Après la mort de Nasrallah, quelle stratégie régionale pour l’Iran ?

Après la mort de Nasrallah, quelle stratégie régionale pour l’Iran ?

par Héloïse Fayet – IFRI – publié le 30 septembre 2024

Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah, a été tué dans une frappe israélienne à Beyrouth le 27 septembre. La milice et son dirigeant étaient considérés comme le fer de lance de l’Axe de la Résistance, cette coalition de groupes miliciens majoritairement chiites qui sont au coeur de la stratégie régionale de l’Iran.

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Rencontre entre l’ayatollah Khamenei et Hassan Nasrallah en 2019
Rencontre entre l’ayatollah Khamenei et Hassan Nasrallah en 2019

Après l’attaque sur le consulat iranien à Damas le 1er avril et la mort d’Ismail Haniyeh, chef politique du Hamas, dans une opération attribuée à Israël au centre de Téhéran fin juillet, il s’agit donc d’un nouveau coup dur pour l’Iran, qui ne parvient plus à protéger ses atouts à l’étranger et maintenir une dissuasion crédible vis-à-vis de l’État hébreu. Comment le régime peut-il réagir à cette nouvelle donne, entre restauration d’un équilibre et prévention de l’escalade ?

Une vulnérabilité grandissante

« Nous appelons les musulmans à soutenir […] le fier Hezbollah par tous les moyens dont ils disposent. » C’est par ces termes plutôt modérés que le Guide suprême iranien, l’ayatollah Khamenei, a réagi à la mort du commandant du Hezbollah, qui ne « restera pas impunie ». Si le texte contient les références habituelles à l’« entité sioniste » à l’origine de tous les maux du Moyen-Orient, le vocabulaire est bien moins martial et décisif que pour venger les précédents assassinats de dignitaires iraniens ou des groupes proches de Téhéran dans les derniers mois.

L’attaque du 1er avril sur le consulat iranien à Damas avait ainsi fait l’objet d’une riposte à la fois verbale et cinétique, en affirmant que tous les intérêts iraniens ciblés à l’étranger (même en dehors du territoire de l’Iran) feraient désormais l’objet de représailles directes contre Israël. Cette promesse s’est incarnée par une salve de près de 300 drones, missiles de croisière et missiles balistiques tirés depuis l’Iran vers l’État hébreu dans la nuit du 13 au 14 avril. Si les intentions profondes de cette attaque, entre réelle volonté de nuire et simple démonstration de force entourée de précautions, font encore débat aujourd’hui, elle a été présentée comme une victoire à Téhéran, fausses images d’explosion à l’appui, permettant de préserver l’image de la République islamique auprès de ses affiliés. La réponse israélienne sous forme de frappe ciblée près des installations nucléaires de Natanz le 19 avril a quant à elle été largement minimisée par le régime.

Si l’Iran pensait avoir alors « restauré la dissuasion » vis-à-vis d’Israël, la mort d’Ismail Haniyeh au cœur de la capitale le 31 juillet a porté un premier coup à cette crédibilité. Malgré un ton martial mettant en garde l’État hébreu contre une « riposte imminente », le gouvernement iranien, divisé entre un Massoud Pezeshkian relativement modéré, conseillé par des réformateurs tels que l’ancien ministre des Affaires étrangères Javad Zarif, et les conservateurs plus extrêmes menés par les Gardiens de la Révolution, s’est retrouvé dans l’incapacité de « venger » cet affront à la réputation de l’Iran. En effet, il aurait été inutile, voire contre-productif, de réitérer l’attaque sur le même mode opératoire qu’en avril, sauf à augmenter le nombre de projectiles afin de saturer les défenses israéliennes – ce qui aurait d’autant réduit les stocks iraniens – et réduire le préavis d’alerte, sans garantie de succès. De plus, contrairement à la nécessité de venger la mort de Qassem Soleimani en janvier 2020, le besoin de réagir à la mort d’Ismail Haniyeh est moins pressant : en tant que chef politique d’un groupe sunnite, allié de l’Iran par opportunisme, son rôle dans la stratégie régionale du régime était moindre.

La réaction iranienne est encore plus modérée lors de la mort de Fouad Shukr, commandant de la branche militaire du Hezbollah, lors d’une frappe israélienne au Liban le 30 juillet, puis au fur et à mesure des frappes de « décapitation » de la milice en août et en septembre, qui culmine par l’opération des « bipeurs » le 19 septembre et enfin la mort de Nasrallah le 27. Cette prudence est compréhensible : en effet, le régime n’avait pas ouvertement soutenu l’engagement du Hezbollah dans la guerre vis-à-vis d’Israël le 8 octobre 2023, au lendemain des massacres commis par le Hamas et dans lesquelles la milice chiite libanaise n’avait aucune responsabilité. Téhéran avait à plusieurs reprises démenti toute connaissance de l’attaque et il est possible que le régime ait tenté de décourager Nasrallah de s’engager, considérant que les risques d’une riposte israélienne et donc d’une mise en danger de cette stratégie de glacis de protection du territoire iranien au travers de ses milices étaient trop élevés. Force est de constater que les actions israéliennes ont donné raison à cette frange plus prudente du gouvernement iranien, laissant présager une absence de réaction à la mort de Nasrallah.

Vers une recomposition de l’Axe de la Résistance ?

Si le Hezbollah est désormais privé de commandement opérationnel et sérieusement décrédibilisé dans la région, il n’est cependant pas totalement mis hors d’état de nuire. Les caches d’armes, notamment de systèmes capables de frapper le territoire israélien dans la profondeur, demeurent nombreuses dans le Sud-Liban, tout comme la capacité du groupe à se camoufler au sein de la population. Une opération israélienne au sol, dont l’ampleur reste à déterminer, est probablement nécessaire pour réduire encore les capacités de nuisance de la milice et donc permettre à moyen terme le retour des Israéliens déplacés dans le nord du pays, un nouvel objectif de guerre déclaré par Netanyahou le 19 septembre dernier.

Reste que le groupe qui offrait un débouché à l’Iran sur la Méditerranée, une plateforme pour ses trafics et un moyen de pression continu sur Israël n’est probablement plus en mesure d’assurer un rôle de coordinateur et de représentant de l’Axe. Plusieurs groupes peuvent désormais prétendre au poste.

Les Houthis, bien qu’historiquement moins proches de Téhéran et promouvant leurs intérêts propres au Yémen, apparaissent aujourd’hui comme le principal facteur de nuisance contre les intérêts occidentaux dans la région. Leurs capacités n’ont quasiment pas été affectées par les frappes anglaises et américaines conduites depuis décembre 2023 et ils sont toujours en mesure de frapper directement l’État hébreu, exerçant ainsi la vengeance au nom de l’Axe, bien que leur puissance de feu soit inférieure à celle du Hezbollah. L’armée israélienne a bien compris leur potentiel destructeur et a ainsi conduit des frappes contre le port d’Hodeïda et d’autres installations militaires houthies le 29 septembre. Cependant, du fait d’un éloignement géographique et idéologique du reste des groupes composant l’Axe de la Résistance, il est peu probable qu’ils exercent un rôle majeur dans cette alliance à moyen terme.

À l’inverse, les milices irakiennes proches de l’Iran se sont montrées relativement modérées depuis le 7 octobre. Les quelques tentatives d’attaques par drone en direction d’Israël ont toutes été interceptées, avec un soutien principalement verbal de la cause palestinienne et de l’Axe de la Résistance. Les milices étaient en effet concentrées sur leur objectif local : le départ des forces occidentales présentes dans le cadre de la coalition contre Daech. Avec un sens remarquable du timing, un accord a été annoncé le soir même de la mort de Nasrallah, prévoyant le départ partiel des troupes américaines dès 2025. Les réjouissances locales que l’on aurait pu attendre ont été quelque peu gâchées par l’attaque israélienne sur Beyrouth, et de nombreuses manifestations violentes ont éclaté dans Bagdad au cours du week-end, dont certaines à proximité de la « Zone verte » abritant les ambassades. Bien que cet accord puisse évidemment être renégocié en fonction des besoins opérationnels américains ces prochains mois, cela donne une nouvelle respectabilité aux milices irakiennes, qui pourraient s’en servir comme levier pour gagner une place plus importante au sein de l’Axe de la Résistance.

La voie du nucléaire ?

Les deux composantes de la « dissuasion conventionnelle » iranienne – son arsenal de missiles balistiques, de croisière et de drones, et ses relais régionaux – se retrouvent donc affaiblies dans la configuration actuelle. Bien qu’il conserve de nombreux leviers relevant de la « guerre hybride », le régime pourrait donc être tenté de se tourner vers l’arme ultime : la bombe nucléaire. La prolifération iranienne semble en effet hors de contrôle depuis la sortie par les États-Unis de l’accord de Vienne en 2018 : les rapports trimestriels de l’Agence internationale de l’énergie atomique font état de quantités croissantes d’uranium enrichi – et donc d’un temps réduit pour fabriquer un engin explosif –, bien qu’aucun signe d’arsenalisation du programme ne soit visible. La parole iranienne est également plus ouverte qu’avant sur ces perspectives, rappelant que des attaques israéliennes contre des installations du programme de Téhéran pourraient pousser le régime à franchir le seuil.

Cependant, la voie de l’acquisition d’une arme fonctionnelle reste aujourd’hui peu probable pour l’Iran. En effet, bien que ses réseaux aient été attaqués, et le territoire iranien frappé par Israël, les intérêts vitaux du pays ne sont pas menacés. Or, face à un État nucléaire, lui-même soutenu par la plus grande puissance atomique du monde, une arme nucléaire à vocation offensive serait inutile, voire dangereuse. De plus, ni la communauté occidentale ni les soutiens régionaux de l’Iran ne pourraient accepter une crise de prolifération dans une région déjà extrêmement tendue. Soucieux de poursuivre des efforts de désescalade, le président Pezeshkian a au contraire affirmé vouloir reprendre le dialogue et les négociations sur le désarmement en marge de sa venue à l’Assemblée générale annuelle des Nations unies. Même privé d’une stratégie régionale durable, l’Iran se satisfait donc pour le moment de son statut d’État du seuil nucléaire pour maintenir la dissuasion, se sachant capable de le franchir en quelques semaines sur une décision politique. Mais jusqu’à quand ?

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Après la mort de Nasrallah, quelle stratégie régionale pour l’Iran ?

Hassan Nasrallah : la chute de l’ennemi numéro 1 d’Israël

Hassan Nasrallah : la chute de l’ennemi numéro 1 d’Israël

Hassan Nasrallah
Hassan Nasrallah, même liquidé par Israël, son héritage islamo-mafieux est considérable, il va du terrorisme émancipé de Beyrouth à Caracas, où le mouvement terroriste est devenu le principal cartel de la drogue, mais ça c’est une autre histoire… Photo LeLab Picto – Le Diplomate

 

Par Alexandre Aoun

Adulé par les uns, honnis par les autres, le défunt secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah ne laisse pas indifférent. Retour sur sa jeunesse, son activisme au sein du parti chiite et son implication pour faire de son organisation une puissance régionale. Amputé de son leader charismatique, quel est l’avenir du mouvement libanais ? Analyse.

En fin d’après-midi le 27 septembre peu après 18h30, les F-35 israéliens pilonnent un quartier de la banlieue sud de Beyrouth, véritable fief du Hezbollah. Selon les dires de Tsahal, «le quartier général souterrain» du mouvement chiite libanais, «situé sous un immeuble résidentiel» a été visé, tout en affirmant que le secrétaire général du parti Hassan Nasrallah a été éliminé. Pendant plusieurs heures, la rue libanaise et tout le Moyen-Orient attendaient impatiemment le communiqué officiel du parti. Il est arrivé en fin de matinée le 28 septembre précisant que « son Éminence, le Sayyed, le chef de la Résistance, le serviteur vertueux, a rejoint la demeure de son Seigneur ». Le texte précise également que le mouvement chiite promet « plein de sacrifices et de martyrs, de poursuivre son djihad en affrontant l’ennemi sioniste ».

Aux quatre coins du Moyen-Orient, cette annonce fait office d’un séisme politique. A Idlib, dans le dernier bastion djihadiste syrien, dans certains quartiers chrétiens libanais et en Israël, la nouvelle donne lieu à des scènes de liesses. Les chiites d’Irak, d’Iran, du Liban ainsi que plusieurs villes syriennes sont sous le choc, entre tristesse et désespoir.  

L’éveil politique

Hassan Nasrallah est né le 31 août 1960 dans le quartier de la Quarantaine, non loin du port de Beyrouth. À l’époque, des masures de bois et de tôle abritaient là un extraordinaire melting-pot de la misère. Les chiites pauvres venus du Liban-Sud se mêlaient aux réfugiés palestiniens, à des Kurdes et à des Arméniens, qui se partageaient ce bidonville aux portes de la capitale. Dès son plus jeune âge, Hassan Nasrallah s’est imprégné des petites histoires de « ces peuples sans terre » que sont les Palestiniens, les Kurdes et les Arméniens. Son père Abdel Karim s’est installé à Beyrouth, comme de nombreux chiites de l’époque, pour trouver un travail dans la capitale.

Très vite, son adolescence est marquée par le début de la guerre civile libanaise qui débute en 1975. L’enfance et l’adolescence du Sayyed sont rythmées par ce conflit, dont une partie de la communauté chiite considère qu’il ne la concerne pas. Le futur leader du Hezbollah se prend d’admiration pour Moussa Sadr, l’imam chiite qui prônait la fin de l’injustice sociale et économique pour les déshérités. Sa famille s’installe à Sin el-Fil, quartier chrétien de Beyrouth avant d’être chassé par les milices chrétiennes en 1975. Le clan Nasrallah rejoint finalement le village d’origine de son père d’al-Bazouryié.

