Charybde, Sylla et Mars : comment éviter la crise de régime

Charybde, Sylla et Mars : comment éviter la crise de régime

OPINION – Tout en rappelant le contexte politique et historique de la situation politique française abracadabrantesque, le groupe Mars analyse les possibles conséquences des élections législatives d’une victoire du RN ou du Front populaire dans le domaine de la défense. Par le groupe de réflexions Mars.
« Quitter l'OTAN serait en effet une catastrophe pour notre pays, tant du point de vue diplomatique qu'économique, et finalement pour notre sécurité » (Le groupe Mars).
« Quitter l’OTAN serait en effet une catastrophe pour notre pays, tant du point de vue diplomatique qu’économique, et finalement pour notre sécurité » (Le groupe Mars). (Crédits : DR)

Les sondages disaient donc vrai ! Aux élections européennes du 9 juin dernier, près d’un électeur sur trois a choisi, parmi 38, la liste Bardella et 40% des électeurs ont voté pour une liste classée à l’extrême-droite. En cumulant l’ensemble des listes classées à l’extrême-gauche, le total des votes hostiles à la construction européenne actuelle est majoritaire en France. Le chef de l’État en a tiré une conclusion politique tout aussi radicale que ce vote annoncé : il a dissous l’Assemblée nationale et convoqué de nouvelles élections législatives dès que possible. La France aura donc un nouveau Premier ministre le 14 Juillet …

Oradour-sur-Glane : 36% d’électeurs RN

A vrai dire, cet enchaînement institutionnel ne devrait pas constituer une surprise. La crise politique couvait depuis que les précédentes élections législatives il y a deux ans n’avaient pas permis de donner au président une majorité claire. La surprise est ailleurs : dans l’ampleur du soutien populaire dont jouit dorénavant le Rassemblement national (RN), tant géographiquement que sociologiquement. Un exemple suffit à illustrer l’ampleur du phénomène : à l’exception d’une poignée restée fidèles à la tradition de vote rouge, dans toutes les communes de Haute-Vienne le RN est arrivé en tête, et largement.

A Oradour-sur-Glane, où le chef de l’État se trouvait au lendemain de sa déroute électorale, le RN a séduit 36% des votants. Le résultat est similaire dans les communes environnantes et dans quasiment tout le département, y compris Limoges. Inimaginable encore en 2017, un tel résultat devrait provoquer une remise en cause radicale du discours et de la pensée politique. Il n’en est rien.

Erreur historique de la gauche

Plutôt que de reconnaître son erreur historique d’avoir abandonné l’électorat populaire à l’extrême-droite, la gauche se fait plaisir en annonçant un nouveau « Front populaire ». Sympathique, mais pitoyable. N’est-ce pas Karl Marx qui disait que lorsque l’histoire se répète, c’est la première fois comme une tragédie, et la seconde comme une farce. Il est malgré tout intéressant de tenter de comparer les deux époques. Quand, en 1934, la gauche marxiste française décide d’oublier pour un temps les haines recuites du congrès de Tours, rejointe par des radicaux en perte d’influence, la France, atteinte avec un temps de retard par la crise économique, est menacée par le révisionnisme des dictatures fascistes qui s’installe chez ses plus grands voisins : Italie, Allemagne et prochainement Espagne.

Sur le front intérieur, la menace fasciste semble également se concrétiser depuis les évènements du 6 février qui ont vu les Ligues d’extrême-droite s’en prendre au Parlement. Quant à la condition ouvrière, elle est encore très difficile : en-dehors du paternalisme du patronat chrétien, les avancées sociales sont maigres, tant en termes de conditions de travail, de loisirs, de logement et de protection sociale, et les travailleurs se voient comme « des esclaves en location ».

90 ans plus tard, la situation est tout de même fort différente. La condition ouvrière ne ressemble en rien à celle d’avant 1936, la France n’est pas menacée par ses voisins immédiats et s’il existe une violence politique depuis 50 ans, elle est essentiellement le fait de l’extrême-gauche, des terroristes rouges des « années de plomb » à l’activisme vert radical d’aujourd’hui. Quant à l’antisémitisme, c’est encore à l’extrême gauche qu’il s’exprime aujourd’hui sans retenue. S’il n’est pas de même nature que dans les années trente, la haine du Juif est la même.

Dans ces conditions, la résurgence officielle d’un soi-disant « Front populaire » est problématique pour la crédibilité-même de la gauche, et donc de son avenir politique au sein de la République. L’idéologie révolutionnaire partagée par toutes les chapelles du trotskisme a fait suffisamment de mal à la social-démocratie. Au contraire, c’est sur sa vocation originelle de protection des couches populaires que la gauche doit se reconstruire un avenir afin de récupérer son électorat naturel quand il aura été suffisamment déçu par un RN directement confronté à l’exercice du pouvoir.

Bloc libéralo-centriste : la société du QR code

En se déplaçant plus au centre de l’hémicycle, le bloc libéralo-centriste n’est pas non plus épargné par les contradictions. Son « progressisme » auto-proclamé est au progrès social ce que le nationalisme de l’extrême-droite est à l’idée de nation : une trahison. Le progrès social (cf. les réformes des retraites et de l’assurance chômage) et les libertés individuelles (cf. la société du QR code et de la reconnaissance faciale) n’ont jamais autant régressé depuis que le pouvoir se dit progressiste. Est-ce qu’un pouvoir qui se dit nationaliste portera autant atteinte aux intérêts de la nation ?

