Le couple franco-allemand : une liaison qui s’étiole à relancer

Le couple franco-allemand : une liaison qui s’étiole à relancer


Les changements politiques dans les deux pays ont vu progressivement s’éloigner la France et l’Allemagne, qui donnent l’impression de ne plus partager la même vision du monde. Ne rayons pas de nos mémoires le traité de l’Élysée de janvier 1963 qui a amorcé un destin commun entre nos deux Nations. Fin connaisseur des relations franco-allemandes grâce à sa double expérience acquise dans les sphères militaire et industrielle, le GCA (2S) Arnaud Sainte-Claire Deville propose de nous saisir de l’opportunité de l’élan donné par cette loi de programmation militaire pour relancer les relations entre les deux armées de terre.

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Dans un contexte marqué par une détérioration générale de la relation franco-allemande, le domaine spécifique de la coopération de défense n’échappe pas à cette tendance. Pour autant la nouvelle LPM votée de ce côté du Rhin et, en regard, les efforts budgétaires conséquents annoncés par l’Allemagne constituent une opportunité pour redynamiser cette coopération de façon pragmatique et constructive, en particulier dans le domaine terrestre. Après avoir tenté de donner quelques clefs de compréhension au fossé qui semble se creuser entre les deux nations, cet article se propose d’esquisser dans trois domaines clefs que sont la formation, l’engagement opérationnel et le capacitaire, quelques pistes concrètes d’actions à mener à partir d’un existant, souvent omis, voire décrié, pourtant bien présent.

Alors que l’on observe le retour de la guerre de haute intensité susceptible d’être conduite en particulier sur le théâtre européen, il est essentiel de souligner la différence de culture stratégique de nos deux armées de terre.

Alors que nous continuons à privilégier un modèle médian, que nous estimons adapté à relever les différents défis des engagements de l’armée de terre, aussi bien dans le cadre de la solidarité stratégique, que de la prévention-influence comme de la protection-résilience, l’armée de terre allemande, même si elle a acquis au cours des trois dernières décennies une réelle capacité à intervenir loin de ses frontières, se recentre sur son cœur de métier historique , à savoir sa contribution à la défense de l’espace territorial de l’Alliance.

De façon plus ou moins consciente, le haut état-major allemand, s’il a un vrai respect pour la compétence de l’armée de terre française à conduire des opérations extérieures de contre-insurrection, se montre dubitatif quant à sa capacité à conduire des opérations d’envergure en contexte de haute intensité. La défaite de 40 continue de peser lourdement dans cette appréciation négative. Dans le subconscient de la culture militaire terrestre allemande, l’armée de terre française reste celle qui a été défaite en quelques semaines au cours de ce sombre printemps 1940. De plus notre modèle médian privilégiant des véhicules blindés à roues aptes à la projection mais moins mobiles tactiquement que des véhicules chenillés (privilégiés de l’autre côté du Rhin,) n’est pas de nature à modifier cette appréciation. Alors que nous revoyons à la baisse le rythme de modernisation de nos LECLERC, les Allemands accélèrent sur le plan qualitatif (annonce du Léopard 2 A8) comme sur le plan quantitatif (création de deux nouveaux bataillons de chars pour passer de 200 à 300 chars en ligne).

Il n’est donc pas étonnant dans ce contexte, pour reprendre l’analyse de plusieurs spécialistes, que la France n’apparaisse plus aujourd’hui pour la communauté de défense en Allemagne que comme un partenaire dont l’importance est en recul, cela étant tout particulièrement vrai dans le domaine terrestre. 

Certes comme une petite musique, régulièrement reprise de-ci de-là pourrait le laisser croire, nous pourrions, prenant en compte ces fortes divergences, délaisser cette relation. Or l’Allemagne reste incontournable, si nous voulons avancer dans la construction d’une Europe de la Défense, capable de protéger ses citoyens et de relever les défis sécuritaires qui concernent le territoire européen comme les enjeux liés à l’immigration en général et panafricaine en particulier. Seul un couple franco-allemand solide aussi sur les aspects défense pourra sensibiliser, via notre partenaire allemand, les Européens du Nord et de l’Est à ces défis ! 

La coopération de défense dans le domaine terrestre peut, en s’appuyant sur l’existant, apporter une contribution pragmatique, tout en se gardant de toute envolée lyrique.

L’exploitation du dispositif de formation initiale des officiers français (respectivement allemands) en est un premier exemple. En effet, alors que les officiers allemands ayant suivi ce cursus quittent ou viennent de quitter la Führungsakademie comme tout jeune breveté, leurs alter ego français commencent à intégrer l’enseignement militaire supérieur du 2e degré. Bien au-dessus de l’interopérabilité des matériels ou des procédures, celle des esprits peut permettre une meilleure compréhension de l’autre et dissiper les préjugés et idées reçues qui pervertissent notre relation bilatérale. Ce vivier restreint d’officiers brevetés possédant par leur cursus antérieur une véritable double culture doit faire l’objet d’une gestion fine de la part des DRH française comme allemande, en leur garantissant un parcours professionnel qualifiant dans leur propre armée tout en identifiant des périodes privilégiées les amenant à servir dans des états-majors opérationnels ou centraux de l’autre armée. L’objectif est bien d’employer le plus intelligemment possible ces officiers, en particulier en n’en faisant pas seulement des « spécialistes du franco-allemand », mais surtout des généralistes « comprenant le partenaire allemand ». 

La deuxième opportunité est offerte par la BFA. Souvent injustement critiquée et vilipendée (en particulier par ceux qui n’y ont jamais servi !), cette unité dispose dès le temps de paix d’un état-major permanent, outil remarquable pour améliorer la connaissance réciproque de la culture militaire de l’autre, puissant gage d’efficacité dans le cas d’un engagement opérationnel. La BFA, désignée en avril 2004 pour assurer dans le cadre de l’ISAF (sous commandement de l’Eurocorps) le mandat de juillet 2004 à janvier 2005 de la Kabul Multinational Brigade (KMNB), sut ainsi parfaitement relever le défi opérationnel. Articulée autour de deux bataillons appartenant organiquement à la brigade et un troisième multinational, la brigade s’appuya sur un état-major à 80 % franco-allemand, dont la moitié servait déjà au sein de l’état-major temps de paix de la brigade. La bonne intégration des 40 autres pourcents (Français et Allemands « de l’intérieur ») fut facilitée par ces pratiquants au quotidien du franco-allemand. Face au mauvais procès de la non-interopérabilité de la BFA, j’opposerai la certification réussie (prononcée en binational) de l’état-major lors d’un Aurige numérique en 2017, pilotée par une équipe binationale dont le chef était un officier général britannique, adjoint opérationnel de notre 1re Division. 

Dans le cadre de la solidarité stratégique avec nos alliés, il serait intéressant en s’appuyant sur ce vécu de prévoir en planification des scénarios d’engagement d’une brigade franco-allemande autour de ce noyau dur de la BFA, garant ab initio d’un niveau correct d’interopérabilité. La participation régulière (mais sans être systématique) d’éléments franco-allemands de la BFA à des missions de renforcement du flanc Est de l’OTAN serait de nature à conforter sa crédibilité opérationnelle. Des possibilités comme « Lynx » en Estonie et « Aigle » en Roumanie sous la responsabilité française ou en Lituanie sous la responsabilité allemande méritent d’être exploitées.

Le domaine capacitaire, pour peu que l’on adopte une approche réaliste et pragmatique, offre aussi des opportunités pour redynamiser une coopération qui au-delà des grandes déclarations politiques (certes nécessaires, mais toujours insuffisantes !), est pour le moins atone. Sans remettre en question notre choix d’une armée de forces médianes, réactive, agile et soutenable, qui fait le choix de la cohérence plus que de la masse, il existe en matière capacitaire des convergences possibles avec une armée de terre allemande viscéralement très attachée à sa culture blindée-chenillée.

Il ne s’agit pas ici d’évoquer le MGCS[1], qui se situe dans un cadre espace-temps dépassant ces quelques réflexions. Son arrivée dans les parcs, au mieux en 2050, pose cependant le problème de la rénovation de nos propres Leclerc qui, compte tenu du tuilage avec l’arrivée de ces nouveaux matériels, seront encore en service dans une bonne partie de la deuxième moitié de ce siècle. La rénovation en cours du char Leclerc se limite en fait à une « scorpionisation » avec quelques timides améliorations dans le domaine de la protection. Alors que le Leopard 2 est en passe d’aborder son 8e incrément d’amélioration depuis 1980 avec une version A8 en préparation, alors que KNDS[2] a présenté au dernier salon Eurosatory l’intégration possible d’équipements de nouvelle génération[3] (protection, LAD[4]…), alors que les Émirats arabes unis réfléchissent également sur l’amélioration de leurs propres XL, les conditions semblent réunies pour concevoir et développer en franco-allemand, en s’appuyant sur un acteur industriel binational comme KNDS, des solutions pour améliorer et garantir la pérennisation du Leclerc à un juste niveau de performances.

Le retour au premier plan de l’importance de l’artillerie à travers le conflit ukrainien offre également des possibilités communes de développement tant dans le domaine des lanceurs que celui des munitions.

Enfin les domaines de la mobilité et de la contre-mobilité qui reviennent eux aussi au centre des discussions, peuvent également offrir d’autres opportunités de développement en commun.    

Le projet capacitaire TITAN qui vise à reporter sur les forces lourdes l’effort fait sur les forces médianes avec SCORPION pourrait intégrer ces domaines de coopération.

La coopération avec nos partenaires allemands reste dans le domaine terrestre comme dans bien d’autres un exercice difficile, mais pas impossible. Il serait à mon sens dangereux de céder par facilité et conformisme intellectuel à la tentation de tout arrêter.

Alors que l’Allemagne va porter son effort budgétaire de défense à 75 Md € annuel dès 2024 (à comparer avec nos 47 Md €), il serait inconséquent de ne pas chercher à entretenir et à développer les liens avec cet incontournable partenaire géostratégique en Europe, comme dans les approches de ce continent. Des opportunités existent à partir d’un existant bien réel et pour lequel des investissements ont été consentis depuis de nombreuses années. Nos deux armées ont une opportunité pour écrire en commun une feuille de route pragmatique et concrète dans les trois domaines clefs de la formation, de l’engagement opérationnel et des équipements.


NOTES :

  1. Programme d’armement MGCS – Wiklipedia.
  2. Krauss Maffei Nexter Defense System.
  3. Ces équipements étaient intégrés sur la plate-forme de démonstration de l’E-MBT développé par KNDS.
  4. Lutte Anti-Drones.

CERCLE MARÉCHAL FOCH

CERCLE MARÉCHAL FOCH

Le G2S change de nom pour prendre celui de Cercle Maréchal Foch, tout en demeurant une association d’anciens officiers généraux fidèles à notre volonté de contribuer de manière aussi objective et équilibrée que possible à la réflexion nationale sur les enjeux de sécurité et de défense. En effet, plutôt qu’un acronyme pas toujours compréhensible par un large public, nous souhaitons inscrire nos réflexions sous le parrainage de ce glorieux chef militaire, artisan de la victoire de 1918 et penseur militaire à l’origine des armées modernes. Nous proposons de mettre en commun notre expérience et notre expertise des problématiques de Défense, incluant leurs aspects stratégiques et économiques, afin de vous faire partager notre vision des perspectives d’évolution souhaitables. (Nous contacter : Cercle Maréchal Foch – 1, place Joffre – BP 23 – 75700 Paris SP 07).

Navalny : un empoisonnement dans la guerre de l’information

Navalny : un empoisonnement dans la guerre de l’information

par Jean-Robert Raviot – Revue Conflits – publié le 16 février 2024

La chancelière Merkel annonçait que des examens approfondis effectués par un laboratoire de l’armée allemande sur Alexeï Navalny, hospitalisé à Berlin depuis la fin août, avaient permis de détecter les traces d’un agent neurotoxique « de type Novitchok ». Cette révélation rapproche l’affaire Navalny de l’affaire Skripal (2018), une affaire qui avait, si j’ose dire, empoisonné, en plein Russiagate, les relations russo-britanniques … Cette nouvelle affaire Navalny, en pleine relance des sanctions américaines contre le gazoduc Nordstream-2, va-t-elle empoisonner les relations russo-allemandes ? Voire, reconfigurer l’échiquier de la politique extérieure de l’UE dans la direction souhaitée par la Pologne, la Suède ou les États baltes (et naturellement par Washington), à savoir la ligne dure vis-à-vis de Moscou ? Voire, relancer un épisode, et même pourquoi pas une nouvelle saison, de la « nouvelle guerre froide » Russie-Occident ?

Une fois insérée dans les narratifs de l’infowar que se livrent les parties adverses depuis des années – le tout prospérant sur les dépouilles toujours fumantes de la guerre froide « historique », Est-Ouest – l’affaire Navalny échappe à Navalny, elle se détache de son socle russe pour devenir une affaire avant tout info-médiatique ; elle échappe à tous ses vrais protagonistes pour devenir un nouvel épisode narratif de la « grande histoire ». En d’autres termes, l’affaire se « géopolitise ». « Novitchok » : c’est comme une formule magique déjà dotée d’un effet performatif ! Il faut dire que le choix de transférer Navalny en Allemagne avait déjà bien « géopolitisé » l’affaire…

Enjeux de la guerre d’information

La « géopolitisation » des enjeux de politique intérieure dans le contexte de la guerre de l’information, en particulier dans le contexte de la « nouvelle guerre froide », est un vrai sujet, et même tout un champ d’études, un sujet d’enquêtes qui doit faire l’objet de scrupuleuses recherches de terrain. À qui profite-t-elle ? Certainement pas à l’information du public, qui se voit toujours cantonné à de fausses polémiques ou à de faux débats, sous-tendus par des réflexes toujours binaires. La « géopolitisation » des enjeux de politique intérieure dans le contexte de la « nouvelle guerre froide » – et même en général – est un sérieux obstacle à la compréhension du monde… À « Poutine tyran ! », on rétorque : « russophobie ! ». À « absence de démocratie », on réplique : « Occident décadent ». À « régime liberticide ! », on entonne : « dictature du Nouvel Ordre Mondial ! ». Et inversement. Ainsi, la boucle est bouclée, la machine bien rodée, la roue tourne, circulez !

Si Navalny est devenu « le nom de » beaucoup de choses – « principal opposant à Poutine », « agent d’influence de l’Occident », et même « agent double du FSB » ! –  il faut revenir à ce qui le définit vraiment. Navalny est un avocat moscovite qui, profitant du développement de l’internet 2.0 dans les années 2000, est devenu un lanceur d’alerte qui a développé son réseau d’informateurs dans plusieurs institutions officielles, au niveau fédéral comme dans certaines régions. Depuis presque deux décennies, il mène des enquêtes sur la corruption des fonctionnaires et des hauts responsables russes. Sa méthode favorite consiste à documenter et à révéler l’enrichissement spectaculaire et colossal – en tous les cas disproportionné, eu égard à leurs revenus déclarés – de certains hauts personnages de l’État, avec à l’appui des photos de documents officiels et, surtout, de propriétés dont le luxe tapageur n’a rien à envier aux biens immobiliers des oligarques à travers la planète. La plus grande réussite de la « Fondation de lutte contre la corruption » qu’il a fondée et qu’il dirige est sans doute d’avoir dévoilé, en 2017, la très grande fortune de l’ancien président et Premier ministre Medvedev dans une enquête retentissante[1].

Des révélations qui provoquent l’hostilité du pouvoir

Naturellement, ce type de révélations lui vaut l’hostilité du pouvoir, qui multiplie, depuis 2017, les entraves judiciaires à ses activités. Naturellement, ses activités attisent l’inimitié – euphémisme – de hauts fonctionnaires et responsables visés par ses enquêtes et qui « arment » des officines pour bloquer son activité – nouvel euphémisme. Nul doute qu’une telle officine est à la manœuvre dans ce dernier épisode d’empoisonnement. Or, les officines de ce type pullulent, en raison de la configuration très post-soviétique du secteur de la sécurité en Russie, caractérisée par l’imbrication des « services » (et de ses réseaux d’anciens) et des innombrables entreprises de sécurité privée, cette « toile d’araignée » s’étant constituée pendant les privatisations des années 1990[2]. Comme le dit le philosophe Boris Mejouïev, il ne faut pas oublier qu’en Russie, les kshatriyas[3] sont aussi des businessmen… et que leurs officines, plus ou moins bien contrôlées, n’ont pas tant pour but de défendre la souveraineté de la Russie (objectif patriotique toujours invoqué, conforme au « politiquement correct » du poutinisme) que de protéger les intérêts privés des grands barons, et accessoirement d’obliger le plus grand nombre de hauts responsables possibles, fût-ce en les soumettant à des kompromaty dans d’interminables et inextricables batailles…

Si Navalny a joué un rôle politique en Russie, ce n’est pas tant comme « opposant », ou comme « candidat libéral » à la mairie de Moscou – il faut ici rappeler au passage qu’il avait alors bénéficié du soutien de députés du parti Russie unie pour pouvoir se présenter… – mais comme grain de sable susceptible de gripper la machine et, surtout, révélateur de la nature du pouvoir en Russie. Avec quelques autres, il a fait en sorte que le poutinisme soit désormais, et pour toujours, inséparable des conditions de sa production, pour parler le langage marxiste, c’est-à-dire qu’il n’y a plus personne aujourd’hui, en Russie, qui ne soutienne Poutine – et ses soutiens sont encore nombreux aujourd’hui – en ignorant que le régime Poutine, c’est aussi le règne d’une oligarchie d’État (à laquelle s’adjoint une oligarchie « privée » protégée par l’État), une oligarchie qui bénéficie d’une grande impunité et qui couvre certaines pratiques de corruption, à tous les niveaux de l’échelle. Il faut donc bien comprendre que c’est malgré cela (et en dépit de cela) que l’on soutient Poutine, et certainement pas en l’ignorant… Voilà qui permet, il me semble, de mieux comprendre la nature très particulière du « contrat social poutinien ».

Navalny est le révélateur du régime russe

Ainsi donc, Navalny n’est pas un xième opposant, à classer parmi « les dissidents », ou encore parmi les autres lanceurs d’alerte – beaucoup de journalistes – qui, jugés dangereux, ont été, pour certains, éliminés par une officine ou une autre. La force de Navalny n’est pas d’être un opposant parmi d’autres, un « libéral » ou un « nationaliste », ou toute autre étiquette politique – car il n’est pas un homme politique – mais d’être le révélateur d’un aspect essentiel de la nature du régime politique russe. Et un révélateur, en quelque sorte, indélébile. Et cet aspect essentiel, ce n’est pas « la tyrannie de Poutine », « l’absence de démocratie » ou bien encore « l’absence de libertés » – autant de traits éminemment discutables, et donc susceptibles d’être l’objet de polémiques par définition interminables, du régime – mais bien son caractère oligarchique, caractérisé à la fois par une centralisation et par une imbrication étroite et inextricable des réseaux du pouvoir politique, administratif, économique et médiatique, une oligarchie que Poutine préside sans la diriger, ni la contrôler d’ailleurs tout à fait, et que sa personne politique, jusqu’ici assez inusable, permet de légitimer aux yeux de l’opinion publique. C’est pourquoi cette architecture, fragile, ne peut se passer de lui. C’est pourquoi, à moins de se trouver un successeur – ce qui relève de l’exploit, pour ne pas dire de la science-fiction ! – il lui faudra boire le calice jusqu’à la lie… c’est-à-dire, après les réformes constitutionnelles votées au printemps, jusqu’à 2036, jusqu’à ses… 84 ans !…

Navalny démontre la nature oligarchique du pouvoir : celui de Poutine et le nôtre

Et c’est là, précisément, que le bât blesse. Dépeindre Navalny en dissident dénature le sens de son action et occulte son vrai « message politique », s’il en est un : il est de notre devoir de prendre conscience de la nature oligarchique du pouvoir qui nous dirige. Et ce message, précisément, est aujourd’hui un message universel. Ce n’est pas un message des « démocraties » contre les « régimes autoritaires », du « monde libre » contre les « dictatures ». C’est un message qui concerne tout autant les démocraties installées que tous les autres types de régimes… Dans tous les pays du monde, la structure oligarchique du pouvoir détruit les classes moyennes, là où elles existaient ; elle produit à un rythme accéléré des inégalités sociales grandissantes, provoquant une « re-féodalisation » du monde, pour reprendre les termes du géographe américain Joel Kotkin[4]. Le caractère oligarchique du pouvoir, c’est l’enjeu majeur de notre temps. Alors l’imbrication des pouvoirs publics et privés, la concentration des pouvoirs politique, économique et médiatique, le « double jeu » des hauts fonctionnaires d’État – un pied dans le public un pied dans le privé… Rings a bell ?… Non ? C’est une spécificité russe ?… C’est que vous n’avez lu ni Laurent Mauduit[5], ni Vincent Jauvert[6]… La France, me direz-vous, c’est plus feutré, plus « civilisé », plus huilé par des siècles de traditions et d’usages formels, c’est moins brutal, moins mortel aussi. Certes… Mais à tout bien considérer, objectivement, il y a quand même beaucoup trop de points communs pour ne pas les voir… ou plutôt pour les occulter en faisant à tout prix de « la Russie de Poutine » un « Autre » dont l’essence même nous obligerait à lui mener un combat pour défendre « nos valeurs ».

Et si Navalny n’était pas ce grand héraut de la liberté, de la démocratie et des droits de l’homme fantasmé par toutes les gazettes occidentales ? Je ne le vois pas accepter de devenir un Khodorkovski, encore moins un Kasparov, éternels opposants en exil, dont la voix ne porte plus guère que dans certaines salles de rédaction… Si Navalny n’était, au fond, qu’un homme ordinaire – ce qui n’est pas la moindre des qualités – devenu précisément ès-qualité ingérable pour quiconque en Russie ? Si une officine moscovite a voulu sa mort, elle aura raté son coup, mais elle aura tout de même réussi à provoquer son exil. Un exil qui empoisonnera, un temps, les relations internationales, mais un exil qui va aussi durablement écarter Navalny de son terrain d’action. Or, on ne peut pas combattre la corruption de l’extérieur. Encore moins quand on est enrôlé dans une guerre de l’information qui vous défigure.


Notes

[1] Voir le film On vam ne Dimon [Ce n’est pas votre « petit Dimitri »] : https://www.youtube.com/watch?v=qrwlk7_GF9g

[2] Voir Vadim Volkov, « Who is strong when the state is weak : violent entrepreneurship in Post-Communist Russia », https://web.stanford.edu/group/Russia20/volumepdf/Volkov.pdf

[3] Mot sanskrit désignant, en Inde, la « classe » noble dans le système des castes, les kshatriyas occupent la seconde place dans la hiérarchie (après les brahmanes) et détiennent en principe le monopole du pouvoir politique et militaire. L’auteur emploie ici ce terme de manière ironique pour désigner les hauts responsables issus des structures de force en Russie, qui se présentent volontiers comme les vrais et seuls garants de la sécurité et de la pérennité de l’Etat, de son indépendance et de sa souveraineté.

[4] Joel Kotkin, The Coming of Neo-Feudalism: A Warning to the Global Middle Class, 2020.

[5] Laurent Mauduit, La Caste. Enquête sur cette haute fonction publique qui a pris le pouvoir, La Découverte, 2018. Voir aussi, du même auteur, Main basse sur l’information, Don Quichotte, 2016 et Prédations. Histoire des privatisations des biens publics, La Découverte, 2020.

[6] Vincent Jauvert, Les Intouchables d’État. Bienvenue en Macronie, Robert Laffont, 2018. Voir aussi Les Voraces. Les élites et l’argent sous Macron, Robert Laffont, 2020.

LPM : Nous défendre, oui, mais avec qui ?

LPM : Nous défendre, oui, mais avec qui ?


 

Si la loi de programmation militaire est précise sur les principaux équipements à acquérir, elle reste moins explicite sur les hommes qui vont les servir. Serons-nous capables de recruter et de conserver les soldats d’active et les réservistes indispensables ? Le GCA (2S) Patrick Alabergère nous invite ici à réfléchir sur le défi de la réalisation des effectifs auquel sont confrontées nos armées. 

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La LPM 2024-2030 est souvent analysée selon le prisme du budget consenti ou celui des équipements majeurs acquis, mais plus rarement sous l’angle des effectifs.

Pourtant les effectifs autorisés aux armées dimensionnent clairement leurs capacités à remplir leurs missions. C’est un critère d’évaluation avéré pour apprécier la puissance d’une armée et sa place dans la compétition que se livrent les nations majeures.

