L’offensive ukrainienne ? C’est pour bientôt ? Elle arrive ? Avec des chars occidentaux ? Des avions occidentaux ? La semaine prochaine ? Le mois prochain ? Bientôt ? Bientôt ? La séquence actuelle, avouons-le, a un petit côté « Désert des Tartares ». Face à des forces russes qui s’épuisent à prendre Bakhmut, on attend de l’Ukraine un « grand coup » au printemps. Derrière cet espoir il y a celui, légitime mais confus et pas forcément réaliste, d’une fin du conflit. Mais ce n’est pas si simple. Prévoir avec précision ce qui va se passer relève d’une spéculation hasardeuse tant l’information manque à l’observateur. Le brouillard de la guerre, le secret des préparatifs, des stocks, des moyens, tout concoure à rendre nébuleux et aléatoires les pronostics. L’objet de cet article est donc moins de faire une prédiction que de discuter des conditions qui sont nécessaires à une opération offensive et d’explorer modestement les quelques hypothèses qui peuvent en découler.
Hiver 2022-2023 : échec russe
L’hiver est passé. Les « grandes offensives russes » que certains prédisaient à la faveur des sols gelés ne se sont pas concrétisées. Tout au plus l’armée russe a-t-elle continué ce qu’elle fait depuis l’été dernier en Donbass : pousser, sous le feu de l’artillerie. Pas de rupture, pas de grande manœuvre mécanisée, pas « d’art opératif », mais une bataille, plus ou moins (bien) conduite, pour s’emparer de localités qui, si elles ne sont pas totalement dénuées d’intérêt opérationnel, ne semblent pas non plus porteuses d’accomplissements stratégiques majeurs. Continuation d’une usure par le feu et le sacrifice d’infanterie de l’adversaire, conquête du Donbass maison par maison et tentatives d’ouverture d’axes logistiques semblent être les objectifs principaux de Moscou sur le terrain. Le grand changement est que l’armée russe a substitué, par la force des choses, une infanterie de conscription, mal entrainée et mal commandée (mais largement pourvue en armement léger correct), à son infanterie professionnelle initiale, trop peu nombreuse, rapidement « consommée » par les combats en début de conflit et irremplaçable avant de longues années. Si des évolutions doctrinales ont été observées – preuve que les états-majors russes réfléchissent, leur traduction tactique semble pour le moins imparfaite et les unités russes manifestent toujours une persévérance dans l’erreur (comme à Vouhledar) qui n’est que la conséquence d’une régénération trop fréquente d‘unités trop étrillées, à base de troupes trop inexpérimentées.
En parallèle, la campagne de frappes par missiles sur l’Ukraine s’est poursuivie, mais a échoué. Il s’agissait d’un mode opératoire représentant un vrai danger : vu la dépendance des sociétés modernes à l’électricité, un effondrement du réseau électrique ukrainien était possible, avec des conséquences à la fois humanitaires et militaires désastreuses. Mais le pays a tenu, grâce à l’abnégation et à l’ingéniosité des personnels ukrainiens, mais aussi à l’aide occidentale. Il semble que, une fois encore, Vladimir Poutine a surestimé ses forces et sous-estimé son adversaire. En livrant massivement des générateurs, des transformateurs, des matériaux et de l’électricité, les soutiens de l’Ukraine ont aidé la tenue du réseau pendant que, en parallèle, le renforcement des défenses antiaériennes usait la campagne russe. Et, de son côté, le Kremlin n’a pas été capable, dans la durée, de mobiliser des stocks suffisants d’armes de précision pour faire tomber le réseau ukrainien. L’Ukraine a tenu, à la faveur d’un hiver raisonnablement doux. Les Russes produisent toujours des missiles malgré les sanctions économiques, mais pour l’heure en nombre trop faible pour détruire les infrastructures électriques plus vite qu’elles ne se reconstruisent. Le « terrorisme par missiles » se poursuit de manière sporadique avec comme seul effet probant d’entraver le retour des réfugiés, ce qui n’est pas « rien » mais tout de même pas « grand-chose » de manière immédiate.
