objectif politique commun pour appréhender la crise, et enfin de décider ou non d’intervenir, mais en sachant qu’on en a les moyens. Le choix de la non-intervention ne doit donc plus être un choix par défaut de moyens, mais bien un choix assumé.

En synthèse

La guerre en Ukraine justifie pleinement l’existence de l’OTAN et constitue une démonstration éclatante de son caractère indispensable. Plus que jamais, l’Alliance atlantique reste le garant de la sécurité européenne face à une menace russe, car elle représente le seul forum permanent réunissant au quotidien Américains et Européens. L’OTAN dispose de mécanismes et de procédures rodées et éprouvées, d’états-majors permanents multinationaux, de plans de défense et de missions permanentes et les
Américains ― commandeurs comme troupes ― y sont présents à tous les niveaux, véritables garants du lien transatlantique.

Les Européens seuls ne sont pas encore en mesure de prendre le relais des Américains, mais pourraient jouer un plus grand rôle au sein de l’OTAN, comme semblent le démontrer les efforts en matière de dépenses militaires et les dernières annonces en date. L’invasion russe en Ukraine a servi d’électrochoc à l’UE qui prend enfin la mesure des réalités géopolitiques. Cette prise de conscience pourrait déboucher sur le développement de la culture stratégique et sécuritaire d’une organisation à l’origine principalement dédiée au commerce et à l’économie.

Afin de pouvoir un jour prendre en charge leur propre défense, les Européens doivent s’essayer sur un créneau à la mesure de leurs capacités actuelles. Leur autonomie stratégique initiale pourrait envisager l’Afrique comme son champ d’application, pour des raisons de proximité, d’intérêt économique et de stabilité.

L’OTAN étant pleinement occupée par la menace russe pourrait convenir d’une répartition des tâches avec l’Union européenne, en laissant le champ libre à cette dernière sur le flanc Sud. L’intérêt de cette démarche serait de spécialiser les organisations dans leur domaine de prédilection à savoir la défense collective, haut du spectre pour l’OTAN, et la gestion de crise hors zone accompagnée d’actions de développement pour l’Europe, dans le but de contribuer à stabiliser son environnement africain, de limiter les flux migratoires en provenance du continent et d’y contrer l’influence russe et chinoise.

CERCLE MARÉCHAL FOCH

Cercle Maréchal Foch

Le G2S change de nom pour prendre celui de Cercle Maréchal Foch, tout en demeurant une association d’anciens officiers généraux fidèles à notre volonté de contribuer de manière aussi objective et équilibrée que possible à la réflexion nationale sur les enjeux de sécurité et de défense. En effet, plutôt qu’un acronyme pas toujours compréhensible par un large public, nous souhaitons inscrire nos réflexions sous le parrainage de ce glorieux chef militaire, artisan de la victoire de 1918 et penseur militaire à l’origine des armées modernes. Nous proposons de mettre en commun notre expérience et notre expertise des problématiques de Défense, incluant leurs aspects stratégiques et économiques, afin de vous faire partager notre vision des perspectives d’évolution souhaitables. (Nous contacter : Cercle Maréchal Foch – 1, place Joffre – BP 23 – 75700 Paris SP 07).

Des roses pour Formose

Des roses pour Formose

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 26 mars 2023

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Dans les années 1980, l’invasion de la République fédérale allemande par les forces du Pacte de Varsovie était le thème le plus joué dans les jeux de guerre, ou wargames, institutionnels ou commerciaux simulant des conflits non plus historiques mais potentiels. Actuellement, le conflit potentiel le plus joué est sans aucun doute celui qui opposerait les États-Unis et la Chine pour la défense de Taïwan. Le détroit de Taïwan est la nouvelle « trouée de Fulda »

On peut ainsi s’appuyer sur des jeux commerciaux particulièrement précis et documentés comme ceux de la série Next War de la société GMT Games, les rapports prospectifs de la RAND Corporation ou encore les 24 wargames effectués récemment par le Center for Strategic and International Studies (CSIS). Tous ces produits et documents sont américains, et donc d’une certaine façon juges et parties. Nous reviendrons sur cette question, mais prenons pour postulat leur objectivité et intéressons-nous d’abord à ce qu’ils établissent.

Tigres et dragons

Plusieurs scénarios de recherche de la conquête de l’île de Taïwan par la République populaire de Chine (RPC) sont envisageables, de la conquête rapide par une invasion à l’absorption progressive, en passant par un blocus accompagné d’une campagne de raids et de frappes. Nous ne parlerons ici que du premier, celui de l’invasion.