Or le progrès comme la nation sont des idées de gauche. Celle-ci ne peut se reconstruire politiquement sans les assumer à nouveau, non comme des slogans mais pour répondre aux vrais besoins des gens. Ces besoins sont bien connus, à commencer par le sentiment d’insécurité sous toutes ses formes. Mais on ne lutte pas contre l’insécurité, qu’elle soit physique, sociale, culturelle ou relative aux intérêts vitaux de la nation. L’insécurité en tant que telle n’existe pas, c’est juste un slogan, un mot destiné à surtout ne rien faire. Par contre, c’est une réponse pénale adaptée qu’il faut opposer au crime, organisé ou non. C’est un filet de protection sociale raisonnable et adapté qu’il faut entretenir face aux accidents de la vie. C’est une culture particulière qu’il faut préserver et enrichir face à l’appauvrissement des écrans. Et c’est un ennemi, étatique ou non, qu’il faut se préparer à combattre s’il nous agresse.

De la même façon, l’immigration en tant que telle n’est pas un problème, du moins pour une vision de gauche. Par contre, quand on accueille des immigrés, il faut les accueillir vraiment, en leur partageant ce que nous avons de meilleur : notre sécurité (physique et sociale), notre culture, nos valeurs. On ne les laisse pas croupir dans des ghettos où ils s’enferment entre eux dans leurs valeurs réactionnaires sans autre perspective qu’une instruction au rabais et une éducation défaillante pour leurs enfants.

Tous ces défis, la gauche aurait pu et aurait dû les assumer quand elle était au pouvoir. Le fait est qu’aujourd’hui, une majorité de Français, considérant qu’elle a échoué, s’apprête à donner sa chance à un parti aux origines pour le moins controversées. Nul n’ignore que le RN est l’héritier direct du FN qui était il y a 50 ans un groupuscule d’extrême-droite fondé par un ancien député poujadiste antigaulliste qui ne répugnait ni à la violence ni à la provocation. Transformé par la fille du fondateur, le groupuscule a acquis en quelques années une respectabilité nourrie par la somme des erreurs de ses adversaires politiques.

Et voilà aujourd’hui l’ancien groupuscule devenu premier parti de France et peut-être demain majoritaire dans une Assemblée toujours élue par un mode de scrutin qui lui était jusqu’à présent défavorable. Ironie de l’histoire et des institutions, c’est grâce au scrutin majoritaire à deux tours que le RN pourrait demain emporter la majorité absolue des sièges avec moins d’un tiers des voix.

Quitter l’OTAN, une catastrophe

La bonne nouvelle, c’est que son (éventuelle) accession au pouvoir sous le régime de la cohabitation lui évitera de commettre l’irréparable dans bien des domaines, à commencer par celui qui intéresse le groupe Mars au premier chef, à savoir la défense. Réputé hostile à la présence de la France dans l’OTAN, le RN ne parviendra pas à en sortir notre pays du fait de l’opposition du chef des armées (et de tous les chefs militaires) à cette perspective.

Quitter l’OTAN serait en effet une catastrophe pour notre pays, tant du point de vue diplomatique qu’économique, et finalement pour notre sécurité. Vis-à-vis de ses alliés, la France perdrait une crédibilité qu’elle peinerait à reconquérir sous la forme de traités bilatéraux. Quant à ses ennemis potentiels, ils se réjouiraient de l’affaiblissement de sa défense. Car remplacer les garanties de sécurité d’une alliance aussi puissante que l’OTAN aurait un coût que nos finances publiques délabrées ne pourraient pas se permettre. Il en résulterait un déclassement historique de la nation France. Trahison, vous dit-on !

100 milliards : une saignée irresponsable

A l’inverse, l’autre bonne nouvelle de ces élections européennes, c’est la déroute des listes dont le programme prévoyait de consacrer davantage de moyens à l’Union européenne de défense, comme disent les Allemands. Il faut dire que la ficelle était un peu grosse : annoncer comme priorité la création d’un fonds de cent milliards d’euros pour la défense, de la part de listes dont les matières régaliennes n’étaient pas le point fort, cela sonnait étrangement faux. Il faut en effet rappeler que l’argent magique n’existe pas et que, par conséquent, si l’UE dépense 100 en plus, la France sera ponctionnée au bas mot de 18, et plus probablement de 20, voire plus en fonction de la position des autres États membres.

En milliards d’euro, cela correspond exactement à une annuité d’investissements dans des équipements de défense, c’est-à-dire le minimum du minimum pour faire face aujourd’hui aux menaces et à nos engagements. Créer un « fonds de défense » à cent milliards reviendrait en réalité à priver notre pays d’une annuité d’achats d’armements et de munitions. Une saignée complètement irresponsable. Ces listes proposaient donc ni plus ni moins que d’affaiblir notre défense au profit d’une avancée de la construction européenne. Et l’on s’étonne ensuite du résultat…

Affrontement droite-gauche dans sa version monstrueuse

L’effondrement de l’axe central du paysage politique française au profit de ses franges extrémistes tient sans doute moins à l’adhésion spontanée de l’électorat aux discours radicaux qu’à la médiocrité du personnel politique incarnant cet axe central et son incapacité à affronter les vrais défis. La fuite en avant vers le fédéralisme européen (et un inepte discours guerrier tenant lieu de soutien à l’Ukraine agressée) n’est que la conséquence de la vacuité de ses convictions et de son inaptitude à penser la politique dans son cadre naturel qu’est la nation.

Nous voilà donc revenus à l’état naturel d’un affrontement droite-gauche, mais dans sa version monstrueuse. Soucieux avant tout de préserver quelques sièges et les financements qui vont avec, la gauche et la droite modérées s’estiment contraintes, sous la pression de leur électorat respectif, de se livrer aux radicaux de leur « camp ». Tel est l’héritage de l’ère Macron, qui restera sans doute dans l’histoire comme l’illustration d’une mauvaise réponse à une bonne question.