Au tour de Kiev ? Une offensive, « pourquoi » ?
Logiquement, la fin de la séquence hivernale semble appeler un retour offensif de l’Ukraine. On spécule volontiers sur les axes des futures attaques, avec des mouvements plus ou moins amples en direction de Marioupol, de la Crimée, du Donbass… En vérité, il est assez difficile de savoir où, quand et comment les offensives ukrainiennes surgiront. L’analyse des carte donne des voies « désirables », mais pas forcément « possibles ».
La première question à se poser est bien celle du « pourquoi » de l’offensive ? Quels buts stratégiques servirait-elle ? En la matière, la réponse semble assez simple : l’Ukraine souhaite reprendre les territoires occupés par la Russie, au plus vite. Admettons une petite nuance : l’ambition peut varier, selon qu’on évoque les territoires pris par la Russie « depuis le 24 février 2022 », ou « depuis 2015 » (essentiellement le Donbass) ou encore « depuis 2014 » (la Crimée en sus). La question du devenir de cette péninsule constitue un point de discussion entre l’Ukraine et ses soutiens. La Russie joue sur cette ambigüité pour tenter de faire planer le doute sur la légitimité d’une offensive ukrainienne sur la péninsule. Manière d’éviter d’avoir à se poser la question de la possibilité d’une offensive. La Crimée est bien une pièce importante, cruciale, du dispositif militaire russe en même temps qu’un symbole pour Moscou. Sa perte serait à la fois une défaite majeure sur le plan opérationnel et politique pour Vladimir Poutine. Alimenter la fabrique du doute en Europe et suggérer que ce serait aller « trop loin » de la reprendre est donc un bon moyen pour Moscou de diminuer la probabilité d’une attaque via l’espoir des pressions des soutiens de l’Ukraine sur Kiev.
Où qu’on s’arrête, dans tous les cas, l’Ukraine est donc vouée à reconquérir ses territoires perdus, ainsi que la liberté d’accès à la mer qui en découle. Mais pas beaucoup plus. En cela, ce conflit s’inscrit dans son époque, celle de l’après 1945 : menant une guerre défensive conformément à l’article 51 de la Charte des Nations unies, soutenue par des démocraties attachées quoi qu’on en pense au droit international, opposée à une puissance nucléaire qui fait de la survie de son État un motif d’emploi de l’arme ultime, l’Ukraine ne peut envisager une invasion de son agresseur, en dehors peut-être d’incursions sporadiques de quelques kilomètres au-delà des frontières reconnues pour sécuriser une position défensive. L’espoir d’une offensive ukrainienne ne peut donc être « que » de recouvrer ses territoires légitimes, au maximum ceux d’avant 2014. C’est en soi un facteur limitant la réflexion stratégique : à une autre époque, celle des conflits comme « outil légitime » de l’État, dans un lointain XIXe dans lequel est toujours bloqué une partie du logiciel de Moscou, l’Ukraine aurait pu envisager d’aller à Rostov, Voronej et Orel, pour se constituer un petit « glacis », voire d’aller au Kremlin rechercher une victoire par KO. Mais ni le droit international ni la puissance nucléaire russe n’en laissent la possibilité.
Cette limite est porteuse d’une conséquence majeure : une fois les territoires repris, si Moscou n’a ni renoncé ni choisi une ascension aux extrêmes, il faudra s’installer en défense. Et cette situation défensive pourrait durer très, très longtemps. Jusqu’à ce que des forces internes à la Russie n’amènent Vladimir Poutine au renoncement, par lassitude, coût économique, révolte sociale, révolution de palais ou chute dans les escaliers. Elle impose donc une relative préservation de l’outil militaire ukrainien, à la fois sur le plan matériel et, peut-être, humain. L’Ukraine doit se libérer, mais pas à n’importe quel prix. On arrive là aux questions capacitaires.