Pour tenter cette invasion, l’Armée populaire de libération (APL) dispose de trois forces principales :

Une force de frappe disposant d’au moins 1 200 missiles balistiques à courte portée et 500 à moyenne portée ainsi qu’un millier de missiles de croisière de tout type, dont quelques CJ-100 hypersoniques lancés par air et d’au moins 2 000 km de portée. Associée à un système satellitaire dédié, cette force est capable de frapper non seulement l’île de Taïwan, mais aussi les bases américaines dans toute la région y compris Guam et les bâtiments décelés.

Une force d’assaut avec une composante aérienne d’un corps d’armée de trois divisions aéroportées avec deux escadrons de transport aérien et plusieurs escadrons d’hélicoptères et une composante amphibie de trois brigades de marines et deux divisions mécanisées légères spécialisées. Il y a surtout une flotte spécialisée de 89 bâtiments (4 groupes amphibies dans Next War Taïwan, NWT). Une fois une tête de pont réalisée, la flotte amphibie est capable de porter tous les trois jours une des huit divisions blindées, mécanisées et motorisées immédiatement projetables depuis la côte de la République populaire. Elle peut déployer beaucoup plus et plus vite si des cargos civils peuvent débarquer dans un port conquis à Taïwan.

Une force d’intervention « multi-milieux » composée d’environ 800 avions de combat disponibles dans la région soit 32 escadrons à 24 avions dans NWT dont trois de 5e génération (J-20 et J-31) et six escadrons à 12 bombardiers H-6 porteurs de missiles de croisière. Il faut y ajouter aussi le réseau dense de défense antiaérienne en particulier dans les 39 bases navales et aériennes à 800 km de Taïwan. La force en mer dispose de deux groupes aéronavals (trois à partir de 2024) et trois puissants groupes de combat de surface (SAG), soit deux porte-avions et 75 frégates et destroyers ainsi que cinq patrouilles de quatre sous-marins d’attaque diésel. On peut y ajouter une composante clandestine sur l’île de Taïwan pour renseigner et saboter ainsi qu’une composante cyber visant à entraver les réseaux C4ISR adverses et localiser des cibles. La mission de cette force polyvalente est susceptible de compléter les frappes de la force de missiles, mais surtout de couvrir et protéger la force d’assaut autour de la zone d’opération et dans le détroit.

En face, Taïwan dispose d’une force de dispute des milieux fluides à partir d’une d’un système de défense aérienne intégré sol et air avec 13 escadrons (environ 400 avions de combat) et sur mer de deux SAG réunissant une trentaine de bâtiments. Les forces terrestres sont organisées en trois corps d’armée de 8 à 10 brigades. Cinq îles, dont Quemoy très proche de du continent, sont fortifiées et disposent d’une garnison d’une à quatre brigades. Les trois corps d’armée peuvent être renforcés de 24 à 26 brigades de réserve. Quatre brigades aéroportées constituent la Force spéciale aux ordres de l’état-major général.

Les forces américaines dans la région sont évidemment puissantes. Dans NWT la 7e flotte de l’US Navy peut déployer quatre groupes aéronavals, quatre groupes amphibies, un puissant groupe de surface et six patrouilles de sous-marins nucléaires d’attaque. US Air Force, US Navy et US Marines (USMC) totalisent 43 escadrons de combat dont sept de 5e génération (F-22, F-35B et C), sept escadrons de guerre électronique, sept escadrons d’attaque au sol. Hors zone d’opération, l’USAF peut également faire appel à huit escadrons de 12 bombardiers (B-52H, B-1B et B-2A). Les Américains ont également la possibilité de déployer des forces à terre un régiment littoral du corps des Marines (MLR) et/ou une force multi-domaines de l’US Army (MDTF), soit pour faire simple des brigades bardées de missiles antinavires et antiaériens. Si les conditions le permettent, accès sécurisé à des ports et aéroports taïwanais, USMC et US Army peuvent déployer ensuite plusieurs divisions, légères d’abord puis blindées-mécanisées.

Le problème majeur des forces américaines est qu’elles ne sont pas, au nom de la « politique d’ambiguïté », déjà déployées sur l’île de Taïwan. Politiquement, cela peut toujours conforter le doute sur la détermination américaine à combattre et si le gouvernement de Chine populaire se persuade que les Américains n’interviendront pas, la tentation d’une invasion deviendra très forte. C’est un peu le pendant de l’invasion de la Corée du Nord par les forces des Nations-Unies en octobre 1950 en croyant que la Chine n’interviendra pas. Militairement, la nécessité pour les Américains d’intervenir en quelques jours à partir du début d’une éventuelle invasion de Taïwan leur impose d’être dans des bases proches, au Japon en particulier et à Guam. Or, ces bases sont désormais à portée de tir de la puissante force de frappe chinoise.