Cette LPM affiche une augmentation modérée des effectifs consentis aux armées avec 6 300 ETP[1] supplémentaires étalés sur 6 ans, alors qu’il faut répondre à de nombreux besoins, notamment ceux générés par les nouveaux champs de conflictualités (espace, cyber) et être prêt à faire face à une guerre de haute intensité.

Mais au-delà de leur format, c’est bien la réalisation de leurs effectifs qui préoccupe aujourd’hui l’ensemble des armées.

L’atteinte du plafond d’emplois autorisés devient un objectif essentiel dans la conduite de cette nouvelle LPM. Car si ces difficultés perdurent ou s’accentuent, la réalisation des effectifs militaires deviendra l’objectif stratégique majeur qui, s’il n’est pas atteint, peut compromettre la cohérence du modèle d’armée choisi. Il faut mobiliser toutes les énergies pour résoudre cette difficulté, en allant plus loin dans l’effort fait au profit de la condition militaire, tout en développant par tous les moyens l’esprit de défense dans notre société civile qui doit continuer à fournir les futurs militaires dont nos armées ont besoin.

Crédit : SIRPA Terre.

 

Des effectifs comptés, difficiles à réaliser et à fidéliser pour faire face aux défis qui attendent les armées, malgré le doublement des effectifs de la réserve opérationnelle.

Il faut saluer l’effort fait au profit des effectifs des armées, notamment depuis la précédente LPM, mais ce n’est qu’une juste remise en cohérence après la réduction dramatique de format subie en 2008.

À cette date pour toucher d’hypothétiques dividendes de la paix, l’outil de défense a été sacrifié avec la suppression de 54 000 postes. La déflation s’est accentuée en 2012 avec l’annonce de la disparition de 26 000 postes supplémentaires. Il a malheureusement fallu attendre les enseignements tirés des dramatiques attentats de 2015 pour infléchir la tendance déflationniste.

En effet, historiquement les baisses des crédits accordés aux armées depuis la fin de la guerre froide, leur professionnalisation, la Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP) ont conduit pendant des années à une réduction continue des effectifs. La création des bases de défense, décidée dans la seule logique d’économie d’effectifs et de soutien au moindre coût malgré ses effets désastreux sur la réactivité des unités, est le meilleur exemple du non-sens de cette politique.

Ainsi aujourd’hui, l’armée de Terre (ADT) s’efforce de recréer des structures de commandement (Brigade d’Artillerie, Brigade du Génie) et des unités opérationnelles (Bataillon de Commandement et de Soutien, unités d’Artillerie) pour répondre aux exigences du combat de haute intensité. Ne bénéficiant que d’environ 700 postes supplémentaires sur la LPM 2024-2030, elle le fait en étant contrainte de redéployer ses effectifs entre les différentes fonctions opérationnelles alors que toutes ces unités à recréer existaient en 2008…

Ainsi à l’horizon 2030, le ministère des Armées disposera de 355 000 ETP, dont 210 000 militaires et 65 000 civils d’une part et 80 000 réservistes opérationnels d’autre part. Cette augmentation de 6 300 postes génère un coût d’environ 890 millions d’euros.

Sur les 6 300 postes créés, 4 500 seulement rejoindront les forces vives des trois armées, les autres étant consacrés à l’environnement et aux services de soutien.

Cette montée en puissance s’étale sur 6 ans pour lisser dans le temps cette hausse de masse salariale, mais surtout pour tenir compte de la difficulté des armées à recruter des volumes importants chaque année.

Le rapport de l’Assemblée nationale fait au nom de la commission de la Défense Nationale et des Forces Armées en mai dernier sur le projet de LPM expose clairement cette difficulté : « Comme tous les employeurs publics et privés, le ministère des Armées fait face à des difficultés conjoncturelles pour atteindre ses cibles d’effectifs compte tenu de la concurrence exacerbée sur le marché de l’emploi et de la situation de quasi plein-emploi. Ainsi, en 2022, le ministère des Armées n’a pas réussi à réaliser son schéma d’emploi. C’est pourquoi, pour la période 2024-2030, le ministère des Armées retient une trajectoire réaliste d’augmentation de ses effectifs avec des paliers de 700 ETP supplémentaires pour les deux premières annuités, avant d’augmenter significativement les années suivantes. Le dernier alinéa de l’article 6 du projet de loi précise à cet égard que le ministère adaptera la réalisation des cibles d’effectifs fixées par le présent article et sa politique salariale en fonction de la situation du marché du travail ».

Il est donc légitime de s’interroger sur le volume de 6 300 postes supplémentaires : a-t-il été calculé en fonction des besoins à satisfaire ou dimensionné en réalité par la capacité estimée des armées à recruter d’ici 2030 ? Sans doute un peu des deux.

Pour autant, il n’existe aucune garantie que l’évolution du marché de l’emploi sur les 6 prochaines années soit favorable au recrutement des armées.

L’autre problématique en termes de réalisation des effectifs concerne la fidélisation qui est le pendant du recrutement. C’est un combat permanent que livrent les armées pour parvenir à conserver leur ressource humaine le plus longtemps possible afin de conserver des militaires entrainés et aguerris, tout en rentabilisant la formation dispensée.

S’il existait une solution simple et efficace pour gagner la bataille de la fidélisation, il y a longtemps qu’elle aurait été trouvée car dans ce domaine rien n’est jamais acquis. L’envie de renouveler un contrat ou de poursuivre une carrière repose sur une alchimie complexe, qui mêle à la fois l’évolution personnelle de l’individu, la condition militaire dans tous ses aspects, les missions réalisées, les conditions de vie et d’entrainement, les matériels servis, le style de commandement, l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle.

La fidélisation dans les armées reste intimement liée, d’une part à la façon de vivre de son métier : la condition militaire avec en premier lieu le niveau de rémunération et d’autre part à la façon de vivre son métier : les conditions d’exercice du métier militaire au quartier comme en opérations.

Face à la raréfaction des effectifs d’active, il est mis en avant le doublement des effectifs de la Réserve Opérationnelle sur la même période (40 000 à 80 000 pour les armées dont 24 000 à 40 000 pour l’AdT).

C’est une très bonne chose de pouvoir faire appel à une composante réserve plus nombreuse, sans doute mieux formée et mieux organisée pour renforcer la capacité opérationnelle de nos armées, en complément des unités d’active. Cela peut également permettre de revigorer le lien Armée – Nation, ce qui est bénéfique dans le contexte sociétal actuel.

Mais encore faut-il que cette réserve opérationnelle soit aussi correctement équipée, ainsi que formée et entrainée, avec un référentiel de missions clairement défini dans le temps comme dans l’espace et que la bataille du recrutement soit également gagnée. Il faut imaginer quelles sont les nouvelles interactions active – réserve à mettre en place en service courant comme en période de crise et s’il est pertinent d’aller jusqu’à une hybridation de l’armée professionnelle ?

Le doublement des effectifs de réserve sur la période de la LPM, avec une cible finale à 105 000 en 2035 nécessite un effort colossal en termes de recrutement, concomitamment à celui au profit de l’active. Le défi est bien réel car il mobilise les mêmes structures au sein des armées, notamment les régiments pour l’AdT, et il puise dans des viviers voisins.

Avec de telles cibles d’effectifs, il faut impérativement réussir à simplifier la gestion administrative des réservistes, problème évoqué depuis des années, mais jamais résolu, car il constitue aujourd’hui un lourd fardeau pour les unités d’active.

Cet effort significatif sur la réserve répond également à des considérations économiques, car c’est le meilleur moyen de s’offrir de la masse, en termes d’effectifs, au moindre coût.

La guerre en Ukraine a mis en évidence la difficulté de conquérir la supériorité opérationnelle pour des armées qui souffrent d’un déficit de masse et de résilience alors que les conflits peuvent durer. L’augmentation significative de format étant hors d’atteinte financièrement pour de nombreuses armées occidentales, le débat sur la conscription pour accroitre la masse des armées fait son retour. En France, certaines voix politiques prônent même le retour du service militaire.

L’autre débat porte sur la nature de la composante réserve, certains défendent un concept de Garde nationale calqué sur le modèle américain alors qu’il reste une exception[2] hors d’atteinte pour les armées françaises.

S’agissant du retour à la conscription, l’avis de GAR (2S) Lecointre, ancien chef d’état-major des armées (CEMA), est très clair : « Le service national serait impossible à rétablir aujourd’hui. La Nation n’est pas consciente d’un danger à ce point existentiel qui justifierait un tel effort, avec tout ce que cela implique sur le plan budgétaire. De ce point de vue, augmenter la réserve est pertinent. Il s’agit de donner aux armées la possibilité d’accroître assez rapidement leurs capacités par une ressource humaine compétente, venant soit de la réserve initiale, avec des jeunes qui s’engagent, soit de la réserve d’anciens militaires ».

Une fois les effectifs de la réserve opérationnelle atteints, il faut réussir à organiser sa montée en puissance, en termes d’équipement, d’infrastructures et remettre en place les processus et les structures permettant sa mobilisation en temps et en heure. Autant de compétences et de savoir-faire que nos armées possédaient, mais qui ont disparu avec la suspension du service militaire. Pour les retrouver, il faudra du temps, de l’énergie et des effectifs dédiés.

Crédit : 13e BCA.

 

Des difficultés de recrutement avérées et explicables qui ont été prises en compte, mais qui menacent la cohérence du modèle d’armée.    

Il devient plus que jamais crucial pour les armées de gagner la bataille du recrutement et de la fidélisation pour pouvoir disposer des effectifs qui leur ont été consentis par la LPM.

Le système de ressources humaines de nos armées repose sur une logique spécifique de flux importants pour préserver la jeunesse des effectifs. Cela nécessite des volumes annuels de recrutement conséquents[3] pour compenser les départs volontaires et ceux, statutaires, liés à l’atteinte des limites d’âge.

Ces difficultés de recrutement inquiètent légitimement les états-majors. Par exemple pour la première fois depuis dix ans, l’ADT n’atteindra pas ses objectifs de recrutement à la fin de l’année puisqu’il manquera entre 2 000 et 2 500 militaires. Alors qu’elle bénéficie d’un certain élan positif depuis 2015 et que les attentats ont généré un attrait pour les métiers militaires, la dynamique favorable semble terminée.

Nos armées doivent affronter une très forte concurrence dans un marché de l’emploi défavorable avec un taux de chômage en baisse. Comme l’indique le Directeur des Ressources Humaines du ministère des Armées, il existe une forte corrélation entre l’état du marché de l’emploi et la capacité du ministère à réaliser ses objectifs de recrutement. Ainsi, selon la situation conjoncturelle et concurrentielle du marché du travail, il est possible que le ministère adapte la programmation annuelle des effectifs pour chaque annuité de la LPM. Autrement dit, si les armées n’arrivent pas à recruter, leurs objectifs peuvent être revus à la baisse au détriment de l’atteinte de leur format et donc de leur capacité à remplir leurs missions.

Les armées se heurtent à une forte concurrence dans certains métiers, éprouvant des difficultés à recruter des spécialistes dans le numérique, la maintenance ou les langues, pour remplir des missions de renseignement. Dans la cyberdéfense, les employeurs civils offrent des conditions salariales bien plus attractives que les armées pour attirer les jeunes talents.

Elles subissent aussi de plein fouet la concurrence du secteur privé dans un contexte de marché du travail en tension. Ainsi, l’armée de l’Air et de l’Espace (AAE) doit faire sa place face au secteur privé aéronautique qui embauche massivement (13 000 recrutements pour Thales et 10 000 recrutements pour Airbus en 2023). L’AAE doit trouver des « gentlemen agreement » avec la DGAC et les industriels de défense pour limiter le « débauchage massif et non coordonné » des aviateurs et mécaniciens.

De plus, les données démographiques européennes ne sont pas favorables au recrutement. Avec un taux de fécondité moyen sous la barre des 1,5 enfant par femme, un vieillissement de la population européenne, les politiques de recrutement des armées européennes sont fragilisées.

En effet, le nombre relatif de candidats va diminuer, du fait d’un nombre plus réduit d’enfants et donc de jeunes éligibles aux fonctions militaires. Tous ces éléments font peser une menace sur le format des principales armées européennes notamment celles qui, comme la France, ont fait le choix de la professionnalisation.

Mais surtout les armées recrutent dans un vivier restreint par nature en raison des exigences découlant de la singularité du métier militaire où le collectif prime sur l’individu, l’intérêt général sur l’intérêt particulier. Comme il n’est pas envisageable de revoir à la baisse ces exigences, sauf à perdre la réactivité, la disponibilité et l’esprit de corps qui font la force des armées, c’est le candidat à l’engagement qui doit s’adapter à son futur environnement.

Il doit pour cela accepter les contraintes liées à son statut de militaire, les fameuses sujétions du métier militaire, de plus en plus en décalage avec l’évolution des valeurs partagées par la société civile et diffusées par le système éducatif et social.

Pour autant, les militaires ne sont pas imperméables à ces évolutions sociétales. En effet, il existe aujourd’hui une plus grande convergence entre les comportements sociaux et familiaux des militaires avec ceux constatés dans l’ensemble de la société. Les modes de vie du militaire et de sa famille tendent à rejoindre ceux du reste de la population française.

« Il y a un éloignement croissant entre le style de vie moyen et celui que nous proposons », explique le Chef d’état-major de l’armée de Terre (CEMAT). Les contraintes de disponibilité, de mobilité territoriale ou encore de vie familiale deviennent des freins à l’embauche.

Ce vivier, restreint au départ par construction, est en plus partagé avec la gendarmerie, la police, les pompiers, voire les douanes et l’administration pénitentiaire, sans oublier les sociétés privées de sécurité qui recrutent énormément dans l’objectif des Jeux Olympiques de 2024.

Il faut noter que toutes ces administrations sont confrontées, comme les armées, à de sérieuses difficultés de recrutement. Pour la première fois, la Brigade des Sapeurs-Pompiers de Paris est en sous-effectif de 300 postes, recrutant mensuellement 70 jeunes sapeurs-pompiers au lieu de la centaine nécessaire pour faire vivre son modèle RH et remplir ses missions.

Cette tendance est partagée par nos alliés puisque la Bundeswehr et l’US Army rencontrent des difficultés pour recruter. Les enrôlements allemands sont en recul de 7 %, selon une information du Spiegel, alors que les États-Unis n’ont pas atteint leurs objectifs de recrutement puisque 15 000 postes restaient vacants en 2022.

L’AdT est parfaitement consciente des enjeux du recrutement. Elle est sans doute encore plus sensibilisée que d’autres à l’importance cruciale de ses effectifs, car ce sont ses hommes qui constituent son système d’armes. Elle peut se définir par des hommes servant des systèmes d’armes, alors que la Marine et l’AAE se caractérisent d’abord par des systèmes d’armes (bâtiments et aéronefs) servis par des hommes.

Ainsi l’AdT prévoit d’optimiser la fidélisation des personnels au-delà de cinq ans de service, de développer la gestion individualisée des parcours, d’améliorer les conditions de vie et de travail, tout en mettant en place des efforts financiers sur les métiers en tension. Pour le recrutement, elle compte également investir davantage les zones urbaines, en premier lieu l’Île-de-France, qui ne contribue pour l’instant qu’à hauteur de 15 % du contingent, soit l’équivalent de l’Outremer.

Pour compléter les efforts déjà demandés à sa chaine recrutement, elle a demandé aux régiments de s’impliquer encore plus dans ce défi en les autorisant pour la première fois à recruter directement, sans intermédiaire, dans la société civile.

En termes de fidélisation, il faut s’interroger sur la pertinence de conserver un volume de recrutement ab initio dans les services interarmées aussi important. En effet, ce mode de recrutement initial rend bien plus difficile le reclassement des plus anciens engagés des forces en deuxième partie de carrière dans des métiers de soutien, moins exigeants physiquement. D’autant plus que ce type de recrutement sollicite le vivier des jeunes recrues dont les forces ont cruellement besoin.

Le ministère des Armées est conscient que le défi du recrutement nécessite d’améliorer la condition militaire pour mieux répondre aux sujétions du métier militaire. En termes de salaire, la Nouvelle Politique de Rémunération des Militaires (NPRM) mise en place dans la précédente LPM et poursuivie dans la LPM 2024-2030 va dans le bon sens, à condition qu’elle ne fasse pas trop de déçus ou de perdants. De même, la poursuite du plan famille est une réponse positive aux contraintes subies par les familles de militaires.

Mais ces mesures en cours d’application seront-elles suffisantes pour faciliter la résolution de la crise du recrutement, surtout si cette dernière perdure, voire s’aggrave ?

La réalisation des effectifs devient un enjeu stratégique qui nécessite d’aller encore plus loin en termes de condition militaire et de mener des actions en direction de la société civile pour promouvoir et développer l’esprit de défense.

En privilégiant la cohérence de notre modèle d’armée par rapport à sa masse, considérée pourtant comme un facteur de supériorité opérationnelle, cette LPM résulte d’un choix politique et économique compréhensible. En effet, dans un pays qui consacre près de 40 % de son PIB à ses dépenses de protection sociale, dont la dette publique s’élève à plus de 110% du PIB, avec une balance commerciale déficitaire depuis plus de 25 ans et un environnement social de plus en plus tendu, les arbitrages financiers sont lourds de responsabilités.

Mais le minimum d’effectifs consenti à nos armées ne doit pas être remis en cause par un recrutement et une fidélisation défaillants, car c’est la cohérence du modèle d’armée qui n’existerait plus.

Pour devenir un facteur de supériorité opérationnelle, le critère de masse exige un niveau minimal d’effectifs pour mener un combat de haute intensité dans la durée. Il semble déjà illusoire d’y parvenir avec les effectifs annoncés en fin de LPM et encore moins si la défaillance du recrutement les remet en cause. Il faut être conscient qu’un conflit de haute intensité, même limité dans le temps et dans l’espace, engendrera des pertes massives que la réserve opérationnelle ne palliera pas.

Pour gagner la guerre avant la guerre, encore faut-il montrer ses muscles pour être respecté, craint si possible, et surtout être dissuasif dans des affrontements en dessous du seuil nucléaire. Pour éviter un contournement de la dissuasion par le bas, il faut de la masse, donc des hommes et des équipements en quantité suffisante.

Le défaut de recrutement peut constituer un danger mortel car dans le modèle d’armée professionnalisée, les effectifs sont la seule chose qui ne s’achète pas.

Les équipements sont conçus dans des bureaux d’étude, commandés par les armées et fabriqués dans des usines par les industriels. Puis ils sont livrés aux unités, au rythme des chaines de production et des capacités annuelles de financement des armées.

En revanche pour nos soldats, pas de bureaux d’études pour les concevoir, pas de chaine de fabrication et de livraison régulière selon la masse salariale disponible. Il faut extraire de la société civile chaque futur militaire, au rythme de la capacité des recruteurs à le convaincre de rejoindre les armées. Il faut qu’il soit convaincu du bien-fondé de son engagement, puis gagner la bataille de la fidélisation pour le conserver le plus longtemps possible.

Avec le budget nécessaire et les capacités de la Base Industrielle et Technologique de Défense (BITD) française, les équipements seront globalement toujours au rendez-vous, en revanche rien ne garantit que nos soldats soient en nombre suffisant pour les servir.

Pour gagner la bataille du recrutement et de la fidélisation qui se dessine, le levier de la condition militaire doit être prioritairement utilisé pour améliorer nettement l’attractivité du métier militaire en termes de rémunération notamment, en allant plus loin que ne le prévoit la LPM. Améliorer la condition militaire devient donc une nécessité stratégique pour faire face à la crise de recrutement et de fidélisation qui s’annonce.

Pour illustrer cette nécessité, il suffit de consulter le dernier rapport du Haut Comité d’évaluation de la Condition Militaire (HCECM) en prenant l’exemple des officiers qui est le sujet de l’étude. Il fait plusieurs constats qui fragilisent la fidélisation :

  • Un écrasement des grilles indiciaires de l’ensemble des militaires entre 2011 et 2023 ;
  • Un décrochage des rémunérations des officiers supérieurs des 3 armées vis-à-vis des fonctionnaires de catégorie A+ et en particulier des commissaires de police ;
  • Cette situation défavorable rejaillit mécaniquement sur le montant de la pension de retraite des officiers, calculé en fonction de la part indiciaire de la rémunération en fin de carrière.

Ces situations fragilisent la fidélisation, car elles détériorent l’attractivité des fonctions d’officier, dans le cadre du recrutement interne, et leur fidélisation. Or les armées ne peuvent plus se permettre de perdre leurs talents.

Pour remédier à cet état de fait, le HCECM propose plusieurs mesures, non prises en compte dans la LPM 2024-2030, qui méritent pourtant une attention particulière si les armées veulent réussir à conquérir et préserver leurs effectifs :

  • Revoir les grilles indiciaires de l’ensemble des militaires et, en cas de séquençage dans la mise en œuvre des nouvelles grilles, de commencer par les officiers, sauf à prendre le risque d’altérer davantage l’attractivité de la fonction d’officier et d’affecter leur moral ;
  • Intégrer l’indemnité d’état militaire (IEM) dans le calcul de la pension militaire de retraite dans la mesure où elle compense les sujétions inhérentes au statut militaire ;
  • Assurer une cohérence de la politique indiciaire entre toutes les catégories de militaires pour préserver l’escalier social ;
  • Revaloriser le positionnement indiciaire des officiers au regard de la nouvelle grille indiciaire des administrateurs de l’État et des limites de la compensation purement indemnitaire des conséquences de la mobilité géographique, notamment sur l’emploi du conjoint et le niveau de vie des ménages.

Ce constat est corroboré par un rapport du Sénat, établi en 2019 au nom de la commission des finances sur la gestion des ressources humaines dans les armées, qui estime qu’en dépit des mesures spécifiques de revalorisation, le niveau général de rémunération des militaires apparaît faible, en comparaison des armées alliées et des autres emplois de la fonction publique.

La condition militaire ne se réduit pas aux seules rémunérations, même si elles en sont la traduction la plus visible. Les attentes en termes de réduction de la mobilité et d’accès au logement sont maintenant devenues des enjeux cruciaux de condition militaire sur lesquels des efforts supplémentaires doivent être faits pour ne pas diminuer encore l’attractivité du métier militaire.

Bien entendu la condition militaire n’est pas le seul levier à utiliser, car en matière de recrutement il faut prendre en compte de nombreux facteurs sociétaux : l’esprit de défense, le sentiment national, le niveau de résilience de la Nation, l’éducation.

En effet, le militaire est toujours un produit de la société civile qui l’a éduqué et façonné en tant que citoyen. Il rejoint les armées parce qu’il est volontaire, qu’il en a envie et qu’il y trouve un intérêt, avant de retourner au terme de sa carrière dans le monde civil, entre 3 et 40 ans plus tard selon son parcours.

Il existe donc un lien direct entre la nature et les caractéristiques de la société civile d’une nation, la vivacité de l’esprit de défense qui y règne et l’existence d’un vivier potentiel permettant aux armées de recruter les soldats dont elles ont besoin.

Malheureusement l’esprit de défense ne se décrète pas, il découle d’abord du sentiment d’appartenance à une Nation dont les valeurs, l’histoire, le fonctionnement démocratique sont partagés et enseignés. En faisant renaitre ce sentiment national, l’esprit de défense sera naturellement conforté, car il se construit dans le temps long par l’action conjuguée de la famille, de l’école, de la société, de décisions politiques. Mais il relève aussi d’éléments d’ordre psychologique, moral, politique et social, d’une conscience collective, du rapport à la patrie et, surtout, d’une compréhension collective des enjeux de sécurité. Autant d’éléments qu’il est parfois difficile de percevoir concrètement aujourd’hui en France.

L’esprit de défense est d’autant plus difficile à développer lorsque la sécurité d’une Nation est confiée à un nombre de plus en plus restreint de ses citoyens, qualifiés aujourd’hui de « professionnels ». La défense du pays, de ses intérêts, de sa culture et de son influence devient alors l’affaire d’une minorité d’experts spécialistes, dont le reste de la société peut facilement se dessaisir.

Plus l’esprit de défense sera développé au sein de la société civile, plus le nombre de jeunes citoyens conscients de l’importance de défendre leur pays sera important et plus le vivier potentiel de recrutement pour les armées sera intéressant.

Il faut donc chercher par tous les moyens à développer cet esprit de défense dans notre société. Les armées ont certes un rôle important à jouer en se faisant encore mieux connaitre, mais il faut au préalable une véritable volonté politique. Elle doit se traduire par des actions concrètes allant au-delà des déclarations d’intention, pour ensuite être relayée par l’éducation, la famille, l’entreprise, les acteurs sociaux qui concourent tous dans leur domaine à transmettre les valeurs sur lesquelles se construit la résilience d’un pays.