Une offensive, « avec quoi » ? La question des hommes et des obus
C’est une des difficultés majeures de l’analyse : plus nous nous éloignons du début des combats et de la référence connue de février 2022, et plus les capacités des armées adverses deviennent incertaines. Si la documentation des pertes matérielles a bien progressé et qu’on en a une relativement bonne idée, les débats sur l’évolution des stocks de chars russes disponibles montrent qu’il est plus compliqué de savoir où en sont les deux camps en termes de potentiel restant. Faute de connaître précisément les capacités de maintien en condition opérationnelle, la disponibilité des pièces détachées cruciales et les capacités de production, on est dans le brouillard quant au taux de récupération des matériels endommagés ou de reconditionnement des stockages profonds. Et encore : les chars sont un sujet relativement facile à cerner. Or l’offensive sera déterminée par deux sujets cruciaux qui sont beaucoup plus dans le brouillard : le potentiel humain et le potentiel en munitions, bien plus difficiles à évaluer à ce stade, notamment côté ukrainien.
Depuis le début de la guerre, les sources occidentales déversent beaucoup de chiffres sur la Russie. A la fois pour se rassurer, mais aussi pour exposer les faiblesses de Moscou. De son côté, l’Ukraine prend un grand soin à garder le secret sur une grande partie des informations les plus cruciales concernant ses forces. Ainsi, il est très difficile de se faire une idée des pertes humaines subies par l’armée ukrainienne. La mention de 13 000 morts a circulé en décembre, tandis que celle d’environ 100 000 à 120 000 soldats morts ou blessés (10% de l’effectif mobilisé au printemps) est diffusée actuellement. Ces chiffres concordent en fait, en admettant que les pertes sont lourdes en Donbass actuellement autour de Bakhmut et en comptant un taux de 3 à 5 blessés graves pour un mort : il est possible que les pertes de l’armée ukrainienne soient de plus de 30 000 morts et que pour plusieurs dizaines de milliers de blessés la récupération sera longue, le potentiel physique et psychologique entamé. Au-delà de la tragédie humaine, c’est un sujet important. L’Ukraine ne manque pas d’effectifs, mais il est possible qu’elle commence à manquer d’effectifs « entraînés » et notamment de cadres. Le paradoxe est que, malgré un accroissement de l’expérience des recrues de 2022, le potentiel général de l’armée ukrainienne en termes de qualité d’entrainement a sans doute diminué pendant l’hiver. Même si les volontaires et les réservistes ont été cruciaux pour tenir tout au long de l’année (dans le nord, puis à Bakhmut notamment), l’armée d’active a supporté une grosse partie de l’effort de combat des premiers mois, notamment en Donbass et aux alentours de la capitale. Les pertes ont été importantes, de l’avis de tous les observateurs. Que cela soit lors de la prise de Marioupol ou de Sievierodonetsk, l’Ukraine a perdu sans doute des milliers de combattants très expérimentés issus des formations d’active, et en particulier des cadres. Une de ses grandes forces face à la Russie a été de disposer au début de la guerre de nombreux sous-officiers et officiers subalternes aguerris. Mais les pertes ukrainiennes n’étant pas connues, il est difficile de se faire une idée du potentiel restant. Il faut simplement garder à l’esprit que, même si les choses s’accélèrent avec la guerre, il faut du temps pour former un bon sergent ou un bon capitaine de compagnie. Plusieurs années en temps de paix.
Or une opération offensive de grande ampleur, bien séquencée, demande un haut niveau de compétence, du soldat jusqu’à l’État-major, avec une importance cruciale des échelons intermédiaires (du sergent au capitaine). L’offensive menée par des troupes peu entrainées ne peut être que limitée dans l’espace, dans le temps et surtout dans la complexité. Lorsqu’on parle de la régénération ou de la formation d’une vingtaine de brigades ukrainiennes, leur qualité ne sera au rendez-vous que si les hommes sont bien formés et bien encadrés. Les Occidentaux ont accru leurs efforts d’entrainement. L’UE a prévu de former plus de 15 000 hommes cette année, le Royaume-Uni plus de 10 000. Cet effort serait suffisant pour fournir le potentiel humain d’une dizaine de brigades (l’unité de manœuvre ukrainienne de base – environ 3000 hommes et 300 véhicules blindés dans sa version mécanisée). Les autres brigades seront (re)formées par les Ukrainiens. Si doctrines et méthodes sont de plus en plus occidentalisées, le gros des matériels demeure hérité de l’ère soviétique.