Mais le jeune Nasrallah a d’autres projets en tête. Il rejoint Najaf, la ville sainte du chiisme arabe en Irak, pour y poursuivre des études de théologie. Il a 16 ans à peine quand il rencontre, là-bas, le grand imam Mohammed Baker al-Hakim, fondateur du parti al-Daawa, qui lui donne comme tuteur un étudiant libanais, Abbas Moussaoui, prédécesseur de Hassan Nasrallah à la tête du Hezbollah.

En raison de la situation politique en Irak et de la répression des milieux religieux chiites par Saddam Hussein, il retourne au Liban en 1978 en rejoignant les rangs du nouveau parti chiite de l’époque Amal. Lors de son retour, le sud du pays du Cèdre est en proie aux opérations de l’armée israélienne qui intervient jusqu’au fleuve Litani, à 40 kilomètres de la frontière. Hassan Nasrallah décide donc de rejoindre la plaine de Békaa ou il va gravir les échelons au sein du mouvement politique. Toutefois, il fait partie d’un courant de plus en plus sensible aux idées défendues par l’ayatollah Khomeiny qui vient de renverser le shah d’Iran.

Propulsé à la tête du Hezbollah

L’invasion israélienne de 1982 marque un tournant dans la vie de la communauté et de l’homme. Alors que Nabih Berry, chef du parti depuis 1980, choisit de participer au comité de salut national aux côtés de Bachir Gemayel, une branche de l’appareil partisan menée par Hussein al-Moussaoui fait sécession pour fonder avec le soutien de la République islamique d’Iran ce qui deviendra deux ans plus tard le « Hezbollah ». La même année, il intègre la première cohorte de jeunes chiites formés au camp de Janta, dans la Békaa, sous supervision des pasdarans iraniens. Téhéran avait envoyé de nombreux conseillers militaires, avec l’aval de la Syrie, à la frontière syro-libanaise.

Les années au sein du mouvement avant sa prise de fonction en tant que secrétaire général du parti sont mal documentées. En 1987, à 27 ans, Hassan Nasrallah est nommé président du conseil exécutif au sein de la plus haute autorité de l’organisation – le Conseil consultatif (Choura). L’homme se consacre pleinement à l’action politique et à la théologie et ne se consacre aucunement aux actions militaires du mouvement.

L’assassinat du deuxième secrétaire général du parti, Abbas el-Moussaoui, par un raid israélien en février 1992 le propulse du jour au lendemain au sommet de l’appareil politique. Les cadres du Hezbollah, qui ne veulent pas donner à l’ennemi l’impression d’une victoire, précipitent l’élection d’un successeur. Certains ne sont pas convaincus par ce jeune d’à peine 31 ans, compagnon de route de longue date du chef défunt, qui semble être le favori à Téhéran. Mais le temps presse : Hassan Nasrallah est élu secrétaire général. Il le restera, créant au fil des ans une stature de leader rarement égalée dans la région. Le 24 février 1992, une semaine après l’assassinat du précédent leader du parti, il affirme face à la foule que son mouvement est prêt à « venger » la mort de l’ancien dirigeant. Il appelle « le peuple et les partis politiques libanais, notamment chrétiens, à se joindre à la résistance ». 

La même année, il intègre le parti dans l’échiquier politique libanais avec l’élection de plusieurs députés et normalise peu à peu ses relations avec l’ancien frère-ennemi Amal avec lequel ils ont eu de nombreux contentieux sur la question palestinienne. D’un point de vue opérationnel, l’aile militaire se professionnalise et délaisse le mode opératoire terroriste du début des années 1980. Compte tenu du harcèlement constant des troupes israéliennes et de l’Armée du Liban Sud, le Hezbollah obtient le retrait des forces de Tsahal en mai 2000.

2006, le paroxysme de sa gloire

Outre cette victoire militaire historique, le parti obtient ses premiers ministres en 2005. L’assassinat de Rafik Hariri le 14 février 2005 et le retrait des forces syriennes du pays mettent le mouvement en difficulté sur le plan interne. Toutefois, Hassan Nasrallah confirme sa volonté de libaniser et de nationaliser son mouvement. Le mouvement cherche à sortir de son tropisme pan-chiite en scellant une alliance qui fera date avec le Courant patriotique libre du général Michel Aoun le 6 février 2006. L’accord est signé entre les deux hommes à l’église de Mar Mikhaël dans la banlieue sud de Beyrouth. La consécration pour le parti intervient lors de la guerre dite de 33 jours en juillet 2006 contre les forces israéliennes. Embourbées dans le sud du pays du Cèdre, les forces israéliennes n’arrivent pas à atteindre leurs objectifs militaires.

Hassan Nasrallah est même comparé à Gamal Abdel Nasser au lendemain de la nationalisation du canal de Suez en 1956. Des portraits du secrétaire général du Hezbollah étaient présents dans toutes les villes du Moyen-Orient. Des manifestations sont organisées du Maroc au Golfe, aussi bien par des leaders nationalistes, socialistes que par les islamistes des frères musulmans. A Tripoli, des milliers de libyens descendent dans les rues pour exprimer leur soutien et inciter le mouvement chiite à attaquer Tel-Aviv. Une étude du Centre Ibn Khaldoun, réalisée au lendemain du conflit, place Hassan Nasrallah comme personnalité préférée des Egyptiens. En 2006, le Hezbollah était au paroxysme de sa gloire.

Sur la scène libanaise, le Hezbollah passe d’un parti minoritaire à un mouvement omnipotent dans les affaires étatiques. Le coup de force de 2008 face au clan sunnite est un premier indicateur du changement de paradigme du parti au Liban. En 2011, le dirigeant apparaît dans la liste du magazine Times des 100 personnalités les plus influentes au monde. À partir de 2011 et jusqu’à aujourd’hui, les bouleversements régionaux induits par les soulèvements des printemps arabes modifient l’ordre des priorités pour Téhéran et pour le leader du Hezbollah. Les combattants du parti interviennent en Syrie dès les premières années pour aider les troupes de Bachar el-Assad. Sanctuariser le régime de Damas permettait d’assurer la fonctionnalité du corridor terrestre allant de Téhéran à la Méditerranée, en passant par l’Irak et la Syrie.

Un pion lâché par Téhéran ?

La popularité de Hassan Nasrallah est en baisse dans le monde sunnite du fait de son implication sur le territoire syrien, accusé d’avoir commis plusieurs crimes de guerre. Il jouit néanmoins d’une profonde admiration auprès des Chrétiens syriens dont les villages ont été libérées des mains des djihadistes par le Hezbollah. La ville emblématique de Maaloula, ou l’on parle encore l’araméen, a été reprise grâce aux combattants chiites libanais. Sous son impulsion, le Hezbollah a également défendu le territoire libanais contre les incursions djihadistes entre 2015 et 2017.

En interne, les corps de « martyrs » qui reviennent du front syrien par centaines, voire plus, embarrassent le mouvement. Les critiques sont émises sur l’abandon de l’ADN du parti, répondant maintenant aux ordres de Téhéran pour satisfaire son agenda géopolitique régional. En effet, le Hezbollah des années 2010 tisse des liens aux quatre coins du Moyen-Orient, de l’Irak au Yémen, agissant sous la tutelle des Gardiens de la révolution.

La crise politique de 2019, l’explosion du port de Beyrouth en 2020 et l’assassinat de Lokman Slim viennent ternir encore un peu plus l’image du Hezbollah sur la scène libanaise. Faisant parti de l’establishment libanais, rien est fait sans l’aval du mouvement, bloquant ou imposant les réformes au gré de son agenda.

Prenant fait et cause pour le Hamas pour diviser les troupes israéliennes, le Hezbollah a été pris à son propre jeu. Alors que le parti guerroyait, l’armée israélienne préparait sa riposte depuis sa défaite de 2006. En l’espace d’une semaine elle a montré qu’elle avait des dizaines de coups d’avance sur son ennemi. Elle semble tout connaître du parti chiite : ses planques, ses cadres, ses commandants, ses dépôts de missiles, ses moyens de communication.

Alors que beaucoup d’experts et de journalistes le croyaient en Iran ou à l’étranger, Hassan Nasrallah était bel et bien dans un souterrain de la banlieue sud de Beyrouth. Son parrain iranien l’a-t-il abandonné sur l’autel de la realpolitik pour assurer son programme nucléaire et la levée des sanctions ? Est-ce que son parti, qu’il a réussi à modeler à son image, survivra à son élimination ? Une chose est sûre, le mouvement va connaître une période délicate de transition pour remodeler sa hiérarchie politique et militaire. Plusieurs noms circulent déjà pour le remplacer à l’instar de Naïm Qassem, le numéro 2 du parti, Mohammed Yazbek, qui dirige le conseil religieux de l’organisation et enfin Hashem Safieddin, chargé des affaires politiques et économique et cousin de Hassan Nasrallah.

Hassan Nasrallah par le biais de ses discours enflammés aura marqué des générations de partisans qui seront ou non reprendre le flambeau. En décapitant l’exécutif du Hezbollah et en éliminant son ennemi numéro 1, Israël a porté un coup fatal mais a peut-être ouvert la porte au retour d’une forme de djihadisme erratique.

II. Le marché mondial des drogues, une maritimisation irrésistible du narcotrafic ?

II. Le marché mondial des drogues, une maritimisation irrésistible du narcotrafic ?

Par Florian Manet – Diploweb – publié le 29 septembre 2024     

https://www.diploweb.com/II-Le-marche-mondial-des-drogues-une-maritimisation-irresistible-du-narcotrafic.html


L’auteur s’exprime à titre personnel. Colonel de la gendarmerie nationale, Florian Manet est essayiste, expert en sûreté globale, chercheur associé à la Chaire « Mers, Maritimités et Maritimisation du monde » de Sciences Po Rennes. Auteur du « Crime en bleu. Essai de Thalassopolitique » publié aux éditions Nuvis (2018), il publie un nouvel ouvrage intitulé « Thalassopolitique du narcotrafic international, la face cachée de la mondialisation » aux éditions EMS avec le soutien financier et scientifique de la Fondation de prospective maritime et portuaire SEFACIL et avec le partenariat opérationnel d’IRENA GROUP et de « Global Initiative Against Transnational Organized Crime » (GI-TOC). Cet ouvrage est préfacé par le général de corps d’armée (Gendarmerie) Jean-Philippe Lecouffe, directeur exécutif adjoint en charge des opérations à EUROPOL, l’agence européenne de police, tandis que Pierre Verluise, docteur en Géopolitique et fondateur du Diploweb.com clôture par la post-face cette réflexion géopolitique thalassocentrée.

Comment le narcotrafic s’inscrit-il dans la dynamique du commerce international tributaire de la mer ? Opacifiant ses opérations logistiques dans le gigantisme des flux marchands, le narcotrafic y trouve opportunément un levier démultiplicateur de puissance et d’influence en facilitant l’expédition de fret illicite de manière massifiée sur des liaisons intercontinentales. La souplesse apportée par la navigation et les vecteurs maritimes est un atout majeur lui laissant le choix de l’autonomie stratégique ou de la contamination des chaînes logistiques internationalisées. Par là-même, ces pratiques illicites exploitent les lacunes des dispositions juridiques balisées par des conventions internationales et de leurs applications régionales. Elles invitent instamment à évaluer les enjeux de sécurité nationale dans un contexte de montée des tensions internationales qui trouvent aussi à s’exprimer sur les espaces maritimes.

Lire le premier article de cette série de quatre F. Manet, I. Le marché mondial des drogues, une géo-économie singulière particulièrement dynamique ?

INTERCEPTION de go-fast en mer des Caraïbes ou au large d’Algésiras en Espagne, saisie de centaines de kilogrammes de cocaïne dans des conteneurs dans le port d’Anvers, découverte de ballots à la dérive au large des côtes normandes… Ces cas d’usage quotidien constituent autant d’illustrations concrètes d’une maritimisation galopante du narcotrafic international. En effet, ce commerce illicite est avant tout une affaire de logistique : il convient d’approvisionner des marchés de consommation toujours plus demandeurs de produits stupéfiants ou de substances psychotropes. A ce titre, ce segment s’inscrit dans la dynamique irréfragable du commerce international dont près de 90 % des flux empruntent la voie maritime. Comprendre les processus logistiques développés par les organisations criminelles, c’est s’immerger pleinement dans les rouages complexes d’un commerce globalisé tributaire du vecteur maritime. C’est aussi appréhender les enjeux de sécurité nationale confrontée à des menaces hybrides s’exprimant au cœur des chaînes d’approvisionnement et sur les espaces maritimes. C’est enfin s’interroger sur l’« infrastructuration » des relations internationales au travers du rôle joué par les ports maritimes et fluviaux ainsi que par les flottes marchandes qui relient les continents les uns aux autres.

Cette géoéconomie souterraine particulièrement dynamique s’inscrit dans la logique irrésistible de maritimisation des activités humaines et du commerce international (1). Pénétrer les chaînes logistiques internationalisées (2) est dès lors le critère de succès des acteurs illicites, éprouvant les dispositions protectrices du droit international.

Florian Manet
Florian Manet publie un nouvel ouvrage intitulé « Thalassopolitique du narcotrafic international, la face cachée de la mondialisation » aux éditions EMS (2024). L’ouvrage complet peut être téléchargé gratuitement sur le site de la Fondation SEFACIL
Manet/Diploweb

1. La maritimisation des trafics illicites est-elle irrésistible ?

L’éminent géographe portuaire, Alain Vigarié [1], énonce qu’« Il faut avoir présent à l’esprit que la maritimisation du monde est un phénomène irréversible et croissant ; les nations se tournent de plus en plus vers la mer ; elles développent sans cesse leurs intérêts ». Cette vérité s’applique assurément aux velléités criminelles qui transparaissent dans le narcotrafic. Le recours à la mer est un démultiplicateur de puissance (11) qui apporte la sécurité aux trafics illicites (12).