La République populaire de Chine (RPC) de son côté est placée devant le dilemme de couvrir son opération d’invasion par des actions préalables – attaque des bases au Japon, occupation des îles Spratleys en mer de Chine du sud ou des îles Senkaku au nord – qui impliqueront des nations tierces dans la guerre, le Japon en particulier, ou bien de ne pas le faire mais de laisser agir trop facilement les forces américaines.

Voyons maintenant comment tout cela s’engeance et les conclusions à en tirer.

D Day à Tainan

Passons rapidement sur le scénario de l’invasion de Taïwan par l’Armée populaire de libération (APL) sans que cela provoque aucune intervention extérieure. Là les choses sont assez simples. La force de missiles détruit rapidement la marine taïwanaise et une grande partie de ses bases aériennes. Pour peu que la défense sol-air soit elle-même rapidement neutralisée et les escadrons de chasseurs-bombardiers porteront le coup de grâce. Presque simultanément, l’assaut est mené sur une des quelques zones de débarquement possibles, soit en pointe sud avec Tainan comme objectif, soit plutôt en pointe nord en direction de Taipeh, soit encore et moins vraisemblablement sur la côte Est de l’île. Malgré une résistance taïwanaise acharnée et une géographie difficile pour la manœuvre, toutes les simulations indiquent une conquête de l’île en environ un mois. Même en modifiant les variables en faveur d’une armée taïwanaise plus forte que prévu et une APL plus faible, s’il n’y a pas d’intervention américaine, l’île est condamnée à être occupée. Et là, pas de scénario à l’ukrainienne avec une aide matérielle venue de l’extérieur puisque Taïwan sera soumise à un blocus.

Le scénario le plus intéressant est évidemment celui où le gouvernement de la RPC est persuadé de l’intervention américaine. Dans ce cas, l’attaque préalable par la force de missiles des bases américaines au Japon et notamment à Okinawa ainsi que sur l’île de Guam paraît indispensable au succès de l’invasion. Ce « Pearl Harbor » en mer du Japon serait dévastateur l’aviation américaine en particulier – on chiffre à plusieurs centaines d’appareils perdus – et secondairement à la marine. Il poserait au Japon le dilemme au Japon de rester neutre ou de s’engager à son tour, avec des forces non négligeables (cinq escadrons de combat, un puissant groupe de surface et deux patrouilles de sous-marins).

Cette phase de frappes s’effectue en même temps que des frappes sur Taïwan, prolongées on l’a vu par des raids aériens et un assaut aéro-amphibie que personne ne peut empêcher. Tout l’enjeu pour les Alliés – États-Unis, Taïwan et sans doute le Japon – est alors de résister le plus longtemps possible sur l’île et de détruire la flotte amphibie de l’APL. Sans flotte amphibie et un ciel disputé, il ne sera plus possible de ravitailler la force débarquée et contenue. Celle-ci sera dès lors obligatoirement détruite.

L’opération américaine prendre la triple forme d’une avancée des groupes de la 7e flotte vers le détroit jusqu’à être à portée de tir et de raids avec une pénétration préalable des SNA, d’une bataille pour la conquête la supériorité aérienne au-dessus de Taïwan et le détroit, probablement sans toucher les bases sur le continent pour éviter une escalade, et enfin d’un débarquement par air ou mer de forces terrestres qui aideront les forces taïwanaises à contenir l’ennemi.

Dans la grande majorité des jeux fondés sur ce scénario, la force de missiles chinoise finit mécaniquement par s’épuiser, les forces aériennes américaines prendre le dessus sur la FA-APL et la défense aérienne navale puis les forces navales américaines pénétrer dans le détroit. Tous ces efforts conjugués associés à ceux des batteries antinavires à terre, finissent par détruire la force amphibie ennemie. Le plus souvent la défaite de l’APL est acquise en deux semaines. Dans les scénarios où toutes les variables sont favorables à la RPC et défavorables aux Alliés (qualité des troupes, capacité des missiles de croisière américains JASSM-ER à tirer en anti-naval, nombre de missiles PAL sous-estimé, refus d’emploi des bases par le Japon, etc.) aboutissent à un enlisement dans Taïwan, avec un front figé avec à moyen terme une intervention à terre américaine mieux ravitaillée que celle de l’APL. Il n’y a aucun jeu où la RPC est parvenue à conquérir totalement Taïwan malgré l’intervention américaine.