On ne détruit pas impunément dans une société la valeur travail, la fierté d’appartenance à une Nation démocratique, la primauté de l’intérêt général sur l’intérêt individuel et des devoirs sur les droits, sans fragiliser l’esprit de défense et la capacité d’un pays à se défendre face au retour de la guerre.

Le CEMAT formule cette interrogation centrale : « Nos sociétés occidentales, dont les dernières générations n’envisageaient jusqu’à récemment la guerre qu’au travers des livres d’Histoire, sont-elles prêtes à voir leurs fils et filles mourir en nombre pour un plus grand bien ? ».

À l’heure des réseaux sociaux mondiaux, des communautarismes d’appartenance et des individualismes exacerbés, se pose donc la question de savoir quel esprit de défense irrigue la France et si nous sommes prêts, en tant que nation, à faire face aux menaces grandissantes qui se profilent.

Cet effort crucial pour développer l’esprit de défense est donc l’affaire de toutes les composantes de la société, il conditionne par relation de cause à effet la capacité à recruter des armées et il devient à ce titre un enjeu stratégique.

Tout est en place pour que la conquête de la ressource humaine devienne le défi majeur pour les armées durant les prochaines années et bien au-delà de l’horizon de la LPM. La condition militaire, autour du triptyque rémunération-mobilité-logement et les différentes compensations des sujétions du métier militaire constituent un levier stratégique pour espérer remporter la bataille du recrutement et de la fidélisation.

Ce combat ne peut être remporté qu’avec le développement d’un esprit de défense bien plus vivace dans notre société. Cette prise de conscience est indispensable pour faire comprendre à nos concitoyens que la défense nationale n’est pas qu’une affaire exclusivement militaire.

Mais attention, le temps RH n’est pas celui de l’immédiateté, ni celui du temps politique. Pourtant les décisions d’aujourd’hui engagent l’avenir de nos armées, de la même façon que celles d’hier ont généré les difficultés d’aujourd’hui.

Dans une société française où le sens du devoir est de moins en moins enseigné et cultivé, il faut absolument se donner les moyens de redynamiser l’esprit de défense, sans attendre une évolution géopolitique dramatique qui engendrerait un sursaut trop tardif. Concomitamment, il est indispensable d’améliorer encore la condition militaire pour trouver suffisamment de jeunes hommes et femmes qui aient encore l’audace de servir leur pays au sein des armées. C’est le véritable défi d’aujourd’hui pour espérer gagner la bataille de la réalisation des effectifs demain.


NOTES :

  1. Postes exprimés en ETP : Équivalent Temps Plein.
  2. La Garde nationale américaine est une force de réserve opérationnelle dirigée directement par les états américains, et coordonnée par les armées fédérales. C’est l’une des plus importantes forces militaires au monde, avec presque 500 000 hommes, 8 divisions d’infanterie, 62 brigades de soutien ou spécialisées, et des dizaines de milliers de véhicules blindés, hélicoptères et avions de combat.
  3. 15 à 16 000 recrutements par an pour l’AdT, tous grades confondus.

CERCLE MARÉCHAL FOCH

CERCLE MARÉCHAL FOCH

Le G2S change de nom pour prendre celui de Cercle Maréchal Foch, tout en demeurant une association d’anciens officiers généraux fidèles à notre volonté de contribuer de manière aussi objective et équilibrée que possible à la réflexion nationale sur les enjeux de sécurité et de défense. En effet, plutôt qu’un acronyme pas toujours compréhensible par un large public, nous souhaitons inscrire nos réflexions sous le parrainage de ce glorieux chef militaire, artisan de la victoire de 1918 et penseur militaire à l’origine des armées modernes. Nous proposons de mettre en commun notre expérience et notre expertise des problématiques de Défense, incluant leurs aspects stratégiques et économiques, afin de vous faire partager notre vision des perspectives d’évolution souhaitables. (Nous contacter : Cercle Maréchal Foch – 1, place Joffre – BP 23 – 75700 Paris SP 07).

Crise de Taïwan : Guerre ou Paix entre la Chine et les Etats-Unis ?


 

Cet article sera divisé en 4 grands chapitres :

– la vision qu’a la Chine de son espace maritime (I) ; 

– ensuite, les relations de la Chine avec ses voisins sur le plan terrestre depuis 1949 (II) ; 

– après les atouts & enjeux de la Mer de Chine Méridionale (III)

– enfin, guerre ou paix pour la mer au 21ème  siècle, c’est-à-dire, la stratégie chinoise vis-à-vis des  États-Unis (IV). 

I – LA VISION QU’A LA CHINE DE SON ESPACE MARITIME 

  1. Renonciation à la mer à partir du 15ème siècle

La Chine est un pays qui dispose d’une vaste façade maritime de plus de 18.000 KM et est un pays de vielle tradition navale : la boussole et le compas comme instruments de navigation sont inventés par les chinois entre le 11 et 12ème siècle. 

Kubilaï Khan, petit-fils de Gengis Khan, au 13ème siècle, conquiert l’Indonésie ;  au 15ème siècle, l’Amiral Zheng He effectue sept voyages de 1405 à 1433 avec une trentaine de navires à 4 et 6 mâts de 60 m de long. Le navire amiral de 55 m de long,  dispose de 9 mâts, alors que les trois caravelles de Christophe Colomb, équipées de trois mâts, ne mesuraient que 25 mètres de long! Il va ainsi jusqu’au Kenya et remonte la Mer Rouge jusqu’au Golfe de Suez. Cependant, malgré une supériorité technologique importante sur le reste du monde, dès la fin du 15ème siècle, menacée au Nord, la Chine renonce à sa marine de haute-mer : l’Empereur ordonne le désarmement de la flotte pour consacrer les ressources du pays à la défense de sa frontière Nord. Plus grave, la Chine perd la mémoire de la construction des navires de haute-mer.

  1. Depuis le 16ème siècle, contacts maritimes avec l’Occident

Malheureusement pour la Chine, ce repli décidé par les empereurs Ming intervient au temps des Grandes Découvertes : les portugais passent le Cap de Bonne Espérance en 1488 et arrivent à Goa en 1498, ce qui va coûter cher aux chinois. En effet, au 16ème siècle, les Portugais s’installent à Macao, en face de Hong-Kong, et s’imposent à l’Empereur de Chine. 

Macao devient le seul port chinois autorisé à commercer avec des étrangers : les Portugais y importent des cotonnades indiennes, des horloges des Flandres, du vin portugais et exporte de l’or, des porcelaines, de la soie et des bois aromatiques. La Grande-Bretagne suit au 19ème siècle et s’installe à Hong-Kong juste en face de Macao.

  1. 19ème siècle : les Guerres de l’Opium

Les Guerres de l’Opium sont des conflits motivés par des raisons commerciales qui opposèrent la Chine de la dynastie Qing, voulant interdire le commerce de l’opium sur son territoire, à plusieurs pays occidentaux, au XIXe siècle.

La première guerre de l’opium se déroula de 1839 à 1842 et opposa la Chine au Royaume-Uni : la Chine exportait vers le Royaume-Uni de la porcelaine, de la soie et du thé, devenu boisson nationale des britanniques, mais n’importait pas grand-chose d’Occident, ce qui générait un déficit commercial important au bénéfice de la Chine. Les britanniques exigent de pouvoir exporter librement de l’opium en Chine, au nom du libre-échange. Devant le refus Chinois, une guerre est déclarée et la Chine est vaincue. 

Par le traité de Nankin (1842), 5 ports : Shanghai, Canton, Ning-Po, Fu Chow et Amoy sont mis à disposition des Occidentaux, et Hong-Kong, symbole de la puissance de l’Empire Britannique et de l’humiliation chinoise. 

Au cours de cette guerre, Warren Delano Jr., marchand américain et grand-père du futur président Franklin Delano Roosevelt (1933 /45), fit fortune dans le commerce de l’opium, désormais légalisé : c’est grâce à cette fortune que son petit-fils put se consacrer à la politique… Ce traité est considéré par les Chinois comme le premier des traités inégaux qui allaient humilier la Chine jusqu’en 1949, date de la victoire de Mao Tsé-Toung. 

La seconde guerre de l’opium se déroula de 1856 à 1860 et vit cette fois l’intervention de la France, des États-Unis et de la Russie aux côtés du Royaume-Uni. Le nom par lequel est désignée cette guerre s’explique dans la mesure où elle peut être considérée comme le prolongement de la première guerre de l’opium.

Au cours de ces deux guerres, la Chine affronte et est vaincue par toutes les grandes puissances européennes : 11 ports supplémentaires sont mis à disposition des Occidentaux, des ambassades occidentales permanentes sont installées à Pékin ; la main d’œuvre chinoise est requise pour émigrer dans l’Empire Britannique, ce qui sera à l’origine d’états multinationaux comme la Malaisie, l’Indonésie et Singapour.

Victor Hugo protesta officiellement contre le pillage du Palais d’Été : il écrivit « Nous Européens, nous sommes les civilisés et pour nous les Chinois sont les barbares. Voilà ce que la civilisation a fait à la barbarie. Devant l’histoire, l’un des deux bandits s’appellera la France, l’autre s’appellera l’Angleterre ».

Cette citation de Victor Hugo est enseignée aux élèves dans les écoles de Chine.

4. 20ème siècle : Guerre avec le Japon

L’évangélisation de la Chine par des églises protestantes américaines avait développé une grande sinophilie aux États-Unis et une immigration chinoise avait commencé en Californie.

La guerre commence officiellement en septembre 1931, par l’incident de Mukden, popularisé par Hergé dans son album Le Lotus Bleu, qui consiste en un faux attentat organisé contre une voie ferrée en Mandchourie, sous contrôle japonais. Elle se terminera en 1945 par la défaite du Japon. En décembre 1937, le sac de Nankin par l’armée japonaise se solde par 300 000 victimes civiles ; la notoriété de ces crimes est largement diffusée aux États-Unis par le biais du cinéma, ce qui suscite une hostilité croissante de l’opinion contre le Japon en faveur de la Chine ; des volontaires américains créent alors, sous la direction du général Chennault et l’approbation secrète de Roosevelt, l’escadrille des Tigres Volants qui combat aux côtés des chinois.

À partir de 1941, la totalité de la côte océanique chinoise est occupée par l’armée japonaise, ce qui pose d’énormes problèmes logistiques pour le ravitaillement, qui devra passer par la route de Birmanie, ce qui implique l’accord des britanniques. Le Japon fait alors pression, avec succès, pour obtenir la fermeture de cette route en 1940.

Déterminé alors à rentrer en guerre, le président Roosevelt impose dès l’été 40, un embargo pétrolier et commercial au Japon et y interdit l’exportation d’acier, pour affaiblir la machine de guerre japonaise. La levée de cet embargo impliquait le retrait total de Chine, ce que l’armée japonaise, qui gouvernait en fait le Japon, refuserait toujours et Roosevelt le savait parfaitement.

L’attaque contre Pearl-Harbor, en décembre 1941, est la conclusion logique de cette crise : les États-Unis et le Japon étaient en rivalité depuis le début du 20ème siècle pour la domination du Pacifique ; le centre de cette confrontation était la Chine et le point focal de ce centre était la Mer de Chine Méridionale et l’île de Taïwan.

Par conséquent, il est facile de comprendre pourquoi la Chine considère cette zone géographique comme vitale pour son indépendance.

II – LA CHINE ET SES VOISINS DEPUIS 1949

Historiquement, la Chine se considère comme l’Empire du Milieu et donc le centre le plus important du monde : ainsi, quand Lord McCartney est venu en 1793, à la tête d’une délégation, rencontrer l’Empereur de Chine, le Fils du Ciel, pour établir des relations diplomatiques, les chinois ont bien ri. 

En effet, nul souverain étranger n’était de taille à traiter avec le Fils du Ciel d’égal à égal ! Comme l’a écrit Alain Peyrefitte dans son livre L’Empire Immobile (FAYARD 1989), la civilisation chinoise est «lovée sur elle-même » et méprise tout ce qui n’est pas chinois. En conséquence, la Chine a rarement  été intéressée par la conquête de ses voisins ; elle préférait les voir venir simplement reconnaître sa suzeraineté.

Néanmoins, elle a été amenée à faire la guerre au 20ème siècle, après la prise de pouvoir par Mao en 1949.

1. Guerre de Corée 1950

Arrivé au pouvoir en 1949, Mao est violemment contesté par les  États-Unis et Staline se méfiait de lui. En effet, Mao avait privilégié la mobilisation de l’immense base paysanne chinoise pour sa prise de pouvoir, alors que Staline lui conseillait de se baser sur la classe ouvrière, embryonnaire en Chine à l’époque. De plus, Staline, en excellent géopolitologue, ne voulait pas d’une Chine puissante, deux fois et demie plus peuplée que l’Union Soviétique, sur son flanc Sud-Est. Aussi, Staline soutint-il Tchang-Kaï-Shek jusqu’à ce que sa défaite devienne inévitable. 

Son pouvoir est à peine installé, Mao veut éviter les affrontements extérieurs et ne touche ni à Hong-Kong, ni à Macao. C’est pourquoi, Staline déclenche la Guerre de Corée en juin 1950 sans le prévenir, ce qui provoque l’intervention américaine ; quand l’armée Nord-Coréenne est écrasée par l’opération Inchon menée par MacArthur fin 1950, l’US ARMY arrive à la frontière chinoise. La Chine, se sentant menacée, lance l’Armée Populaire de Libération qui repousse l’US ARMY jusqu’au 38ème  parallèle (1950/53).

2. Guerre avec l’Inde 1962

Ce conflit frontalier date de l’Empire des Indes et du Grand Jeu du 19ème  siècle et concerne deux zones : l’une au nord du Cachemire, dite ligne Johnson, l’autre dite ligne McMahon qui concerne le nord de l’Assam à l’est de l’Inde. La dénomination de ces deux frontières montre que c’est plutôt la Grande-Bretagne qui les a fixées !  

En 1962, Mao sort d’une crise interne grave ; à la suite de la conférence de Lushan, en 1959, il perd la présidence de la république à cause du double échec du Grand Bond en Avant (au moins 30 millions de morts de faim !) et des Cent Fleurs (retour à la liberté d’expression qui provoque une vague de protestations véhémentes contre le PC de la part de la population), mais reste à la tête du PC. 

La rupture avec l’URSS semble consommée depuis 1960 ; l’Inde devient un allié privilégié de l’URSS et Mao y voit une tentative d’encerclement ; se sentant menacée, l’ALP intervient et repousse l’armée indienne hors d’un territoire situé au nord du Cachemire. Cependant, l’isolement géographique de ces deux régions, peu peuplées et difficilement habitables (jusqu’à 6 900 m d’altitude) poussent les deux parties au compromis.

Contrairement à la Guerre de Corée, Mao a pris l’initiative d’occuper militairement la zone contestée sans affrontement armé préalable avec l’Inde.

  1. Quasi-Guerre avec l’URSS 1969

En 1960, au moment de la rupture entre la Chine et l’URSS, Khrouchtchev décida le rappel de tous les experts soviétiques, nucléaires inclus. Conscient que l’URSS voulait maintenir la Chine dans un état de subordination, Mao décida de se lancer dans la course à l’arme nucléaire qui sera acquise en 1964. Il était soutenu dans ce combat par la direction du Parti Communiste et l’opinion publique chinoise qui ne voyait dans la suprématie soviétique qu’une domination européenne de plus, qui durait depuis un siècle et humiliait la Chine.

En 1964, dans une interview à un journal japonais, Mao soutint les revendications du Japon sur les îles Kouriles et réclama, pour la Chine, tous les territoires à l’est du Baïkal jusqu’au Pacifique : le conflit entre partis devenait un conflit entre états.

L’année 1969 représente l’apogée du conflit sino-soviétique. Comme l’a écrit Kissinger dans ses Mémoires, l’URSS a sérieusement envisagé une frappe nucléaire préventive sur les installations nucléaires chinoises en janvier 69, date d’arrivée de Nixon au pouvoir. Toujours très prudents, les soviétiques ont discrètement sondé les États-Unis sur ce projet et ont essuyé un refus ; mais les  États-Unis  ont prévenu les chinois… Or, au sortir de la Révolution Culturelle, Mao est très affaibli mais le Premier Ministre Chou-En Laï réussit à maintenir l’essentiel de l’appareil d’état. Mao en profite pour déclencher l’affrontement sur l’Oussouri (plusieurs centaines de morts).

4. Guerre avec le Vietnam 1979

Après la défaite américaine au Vietnam, en 1975, l’Indochine est en totalité sous contrôle communiste, mais le Cambodge reste dans l’orbite chinoise, ce qui déplaît au Vietnam, désormais réunifié sous régime socialiste, mais qui retrouve «les mêmes tentations géopolitiques des empereurs d’Annam » (Le Monde, décembre 1978).

Prétextant l’abolition de l’abominable régime Khmer Rouge, le Vietnam attaque le Cambodge et détruit son régime pro-chinois (déc.78 / janv.-79), le seul allié de la Chine dans le monde. La Chine  vient de s’ouvrir à l’alliance américaine et au capitalisme, grâce à l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping. Cela implique des changements politiques majeurs. Deng Xiaoping croit voir qu’un ex-vassal peut délibérément contester son pouvoir régional en s’appuyant sur l’URSS : il déclenche alors la guerre de 1979. 

Cette guerre est perdue par la Chine parce que le Vietnam sortait de près de 30 ans de guerre contre les français et les américains et avait une armée efficace.

III – ATOUTS & ENJEUX DE LA MER DE CHINE MÉRIDIONALE 

1. La façade maritime de la Chine depuis 1977

Deng Xiaoping crée des Zones Économiques Spéciales (ZES) qui sont des espaces bénéficiant d’un régime juridique particulier qui les rend plus attractives pour les investisseurs étrangers. 

Ces zones proposant aux entreprises étrangères des conditions préférentielles (pas ou peu de droits de douane pour les équipements importés, liberté des investissements, libre rapatriement des bénéfices, pas d’impôts pendant plusieurs années puis impôts très bas, statut d’extra-territorialité pour les cadres qui viennent travailler). 

En 1979, quatre zones économiques spéciales (ZES) chinoises ont été créées dans les provinces du Guangdong et du Fujian dans le sud de la Chine pour attirer les investisseurs étrangers. Ces ZES ont pris un décollage remarquable surtout celle près de Hong Kong, surnommée « le Miracle de Shenzhen ». Shenzhen occupe une place mythique dans l’histoire de la réforme chinoise moderne. Première zone économique spéciale créée, en vertu de la libéralisation économique en 1980, la ville est passée d’une petite communauté de pêcheurs de 15.000 habitants à une métropole de 10 millions de personnes en seulement 35 ans.

2. Atouts géopolitiques de la Mer de Chine Méridionale

– Superficie de 3,5 millions de km2 (soit à peu près la Méditerranée ou la Mer des Caraïbes) ; 18.000 km de côte chinoise ;

– Près d’un tiers du trafic maritime commercial du monde y passe, dont 90% de celui de la Chine. 

– 7 des 10 premiers ports mondiaux sont chinois ;

– La Corée du Sud, le Japon et Taïwan y font transiter plus de la moitié de leurs ressources énergétiques. 

– 60 000 navires la traversent annuellement. Cela représente approximativement trois fois le trafic du canal de Suez, six fois celui de Panama. 

– En termes de fret, celui-ci équivaut au quart du commerce mondial, à la moitié des volumes commerciaux de la Chine, du Japon, de la Corée du Sud, à 50% des transports mondiaux hydrocarbures, à 85% des pétroliers en provenance du Moyen Orient ; à 80% des approvisionnements chinois en hydrocarbures. 

– La mer de Chine du Sud constitue donc pour Pékin une énorme fenêtre de vulnérabilité.

– La zone pourrait comporter 13% des réserves mondiales de gaz, selon le rapport du ministère de la Défense. Le ministre chinois des ressources géologiques et minières a estimé leur potentiel à 17,7 milliards de tonnes de pétrole lourd (le Koweït en possédant 13 milliards).

3. Conquête de la Mer de Chine Méridionale

3.1 Les revendications des états limitrophes

– La Mer de Chine Méridionale est parsemée d’îlots, découverts uniquement à marée basse, donc inhabitables, les Paracels (revendiqués par la Chine et le Vietnam) et les Spartleys (revendiqués par tous les états riverains de la MCM) ainsi que le récif de Scarborough (revendiqué par la Chine et les Philippines).

– La Chine a occupé progressivement depuis 1973 ces îlots et les a transformés en îles artificielles pour recevoir des garnisons permanentes et en faire de véritables porte-avions immobiles. À partir de ces transformations, la Chine revendique une ZEE de 200 000 marins en prenant ces îlots comme bases, ce qui lui donnerait l’exploitation exclusive de toutes les richesses halieutiques et  minérales (pétrole, gaz et nodules polymétalliques).

– le récif de Scarborough (revendiqué par la Chine et les Philippines) est occupé militairement par la Chine depuis 2012 ; les Philippines ont saisi la Cour Internationale d’Arbitrage de La Haye qui a rendu en 2016 une décision favorable aux Philippines et la Chine a refusé la compétence de cette cour.

3.2 Que dit le Droit International ?

– La Convention de Montego Bay (1982), qui définit le Droit de la Mer, reconnaît une mer territoriale de 12 000 kilomètres, où l’état limitrophe est souverain, une zone contigüe de 24 000 kilomètres, où  l’état limitrophe exerce un pouvoir de police et une Zone Economique Exclusive (ZEE) de 200 000 kilomètres où l’état limitrophe exploite à son profit exclusif les richesses minérales et halieutiques.

– Ladite convention ne reconnaît pas de ZEE à partir d’îlots seulement découverts à marée basse, en conformité avec le Droit International depuis Grotius, juriste hollandais du 17ème siècle. 

– Cependant, la Chine ne reconnaît pas ce droit qu’elle considère comme « occidental » ;

– la France, quand elle était puissance souveraine au Vietnam, avait proposé à Tchang-Kai-Shek un arbitrage international qu’il a refusé, pour les mêmes raisons.

4. Le contentieux avec le Japon en Mer de Chine Orientale

Pour faire bonne mesure, la Chine est en conflit territorial avec le Japon pour les îles Senkaku, situées à l’extrême sud de l’archipel nippon et au nord de Taïwan, toujours émergées mais inhabitées ; là aussi, des richesses gazières et pétrolières sont en jeu, mais c’est surtout pour conforter sa revendication de la Mer De Chine Méridionale et entretenir un ressentiment anti-japonais que la  Chine maintient ce conflit.

5. Nouvelle Route de la Soie

Depuis 2013, la Chine a lancé son initiative de Nouvelle Route de la Soie (NRS), pour créer un bloc eurasiatique qui représenterait les 2/3 du PIB mondial. Cette NRS repose sur deux axes, un axe terrestre et un axe maritime :

– LE PREMIER AXE passe par l’Asie centrale, la Russie et l’Europe ; il faut un mois pour un porte-conteneur pour aller de Shanghai à Rotterdam, il faut 20 jours pour faire le même trajet en train et des coûts bien moindres, depuis le triplement du prix du fret en bateau (2018/21) ; la Chine étudie actuellement des super-TGV pour faire le trajet en deux jours ! Cependant, le volume de fret transporté par un porte-conteneurs reste très supérieur à celui transporté par train.

– LE SECOND AXE repose sur deux points stratégiques : 

– la Mer de Chine Méridionale, comme le montre la carte avec évidence, indispensable, malgré ses faiblesses, dont le détroit de Macassar ;

– le port de Gwadar, au Pakistan, qui est relié à une route, voie de chemin de fer et pipe-line, qui traverse le Pakistan dans un axe nord-sud pour atteindre la Chine Occidentale. Cette route permet d’éviter le Détroit de Macassar et la Mer De Chine Méridionale ;

– le canal de Kra, dans le sud de la Thaïlande, qui joindrait la Mer de Chine Méridionale et le Golfe du Bengale, « serpent de mer » qui date du 18ème siècle et implique de fortes pressions chinoises ; 

– le budget chinois pour les deux axes de la NRS est de 1,3 Trillions de dollars, soit 12 Plans Marshall, en dollars constants.

POUR RÉSUMER : ce n’est pas la peine d’être diplômé de géopolitique pour comprendre pourquoi la Mer De Chine Méridionale constitue une pièce maîtresse dans la stratégie chinoise concernant les  États-Unis  et l’Europe.