Car le « populisme » de droite ou de gauche ne prospérerait pas sans une réalité que les « modérés » n’ont pas voulu voir et encore moins affronter. La seule réponse raisonnable au défi posé par l’échec de l’axe central est la reconstruction d’une offre politique fondée sur le progrès social et la défense nationale dans toutes ses dimensions, sécuritaire bien-sûr, mais tout autant culturelle et économique. Il n’y aura sans doute pas d’autre solution face à la crise de régime qui s’annonce, quand les institutions resteront bloquées faute de majorité claire et que toute nouvelle dissolution sera suspendue à l’expiration des délais constitutionnels. Le problème est que, à ce jour, cette offre nouvelle n’est pas incarnée. Or la Ve République, au contraire de celles qui ont précédé, exige de mettre un visage et un nom sur un programme.

                     —————————————————————–

* Le groupe Mars, constitué d’une trentaine de personnalités françaises issues d’horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l’industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.

Gisement de terres rares découvert en Norvège : une bonne nouvelle pour la souveraineté minérale européenne ?

Gisement de terres rares découvert en Norvège : une bonne nouvelle pour la souveraineté minérale européenne ?

 
Il y a quelques jours, 8,8 millions de tonnes de terres rares ont été découvertes au Sud-Est de la Norvège. Éléments chimiques essentiels dans la transition bas-carbone, écologique et numérique, cette découverte pourrait rebattre les cartes en termes d’autonomie et de sécurité minérale européenne alors que la Chine concentre près de 69 % de la production minière mondiale et que l’Union européenne reste par conséquent extrêmement dépendante d’approvisionnements extérieurs.  Quelle peut-être l’influence de cette découverte sur le marché mondial des terres rares ? Comment le continent européen peut-il en bénéficier ? Éléments de réponse avec Emmanuel Hache, directeur de recherche à l’IRIS, spécialiste des questions relatives à la prospective énergétique et à l’économie des ressources naturelles (énergie et métaux).

La société minière norvégienne Rare Earths Norway (« REN ») a annoncé avoir découvert le plus grand gisement de terres rares d’Europe continentale en Norvège. Que sont les terres rares et que vous inspire cette découverte ?

Les éléments de terres rares désignent un ensemble de 17 éléments chimiques (Scandium, Yttrium, Lanthane, Cérium, Praséodyme, Néodyme, Prométhium, Samarium, Europium, Gadolinium, Terbium, Dysprosium, Holmium, Erbium, Thulium, Ytterbium, et Lutécium) et contrairement à ce que leur appellation semble indiquer, elles ne sont pas plus rares que d’autres métaux plus usuels. Au rythme de production actuelle (350 000 tonnes) et au vu des réserves mondiales (110 millions de tonnes), le monde dispose d’environ 315 ans de consommation de terres rares devant lui. Les terres rares ne sont donc pas critiques d’un point de vue géologique. Les deux principaux problèmes du marché des terres rares restent en tout premier lieu leurs impacts environnementaux et la concentration des acteurs sur le marché, notamment la Chine.

Le marché des éléments de terres rares est relativement étroit comparé aux 22 millions de tonnes du marché du cuivre et la transparence des prix et des transactions restent faibles. Malgré ces faiblesses, les éléments de terres rares sont considérés, et à raison, comme de véritables vitamines pour l’économie mondiale et pour les deux transitions en cours : la transition bas-carbone et la transition numérique. Elles se sont imposées progressivement comme des composants essentiels dans diverses industries de pointe, en particulier dans le secteur militaire et les technologies bas-carbone. On les retrouve notamment dans les aimants permanents utilisés dans les turbines de certaines éoliennes et dans les moteurs des véhicules électriques. Ces aimants permanents représentent déjà près de 55 % des usages des terres rares. Contrairement à certaines croyances, il n’y a pas de terres rares dans les batteries. Elles ont des propriétés exceptionnelles – une stabilité thermique impressionnante, une conductivité électrique élevée et un magnétisme puissant – elles ont permis des avancées significatives en matière de performance technologique tout en réduisant la consommation de matériaux. La découverte réalisée par la compagnie REN intervient après celle enregistrée en janvier 2023 par le groupe minier suédois LKAB. Ce dernier avait annoncé avoir identifié un gisement contenant plus d’un million de tonnes de métaux, dont des terres rares en Laponie suédoise, soit environ 1 % des réserves mondiales.

Cette découverte est-elle à même de bouleverser la physionomie du marché des terres rares mondiales ?