11. Un démultiplicateur de puissance en réponse à un marché des drogues en expansion

Les organisations criminelles contemporaines spécialisées dans le narcotrafic s’inscrivent totalement dans une logique de développement commercial. Avide de gain et d’influence, elles ne peuvent se détourner durablement des capacités jugées infinies qu’offrent les espaces océaniques comme les vecteurs maritimes, du simple bateau pneumatique hors-bord au super tanker sans oublier les flottilles de pêche côtière comme hauturière. Le narcotrafic constitue une illustration parfaite de cette maritimisation de la criminalité organisée. Il considère les vecteurs maritimes comme un démultiplicateur de ses capacités et, partant, de son profit.

La logistique du commerce international, critère de succès

En effet, le narcotrafic international est par nature fortement contraint par la dimension logistique qui commande l’exportation des produits illicites vers les zones de consommation souvent distantes d’aires de production très localisées. Il s’agit alors de concevoir la manœuvre d’expédition du produit transformé de la zone de culture ou des laboratoires de raffinage vers les marchés de consommation. La chaîne logistique est bien souvent multimodale, combinant le transport à dos d’homme dans la forêt équatoriale, dans des pirogues ou des barges sur l’Amazone, puis la voie routière à destination des quais de chargement portuaire et, enfin, la voie maritime. Le conditionnement des substances illicites s’avère très souple et modulable en fonction du contenant envisagé. Il se présente sous la forme de colis isolés de l’ordre du kilogramme rassemblés dans des sacs de sport ou des ballots d’une centaine de kilogrammes. Ainsi, la nature du fret maritime facilite grandement l’opacification des substances illicites dans le gigantesque flux mondial des marchandises et des vecteurs maritimes. Elles peuvent, par exemple, être dissimulées dans des conteneurs « équivalent vingt pieds » [2], dans des cargaisons de fruits et légumes, des caches aménagées dans des troncs d’arbre évidés ou dans des engins de chantiers ou des véhicules destinés à l’exportation. L’imagination des narcotrafiquants est sans limite comme en témoignent les torpilles soudées sur la coque du navire ou les flottilles de narco-sous-marins (narco-submarine) qui appareillent depuis les rivages sud-américains à destination des États-Unis ou de la Péninsule ibérique. Le transport maritime se caractérise avantageusement par la massification du fret transporté et sa grande modularité. Bon marché en comparaison de l’aérien, la contrainte majeure demeure, néanmoins, le temps de navigation qui impose l’immobilisation d’un capital important. Il faut compter une vingtaine de jours de mer pour rallier la Rangée nord-européenne depuis les ports brésiliens, le triple pour une transpacifique à la voile entre Panama et l’Australie par exemple selon les saisons.

La souplesse de la navigation maritime épouse les exigences des trafics illicites

Les espaces océaniques sont des voies d’acheminement privilégiées et parfaitement adaptées au regard des quantités à transporter à l’échelle mondiale estimée à plusieurs milliers de tonnes par an. A titre de comparaison, une « mule » transporte, à chaque voyage, quelques centaines de grammes de cocaïne in corpore. En fonction de leurs velléités, les organisations criminelles sont confrontées à deux modalités de transport pour leurs expéditions :

. la sous-traitance : il s’agit de « contaminer », c’est-à-dire, à l’insu de l’équipage ou du chargeur, insérer des substances illicites à bord du navire, dans ses superstructures ou dans le fret transporté. Cette opération complexe suppose de pénétrer dans des zones réservées et, bien souvent, de corrompre des acteurs de la chaîne logistique ou des autorités publiques. Dans ce contexte, les coûts de transport se réduisent aux charges des personnels associés ou « fidélisés »,

. l’autonomie stratégique : elle consiste dans l’affrètement de flottilles dédiées composées de voiliers, de navires de commerce de deuxième voire troisième main (remorqueur, vraquier, …). Ce mode d’action exige le recrutement préalable de gens de mer fidélisés et compétents. Ces navires affrétés empruntent des routes maritimes soit conventionnelles, les « autoroutes des mers », en se fondant dans le flux commercial, soit des routes secondaires se mêlant dans le flux régional.

Le recours à la voie maritime procure un sentiment de sécurité offert par l’immensité océanique et des commodités logistiques facilitant l’expédition d’un fret massifié. Ils sont, donc, parfaitement intégrés à la chaîne de valeur des substances illicites. Ils en démultiplient la valorisation en sécurisant la mise sur le marché. Ainsi, les océans sont à la fois vecteurs du fret et, plus rarement, zones de stockage par immersion de produits au large des côtes.

12. Une sécurité logistique diminue la prise de risque financier

La transport maritime est une modalité logistique adaptée à des expéditions de fret massifié, bien souvent conteneurisé, permises sur de longue distance, en sécurité. Le commerce international poursuit ainsi l’unification du monde, facilitant l’échange de biens entre continents et accroissant le volume des marchandises échangées. Dans ce contexte, les organisations criminelles y voient aussi une dissimulation possible et une sécurité accrue du transport du fret illicite assurée dans le gigantisme des flux dont seulement 2 % [3] serait contrôlés effectivement. Sur l’espace européen, 10 % des conteneurs originaires d’Amérique du Sud seraient inspectés [4]. Précisons qu’en terme de volume, un quart des marchandises arrivent dans les grands ports maritimes européens sous forme conteneurisée soit plus de 100 millions d’unité par an. 80 % du flux est traité par 20 % des ports européens, en particulier ceux de la Rangée Nord-européenne. Il faut avoir présent à l’esprit la réalité matérielle à laquelle sont confrontées les autorités publiques. Un navire marchand d’une capacité moyenne de 20 000 « équivalent vingt pieds » ou « boites » correspond à un équivalent ferroviaire de 120 kilomètres soit … la distance séparant Paris d’Orléans. Cette transcription sur une modalité de transport terrestre illustre simplement le défi du contrôle physique des flux conteneurisés soumis, par ailleurs, à la pression du temps.

 
Figure 1 : Volume de conteneurs manutentionnés dans les principaux ports de l’Union européenne en 2021 (en millions EVP)
Source : Eurostat. Réalisé par Guillaume Manet
Manet/Diploweb.com

2. Comment pénétrer les chaînes logistiques mondialisées ?

Lutter contre le narcotrafic, c’est aussi appréhender les réglementations, les procédures et les réalités opérationnelles en vigueur au sein de chaînes d’approvisionnement globalisées et multimodales. Il s’agit alors pour les narcotrafiquants de contaminer les circuits logistiques (21) en éprouvant les protections juridiques (22).

21. Les techniques de contamination des chaînes logistiques maritimes

Ainsi, les techniques de contamination du fret maritime sont multiples :

1. Le conditionnement du produit aux fins de sa dissimulation dans le fret licite selon des techniques aussi sophistiquées qu’audacieuses et son introduction, ensuite, au sein de la cargaison ou dans les superstructures du navire.

2. La contamination de la cargaison licite par les substances illicites avant le dépotage du conteneur sur un quai de chargement portuaire.

3. « Rip on, Rip Off ». Le processus opérationnel est le suivant. L’organisation criminelle parvient à pénétrer les espaces portuaires. Puis, elle accède à un conteneur par effraction du sceau douanier. Elle y dépose, au milieu de la cargaison, de la drogue conditionnée dans des sacs de sport ou autre contenant de même nature. Cela nécessite de prévoir deux nouveaux sceaux douaniers. Un premier pour la fermeture du conteneur au port départ. Un deuxième pour sa fermeture au port arrivée.

4. L’intégration de colis dans les superstructures du conteneur. Les trafiquants s’efforcent de glisser dans les superstructures du conteneur (parois, plancher ou plafond) ou dans le local technique des conteneurs frigorifiques (reefers) donnant accès au système de réfrigération.

S’en suit alors une manœuvre de corruption de l’équipage afin qu’il accepte le fret illicite à bord, à l’insu de l’armateur.

5. L’insertion de la cargaison illicite dans les superstructures d’un navire.
Une autre méthode consiste à approcher le navire, en discrétion, au mouillage et à y insérer des produits conditionnés dans des sacs étanches. Un navire de commerce regorge de possibilités dans les superstructures. Cette manœuvre peut, aussi, être rendue possible par la participation de l’équipage. S’en suit alors une manœuvre de corruption de l’équipage afin qu’il accepte le fret illicite à bord, à l’insu de l’armateur. Charge, ensuite, aux marins de dissimuler le produit à bord. Ce système nécessite au préalable la connaissance de la route maritime de ce vecteur et, principalement, de convenir des conditions de récupération du produit au port de destination. Deux scénarii sont envisageables : soit une récupération en mer dans les mêmes conditions ( « Drop off ») que lors du transit du navire, soit directement dans un conteneur sur le quai de chargement ;

6. Les opérations en mer : le Drop Off .Il s’agit pour des trafiquants à bord d’un semi-rigide d’approcher un navire en mouvement. Cette opération se déroule, bien souvent, dans les eaux territoriales au large d’une aire de consommation. D’autre part, les produits illicites conditionnés de manière étanche peuvent, aussi, être passés par dessus bord, dérivant avant que d’être récupérés par une équipe complice en mer.

Ainsi, les côtes françaises de la Manche et de la mer du Nord sont régulièrement le théâtre de manœuvre de Drop Off . Certaines sont de véritables et cuisants échecs à l’image du mois de février 2023 où plus de 2 tonnes de cocaïne ont été découvertes échouées sur les plages de la Manche. Les produits étaient conditionnés dans des sacs étanches solidarisés à l’aide de cordages, munis de gilets de sauvetage et de bidons vides, garantissant la flottabilité requise. Des dispositifs de géolocalisation ont été retrouvés dans ces paquets étanches. Lors de patrouilles aériennes, des sacs vides de type « big bag » ont également été détectés.

Ces opérations complexes nécessitent une rigoureuse préparation en amont, la sélection préalable de compétences maritimes (plongeurs, propulsistes…), une étude précise du vecteur cible et de sa cinématique maritime sans omettre les scenarii d’introduction et de récupération du fret illicite dans les ports départ puis arrivée. Les besoins préalables en renseignement sur l’identification du navire cible, les mesures de coordination sur deux voire trois continents, la mobilisation de compétences rares et de matériels spécifiques et leur projection au port départ / arrivée, l’immobilisation sur de longue période d’un capital financier important démontrent la puissance des organisations criminelles impliquées dans ces trafics d’envergure internationale. Ils disent, aussi, le faible nombre d’impétrants capables d’agir dans la cour des très grands.

Les modes opératoires sont adaptés aux réalités du terrain et aux flux maritimes. Ainsi, l’Observatoire de la Criminalité Organisée de l’Équateur, a identifié des variantes selon les ports de ce pays de transit fortement exposé :
. Port de Manta : Rip-on/ Rip-off sur le vrac, la pollution étant réalisé en amont du port ;
. Port de Bolivar (El Oro) : usage des doubles fonds des conteneurs de fruits et légumes à destination des États-Unis et de l’Europe ;
. Port de Contecon (Guayaquil) : tous les modes opératoires sont rencontrés, notamment du fait de l’accessibilité aisée aux installations portuaires.

22. Le droit international de la mer à l’épreuve du narcotrafic

Quel que soit le mode opératoire retenu, ces manœuvres de contamination du fret maritime interroge sur la sûreté des installations portuaires comme des vecteurs. Plus largement, la question de la sûreté globale du commerce international est posée dans un contexte où les rivalités interétatiques comme la menace terroriste sont évaluées comme très importantes. Comment justifier alors que des conteneurs scellés puissent être ainsi ouverts sur des quais ou à bord de navire ? Comment expliquer que des colis soient insérés dans la superstructure du navire marchand à l’insu de l’équipage ou des personnels en charge de la sécurité des installations portuaires ? Le problème prend encore davantage d’acuité si l’on remplace les produits stupéfiants par des substances explosives ou chimiques. Ou encore, si l’on envisage le scénario d’embargos qui restreignent l’emport de certains types de produits nommément définis.

Le droit maritime s’est très vite emparé des problématiques de sécurité liées aux risques d’origine naturelle et ceux en lien avec la navigation maritime (réglementation du nombre de gilets et de dromes de sauvetage au pro rata du nombre de passagers et de membres d’équipage). Par différence, les premières références normatives dédiées à la sûreté maritime c’est-à-dire la malveillance humaine se font jour, uniquement, à la fin du XXème siècle à la suite d’un épisode malheureux qui a cristallisé la coopération internationale : le détournement de l’Achille Lauro [5]. Cet événement a donné lieu à la Convention de Rome dite SUA (« Suppression of Unlawful Acts against the Safety of Navigation ») relative à la répression d’actes illicites contre la sécurité de la navigation maritime, enrichie de protocoles additionnels [6]. Signée en 1988, elle vise la capture d’un navire par la force, les voies de fait contre les personnes se trouvant à bord comme l’introduction à bord de dispositifs propres à détruire ou endommager le navire.

Même si le terrorisme s’était déjà manifesté sur mer [7], cette menace est clairement prise en compte dans les années 2000 dans le sillage de l’attentat visant le Limburg [8] et les attentats du 11 septembre 2001. Ainsi, la Convention SOLAS intègre dans son chapitre XI-2 le Code ISPS (International Ship and Port Facilities Security) entré en vigueur le 1er juillet 2004. S’imposant à tous les acteurs de la navigation maritime internationale, ce code vise à garantir un niveau de sûreté élevé aussi bien sur les installations portuaires qu’à bord des navires appareillant sur des liaisons internationales. De ce fait, même si le terrorisme est visé en priorité, le narcotrafic n’en éprouve pas moins quotidiennement ces dispositions réglementaires et leurs applications sur le terrain. Ce test grandeur nature invite à une réflexion approfondie de la sûreté du transport maritime.