IV – GUERRE OU PAIX POUR LA MER AU 21ème  SIÈCLE

1. Vulnérabilité actuelle de la dissuasion nucléaire chinoise

1.1 La marine chinoise entretient deux bases pour les 6 exemplaires de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) dont dispose sa marine

– Ile de Hainan  au sud (Mer de Chine Méridionale) ;

– Qualing, mer de Bahaï, au nord (Mer de Chine Orientale)

La Mer de Chine Méridionale est peu profonde le long des côtes chinoises (≈ 100 / 200 m), idem pour la  Mer de Chine Orientale, ce qui rend les SNLE chinois facilement repérables, donc, très vulnérables. Les SNLE chinois de dernière génération sont de 11 000 tonnes ; d’autre part, ces SNLE sont relativement bruyants et produisent 115 décibels, alors que le bruit de fond de l’océan n’est que de 90 décibels. Enfin, les fosses océaniques de la Mer de Chine Méridionale (3.000 / 4.000 m) ne sont situées qu’au centre de cette mer.

1.2 Les contraintes géographiques imposent la concentration des SNLE chinois à  proximité des côtes chinoises : en effet, pour quitter la Mer de Chine Méridionale, ceux-ci doivent franchir plusieurs détroits : celui des îles Senkaku entre le Japon et Taïwan, celui de Luçon entre Taïwan et les Philippines, celui de Macassar séparant Bornéo et Célèbes, et celui de Malacca, entre la Malaisie et Sumatra. Tous sont sous contrôle de l’US NAVY, qui les ferait immédiatement repérer et donc détruire en cas de guerre. C’est pourquoi, pour l’instant la force nucléaire sous-marine chinoise ne peut menacer que le nord-ouest des  États-Unis, loin de ses centres vitaux.

Enfin, il semble que la géographie sous-marine de cette mer soit incomplète : en septembre 2021, le SNA (sous-marin nucléaire d’attaque) USS Connecticut a heurté une montagne sous-marine  non répertoriée sur une carte, ce qui prouve une grande difficulté de navigation.

D’où la présence permanente de l’US NAVY pour surveiller les SNLE chinois …

  1. Taïwan : objectif N°1 du président Xi : 3 conséquences 

 La conquête de Taïwan, bouclerait la Mer de Chine Méridionale et en chasserait l’US NAVY :

– les SNLE chinois ne seraient plus repérés et pourraient être basés sur la côte est de Taïwan, port de Hualien qui est en eau profonde et accéder aux océans Pacifique et Indien et menacer les  États-Unis  dans leurs centres vitaux du Nord-Est, l’Inde et l’Europe !

– cette conquête permettrait de menacer directement les îles Senkaku qui ferment également la Mer de Chine Orientale au Nord-Est. 

TSMC est le N°1 mondial semi-conducteurs, indispensables à toute industrie du 21ème siècle, notamment pour la défense. Cette entreprise est installée à Taïwan et donnerait un avantage technologique décisif à l’armée chinoise après une invasion réussie. C’est pourquoi Donald Trump a obtenu qu’une partie de la construction des semi-conducteurs soit délocalisée aux  États-Unis.

La conquête de Taïwan, prouverait la supériorité du système politique chinois (mélange de communisme, de moins en moins, et de confucianisme, de plus en plus) sur le système occidental de démocratie, pratiquée à Taïwan, qui constitue une concurrence dangereuse pour le régime chinois ;

3. Risque de conflit armé ?

3.1 Très mauvais exemple de Hong-Kong 

Quand Hong-Kong est redevenue chinoise, en juin 1997, Deng Xiaoping avait promis auparavant à Margaret Thatcher que la Chine respecterait les libertés acquises par la population chinoise de cette ville depuis un siècle, notamment celle de la presse et son système judiciaire, basé sur la Common Law. De plus, avant de partir, les britanniques avaient mis en place une assemblée librement élue. Cet état de fait était appelé par Deng Xiaoping « un pays, deux systèmes ».

Le but pour les chinois était double : le maintien d’un minimum de libertés permettait de préserver l’efficacité de la place financière de Hong-Kong, une des plus importantes d’Asie et de servir d’exemple pour la population de Taïwan. 

Or, la ferme reprise en main du régime politique par Pékin en septembre 2018 a aboli, en fait, le principe « un pays, deux systèmes » en supprimant les libertés acquises pour la presse et le système judiciaire.

Cette abolition du pluralisme ne semble pas, pour l’instant, avoir trop nui à la réputation de la place financière ; par contre, l’exemple donné pour les habitants de Taïwan a été détestable et a particulièrement tendu les relations entre Pékin et Taipei. 

La conséquence logique en est le très important renforcement de l’armée de Taïwan avec un fort soutien de son opinion publique, ce qui compliquerait une invasion chinoise.

3.2 Guerre des mots : Déclarations martiales de J. Biden et de Xi Jinping

Nous assistons actuellement à de très fortes concentrations de moyens militaires  États-Unis  / Chine et à de constantes incursions de l’armée de l’air chinoise à l’extrême limite des eaux territoriales taïwanaises ainsi qu’à des passages fréquents de navires de l’US NAVY dans le détroit de Taïwan. 

La politique du président Xi Jinping peut se résumer par un message au monde entier : « retenez-moi ou je fais un malheur ! ». Certes,  nous pouvons constater que Xi Jinping hausse le ton mais ne commet aucune provocation grave vis-à-vis des  États-Unis.

Quant au président Biden, il répète à l’envie que les États-Unis  protègeront Taïwan en cas « d’attaque injustifiée. » Nous constatons là un savant mélange de fermeté et de flou artistique, qui laisse quand même une marge de manœuvre au gouvernement chinois… à condition de ne pas aller trop loin ! 

3.3 Montée en puissance de la marine chinoise

La Marine chinoise, est devenue la première marine du monde, devant  l’US Navy. Certes, l’US NAVY, même inférieure en nombre, reste la plus puissante, pour l’instant, notamment grâce aux SNA qui ont montré leur redoutable efficacité lors de la Guerre des Malouines (1982). 

Cependant, entre 2014 et 2018, la Marine chinoise a augmenté de la somme des marines Française et  italienne en 4 ans ; en 2022, la Marine chinoise a augmenté de l’ensemble de la Marine Française!

Si ce rythme continue, très rapidement, la Marine chinoise sera la première mondiale, en nombre et efficacité.

3.4 FAIBLESSES DE LA CHINE

En plus des contingences géographiques analysées supra, la faiblesse de la Chine est double :

Le système politique chinois repose sur le Parti Communiste qui trouve sa légitimité par la formidable expansion économique (toujours plus de 5% par an depuis 40 ans) qui a fait sortir de l’extrême pauvreté la moitié de la population, soit 700 millions d’habitants. Mais, cette expansion dépend principalement des exportations de produits industriels par la mer et de la possibilité d’importer librement la quasi-totalité de son pétrole, également par la mer.

Une guerre avec les  États-Unis  pour Taïwan impliquerait un blocus maritime américain  assez facile à  mettre en place, en fermant tous les détroits de la Mer de Chine Méridionale. Les conséquences seraient la faillite de beaucoup d’entreprises chinoises, l’effondrement de l’économie de la Chine et donc la perte de légitimité du pouvoir communiste, avec un risque de guerre civile.

En plus, un paramètre important qui s’impose au régime chinois est la présence permanente de 300.000 étudiants chinois aux  États-Unis, et plus de 10 millions qui sont retournés en Chine après la fin de leurs études. Ces étudiants, futurs et actuels managers des entreprises chinoises ont été envoyés dans les universités américaines pour acquérir les meilleures techniques de gestion et d’innovations mais sont sous influence occidentale (libre confrontation des idées, liberté d’entreprendre et de recherche, autonomie de décision dans les entreprises). Ils constituent désormais une technostructure très efficace pour placer la Chine comme N°1 mondial, devant les  États-Unis  alors que Xi Jinping veut :

–  prouver la supériorité de la Chine sur l’Occident ;

                  –  la désintoxiquer de la pensée occidentale.

La direction du PC chinois peut difficilement mener à bien cette politique sans confrontation avec cette nouvelle élite intellectuelle ; bien évidemment, un conflit armé avec les  États-Unis  pourrait provoquer une rupture définitive avec celle-ci : la mise en place d’une économie de guerre pourrait se révéler impossible dans ces conditions.

POUR RÉSUMER :

Nous constatons la volonté évidente de la Chine de prendre sa revanche après 150 ans d’humiliation occidentale.

Nous sommes en présence du Piège de Thucydide, dans sa définition chimiquement pure, tel que décrit par Graham Allison dans son livre : montée en puissance de la Chine qui conteste les  États-Unis, première puissance déjà en place.

Si nous pouvons comprendre facilement pourquoi la Mer de Chine Méridionale constitue une zone d’affrontement privilégiée entre la Chine et les  États-Unis, nous pouvons également prévoir que le risque de conflit armé est relativement faible.

CONCLUSION

1. Deux notions du temps

1.1 VU DES  ÉTATS-UNIS 

– Quand les  États-Unis  rencontrent un problème, il faut le résoudre, ET VITE ! C’est comme cela qu’ils sont devenus entre 1865 et 1945, soit en 80 ans, la première puissance mondiale, alors qu’ils étaient à peine une puissance régionale.

En effet, en 1861, le Premier ministre Palmerston adressa un ultimatum au président Lincoln pour exiger la libération des deux diplomates envoyés par la Confédération du Sud à Londres et capturés sur un navire britannique (incident du Trent). Lincoln dut céder.

Mais, en 1867, le président Andrew Johnson acheta l’Alaska à la Russie, sans en référer à la Grande-Bretagne, qui l’aurait volontiers acquise pour elle-même. En effet, la Russie et la Grande-Bretagne étaient en compétition en Asie Centrale. Lord Derby, Premier ministre aurait ainsi pu bénéficier d’un moyen de pression sur le tsar Alexandre II.

Après,  les  États-Unis  ont vaincu successivement : 

– l’Espagne, et lui a arraché Cuba, Porto-Rico, le Philippines (1898), ce qui les a transformés en puissance du Pacifique, à quasi parité avec la Grande-Bretagne et la France, et en rivalité naissante avec le Japon ;

– l’Allemagne (1918 / 1945)

– et le Japon (1945), 

– et après, ils feront accepter par la Grande-Bretagne d’être dépassée, avant d’imposer la reconstruction de l’Europe, selon leurs exigences pour permettre la suprématie des entreprises américaines, la décolonisation et leur hégémonie partout ailleurs, sauf le bloc communiste.

Dès les années 50, Charles Wilson, ancien PDG de la General Motors et Secrétaire à la Défense du président Eisenhower (1953/61) se permit cette déclaration célèbre : « ce qui est bon pour la General Motors est bon pour les  États-Unis et ce qui est bon pour les  États-Unis est bon pour le monde ».

Compte tenu de cette montée en puissance, à une vitesse quasi météorique, les  États-Unis  ont la volonté de contrer la nouvelle hégémonie chinoise en Mer de Chine Méridionale, ET VITE ! 

Pour cela, avec les autres puissances anglo-saxonnes, les  États-Unis  montent l’alliance ANKUS qui écarte la France, pour faire rentrer définitivement l’Australie dans leur giron, avec l’accord de la Grande-Bretagne, qui croit ainsi jouer dans la cour des Grands. Les  États-Unis  veulent donc monter cette alliance, ET VITE ! 

1.2 VU DE LA CHINE

– La Chine est une civilisation trimillénaire, « cet état, plus vieux que l’Histoire… » (Charles de Gaulle en 1964, quand il reconnut la Chine Populaire) qui se considère comme le plus civilisé des pays au monde, entouré par des barbares ; Confucius disait, à propos de la Chine : « connais ta place dans le monde », en la mettant en premier, dans une hiérarchie très stricte, où elle place tous les autres après elle, ce qui est la source de l’Harmonie Suprême, vers laquelle toute vie doit se diriger ; aussi, aux yeux des chinois, les  États-Unis  troublent cette Harmonie Suprême par leur présence en Mer de Chine Méridionale ; 

– or, les  États-Unis  n’existaient pas quand la Chine était la première puissance mondiale en terme de PIB (milieu du 18ème siècle) ;

– un proverbe très souvent entendu en Orient nous dit : « les Occidentaux ont l’heure, nous avons le temps… »

– Le journaliste Raymond Cartier a écrit que la domination britannique en Asie était considérée comme « aussi normale que la mousson » au 19ème siècle et au 20ème siècle jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale. Or, selon Lee Kuan Yew, Premier Ministre de Singapour (1959/90), la chute de Singapour en février 1942, a constitué l’élément déterminant de la fin de l’hégémonie occidentale en Asie, quand 36.000 petits hommes jaunes, japonais, comme les appelaient avec mépris les britanniques, dirigés par le général Yamashita, ont pris Singapour, et ses 85.000 soldats, un des piliers de l’Empire Britannique.

– La crise financière de 2008 a renforcé la Chine dans ce sentiment avec la faillite de Lehmann Brothers, un des piliers du système financier américain ;

– la Chine tente alors d’imposer son hégémonie par intimidation, vis-à-vis du Vietnam en Mer de Chine Méridionale ou du Japon, en Mer de Chine Orientale, ou par séduction, vis- à-vis des Philippines, en leur proposant une alliance de substitution à celle des  États-Unis, mais dans une soumission hiérarchique. 

– Enfin, comme je l’ai dit en introduction, depuis 1949, la Chine n’a déclenché de guerres que parce qu’elle se sentait affaiblie et qu’un voisin voulait profiter de cet affaiblissement ; or, depuis 2014, son PIB est quasiment à parité avec celui des  États-Unis ;

– la stratégie chinoise est basée sur celle définie par Sun Zu, dans son livre l’Art de la Guerre, écrit au temps des Royaumes Combattants du 6ème  siècle av. JC. La victoire s’obtient par l’affaiblissement de la volonté de l’ennemi, sans avoir à combattre autrement que par des gestes et des mots.

– EN BREF : la Chine mise sur la lassitude  États-Unis.

2. Quelle conséquence si les  États-Unis  s’en vont ?

– Les  États-Unis  maintiennent une structure hégémonique sur tout le Pacifique depuis les Batailles de Midway, en 1942 et du Golfe de Leyte, en 1944 ; la principale conséquence d’un retrait américain serait la course à une hégémonie de substitution entre la Chine et les Etats voisins ;

– La Chine, Singapour, l’Indonésie, et le Japon seront en compétition pour cette hégémonie ; dans ce but, on peut envisager une alliance entre la Chine et Singapour, très proches culturellement et suffisamment éloignés géographiquement, pour ne pas être rivaux.

– Le Japon est au seuil du nucléaire militaire depuis le milieu des années 60 et peut mettre en place une force nucléaire opérationnelle en moins de 2 ans, ce qui terrorise par avance toute la région à cause des souvenirs de la Seconde Guerre Mondiale…

– Le budget et la balance commerciale des  États-Unis  est en déficit depuis la Guerre du Viêt-Nam, mais le dollar reste LA PRINCIPALE DEVISE du monde, à cause de la puissance militaire des  États-Unis depuis 1945. Cette puissance militaire leur permet de drainer la majeure partie de l’épargne mondiale, exactement comme l’hégémonie militaire et navale de la Grande-Bretagne et celle de la Livre Sterling allaient de pair avant 1914. 

–      Le retrait des  États-Unis  de la Mer de Chine Méridionale marquerait probablement la fin de l’hégémonie du dollar et des  États-Unis, donc la FIN DE LEUR HÉGÉMONIE TOUT COURT. En effet, les  États-Unis  ne pourraient plus financer leur puissance militaire colossale avec « la planche à billets », ce qu’ils font depuis la guerre du Vietnam.

Les  États-Unis  deviendraient alors un « super-Canada », sans plus !

3. Lassitude Américaine ?

– La Chine considère la présence des  États-Unis  en Mer de Chine Méridionale aussi incongrue qu’une présence chinoise dans le Golfe du Mexique ;

– La Chine ne croit pas au déplacement du centre de gravité de la puissance américaine du Proche-Orient et de l’Atlantique vers le Pacifique, malgré les efforts du président Obama pour le prouver. 

– D’une part, parce que le conflit du Proche-Orient, chaudron en perpétuelle ébullition, n’est pas prêt d’être résolu ; les liens culturels, militaires et économiques entre les  États-Unis  et Israël demeurent très forts et Israël restent le seul état de cette région à ne pas être un volcan géopolitique ;

– d’autre part, la nouvelle Guerre Froide avec la Russie, qui maintient une tension forte en Europe, finira par refixer ce centre de gravité comme avant, c’est-à-dire en Europe et en Méditerranée ; le conflit ukrainien aggrave cette tendance ; dans ce but, la Chine déploie beaucoup d’efforts pour garder la Russie dans son orbite géopolitique… Comme au temps de Kubilaï Khan, au 12ème siècle…

 Et le temps est une arme que les chinois manient parfaitement…

POUR RÉSUMER : ce n’est pas la peine d’être prophète pour penser qu’un départ des  États-Unis  serait plus générateur de conflits armés que la situation actuelle. 

A l’est rien de nouveau ? par Michel Goya

A l’est rien de nouveau ?

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 12 février 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Fin septembre 2022, je me demandais si le conflit en Ukraine n’était pas en train de connaître son « 1918 », c’est-à-dire le moment où la supériorité tactique d’un des camps lui permet de porter des coups suffisamment répétés et importants par provoquer l’effondrement de l’ennemi. Les Ukrainiens venaient de conduire une percée surprenante dans la province de Kharkiv et pressaient sur la tête de pont de Kherson jusqu’à son abandon par les Russes mi-novembre. Encore deux ou trois autres grandes offensives du même type dans les provinces de Louhansk et surtout de Zaporijjia en direction de Mélitopol et les Ukrainiens auraient pu obtenir une décision, à la condition bien sûr que les Russes ne réagissent pas, non pas dans le champ opérationnel où ils étaient alors plutôt dépassés mais dans le champ organique, celui des moyens. On sentait bien qu’il y avait une réticence de ce côté-là, essentiellement par peur politique des réactions à une mobilisation, mais la peur du désastre est un puissant stimulant à dépassement de blocage. Vladimir Poutine n’a pas franchi le pas de la mobilisation générale et de la nationalisation de l’économie, mais accepté le principe d’un engagement de plusieurs centaines de milliers de réservistes, du « stop-loss » (contrats sans limites de temps) des contrats de volontaires, un raidissement de la législation disciplinaire et des contraintes plus fortes sur l’industrie de défense. Cette mobilisation partielle a, comme prévu, suscité quelques remous mais rien d’incontrôlable, et cela a incontestablement permis de rétablir la situation sur le front.

Pour rester dans l’analogie avec la Grande Guerre, cela correspond au moment où l’Allemagne remobilise ses forces après les terribles batailles de 1916 à Verdun et sur la Somme et s’installe dans une défense ferme sur le front Ouest à l’abri de la ligne dite « Hindenburg ». Le repli de la tête de pont de Kherson sur la ligne que je baptisais « ligne Surovikine » du nom du nouveau commandant en chef russe en Ukraine ressemblait même au repli allemand d’Arras à Soissons jusqu’à la ligne Hindenburg en février-mars 1917 (opération Albéric). À l’époque, le pouvoir politique en France avait repris le contrôle de la guerre sur le général Joffre en lui donnant le bâton de maréchal et une mission d’ambassadeur aux États-Unis pour le remplacer par le plus jeune des généraux d’armée : le général Robert Nivelle. Nivelle a eu la charge d’organiser la grande offensive du printemps 1917 dont on espérait qu’elle permette de casser le nouveau front allemand. Cette offensive a finalement échoué et Nivelle a été remplacé par le général Pétain en mai 1917.

On résume alors la stratégie du nouveau général en chef au « J’attends les Américains – qui viennent d’entrer en guerre contre l’Allemagne – et les chars ». C’est évidemment un peu court mais c’est l’esprit de sa Directive n°1. L’année 1917 sera une année blanche opérationnelle dans la mesure où on renonce à toute grande opération offensive avant 1918 mais une année de réorganisation et de renforcement de l’armée française. On combat peu mais à coup sûr et bien, on innove dans tous les domaines, surtout dans les structures et les méthodes, on produit massivement et on apprend et on travaille. Cela finit par payer l’année suivante.

Dans un contexte où il est difficile d’envisager sérieusement de casser le front russe et de reconquérir tous les territoires occupés dans l’année, il n’y a sans doute guère d’autre solution pour l’Ukraine et ses alliés que d’adopter une stratégie similaire, plus organique qu’opérationnelle. Une différence entre l’Ukraine et la France de 1917 réside dans le fait que l’Ukraine importe 85 % de ses équipements et armements militaires et la seconde est que l’ensemble de son territoire est susceptible d’être frappé par des missiles et drones russes. Le PIB de l’Ukraine est par ailleurs huit fois inférieur à celui de la Russie et ce décalage s’accentue. L’Ukraine peut difficilement consacrer plus de 50 milliards d’euros par an pour son effort de guerre contre le triple pour la Russie sans que celle-ci ait pour l’instant besoin d’une mobilisation générale de l’économie et de la société.

Face à l’ennemi, les deux maîtres-mots de la stratégie ukrainienne doivent être la patience bien sûr mais aussi la rentabilité. Rentabilité sur le front d’abord, même si ce mot est affreux dès lors que l’on parle de vies humaines. C’est un peu le niveau zéro de la stratégie mais il n’y a parfois pas d’autre solution, au moins temporairement. Le but est de tuer ou blesser plus de soldats russes que le système de recrutement et de formation ne peut en fabriquer de façon à ce que le capital humain russe ne progresse et que le niveau tactique des bataillons et régiments de manœuvre ne progresse pas. Cela signifie concrètement ne pas s’accrocher au terrain, ou plus exactement ne résister que tant que les pertes de l’attaquant sont très supérieures aux siennes puis se replier sur de nouvelles lignes de défense. Encore faut-il que ces lignes existent. On n’aime guère cela, mais la priorité opérationnelle est au creusement incessant de retranchements, ce qui signifie au passage une aide particulière occidentale de génie civil.

Les opérations offensives ukrainiennes, comme celles des Français en 1917, doivent être presque exclusivement des raids et des frappes sur des cibles à forte rentabilité mais sans occuper le terrain sous peine de subir une forte contre-attaque. Les Français s’étaient emparés de la position de la Malmaison du 23 au 25 octobre 1917 et ont mis hors de combat définitivement 30 000 soldats ennemis, pour 7 000 Français, mais après avoir lancé trois millions d’obus en six jours sur un front de 12 km, une performance impossible à reproduire en 2024. Les saisies et tenues de terrain ou les têtes de pont au-delà du Dniepr par exemple n’ont d’intérêt que si, encore une fois, elles permettent d’infliger beaucoup plus de pertes que l’inverse. Bien entendu, les coups par drones, missiles, sabotages, raids commandos ou autre, peu importe, peuvent être portés partout où c’est possible et rentable, depuis l’arrière immédiat du front jusqu’à la profondeur du territoire russe et même ailleurs, par exemple. Il serait bienvenu que l’on autorise enfin les Ukrainiens à utiliser nos armes pour frapper où ils veulent – on imagine la frustration des Ukrainiens devant le spectacle des belles cibles qui pourraient être frappés en Russie par des tirs de SCALP ou d’ATCMS – et même les aider à le faire. Si les Ukrainiens veulent attaquer les Russes en Afrique et notamment dans les endroits d’où nous, nous Français, avons été chassés, pourquoi ne pas les y aider ?

Pendant que le front est tenu à l’économie, les Ukrainiens doivent se réorganiser et progresser. L’armée ukrainienne a triplé de volume en deux ans, plus exactement « les » armées ont triplé. On rappellera qu’à côté des petites marine et aviation agissant dans leur milieu, il y sur la ligne de front les brigades de différents types de l’armée de Terre, celles de la marine, des forces aéroportées – aéromobiles, parachutistes, ou d’assaut aérien – mais aussi les forces territoriales – des villes ou des provinces – pour le ministère de la Défense ou encore les brigades de Garde nationale ou d’assaut du ministère de l’Intérieur, les gardes-frontières, la garde présidentielle, les bataillons indépendants, etc. On n’ose imaginer comment peut s’effectuer la gestion humaine et matérielle d’un tel patchwork entre les différents ministères rivaux et les provinces en charge d’une partie d’une partie du soutien et du recrutement, sans parler des besoins des autres ministères et institutions.