L’institut géologique américain (USGS) estime aujourd’hui la production mondiale de terres rares à environ 350 000 tonnes en 2023, contre 300 000 tonnes en 2022, soit une hausse de plus de 15 %, preuve de l’attrait pour ces vitamines avec les transitions en cours. Le premier pays producteur est la Chine avec près de 69 % de la production minière mondiale, suivie par les États-Unis (12 %), la Birmanie (11 %), l’Australie (5 %) et la Thaïlande (2 %). Mais de nombreux autres pays ont des productions identifiées comme l’Inde, la Russie et le Viêtnam. L’analyse de la répartition des réserves mondiales apporte de nouveaux éléments de compréhension du marché. En effet, si la Chine possède 40 % des réserves mondiales, le Brésil et le Viêtnam en possèdent environ 20 % chacun et là encore de nombreux pays en possèdent dans leur sous-sol : États-Unis, Australie, Canada, Groenland, Russie, Afrique du Sud, Tanzanie. Un simple calcul étudiant la répartition entre les pays de l’OCDE et les pays non-OCDE est saisissant ! En effet, les premiers ne possèdent pas plus de 7,5 % des réserves mondiales (contre 92,5 % pour les pays non-OCDE). Seuls l’Australie, le Canada, les États-Unis et le Groenland en possèdent. Dès lors, un gisement de l’envergure de la découverte en Norvège (autour de 8,8 millions de tonnes de terres rares, soit 1,5 million de tonnes d’aimants permanents à base de terres rares utilisées dans les véhicules électriques et les turbines éoliennes) représente un actif minier important pour l’Europe. En effet, le marché des terres rares est l’un des plus concentrés de l’ensemble des marchés des métaux de la transition bas-carbone. Le contrôle de la Chine sur le marché s’exerce à la fois sur la production minière, mais surtout sur le raffinage et la séparation des terres rares dont elle assure environ 88 %. La Chine a construit un avantage stratégique depuis le milieu des années 1980 dans ce secteur. Quand je dis qu’elle a construit, je devrais dire que les pays occidentaux ont largement contribué à la réalisation de cette stratégie. En effet, avant les années 1990 le premier producteur mondial de terres rares était les États-Unis et, jusqu’au milieu des années 1980, la France, de son côté, était avec Rhône-Poulenc, l’un des deux leaders mondiaux de la purification des terres rares avec une part de marché de près de 50 %. La citation attribuée à Den Xiaoping « Le Moyen-Orient a le pétrole, la Chine a les terres rares » permet de replacer la stratégie minérale chinoise au cœur de sa stratégie internationale, mais également l’absence de réflexion stratégique des pays de l’OCDE préférant délocaliser les impacts environnementaux de leurs consommations, que de réfléchir à long terme sur la notion de sécurité d’approvisionnement.

C’est donc une bonne nouvelle pour l’Europe et pour la souveraineté minérale de la région ?

En septembre 2022, Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, déclarait, dans son discours sur l’état de l’Union : « Le lithium et les terres rares seront bientôt plus importants encore que le pétrole et le gaz. Rien que nos besoins en terres rares vont être multipliés par cinq d’ici 2030 […] Le seul problème est qu’actuellement, un unique pays contrôle la quasi-totalité du marché. ». Cette déclaration met en évidence la nécessité de mettre en place une stratégie européenne sur les matériaux critiques pour le continent européen dépendant à plus de 98 % de l’extérieur pour ses approvisionnements. L’adoption du règlement européen sur les matières premières critiques en avril 2024 va dans ce sens puisqu’il fixe des objectifs sur la production (10 % de la consommation européenne doit provenir d’extraction sur son sol), le raffinage (40 % de sa consommation doit provenir du raffinage européen), le recyclage et sur une dépendance maximale extérieure à un pays. Toutefois malgré des objectifs ambitieux, faire des découvertes aujourd’hui n’est pas un gage de production à court terme. En effet, comme dans toute production minérale, le temps minier ne coïncide pas avec le temps de la transition bas-carbone et, dans le cas des terres rares, les impacts environnementaux des productions doivent être minimisés pour favoriser l’acceptation des projets. L’entreprise REN évoque la somme de 10 milliards de couronnes norvégiennes (près de 870 millions d’euros) pour lancer la première phase de production minière d’ici 2030, qui permettrait d’assurer à terme 10 % de la consommation européenne. Face à ces volumes d’investissements, dans un contexte d’incertitudes sur la production en raison des phénomènes d’oppositions minières, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) pointe du doigt, dans son dernier rapport de mai 2024, que la demande d’aimants permanents à base de terres rares devrait doubler entre aujourd’hui et 2050 dans des scénarios climatiques respectant les accords de Paris. Ainsi, développer la production ne pourra suffire à court terme et d’autres fondamentaux, comme le recyclage ou la sobriété des usages, doivent être développés et privilégiés.

Les légions dangereuses – De l’envoi de soldats français en 2e échelon en Ukraine

Les légions dangereuses – De l’envoi de soldats français en 2e échelon en Ukraine

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 7 juin 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


À la fin du Temps des guépards en 2021, je concluais que dans le cycle stratégique en cours, celui de la compétition-coopération des puissances, la France devait à nouveau modeler son outil de défense autour des notions de probable et d’important. Aux deux extrémités de l’arc stratégique, on trouvait d’un côté la très probable mais pas existentielle guerre contre les organisations djihadistes, qu’il fallait poursuivre, et de l’autre la très peu probable mais existentielle menace d’une attaque nucléaire, qu’il fallait continuer à parer au moins par une contre-menace de même nature. Entre les deux, l’élément nouveau depuis quelques années était la montée en nombre et en intensité des confrontations entre puissances.

Comment s’affronter quand il est interdit de se faire la guerre ?

On rappellera que la « confrontation », par référence personnelle historique à la confrontation de Bornéo (1962-1966), ou la « contestation » selon la Vision stratégique du chef d’état-major des armées (octobre 2021) désigne la situation où des puissances s’opposent sans se combattre directement et à grande échelle les armes à la main, autrement dit sans se faire la guerre. On parle régulièrement de « guerre hybride » pour désigner cette situation, ce qui est totalement impropre puisque justement ce n’est pas la guerre et que par ailleurs cette opposition est toujours hybride. Tout, de la propagande jusqu’aux attaques économiques en passant par les sabotages, les cyberattaques et autres actions dans les seules limites de l’imagination, est utilisable pour modeler la politique de l’autre et lui imposer sa volonté, sans avoir à franchir le seuil de la guerre. Ce n’est évidemment pas nouveau, le futur général Beaufre parlait en 1939 de « paix-guerre » pour désigner la confrontation des puissances européennes avec l’Allemagne nazie dans les années 1930. Mais c’est évidemment une situation qui a pris une grande extension après la Seconde Guerre mondiale dès lors que les puissances, devenues nucléaires, avaient encore moins le désir de franchir le seuil de la guerre que dans les années 1930 puisqu’au-delà on trouvait désormais un autre seuil, celui de l’affrontement nucléaire quasi suicidaire.

