Ali Laïdi fait partie des quelques rares chercheurs à alerter depuis plusieurs décennies sur la réalité de la guerre économique. Usage du droit à des fins politiques, taxation des entreprises, développement d’une protection des secteurs essentiels, les Européens ont pris conscience de la réalité de cette guerre, mais ils tardent à en prendre la pleine mesure. Alors que la protection est redevenue une nécessité, l’Europe doit cesser d’être naïve.
Ali Laïdi est chercheur au laboratoire de l’École de guerre économique (CR 451) et journaliste. Il est notamment l’auteur d’une Histoire mondiale du protectionnisme (Passés Composés, 2022). Propos recueillis par Jean-Baptiste Noé.
Le terme de souveraineté est revenu à la mode et on en parle beaucoup, parfois en lui donnant des définitions contradictoires. Quelle est pour vous la définition de la souveraineté et d’un État souverain ?
Pour moi, la souveraineté c’est tout simplement la capacité, le pouvoir qu’on a sur nous-mêmes pour avancer et changer, en fonction de notre propre rythme et ne pas se faire imposer par les autres des changements à leur rythme à eux. C’est être capable, non pas de ne jamais changer, mais d’être une société qui évolue en fonction de ses propres choix et en fonction de ses propres réflexions.
« Protectionnisme » est lui aussi un terme à préciser. Il renvoie souvent à l’idée de barrière douanière, mais dans votre ouvrage vous montrez qu’il y a d’autres éléments qui contribuent au protectionnisme, et que ce n’est pas forcément le fait de se couper du monde. Le protectionnisme peut aussi être une façon d’être plus influent dans le monde.
Tout à fait, ça rejoint la définition de la souveraineté. Je suis souverain à partir du moment où je décide d’évoluer à mon propre rythme, lorsqu’on me pousse à évoluer sous la contrainte alors je ne suis plus souverain. D’ailleurs, cette influence extérieure passe notamment par l’économie, et donc la nécessité aussi de maîtriser les flux et les échanges économiques pour un État, un empire, un groupe, etc. « Protectionnisme », est un mot à utiliser avec beaucoup de pincettes. Je préfère le terme de « protection », parce que dans l’histoire de l’homme c’est d’abord la protection qui s’est appliquée dans les relations commerciales. Il s’agissait de faire en sorte que les relations commerciales n’influent pas sur l’identité des sociétés, ce que je montre à travers des exemples de sociétés précolombiennes (Mayas, Aztèques…), mais aussi primitives comme l’indiquent les travaux de Lévi-Strauss. Dans ces sociétés, le commerce existait, mais il se pratiquait uniquement dans des lieux neutres, de manière à ne pas modifier l’identité des sociétés. Une idée reprise par Platon qui souhaite limiter le commerce avec les sociétés qui n’ont pas atteint le développement d’Athènes et qui pourraient y apporter de mauvaises mœurs. Le terme « protectionnisme » a surtout été utilisé par ses ennemis. Le terme « protection » renvoie lui à l’idée de protéger son identité, sa façon de vivre, ses habitudes quand une société se sent menacée par des flux économiques qui pourraient l’obliger à évoluer vers d’autres valeurs, pas seulement économiques, mais aussi des valeurs politiques. C’est pour ça que je préfère le terme de « protection » à celui de protectionnisme. De plus, la protection que l’on se doit les uns aux autres est également inscrite dans notre contrat social : nous renonçons individuellement à notre droit à la violence en échange de la protection du collectif.
L’épisode de Covid 19 a été un peu la remise à l’honneur du protectionnisme. Mais cela donne l’impression que la « protection » est toujours une réponse à une attaque extérieure. Est-ce possible de faire usage de la protection non pas comme un bouclier défensif, mais comme une arme offensive pour prendre des positions dans le marché mondial ?