Défaite de la Chine populaire quasi obligatoire donc en l’état actuel des choses mais à un prix colossal pour peut-être trois semaines de combats : pertes humaines par dizaines de milliers de morts et des armées ravagées. Même les Américains paieraient un lourd tribut avec de 6 000 à 10 000 morts selon les 24 jeux du CSIS et des dégâts matériels considérables. C’est en soi une donnée politique. Une étude de la RAND Corporation de 2015 montrait clairement que la Chine échouait toujours dans les scénarios d’invasion de Taïwan depuis 1996 mais que l’ampleur de l’échec diminuait avec le temps alors que le prix à payer pour les États-Unis augmentait toujours, jusqu’à ce qu’il puisse être un jour considéré comme rédhibitoire. Et même si les Américains ne sont pas dissuadés, il faudra en persuader les Chinois Au rythme de progression des forces chinoises, une telle vision pourrait dominer à la fin de la décennie.

D’un point de vue opérationnel, ce qui ressort de tous ces jeux est l’extrême vulnérabilité de tous les systèmes d’armes lourds, lents, visibles, dans un environnement où on se lance des milliers de missiles en tout genre, d’une portée très variable mais pouvant aller jusqu’à plusieurs milliers de kilomètres et tous relativement précis. Dans la quasi-totalité des jeux, la grande majorité des bâtiments de surface sont détruits par missiles. C’est le cas de la totalité de la flotte taïwanaise, de la majeure partie de la force navale de surface de l’APL engagée, dont au moins 80 % de la flotte amphibie, mais la marine japonaise perd aussi entre 20 et 30 bâtiments alors que la 7e flotte en perd entre 17 et 25 importants suivant les jeux du CSIS. Point particulier dans absolument tous les jeux : les porte-avions s’avèrent particulièrement vulnérables. Il n’y a pas un jeu où l’US Navy n’en perd pas au moins un (deux en moyenne dans les jeux du CSIS). Les deux porte-avions chinois subissent presque toujours le même sort. Les forces aériennes subissent également d’énormes dégâts. L’armée de l’Air taïwanaise est toujours entièrement détruite, celle de la RPC perd entre 60 et 90 % de ses avions engagés, presque tous dans les airs ou coulés avec les porte-avions puisque les bases ne sont probablement pas attaquées. Les Américains perdent aussi systématiquement plusieurs centaines d’avions, et jusqu’à 700 dans certains jeux. La différence est que la grande majorité des pertes aériennes américaines se fait au sol ou sur les porte-avions coulés.

Quelques systèmes d’armes s’en sortent le mieux dans tous les jeux. En premier lieu, on trouve les sous-marins d’attaque et particulièrement les SNA Los Angeles et Virginia dont chaque patrouille coule une moyenne de 20 navires ennemis au prix de la perte d’un bâtiment. Les sous-marins diesel, comme les Kilo chinois, sont moins efficaces et souffrent mais restent plus efficaces que les bâtiments de surface. Autre système gagnant, en particulier pour le CSIS : les bombardiers à long rayon d’action équipés de missiles de croisière à longue portée. Ces bombardiers sont peu vulnérables puisque leurs bases ne sont pas accessibles aux missiles ennemis et ils peuvent tirer à distance de sécurité. Ils peuvent également emporter beaucoup de munitions, 200 missiles pour un escadron de 12 « camions à bombes » B-52H. Le CSIS fait grand cas des missiles JASSM-ER (Joint air-to-surface standoff missile-Extended range), furtifs, puissants et à longue portée (1 000 km). En considérant, donnée très importante, que ces missiles prévus d’abord pour frapper des cibles à terre, soient efficaces également en antinavires et qu’ils soient produits en nombre suffisant et ils peuvent suffire à eux seuls à enrayer l’offensive chinoise. Troisième système gagnant : les batteries antinavires basées sur l’île de Taïwan ou les îles bastions proches armées de missiles de conception locale Hsiung Feng II et III ou importées comme les Harpoon. Ils seraient également responsables d’une bonne partie des dégâts infligés à la force d’invasion amphibie et pour un rapport coût-efficacité supérieur aux autres systèmes.