On avait un peu oublié cet art de la confrontation sans tirer un coup de feu (ou presque) depuis la fin de la guerre froide mais nous sommes en train de le redécouvrir depuis quelques années et en retard contre la Chine et surtout la Russie. Mais ce n’est parce qu’on ne combat pas que les forces armées sont inutiles dans un tel contexte, bien au contraire. Les Russes, et Soviétiques avant eux, sont par exemple passés maîtres dans cet emploi des forces armées pour peser sur l’adversaire américain sans avoir à le combattre ouvertement, depuis les opérations froides – au sens de très loin du seuil de la guerre – comme le soutien matériel et technique à un pays en guerre contre les États-Unis, comme la Corée du nord ou le Nord-Vietnam, jusqu’au chaud, avec des opérations de fait accompli comme le blocus de Berlin (1948-1949) ou la tentative d’installation d’une force nucléaire à Cuba en 1962. Ils ont même testé le très chaud comme l’engagement d’escadrilles de chasse, sous drapeau local, contre les Américains en Corée et au Vietnam ou beaucoup plus récemment, l’engagement plus ou moins accidentel d’un bataillon de Wagner contre une base de Marines américains en Syrie en 2018.

Les États-Unis n’ont pas été en reste bien sûr, face à l’Union soviétique ou la Chine populaire. Rappelons que contrairement aux années 1930, ces situations d’affrontement même chaudes entre puissances nucléaires n’ont jamais débouché sur un franchissement du seuil de la guerre ouverte. Cela ne veut pas dire qu’il n’en sera jamais ainsi mais que ce seuil est quand même particulièrement dur à franchir quand on n’est pas suicidaire. Comme l’expliquait Richard Nixon dans ce contexte où l’affrontement entre puissances nucléaires est obligatoire mais la guerre interdite, la forme de la stratégie relève moins du jeu d’échecs où on se détruit mutuellement jusqu’au mat final et l’exécution programmée du roi que du poker où le but n’est pas de détruire l’adversaire mais de le faire céder, se coucher, par une escalade bien dosée de bluff et d’enchères sans avoir jamais à montrer ses cartes, c’est-à-dire à s’affronter. Bien entendu, la partie de poker continue, et souvent avec profit, lorsque le joueur adverse doit aussi s’engager simultanément dans une partie d’échecs, une guerre, contre un ennemi, comme les Américains en Corée et au Vietnam ou les Soviéto-Russes en Afghanistan ou en Ukraine.

Rappelons aussi qu’à notre échelle, nous avons nous-mêmes engagé la force sous le seuil de la guerre, contre le Brésil en 1963 (conflit de la langouste), l’Iran et surtout la Libye dans les années 1980 et même très récemment et à tout petit niveau, avec un déploiement de force à Chypre, en 2021 face à la Turquie, sans parler bien sûr des nombreuses opérations de soutien sans combat à des États africains face à des organisations armées. Nous n’avons jamais été en revanche très offensifs face à l’Union soviétique ou la Russie, sauf de manière clandestine comme en Afghanistan ou en Angola. Nous le sommes désormais un peu plus à l’occasion de la guerre en Ukraine.

Faucons et Faux-culs

Ce long préambule avait en effet pour but de cadrer la théorie de l’engagement de la France dans ce conflit ukrainien. Nous ne sommes pas en guerre avec la Russie, et nous ne voulons absolument pas l’être, mais nous sommes en confrontation avec la Russie. Nous l’étions avant la guerre en Ukraine, nous le sommes pendant cette guerre et nous le serons encore après. Dans ce contexte général d’endiguement, nous ne voulons pas que l’Ukraine tombe, par principe de soutien à une démocratie européenne face à un régime impérialiste autoritaire mais aussi parce que nous pensons que cette chute de domino pourrait en entraîner d’autres en Europe. S’il n’est pas le seul, l’Ukraine est devenue de loin le front principal de notre confrontation avec la Russie. Nous y menons avec nos alliés une opération de soutien, chaotique et lente mais de plus en plus consistante, ce que l’on peut interpréter comme une escalade, mais ce qui est le jeu normal dans les confrontations-poker.

Cette opération de soutien s’exerce sur plusieurs champs, financier, humanitaire et surtout militaire. Ce soutien militaire, comme tous les soutiens militaires du passé (voir billet précédent), implique une aide matérielle. Cette situation n’ayant pas été anticipée et ce n’est pourtant pas faute de l’avoir annoncé, cette aide matérielle est pour le moins difficile pour la France. Elle s’accompagne cependant aussi forcément une aide humaine, sous forme d’instruction technique sur les équipements que l’on fournit ou de formation et conseil dans tous les domaines, un champ dans lequel nous sommes plus à l’aise par expérience.

Rappelons que dans ces expériences passées, cette assistance s’est toujours effectuée sur notre territoire mais aussi celui de l’allié soutenu, tout simplement parce que c’est infiniment plus simple et efficace ainsi. On n’est simplement pas obligé de le dire. Avant l’Ukraine, le plus grand soutien militaire que nous avons fourni à un pays allié a probablement été pour l’Irak en guerre contre l’Iran de 1980 à 1988. Nous formions à l’époque des Irakiens en France et nous avions aussi des conseillers et formateurs en Irak. C’était un secret de Polichinelle, mais nous évitions d’évoquer que nous soutenions un dictateur qui n’hésitait pas à utiliser des gaz contre des populations et que nous étions en confrontation assez violente avec l’Iran. De la même façon, le soutien matériel à la rébellion libyenne en 2011 s’est accompagné de l’envoi de soldats fantômes, du service Action, des Forces spéciales ou des réguliers masqués.