On comprend que les hommes des brigades de manœuvre, ceux qui portent de loin la plus grande charge du combat et des pertes, se sentent un peu seuls entourés de beaucoup d’hommes en uniforme qui prennent peu de risques et où on n’est pas mobilisable à moins de 27 ans (par comparaison les soldats israéliens combattant dans Gaza ont 21 ans d’âge moyen) et où on maintient des équipes de sport sur la scène internationale. Si la mobilisation humaine ukrainienne est largement supérieure à celle de la Russie, où visiblement on hésite à aller aussi loin par crainte politique, elle est encore très inefficiente. Quand un État lutte pour sa survie, les études supérieures, le sport et plein d’autres choses en fait sont renvoyés à plus tard.

Il y a un besoin de standardisation des brigades sur trois modèles au maximum et surtout de constituer une structure de commandement plus solide, avec des états-majors de divisions ou corps d’armée coiffant plusieurs brigades de manœuvre, d’appui et de soutien. Les états-majors ne s’improvisent pas, sinon il n’y aurait d’École d’état-major et d’Écoles de guerre en France. Il faut des mois pour former un état-major de division et encore plus pour une avoir division complète habituée à fonctionner ensemble, et c’est encore plus difficile dans un pays où il est difficile de manœuvrer plus d’un bataillon à l’entraînement sous peine de se faire frapper. L’Europe a suffisamment de camps de manœuvre pour permettre à des états-majors et des brigades retirées du front et reconstituées de s’entraîner au complet en coopération avec les armées locales, qui bénéficieront par ailleurs du retour d’expérience ukrainien. Avec du temps ensemble, du retour et de la diffusion d’expérience, une bonne infrastructure d’entraînement, le niveau tactique des brigades s’élèvera et un niveau tactique plus élevé que celui des unités adverses est le meilleur moyen de réduire les pertes. En fait c’est surtout le meilleur moyen de gagner une guerre à condition que ces brigades soient suffisamment nombreuses.

Il y a enfin les armes, les munitions et les équipements. C’est un sujet en soi dont on reparlera.

Europe : « globally alone »

Europe : « globally alone »

Tribune
Par Sébastien Abis – IRIS – publié le 12 février 2024

Cette tribune est extraite de l’ouvrage Le Déméter 2024 – Mondes agricoles : cultiver la paix en temps de guerre, disponible à la commande sur le site de l’IRIS.


La troisième décennie de ce siècle plonge l’Union européenne (UE) dans un inconfort stratégique grandissant. Après le choc sanitaire et sociétal de la pandémie de Covid-19, le retour de la guerre sur le continent, dans cette Ukraine bombardée depuis deux ans, jette un profond doute sur la capacité de la vie, ici, à n’être qu’un long fleuve tranquille. À cela s’ajoute une transition à mener pour décarboner nos économies, changer nos consommations et révolutionner nos modes d’existence. Soit un processus nécessaire, mais assurément ardu, probablement tortueux et potentiellement bouleversant.

Alors que nous sommes désormais plus proches de 2050 que de la première frappe d’une pièce en euro en 1998 – une année dont certains diront que c’était hier en raison d’un double coup de tête victorieux au Stade de France –, cette UE malmenée et tourmentée marche à tâtons vers l’avenir. Elle tangue entre l’insouciance et l’arrogance, l’impuissance et l’autosuffisance. Saura-t-elle – face aux adversités qui piquent ou réaniment – rompre ces tendances et conjuguer clairvoyance, performance et persévérance ?

 

L’Europe-Titanic

Deux grands murs, socioéconomique et géostratégique, se dressent sur la route de l’UE, qui semble parfois naviguer à vue, sûre de son itinéraire, tel le Titanic. Or nombreux sont celles et ceux qui restent dans la salle de réception, pour écouter l’orchestre. Tout se passe comme si certains restaient là, sans sourciller à la vue des icebergs, soit par insouciance, soit par fatalité, s’en remettant alors à la providence, de l’État ou d’une croyance. Or plusieurs dynamiques invitent au réveil et à l’action.

Vive l’inflation

Marteler que l’inflation doit être combattue et qu’elle sera prochainement moindre ou nulle, c’est ramer à contre-courant de transitions stratégiques auxquelles les Européens doivent s’habituer. Certes, des facteurs conjoncturels – pandémie de Covid-19, hausse du cours des matières premières, déraillements logistiques, guerre en Ukraine – expliquent en grande partie l’inflation. Néanmoins, des éléments plus structurels la nourrissent également. Ainsi de l’ampleur de la greenflation, conséquence de ces multiples transitions menées depuis plusieurs années sur le front climatique et dont le coût financier n’est pas toujours entendu par celles et ceux qui pourtant réclament une action plus forte en matière environnementale1. Le devis de la décarbonation se chiffre en centaines de milliards d’euros et les factures seront probablement toutes ensuite plus douloureuses que prévu pour les budgets. N’oublions pas que le pétrole s’est imposé car il apportait une énergie peu chère, hyperefficace et facile à exploiter sur le plan technique – en tout cas bien plus que d’autres. L’« or noir » a fait s’accélérer le monde, a comprimé les coûts de production et a facilité toutes les mobilités. Il a cependant énormément pollué. Appelé à décliner, voire à disparaître, il reste encore largement exploité. Sortir de cette dépendance aux énergies fossiles sera long et complexe, d’autant que la tectonique des plaques bouge sur le terrain très instable de la diplomatie minérale2. Le verdissement signifie trois choses : temps long, innovation et cherté. Il faut le dire, l’expliquer et le rendre acceptable, donc inévitablement désirable, ce qui peut constituer une véritable épreuve olympique dans des systèmes politiques en quête perpétuelle de consensus3.

L’inflation est donc davantage multifactorielle que circonstancielle. Or, et c’est bien là l’ennui, les sociétés européennes peinent à appréhender le changement, surtout si celui-ci les concerne au premier chef. Dit autrement, la convergence des valeurs et des dépenses ne progresse pas. Le vouloir d’achat s’estompe vite devant la réalité financière. Le facteur prix reste déterminant. Et ce, d’autant plus, si le contexte socioéconomique se dégrade et comprime les pouvoirs d’achat des populations. Et pourtant, sans redonner de la valeur – économique – à certaines choses, le risque est grand de voir celles-ci comme étant banales, faciles à obtenir, voire dues. La paye n’est pas à la hauteur de l’acte productif ou serviciel. Prenons ici le cas de l’alimentation, dont il n’est plus responsable de dire que son bon prix serait son bas prix, quand elle est aux normes sanitaires, sociales et environnementales européennes. Persister dans ce discours, c’est tenir un propos anachronique et déconnecté des enjeux contemporains. Le consommateur doit l’entendre, le comprendre, tout comme il faut traiter le sujet des pouvoirs d’achat et des arbitrages de dépenses de chacun. Mais cessons de dire que l’alimentation pourrait ne pas coûter : c’est sinon lui ôter toute valeur, tout sens stratégique.

En route vers le monde d’après

La pandémie de Covid-19, avec son lot de répercussions sur l’économie mondiale et les chaînes de valeur, pèse d’un poids notable dans la spirale inflationniste qui frappe la planète depuis 2020. Il ne s’agit pas simplement d’impacts en cascade des confinements et rythmes différenciés de reprise des activités. Il faut regarder à quel point la mondialisation se redessine, avec des blocs régionaux privilégiés et surtout des com- portements opportunistes plus affirmés. Toutes les nations, dans une logique précautionniste, cherchent d’abord à défendre leurs intérêts, ce qui pour certaines se traduit par une multipolarisation des relations commerciales et un souci de diversification des approvisionnements. Cette tendance s’amplifie avec le multialignement diplomatique que certains États déploient, selon ce triptyque bien établi et assumé d’être dans la coopération, dans la compétition et dans la confrontation sur cette scène géoéconomique internationale en pleine recomposition. Les inégalités géographiques s’exposent avec une vigueur inédite, avec désormais plus de 8 milliards d’habitants sur ce globe où les convoitises sur les ressources s’intensifient. Tout ce qui est précieux va (re)prendre de la valeur. L’eau, l’alimentation, l’énergie, mais aussi l’emploi, un revenu fixe, le calme ou encore la nature ne sont pas superfétatoires. De plus en plus d’individus, soumis au diktat de l’adversité quotidienne et privés du confort de la paix, en rêvent. Pour beaucoup d’entre eux, il s’agit donc avant tout de regarder l’avenir, jour après jour, avec l’espoir absolu de sortir enfin de l’insécurité et de la sobriété.

Aux actes citoyens

Les Européens, invités à redécouvrir la sobriété, doivent comprendre que la sécurité et la liberté ont un prix. Investir dans le capacitaire de ces deux déterminants majeurs, c’est-à-dire ne jamais tenir pour acquise la situation favorable d’un moment donné, s’avère indispensable. En miroir, cela veut aussi dire que dans des sociétés démocratiques et de droits communs, tous ont des devoirs et doivent pratiquer le vivre-ensemble. Faire nation en France, faire l’union en Europe, cela s’entretient, signifiant goût de l’effort et goût des autres, respect du contradictoire et des différences, égalité de chacun. Tout ici doit se tenir pour rendre saine et pérenne une démocratie. La vie n’est qu’une suite d’escaliers à prendre avec ses voisins de palier dans l’immeuble ou à travers les cités avec ses concitoyens. Rien n’est facile quand on quitte son canapé4. Mais tout est plus vrai. Pour cheminer dans des directions plus soutenables, se donner les moyens de réussir les transitions à conduire, des ruptures s’avèrent essentielles : retrouver l’audace et donc cultiver la prise de risque, se remobiliser et donc redonner son sens au travail, inventer une écologie circulaire intégrale et donc ne plus rien jeter du tout, remettre un prix sur des produits ou des services vitaux et donc discerner l’indispensable de l’inutile, intensifier les capacités des uns et des autres à agir ensemble et donc s’unir pour changer, redonner l’envie de s’engager et donc réenchanter ces lendemains qui viennent. Autant de chantiers citoyens dans cette UE qui peut les stimuler, si elle y croit et le veut.

 

L’Europe périphérique

Le monde n’attendra pas l’UE pour avancer. La montée en puissance – économique, démographique, militaire, scientifique, etc. – de plusieurs nations aboutit mécaniquement à une moindre influence européenne. La désoccidentalisation est d’abord cette transformation structurelle de la planète5. Elle n’est pas le déclin irréversible de l’UE, entre autres, mais son déclassement progressif, programmé si elle prend soin à freiner quand tant d’autres accélèrent.

La fin de l’Eurovision

L’UE doit regarder le monde tel qu’il est, se recentrer sur plusieurs pans productifs où une partie de la planète ne veut plus travailler pour entretenir la tranquillité, voire l’oisiveté, des sociétés du Nord. La fin des « Trente Glandeuses » – cette période qui, disons, s’est étirée de 1990 à 2020 – a définitivement sonné. Les Européens, encore concentrés sur les notions de bien-être et avides de loisirs augmentés, ont-ils pris la mesure des enjeux en cours et en devenir ? Pour les pays européens, il est urgent de sortir d’une candeur trop longtemps entretenue à propos de la marche du monde. Celui-ci pense autrement, innove et se presse en matière de développement humain. Ne pas le comprendre, refuser de le voir, prétendre expliquer qu’il ne s’agit pas d’un chemin très soutenable, c’est s’exposer à la désynchronisation des agendas diplomatiques. Et donc pour l’UE se tromper de cibles, ne pas être crédible, ne plus être audible et rétrécir sur un planisphère où les lignes se recomposent. C’est ainsi courir le risque d’écrire des chansons, de les chanter avec la prétention que toutes et tous en connaissent les paroles alors qu’aucune n’est devenue un tube planétaire. À plus forte raison si l’UE, avec ses expressions urbi et orbi, auxquelles elle semble croire encore, se raconte avec autant de voix que ses États membres, dans une dissonance assourdissante.

Aux portes du paradis

Outre ce nouveau cycle socioéconomique, énergétique et industriel pour l’UE, une autre réalité paraît incontournable : ses voisinages sont peu propices à l’endormissement. Norvège et Suisse mises à part, constatons qu’elle est entourée d’espaces en transitions incertaines (Royaume-Uni), inflammables (Balkans, Moldavie, Caucase), grondants (Maghreb), inquiétants (Sahel), combattants (Ukraine, Proche-Orient) ou revendicatifs (Golfe). Or la géographie reste têtue : l’Afrique et l’Indo-Pacifique sont bien évidemment des zones importantes pour l’UE et ses États membres, mais faut-il les prioriser, en survolant parfois dans l’indifférence les dynamiques ou les turbulences de ces voisinages européens ?

Ainsi donc va l’Europe alors qu’un quart de ce siècle va se consumer. Elle somnole alors que les épreuves se rapprochent et que ses désirs de calme s’éloignent. Elle déclame des transitions sans en assumer les contraintes et les rendre supportables. Elle pousse à la décroissance des émissions carbone, mais va devoir aussi se réarmer dans tous les domaines qui transcendent l’immédiateté. Elle pense être centrale dans les relations internationales tout en prétendant, à tort, pouvoir en définir la grammaire morale. Elle n’a pas complètement tort : l’UE reste un espace plus stable, plus protecteur, plus viable et plus libre que l’écrasante majorité des pays dans le monde. Un îlot de fraîcheur quelque peu esseulé dans cet univers géopolitique et climatique mal loti et de moins en moins fréquentable.

Sur de nombreux sujets, sur ce qu’il faudrait faire pour la planète, sur les solidarités à promouvoir, l’Europe voit souvent juste. Elle a probablement raison, mais seule. Son hypertropisme environnemental, loin de la sémantique stratégique prioritaire d’une partie du monde, est ainsi parfois perçu comme une préoccupation de riches, comme une tentation d’ingérence ou comme un néopaternalisme teinté de supériorité.

Questions pour un champion

Europe globalement seule donc, avec l’hypothèse pour l’UE de devenir une zone extraterritoriale du globe. Il faut concéder que des forces l’invitent à y penser. Après tout, si les transitions sont vertueuses et que les pays européens les mènent, y embarquent leurs sociétés et toutes leurs activités, pourquoi vouloir rester ouverts sur le monde ? Ne serait-il pas préférable de se claquemurer, quand bien même il n’existe de planète B ni pour le climat, ni pour la géopolitique, ni pour l’Europe ? A minima, ne conviendrait-il pas d’imposer des clauses miroirs afin de rendre plus justes les changements massifs qu’imposent ces transitions ? Aller trop vite sur des réponses radicales à ces questions légitimes fait cependant courir le risque de ne pas comprendre les nouvelles dynamiques d’inter- dépendance qui se dessinent. D’où l’actuelle évolution sémantique du concept de souveraineté pour l’UE, en parlant davantage d’« autonomie stratégique ouverte ». En outre, certains acteurs sur cette planète nourrissent une méfiance envers l’UE, faisant en sorte qu’elle doute, recule et se divise6. En expliquant qu’elle ne sert à rien, que son heure a sonné et qu’il faudrait la détricoter. Ce narratif extérieur s’immisce jusque dans les frontières européennes : on critique l’Union – mais est-ce pour la faire grandir, mûrir et mieux agir ? –, on la torpille – mais furent-ils meilleurs et plus apaisés, ces passés de désunion européenne ? –, ou on la quitte – mais où en sont les prouesses supposées de ce Global Britain claironné ?

À la veille de nouvelles élections dans l’UE, n’est-il pas nécessaire de proposer un regard lucide et prospectif sur ce que nous réserve l’avenir, ici et au-delà ? Pour avancer dans ce siècle, l’Europe ne peut plus se permettre d’être à la fois naïve, myope et amnésique. Elle dispose d’innombrables atouts, mais les oublie parfois ou les ignore. Elle reste le modèle d’intégration politique, sociale et économique le plus abouti et robuste de la planète. On disserte sur le club des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud, élargi depuis le début de l’année 2024) ou spécule sur de nouvelles alliances aléatoires, mais rien n’est à la hauteur de l’UE. En outre, des règles communes et des solidarités concrètes y sont quotidiennement expérimentées, quoique l’on en dise et même si tout n’est pas parfait. La paix, dans les frontières internes de l’UE, règne depuis des décennies. Sachons prendre conscience de ces robustesses pour savoir à la fois mener les batailles nécessaires du climat et de la géo- politique7. Il faut le faire en restant fidèle à des valeurs, mais en sachant défendre des intérêts. Dans un monde où prédominent les rapports de force, la diplomatie seule ne peut suffire et cette même diplomatie ne peut plus s’appuyer sur le même terreau de jeux. Il est donc nécessaire de déployer un narratif approprié, lisible, ferme et différenciant, sans excès d’ambitions et d’arrogances vis-à-vis du monde, sans insuffisance d’attentions et sans inactions envers le grand large, à commencer surtout dans ces voisinages européens.

Et sans incohérences : que l’on ne s’y méprenne pas, les considérations précédentes entrent en totale résonance avec les questions agricoles. Pensons au triptyque sécurité, soutenabilité et santé qui conditionne la sécurité alimentaire8. Pensons aux débats sur l’élargissement de l’UE, notamment dans le cas de l’Ukraine, qui révèlent à quel point l’attention se focalise sur les déséquilibres potentiels de l’agriculture européenne – ce qui n’est pas du tout faux – en marginalisant ce qu’une telle puissance pourrait apporter au potentiel de performances productives de l’UE – à condition d’y penser encore. Pensons aux fractures qui émergent entre d’un côté des postures nationales, conservatrices et populistes, et de l’autre des raisonnements de souveraineté communautaire, d’intégration renforcée, voire de fédéralisme en devenir. Pensons au Pacte vert et à ses rééquilibrages, dont l’actuelle présidente de la Commission européenne a reconnu la nécessité dans son discours annuel sur l’état de l’UE en septembre 2023, ouvrant par exemple un dialogue stratégique sur l’agriculture et l’industrie pour cesser de les opposer à l’environnement.

 

Europe : cultiver la paix en temps de guerre

En somme, interrogeons-nous. La planète est-elle plus dangereuse aujourd’hui que par le passé ? Non. Mais observons que sa nervosité s’est particulièrement intensifiée ces dernières années avec un enchevêtrement de chocs et de crises. Sortons-nous du pacifisme quand nous entrons dans une économie de guerre ? Non. Mais confessons qu’il est maladroit de vouloir mettre fin à des conflits avec l’unique morale posée sur la table et de mener des combats à armes inégales. Allons-nous vers un futur à la viabilité très réduite dans un avenir proche ? Non. Mais comprenons que sans bifurcations de grande ampleur, ce n’est plus de développement durable dont nous parlerons, mais à nouveau d’espérance de vie, nuance. Devons-nous mettre au régime l’ensemble de la population mondiale ? Non. Mais l’alimentation sera au cœur de toutes les transitions, dans toutes leurs directions et toutes leurs diversités. Les mondes agricoles seront-ils les seuls contributeurs à la paix ? Non. Mais reconnaissons qu’ils joueront un rôle fondamental, inlassablement, dans la plupart des cas et la plupart du temps.

À toutes ces interrogations, vite battues en brèche pour y injecter une dose de nuance, sachons se le dire franchement : si rien n’est acquis à jamais, l’UE dispose de toutes ses chances pour rester en paix. Un devoir envers l’avenir, envers les autres, envers son idéal de libertés. À condition de le vouloir, à condition de les respecter. Donc d’agir, en cohérence avec ses objectifs, ses valeurs et ses intérêts, mais aussi en adéquation avec ses moyens, ses capacités et ses pondérations. Il ne s’agit ni de gaspiller sa trajectoire ni de prétendre en faire un étendard. Europe globally alone, fus-tu un court instant seulement ou persistes-tu encore ?
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1. Dans le cas de la France, voir Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz, Les incidences économiques de l’action pour le climat : rapport à la Première ministre (Paris : France Stratégie, 2023). Au niveau de l’UE, présenté en janvier 2020, le plan d’investissement du Pacte vert pour l’Europe avait tablé sur 1000 milliards d’euros d’investissements durables d’ici à 2030.

2. Emmanuel Hache et Benjamin Louvet, Métaux, le nouvel or noir (Paris : Éditions du Rocher, 2023).

3. Antoine Buéno, Faut-il une dictature verte ? La démocratie au secours de la planète (Paris : Flammarion, 2023).

4. Pascal Perri, Generation Pourquoi tant de Français ont perdu le goût du travail (Paris : L’Archipel, 2023).

5. Didier Billion et Christophe Ventura, Désoccidentalisation. Repenser l’ordre du monde (Marseille : Agone, 2023).

6. Thomas Gomart, Les ambitions inavouées. Ce que préparent les grandes puissances (Paris : Tallandier, 2023).

7. Pierre Blanc, Géopolitique et climat (Paris : Presses de Sciences Po, 2023)

8. Voir Sébastien Abis, Veut-on nourrir le monde ? Franchir l’Everest alimentaire en 2050 (Paris : Armand Colin, 2024).


Sébastien Abis est chercheur associé à l’IRIS depuis 2012.

Depuis 2017, il est le directeur du Club DEMETER, l’écosystème des décideurs du secteur agricole, agro-industriel et agro-alimentaire.  Ses activités sont tournées vers les réflexions de long-terme, les enjeux stratégiques mondiaux, les dynamiques d’innovation et les expériences intersectorielles en faveur du développement durable. Autour de ses 80 entreprises membres, le Club DEMETER met en réseau 20 écoles d’enseignement supérieur, mobilise des experts scientifiques et coopère avec 5 ministères en France.

Entre activités de coopération internationale, d’animation de réseaux d’entreprises et de recherche, Sébastien Abis développe une expertise sur la géopolitique de la sécurité alimentaire et de l’agriculture dans le monde. Il travaille aussi sur l’évolution de la puissance française, les enjeux de souveraineté en Europe et les dynamiques de la mondialisation. Il est aussi spécialisé sur la région Méditerranée/Moyen-Orient. Il explore également le domaine maritime pour analyser les stratégies des acteurs et les transformations du commerce international.

Sébastien Abis intervient très régulièrement dans les médias, notamment sur LCI et France 24, et lors d’événements publics. Il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages et de nombreux articles. Il codirige chaque année Le Déméter (éditions IRIS), ouvrage d’analyses prospectives sur l’agriculture, l’alimentation et les ruralités dans le monde.

Sébastien Abis est membre du comité de rédaction de la Revue Futuribles. Il est chroniqueur pour le journal L’Opinion et la revue Sésame de l’Inrae. Il est membre des Comité de Mission des entreprises Avril et InVivo ainsi que du Comité de pilotage du pôle Agri-Agro du MEDEF International. Il enseigne à l’Université catholique de Lille (UCL), à Junia-Grande école d’ingénieurs (Lille) et à l’Université Mohammed VI Polytechnique (Rabat, Maroc). Il est expert associé dans de nombreux think tanks et associations (Euromed-IHEDN, APM, CyclOpe, Institut Jacques Delors, Comité Sully). Sébastien Abis est également réserviste citoyen de la Marine nationale (RCIT). Il est régulièrement auditionné et consulté par les pouvoirs publics (Élysée, Assemblée nationale, Sénat, ministères, collectivités locales). Il est depuis 2023 et chevalier dans l’ordre national du mérite agricole.

Diplômé de l’Université de Lille II avec une maîtrise en Histoire-Géographie et de l’IEP de Lille avec un DESS en Études stratégiques européennes piloté par l’IRIS, Sébastien Abis a d’abord travaillé à l’état-major des Armées au sein du ministère français de la Défense en 2004, avant de rejoindre en 2004-2005 le CALAME (Centre d’analyse et de liaison des acteurs de la Méditerranée). De 2005 à 2016, il a été fonctionnaire international du CIHEAM (Centre international de hautes études agronomiques méditerranéennes), organisation intergouvernementale dans laquelle il a notamment œuvré pour la coordination des publications (Mediterra, Watch Letter), les relations diplomatiques entre États membres et la mise en place des initiatives stratégiques institutionnelles.

La fusion IRSN-ASN pour plus d’efficacité ou plus de sûreté  ?

La fusion IRSN-ASN pour plus d’efficacité ou plus de sûreté  ?

ANALYSE. La fusion entre l’autorité de sûreté nucléaire (ASN) et son bras armé, l’IRSN, en charge du travail de terrain aborde sa dernière ligne droite. Le projet avait été recalé à l’été 2023. La nouvelle mouture a-t-elle résolu les craintes (de perte d’indépendance). Il faut trancher. Le texte sera examiné en séance publique les 7, 8 et 13 février 2024. Par Charles Cuvelliez, Ecole Polytechnique de Bruxelles, Université de Bruxelles

(Crédits : DR)

Une structure duale est un avantage pour l’indépendance des décisions : l’ASN peut, en cas de pression du gouvernement dont il dépend, s’appuyer sur l’autorité scientifique et technique de l’IRSN comme contrepoids. Au sein d’une même entité, l’ASRN, qui verra le jour au 1er janvier 2025, ce bras de levier disparaît. L’organisation devra compenser en séparant le processus d’instruction des dossiers de sûreté nucléaire de l’expertise qui y est apportée, en bref, tenter de recapturer l’indépendance… dans un règlement d’ordre intérieur.