Au-delà de la question numérique des hommes, il faut garder à l’esprit que la constitution d’une unité ne se résume pas à l’agglomération de gens en armes. Il faut fournir de l’encadrement, des matériels, des munitions, des moyens de communication, et surtout un entrainement commun dans le cadre d’une doctrine (qui évolue elle aussi). Une unité militaire ne peut fournir des effets supérieurs à la somme de ses moyens que parce qu’elle a connu des expériences communes, à l’entrainement ou au combat, permettant d’acquérir et de maintenir des capacités en synergie (l’entrainement ayant l’avantage de permettre des erreurs non létales).
Face à ces questions, le besoin d’effectifs, lui, semble immense. L’offensive ukrainienne sur Kharkiv en septembre 2022 avait mobilisé une pointe constituée d’une brigade blindée, deux mécanisées, une aéroportée, deux d’assaut aérien (ces trois dernières utilisées comme infanterie au sol). Six brigades de manœuvre, complétées de six brigades territoriales (pour occuper le terrain et sécuriser les flancs). L’offensive s’était déroulée dans un secteur relativement peu défendu par les Russes, et assez peu fortifié. Ce n’est pour ainsi dire plus le cas d’aucun endroit du front. La mobilisation russe, aussi chaotique qu’elle ait pu être, a fini par fournir des effectifs conséquents. Qu’ils soient mal entrainés et peu aptes à la manœuvre est certain. Mais largement pourvus en armes légères et antichars, en soutien d’artillerie, en mines et en positions fortifiées, ils sont sans doute bien plus « solides » que les forces qui tenaient l’oblast de Kharkiv en septembre 2022. Il faudra donc à l’armée ukrainienne des effectifs aux capacités supérieures pour parvenir au même résultat (plus nombreux et/ou mieux entrainés et/ou mieux équipés).
A cette question des effectifs s’ajoute celle des munitions. Là encore, les chiffres sont flous. L’épuisement russe pronostiqué à plusieurs reprises en 2022 n’est jamais venu totalement, ni en obus, ni en tubes d’artillerie. Une usure est cependant perceptible, qui limite les capacités offensives russes. Si les chiffres les plus variés circulent toujours, on peut estimer que l’armée russe dispose toujours d’un avantage de 2 à 3 pour un en matière de puissance de feu sur l’ensemble du front, à la fois en effectifs et en volume de feu quotidien. Les volumes disponibles suffisent pour les grignotages en cours ainsi que pour la tenue du front. Actuellement on estime que les Russes tirent début mars autour de 10 000 obus par jour, contre 3000 pour les Ukrainiens. L’Ukraine tirait « 5 000 à 6 000 coups par jour » en juin, « entre 4 000 et 7 000 coups par jour » en janvier, et « environ 5 000 » en février. Les consommations baissent, sans qu’il soit possible de dire si c’est le résultat d’une pénurie, d’une restriction volontaire pour constituer un stock, d’un manque de tubes ou plus probablement de la conjonction de ces facteurs. Or une offensive, même limitée à l’ampleur de celle de Kharkiv en septembre, devrait pouvoir disposer d’un nombre de coups important. 5 000 coups par jour pour trois brigades de pointe semble un minimum. Le double serait sans doute sécurisant. Et ce pendant au moins dix jours (même si plus de la moitié sera sans doute consommée pendant les 48 premières heures). C’est donc un stock 100 000 coups qu’il faudrait envisager pour ce qui resterait une « petite » opération. Vu l’ampleur des sucés obtenus en septembre 2023 et la profondeur des défenses russes (notamment en Donbass), il faudrait sans doute une dizaine de ces opérations pour achever la libération du territoire ukrainien (et on arrive incidemment au million d’obus promis par l’Union européenne). La conclusion est que si l’Ukraine a économisé environ 2 000 à 3 000 coups par jour depuis deux mois, elle a pu constituer une réserve de quelques dizaines à quelques centaines de milliers d’obus. Sans doute pas beaucoup plus.