Toutes ces simulations (et la guerre en Ukraine) semblent confirmer aussi l’idée de défense en hérisson de l’amiral Lee Hsi-min, ancien chef d’état-major des armées de la République de Chine. Il vaut mieux pour Taïwan investir dans une défense en techno-guérilla selon l’expression popularisée par Joseph Henrotin, à base de nombreuses d’armes anti-accès mobiles, bon marché et de petites tailles plutôt que dans de coûteux bâtiments de surface ou des forces aériennes qui seront rapidement détruits par l’ennemi sans avoir vraiment servi. C’est moins impressionnant qu’une structure classique des forces, et donc peut affaiblir la stratégie déclaratoire, mais sûrement plus efficace opérationnellement. C’est globalement la philosophie des MLR de l’USMC ou des MDTF de l’US Army, efficaces selon les jeux du CSIS, les seuls à les intégrer dans les scénarios, surtout s’ils sont dotés de moyens à longue portée (le CSIS préconise de doter ces forces terrestres de missiles de croisière à longue portée). Le problème est qu’il semble de plus en plus difficile dans un tel environnement « anti-accès » aussi pour les Américains de débarquer dans un port ou un aéroport. Le renforcement des forces locales « avant » la guerre et non pendant prend beaucoup plus d’importance.

Un mot sur la France, qui, comme le Royaume-Uni, n’est jamais intégrée dans les jeux malgré sa proclamation tous azimuts de son caractère de puissance « indo-pacifique ». La faute en revient sans doute et comme souvent à l’absence de moyens à la hauteur de l’ambition proclamée, mais aussi de discours clair sur l’attitude qui serait celle de la France en cas de choses sérieuses. En clair, la France interviendrait-elle aux côtés des États-Unis et éventuellement du Japon en cas de tentative d’invasion de Taïwan et si oui, avec quels moyens puisque ceux-ci, sauf les SNA, ne sont pas adaptés au contexte. Fleuron de notre diplomatie navale, le Charles de Gaulle aurait sans doute un peu de mal à survivre dans le contexte opérationnel du détroit de Taïwan. Quelques bombardiers dans une Nouvelle-Calédonie transformée en porte-avions géant auraient sans doute plus d’effets et d’effets permanents dans la région, si on avait des bombardiers.

De l’importance stratégique de jouer

Dernier point, et non des moindres, sur l’importance stratégique des wargames. « La guerre est une expérience dont l’expérience ne peut se faire » disait Henri Poincaré, en fait il parlait du combat dont effectivement l’expérience au contact de la mort reçue ou donnée ne peut être parfaitement simulée. Mais quelques dizaines d’années auparavant, le grand état-major prussien avait pourtant montré qu’au contraire on pouvait créer expérimentalement une image cohérente des opérations militaires futures en fusionnant un ensemble de données issues de l’histoire, de l’analyse du conflit du moment, des simulations sur le terrain (grandes manœuvres) et in fine, une fois ces données transformées en éléments de jeu, des simulations sur cartes. C’est ainsi que l’armée prussienne seulement pourvue de cette expérience virtuelle jusqu’en 1864 a pu l’emporter sur l’armée française, la plus expérimentée dans le monde réel à ce moment-là. Bien entendu, pour que ce soit utile il faut faire ça avec la rigueur scientifique des sciences expérimentales, comme la médecine décrite par Claude Bernard à la même époque. Bien sûr également, il faut que ces expériences de simulation servent à forger des opinions solides et non à fournir des éléments de confirmation pour des opinions déjà formées. Et si par extraordinaire le résultat des simulations est en contradiction avec une opinion, c’est l’opinion qui doit changer et non le résultat. Tout cela demande, il est vrai une rigueur peu commune avec beaucoup de décisions stratégiques, mais le jeu est la seule méthode sérieuse pour dissiper un peu l’incertitude.

La particularité de la « simulation de Taïwan » comme celle de la trouée de Fulda, ou quelques rares autres, est que ces éléments normalement réservés à un cercle réduit sont offerts au grand public par les publications ouvertes et les jeux commerciaux très sophistiqués. Les mêmes données donnant les mêmes résultats à travers la même équation, des simulations rigoureuses doivent normalement donner des résultats similaires et c’est ainsi que l’on forme une opinion commune sur ce qui peut se passer…et donc l’influencer. Il faut espérer que le haut-commandement chinois simule aussi l’invasion de Taïwan et s’il le fait rigoureusement, pas comme les Japonais supprimant en pleine guerre le groupe de simulation qui prédisait la défaite, il n’attaquera pas tant qu’il n’aura pas, en bon adepte de Sun Tzu, beaucoup plus de chances de réussite. Espérons.

De la même façon, si on s’était concentré sur la simulation commune d’une invasion de l’Ukraine par la Russie peut-être aurait-on eu une meilleure idée de ce qui allait se passer, à condition bien sûr et encore une fois de l’avoir fait rigoureusement en introduisant des variables « plus et moins que prévu ». Mais cela n’a visiblement pas été fait, et surtout pas à Moscou. On voit le résultat.