Ces conventions internationales ont été complétées par des réalisations régionales qui démontrent l’adaptation des règles de droit et la définition d’outils de sûreté internationaux dans le but de contrecarrer les velléités criminelles. Il s’agit, alors, de concilier les principes fondamentaux du droit international de la mer avec les réalités d’États souverains fragiles ou de taille critique [9]. Ceux-ci sont amenés à partager leur compétence répressive avec de grandes puissances implantées dans la région. Ainsi, les accords de San José de Costa Rica résultent des accords d’Aruba signés le 10 avril 2003 entre les États caribéens et les États européens implantés dans la région. Ils s’inscrivent dans le cadre du renforcement de la coopération en vue de la répression du trafic illicite de produits stupéfiants et de substances psychotropes par voie maritime comme aérienne dans les Caraïbes. Conséquence directe de l’article 17 de la convention de Vienne [10], ils facilitent la détection, l’identification, la surveillance comme l’interception des navires suspects grâce à une coopération opérationnelle renforcée. Ces textes adaptent l’exercice de la souveraineté nationale dans une zone où les frontières maritimes sont très ténues. Des aménagements dérogatoires du droit de la mer ont, ainsi, été négociés en matière de droit de poursuite, d’arraisonnement de navire ou encore d’usage des armes. De plus, des accords bilatéraux promus par les États-Unis d’Amérique dès 1999 ont été signés avec une majorité d’États caribéens. En vertu de « shiprider agreements », les garde-côtes américaines patrouillent ainsi dans les eaux territoriales d’États-tiers et contribuent à la sûreté des espaces océaniques. De manière très opérationnelle, ces accords sont complétés par les « hot pursuit agreements » qui les autorisent à prolonger la poursuite d’un navire suspect dans les eaux territoriales sans la présence à bord d’un représentant de cet État souverain [11].

Au total, un corpus normatif s’est développé autour de ce texte fondateur de la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer. Il vise à prendre acte des évolutions sécuritaires récentes observées sur les eaux du globe. Cependant, les opérateurs illicites ne sont pas … signataires de ces conventions internationales et, donc, peu impliquées par ces objectifs universels.

Ainsi, le narcotrafic s’inscrit totalement dans la dynamique du commerce international tributaire de la mer. Opacifiant ses opérations logistiques dans le gigantisme des flux marchands, il y trouve opportunément un levier démultiplicateur de puissance et d’influence en facilitant l’expédition de fret illicite de manière massifiée sur des liaisons intercontinentales. La souplesse apportée par la navigation et les vecteurs maritimes est un atout majeur lui laissant le choix de l’autonomie stratégique ou de la contamination des chaînes logistiques internationalisées. Par là-même, ces pratiques illicites exploitent les lacunes des dispositions juridiques balisées par des conventions internationales et de leurs applications régionales. Elles invitent instamment à évaluer les enjeux de sécurité nationale dans un contexte de montée des tensions internationales qui trouvent aussi à s’exprimer sur les espaces maritimes.

Quels sont ces opérateurs criminels particulièrement dynamiques et entreprenants ? Comment sont-ils organisés ? Comment ont-ils su maritimiser leurs modes d’action et leurs organisations ?

Copyright Septembre-2024-Manet/Diploweb.com


Plus

L’ouvrage complet de Florian Manet, « Thalassopolitique du narcotrafic international, la face cachée de la mondialisation » peut être téléchargé gratuitement sur le site de la Fondation SEFACIL


[1] Né le 20 janvier 1921 au Havre, mort le 21 décembre 2006. Ce géographe français s’est spécialisé dans la géostratégie des océans. Il a fixé sa réflexion innovante dans de nombreux ouvrages et articles.

[2] Ou EVP ou Équivalent Vingt Pieds (en anglais TEU : Twenty-Foot-Equivalent Unit) est une unité de mesure internationale définissant une longueur normalisée de 20 pieds pour les conteneurs (longueur : 6,058 mètres – largeur : 2,438 mètres et hauteur de 2,591mètres).

[3] EU Commission – EU Science Hub, Monitoring container traffic and analysing risk, https://joint-research-centre.ec.europa.eu/scientific-activities-z/monitoring-container-traffic-and-analysing-risk_en,

[4] Europol, Report of meeting with Security Steering Committee of the ports of Antwerp, Hamburg/Bremerhaven and Rotterdam, La Haye, 25/01/2023.

[5] Navire à passagers détourné, en mer Méditerranée, le 7 octobre 1985, par des terroristes du Front de Libération de la Palestine.

[6] Comme en 2005, le protocole relatif à la sécurité des plates formes fixes situées sur le plateau continental.

[7] Le mouvement palestinien, l’IRA ou les Tigres tamouls.

[8] Attaque d’un pétrolier français par un bateau-suicide dans le golfe d’Aden le 6 octobre 2002 revendiquée par l’Armée islamique d’Aden-Abyane.

[9] La configuration de l’espace caribéen offre de très nombreuses facilités pour les malfaiteurs et confronte les services répressifs à d’insolubles problèmes. Certains États possèdent des centaines îles ou îlots. Ainsi, Saint-Vincent-et-les-Grenadines est un archipel composé de trente-deux îles dont neuf seulement sont habitées.

[10] Convention des Nations Unies contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes, signée à Vienne le 20 décembre 1988. Elle renforce la coopération internationale en matière de criminalité organisée et favorise la prise en compte juridique de l’arraisonnement d’un navire en haute mer soupçonné de se livrer au trafic de drogue, en complément des dispositions de la Convention des Nations-Unies sur le droit de la mer. Ainsi, l’article 17 stipule que l’État du pavillon peut autoriser l’État requérant à arraisonner et à visiter le navire soupçonné. En cas de découverte, ce dernier peut « prendre les mesures appropriées ».

[11] En contradiction avec l’article 111 de la CNUDM qui stipule que « le droit de poursuite cesse dès que le navire poursuivi entre dans la mer territoriale de l’État dont il relève ou d’un autre État »

Un silence qui n’en finit pas !

Un silence qui n’en finit pas !

Blablachars – publié le jeudi 26 septembre 2024

https://blablachars.blogspot.com/2024/09/un-silence-qui-nen-finit-pas.html#more


Le déclenchement de l’Opération Militaire Spéciale russe en Ukraine le 22 février 2022 a remis au goût du jour une forme de combat que beaucoup considéraient comme dépassé et inadapté à l’environnement stratégique du moment, marqué par des engagements lointains et des « guerres asymétriques ». Ce retour du combat blindé mécanisé, bien que marqué dans les premières semaines du conflit par les destructions de blindés russes, a suscité une prise de conscience au sein de nombreuses armées. Les enseignements du conflit ukrainien, objets de nombreuses analyses et commentaires ont naturellement suscité des débats au sein des instances dirigeantes (civiles et militaires) dans de nombreux pays. Une immense majorité de ces derniers, parfois éloignés du théâtre ukrainien ont ainsi décider de revoir la composition et l’équipement de leurs forces en créant, modernisant ou en renouvelant leur composante blindée mécanisée.

Se singularisant depuis de longues années par des choix atypiques déjà évoqués par Blablachars, l’armée de terre donne l’impression depuis 2022 de regarder ailleurs et d’ignorer une partie des enseignements du conflit ukrainien. Cette attitude, cohérente avec les choix faits depuis de longues années en matière d’équipements et de doctrine n’est pas sans conséquence pour nos forces terrestres, privées d’un véritable segment de décision. Il est évident que l’environnement budgétaire actuel ne permet d’envisager une modification en profondeur de cette situation, il n’explique pas le silence entourant depuis de longues années le char, son environnement et le combat blindé mécanisé. 
Ce silence entoure un éventuel projet de (re)création d’une véritable force blindée mécanisée. Le débat qui aurait pu avoir lieu autour de ce sujet aurait pu porter sur sa place, sa composition ou encore son équipement. Sur ce dernier point, les matériels évoqués, VCI (Véhicules de Combat d’Infanterie), engins du Génie ou encore les moyens d’artillerie blindés auraient pu être recensés et les industriels concernés auraient pu évoquer leur contribution au projet. L’élaboration du nouveau modèle de l’armée de terre aurait fourni une occasion unique d’aborder la place d’une composante blindée mécanisée dans le dispositif en cours de construction. Ainsi les modalités, le calendrier et le cout (financier, humain, matériel….) de la transformation d’une des deux brigades blindées existantes aurait pu constituer une source de débats autour de ces capacités supplémentaires, complémentaires de celles offertes par les brigades interarmes (BIA) les brigades spécialisées. Sur le plan industriel, les possibilités de « francisation » de matériels acquis sur étagère auraient procuré des éléments de réflexion et des échanges denses entre industriels et militaires, sous la houlette de la DGA, of course ! Au lieu de cela, nous poursuivons l’adoption d’engins médians dont la première qualité est de pouvoir embarquer à bord d’un A400M mais qui pourraient nous laisser fort dépourvus dans un scénario de haute intensité, en Europe ou ailleurs !
L’autre grand perdant de ce débat qui n’a pas lieu est le Leclerc, qui à défaut d’être modernisé continue d’encaisser les coups venus de toute part. Le denier en date a été porté par le Général Schill au cours du salon Eurosatory, avec  l’annonce de l’abandon de toute nouvelle modernisation. Cette décision condamne le char français à attendre en l’état son remplaçant germano-français jusqu’à son arrivée prévue en 2045 pour les plus optimistes, le Leclerc aura alors 51 ans ! Cette échéance pouvant connaitre un décalage car selon le CEMAT « Certains segments du programme MGCS pourraient glisser dans le temps pour des questions industrielles. » En mai 2023 le CEMAT avait confirmé que l’armée de terre était « par héritage est une armée de forces médianes ; mais aussi par culture, par esprit manœuvrier, par impératif stratégique ; cela ne signifie pas renoncer à la puissance, mais que la mobilité, la polyvalence et la cohérence sont recherchées en priorité« . L’esprit manœuvrier serait donc l’apanage des seules forces médianes, les « culs de plomb » en étant parfaitement incapables ! Après cette première estocade condamnant le Leclerc, un éventuel char de transition et tout engin non médian, un autre coup fut porté par le Ministre des Armées avec l’enterrement de première classe du projet de Leclerc Mk3, présenté dans un projet d’amendement sénatorial évoquant l’évolution du char ! Entre silence et condamnations, le Leclerc devrait bénéficier de quelques apports, sorte de pansements sur les plaies les plus visibles, comme les viseurs avec la récente adoption des PASEO ou encore la motorisation dont le remplacement devient chaque jour plus nécessaire. Paradoxalement, la décision de maintien en l’état du char Leclerc a été confirmée au cours d’une des éditions les plus « blindées » du Salon Eurosatory avec la présentation par de plusieurs industriels d’engins ou de projets dans le domaine. Parmi les nombreux exposants, le stand KNDS illustrait parfaitement le renouveau de la filière char avec pas moins de cinq engins présentés dont le Leclerc Evo, successeur naturel du Leclerc actuel et auquel l’armée de terre n’a semblé prêter qu’une attention plus que mesurée. Cette situation fortement préjudiciable sur le plan militaire est également lourde de conséquences pour les industriels concernés au moment où de nombreux pays affichent un intérêt marqué pour des engins innovants plus légers et mieux protégés face aux nouvelles menaces parmi lesquelles les drones et autres munitions téléopérées. 
Enfin le renoncement de l’armée de terre au combat blindé mécanisé est en train de faire disparaitre des doctrines d’emploi des différentes armes cette forme de combat. Alors que la haute intensité est remise à l’ordre du jour pour caractériser la moindre des activités, la manoeuvre blindée mécanisée a quasiment disparu, faute de moyens adéquats. Certes la constitution de GTIA (Groupements Tactiques Inter Armes) à dominante blindée ou infanterie continue de donner un caractère interarmes aux différentes actions, se heurtant dans certaines configurations au manque de moyens lourds, mécanisés capables d’encaisser et de porter des coups décisifs à l’ennemi. Nos équipages de Leclerc confrontés à une diminutions de leurs possibilités d’entrainement ont de plus en plus de difficultés à maitriser les savoir-faire du combat mécanisé. Il est loin le temps où les renforcements interarmes étaient quasiment systématiques dans les exercices dès le niveau compagnie ou bataillon. Les plus anciens se souviendront des 5ème Stade, ou Stade D au cours desquels les unités élémentaires aux ordres du capitaine et leurs renforcements étaient évalués sur un parcours de tir. 
Si elle devait s’engager sur un théâtre requérant des moyens lourds, l’armée de terre ne disposerait que de ses chars Leclerc vieillissant et de Jaguar (en cours de livraison) dotés du canon CTA de 40mm. Ces deux engins étant pour le premier soumis à des limitations de potentiel et de disponibilité affectant l’entrainement des équipages tandis que le second est en cours d’appropriation par les équipages. Pourtant, les derniers engagements de blindés ne devraient pas manquer d’interpeller. Que ce soit l’offensive ukrainienne dans la région de Koursk dans laquelle une centaine de blindés ont été engagés, ou les opérations de l’armée israélienne reposant sur un triptyque blindé seul apte à agir dans le chaos urbain constitué par les constructions dans la Bande de Gaza. Ces deux exemples démontrent une fois encore la nécessité de disposer à côté de moyens à roues, d’engins blindés mécanisés à chenille, la mise en oeuvre des uns n’excluant pas celle des  autres. Au-delà de ces deux conflits, des chars (parfois anciens) apparaissent aux quatre coins de la planète, certaines entités affichant parfois des matériels plus performants que les forces étatiques auxquelles elles s’opposent.
Un autre aspect de la situation actuelle est l’absence du char et de son environnement mécanisé dans les débats des différents organismes de réflexion. La (re)création d’un véritable segment de décision n’a jamais été évoquée dans les différentes interventions. Depuis le déclenchement du conflit en Ukraine, l’ensemble des sujets se rapportant aux différents aspects de cette guerre a été l’objet de nombreux débats dont la chose blindée semble avoir été soigneusement tenue à l’écart. Cette situation n’est pas nouvelle ; l’Opération Daguet à laquelle un GE 40 (Groupe d’Escadrons 40) constitué à la hâte, avait été greffé in extrémis, n’a eu aucune incidence sur l’armée de terre déjà engagée dans l’élimination de sa composante blindée mécanisée. Les décisions prises par des pays voisins, alliés ou plus lointains ne donnent lieu à aucun débat, ou commentaire ou suggestion. L’adoption des cope cages sur les blindés engagés en Ukraine a été observée de près par plusieurs pays dont Israël qui a en équipé ses chars en moins de 72 heures ! L’utilisation des systèmes de protection active, dont certains soulignent une efficacité limitée à 83%, reste peu commentée, peut-être par peur de contrarier les projets français ou de souligner le retard pris par notre pays dans ce domaine ! L’origine de la proposition de geste fort née dans le cerveau d’un chercheur de l’INSERM (Institut de Recherche Stratégique de l’École Militaire) montre le degré de considération apporté au char dans les cercles de réflexion, y compris les plus proches de la sphère militaire. Les seuls événements (à caractère historique) liés au char se déroulant en France sont à mettre au crédit du Musée des Blindés et d’associations de passionnés qui font revivre le temps d’un week-end une partie de l’histoire des blindés et de leurs équipages. Le salon Eurosatory n’empêche pas la tenue de salons spécialisés comme SOFINS ou d’événements comme le futur sommet international des Troupes de Montagne qui se tiendra les 12 et 13 février 2025. Serait-il iconoclaste d’envisager une activité similaire pour la communauté blindée au cours de laquelle retours d’expérience, pratiques et matériels pourraient être présentés.
Le silence mutique qui entoure depuis de longues années le char, son environnement, le combat blindé mécanisé, les matériels qui permettent de le mener et son utilité pour l’armée de terre ne semble pas prêt de cesser. Les succès remportés par les industriels étrangers sur le marché des blindés et les enseignements des conflits en cours ne semblent pas peser lourd face aux tropismes de notre armée ! Pourtant les vieilles lunes ne sont pas forcément celles que l’on croit, le combat blindé mécanisé étant certainement le plus moderne qui soit ! 