À lire les rapporteurs, les avantages de la réforme ne sont pas négligeables : il s’agit d’éviter la dispersion des compétences scientifiques et techniques rares, les différences de priorisation entre ISRN et ASN qui génèrent des délais dans la prise de décision, un facteur important avec le flux à venir de demandes. Il y a un foisonnement technologique inédit dans le secteur avec des startups qui ne doivent pas être que régulées et supervisées, mais d’abord accompagnées pour élaborer un nouveau référentiel de sûreté à appliquer.

C’est vrai aussi qu’en cas de crise, cela ferait désordre que l’IRSN et l’ASN activent leurs propres centres de crise alors qu’il faudrait un interlocuteur unique. Parler d’une voix commune éviterait des confusions préjudiciables, nous disent les travaux parlementaires. Avec cette fusion, on pourrait être recruté sous différents statuts, d’en changer ce qui renforce la mobilité professionnelle et géographique, des critères plaisants de nos jours.

Plus de sûreté ?

Mais cette fusion ASN-IRSN renforcera-t-elle ou a minima maintiendra-t-elle le niveau de sûreté qu’on attend. Il y a le risque de placer l’expertise sous l’influence de la décision comme le dit un rapporteur ou inversement. Démontrer la sûreté, c’est douter, pas être assertif. Bien séparer l’expertise de la décision, quand l’IRSN et l’ASN sont séparées, cela va de soi. Une fois ensemble, c’est plus qu’un règlement d’ordre intérieur qu’il faut. Et d’imaginer la séparation des fonctions, comme on le voit souvent dans le secteur financier ou dans certaines autorités administratives : la personne responsable de l’expertise doit être distincte de la personne responsable de l’élaboration de la décision. Il y a moyen de mettre plus d’accent sur les groupes permanents d’experts avec une assise juridique plus forte, des experts nommés pour leur compétence et expérience. Plusieurs pays mettent en place cette expertise tierce (USA, Finlande, Royaume-Uni).

La transparence est un autre objectif à préserver : chaque crise récente a vu la mise en avant d’organismes amenés à la gérer et des soupçons de complotisme. L’éviter, c’est leur imposer une transparence absolue et l’obligation de rendre des comptes. Il faudra plus qu’un règlement d’ordre intérieur.

L’ASN a comme missions : la réglementation, les décisions ou autorisations individuelles, le contrôle du respect des normes par les exploitants, l’information du public et l’assistance au gouvernement en plan d’urgence. Elle compte 516 agents et un budget annuel de 68,30 millions d’euros (2022). L’IRSN fait office d’expert et a une mission de recherche en sûreté nucléaire et radioprotection. Elle est placée sous la tutelle des ministres de l’environnement, de la défense, de l’énergie, de la recherche et de la santé, avec quatre missions : l’expertise technique, la recherche, l’information du public et l’assistance aux pouvoirs publics en cas d’accident. L’IRSN dispose d’un effectif de 1744 personnes et d’un budget annuel de 285 millions d’euros (2022).

Il y a un dialogue continu et régulier et une convention qui lient aujourd’hui IRSN et ASN. Le président de l’ASN est membre du conseil d’administration de l’IRSN et la direction de l’ASN est membre du comité d’orientation des recherches de cet établissement.

La structure duale IRSN-ASN revient de loin. Tout a commencé avec un service central de sûreté des installations nucléaires (SCIN) en 1973, et la création, au CEA, d’un département de la sûreté nucléaire (DSN) en 1970. Un Institut de protection et de sûreté nucléaire (IPSN) a vu le jour en 1976. Après Tchernobyl, le SCIN devient une Direction de la sûreté des installations nucléaires (DSIN) et le SCPRI est transformé en un Office de protection contre les rayonnements ionisants (OPRI). En 2002, l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) est créé, en regroupant l’IPSN et l’OPRI, et la DSIN est remplacée par une Direction générale de la sûreté nucléaire et de la radioprotection (DGSN) devenue ensuite l’ASN.

Fusionner l’ASN et l’IRSN semble alors la dernière étape : cela signifie le passage d’un système où l’expertise est « externalisée » à un système où elle est « intégrée ». Selon le pays, les deux formules existent.

Aux USA, le contrôle et l’expertise reposent sur la Regulatory Commission (NRC), créée en 1974. La NRC est dirigée par un collège de cinq commissaires L’expertise technique y est internalisée, mais fait écho à l’IRSN.

Au Japon, le contrôle repose sur une autorité de sûreté, la Nuclear Regulation Authority (NRA), créée en 2012 après Fukushima avec cinq commissaires. La NRA a à sa disposition à la fois une expertise technique interne, assurée par un département dédié, la Regulatory Standard and Research Department (RSRD), et deux organismes externes à la NRA : le Japan Atomic Energy Agency (JAEA) et le National Institute for Quantum and Radiological Science and Technology (QST).

La gouvernance de la sûreté nucléaire au Canada suit un modèle pleinement intégré.

Au Royaume-Uni, la gouvernance de la sûreté nucléaire s’appuie sur l’Office for Nuclear Regulation (ONR), créé en 2011, pour relancer le nucléaire civil. L’ONR a le statut de société indépendante avec des compétences d’expertise internes, assurées par sa Technical Division (TD), qui s’appuie sur des organismes externes, notamment privés.

La Belgique repose sur un modèle externalisé. Il y a une autorité de sûreté nucléaire, l’Agence fédérale de contrôle nucléaire (AFCN), rattachée au ministère de l’intérieur. Les missions techniques de l’AFCN sont confiées via un contrat de gestion à un organisme externe, Bel V, fondation de droit privé placée sous la tutelle de l’AFCN

Les mauvaises langues (qui ont peut-être raison) voient surtout dans la fusion ASN-IRSN une volonté de limiter l’indépendance un peu trop visible de l’IRSN. Ces dernières années, elle a pu imposer à l’exploitant d’aller plus loin que ce dernier n’aurait accepté. Les défauts de soudure ont été la dernier exemple en date avec EDF pensant pouvoir procéder aux inspections en fonctionnement, l’IRSN émettant de grands doutes à ce sujet. Il faut dire que l’IRSN dispose du pouvoir de publier ses avis indépendamment de l’ASN. Redoutable. Et si on préservait la liberté de parole de l’IRSN, même au sein de l’ASN ? Car l’ASRN dépend d’un état qui est le seul actionnaire d’EDF.

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Pour en savoir plus

Projet de loi relatif à l’organisation de la gouvernance de la sûreté nucléaire et de la radioprotection pour répondre au défi de la relance de la filière nucléaire, Rapport No 300 de M. Pascal MARTIN, fait au nom de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable (31.01.2024), Avis No 296 de M. Patrick CHAIZE, fait au nom de la commission des affaires économiques (30.01.2024)

Rapport au nom de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifique et technologiques sur les conséquences d’une éventuelle réorganisation de l’ASN et de l’IRSN sur les plans scientifiques et technologiques  ainsi que sur la sûreté nucléaire et la radioprotection ; M. Jean-Luc FUGIT, député, et M. Stéphane PIEDNOIR, sénateur, Juillet 2023

« L’exception culturelle française ». L’État dirige l’art en ignorant les lois

« L’exception culturelle française ». L’État dirige l’art en ignorant les lois

par Aude de Kerros – Revue Conflits – publié le 8 février 2024

https://www.revueconflits.com/lexception-culturelle-francaise-letat-dirige-lart-en-ignorant-les-lois/


« L’Exception culturelle française ! ». Formule flatteuse apparue au début des années 1990, aussitôt adoptée par la presse, le monde politique et administratif. Ce mot-valise désigne le système engendré par soixante ans de gouvernance de l’art par un ministère, c’est-à-dire l’art officiel français.

L’affaire Sylvain Tesson, et les milliers d’autres identiques que nous avons connues, est un exemple de cette singularité française, fruit d’un débat interdit et d’une dénonciation convulsive de tout artiste non aligné, à qui on fait porter l’étiquette mortelle « d’extrême droite » pour l’exécuter sur la place publique. La question se pose : quel modèle systémique d’Etat peut produire une telle intolérance, un tel bannissement de la diversité des courants, de la singularité de chaque œuvre?

Exception juridique

Le système de gouvernance est en effet fondé sur une exception majeure : son affranchissement de l’état de droit. Le ministère de la Culture considère qu’il n’a pas à respecter les frontières entre domaine public et privé (conçues pour éviter les « conflits d’intérêts », la corruption, la concurrence déloyale). Il considère qu’il n’a pas à rendre compte de façon précise de la gestion et destination de l’argent public. Il s’autorise également un fort interventionnisme dans le domaine privé. Par exemple dans celui de la gestion collective des droits d’auteur et droits voisins. Il ne se sent pas obligé d’appliquer les traités signés avec l’Europe et les conventions passées avec l’UNESCO. L’argument justificatif des administrateurs du ministère pour justifier cette non-soumission aux lois et règles est : « l’exception culturelle française » qui doit primer sur elles.

Les Inspecteurs de la Création incitent pour cette raison les tribunaux désorientés devant les procès provoqués par ce non-respect, d’interpréter les lois dans ce sens. Ce système perdure en raison de la dissymétrie entre la puissance de l’État et la fragilité des plaignants non fortunés, non légitimés par lui : artistes, galeries, ateliers, écoles, associations, etc., qui ne se risquent pas à entamer un procès et qui subissent une concurrence déloyale qui condamne leur existence.

Exception financière : confusion de l’argent public et privé

Ce contournement de la loi permet à l’État de contrôler, par des moyens peu visibles, l’utilisation de l’ensemble des ressources financières vouées à la création en France:l’argent du contribuable(national, régional, municipal), les agences privées qui prélèvent les droits d’auteurs, l’argent du mécénat que la « loi Aillagon »en 2003 a rendu considérable, car récompensé par la défiscalisation.

La partie d’origine privée de ces flux d’argent est certes gérée par des sociétés privées selon les lois commerciales, mais l’État garde la maîtrise de l’usage de cet argent, en les subventionnant, en participant à leur gestion par le biais de ses fonctionnaires et affiliés de droit privé. En effet, il est admis aujourd’hui de faire carrière en oscillant entre Service public et sociétés commerciales privées.

Cet argent qui fait vivre l’art en France circule ainsi en réseau fermé, en prélevant au passage l’argent nécessaire à l’entretien d’une prospère bureaucratie qui n’a rien à voir avec l’art. Toutes choses qu’il faut mettre en rapport avec la paradoxale paupérisation de la très grande majorité des artistes. Les plus atteints parmi eux étant ceux qui n’entrent pas dans les critères de l’Art officiel1, nongratifié de commandes, de carrières dans l’enseignement, de subventions, distinctions, prix, etc., et donc invisibles et non médiatisés.

Exception d’une administration dirigiste dans un pays démocratique

Autre aspect de « l’Exception française » : le magistère unique du ministère de la Culture. Seul, il décide ce qui est de l’art ou non. La légitimité artistique est donnée par les différents « Centres nationaux » qui réglementent cinéma, musique, arts plastiques, danse. Ils imposent orientations, critères artistiques, enseignements et diplômes. Ils confèrent des titres de conformité. Hors d’eux, point de salut. Le cumul de tous les pouvoirs grâce à une collaboration incestueuse entre public et privé a confisqué les ressources dont bénéficiaient les artistes autonomes : l’amitié d’un mécène, la reconnaissance d’un public, le soutien d’une galerie, d’un critique d’art indépendant.

L’exception d’une presse contrôlée par la subvention discrétionnaire

L’exception culturelle qui a rendu possible l’étatisation invisible et indolore de l’art a été dès les années 1980 un contournement subtil de la Loi de 1881 sur la Liberté de la Presse. En 1986, le ministère de la Culture devient aussi celui de la Communication. Ce nouveau lien adultérin a décuplé la pratique de la subvention élective pour les journaux d’art. Par ailleurs, reconnaissances, distinctions et récompenses dispensées par le ministère aux critiquesd’art ralliés à sa doxa ont eu pour résultat le rejet par la grande Presse de ceux non légitimés par l’État.

C’est ainsi que « l’exception française » a fait de l’artiste agrée un chargé de mission de la critique sociale, de la bienfaisante déconstruction, de la défense des valeurs sociétales. Il est subventionné pour prêcher et déplaire, pour « déranger, interpeler et questionner le public ». Il a le statut de révolutionnaire institutionnel. A contrario, le poète, l’artiste qui célèbre la beauté du monde, la vie, l’amour, la mort, sa dimension tragique, est censé ne pas exister. S’il acquiert, envers et contre tout, une visibilité grâce à un public fervent, il sera aussitôt au mieux invisibilisé, au pire diabolisé. Grâce à ces menaces, l’État a réussi à mettre l’intelligentzia sous tutelle. L’affaire Sylvain Tesson est un exemple parmi tant d’autres.

« L’exception française » a aboli l’ancien modèle de la politique libérale pour arts et lettres

Jules Ferry annonce en 1880 le retrait des fonctionnaires de l’État des jurys du Salon, des prix et distinctions. Il invite les artistes à prendre leurs destins en main. L’État les soutiendra en construisant des lieux d’exposition prestigieux, accessibles à tous. En 1881 est votée la Loi sur la liberté de Presse qui fait entrer la France dans une ère libérale pour la pensée et les arts. Paris devient alors le lieu où convergent les artistes et amateurs du monde entier pour y voir, réuni et honoré, tous les courants. Elle devient la capitale des arts. Sa botte secrète est d’être l’écrin de la diversité créatrice et de la liberté de penser, principes inscrits aujourd’hui dans les Chartes de l’Union européenne et de l’UNESCO : Ni l’art ni la presse ne doivent être encadrés. Toutes choses que le ministère de la Culture n’observe pas.

Le premier signe de dégradation de ce libéralisme flamboyant apparaît pendant la Deuxième Guerre mondiale. Guerre oblige ! La culture est devenue un outil politique, arme de guerre. Le Maréchal Pétain réinstitutionnalise l’art dans certains domaines comme le théâtre, le folklore, la formation des animateurs et cadres culturels, etc. La Guerre froide qui a suivi a été culturelle avec pour enjeu le contrôle de l’intelligentzia. Le Général de Gaulle conçoit en 1958 la création d’un ministère de la Culture et fait de l’art une affaire d’État. À partir de 1983, sous Jacques Lang, l’organisation de l’État culturel devient systématique, une affaire d’ingénierie culturelle !

C’est ainsi que Paris a disparu de la scène du monde. Les « artistes vivants et travaillant en France », même adoubés par le ministère, ne se trouvent pas au Top 100 des plasticiens les plus chers et visibles du monde. Pour ce qui est du Top 500, ils ne sont qu’une dizaine. Un échec donc ! Paris, désormais, est devenue une des escales de la Foire de Bâle, un show case des Art financiers dont la capitale est New York. Ce positionnement, politiquement voulu, va à contre-courant d’une évolution du monde vers la pluripolarité, plutôt que vers l’hégémonie américaine. La France, si elle renouait avec une politique plus libérale dans le domaine des arts, retrouverait sa place, son autonomie et sa diversité naturelle.

    1. Selon la doxa du ministère de la Culture l’artiste ayant le label d’ « artiste contemporain », seul subventionnable, ne peut être que conceptualisant.Les autres pratiques sont obsolètes et non prises en charge.

À propos de l’auteur
Aude de Kerros

Aude de Kerros

Aude de Kerros est peintre et graveur. Elle est également critique d’art et étudie l’évolution de l’art contemporain.

Nucléaire : une nouvelle Macronite ?

Nucléaire : une nouvelle Macronite ?

Billet du lundi 5 février rédigé par Emmanuel GoûtGeopragma. 

membre du Conseil d’Orientation Stratégique de Geopragma

https://geopragma.fr/nucleaire-une-nouvelle-macronite/


Monsieur le Président, je vous écris une lettre… Non, trois lettres : EPR (European Pressurized Reactors), que vous lirez peut-être si vous avez le temps. (*)

Trois lettres qui s’inscrivent aujourd’hui comme une épitaphe sur les coupoles de ces réacteurs mastodontes, victimes d’hémorragies technologiques et financières, comme en Finlande, au Royaume Uni, et en France. Trois lettres, fleuron prétendu, affiché, supposé de la technologie nucléaire française qui, en son temps, sut être la plus performante au monde.

Si vous avez, au début de votre premier mandat, affiché votre volonté de sortir du nucléaire, c’est au cours du second que vous avez déclaré exactement le contraire. Il semblerait d’ailleurs que ce deuxième mandat s’affiche de plus en plus en contradiction avec le premier, tous sujets confondus. A l’exception cependant d’un fil conducteur, un fil guerrier caractérisé par l’usage d’un vocabulaire que l’on retrouve dans nombre de vos interventions : jamais nous n’aurons eu, en effet, un président utilisant tant le mot « guerre », cultivant même ce mot qui ne laisse  « guère » de place au tort et à travers. Une guerre déclarée, sans retenue, contre les gilets jaunes, les incendies de forêts, le Covid, la Russie, le chômage, la baisse de la natalité nécessitant un réarmement démographique, etc…

Revenons à l’EPR énième génération, programmé en France dans cette perspective de re-nucléarisation et commercialisé dans un monde en quête de décarbonation.

Le catastrophique pédigrée de l’EPR est sans commune mesure, ce qui ne manque pas de nous interpeller sur la capacité d’analyse de nos dirigeants. Trois exemples, aussi singuliers que concrets suffisent à illustrer cette déroute (pour vous faire un clin d’œil belliqueux) : l’EPR de Finlande, du Royaume-Uni et de la France (à Flamanville). Mediapart est revenu dans son édition du 25 janvier en détail sur la catastrophe, « le naufrage de l’EPR ». 

Une connaissance plus sommaire mais documentée suffit à pouvoir décrire sans nuance ce désastre : des explosions de budgets, déjà très élevés (5 fois les prévisions), des délais ou plutôt des retards de 5 à 15 ans, enfin une utilisation de 30 à 40 % de béton et acier en plus par rapport à nos concurrents internationaux ; pas étonnant que les Emiratis aient préféré un « new player », les Coréens! 

Comment en sommes-nous arrivés à ce déni du bon sens, comment pouvons-nous continuer de croire en notre supériorité technologique et commerciale, pourtant si mise à mal par la (triste) réalité ? Peut-être le résultat d’un cocktail ENA-Polytechnique se mettant au service d’ambitions manquées ?

A la fin de la première décennie de notre siècle, je faisais partie professionnellement de ce dernier carré qui, en Europe, voyait encore un salut dans l’énergie nucléaire. Les principaux acteurs mondiaux s’appelaient Areva, Westinghouse, Mitsubishi, Rosatom ; ni les Coréens du Sud, ni les Chinois n’avaient encore affiché une quelconque compétence à faire partie de la cour des grands. Depuis, Rosatom (le Russe) est devenu le premier constructeur mondial et son uranium sert encore 50% des centrales nucléaires américaines, n’en déplaise aux pourfendeurs de sanctions à tout vent. On est loin de Tchernobyl, et la Russie est désormais à la pointe technologique et sécuritaire dans ce domaine.

A l’époque, les Russes poussent pour des réacteurs de moyenne puissance VVER 800/1200 MGW pour répondre à leurs propres besoins, mais aussi pour leur développement à l’international, qu’ils accompagnent de politiques commerciales séduisantes : des mécanismes de financement qui répondent aux attentes des pays optant pour cette énergie décarbonée. On compte déjà de nouvelles centrales russes en Turquie, au Bangladesh, et en Egypte.

Autour de l’année 2010, la Russie et Rosatom avaient tendu la main à Areva. Malheureusement, Anne Lauvergeon, CEO d’Areva, resta campée sur ses aprioris et son option technologique de méga réacteurs. Pour être plus explicite, l’EPR, c’est comme si vous cherchiez à vendre une Mercedes 600 à une personne souhaitant acquérir une voiture de luxe, non sans faire de sacrifices, sans lui proposer le modèle 300, plus accessible.

Au même moment, des ingénieurs français chez EDF attiraient l’attention sur une technologie russe qui permettait, par induction, de remettre à neuf l’acier fragilisé par le bombardement neutronique de plusieurs décennies de production d’énergie nucléaire. Cela aurait permis de réaliser des économies colossales sur la rénovation du parc nucléaire français. Là encore, l’affaire fut classée sans suite. 

Depuis, la Russie perfectionne les mini-centrales en mer, utilisant cette industrie pour ouvrir de nouvelles voies d’approvisionnement dans le cercle polaire, les USA réalisent des projets nucléaires en technologie 3D (sans soudure) et des centrales de moyenne puissance AP 1000, les Coréens et les Chinois sont entrés sur le marché et l’Italie y songe, forte d’un « know how » à l’international et d’une réelle capacité d’innovation, comme par exemple avec New Cleo, « l’énergie d’imaginer ».

La France devrait pouvoir rapidement se remettre en ordre de marche en se positionnant sur le marché mondial et intérieur, forte d’une technologie qui a fait sa gloire avant l’EPR et qui fit d’elle le pays le plus nucléarisé au monde dans son « mix énergétique ». Il faut pour cela que la Présidence ouvre les yeux et écoute ceux qui ont accompagné ces évolutions mondiales, hors des carcans institutionnels. Sinon, après la disparition d’Areva, c’est la disparition d’EDF qui pourrait se profiler. Une société EDF qui tente une dernière sortie avec les SMR (Small Modular Reactors) qui paraissent voués aux mêmes difficultés d’abord, puis à l’échec comme l’EPR, face aux Américains et aux Russes qui tirent déjà les marrons du réacteur!

Cette réaction en chaîne, dans le domaine du nucléaire, ne fut malheureusement qu’un avant-goût de déroulés historiques à vocation manichéenne. On voit désormais les conflits s’accumuler à la surface du globe, alors que les coopérations internationales scientifiques, culturelles et universitaires se sont souvent révélées le meilleur antidote aux antagonismes meurtriers.

« Décidément, l’Ouest a perdu le Nord », comme le rappelait encore récemment la Présidente de Geopragma, Caroline Galacteros. Les paranoïas sont mauvaises conseillères et n’engraissent que les industries de l’armement. Peut être serait-il temps de dépoussiérer, en notre faveur, le « Drang nach Osten » (**) avant que les Allemands ne s’en ressaisissent.

(*) clin d’œil à Boris Vian

(**) option géopolitique allemande du XIXième de poussée vers l’Est de l’Europe.

 

Les lois de programmation militaire à travers les âges

Les lois de programmation militaire à travers les âges

par Cercle Maréchal Foch – Theatrum Belli – publié le

 

Comme toute loi de programmation militaire, celle qui débutera en 2024 peut être l’objet de critiques. Ainsi, si elle décrit bien l’état final recherché, elle fait toutefois le silence sur les étapes intermédiaires à franchir. Mais en était-il autrement avec les lois qui l’ont précédé. Pour y répondre, le colonel (ER) Claude FRANC nous propose de revenir sur toutes celles de la cinquième République.

 ***

L’adoption récente par le Parlement de la Loi de programmation militaire (LPM) constitue une bonne opportunité d’un retour en arrière, en plaçant cette loi dans la perspective de ses devancières, dont la plus ancienne remonte maintenant à plus de soixante ans. Lorsque le sujet des lois de programmation est évoqué, deux aspects viennent immédiatement à l’esprit, le montant des investissements alloués ainsi que le taux d’exécution des lois en question. Car le différentiel entre la programmation et la réalisation induit par le non-respect intégral de la lettre de la loi s’est rapidement imposé comme une règle « coutumière » dont tout le monde s’est accommodé. Mais, il convient toutefois de faire preuve d’une prudence de serpent en se lançant dans un tel exercice, car, comme très souvent, comparaison n’est pas raison. En effet, l’action du législateur en matière de programmation militaire, ne saurait faire fi de la situation politique du moment, ni du contexte économique ambiant, et encore moins de la réalité tangible de la menace à laquelle le Pays se trouve exposé, au moment considéré.