Armes magiques, « game changer », démultiplicateurs de forces (et autres fantasmes)
Face au mur des difficultés logistiques et humaines, le salut pourrait venir, d’après certains observateurs, des « game changers » : chars, avions de combat, HiMARS, missiles GLSDB… Autant de matériels dont on espère qu’ils pourraient renverser la réalité des rapports de force, démultiplier les effets, matérialiser des « ruptures ». Ainsi, l’image des chars Léopard 2 « déferlant dans la plaine du Dniepr » a-t-elle été présentée un temps comme une solution possible au conflit. Comme souvent, les espoirs seront sans doute déçus. Sans nier la qualité des chars promis à l’Ukraine, il faut admettre que leur mise en œuvre sur le champ de bataille sera compliquée, longue, que la chaine de soutien sera d’abord fragile, que l’entrainement prendra du temps pour en tirer le meilleur potentiel, que leur efficacité dépendra de leur intégration dans une manœuvre interarmes complexe et de leur alimentation en munitions nouvelles pour l’Ukraine. De même, la livraison d’avions de combat MiG 29 par les pays de l’Est de l’Europe donnera un renfort appréciable aux forces aériennes ukrainiennes, mais sans que cela ne remette en cause radicalement la réalité des rapports de force. La livraison par les États Unis de nouveaux stocks de munitions rodeuses, de missiles GLSDB et de nouvelles roquettes pour les lanceurs HiMARS aidera indéniablement la frappe dans la profondeur et donc la fragilisation des dispositifs russes, du deuxième échelon, de la logistique, du commandement et contrôle (C2), mais ces matériels ne seront jamais présents en nombre suffisant pour constituer le gros de l’appui feu nécessaire à l’offensive. Dans ce domaine comme dans d’autres il ne faut attendre que des synergies utiles mais longues à produire, des compléments, des ajouts dans les combinaisons disponibles pour le contrôleur opérationnel, mais pas des ruptures radicales ni des solutions miraculeuses. Et tout ira au gré des lenteurs de la production industrielle de matériels complexes et de leur appropriation par l’armée ukrainienne.
Il n’y aura donc hélas pas de « wunderwaffen » mettant seules un terme à la guerre. Et si d’ici l’été l’Ukraine peut disposer de deux ou trois bataillons de 50 chars Léopard 2 associés à quelques bataillons mécanisés de Bradleys et d’un bataillon de reconnaissance équipé d’AMX10 RC, ce sera déjà un tour de force. Compte tenu des pertes subies et de l’usure des vieux matériels, c’est donc une stabilité de la composante blindée ukrainienne qu’on peut espérer (5-6 brigades), mais avec un premier renfort de matériels « occidentalisés ».
Au contraire, il faut souligner que les limites ukrainiennes en matière de C2 sont toujours là. Planifier puis mener une offensive est un processus exigeant, chronophage, qui demande de nombreux officiers d’état-major, des moyens de communication, des flux logistiques… Alors qu’elle disposait d’un avantage marqué sur le plan numérique et qu’elle aurait sans doute pu, en se limitant au seul rapport de forces, démultiplier « sur le papier » les offensives entre août et octobre, l’Ukraine n’a mené qu’une opération dans la profondeur (Kharkiv) et une opération d’usure (Kherson), impliquant chacune une douzaine de brigades sur une centaine de km de front. Elle touchait à ses limites en matière logistique et de commandement. S’il y a peu de chances que les capacités C2 et log ukrainiennes aient diminuées depuis, elles ne se sont sans doute pas démultipliées. Tout au plus peut-on espérer que l’armée ukrainienne serait en capacité de contrôler deux vraies opérations offensives simultanées, impliquant chacune une quinzaine de brigades.