Des véhicules blindés chinois repérés dans la région de Donetsk en Ukraine

Des véhicules blindés chinois repérés dans la région de Donetsk en Ukraine

La présence de véhicules blindés chinois sur le champ de bataille ukrainien a récemment été confirmée, avec des images montrant des Tiger 4×4 utilisés par les forces russes. Cette découverte soulève des questions sur l’implication internationale dans le conflit.

Par La rédaction d’Armées.com – Publié le 24 septembre 2024

Vehicules Blindes Chinois Reperes Region Donetsk Ukraine
Des véhicules blindés chinois repérés dans la région de Donetsk en Ukraine – © Armees.com

La présence de véhicules blindés d’origine chinoise sur le champ de bataille ukrainien soulève de nouvelles interrogations sur l’implication internationale dans le conflit. Des images circulant sur les réseaux sociaux russes ont révélé l’utilisation de véhicules blindés Tiger 4×4 par les forces russes dans la région de Donetsk. Cette découverte met en lumière l’évolution du soutien matériel étranger à l’opération militaire de Moscou en Ukraine.

L’arrivée des « Tigres » chinois sur le front ukrainien

Les véhicules Tiger, également connus sous le nom de ZFB-05 Xinxing, ont été repérés en action aux mains des troupes russes. Ces blindés légers, fabriqués par l’entreprise chinoise Shaanxi Baoji Special Vehicles Manufacturing, témoignent de l’internationalisation croissante du matériel militaire utilisé dans ce conflit. Ramzan Kadyrov, le dirigeant de la région russe de Tchétchénie, a confirmé en juin 2023 la réception d’un premier lot de ces véhicules chinois par les forces russes.

Les Tiger se distinguent par leur polyvalence et leur capacité d’adaptation à diverses missions :

  • Patrouilles
  • Postes de commandement mobiles
  • Ambulances
  • Transport de troupes

Avec un équipage de deux personnes et la possibilité de transporter neuf fantassins équipés, ces véhicules renforcent considérablement les capacités de mobilité des forces spéciales sur le terrain. Leur présence soulève des questions sur le rôle de la Chine dans le conflit, bien que Pékin ait constamment appelé à une résolution pacifique de la guerre.

Modifications et adaptations pour le théâtre ukrainien

Les images partagées montrent que les Tiger ont subi plusieurs modifications pour s’adapter aux conditions spécifiques du front ukrainien. Ces améliorations incluent :

Ces adaptations démontrent la flexibilité du Tiger et sa capacité à évoluer selon les besoins opérationnels. Elles reflètent également l’expérience acquise par les forces russes face aux tactiques ukrainiennes, notamment l’utilisation intensive de drones.

Implications géopolitiques de l’utilisation de matériel chinois

L’apparition de véhicules blindés chinois dans le conflit ukrainien soulève des questions sur l’équilibre des relations internationales. Bien que la Chine maintienne officiellement une position neutre, la présence de ses équipements militaires sur le champ de bataille pourrait être interprétée comme un soutien tacite à la Russie.

Cette situation met en lumière la complexité des échanges d’armements à l’échelle mondiale. Le Tiger, présenté pour la première fois au salon Eurosatory de Paris en 2012, a depuis été exporté vers plusieurs pays, dont la Bolivie, le Tadjikistan et la Somalie. Son utilisation en Ukraine illustre comment les équipements militaires peuvent circuler à travers différents théâtres d’opérations, parfois de manière inattendue.

L’intégration de ces véhicules dans l’arsenal russe pourrait également influencer les stratégies de défense occidentales. Les alliés de l’Ukraine pourraient être amenés à réévaluer leurs propres fournitures d’équipements pour contrer cette nouvelle menace, potentiellement en accélérant le développement de nouveaux chars de combat ou en renforçant leurs capacités anti-blindés.

Perspectives d’évolution du conflit

L’introduction des Tiger chinois sur le front ukrainien pourrait marquer un tournant dans la dynamique du conflit. Ces véhicules offrent aux forces russes de nouvelles options tactiques, notamment pour les opérations de reconnaissance et les assauts rapides. Leur déploiement dans des zones sensibles comme Bucha, Marioupol ou Bakhmut, où les unités tchétchènes ont acquis une réputation controversée, pourrait intensifier les combats.

Face à cette évolution, les forces ukrainiennes et leurs alliés devront probablement :

  1. Adapter leurs stratégies de défense anti-blindés
  2. Renforcer leurs capacités de reconnaissance pour détecter ces nouveaux véhicules
  3. Développer des contre-mesures spécifiques, notamment contre les protections anti-drones

L’utilisation de véhicules blindés chinois en Ukraine souligne la nature globale et complexe des conflits modernes. Elle met en évidence l’interdépendance des industries de défense et la difficulté de maintenir des lignes claires entre les parties impliquées dans un conflit international. Alors que la situation continue d’évoluer, l’impact de ces nouveaux équipements sur le terrain restera un sujet de préoccupation majeur pour tous les acteurs concernés.

La contre-attaque russe dans l’oblast de Koursk

La contre-attaque russe dans l’oblast de Koursk

 

La contre-attaque russe dans l’oblast de Koursk

Offensive russe dans l'oblast de Koursk
Les rares contre-attaques locales lancées pour permettre le repli de telle ou telle unités n’aboutit à rien sur le plan opératif. Photo: Valentyn Kuzan / the Collection of war.ukraine.ua

La contre-attaque russe dans l’oblast de Koursk

par Sylvain Ferreira – Le Diplomate média – publié le 20 septembre 2024

https://lediplomate.media/2024/09/la-contre-attaque-russe-dans-loblast-de-koursk/sylvain-ferreira/monde/


Le 10 septembre dernier, soit un peu plus d’un mois après le début de l’offensive spectaculaire de l’armée ukrainienne dans l’oblast de Koursk, les forces armées russes ont déclenché une contre-attaque contre le saillant formé par la pénétration ukrainienne. En dix jours, les Russes ont repris plusieurs localités et menacent désormais d’encercler les formations ukrainiennes présentes dans le saillant.

Après le safari, l’attaque

Le 10 septembre, les Russes ont donc frappé le flanc gauche des forces ukrainiennes dans l’oblast de Koursk, les chassant de Korenevo et rétablissant la connexion terrestre avec la partie sud du district de Glushkovo qui précédemment n’était accessible qu’en traversant la rivière Seim dont les ponts étaient systématiquement détruits par les Ukrainiens. Au cours des jours suivants, les Russes ont repris le contrôle d’environ 20 % du territoire saisi par les forces ukrainiennes depuis le 6 août et ils s’approchent désormais de leur principale ligne de communication principale : la route R200 qui relie Soumy à Soudja. Le 11 septembre, les Ukrainiens ont lancé une contre-attaque, pénétrant en territoire russe en direction de Glushkovo, probablement avec l’intention de prendre les troupes russes attaquantes à revers. Jusqu’à présent, cependant, ils n’ont pas réussi, et les combats se sont arrêtés dans la région du village de Veseloye, situé à 3 km seulement de la frontière. Depuis quelques jours, les forces russes ont également débuté des attaques dans le secteur au sud-est de Soudja. Elles sont parvenues à s’emparer des premières lignes ukrainiennes, notamment dans le district de Belaya. Le 16 septembre, le renseignement militaire ukrainien (GUR) estimait la taille du groupe russe dans la région de Koursk à 38 000 soldats[1] soit quasiment autant que l’effectif engagé par les Ukrainiens dans leur offensive. Il faut rappeler qu’aucune unité d’importance engagée par l’armée russe dans la zone ne provient du front du Donbass mais principalement des unités stationnées dans l’oblast de Belgorod ou des réserves stratégiques russes. Dans le même temps, plusieurs canaux OSINT évoquent plus de 15 000 pertes (tués, blessés, prisonniers, disparus) côté ukrainien depuis le 6 août. Cela confirmerait la supériorité numérique russe dans la zone qui leur a permis de reprendre l’initiative. Par ailleurs, il faut rappeler que sur le plan matériel et notamment en ce qui concerne l’appui feu (artillerie et aviation), les Russes disposent de moyens bien plus importants que les Ukrainiens qui ont perdu beaucoup de matériels depuis le 6 août : plus de 80 chars, au moins 400 véhicules blindés de tout type et plusieurs dizaines de pièces d’artillerie dont des HIMARS déployés dans l’oblast de Soumy.

Se replier ou tenir ?

Aujourd’hui, le généralissime ukrainien Syrski se retrouve face à un nouveau choix cornélien. Soit il tente encore les attaques infructueuses sur le flanc sud de l’attaque russe dans le secteur de Veseloye en espérant ralentir voire arrêter les assauts russes vers l’est, soit il retire rapidement les unités présentes dans le saillant pour éviter qu’elles se retrouvent encercler opérationnellement par les deux pinces que forment désormais les attaques russes à la base du saillant. La R200 n’est plus qu’à 15 kilomètres des premières russes à l’est comme à l’ouest et la menace sur cet axe vital pour la logistique ukrainienne peut s’accroître rapidement à mesure de la progression quotidienne des forces russes. Cependant, au-delà des simples considérations militaires, il est clair que pour des questions politiques les soldats ukrainiens soient contraints de rester dans cette zone encore plusieurs jours voire semaine pour que, médiatiquement, Kiev et ses maîtres puissent revendiquer qu’ils occupent le territoire russe et narguent ainsi le Kremlin. Cette option a déjà fait florès à de nombreuses reprises mais elle a coûté extrêmement cher à l’armée ukrainienne tant en hommes qu’en matériels. La défaite d’Avdiivka en février dernier l’a encore démontrée[2].

Le succès de la stratégie russe

Par ailleurs, l’échec militaire de l’offensive ukrainienne dans la zone qui n’a pas provoqué le redéploiement des forces russes engagées dans le Donbass n’a donc pas ralenti les progrès russes dans cette région. En effet, depuis le 6 août dernier, les Russes ne cessent de gagner du terrain et s’emparent chaque semaine de nouvelles localités que les Ukrainiens n’ont plus les moyens de défendre. L’emploi massif de bombes guidées FAB-3000 de 3 tonnes par l’aviation russe (VKS) interdit désormais aux Ukrainiens de se retrancher dans les bâtiments d’importance au risque d’être pulvérisés par une seule de ces bombes. Les rares contre-attaques locales lancées pour permettre le repli de telle ou telle unités n’aboutit à rien sur le plan opératif. De Koupiansk à Ougledar, les Russes ne cessent de lancer des attaques locales pour fixer les défenseurs tandis qu’ils maintiennent leur effort principal dans le secteur de Pokrovsk où ils menacent d’encercler les éléments de 4 brigades ukrainiennes encore déployées à l’est de la ligne Ukrainsk – Kurakhivka. Là encore, les Ukrainiens s’accrochent sur des positions qui n’ont aucune valeur, même médiatique, pour aucun effet opératif et laissent beaucoup de monde sur le terrain. Cette fin d’été 2024 consacre probablement la fin des capacités offensives de l’armée ukrainienne et le succès de l’approche russe d’une guerre d’attrition en limitant ses propres pertes grâce à une supériorité quasi constante des feux depuis l’automne 2022 sur la quasi-totalité du front.