Oui, c’est d’ailleurs ce que je définis au début du livre. Je considère qu’il y a deux types de protectionnismes. Le protectionnisme défensif et le protectionnisme offensif. Le protectionnisme offensif, c’est celui qui prévoit d’abord de protéger son propre marché et ensuite de s’appuyer sur la protection de son propre marché pour aller conquérir d’autres marchés. Par exemple, il y a du protectionnisme non seulement de la part des États, mais également des entreprises, lorsqu’elles considèrent qu’il vaut mieux acheter tout de suite les start-ups, non pas pour les faire grandir, mais pour éviter que demain elles soient des concurrents importants. Il s’agit d’étouffer la concurrence dans l’œuf. Ce sont des pratiques que les autorités de la concurrence, à la fois américaines et européennes considèrent comme illégales. Il faut évidemment faire la différence entre un protectionnisme défensif qui a longtemps été reconnu par la communauté internationale comme une nécessité lorsqu’un pays ou l’un de ses secteurs économiques est gravement menacé par la concurrence. Dans ce cas, le GATT puis l’OMC, reconnaissent le droit de fermer ses frontières.
Vous parlez de guerre économique, la guerre de l’Ukraine c’est un peu le retour de la « guerre de toujours » si je puis dire avec l’artillerie, l’aviation, la marine… Mais on voit bien qu’il y a un volet économique très fort : dès le début de l’invasion de l’Ukraine, les Européens ont mis en place des sanctions économiques, il y a eu l’usage de la monnaie, notamment la dévaluation du rouble et les limitations du secteur financier. Est-ce que cette guerre en Ukraine modifie la perception ou la pratique que l’on a de la guerre économique ?
Il faut resituer l’ensemble du mouvement en ce qui concerne le retour du mot « protectionnisme ».
Je le situe à partir de 2008, de la crise financière des subprimes, où on voit émerger de nouveaux réflexes protectionnistes dans le monde. Ce phénomène s’accentue avec les crises suivantes : le Brexit, mais aussi l’élection de Donald Trump qui assume parfaitement une politique protectionniste, voire également une stratégie de guerres commerciales contre la Chine bien sûr, mais aussi contre l’Europe. Le Covid vient confirmer la nécessité pour un certain nombre de pays de protéger certains secteurs stratégiques, notamment les médicaments. On a pu voir que 80% des principes actifs de nos médicaments sont fabriqués en Asie, ce qui a posé un vrai problème. La guerre en Ukraine vient parfaire la prise de conscience des élites d’un affrontement économique qui nécessite une meilleure protection de l’économie.
Les élites européennes considéraient que la violence était le monopole du champ politique et qu’il n’y avait pas de violence dans le champ économique. Or mon travail c’est de montrer qu’il y a bien de la violence dans le champ économique et qu’il faut s’emparer de cette question, qu’il faut réfléchir sur la violence dans le champ économique, d’où la réémergence également du mot « guerre économique », qui a été très mal utilisé par nos dirigeants au début de l’invasion le 24 février 2022. On ne mène officiellement une guerre économique d’État à État que quand on est en guerre tout court. C’est ce qui s’est passé en 1915 lorsque les militaires français ont conceptualisé la guerre économique au moment où ils sentaient que la guerre allait s’embourber dans les tranchées et qu’il fallait donc mener une guerre totale à l’Allemagne et notamment économique pour l’obliger à rendre les armes.
Là, dans l’affaire de l’Ukraine avec la Russie, on n’est absolument pas dans une guerre économique, on est dans une guerre qui concerne militairement l’Ukraine et la Russie et on est dans une réaction de l’Europe et de l’Occident qui est de mettre en place des sanctions non pas pour mener la guerre économique à la Russie, mais pour obliger la Russie à revenir à la table des négociations et trouver une issue politique et pacifique à ce conflit. Donc on ne peut pas déclarer que la France, l’Europe ou les États-Unis sont en guerre économique contre la Russie parce qu’on serait vraiment dans un cadre de guerre tout court. Cela dit, la guerre en Ukraine, là encore, nous a permis de révéler des questions qui étaient sous-jacentes, qu’on avait vues émerger avant l’invasion de l’Ukraine, notamment notre incapacité à mener une guerre symétrique, voire notre incapacité à tenir sur la longueur dans des guerres asymétriques telles qu’on peut les mener sur différents fronts, essentiellement en Afrique.