Le tableau de l’offensive ukrainienne à venir – résultante des limites de l’observation
Beaucoup de questions et d’incertitudes donc, mais les limites fixées par la connaissance de certains processus connus (livraisons occidentales, temps d’entrainement, capacités des opérations passées) permettent de dessiner les contours de ce que pourrait réaliser l’Ukraine au printemps. Dans l’hypothèse la plus favorable, et compte tenu des besoins de garder des réserves pour parer à tout retour offensif russe qui pourrait menacer Kiev ou le nord du pays, l’Ukraine pourrait monter deux opérations impliquant chacune une dizaine de brigades territoriales (pour la sécurité de l’opération), trois ou quatre brigades d’assaut aérien et/ou d’infanterie de marine (pour l’assaut initial des positions fortifiées), trois ou quatre brigades mécanisées et un ou deux brigades blindées (pour l’exploitation). Chaque offensive pourrait disposer de 50 000 à 100 000 coups d’artillerie « réservés », pour 10 jours d’opérations à haut tempo et autant d’opérations de nettoyage et de consolidation. Les deux opérations pourraient d’ailleurs être combinées en une seule « grande offensive », sous la forme de deux échelons successifs, avec rotation des groupes de pointe.
Lorsqu’on regarde la carte actuelle du front, on réalise donc qu’on sera dans le « ou », pas dans le « et ». La séquence pourra viser soit la libération d’une partie de l’oblast de Louhansk (mouvement par le nord le long de la frontière russo-ukrainienne avec incursions limitées en territoire russe), soit la prise de Donetsk (symbolique mais couteuse) et le désenclavement de Bakhmut, soit une progression vers Marioupol et Berdiansk pour scinder le dispositif russe en deux, soit la reprise de la centrale nucléaire Zaporijjia et la libération de Melitopol (ce qui, à titre personnel, me semble plus intelligent notamment pour préparer l’hiver prochain avec 6 000 MW supplémentaires disponibles). La Crimée ne pourrait être attaquée cet été qu’à la faveur d’un franchissement réussi du Dniepr, ce qui serait singulièrement compliqué (mais dans l’absolu pas impossible).
On voit donc mal comment la séquence « 2023 » pourrait aboutir à la libération complète du territoire ukrainien : trop limitées dans leur ampleur faute de moyens, de munitions et de capacités de contrôle, les offensives ukrainiennes n’auront sans doute pas la capacité à faire s’effondrer dans son ensemble un dispositif russe solidement adossé à des voies de communication redondantes reliées à un territoire relativement sanctuarisé. Il faudra sans doute donc attendre un nouveau cycle offensif (en 2024 ?) pour espérer assister à une libération de « tous » les territoires.
Il faut admettre également que, à l’horizon de 24-36 mois, les capacités occidentales en matériels lourds (notamment de chars de combat) sont un « fusil à un coup » : si l’Ukraine parvient avec les livraisons occidentales à reconstituer une force de manœuvre solide, elle ne pourra pas compter sur une nouvelle régénération d’ampleur avant longtemps et cette force ne disposera que de peu de matériels de remplacement. Les stocks des Européens et des Américains se vident et les fabrications neuves sont encore lointaines. Une certaine prudence doit donc être de mise à Kiev lorsqu’on envisage l’offensive. Pas question de jouer un « va-tout » et d’envisager une grande bataille de destruction qui emporterait la victoire. Comme on l’a dit plus haut, la Russie ne peut pas être mise à genoux par une défaite d’ampleur. L’outil militaire ukrainien en revanche doit pouvoir durer, ne serait-ce que pour sanctuariser à l’avenir le pays, ce qui incite à sa préservation. Cette prudence devrait durer au moins jusqu’en 2025, date à laquelle la production occidentale en munitions et en matériels – si les programmes sont bien exécutés – devrait être largement supérieure à celle de la Russie. 2025 est également l’horizon pour lequel on pourrait commencer à voir des avions de combat occidentaux mis en œuvre par des pilotes ukrainiens en nombre suffisant, un soutien correct, des munitions, une doctrine, des aérodromes, etc. Encore faudra-t-il que les pays soutenant l’Ukraine « tiennent » jusque là. Et pour conforter ces soutiens, une « petite victoire, souvent » est sans doute préférable à « une grande victoire suivie de longs mois de stagnation sordide ». Il faut pouvoir alimenter la manœuvre médiatique d’un mélange d’urgence dans la difficulté (pour stimuler les livraisons) et de succès méritoires (pour montrer que ces livraisons ont un sens).