[1]   https://www.twz.com/news-features/38000-russian-troops-committed-to-kursk-counteroffensive-report

[2]   https://lediplomate.media/2024/02/la-victoire-davdiivka/sylvain-ferreira/monde/

Pour la première fois, le “pôle Nord d’inaccessibilité” est atteint par un paquebot d’une compagnie de croisière française

Pour la première fois, le “pôle Nord d’inaccessibilité” est atteint par un paquebot d’une compagnie de croisière française

par Louise Guyonnet – Science et Vie – publié le 23 septembre 2024

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Ponant, une compagnie de croisière française, a annoncé le 18 septembre que son paquebot brise-glace baptisé “Commandant Charcot” avait atteint le pôle Nord d’inaccessibilité.

Il devient par conséquent le premier bateau à accéder à cet endroit de l’Arctique, connu comme étant le plus éloigné de toutes terres. 

20 scientifiques faisaient partie de l’expédition 

C’était dans le cadre d’une expédition arctique entre “Nome, en Alaska et Longyearbyen, au Spitzberg” (comme le relaie Mer et Marine), que des passagers et 20 scientifiques internationaux ont embarqué sur le paquebot. Le but des scientifiques était, lors de cette expédition, d’étudier cette zone de l’Arctique particulièrement méconnue. 

Atteindre le pôle Nord d’inaccessibilité est un moment d’une rare intensité. C’est avant tout une aventure collective, rendue possible grâce à la passion et au savoir-faire de PONANT”, s’est exprimé le commandant Étienne Garcia qui était à la barre lors de cette expédition. 

Le Commandant Charcot, conçu pour ce type de périple en Arctique   

Navire de haute exploration polaire, le Commandant Charcot est spécifiquement conçu pour ce genre d’aventures. D’abord, il est construit avec une coque spéciale, une coque polaire PC2 qui  “lui permet de naviguer dans les régions polaires tout en tout en minimisant son impact environnemental grâce à sa propulsion hybride électrique alimentée par du gaz naturel liquéfié (GNL)”, selon le communiqué. 

De plus, le Commandant Charcot mesure 149.9 mètres de long pour 28.3 mètres de large. Il est composé d’assez de cabines pour accueillir 245 passagers. En comptant les scientifiques et les autres membres de l’équipage, la capacité totale d’accueil est de 460 personnes. 

Les pôles d’inaccessibilité 

D’après l’encyclopédie de Techno Science, un pôle d’inaccessibilité est “un endroit éloigné au maximum d’un ensemble de caractéristiques géographiques”. Par conséquent, on peut citer trois pôles d’inaccessibilité : le pôle Sud, le pôle maritime (le célèbre point Némo) et le pôle Nord d’inaccessibilité, qui a été récemment atteint par le Commandant Charcot. 

 

crédit photo : Ponant Le pôle Nord d’inaccessibilité (84°03′N 174°51′W / 84.05, -174.85) est situé à 1 453 km de Barrow en Alaska et à 661 km du pôle Nord. Les terres émergées les plus proches sont distantes de 1094 km. Il s’agit de l’Île d’Ellesmere et de l’archipel François-Joseph.

 La première fois que ce point a été survolé par un avion c’était en 1927 par Hubert Wilkins. Certains navigateurs et explorateurs ont revendiqué l’avoir atteint, sans toutefois avoir pu le prouver. D’après le communiqué de Ponant, le commandant Charcot est par conséquent le premier paquebot à l’atteindre. “Ce moment historique a été célébré à bord avec l’ensemble de l’équipage, des scientifiques et des passagers”.

À propos de l’auteur

Diplômée d’une double licence Lettres-Histoire (Université d’Angers) et d’un master de journalisme (CY Université, Gennevilliers)

Une révision de la dissuasion française s’imposera-t-elle dès 2025 ?

Une révision de la dissuasion française s’imposera-t-elle dès 2025 ?

La dissuasion française constitue, aujourd’hui, l’un des piliers de la posture de défense du pays, tout en conférant à Paris son autonomie stratégique lui garantissant une liberté de position et de ton rare, y compris dans le camp occidental.

Son incontestable efficacité, depuis 1964, sera préservée, pour les quatre décennies à venir, par la modernisation de ses deux composantes stratégiques, avec l’arrivée du nouveau missile de croisière supersonique aéroporté ASN4G, dès 2035, et l’entrée en service des nouveaux sous-marins nucléaires lanceurs d’engins SNLE 3G, à cette même échéance.

C’est, tout du moins, ainsi que la Loi de Programmation Militaire 2024-2030, présente le sujet, qui va consacrer plus de 50 Md€ à cette mission sur son exécution, avec l’objectif de remplacer, presque à l’identique et à partir de 2035, les moyens actuels, par des capacités largement modernisées, donc plus efficaces.

Toutefois, ces dernières années, les menaces pouvant viser, potentiellement, la France, comme ses intérêts vitaux, censées protéger par la dissuasion nationale, ont considérablement évoluer, dans leur nature, leur origine et leur volume.

Alors que de nombreuses voix s’élèvent, outre-Manche comme outre-Atlantique, appelant à une révision profonde et rapide des postures de dissuasion britanniques et américaines, pour répondre à ces évolutions, il est, peut-être, nécessaire de faire de même en France, sans attendre la fin de la LPM en cours, pour transformer l’outil au cœur de la sécurité stratégique du pays, et de ses intérêts vitaux.

 

Sommaire

La dissuasion française, sa modernisation et le principe de stricte nécessité

Bâtie sur le principe de stricte nécessité, la dissuasion française a pour fonction de donner aux autorités du pays, les moyens nécessaires et suffisants, pour s’intégrer efficacement dans le discours stratégique mondial, et ce, de manière strictement autonome, tout en assurant la sécurité et l’intégrité du pays.

Rafale M armé d'un missile ASMPA nucléaire au catapultage
La FaNu permet à la France de déployer des missiles nucléaires ASMPA à partir de Rafale M embarqués sur le porte-avions Charles de Gaulle. Toutefois, avec un unique porte-avions, la Marine nationale ne peut deployer cette capacité que 50 % du temps, au mieux.

Celle-ci se décompose, aujourd’hui, en deux forces aux capacités complémentaires. La première est la Force aérienne stratégique, forte de deux escadrons de chasse équipés de chasseurs Rafale et d’une cinquantaine de missiles nucléaires supersoniques ASMPA-R, d’une portée de plus de 500 km, et transportant une tête nucléaire TNA de 100 à 300 kilotonnes.

À cette capacité mise en œuvre par l’Armée de l’air, s’ajoute, ponctuellement, la Force Aéronavale Nucléaire, ou FaNu, permettant à des Rafale M de la flottille 12F, de mettre en œuvre ce même missile ASMPA-R, à partir du porte-avions nucléaire Charles de Gaulle.

La seconde est la Force Océanique Stratégique, disposant de quatre sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, ou SNLE, de la classe le Triomphant. Celle-ci conserve, à chaque instant, un de ces navires à la mer, pour évoluer caché dans les profondeurs océaniques, et lancer, à la demande présidentielle, ses 16 missiles balistiques M51.3, d’une portée de 10.000 km, et transportant chacun 6 à 10 têtes nucléaires à trajectoire indépendante TNO de 100 kt.

Ensemble, ces deux capacités confèrent aux autorités françaises en vaste champ opérationnel et lexical stratégique, la composante aérienne formant la force visible pour répondre aux déploiements de forces ou à la menace d’un adversaire potentiel, et la composante sous-marine, en assurant l’adversaire d’une destruction presque complète, s’il venait à frapper la France ou ses intérêts vitaux, et ce, même si la France était elle-même frappée massivement par des armes nucléaires.

FOST SNLE Le terrible classe Le triomphant
Avec quatre SNLE classe Le Triomphant, la France dispose en permance d’un navire en patrouille, susceptible de déclencher un tir nucléaire stratégique de riposte contre un pays ayant attaqué le Pays, y compris avec des armes nucléaires stratégiques.

Contrairement à ce qui est parfois avancé, la dissuasion française est aujourd’hui correctement dimensionnée, et certainement efficace, pour contenir la menace d’un pays comme la Russie, et ce, en dépit d’un nombre beaucoup plus important de vecteurs et de têtes nucléaires pour Moscou.

En outre, cette dissuasion, face à la Russie, toujours, est également suffisante pour être étendue à d’autres pays européens alliés, le cas échéant. Son efficacité est, en effet, liée à sa capacité de destruction chez l’adversaire, et non au périmètre qu’elle protège, même si, dans ce domaine, la perception de la détermination française pour protéger ses alliés, y compris en assumant le risque nucléaire, joue également un rôle déterminant.

De fait, aujourd’hui, la dissuasion française remplie pleinement, et parfaitement sa mission, et peut même, le cas échéant, le faire sur un périmètre plus étendu. C’est la raison pour laquelle, dans le cadre de la LPM 2024-2030, sa modernisation, avec l’arrivée du missile ASN4G pour remplacer l’ASMPA-R, et du SNLE 3G pour remplacer les SNLE classe Triomphant, est prévue à partir de 2035, avec un périmètre strictement identique.

L’apparition de nouvelles menaces change les données de l’équation stratégique française

Toutefois, ces dernières années, sont apparues de nouvelles menaces, susceptibles de profondément bouleverser l’équilibre stratégique sur lequel est aujourd’hui bâtie la dissuasion française, et qui est transposé, au travers de la LPM 2024-2030, dans la dissuasion NG française, à partir de 2035.

ICBM KN-22 Pyonguang
première présentation publique du missile ICBM KN-22 à Pyongyang en 2020

Ainsi, alors que la menace stratégique pouvant viser la France et ses intérêts vitaux, jusqu’à présent, était avant tout constituée par l’arsenal stratégique russe, d’autres pays, aujourd’hui, se sont dotés de moyens comparables, susceptibles d’atteindre la France, ses territoires ultramarins ou ses intérêts.

C’est en particulier le cas de la Corée du Nord, qui a développé un missile ICBM pouvant atteindre l’Europe, le Hwasong-15, d’une portée de 13.000 km, et qui pourrait, prochainement, être doté de têtes nucléaires à trajectoire indépendante MIRV.

L’Iran, pour sa part, dispose déjà de missiles balistiques susceptibles d’atteindre le sol européen, avec le Shahab-5 d’une portée estimée au-delà de 4500 km. Si le pays ne dispose pas, pour l’heure, d’un arsenal nucléaire, plusieurs services de renseignement, y compris le Mossad israélien, estiment que Téhéran ne serait plus qu’à quelques mois de pouvoir s’en doter.

Dans les deux cas, ces pays pourraient enregistrer, dans les mois et années à venir, des progrès substantiels dans leurs programmes nucléaires et balistiques, avec une aide technologique possible venue de Russie, en échange du soutien de Téhéran et Pyongyang à l’effort militaire russe contre l’Ukraine.

Bombardier Tu-160M
Les forces aériennes stratégiques russes disposeront d’une cinquantaine de bombardiers supersoniques à très long rayon d’action Tu-160M et M2 d’ici à 2040.

La Russie, justement, développe et modernise rapidement son arsenal nucléaire, avec l’entrée en service de nouveaux vecteurs, comme les SNLE de la classe Boreï, les bombardiers stratégiques Tu-160M et les ICBM RS-28 Sarmat, équipés du planeur hypersonique Avangard.

Surtout, les armées russes se dotent très rapidement de nouvelles capacités nucléaires non stratégiques, qu’il s’agisse de missiles balistiques à courte et moyenne portée, ou de missiles de croisières super ou hypersoniques, tous pouvant alternativement être équipés de charges militaires conventionnelles ou nucléaires.

Enfin, la Chine produit un effort sans équivalent, pour accroitre et étendre ses capacités de frappe nucléaire, son arsenal devant être triplé d’ici à 2035, pour atteindre 1000 vecteurs opérationnels.

DF41 ICBM Chine
le missile balsitique ICBM DF41 chinois représente un immense progrès vis-à-vis des DF-5 à carburant liquide en silo, employés jusqu’à présent.

Pékin se dote, notamment, de capacités stratégiques renouvelées, avec le nouveau missile ICBM à carburant solide DF-41, qui existe en version mobile et en silos, et le missile SLBM JL-3 qui arme les nouveaux SNLE Type 09IV chinois. Comme Moscou, toutefois, les forces chinoises s’équipent aussi d’un nombre croissant de vecteurs à plus courte portée, et d’une puissance de destruction non stratégique, à vocation conventionnelle ou nucléaire.

L’émergence de nouvelles menaces stratégiques non nucléaires doit également être considérée et traitée

À ces nouvelles menaces stratégiques nucléaires, pouvant directement menacer la France et ses intérêts vitaux, s’ajoutent, également, de nouvelles capacités au potentiel de destruction stratégique, mais armées de charges conventionnelles et/ou faiblement létales.

L’exemple le plus célèbre, pour illustrer ces nouvelles menaces, est l’arrivée des drones d’attaque à longue portée, mis en évidence avec les drones Shahed-136 iraniens et Geran-2 russes, employés par les forces de Moscou pour frapper les installations civiles clés en Ukraine.

Drone d'attaque Shahed 136 en Ukraine
Les drones d’attaque, comme le Shahed 136 iraniens, se sont montrés très efficaces pour frapper les infrastructures civiles ukrainiennes.

Bien que vulnérables et transportant une charge militaire relativement réduite, ces drones disposent de deux atouts les transformants en menace potentiellement stratégique, pour un pays comme la France.

D’abord, leur portée, pouvant dépasser les 2000 km aujourd’hui, probablement davantage demain, leur permet d’atteindre des cibles très distantes, pour mener des frappes destructrices contre les infrastructures civiles d’un pays, comme le réseau de communication, le réseau de transport, les réserves de carburant, les capacités industrielles et énergétiques, voire les centres de commandement et de coordination militaires et civils, y compris politiques.