Ces doutes existaient bien avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Simplement, le fait de livrer un certain nombre de matériels de guerre, notamment les canons CAESAR, et de livrer les munitions qui vont avec, on s’est aperçu qu’on ne pouvait pas livrer trop d’armes au risque de mettre notre défense en danger. Et donc là encore on s’est posé des questions sur notre souveraineté, sur notre capacité à prendre nous-mêmes des décisions face à des crises, qu’elles soient militaires ou sanitaires. Et donc aujourd’hui, tous les secteurs économiques doivent être considérés comme des secteurs stratégiques, à tel point qu’au début du premier confinement, on s’est aperçu que même le papier toilette pouvait déclencher un désordre public. C’est une anecdote, mais elle illustre parfaitement le fait que nous avons construit des sociétés où tout devient stratégique pour maintenir la paix et l’état de tranquillité d’un pays.
Vous dites que la violence est présente dans le champ économique. Traditionnellement, le droit est un moyen de réguler ou de supprimer la violence, et il n’y a pas de violence quand il y a du droit. Or on voit dans le domaine économique que le droit est utilisé comme une arme et comme un instrument de violence, notamment à travers le droit américain et son extraterritorialité. Est-ce que ce n’est pas là une perversion du droit qui au lieu de supprimer la violence contribue à lui donner une nouvelle nature ou à la poursuivre ?
Oui très clairement, avec l’extraterritorialité du droit américain (et demain chinois), ce n’est pas la force du droit, mais le droit de la force. On pervertit le droit pour en faire une arme de guerre économique. Et cela est allé très loin, à tel point que même les Américains reconnaissent qu’ils ont dépassé les bornes, notamment vis-à-vis de leurs alliés européens. D’autant que l’on n’est pas sûr aux États-Unis que cette approche administrative du droit serait soutenue par la Cour Suprême qui a toujours été très prudente dans ce domaine.
Donc oui, c’est pour moi une arme, dans le sens où le droit est l’instrument de l’administration et non de la justice. D’ailleurs, les juges n’arrivent qu’à la toute fin de la procédure et se contentent de tamponner l’accord entre l’autorité de poursuite et l’entreprise. C’est pourquoi on les appelle les « juges tampons ». Les Chinois ont parfaitement étudié le système administratif américain et le dupliquent à travers un certain nombre de lois-miroirs qui préparent l’extraterritorialité du droit chinois. Et nous, Européens, risquons d’être pris en tenaille par ces deux législations.
C’est intéressant de voir que la Chine mime, ou copie les États-Unis pour développer sa puissance. Ils ne développent pas une puissance autonome, mais essayent de faire une copie de la puissance américaine.
Oui c’est vrai en partie. À tous les reproches que l’on fait à la Chine en matière commerciale (subventions, aides publiques, transferts de technologies forcés, espionnage économique, embargos, boycott…), Pékin a toujours la même réponse : « vous avez fait la même chose avant nous », et c’est vrai ! C’est complètement vrai, d’un point de vue historique.
Et justement, est-ce que vous sentez pour l’Europe une évolution, une prise de conscience, est-ce qu’on a progressé depuis l’affaire Alstom et les sanctions contre la BNP ?
Il y a clairement, d’un point de vue lexical, une prise de conscience. Cela fait 25 ans que les spécialistes de la guerre économique alertent les dirigeants européens pour leur dire qu’ils sont trop naïfs. À la suite du Covid, ils ont fini par l’admettre et promettre qu’ils ne seront plus naïfs. Dont acte. Les Européens évoluent même s’ils ne reconnaissent toujours pas l’existence de la guerre économique. Ce qui signifie qu’ils ne sont pas prêts à changer leur logiciel et à se préparer à ce nouveau monde. Pourtant, les épreuves sont devant nous. Nous verrons comment ils répondent au plan américain « Inflation Reduction Act » qu’ils considèrent comme contraire aux règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à cause des milliards de subventions pour les entreprises et les consommateurs américains. Soit ils y répondent en édifiant un « European Buy Act », c’est-à-dire un Règlement européen pour soutenir le made in Europe, soit ils se plient et s’affaiblissent encore plus.