Enfin, il convient de ne surtout pas perdre de vue, qu’en matière de finances publiques, la seule règle qui compte, et qui, seule, engage la responsabilité de l’Exécutif est celle de l’annualité budgétaire (lois de finance initiale, rectificative et de règlement). Tout-exercice budgétaire de programmation, fût-il revêtu de l’onction législative, ne vaut que par sa transcription budgétaire, année après année. Pour autant, une LPM demeure un acte politique majeur qui fixe le cap de l’effort que l’État veut bien consentir pour sa première responsabilité régalienne, la défense du pays.

C’est en fonction de ces attendus, qu’avant d’estimer les niveaux d’exécution réels des lois de programmation successives, plusieurs grilles de lecture vont être utilisées. En premier lieu, il s’agira d’évaluer l’impact de la situation stratégique mondiale sur la programmation militaire française, l’expression reprise en France, aussi révélatrice que technocratique, des « dividendes de la paix »[1], est encore dans toutes les mémoires. Ensuite, il conviendra d’évaluer celui de la situation politique du moment et de son environnement économique sur la même programmation. Il est évident qu’indépendamment de toute approche politicienne, il n’en demeure pas moins que les termes de l’équation sont différents selon que le général de Gaulle exerce le pouvoir, ou bien que l’Exécutif se trouve partagé dans le cadre institutionnel d’une cohabitation. Il en va de même dans le domaine économique : la liberté d’action du politique ne se posera pas du tout en termes identiques selon que le pays se trouve dans un cycle économique d’expansion jumelée à une situation de plein emploi, ou bien, a contrario, en situation de crise économique, générée soit par des « chocs » pétroliers successifs, soit par une crise financière, ou bien par une stagnation de la croissance, voire une récession, situation aggravée par un phénomène de chômage de masse. De même, les cycles inflationnistes durables et profonds se révèlent délétères à tout exercice de planification. Enfin, et ce n’est pas le moindre des facteurs, avant de se livrer à ces analyses, pour bien savoir de quoi l’on parle, il sera indispensable d’identifier le périmètre précis de toutes ces lois de programmation : en effet, une loi dont l’objectif revient à identifier les investissements indispensables à la seule mise sur pied de la force nucléaire stratégique ne peut être placée sur un même pied qu’une autre, qui intègrerait l’intégralité des investissements qu’ils relèvent des titres III ou V[2]. C’est l’évidence même, mais encore faut-il le noter.

Il faut encore souligner une particularité singulière dans ces soixante-trois années couvertes par la planification militaire. Fait peu connu, et même aujourd’hui totalement oublié, il a en effet existé deux annuités budgétaires non prises en compte par la planification, les années 1976[3] et 1983. La première correspond à un effort singulier sur le titre III en termes de revalorisation de la condition militaire, par la mise en place de mesures d’ordres autant statutaire qu’indiciaire, en faveur des personnels militaires. Cet effort, absolument considérable, demandé depuis plusieurs années par le commandement, a correspondu à une volonté politique portée par le président Giscard d’Estaing, qui a rapidement pris conscience après son accession au pouvoir, que la montée en puissance de la force nucléaire de dissuasion avait eu pour corollaire une baisse drastique des crédits de fonctionnement des armées, de nature à compromettre autant l’entrainement des unités du corps de bataille et de la Flotte[4] que le moral des armées (tant des appelés dont la situation matérielle relevait de la précarité que des personnels d’active dont la même situation matérielle s’apparentait à l’indigence). Giscard, qui avait tenu les rênes de la rue de Rivoli[5] durant tout le mandat de Georges Pompidou (1969 – 1974) était bien placé pour le savoir. Mais connaissant parfaitement les codes de l’administration dont il était issu (son corps d’origine à sa sortie de l’ENA a été l’Inspection générale des finances), il était conscient que même porté avec volonté, son projet de revalorisation de la condition militaire risquait de se heurter aux fourches caudines des « bureaux » de la rue de Rivoli. Aussi, il eut recours à un subterfuge qui se révéla un coup de maître : Giscard fit entrer le général Bigeard au Gouvernement, en tant que Secrétaire d’État à la Défense. Compte tenu de sa personnalité, assise sur une aura bien réelle, personne n’allait prendre le risque devant l’opinion, de s’opposer à une réforme dont le nouveau secrétaire d’État allait être nommé rapporteur ! Cet exemple est révélateur du fait que, pour qu’une réforme militaire coûteuse « passe », le volontarisme présidentiel doit parfois emprunter des chemins de traverse, le poids de l’administration des Finances se révélant quelquefois un obstacle.

L’autre année non prise en planification est l’année 1983. À l’issue des élections présidentielles de 1981 qui ont conduit à amener une nouvelle majorité au pouvoir, le Gouvernement décide d’attendre la fin de la LPM en cours. L’année 1983 ne sera pas couverte par la planification. Après trois dévaluations et dans un contexte de crise économique, 1983 correspondra à une année de rattrapage.

Afin de bien saisir à quoi correspondent la petite quinzaine de lois de programmation que l’arsenal législatif français a pu produire, il y lieu de faire l’effort de s’adonner à la litanie de la succession de ces lois, même si cet exercice peut s’avérer un peu rébarbatif.

 

Le périmètre des lois de programmation

Loi-programme du 8 décembre 1960, portant sur certains équipements militaires    

Voulue et initiée par le général De Gaulle, dès le succès du premier tir expérimental de la première « bombe » sur le pas de tir saharien de Reggane, le 13 février 1960, cette loi ne concernait que les seuls investissements (Titre V) ayant trait au programme nucléaire. Ceux-ci représentaient à l’époque 40 % des investissements globaux (20 % de nos jours). S’agissant de la portée de la loi, c’est le général De Gaulle qui a tranché en faveur de lois programmes quadriennales.

De Gaulle, l’homme de l’ardente obligation du Plan, visait deux objectifs en opérant ainsi : d’une part, fixer le cap pour aboutir à la mise sur pied effective des Forces aériennes stratégiques (FAS) dans sa composante aérienne, en fin d’exercice, et d’autre part, associer la représentation nationale à ce qui constituait à ses yeux l’option stratégique majeure choisie par la France. Cet aspect de procédure législative n’est pas neutre et De Gaulle était parfaitement conscient du rapport de forces politique dans le pays : pour que la loi fût adoptée, le gouvernement Debré a dû engager sa responsabilité par deux fois à la Chambre et trois motions de censure furent repoussées. L’opposition était double, à gauche par opposition de principe à la force de dissuasion, et à droite, par nostalgie d’un atlantisme à la britannique qui aurait aligné la France sur la position de la « double–clé », sous contrôle américain.

C’est cette loi qui a planifié la plus grosse déflation d’effectifs qu’ait jamais connue l’armée de terre (à l’armée d’armistice près !) : de 1 060 000 hommes en 1960, l’armée de terre n’en comptait plus que 650 000 en 1964, pour en perdre encore 200 000 les années suivantes.

 

Loi-programme du 23 décembre 1964, portant sur certains équipements militaires    

S’inscrivant dans la continuité de la précédente, cette loi-programme ne couvre que les seuls crédits d’équipement du Titre V, mais, contrairement à la précédente, elle inclut une grosse moitié des équipements conventionnels (premières frégates et livraison aux forces du programme de chars AMX 30).

S’agissant des investissements au profit de la dissuasion, c’est cette loi qui a mis sur pied la Force océanique stratégique (FOST), par la construction de la base de l’Île Longue en rade de Brest, et le lancement du premier SNLE[6], le Redoutable, ainsi que la mise en place de premiers missiles sol-sol à Albion.

Au Parlement où l’UNR[7] dispose de la majorité absolue depuis les élections de 1962, face à l’opposition conjuguée de la gauche et du centre, si le gouvernement n’a plus besoin d’engager sa responsabilité d’emblée, il a quand même recours au vote bloqué, par l’article 49, alinéa 3.

 

Loi-programme du 19 novembre 1970, relative aux équipements militaires de la période 1971 – 1975

Toujours limitée aux crédits d’équipement, cette loi recouvre la totalité des investissements liés au Titre V, et plus seulement son seul domaine nucléaire. Si elle vise à poursuivre la réalisation de la triade nucléaire stratégique et le développement de l’armement nucléaire tactique (programme Pluton), ses ambitions en matière d’armements conventionnels demeurent modestes. Pour la première fois, la part relative du nucléaire dans les investissements globaux baisse pour tomber à 33 % du total. Cette baisse a lieu en parallèle de celle de la part du budget de la défense dans le PIB.

Cette loi sera adoptée en première lecture, l’opposition ayant pris acte de l’achèvement en cours de la réalisation de l’assise de la force de dissuasion, les débats ne porteront plus, dès lors, sur son existence même, mais sur la modernisation de ses moyens.

L’ensemble de ces trois premières lois-programmes ont permis, avec beaucoup de cohérence, de mettre sur pied l’infrastructure et les moyens de la triade de la force nucléaire de dissuasion (il faudra encore lancer d’autres SNLE pour assurer la permanence de leur présence à la mer après la première patrouille opérationnelle du Redoutable en 1972).

À partir de la quatrième loi de programmation, et ce, jusqu’en 1991, c’est-à-dire la fin de la guerre froide, il sera possible de noter un rééquilibrage des ressources budgétaires en faveur des équipements conventionnels, dont la modernisation avait subi un retard certain. Cette réorientation se heurtera très vite à un aléa imprévu, la courbe exponentielle de leurs coûts d’acquisition.

 

Loi-programme du 19 juin 1976, portant approbation de la programmation militaire pour les années 1977-1982

Historiquement, cette programmation est connue comme étant celle du renouveau des forces conventionnelles, s’agissant de programmes souvent très lourds : pour la Marine, il s’agit du lancement du programme des SNA[8], de la classe Rubis. L’armée de l’Air voit la livraison des compléments de Mirage F1, et le lancement du programme Mirage 2 000. Quant à l’armée de terre, elle pourra, grâce aux livraisons de VAB[9], AMX 10P[10] et AMX 10 RC[11], remiser ses antiques blindés de la gamme AMX 13. Pour la première fois depuis longtemps, les appuis figurent dans les grands programmes avec le canon de 155 mm à grande cadence de tir (GCT), vite rebaptisé AU F1. Enfin, l’armement individuel en armes légères d’infanterie se trouve également modernisé par l’arrivée des fusils d’assaut FAMAS dans les unités[12].

La part du nucléaire tombe à 25 % du total, ce qui permet de poursuivre le programme SNLE avec l’achèvement du quatrième et la programmation de la mise en chantier du cinquième.

 

Loi du 8 juillet 1983, portant approbation de la programmation militaire pour les années 1984 – 1988

Cette LPM répond à deux priorités : maintien de la crédibilité de la dissuasion par la liste des programmes à réaliser, dont le lancement d’un programme de SNLE de renouvellement ainsi que le missile balistique mer-sol porteur de charge nucléaire M5 et le renforcement des forces conventionnelles. À cet égard, les choix sont difficiles, car, pour la première fois, les trois armées ont des besoins criants : pour l’armée de l’Air, la mise en place du programme Mirage 2 000, pour l’armée de Terre, le lancement du programme de renouvellement de son char de bataille, ce sera le programme Leclerc. Aucun arbitrage ne visera à prioriser ces besoins, qui, tous, sont inscrits en programmation. Cette modernisation est contrebalancée par une baisse des effectifs des armées, de l’ordre de 35 000 hommes (dont 22 000 pour l’armée de Terre).

Or, en 1987, aucun de ces programmes majeurs ne sera encore lancé, et, facteur aggravant, des programmes lourds non prévus, comme le futur porte-avions nucléaire, sont lancés en 1986. D’aucuns, notamment à la DGA[13], s’inquiètent de la pérennité des lois de programmation.

S’agissant de son périmètre, cette LPM regroupe l’ensemble des investissements des titres III et V exprimés en francs courants avec un taux d’inflation estimé à 5 % à compter de 1986.

 

Loi de programmation du 22 mai 1987, relative à l’équipement militaire pour les années 1987-1991

Cette loi revient à la définition de la seule programmation du Titre V, le titre III faisant, quant à lui, l’objet d’une définition lors de l’élaboration des lois de finance. Nouvel exemple du la notion de géométrie variable qui accompagne la définition des périmètres de la planification.

Comme la loi précédente, la loi fait effort partout… donc nulle part ! Les forces nucléaires doivent être modernisées, la Flotte de haute mer doit acquérir des frégates de lutte anti-sous-marine (ASM), en plus du porte-avions dont la construction débute, l’armée de l’Air doit être dotée de 450 intercepteurs et 100 appareils de transport, et pour l’armée de Terre, la cible des chars Leclerc se trouve fixée à 1 200 engins, celle des hélicoptères est de 500 machines, le même nombre étant dédié aux canons. Son exécution – qui frise l’irréalisme – doit être soutenue par des recours à des « financements innovants », une nouveauté, qui se révèlera vite une chimère, puisqu’il s’agit souvent de la vente de biens immobiliers, sur laquelle la Défense n’a pas toujours la main.

 

Loi de programmation du 10 janvier 1990, portant sur l’équipement militaire pour les années 1990 – 1993

En dépit de la chute du Mur de Berlin, qui n’a eu lieu que deux mois avant le vote de la loi, ce qui laisse supposer que les travaux liés à sa conception se soient déroulés en amont de cette rupture stratégique majeure de l’après-guerre, cette loi, qui intègre la réforme « Armées 2000[14] » va rapidement se trouver en contradiction avec les enseignements tirés de la guerre du Golfe. Une fois encore, seuls les crédits d’investissements sont pris en compte.

 

Loi du 10 juin 1994, portant sur la programmation militaire pour les années 1995 à 2000

Pour la première fois, un Livre Blanc[15] précédera la loi de programmation, et lui servira de base de référence. Il s’agit là d’un précédent de procédure qui est appelé à se renouveler. La règle tacite en la matière était que le Livre Blanc fixait les grandes orientations politiques en matière de Défense, charge à la LPM de les décliner en termes budgétaires.

Une fois encore, seuls les investissements correspondant aux crédits d’équipement sont pris en compte par la nouvelle loi. Hors du cadre de la loi de programmation, sur décision présidentielle, le programme Hadès[16] qui avait commencé à succéder au Pluton[17], est mis sous cocon. En clair, la capacité nucléaire dont la mise en œuvre (mais ô grand jamais l’emploi) était dédiée à l’armée de terre disparait.

 

Loi du 2 juillet 1996, portant sur la programmation militaire pour les années 1995 à 2002

Cette nouvelle loi correspondant au passage à la professionnalisation, qui devait répondre à un « format plus ramassé, mais dont les formations devaient être mieux équipées », couvrait l’intégralité des besoins de financement des armées, équipement, fonctionnement, mais également ressource humaine (hors pensions). Le périmètre de la loi se trouvait à nouveau chamboulé. La diminution de format des armées, consécutive à la professionnalisation, s’accompagne, en toute logique, de celle des parcs, jumelée avec une modernisation des équipements de pointe (satellites, hélicoptères, frégates et SNLE de nouvelle génération, dits NG).

 

Loi du 27 janvier 2003, portant sur la programmation militaire pour les années 2003 à 2008

Cette nouvelle loi en revient aux errements antérieurs, en ne couvrant que les investissements liés à l’équipement des forces (Titre V). Mais, pour la première fois, la loi fixe des normes quantitatives en termes de préparation opérationnelle. Elle entre ainsi dans un degré inédit de granulométrie de détails, destiné, conformément aux prescriptions de la LOLF (Loi organique de la loi de finance).

 

Loi du 29 juillet 2009, portant sur la programmation militaire pour les années 2009 à 2014

Pour la seconde fois, un Livre Blanc[18] va précéder une loi de programmation, qui dresse un constat de la situation stratégique dans le monde, dont l’instabilité et l’imprévisibilité doivent être contrebattus par les moyens mis à la disposition des forces par la LPM. Les dispositions de ce Livre Blanc donnent lieu à un mouvement de protestation anonyme interne aux armées – Surcouf – par voie de presse[19].

Le périmètre couvert par celle-ci est le plus large, jamais couvert par un tel document : outre les titres III et V, il intègre également les effectifs par le biais de la masse salariale. Un volume dépassant 3 milliards d’euros est prévu au titre des ressources exceptionnelles destinées à compléter l’enveloppe globale. La définition concrète de ces ressources exceptionnelles n’est pas précisée…

Les dispositions de cette LPM, notamment la baisse drastique de la masse salariale par la suppression pure et simple de 54 000 postes dans l’ensemble de la Défense fait de ce département ministériel le premier contributeur à la Révision générale des politiques publiques (RGPP). C’est cette loi de programmation qui initie « l’embasement » des formations, provoquant une profonde réorganisation dans le fonctionnement et le soutien de celles-ci. Cette mesure s’accompagne d’une diminution considérable des crédits de fonctionnement.

 

Loi du 18 décembre 2013, portant sur la programmation militaire pour les années 2014 à 2019, et portant diverses dispositions concernant la défense et la sécurité nationale

La publication d’un Livre Blanc[20] va, à nouveau, précéder les travaux relatifs à l’élaboration de cette LPM. Prenant acte de la situation internationale et des implications de la crise financière, il va s’attacher à définir un modèle d’armée à atteindre en 2030, la LPM n’en constituant qu’une étape initiale. La courbe à la baisse des effectifs militaires se poursuit, avec la perte de l’ordre de 26 000 militaires appartenant aux trois armées et l’armée de Terre pâtit d’un tassement de ses normes de préparation opérationnelle. Le contrat opérationnel continue sa déflation, tandis qu’un volume de 10 000 hommes est prévu pour renforcer les forces de sécurité intérieure, le cas échéant.

S’attachant à traiter les Titres III et V, cette loi prévoit une stabilisation des crédits jusqu’en 2016, avant une remontée progressive à compter de 2017. Innovation importante, une clause de sauvegarde introduite dans la loi prévoit un rendez-vous d’actualisation de la programmation en cours d’exercice.

 

Loi du 13 juillet 2018, portant sur la programmation militaire pour les années 2019 à 2025, et portant diverses dispositions concernant la défense et la sécurité nationale

Cette loi ne sera pas dans la ligne de celle qui l’ont précédée, puisque la réduction de format, continue depuis le désengagement en Algérie se trouve officiellement stoppé. La loi préconise un modèle d’armée complet, lequel ne doit pas présenter de « trous capacitaires », quitte à ce que certaines fonctions en soient réduites à l’état « échantillonnaire ». C’est le choix du non-choix, critique récurrente qui revient à propos de cette décision.

La LPM qui suit donne lieu à une vive opposition à la Chambre, car l’essentiel du « sursaut » financier se trouve reporté dans les années correspondant au quinquennat suivant. Par ailleurs, si son échéance est fixée à sept ans, ce qui fait d’elle la plus longue des lois de programmation, les investissements auxquels elle donne lieu ne sont fixés et chiffrés que pour les seules cinq premières années.

Enfin, après vingt-cinq ans d’une baisse continuelle de l’effort de défense par la réduction des ressources qui lui sont allouées, cette loi entérine, pour les annuités budgétaires, l’objectif d’atteindre 2 % du PIB.

Qualifiée de loi « à hauteur d’hommes », elle met l’accent sur la formation, l’équipement individuel du combattant et la qualité de la préparation opérationnelle.

Au terme de cette énumération, il convient de caractériser le contexte au sein duquel ces différentes lois ont été conçues. Il ne s’agit nullement ici, de se livrer à une analyse stratégique exhaustive de la période, hors de propos, mais de se limiter à ses retombées financières.

 

Le contexte stratégique, politique et économique des lois de programmation militaire, 1960-2023

 

Il convient de noter que la mise en route de la planification militaire a correspondu à la fin des guerres coloniales, le désengagement algérien ayant lieu en tout début de période, en 1962. Du seul fait du boulet algérien, l’armée de terre devait entretenir une armée dont les effectifs dépassaient le million d’hommes, ce qui constituait une charge financière exorbitante qui excluait pratiquement tout investissement d’équipement.

Le second postulat stratégique qui a été émis au moment où la première loi de programmation était lancée est la volonté gaullienne de conduire une politique de défense indépendante, tout en maintenant une solidarité étroite avec nos alliés. En clair, il s’agit de faire accéder la France à la capacité nucléaire militaire, par la mise sur pied effective de la force nucléaire de dissuasion (FNS), en continuité des travaux entrepris sous la quatrième République.

Ces prérequis posés, il est possible de scinder la période en trois sous-périodes : jusqu’à la rupture stratégique majeure de la chute du Mur de Berlin, en novembre 1989, suivie deux ans plus tard, par la dislocation du Pacte de Varsovie, il s’est agi de la Guerre froide, au cours de laquelle la menace était bien palpable, « à deux étapes du Tour de France de Strasbourg ». C’est la réalité de cette menace qui explique le maintien de l’effort de défense français à hauteur de 3 à 4 % du PIB, selon les époques de cette période. Durant cette période, sept lois de programmation ont été votées. Il convient de noter que, seule, la loi 1984 – 1988 désignait l’Union soviétique comme l’adversaire potentiel. La seconde période correspond aux années d’incertitude relatives à la recherche des « dividendes de la paix » jumelée à la versatilité des finances publiques, soit les années 1990 – 2015. Enfin, conséquence directe des attentats terroristes sur te territoire national, une troisième période, initiée en 2015, correspond à un sursaut visant à atteindre la norme otanienne des 2 % du PIB annuel alloués au budget de la défense.

 

La guerre froide. 1960 – 1990

Lorsque la première loi de programmation a été portée sur les fonts baptismaux, en 1960, elle bénéficiait d’un environnement politique et économique extrêmement favorable. D’une part, l’exécutif était tenu d’une main ferme par le Général de Gaulle qui, l’automne précédent avait clairement annoncé son intention de faire accéder la France à la capacité nucléaire militaire, intention affichée avec encore plus de volontarisme depuis le succès du premier tir expérimental sur le site de Reggane en avril 1960. Les termes de son communiqué ne prêtaient à aucune confusion : « Hourrah pour la France, qui est plus forte à partir d’aujourd’hui ». Par ailleurs, sur le plan économique, la situation de la France était plus que florissante, avec des finances assainies par le Plan Rueff[21] et la mise en place du « nouveau franc », et un contexte de croissance exceptionnel : on ne parlait d’ailleurs pas de croissance, mais d’expansion, avec un taux de croissance annuel de 6 à 7 % du PIB, jumelé, bien évidemment avec une situation de plein emploi.

À ces réalités politiques et économiques, il convient d’ajouter un impératif budgétaire de finances publiques qui nous paraît bien lointain, aujourd’hui, celui de l’équilibre budgétaire. En effet, jusqu’au budget 1974, construit par Messmer lorsqu’il était encore Premier ministre l’automne précédent, tous les budgets ont été construits et exécutés selon la règle de l’équilibre. Aujourd’hui, plus aucun homme politique, ni haut responsable des finances publiques n’a connu cet impératif, qui doit leur apparaitre comme appartenant à la proto histoire !

L’année 1974 est l’année d’entrée de la France en crise, le fait déclencheur en sera le premier choc pétrolier, crise économique que le nouveau Premier ministre, Jacques Chirac tentera de juguler par une politique de relance par la consommation, qui s’avérera un échec, le nombre des chômeurs ne cessant de croître. Aussi, son successeur à Matignon, Raymond Barre, en prendra le contrepied par une stricte politique de rigueur, qui ne se prête pas beaucoup à un accroissement des investissements de l’État. Les boulons de cette politique seront encore resserrés à compter de 1979, lorsqu’à l’issue de la révolution islamique en Iran, l’OPEP décide une seconde réévaluation du prix de vente du baril de pétrole, de nature à accroître les ressources financières de la jeune république islamique, provoquant un second choc pétrolier, dont la lame de fond s’avérera encore plus ravageuse pour les économies occidentales que le premier, en particulier parce qu’elle s’accompagne d’une vague économique inflationniste que les efforts du gouvernement ne parviendront pas à étouffer. La conséquence en sera une alternance politique en France en 1981.

L’arrivée de la gauche au pouvoir s’accompagne d’une politique de relance, qui vise à prendre le contrepied de l’austérité précédente. Le bilan en est trois dévaluations en dix-huit mois, qui amène inexorablement, le retour à une politique de rigueur budgétaire, dès le printemps 1983. En revanche, sur le plan stratégique, la situation internationale connait un regain de tension avec la phase la plus dense de la crise des euromissiles (déploiement des Pershing II américains en Europe pour contrer les SS 20 soviétiques). Parallèlement, l’administration Reagan, parvenue au pouvoir en janvier 1981, prononce un effort militaire d’une nature inconnue depuis le Vietnam, ce qui conduit la France à difficilement s’en tenir à l’écart. L’exercice de la cinquième loi (1984 – 1988) sera donc difficile. L’exercice en sera encore aggravé par une nouvelle alternance politique, due à un changement de majorité à la Chambre en 1986.