Conclusion – la météorologie et l’économie, juges de paix ?
L’hiver a été relativement clément, et les sols d’Ukraine n’ont jamais été aussi gelés et porteurs qu’ils auraient pu l’être. Cela a sans doute aidé les opérations défensives ukrainiennes. La conséquence sera sans doute que la saison de la boue sera plus courte qu’accoutumé et sa fin plus précoce. Ce point est important, car il conditionne la fenêtre favorable à des opérations. En temps normal, on aurait pu attendre une offensive ukrainienne fin mai, lorsque les sols auraient acquis une portance minimale. Cela aurait laissé deux bons mois pour achever les préparatifs, et notamment l’intégration d’un maximum de matériels occidentaux. Mais la tentation pourrait être forte de profiter du créneau au plus tôt, pour bénéficier d’un effet de surprise et/ou de faiblesses russes locales. Il est donc possible que l’offensive ukrainienne commence dès les alentours du 15 avril, même si les délais de formation et de livraisons plaident plutôt pour le 1er juin. Côté russe, il est possible que des opérations offensives soient lancées ailleurs, pour maintenir une pression sur les effectifs ukrainiens. On le sait peu, mais des tirs sporadiques continuent régulièrement tout le long de la frontière nord du pays, tandis que l’agitation russe en Belarus force l’Ukraine à immobiliser des troupes le long de la frontière. L’incursion de quelques bataillons russes dans le nord à la faveur d’un printemps trop sec aurait le potentiel de détourner une partie des forces en formation, perturbant la préparation d’une offensive. Inversement, un été trop humide (cela peut arriver) pourrait retarder les opérations offensives.
On le voit, l’hypothèse la plus probable est que l’offensive ukrainienne viendra, qu’elle libérera encore « un demi oblast et des poussières », mais qu’elle ne conclura pas la guerre en 2023. 2024 pourrait bien passer dans une stagnation sous contrainte, et Kiev a tout intérêt à garder le potentiel pour au moins « une offensive par an », pou des raisons politiques (à domicile comme à l’étranger). L’armée russe de son côté, piégée dans une spirale du recours à la masse avec peu de retex, se condamne à faire et refaire ce qu’elle fait depuis trois mois, sans possibilité de retour à de grandes opérations mécanisées. Mais en arrière plan, c’est bien les questions économiques qui dessinent le seul espoir de « victoire » russe : le renoncement de l’Ukraine par épuisement et manque de soutiens. La crise bancaire et l’inflation, les tensions sociales et la baisse du pouvoir d’achat sont, sur les deux rives de l’Atlantique, porteuses d’une tendance sinon au rejet, au moins à une moindre attention envers le conflit. La production agricole de l’Ukraine sera plus faible cette année et la production industrielle résiduelle est en grande partie absorbée par la guerre. Les plus de huit millions d’Ukrainiens qui ont quitté leur pays – en grande partie des femmes et des enfants – commencent pour beaucoup leur deuxième année dans un pays européen tandis que près d’un million d’hommes demeurent sous les drapeaux. Dans ces conditions, les choix que doit faire l’état-major ukrainien sont cornéliens. Il doit profiter au mieux du cycle offensif actuel, mais sans user à l’excès un outil militaire qu’il devient compliqué de remplacer. Il peut espérer que certaines choses iront mieux dans l’avenir, tout en risquant de perdre des soutiens. Il doit durer, avec comme horizon 2025. Parviendra-t-il à faire mieux qu’une offensive limitée pour libérer un demi-oblast ? Réponse dans les 90 jours.