Il en était évidemment de même en Ukraine, car il en est toujours ainsi quand on veut faire les choses sérieusement. La nouveauté est que cela sera aucun doute officialisé et assumé par le président de la République ce jeudi 6 juin. Dans les faits, cela ne changera pas beaucoup la donne militaire. Le soutien sur place de ce qu’on appellera par habitude un détachement d’assistance opérationnelle (DAO) qui regroupera toutes les missions dites de 2e échelon, instruction technique et tactique, formation d’état-major, appui logistique, santé, déminage, travaux, etc. sera simplement beaucoup plus étoffé que maintenant et cela soulagera d’autant les Ukrainiens (auprès de qui on apprendra aussi beaucoup) mais cela ne sera pas décisif dans une armée de plus d’un million d’hommes. L’objectif est surtout politique. Toute opération militaire est par principe un acte politique, mais celle-ci l’est particulièrement.

Le but est en effet assez clairement d’envoyer un message de détermination. Ce message est d’abord à destination des Russes, à qui, comme pour l’élargissement des règles d’emploi des armes à longue portée, on indique que l’on répondra à leurs propres escalades. Il est aussi à destination des Ukrainiens bien sûr comme concrétisation de l’accord de coopération signée en début d’année, mais il s’adresse aussi aux alliés européens à qui on démontre que l’on peut être volontariste et, à la grande surprise des Russes, faire des choses différentes de celles des États-Unis qui refusent toujours d’avouer leur présence. En brûlant sans doute la politesse aux Britanniques, qui sont certainement les plus présents sur place avec peut-être 500 soldats, la France se place en nation-cadre d’une petite coalition des formateurs, comme elle s’était placée, à plus petite échelle, comme noyau dur de la force européenne Takuba au Mali.

En avant doutes

On voit donc les gains stratégiques, au niveau politique, et tactiques, sur le terrain, espérées par cette décision. Il s’agit maintenant de voir, comme toute théorie, si elle résiste à la réfutation. L’opposition politique française joue la carte de la peur du franchissement du seuil de la guerre : « On deviendrait belligérants » (Éric Coquerel), « ce serait une provocation dangereuse » (Éric Ciotti), « Il y a un risque de dégradation » (Sébastien Chenu). Parmi les politiques entendus, seul Olivier Faure « n’est pas choqué ». Dans les faits, il faut rappeler qu’il s’agit sans aucun doute là effectivement d’une escalade, mais d’une escalade qui part du sous-sol. À partir du moment où on n’engage pas directement de combats contre les forces russes, ce dont il n’est pas question, on reste par définition bien en deçà du seuil de la guerre. Profitons en au passage pour tuer une nouvelle fois le concept de « cobelligérance », un bel exemple de même introduit par les influenceurs russes, qui ne veut rien dire : on est en guerre ou on ne l’est pas, on n’est pas en demi-guerre. Cet engagement de DAO est en fait un engagement froid-tiède. Ce serait beaucoup plus chaud avec l’engagement d’unités de manœuvre déployées en interdiction de zone ou sans doute plus encore avec une batterie d’artillerie sol-air en interdiction du ciel. Même si on restait encore au-dessous du seuil de la guerre, on le franchirait si les Russes décidaient d’accepter le combat. On peut espérer que non, comme face à la Libye en 1983 au Tchad, mais on ne peut en avoir l’absolue certitude.

Le deuxième argument, repris par exemple par Henri Guaino sur LCI hier, est celui de l’engrenage. Avec la présence d’un DAO sur le théâtre de guerre, nous sommes certes au bas de l’échelle de l’engagement mais nous mettons le doigt dans un engrenage qui nous conduit mécaniquement et fatalement à venir percuter le seuil. Henri Guaino cite notamment le cas de l’engagement militaire au Sud-Vietnam, commencé au début des années 1960 avec l’envoi de milliers de conseillers et terminé avec l’engagement de plus de 500 000 soldats dans une guerre en bonne et due forme.

Le premier problème avec cet exemple c’est qu’il n’y en a pratiquement pas d’autres. On pourrait citer peut-être la décision de Nicolas Sarkozy d’engager ouvertement au combat les forces françaises en Afghanistan en 2008 après des années d’attente en deuxième échelon ou de petits combats cachés. Sinon, dans la quasi-totalité des cas, le pays qui engage des conseillers n’entre pas en guerre pour autant, soit que son camp a gagné, soit qu’il a au contraire perdu et que les conseillers ont été désengagés avant, soit que le pays fournisseur a envoyé d’autres faire la guerre ouverte à sa place, comme les Soviétiques avec les Chinois en Corée ou les Cubains en Angola.

Le fait d’avoir payé très cher quelque chose, avec du sang en particulier, incite certes à continuer voire à aller plus loin, selon le principe des coûts irrécupérables, mais ce n’est pas du tout inéluctable. Rien n’obligeait les Américains à envoyer des unités de combat au Vietnam en 1965, sinon la certitude qu’il fallait absolument sauver le Sud-Vietnam et celle, tout aussi trompeuse, que ce serait assez aisé en changeant de posture. Le Sud-Vietnam affrontait par ailleurs le mouvement Viet-Cong et le Nord-Vietnam, mais s’il avait affronté l’Union soviétique, les Américains n’auraient jamais envoyé d’unités de combat. De la même façon que l’Union soviétique avait des milliers de conseillers au nord, mais s’est toujours refusée à affronter ouvertement les États-Unis. Les Américains auraient pu très bien considérer en 1965, comme ils le feront en 1975 pour le Vietnam ou en Afghanistan bien plus récemment, que cela ne vaut plus le coût de payer pour une cause perdue et laisser tomber leur allié. Nicolas Sarkozy était sensiblement de cet avis pour l’Afghanistan lors de la campagne électorale de 2007 avant d’en changer l’année suivante. Là encore, il n’y a pas eu de suite mécanique mais un changement délibéré de stratégie.