Or, au-delà de la possibilité d’atteindre dans la profondeur des infrastructures clés, cette portée augmente, au carré, le nombre d’infrastructures potentiellement ciblées, rendant leur protection presque impossible par des moyens antidrones classiques. Ainsi, si un drone d’une portée de 500 km peut atteindre, potentiellement, les cibles présentes sur 200.000 km² du territoire adverse, une portée de 1000 km, porte cette surface à 800.000 km².

Surtout, ces drones sont relativement simples et rapides à concevoir et à construire, et ils sont peu onéreux. Ainsi, un drone de la famille Geran-2, serait produit pour 2 à 3 millions de roubles en Russie, soit 20 à 30 k$. Ce faisant, une flotte de 5000 de ces drones, susceptibles de saturer, endommager ou détruire la plupart des grandes infrastructures d’un pays comme la France, peut-être construire en une année, et pour à peine 150 m$.

Usine drones d'attaque Geranium-2
La Russie prévoit de construire plus de 8000 Geran-2, version russe modifiée du Shahed 136, sur la seule année 2024.

Ainsi, certains pays hostiles ou sous influence, peuvent se doter, à moindres frais, et sur des courts délais, de capacités de frappes au potentiel de destruction quasi stratégique, contre un pays très développé, qu’il serait presque impossible de contrer, et ce, sans même devoir franchir le seuil nucléaire.

Cette capacité, et d’autres comme les armes à impulsion électromagnétique, les attaques cyber, voire les moyens chimiques ou biologiques, peuvent engendrer, à relativement court terme, un profond bouleversement de la menace stratégique susceptible de viser, potentiellement, la France, contre laquelle la dissuasion, dans son format actuel, et tel que prévu dans les décennies à venir, pourrait ne pas suffire.

De nombreuses voix appellent à l’extension et la transformation de la dissuasion américaine

Si les questions portant sur la dissuasion, sont très rarement débattues sur la scène publique en France, en particulier par les militaires et les Think Tank qui travaillent pour le ministère des Armées, ce n’est pas le cas, bien au contraire, aux États-Unis.

SSBN CLasse Columbia US Navy
L’US Navy prévoit de n’acquerir que 12 SSBN de la classe Columbia. Un nombre jugé très insuffisant par la Heritage Foundation, qui préconise un retour à 16 navires, comme pendant la guerre froide.

Ainsi, le think tank conservateur américain Heritage Foundation, vient de publier une analyse stratégique pour anticiper la nouvelle Nuclear Posture Review (NPR), qui doit être rédigée et débattue en 2025, par la nouvelle administration américaine, qui sortira des urnes en novembre 2024.

Comme évoqué ici, la Heritage Foundation porte un regard critique sur le renouvellement, entamé aujourd’hui presque à l’identique des moyens de la dissuasion américaine, avec le développement de l’ICBM Sentinel, du bombardier stratégique B-21 Raider, ainsi que du nouveau SSBN classe Columbia, alors même que la menace, elle, a considérablement évoluée, en volume comme en nature, ces dix dernières années.

Sans surprise, la principale préoccupation du think tank américain, concerne la montée en puissance très rapide des moyens de frappe nucléaire chinois, venant déstabiliser le statu quo russo-américain hérité de la guerre froide.

Toutefois, là aussi, les analystes américains pointent la transformation des moyens stratégiques et nucléaires non stratégiques russes, et l’émergence de nouvelles menaces avérées (ICBM nord coréens), ou en devenir (programme nucléaire iranien), avec le risque d’une propagation rapide des armes nucléaires dans les décennies à venir.

silos missiles chine
La construction de plusieurs centaines de silos pour missiles ICBM a été observée en Chine

Pour répondre à ces menaces, et bien que d’obédience républicaine, donc proche de Donald Trump, dont le programme Défense demeure très incertain, la Heritage Foundation préconise l’augmentation rapide des moyens de dissuasion américains, avec le retour à une flotte de SNLE à 16 navires, le développement d’une version mobile de l’ICBM Sentinel, et l’augmentation du nombre de B-21 Raider.

Surtout, elle préconise le développement et le déploiement rapide de capacités nucléaires non stratégiques, notamment en Europe, pour contenir l’émergence de ce type de menaces sur les théâtres européens, Pacifiques et, potentiellement, moyen-oriental.

La modernisation itérative de la dissuasion française pour 2035 répond-elle à la réalité de l’évolution de la menace ?

Les arguments avancés par le Think Tank américain, pour appeler à une révision de la dissuasion américaine, dans son format comme dans sa composition, se transposent, évidemment, à la dissuasion française, elle aussi visant une modernisation itérative, des moyens dont elle dispose aujourd’hui.

Ainsi, même si elle intégrera probablement, à l’avenir, des drones de combat de type Loyal Wingmen furtifs pour accompagner les missions Poker, la composante aérienne de la dissuasion française demeurera armée d’un missile sol-air à moyenne portée et forte puissance, comme l’ASMPA-R aujourd’hui, mis en œuvre par des avions de combat tactiques Rafale, comme aujourd’hui, et soutenus par des avions de chasse d’escorte et des appareils de soutien, tanker et Awacs, comme aujourd’hui.

Rafale B missile ASMPA
Le missile nucléaire supersonique ASMPA-R (Rénové) sera remplacé, à partir de 2035, par le missile ASN4G, qui pourrait être doté d’un planeur hypersonique.

En outre, si les équipements seront beaucoup plus modernes, et performants, le nombre d’appareils, de missiles, et de têtes nucléaires, ne semble pas destiner à évoluer, alors que la répartition de la menace, elle, est appelée à sensiblement s’étendre.

De même, la force océanique stratégique à venir, prévoit toujours de s’appuyer sur 4 SNLE, permettant de disposer d’un navire en patrouille à tout instant, d’un navire en alerte à 24 heures, d’un navire à l’entrainement, mobilisable en quelques semaines, et d’un navire en maintenance.

Pourtant, l’arrivée de la Chine dans l’équation stratégique mondiale, et, dans une moindre mesure, de la Corée du Nord, obligera la FOST à diviser ses moyens, pour contenir simultanément ces menaces à la limite de la portée de ses missiles, notamment en déployant, au besoin, un SNLE dans une zone de patrouille mieux adaptée.

En outre, la montée en puissance des flottes sous-marines russes et chinoises, en particulièrement des flottes de sous-marins nucléaires d’attaque ou lance-missiles, SSN et SSGN, viendra accroitre le risque de compromission de l’unique navire en patrouille français, ce d’autant que le nombre de drones de patrouille sous-marine, conçus précisément pour accroitre les opportunités de détection, va nécessairement bondir dans les années à venir.

SNLE 3G Naval Group
Le conception et la construction des 4 SNLE 3G, destinés à remplacer, à partir de 2035, les SNLE classe le Triomphant, sera le chantier industriel et technologique le plus complexe réalisé en France dans les dix années à venir.

Enfin, l’absence de capacités de frappes de basse intensité, dites « Low Yield » en anglais, et de « de frappe nucléaire non stratégique », dans la nomenclature russe et en chinois, pourrait considérablement affaiblir la posture dissuasive française dans les années à venir, qu’il s’agisse de répondre à ce type de déploiement visible, de la part d’un adversaire potentiel, voire de contenir, au besoin, la menace de frappes stratégiques non nucléaires, par l’intermédiaire d’une flotte massive de drones d’attaque, à la portée budgétaire et technologique d’un grand nombre de pays.

Conclusion

On le voit, si la dissuasion française a rempli parfaitement son rôle, jusqu’à aujourd’hui, la trajectoire retenue, pour son évolution, dans les décennies à venir, bénéficierait, très certainement, d’une nouvelle analyse, prenant en considération, non pas le simple remplacement des moyens existants par des équipements plus modernes et performants, mais aussi la transformation qui est à l’œuvre, concernant la menace stratégique dans le monde.

Cet exercice permettrait, sans le moindre doute, de bâtir une vision plus actuelle sur la réalité des menaces, et leur évolution prévisible dans les années et décennies à venir, et ferait émerger une dissuasion française plus homogène, plus résiliente, et donc plus efficace, pour y faire face.

Enfin, cette démarche bénéficierait certainement d’une exposition publique, certes maitrisée pour préserver la nécessaire confidentialité là où elle est requise, mais qui permettrait de mieux cerner la construction de cette dissuasion, les moyens qui lui sont alloués, et donc, l’effort budgétaire et technologique demandé aux concitoyens, pour s’en doter, et pour assurer la sécurité du pays, comme de ses intérêts vitaux.

Faute de quoi, la France pourrait se voir doter, à l’avenir, d’une dissuasion, certes technologiquement très performante, mais incapable d’assurer efficacement sa mission dans sa globalité, avec, à la clé, des risques existentiels non maitrisés sur le pays, lui-même.

Article du 30 juillet en version intégrale jusqu’au 29 septembre

La stratégie indopacifique française (1ère partie)

La stratégie indopacifique française
(1ère partie)

Interview de Jérémy Bachelier (*) par Athénaïs Jalabert (*) – Esprti Surcouf – publié le 20 septembre 2024

https://espritsurcouf.fr/geopolitique-7/


L’Indo-Pacifique, qui englobe l’océan Indien et le Pacifique occidental, est devenue aujourd’hui un enjeu stratégique majeur pour les puissances mondiales au XXIe siècle. La France, avec ses territoires d’outre-mer tels que la Réunion, la Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie, se positionne comme un acteur clé dans cette zone géopolitique cruciale.

 

Jérémy Bachelier, chercheur au Centre des Études de Sécurité (CES) de l’Ifri et membre du Laboratoire de Recherche sur la Défense (LRD), spécialiste des questions de puissance maritime,  de l’’action de l’État en mer, et de la présence française en Indopacifique, a bien voulu partager son analyse avec Athénaïs Jalabert.

La région Indo-Pacifique est en passe de devenir un théâtre d’opération au cœur de la rivalité sino-américaines mais aussi de contestations de puissances régionales. Aussi, la stratégie française dans la région viset-elle à renforcer la présence et l’influence de la France mais aussi à se positionner de manière claire et lisible face à ces dynamiques.

Genèse du concept d’Indopacifique

La notion d’Indopacifique est un concept né au milieu des années 2000, dans un contexte qui était celui du rapprochement entre le Japon et l’Inde : c’est par le Japon et plus particulièrement Shinzo Abe, ancien premier ministre japonais, appelait cette notion « la confluence des deux océans ». Par la suite, en 2007, ce dernier a évoqué cette notion même d’Indopacifique devant le Parlement indien, ce qui a été finalement, le lancement de ce concept. Le Japon a été vraiment celui qui a initié cette réflexion géostratégique inhérente à cette jonction des deux océans Pacifique et Indien, et à la continuité finalement qui était celle de ces deux océans, sur le plan notamment de la maritimisation.

Cela a été prolongé ensuite par l’Australie, puisque finalement l’Australie a été le premier pays, en 2013, à évoquer cette notion d’Indopacifique dans son Livre Blanc. Cela a été ensuite suivi par un certain nombre d’autres pays, notamment l’Inde, qui l’a évoqué à travers un sommet de l’ASEAN et à travers le Premier ministre Manamahan Singh, qui en 2012 l’a mentionné effectivement à la faveur d’un sommet auquel il participait.

Et puis après, c’est vraiment quelque chose qui a fait un peu effet boule de neige, les Américains ont effectivement, sous l’administration Trump, après Obama, considéré cette notion d’Indopacifique, puisqu’avant cela, Obama parlait plutôt de « pivot vers l’Asie » et ne mentionnait pas à proprement parler cette notion d’Indopacifique.

L’administration Trump a commencé à parler d’Indopacifique, ce qui en a fait sa concrétisation : cette appellation a provoqué un changement qui a été initié au niveau stratégique. Par exemple, on est passé de l’US PACOM à l’US INDOPACOM à Hawaï, pour la gouvernance de l’ensemble de cette région indopacifique au niveau militaire.

La France, quant à elle, est arrivée un peu plus tardivement sur cette notion mais a suivi tout de même avec grande attention ce qu’il s’est passé de 2007 avec Shinzo Abe jusqu’à cette création en 2018 de l’US INDOPACOM, sans vraiment entreprendre une démarche de conceptualisation de l’Indopacifique. Pour autant, il y avait déjà, dès 2013, un intérêt renouvelé dans le Livre Blanc français de cette notion, non pas « d’Indopacifique », mais « d’Asie-Pacifique », de fait des territoires ultramarins français dans le Pacifique Sud et au sud de l’océan Indien.

La France rappelait qu’elle était puissance souveraine et acteur de sécurité dans l’océan Indien et dans le Pacifique. Il y avait donc déjà, à la faveur de ce Livre blanc, une volonté renouvelée de prendre pied d’une manière plus structurante encore dans la région.

Cela a été effectivement évoqué ensuite par Jean-Yves Le Drian, qui était à l’époque ministre de la Défense, et qui a présenté la France non pas comme une puissance d’Indopacifique, mais comme une puissance de l’Asie-Pacifique. Et une fois que cette dynamique a été initiée, différentes étapes ont été observées : tout d’abord, de 2013 à 2015, un réinvestissement militaire de la marine nationale en particulier dans la région de l’océan Indien et de l’Asie, avec des opérations, des déploiements qui se sont très largement accentués et qui ont progressivement commencé à influencer le cercle des décideurs politico-militaires. C’est vraiment ensuite, en 2016, d’abord à la faveur du soutien à l’export pour les 36 Rafales que les Français ont vendus à l’Inde, puis ensuite le contrat des sous-marins avec l’Australie ainsi que le renouvellement des accords stratégiques à la faveur de cet export massif d’armement avec eux et avec l’Inde d’autre part, que véritablement, il y a eu un réinvestissement stratégique de la part de la France au sein de cette région de l’Indopacifique.