On peut espérer désormais qu’il y a quelque part à Paris une grande carte de l’Ukraine et ses environs avec des centaines de pions et que l’on y joue des scénarios à la demande. On peut même imaginer une carte de l’Europe ou du monde. Enfin, c’est ce qui se passerait si on était sérieux.

Le Pentagone accélère la fourniture de chars Abrams (plus anciens qu’annoncé) à l’Ukraine

Le Pentagone accélère la fourniture de chars Abrams (plus anciens qu’annoncé) à l’Ukraine

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par Philippe Chapleau – Linges de défense – publié le 21 mars 2023

https://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/


Le 23 janvier, j’ai publié un post sur une des multiples cessions de matériel US à l’Ukraine. 

J’y écrivais que « Washington a annoncé la livraison de 31 chars Abrams à l’Ukraine pour l’aider à combattre l’invasion russe. Le président Biden a confirmé cette aide mais en précisant que les Etats-Unis achèteront pour l’Ukraine 31 chars Abrams M1. Ils seront achetés dans le cadre de l’Ukraine Security Assistance Initiative (USAI) et pas dans le cadre de la Presidential drawdown authority qui permet de livrer des matériels en parc, voire en ligne. »

Sur MSNBC, ce mardi, John Kirby, le porte-parole du National Security Council, a précisé que cette livraison allait intervenir plus tôt parce que les Etats-Unis ont décidé de fournir des chars d’occasion (d’un modèle plus ancien, le M1-A1, au lieu du M1-A2).

L’intérêt est que la livraison sera plus rapide et qu’elle interviendra à l’automne 2023.

31 Abrams permettront d’équiper un bataillon ukrainien de chars de combat.

Les forces ukrainiennes montrent le système français de défense aérienne Crotale NG en action

Les forces ukrainiennes montrent le système français de défense aérienne Crotale NG en action

https://www.opex360.com/2023/03/21/les-forces-ukrainiennes-montrent-le-systeme-francais-de-defense-aerienne-crotale-ng-en-action/


 

Cependant, tous les tirs ne soldent apparemment pas par une « interception réussie ». C’est en effet ce que montrent des images du Crotale NG en action, diffusées sur les réseaux sociaux par les forces ukrainiennes. Pour autant, cela ne remet pas en cause l’efficacité de ce système, puisque la séquence montrée se termine par la destruction d’un missile de croisière russe [dont le type n’a pas été précisé].

« Le système français de défense aérienne à courte portée Crotale NG est en service dans l’armée ukrainienne. Deux lancements visant un missile de croisière russe. Premier : cible manquée. Deuxième : coup au but! », a commenté le ministère ukrainien de la Défense.

 

La courte vidéo [13 secondes] montre le départ des deux missiles depuis l’écran du poste de tir du système, celui-ci recevant des images en infra-rouge.

La Défense ukrainienne n’a pas précisé la date de cette vidéo. Il est possible qu’elle ait été prise le 9 mars dernier, quand les forces russes ont tiré une salve de 81 missiles [dont six armes hypersoniques Kinjal] contre des objectifs situés dans le centre, le sud et l’ouest de l’Ukraine. Seulement 34 d’entre-eux ont été détruits en vol, soit un taux d’interception de 42%…

Pour rappel, le Crotale NG est équipé d’un radar de surveillance pulse-Doppler fonctionnant en bande S, d’un radar de poursuite pulse-Doppler émettant en bande Ku [avec une portée supérieure à 30 km], d’une caméra thermique à double champ [portée de 19 km] ainsi que de capteurs infrarouge. Et il est doté de huit missiles intercepteur VT-1, pouvant atteindre la vitesse de Mach 3,5 et ayant une portée pratique de 11’000 mètres. Le délai d’interception pour une cible évoluant à 8000 mètres est d’environ dix secondes.

Jusqu’alors, l’armée de l’Air & de l’Espace disposait de 12 systèmes Crotale NG… Mais il est question de les remplacer par des VL MICA à la faveur de la prochaine Loi de programmation militaire.

La Bundeswehr « manque de tout et l’Armée française « n’a qu’un peu de tout »

La Bundeswehr « manque de tout et l’Armée française « n’a qu’un peu de tout »

 

par le Général (2s) Jean-Bernard Pinatel, vice-président de Géopragma – Geopragma – publié le 20 mars 2023

https://geopragma.fr/la-bundeswehr-manque-de-tout-et-larmee-francaise-na-quun-peu-de-tout/


Le journal le Monde du 16 mars 2023 a consacré un article à l’armée allemande intitulé « l’accablant état des lieux de la Bundeswehr », et un interview du délégué général à l’armement pour l’armée française. C’est l’occasion d’analyser les capacités opérationnelles des deux principales forces armées européennes confrontées au combat de « haute intensité » qui se déroule sous nos yeux en Ukraine, et qui marque une rupture complète avec les guerres asymétriques qui se sont déroulées depuis soixante-dix ans et auxquelles l’armée française a participé.