Autre argument, l’engagement ouvert d’un grand DAO en Ukraine comporte évidemment des risques physiques pour ses membres. Il sera évidemment engagé hors de la zone des combats, mais pas de celle des tirs à longue portée russes, et on se souvient des 30 missiles qui était tombés le 13 mars 2022 sur le grand camp de Yavoriv tuant ou blessant une centaine d’hommes venant rejoindre la Légion des volontaires étrangers, dont peut-être des instructeurs britanniques. On supposera donc qu’ils seront, comme tous les centres de formation en fait, dans des zones couvertes par la défense aérienne ukrainienne, mais sans garantie bien sûr de protection totale. Par principe, toute opération militaire, même à l’arrière du front, comporte des risques, ne serait-ce d’ailleurs que par les accidents. Les Soviétiques en deuxième échelon ont perdu officiellement 16 mors au Vietnam et 55 en Angola où ils étaient plus près des combats. La France a perdu 17 soldats- 16 par accident, un au combat – dans l’opération Manta au Tchad en 1983-1984.

Il est donc probable que quelques soldats français ou alliés tombent en Ukraine. Je pense pour ma part qu’il est bien plus utile pour la France de courir des risques en Ukraine qu’à Beyrouth en 1983-1984 ou encore en ex-Yougoslavie de 1992 à 1995, soit un total de 144 soldats français morts pour rien dans des missions imbéciles. Il n’y aura en aucun cas un tel niveau de pertes en Ukraine, même si individuellement elles sont toujours aussi douloureuses. Il n’y a pas de raisons non plus que ces pertes entraînent une escalade comme cela est souvent présenté par les tenants de l’engrenage fatal. Le ministre Sergueï Lavrov a expliqué que les soldats français en Ukraine constitueraient « des cibles tout à fait légitimes pour nos forces armées » et il est probable évidemment que les Russes cherchent à tuer des soldats français ou autres européens en Ukraine, en jouant sur la sensibilité aux pertes des opinions publiques pour imposer un retrait à l’occasion d’une alternance politique. Il reste à savoir s’ils le feront de manière revendiquée ou non. Dans le premier cas, cela constituerait un pas d’escalade mais avec des effets ambigus sur l’opinion publique française entre peur panique chez certains ou au contraire raidissement chez d’autres. Dans le second, en prétextant ne pas savoir qu’il y avait des soldats français dans la zone visée, les Russes peuvent obtenir des effets sans avoir à assumer une escalade. Cela placera de toute façon la France devant la tentation de la riposte, tentation à laquelle on résistera forcément, car les effets en seraient sans doute négatifs. Comme pendant des dizaines d’opérations précédentes, les soldats français subiront donc les coups éventuels sans être vengés, sinon par le biais des Ukrainiens, mais c’est la mission qui veut ça.

En résumé, alors qu’on commémore le 80e anniversaire du débarquement du 6 juin 1944, l’engagement désormais assumé et amplifié de conseillers français et autres européens en Ukraine est en regard une opération militaire minuscule. Cela va un peu aider l’effort de guerre ukrainien au prix de risques humains indéniables mais très inférieurs à tout ce que l’on a pratiqué jusqu’à présent pour des causes moins évidentes. L’essentiel n’est cependant pas là. L’essentiel est d’accepter enfin de surmonter la peur de la Russie qui a imprégné, outre quelques connivences idéologiques ou financières, la vie politique européenne. C’est bien la Russie qui a nous déclaré très clairement la confrontation il y a des années et il est temps enfin d’accepter ce combat sous la guerre, afin justement d’éviter d’avoir à le faire dans la guerre. On aurait pu y penser avant. Cela aurait peut-être évité l’invasion de l’Ukraine d’avoir été un peu plus solide et ferme avant, mais l’évolution européenne dans ce sens est considérable et mérite d’être saluée.

France. Quels enjeux de défense et de sécurité aux élections européennes 2024 ?

France. Quels enjeux de défense et de sécurité aux élections européennes 2024 ?

Par Gaspard Bailloux – Diploweb – publié le  6 juin 2024  

https://www.diploweb.com/France-Quels-enjeux-de-defense-et-de-securite-aux-elections-europeennes-2024.html


L’auteur s’exprime en son nom propre. Ancien élève de classe préparatoire littéraire du lycée Lakanal, Gaspard Bailloux est diplômé d’une licence d’histoire de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et d’un Master 1 de science politique de l’Université Paris-Saclay. Passionné par la géopolitique et l’histoire, il réalise actuellement une année de césure où il a pu acquérir une expérience en ambassade et à l’Institut de Recherche stratégique de l’École militaire en tant que stagiaire.

Bien que le Parlement européen n’ait qu’un droit de regard dans l’élaboration ou la mise en œuvre de la politique de défense et de sécurité commune (PSDC), les députés européens et les groupes politiques abordent régulièrement des questions de défense et de sécurité. La relance de la guerre en Ukraine a joué depuis 2022 un rôle d’accélérateur dans la mise à l’ordre du jour de ces sujets. Lors de la campagne électorale pour les élections européennes de juin 2024, les candidats français ont débattu de ces enjeux de souveraineté sur lesquels se cristallisent des visions divergentes de l’Union européenne (UE), mais les débats font aussi apparaître des convergences sur la défense et la sécurité. Lesquelles ?