La période correspondant à la loi suivante (1987 – 1991) correspond, sur le plan politique national, à la fin de la cohabitation, même s’il n’est pas incongru de constater qu’entre l’Élysée (François Mitterrand) et Matignon (Michel Rocard), la relation n’est pas loin d’être assimilée à une cohabitation. Mais surtout, la période est marquée par la rupture stratégique majeure de la chute du Mur de Berlin, suivi de la réunification de l’Allemagne sur la base de la Ligne Oder-Neisse, puis, logiquement, le démantèlement du Pacte de Varsovie.

 

Les années d’instabilité, 1990 – 2015

Les années qui suivent vont être marquées par la Guerre du Golfe dont les enseignements aboutiront à des besoins (satellites de renseignements et de communication) qui n’avaient pas été pris en compte par la programmation, ce qui aboutit à un nouveau dérapage non contrôlé de la programmation.

Les années couvertes par la huitième LPM (1995 – 2000) vont être des années de grande confusion au niveau politique national (échec d’une dissolution aboutissant à une longue cohabitation), s’agissant du modèle d’armée à concevoir. Parvenu à Matignon peu auparavant, en 1993, à la faveur d’une nouvelle cohabitation, Edouard Balladur, ancien ministre des Finances de Jacques Chirac, pense pouvoir revenir à une forme d’orthodoxie programmatrice en recourant à la publication d’un Livre Blanc qui fixe les grandes orientations, charge aux LPM successives de les décliner budgétairement, en termes d’investissements. L’idée est séduisante et même cohérente, mais elle va buter sur des impératifs politiques : le Livre Blanc de 1994 préconisait le recours à une armée mixte, associant unités d’appelés et professionnelles. Or, au cours de la campagne présidentielle, contre Balladur, candidat, le candidat Chirac a mis en avant l’idée d’une suspension du service national et d’une armée professionnelle. Avec une telle situation, la programmation initiée par l’un des acteurs, alors que ce serait l’autre qui allait être élu, donc chargé de son application, ne pouvait que capoter à nouveau.

Mort-née du fait de la décision de professionnaliser les armées, une nouvelle LPM serait donc votée en 1996. Les conditions politico-financières allaient, une nouvelle fois, se révéler défavorables, car il s’agissait de la période couverte par l’application des critères de Maastricht pour intégrer l’euro (critères bien oubliés depuis, puisqu’il s’agissait de limiter le déficit budgétaire à 3 % du PIB et le montant de la dette à 60 %). Sur le plan géostratégique, cette période correspond à une recrudescence des opérations extérieures, pas définition non-programmables, mais qui avaient un coût de plus en plus sensible.

Les années suivantes, avec la mise en place du gouvernement Raffarin, verront la fin de la période de cohabitation et un retour à la cohérence politique entre l’exécutif et le législatif. Sur le plan géostratégique, les occurrences d’opérations extérieures se multiplient sur une multitude de théâtres. Une habitude un peu risquée commence à faire son apparition, par la définition du modèle d’armée à atteindre par son adossement à un « contrat opérationnel ». Il s’agit d’une démarche, certes, intellectuellement séduisante, mais il suffit de revoir à la baisse ce contrat opérationnel pour conserver une apparente cohérence, dès lors que le modèle d’armée baisse de volume. Et c’est bien ce qu’il est advenu.

La période suivante, correspondant à la présidence Sarkozy va se trouver marquée par le retour de la France au sein des instances de commandement de l’OTAN, ce qui va conduire à un engagement plus volontaire en Afghanistan. Mais surtout, dans le domaine financier, cette période va être dominée par l’application de la Revue générale des politiques publiques, qui va conduire à des économies drastiques au sein du ministère, qui va perdre plus de 50 000 postes, toutes armées confondues. Enfin, dès le début de son mandat, renouant en cela avec la procédure employée par Edouard Balladur, le gouvernement a procédé à la publication d’un Livre Blanc, associant dans son appellation la sécurité à la défense. Par ailleurs, d’autres économies sont recherchées par la réforme du soutien courant autour de la création des bases de défense. Il est faible d’affirmer que ces réformes ont été vécues difficilement. Mais surtout, cette période va être dominé par la crise financière de 2008 (les retombées des subprimes américaines), qui va plomber les finances publiques du pays.

 

Les années de sursaut post-2015

S’agissant de la présidence Hollande, comme pour la précédente, il est décidé de la faire précéder d’un Livre Blanc, exercice qui donne l’impression de devenir un rituel. Paradoxalement, l’élément majeur qui affectera l’exercice de cette LPM ne sera pas induit par la situation géostratégique extérieure, mais par ses développements à l’intérieur, les attentats de 2015 sur le territoire national, qui vont tétaniser l’opinion publique et amener un sursaut de la part du pouvoir politique. Ce sursaut va se traduire concrètement par un ralentissement des déflations d’effectifs, l’armée de Terre en gagnant même 11 000 à destination unique de la force opérationnelle terrestre (FOT).

À la différence de ses prédécesseurs, Emmanuel Macron ne commande pas un Livre Blanc, peu après son arrivée à l’Élysée, mais une revue stratégique[22], exercice plus simple, en vue de préciser les contours stratégiques de la future LPM. Le diagnostic est sans appel : un « sursaut » par une inversion de tendance budgétaire s’avère indispensable. Cela étant posé, la Chambre est très critique, car le réel effort financier se trouve reporté sur le quinquennat suivant, selon une formule éculée qui avait déjà eu cours avec les conséquences que l’on connait, par le passé. En interne des armées, la crainte est également palpable. Une formule consensuelle est trouvée, à savoir une clause de révision à mi-parcours, en 2021. Le but officiellement avoué est de porter l’effort de défense à hauteur de 2 % du PIB à échéance de 2025. Le terme de « LPM de réparation » est officiellement prononcé. À titre d’exemple, au char Leclerc près, quasiment l’ensemble des véhicules et engins de combat de l’armée de terre est remplacé, ainsi que la flotte des avions ravitailleurs en vol, les anciens KC 135 qui affichent près de soixante ans d’âge.

Enfin, dans un troisième temps, il importe de mesurer les niveaux d’exécution de cette succession de lois.

 

Le niveau d’exécution des lois de programmation

Depuis plusieurs décennies, quel que puisse être le positionnement sur l’échiquier politique de la majorité en place, plus personne ne nourrit la moindre illusion, les chiffres et objectifs indiqués par la loi ne seront jamais atteints. S’il en va ainsi depuis plusieurs décennies, cela n’a pas toujours été le cas.

Non seulement, la première loi, limitée aux investissements en faveur du nucléaire, a été atteinte, mais elle a même été dépassée de plus de 50 % de son montant. La part de l’inflation est marginale dans ce dépassement, la raison principale ayant été une sous-évaluation des coûts de construction de l’usine de retraitement nucléaire de Pierrelatte et des silos du plateau d’Albion. Il convient de convenir que les outils prospectifs ou de simulation budgétaire dans le domaine nucléaire faisaient gravement défaut à l’époque.

Il en a été de même pour la seconde, 1965 – 1970, dont l’exécution a été plus ardue que la première. Non seulement son exécution a subi les effets de la rigueur implacable du principe d’équilibre budgétaire, notamment après mai 1968 et le contrecoup des accords de Grenelle (dont les militaires ont d’ailleurs bénéficié par une augmentation des soldes, puisqu’elles sont indexées à la grille de la fonction publique[23]). Par ailleurs, alors qu’il n’avait pas été pris en compte dans la programmation, le programme Pluton est lancé sous enveloppe, c’est-à-dire au détriment des moyens conventionnels de l’armée considérée, soit l’armée de terre. Facteur aggravant, contrainte et forcée de faire respecter l’équilibre budgétaire, la direction du budget impose ses « diktats », ce qui conduit à des reports de programmation de matériels majeurs, voire leur abandon. Le corps de bataille aéroterrestre comme la Flotte de surface en feront largement les frais. Ironie de l’histoire, c’est le même Michel Debré qui, comme occupant de la rue de Rivoli, impose ses restrictions et qui aura à les subir à partir de 1969, lorsqu’il exercera les responsabilités de ministre d’État en charge de la Défense nationale.

Il en sera de même pour la troisième (1970 – 1975) qui connaîtra même un destin singulier, puisqu’elle sera purement et simplement abrogée en 1974, compte tenu de la hausse des prix et des coûts, surtout ceux du carburant à la suite du premier choc pétrolier. L’autre victime collatérale du choc pétrolier sera le principe d’équilibre budgétaire, puisqu’il a volé en éclats dans ce contexte de renchérissement de 50 % des produits pétroliers.

Ce n’en est pas pour autant un échec de la programmation. Si la France de 1975 est devenue une puissance nucléaire crédible, c’est en grande partie à ses efforts de programmation qu’elle le doit. Mais, il existe une contrepartie qui va peser lourd, cette accession réussie de la France à la capacité nucléaire militaire s’est faite au détriment de ses moyens conventionnels, notamment terrestres et navals, dont la remontée en puissance devient une nécessité criante.

Même si, sous la période d’exécution de la quatrième loi de programmation (1976 – 1982), des équipements nouveaux viennent équiper les forces conventionnelles de façon très significative, l’intégralité de la loi n’est pas respectée, les crédits de paiement alloués par les lois de finances annuelles étant systématiquement revus à la baisse par les lois de finances rectificatives qui viennent aligner les budgets en cours d’exécution sur les derniers développements de la crise. À son arrivée à Matignon, le nouveau Premier ministre, Pierre Mauroy, décide d’attendre la fin d’exercice de la loi en cours, 1982, avant d’en lancer une autre. L‘exercice budgétaire 1982 se révélera particulièrement difficile pour les armées.

La cinquième loi de programmation (1984 – 1988), bâtie de façon paradoxale et contradictoire dans un contexte économique défavorable, mais en réponse à des impératifs stratégiques contraignants qui imposent un effort. Cette loi inaugure une pratique destinée à un bel avenir, celle de rejeter les investissements liés aux équipements nouveaux aux exercices budgétaires de fin de programmation, puis de loi de programmation en loi de programmation. C’est de cette époque que date la « bosse » budgétaire, que, régulièrement, chaque loi de programmation s’efforce depuis de pousser, faute de pouvoir la vider de sa substance. Trois ans après avoir été votée, fort de l’impasse budgétaire auquel elle avait abouti, il convenait d’en concevoir une nouvelle. La programmation a été mise en échec par les faits.

L’exécution de la sixième loi de programmation militaire (1987 – 1991) qui sera la dernière de la guerre froide, est contrariée par une série de facteurs structurels dont le moindre n’est pas la « bosse » évoquée plus haut. En fait, cette situation correspond à un tassement des crédits d’équipement entre 1983 et 1986, ce qui a induit une mauvaise réalisation des programmes, situation aggravée par un surcoût de ces mêmes programmes qui n’avait pas été programmé ! Déjà périmée au bout d’un an d’exercice, cette loi de programmation va être suspendue. C’est le deuxième échec consécutif de la programmation.

La réalisation de la loi suivante (1990 – 1993), va se trouver entravée par le fait que la programmation n’a pas grand-chose à voir avec les enseignements tirés de la guerre du Golfe (1990 – 1991). Par ailleurs, en 1992 et 1993, le ministère de la Défense doit subir un tiers du total des annulations budgétaires. La loi est suspendue. Il s’agit du troisième échec consécutif de la programmation. C’est grave.

Cette première loi de programmation post-guerre froide va en effet subir un avatar non prévu : la prise en compte des besoins induits par les enseignements tirés de la Guerre du Golfe. En parallèle, un slogan politique destiné à faire florès : « Il va être grand temps de tirer les dividendes de la paix » va constituer un obstacle insurmontable pour conduire un quelconque effort de défense dans la durée un effort de défense conséquent. Aucune planification budgétaire rigoureuse ne saurait tenir face au torrent émotionnel induit par une telle formule, après trente ans de guerre froide ! C’est ce qui est advenu de la septième LPM.

La huitième LPM, la deuxième post-guerre froide, allait connaître un sort identique à celle qui l’avait précédée. Bien qu’adossée à un Livre Blanc, comme cela a été indiqué supra, comme les conditions politiques devant présider à la définition du modèle d’armée avaient changé, une armée mixte prônée par le Livre Blanc, alors que le Président Chirac nouvellement élu, allait imposer une armée professionnelle, le hiatus était trop important pour permettre de s’aligner sur cette programmation. Le modèle de programmation militaire connaissait une crise profonde depuis quasiment 1983, et ce, indépendamment de la tendance politique de la majorité au pouvoir.

Une neuvième LPM voit donc le jour, deux ans à peine après la première. Loi se voulant de « refondation », cette nouvelle programmation, certes parviendra à son terme, ce qui constitue une nouveauté par rapport à toutes celles votées à l’issue de la fin de la guerre froide, mais elle sera loin de permettre d’atteindre les objectifs visés. D’une part, le surcoût des OPEX, par définition non programmable, la plombe d’entrée, ensuite, une sous-estimation grave des véritables coûts de fonctionnement de la professionnalisation imposent des reports permanents de crédits du titre V vers le titre III, et enfin, la programmation subira des coups de rabot assez significatifs par les effets des lois de finances successives. In fine, ce seront 13 milliards d’euros de crédits d’équipements qui vont faire défaut et un report de charges d’un milliard d’euros sur l’année 2003. La programmation n’est plus mise en cause dans son essence même comme précédemment, mais dans son exercice, ce qui n’est guère plus brillant.

Selon le vœu exprimé par le Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, repris par le Président Chirac, la dixième LPM devait devoir rattraper le retard accumulé par ses devancières, et asseoir définitivement la refondation par la professionnalisation. Mais, il y a loin de la coupe aux lèvres ! Tout d’abord, même si les lois de finances successives se sont efforcées de respecter les annuités telles qu’elles avaient été effectivement programmées, les coûts d’acquisition réel des nouveaux équipements ont souvent dérapé, ce qui a entraîné des retards, ensuite, de nouveaux besoins capacitaires, non pris en compte par la programmation sont venus grever celle-ci (canons Caesar et Frégates multi-missions FREMM) et enfin, la multiplication des OPEX a amené un surcoût financier qui a entraîné des annulations de crédits d’un montant de 2,1 milliards d’euros pour leur financement.

L’exécution de la LPM suivante, la onzième correspondant à la présidence Sarkozy, va être vécue dans la douleur par les armées. Les déflations d’effectifs programmées sont, elles, évidemment rapidement réalisées, mais les livraisons d’équipements neufs connaissent toujours des retards. Comme le Rafale ne s’exporte pas (encore), l’armée de l’Air se voit contrainte d’en acquérir hors programmation, ce qui amène la suppression d’autres programmes, tant et si bien, qu’en fin d’exécution, la mauvaise exécution de cette LPM fait d’entrée de jeu, subir à la suivante, un report de charges de 3,45 milliards d’euros.

La douzième LPM, correspondant grosso modo à la présidence Hollande va bénéficier de la « clause de revoyure » induite lors du passage du texte en lecture du Sénat et qui va être appliquée à l’occasion des attentats de 2015, pour mettre en phase la programmation avec les décisions arrêtées par le Président en Conseil de Défense. Outre une maitrise de la masse salariale, en dépit de l’inversion de la courbe des effectifs, dans un sens à la hausse, cette révision a permis la réinjection de 2 milliards d’euros en crédits d’équipements. Ce qui fait que cette LPM a été globalement assez bien exécutée : le différentiel entre les crédits prévus et ceux réellement votés ne correspond qu’à un déficit de 2,1 milliards d’euros. Toutefois, l’annulation pure et simple de 850 millions d’euros sur le programme 146[24] avait donné lieu à la démission du CEMA.

Pour ce qui est de la treizième LPM, le dernier mot revient à la Cour des Comptes, qui conclut dans son rapport de mai 2022 « Pour la première fois depuis des décennies, la mise en œuvre de la LPM est conforme à sa programmation ». Il en sera de même l’année suivante.

 

Que conclure ?

Cette longue analyse de la programmation permet d’en tirer quelques invariants.

En préalable, il convient de souligner que cet effort de planification budgétaire a déjà connu un antécédent au sein de la Marine, avant-guerre, puis au sortir de la guerre pour la reconstituer. Dans les années trente, alors directeur de cabinet de Georges Leygues, ministre de la Marine, l’amiral Darlan a lancé les bases d’un « Plan Bleu », visant à doter la France d’une Marine conséquente, avant d’avoir à le réaliser concrètement en lançant les constructions neuves dans sa fonction suivante de chef d’état-major de la Marine (CEMM). C’est cette Flotte de Haute Mer (FHM) qui connut le désastre du sabordage à Toulon le 27 novembre 1942[25]. Reprenant cette méthode en 1951, l’amiral Nomy, demeuré neuf ans dans les fonctions de CEMM, a lancé un second plan Bleu, qui, même s’il a été amputé en fin d’exercice, pour cause de lancement de la Force nucléaire océanique, a néanmoins permis à la flotte de surface de posséder deux porte-avions, deux croiseurs[26] et une quinzaine d’escorteurs d’escadre de type T 47, redonnant à la Flotte, cohérence et puissance.

En premier lieu, le succès d’une loi de programmation, c’est-à-dire la réalité de son exécution avec ce qui avait été programmé demeure toujours tributaire d’une réelle volonté politique. À cet égard, deux époques sont révélatrices de ce constat, l’époque gaullienne pour la mise en place de la force nucléaire stratégique, et l’époque actuelle pour l’atteinte du niveau des 2% du PIB pour le budget des armées. Faute de cette cohérence politique affichée avec force, il est à craindre que la programmation militaire déraille, voire implose, comme cela a eu lieu au cours de la décennie 1990.

En deuxième lieu, un contexte de finances publiques saines constitue toujours un environnement favorable à la bonne exécution de la programmation militaire. À cet égard, la décennie de la fin des « Trente Glorieuses » est également hautement révélatrice de cette vérité première. Si la programmation militaire a disjoncté à la fin du siècle dernier, c’est sûrement autant par manque de fermeté politique affichée que par la persistance de la crise de récession à laquelle l’économie française s’est trouvée confrontée.

Enfin, il s’avère qu’un équilibre affiché entre les moyens conventionnels, nucléaires et, de nos jours, de l’espace, constituera toujours un gage de succès de tout exercice de programmation militaire.

Au terme de plus de soixante ans de programmation militaire, indépendamment du taux de réalisation effective de celle-ci par rapport aux prévisions, il importe de reconnaitre que cet exercice est salvateur, dans la mesure où il indique le cap sur le temps long. En effet, si par définition, le temps politique est un temps court, la définition du modèle d’armée souhaité ainsi que des moyens à y consentir nécessite un cadre temps plus long que celui de l’annuité budgétaire, dont tout indique qu’elle demeurera encore longtemps la norme dans le domaine budgétaire. Même si certaines lois se sont vues interrompues du fait des circonstances politico-économiques du moment, il importe que la cohérence d’ensemble soit gravée, sinon dans le marbre, au moins dans un texte législatif. C’est la raison pour laquelle, tout porte à croire que le processus des lois de programmation militaire a encore un bel avenir devant lui.

In fine, il convient de reconnaître qu’avant les « LPM Macron », seule la LPM « Giscard », analysée supra, produisit un réel « effort de défense » ; c’est-à-dire avec une progression du budget de la défense supérieure à celle du PIB (donc avec un réel prélèvement de richesse au profit de la défense). Les premières lois des années 60 sont, quant à elles, toujours demeurées en dessous de cette marche, « Trente Glorieuses » aidant. En effet, à une époque d’expansion, alors que le PIB connaissait une progression de 6 à 7 % l’an, franchir cette marche s’avérait un tout autre exercice qu’en période de récession.


NOTES :

  1. « Les dividendes de la paix » est un slogan politique popularisé par le président américain George H. W. Bush et la première ministre britannique Margaret Thatcher, à la lumière de la dissolution de l’Union soviétique en 1988-1991, qui décrit les avantages économiques d’une diminution des dépenses de défense.
  2. Titre 3 : les dépenses de fonctionnement. Titre 5 : les dépenses d’investissement.
  3. Il a été décidé fin 1974 de suspendre l’exécution de la LPM en cours, en raison de la hausse considérable des carburants due au choc pétrolier de 1974 et de la dégradation de la situation économique du pays. Cette mesure n’ayant pris effet qu’à l’issue du vote de la loi de finance initiale de 1975, seule l’année 1976 s’est trouvée placée « hors programmation », la loi de programmation suivante débutant avec l’exercice budgétaire 1977.
  4. En termes d’entraînement, les formations de l’armée de l’Air se sont trouvées un peu à l’abri de ce déficit d’entrainement, car les activités aériennes sont conditionnées par des normes horaires annuelles que tout pilote doit effectuer, à savoir un minimum de 180 heures de vol par an. Pour faire des économies, il est possible de baisser le nombre des pilotes, mais jamais d’abaisser les normes d’entrainement. Il y en allait également de la crédibilité des Forces aériennes stratégiques, piliers de la dissuasion, c’est dire la sensibilité du sujet.
  5. Localisation du ministère des Finances avant son installation à Bercy en 1989.
  6. Sous-marin nucléaire lanceur d’engins.
  7. L’Union pour la nouvelle République (UNR) est un parti politique français, fondé le 1er octobre 1958. Le parti change de dénomination le 10 novembre 1962 en devenant l’Union pour la nouvelle République – Union démocratique du travail (UNR-UDT). Le parti vise à soutenir l’action de Charles De Gaulle revenu au pouvoir à l’issue de la crise de mai 1958. Il remporte les élections législatives de 1958, de 1962 et de 1967.
  8. Sous-marin nucléaire d’attaque.
  9. Véhicule de l’avant blindé destiné au transport de troupes.
  10. Véhicule blindé de combat de transport et d’appui d’infanterie.
  11. Véhicule militaire blindé de reconnaissance-feu à roues et canon.
  12. En mai 1978, l’intervention du 2e REP au Zaïre, à l’issue de l’OAP sur Kolwezi a été conduite avec des FSA et des PM comme armement individuel des légionnaires, armement préalable à la guerre d’Algérie !
  13. La délégation (aujourd’hui direction) générale de l’armement est une direction du ministère des armées qui a pour mission de préparer l’avenir des systèmes de défense français, équiper les forces armées françaises et promouvoir les exportations de l’industrie française de défense.
  14. Défense en France – Le Plan « Armée 2000 ».
  15. Livre blanc sur la Défense 1994.
  16. Missile Hadès – Wikipedia.
  17. Missile Pluton – Wikipedia.
  18. Défense et Sécurité nationale – Livre blanc 2008.
  19. « Surcouf » est le nom du collectif d’officiers supérieurs des trois armées, qui a fustigé le Livre blanc de la Défense, le 19 juin 2008, dans une tribune du Figaro, publiée deux jours après sa présentation par le président de la République. Les auteurs estimaient que les orientations prises étaient des « gadgets» et que le plan de restructuration était une « imposture ».
  20. Défense et sécurité nationale – Livre blanc 2013.
  21. Le plan de stabilisation Pinay-Rueff, 1958.
  22. Revue stratégique de défense et de sécurité nationale 2017.
  23. Il s’agit bien du domaine indiciaire, pas de l’indemnitaire.
  24. Correspondant au programme « Équipement des forces », c’est-à-dire la mise à disposition des équipements nécessaires aux militaires pour l’accomplissement de leurs missions. Cela correspond au « cœur de métier » du chef d’état-major des armées.
  25. Sabordage_de_la_flotte_française_à_Toulon – Wikipedia.
  26. Les porte-avions Clemenceau et Foch et les croiseurs de Grasse et Colbert.

CERCLE MARÉCHAL FOCH

CERCLE MARÉCHAL FOCH

Le G2S change de nom pour prendre celui de Cercle Maréchal Foch, tout en demeurant une association d’anciens officiers généraux fidèles à notre volonté de contribuer de manière aussi objective et équilibrée que possible à la réflexion nationale sur les enjeux de sécurité et de défense. En effet, plutôt qu’un acronyme pas toujours compréhensible par un large public, nous souhaitons inscrire nos réflexions sous le parrainage de ce glorieux chef militaire, artisan de la victoire de 1918 et penseur militaire à l’origine des armées modernes. Nous proposons de mettre en commun notre expérience et notre expertise des problématiques de Défense, incluant leurs aspects stratégiques et économiques, afin de vous faire partager notre vision des perspectives d’évolution souhaitables. (Nous contacter : Cercle Maréchal Foch – 1, place Joffre – BP 23 – 75700 Paris SP 07).