« La Bundeswehr manque de tout ». Ce jugement est porté par la commissaire parlementaire aux forces armées, Ava Hölg, après une longue enquête au plus près des corps de troupe. Dans un rapport comminatoire de 170 pages rendu public récemment[1], elle constate que la Bundeswehr « manque de tout », et que sur les 100 milliards promis par le chancelier Olaf Scholz dès le 27 février 2022, « pas un centime n’est encore arrivé à nos soldats ». Le tableau qu’elle trace de la condition militaire et de l’état des forces est accablant. Selon la commissaire « ce ne sont pas 100 milliards d’euros mais 300 milliards dont a besoin la Bundeswehr pour devenir pleinement opérationnelle. » Nous n’avons pas assez de chars pour pouvoir nous entrainer, il nous manque aussi des navires et des avions » . Elle pointe aussi des situations invraisemblables : cela fait 14 ans que la piscine, où les nageurs de combat de la base d’Eckernförde sont sensés s’entrainer, est en travaux. Au cours de soixante-dix déplacements dans les corps de troupe, elle a pu constater l’état de la condition militaire : « il manque des logements, des toilettes qui fonctionnent, des douches propres, des casiers, des installations sportives couvertes, des cuisines pour les soldats, des dépôts de munitions et des armureries, sans oublier le Wi-Fi : il faudrait au moins cinquante ans de travaux pour que les infrastructures de la Bundeswehr soient remises à niveau ».

Ce jugement sans appel arrive à un moment où la coalition du chancelier Olaf Scholz (SPD) est mise à rude épreuve par la guerre en Ukraine, l’inflation engendrée par les sanctions, la précarité d’une partie de la population liée à l’augmentation du coût de la vie, la perte de compétitivité industrielle et les faillites qui en résultent.

En effet la coalition qui l’a porté au pouvoir, regroupe des partis aux priorités différentes. Elle est fondée sur des compromis que le nouveau contexte rend difficile à honorer. Dans le cadre de cet accord de gouvernement, le SPD, de centre gauche en matière économique et sociale, avait obtenu qu’un effort important d’aides soit effectué pour les plus défavorisés, le FDP Parti libéral démocrate, atlantiste qui affiche un libre-échangisme tempéré sur certains points par l’État-providence, veut remettre à niveau l’armée allemande, tandis que la priorité des écologistes, après avoir liquidé l’énergie nucléaire, est de se débarrasser au plus vite des énergies carbonées.

Dans le nouveau contexte créé par la guerre en Ukraine et les « invités inattendus » des sanctions, satisfaire tous ces objectifs dépensiers est une tache quasi insurmontable pour le chancelier. Conséquence des discussions interminables, et la présentation du projet de budget 2024 au conseil des ministres prévue le 15 mars, a été différée sine die. En effet, le Ministre des finances Christian Linder (FDP), soucieux de tenir les objectifs de réduction de l’inflation et de la dette, refuse de céder à la fois aux demandes du ministre de la défense, Boris Pistorius (SPD), qui veut ajouter 10 milliards supplémentaires aux 50 milliards qui lui ont été déjà octroyés dans le projet de budget 2024, à Lisa Paus, ministre de la famille (écologiste) qui réclame la même somme pour aider les enfants des familles défavorisées, allocations prévues dans le contrat de coalition, et, à Robert Habeck, ministre de l’économie, écologiste lui aussi, qui veut interdire l’installation de chaudières à énergie carbonée dès 2024, et demande des moyens importants pour aider les familles à s’équiper de chaudières qui n’utilisent pas des énergies fossiles. Ces tiraillements au sein de la coalition se répercutent même à Bruxelles où un accord qui avait été trouvé, après une longue négociation entre les états membres, pour permettre à la Commission de publier le décret d’interdiction des moteurs thermique dès 2035, vient d’être remis en cause par le Ministre des transports allemand, Volker Wissing (FDP), élu de la Bavière, siège de BMW.

     L’armée française n’a qu’un peu de tout. L’effort important d’un ajout de 3 milliards par an au budget des armées entre 2023 et 2030, annoncé par le Président Macron et inscrit dans la prochaine Loi de programmation militaire (LPM), ne permet cependant pas de répondre au double défi de l’accroissement du nombre de soldats, de matériels, de munitions et  de la condition militaire qui, négligée trop longtemps, rend difficile la stabilité des personnels, le remplacement des partants, et à fortiori l’accroissement des effectifs. Ce sont cinq et non trois milliards de plus par an qu’il aurait fallu programmer jusqu’en 2030.