L’année 2016 a vraiment été le tournant même pour réinvestir cette région sur le plan de la défense et la sécurité de manière plus massive, couplé au fait qu’il y a eu une maritimisation du monde qui était déjà observée depuis les années 1990. Cette maritimisation s’est encore accentuée dans les années 2000 avec la montée en puissance de la Chine.

La notion d’Indopacifique augmente dans les esprits de manière progressive, d’abord sur le plan stratégique et ensuite sur le plan politique, notamment en 2018 durant le discours de Gordon Island par le Président Macron. Elle sera ensuite déclinée en 2019 puis en 2021, d’abord par une stratégie française de l’Indopacifique de la DGRIS, puis ensuite une stratégie qui sera à vocation interministérielle et essentiellement portée par le Quai d’Orsay. Une stratégie européenne de l’Indopacifique voit le jour, évidemment très largement instiguée par la France pour qu’elle puisse aboutir.

Ainsi, chaque pays a une vision géographique et/ou géostratégique de l’Indopacifique qui est très différente. Les États-Unis par exemple ne vont pas jusqu’aux côtes africaines mais s’arrêtent au milieu de l’océan Indien dès lors qu’ils partent de l’Indo-Pacifique.

La France, pour sa part, a une vision très exhaustive finalement de l’Indo-Pacifique. Elle consideère qu’elle inclut l’ensemble des océans Indiens et Pacifiques dans une continuité stratégique, là où les Américains, pour des raisons essentiellement de gouvernance militaire, se sont arrêtés effectivement au milieu de l’Océan Indien pour qu’il y ait plutôt une cohérence au niveau de la péninsule arabique sur le plan stratégique et qu’elle soit découplée de la cohérence que j’ai évoquée entre l’océan Indien et l’océan Pacifique. Tout cela dépend très largement des intérêts de chacun et de la vision qui est celle du monde de chacun des pays concernés.

La présence française dans l’Indopacifique

Sur le plan historique, la France possède plusieurs territoires ultramarins depuis maintenant plusieurs décennies, où ont été installées des forces militaires permanentes, des forces dites de souveraineté. Elles sont présentes à La Réunion, en Polynésie française, et puis à Nouméa, en Nouvelle-Calédonie, mais aussi des petits détachements comme à Mayotte. Ces forces ont un rôle très important en matière à la fois de surveillance de la Zone Economique Exclusive mais également en matière de migration clandestine en provenance des Comores, de Madagascar, du Mozambique, voire même de la Tanzanie. Cette présence militaire permanente permet déjà d’affirmer une forme de souveraineté et donc de jouer un rôle saillant dans cette région.

La présence dans la région s’est accentuée ensuite avec la création, par le gouvernement Sarkozy d’une base à Abu Dhabi qui a permis d’avoir un État-major pérenne alors qu’avant il était embarqué sur un bateau. Cet État-major à terre détient cette capacité d’être plus présent auprès des partenaires régionaux, ainsi que d’avoir un point d’appui logistique extrêmement important en Arabie vis-à-vis des flux énergétiques qui sont stratégiques pour la France.

Par la suite, la présence militaire de défense et de sécurité française s’est très largement accentuée avec des déploiements qui ont pris de l’ampleur entre 2013 et 2015, période un peu charnière où la France commençait à s’intéresser à la région. Mais cela ne changeait pas la donne quant à la posture française.

 Le renouvellement et l’intensification des partenariats stratégiques notamment avec l’Inde et l’Australie ont permis véritablement d’initier une forme de tactique au sein de Ministère des armées et d’amplifier très largement les déploiements aéronavals et aéromaritimes qui ont été mis en place dans cette région.

Si bien qu’il y a eu une intensification entre 2016 et 2021, cette dernière année est devenue une année faste en matière de déploiement opérationnel qui a été un petit peu jugulée par différentes difficultés à la fois sanitaires avec le COVID-19 et puis géostratégiques avec la guerre en Ukraine entre 2022. Mais aussi en 2024 si l’on considère le fait qu’il y avait des priorités qui étaient ailleurs. Ainsi, tous ces facteurs ont contraint effectivement de quelque peu la France mais pour autant la dynamique est bien présente et a vocation à perdurer : la marine nationale continue à déployer ses forces et puis cela s’est accentué plus récemment avec l’armée de l’air et les déploiements PEGASE (déploiement aérien en Indopacifique).

Les intérêts stratégiques français dans la région : une voie occidentale alternative 

Le thème même de position d’équilibre, quand il est traduit en anglais, est une notion appelé « balancing power ». « Balancing power” se réfère à une notion anglo-saxonne du XIXe siècle qui est tout à fait différente de ce que la France sous-entend par cette notion de position d’équilibre. Depuis la Revue nationale stratégique en 2022, il y a plusieurs équilibres qui sont recherchés : la France cherche à trouver entre plusieurs puissances émergentes une forme de stabilité et donc d’équilibre entre les puissances, que pourraient être dans le contexte actuel les États-Unis et la Chine. Sauf que la France n’a pas cette capacité à proprement parler de jouer une quelconque forme de balance vis-à-vis de grandes puissances avec la Chine et les États-Unis. Donc cette notion n’est pas très bien comprise puisqu’elle nous positionne pour certains comme une alternative, une troisième voie vis-à-vis d’un certain nombre de partenaires et d’alliés alors même que la France n’a pas vraiment cette ambition. La notion la plus adaptée serait que la France porte une voie occidentale alternative c’est-à-dire une dynamique de défense militaro-centrée comme peuvent l’être les États-Unis mais avec une posture plus inclusive, plus multilatérale et plus dans une recherche de compromis avec tous, qu’il soit compétiteur ou partenaire. L’idée est aussi d’éviter à terme d’arriver à une forme de bloc comme cela a pu être le cas durant la Guerre froide. La France proposerait différentes dimensions à la fois sur le plan des valeurs et de l’humanisme mais aussi sur le plan de l’export d’armement pour parler capacitaire d’avoir une alternative qui ne les oblige pas à choisir entre la Chine et les États-Unis.

La France n’a aucune intention d’être au milieu d’un théâtre géostratégique qui pourrait être celui de la Chine ou des Etats-Unis, elle est clairement un partenaire et un allié propre de celui des États-Unis, au sein de l’OTAN. Le fait d’avoir une proximité géographique, par les territoires ultramarins, avec la Chine ou d’autres puissances régionales, couplé à des enjeux globaux et économiques, ne permet pas de fermer la porte à des partenaires tel que la Chine. La négociation est le maître mot dans un monde globalisé. Du fait du partenariat stratégique extrêmement structurant avec les États-Unis, si demain il devait y avoir une analyse très simple de la part de la Chine sur Taïwan, il est fort à parier que la France jouerait un rôle direct et ou indirect auprès des États-Unis. Il est nécessaire également d’avoir clarification de la position de la France, qui a tenté d’être à plusieurs reprises notamment après les conférences de presse du Président Macron dans l’avion de retour de Chine et qui a été l’objet d’un certain nombre d’incompréhensions de la part des alliés et des compétiteurs comme l’Inde, les États-Unis et le Japon qui n’ont pas forcément très bien saisi la démarche que laissait le Président Macron à l’époque. Le fait d’avoir une position lisible vis-à-vis de nos partenaires réels dans la région permettra de pouvoir d’avoir des partenariats qui seront beaucoup plus aisés à mettre en œuvre, les alliés pourront plus facilement comprendre et s’associer à la démarche.

Dès lors, il y a trois types d’intérêts stratégiques qui se télescopent mais qui ne sont pas à niveau équivalent. Il y a d’abord les intérêts dits fondamentaux, ils ne sont pas vitaux au sens de dissuasion nucléaire mais fondamentaux car ce sont des intérêts souverains qui sont inhérents à la France dans ses territoires ultramarins vis-à-vis de l’intégrité territoriale et l’intégrité de son domaine maritime de 9 à 11 millions de kilomètres carrés de domaine maritime français qui se trouve dans la Pacifique. Cette grandeur rend le territoire difficile à surveiller et à maîtriser surtout face à la stabilité du voisinage notamment vers le Pacifique insulaire avec sa dialectique sino-américaine qui s’intensifie avec des îles insulaires comme au Salomon, et puis dans le voisinage du sud de l’océan Indien avec le canal du Mozambique  qui est un enjeu de taille étant un objet de convoitises de la part des pêcheurs étrangers notamment chinois, et aussi les ressources d’hydrocarbures potentielles importantes qui n’ont pas encore été exploitées.

En deuxième lieu, il existe les intérêts bi-stratégiques tels que la stabilité et la liberté des échanges économiques notamment entre l’Asie et l’Europe avec l’intérêt énergétique lié à la Péninsule Arabique et évidemment aux hydrocarbures et aux gaz en provenance du Golfe Arabo-Persique. Il y a aussi la liberté des échanges dont l’objectif premier est sur le plan maritime en ce qui concerne la marine nationale : de s’assurer que les flux maritimes de l’Asie à l’Europe puissent avoir lieu dans les meilleures conditions possibles sans qu’il n’y ait d’atteinte à la sécurité de ce flux. Par exemple, la prise d’otage du détroit de Bab-el-Mandeb par les iraniens est une entrave à ce flux la communauté maritime. La liberté de navigation est aussi un aspect important puisqu’il y a des atteintes à cette liberté qui sont observées notamment en mer de Chine méridionale via la poldérisation des Spratleys ou encore des Paracels de la part de la Chine mais aussi du Vietnam. Là où la France reste à des distances raisonnables et essaye de rester à un niveau de coercition vis-à-vis des revendications chinoises ou vietnamiennes, les Etats-Unis ont une réponse avec plus d’agressivité et pénétrante.

Le troisième aspect de ces intérêts touche à la sécurité environnementale et au changement climatique, la préservation de la biodiversité, finalement tout ce sur quoi la France essaie d’être motrice en la matière. Ce changement climatique et de cette perte de biodiversité touche essentiellement les pays du Pacifique insulaire tels que l’Indonésie et les Philippines lié directement à nos territoires ultramarins. On observe aujourd’hui environ 12 mm par an d’augmentation du niveau de la mer et donc il y a d’ici la fin du siècle un certain nombre de territoires qui vont être minimum submergés comme la Polynésie française. Cela fait donc parti aujourd’hui des grands enjeux structurants où il est nécessaire d’avoir cette capacité à maitriser l’exploitation et l’exploration des fonds marins.

Enfin, il y en a beaucoup d’autres intérêts comme évidemment la préservation du droit international et du droit de la mer en particulier s’agissant de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer qui est mis à mal aujourd’hui. Egalement, la prolifération des armes de destruction massive que ce soit à l’Extrême Orient avec la Corée du Nord ou l’Iran qui sont l’objet d’embargos de la part des Nations Unies : l’objectif est de participer à des opérations multinationales pour préserver ces intérêts et lutter contre cette prolifération.

La suite paraitra de l’entretien dans le numéro 142

(*) Le capitaine de frégate Jérémy Bachelier est chercheur au Centre des Etudes de Sécurité (CES) de l’Ifri et membre du Laboratoire de Recherche sur la Défense (LRD). Officier d’active dans la marine nationale, sa carrière professionnelle fut essentiellement tournée vers les opérations extérieures. Il a exercé des responsabilités à bord de 8 bâtiments de combat et en état-major. Il est spécialisé notamment sur les thématiques de puissance maritime, maritimisation et action de l’État en mer, sur la présence française en Indopacifique ainsi que le commandement et emploi des forces.
(*) Athénaïs Jalabert-Doury est actuellement étudiante en relations internationales à l’ILERI et stagiaire au sein de la revue Espritsurcouf. Elle se passionne notamment sur les sujets de sécurité internationale, plus particulièrement dans les zones géographiques des Amériques et de l’Europe.

Et de trois! Sébastien Lecornu rempile de nouveau au ministère des Armées

Et de trois! Sébastien Lecornu rempile de nouveau au ministère des Armées

Sébastien Lecornu, ministre des Armées (photo Franck Dubray, O.-F.)

Nommé ministre des Armées le 20 mai 2022, Sébastien Lecornu est donc maintenu à son poste dans le (premier?) gouvernement Barnier. Ce qui n’est pas sans déplaire à de nombreux militaires qui reconnaissent la détermination de leur ministre.

On lira son CV ici.

Que préciser ou ajouter?

Que ce « discret » (selon l’AFP), proche d’Emmanuel Macron, est né en 1986… Qu’il a occupé à partir de 2020 le poste de ministre des Outre-mer dans le gouvernement Jean Castex, puis celui de ministre des Armées d’abord dans le gouvernement Élisabeth Borne puis dans le gouvernement Gabriel Attal.

Qu’il a été le principal artisan de l’élaboration et du vote de la loi de programmation militaire (LPM) d’avril 2023, qui doit s’appliquer de 2024 à 2030. Cette LPM prévoit 413 milliards d’euros de dépenses militaires sur les sept années d’exercice. Le budget annuel passera ainsi de 32 milliards en 2017 à 69 milliards en 2030, soit un doublement du financement des armées.

Qu’est-ce qui l’attend?

Du roulis politique! Ce gouvernement naît dans la douleur et la mauvaise humeur. Et sa durée de vie est évidemment jugée éphémère.

Des pressions et menaces sur la LPM et le budget des Armées, puisqu’il va falloir réduire le train de vie de l’Etat. Toutefois, les plafonds de dépenses prévisionnels pour le PLF 2025, considérés comme une « base technique » pour préparer le prochain budget, montrent que pour l’instant, les Armés s’en sortent bien (+ 7 % par rapport à la loi de finances initiale de 2024, à 50,5 milliards d’euros).

Des remises en question dans le dossier « Ukraine », sur la nature et le montant des aides françaises à Kiev face à Moscou. C’est possible; on se souviendra qu’en mars dernier, lors du débat sur l’Ukraine au Parlement, LFI avait exprimé son rejet de la stratégie française d’aide à Kiev.