Néanmoins cet effort est important car il devrait permettre de lancer le renouvellement de notre flotte de SNLE et des missiles nucléaires qu’ils transportent, et ainsi de conserver la crédibilité de notre force de dissuasion nucléaire nationale, socle et ultime recours de notre défense nationale. Il faut souligner que tous les Présidents de la République qui se sont succédés depuis le général de Gaulle, ont toujours fait ce qui était nécessaire pour maintenir, à son plus haut niveau, la crédibilité de nos forces nucléaires sous-marines.

Mais cet effort inscrit dans la LPM n’est pas suffisant pour relever les défis auxquels nos armées, équipées de matériels classiques, doivent faire face du fait de la position géostratégique de la France, des menaces nouvelles qui apparaissent dans le monde et du retard pris depuis la fin de la guerre froide.

En effet la France qui est une puissance continentale comme l’Allemagne, est aussi, ce que nos Présidents sous-estiment, une puissance maritime comme la Grande-Bretagne avec nos 18 000 km de côtes (France et outre-mer) et nos 12,5 millions de km2 de zone économique exclusive (ZEE) qui nous placent au premier rang dans le monde avec les Etats-Unis . Cette ZEE qui regorge de richesses doit être surveillée et protégée. Outre la dissuasion nucléaire, nos armées doivent donc maintenir, au même niveau, les trois composantes Terre, Air, Mer alors que l’Allemagne n’a pas besoin d’une grande marine (longueur de ses cotes 2389 km) et que la Grande-Bretagne, protégée par le « British Chanel », n’a conservé qu’une armée de terre réduite. Ce budget ne permettra donc que d’atténuer les problèmes auxquels nos Armées sont confrontées et que je résumerai d’un seul mot : le nombre !

     Nombre de nos personnels qui est insuffisant pour faire face aux multiples missions en garantissant à la fois une disponibilité opérationnelle importante et une condition militaire acceptable voire incitative. Ainsi l’Armée de Terre a environ 100 000 postes budgétaires ouverts mais pas 100 000 hommes sur les rangs car elle est confrontée à des sous-effectifs, conséquence d’une difficulté à recruter et à fidéliser ses personnels. Ainsi nos soldats sont 250 jours par an hors de leurs garnisons et les compensations des sujétions exceptionnelles de la condition militaire restent, encore aujourd’hui, insuffisamment attractives malgré le rattrapage engagé.

     Nombre de nos matériels et de nos munitions dont il a été fortement question en Ukraine du fait du taux de perte, d’indisponibilité des matériels et de la consommation des munitions que l’on y observe. Il s’y ajoute pour nos armées un taux de disponibilité technique et opérationnel (DTO) insuffisant et qui, selon le rapporteur du budget 2023 n’est que de l’ordre de 50% pour les hélicoptères de l’Armée de terre, de 60% pour les bâtiments de la Marine nationale et de 70% pour les aéronefs de l’Armée de l’Air.

Enfin, il faut souligner que l’augmentation de la production accrue d’armement et de munitions attendue ne peut être réalisée que progressivement. Et même si le Délégué général pour l’armement, Emmanuel Chiva, dans un interview au journal Le Monde du 16 mars 2023 répète la phrase martiale du Président Macron: « nous sommes entrés dans l’économie de guerre », il concède avec réalisme que l’accroissement des cadences de production d’armement passe par des engagements de long terme de l’État auprès des industriels de l’armement et de leurs milliers de sous-traitants, afin de les pousser à investir dans de nouveaux moyens de production. Il se heurte aussi à des goulots d’étranglement en termes de matières premières et de composants, liés en partie aux sanctions et à la désindustrialisation de la France. Quant à l’accroissement des effectifs et à leur stabilité, il passe par l’amélioration de la condition militaire, encore faut-il que cet objectif soit vraiment pris en compte au bon niveau.

Cette remise à niveau des deux principales armées européennes prendra des années. Heureusement, comme je le souligne depuis le 24 février 2022, la Russie, elle aussi, n’a que des moyens classiques limités qui peuvent lui permettre, au mieux, d’annexer durablement que les territoires à l’Est du Dniepr.

[1] Le Monde, 16 mars, page 5 : l’accablant état des lieux de la Bundeswehr, Thomas Wieder.

La Bundeswehr « manque de tout et l’Armée française « n’a qu’un peu de tout ». Général (2s) Jean-Bernard Pinatel.