Les élections européennes du 8 et 9 juin 2024 peuvent fortement influencer l’action de l’UE pour les années à venir dans le domaine de la sécurité et de la défense. La future composition du Parlement européen (PE) jouera un rôle clef dans l’architecture de la prochaine Commission avec le principe du Spitzenkandidat. Chaque parti politique européen désigne une tête de liste  ; celle du parti qui remporte le plus de voix aux élections devient le candidat soumis par le Conseil de l’UE au vote du Parlement européen pour l’élection de la présidence de la Commission.

La défense et la sécurité dans la campagne électorale 2024

La santé (41%), la guerre (38%), le pouvoir d’achat (24%) et l’environnement (24%) constituent les principales préoccupations des citoyens européens, d’après les résultats du sondage réalisé par BVA Xsight [1] pour un consortium de médias européens dans les 27 pays membres. 72% des Européens sont favorables à une politique commune en matière de défense. Dans le contexte français de la campagne électorale, les sujets de sécurité et de défense occupent également une place importante. Les discours des candidats reposent sur une opposition structurante entre ceux qui considèrent la défense quasi uniquement comme un domaine relevant de la souveraineté nationale (RN, R ! , PC) [2] et ceux qui défendent une politique européenne en la matière (EELV, RE, PS, LR) [3]. La défense européenne est l’un des sujets qui divise le plus tant dans son principe que dans les modalités de sa mise en œuvre.

Le renforcement de la défense européenne après l’invasion de l’Ukraine

Après l’échec de la Communauté européenne de défense (CED) en 1954, la question de la défense européenne est restée un défi à traiter. À partir de Maastricht (1993), l’UE s’est dotée d’une politique étrangère et de sécurité commune (PESC), puis d’une politique de sécurité et de défense commune (PSDC) avec Lisbonne (2009). Après la relance de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, l’UE a renforcé la défense européenne. La boussole stratégique, dont la version finale a été adoptée par le Conseil européen le 22 mars 2022, est venue définir les grandes orientations de la sécurité et de la défense européenne jusqu’en 2030. Cette volonté s’est concrétisée dans le soutien financier et militaire à l’Ukraine avec la Facilité européenne pour la paix, le lancement d’une mission d’assistance militaire de l’UE (EUNAM), ou encore l’acquisition conjointe de matériels militaires destinés à l’Ukraine.

Le rôle limité du Parlement dans le domaine de la défense et de la sécurité

Le Parlement européen (PE), dépourvu d’un pouvoir d’initiative, dispose d’une influence limitée en matière de défense et de sécurité. Il n’a pas de rôle direct dans l’élaboration et la mise en œuvre de la PSDC, mais dispose d’un pouvoir indirect grâce à sa compétence budgétaire. La sous-commission « sécurité et défense » (SEDE) dépend administrativement et politiquement de la commission des affaires étrangères (AFET) et son activité se limite principalement à la promulgation de résolutions. La SEDE fait également face à des conflits de compétences entre les différentes commissions parlementaires, les sujets liés à l’industrie de la défense relevant systématiquement de la commission de l’industrie, de la recherche et de l’énergie (ITRE).

Certains partis politiques français (RE, PS, EELV, LFI) proposent d’étendre les pouvoirs du PE en lui conférant un droit d’initiative législative (actuellement, compétence exclusive de la Commission) qui pourrait également s’étendre aux sujets de la PSDC et de la PESC. EELV souhaite que le PE obtienne un pouvoir de supervision sur la PSDC. À l’inverse, la compétence de la SEDE n’est pas évoquée dans le débat français. Pourtant, par le biais de la présidente de la SEDE, Mme Nathalie Loiseau, le groupe RE œuvre pour la faire évoluer en une commission de plein exercice qui s’attribuerait les sujets de l’industrie de la défense.

Les enjeux de la stratégie industrielle européenne de défense

La stratégie industrielle européenne de défense, domaine dans lequel l’UE dispose d’une compétence d’appui, rassemble les partis français sur la nécessité de combler le déficit capacitaire européen, mais divise sur l’échelon (national ou européen) à privilégier pour y remédier. Le besoin de produire des armes dans les pays de l’UE, qui a fait l’objet d’un consensus européen après l’invasion de l’Ukraine, est un autre point de convergence. Dans ce cadre, grâce à ses compétences budgétaires, le PE peut jouer un rôle non négligeable sous la forme de subventions et d’investissements. LR propose de tripler le budget du Fonds Européen de Défense de 8 à 25 milliards (sur la période 2021-2027) tandis que RE et le PS proposent d’investir 100 milliards d’euros durant la prochaine mandature. Cette stratégie industrielle passe par un protectionnisme assumé sur le secteur des industries de la défense et une préférence européenne dans l’achat commun de matériels. Cette politique marque un profond changement de logique par rapport à celle, fondée sur le libéralisme et la libre concurrence, qui a guidé la construction économique européenne.

L’influence des élections sur l’architecture et la stratégie de l’UE

L’élection de la présidente de la Commission et la validation des Commissaires européens par le PE seront des facteurs qui élèveront ou, au contraire, réduiront le niveau d’ambition de la stratégie de l’UE. La montée des partis eurosceptiques et populistes en Europe fait peser le risque d’un ralentissement de l’intégration sur ces sujets, voire d’un virage stratégique complet avec la possibilité d’un changement de coalition [4]. Le parti populaire européen (PPE) pourrait constituer une majorité alternative sur certains sujets avec le groupe des conservateurs et réformistes européens (ECR) de Mme Giorgia Meloni, présidente du Conseil des ministres d’Italie.

Le conseil de l’UE et la Commission européenne au cœur des débats

En dehors du PE, le Conseil de l’UE et la Commission européenne font aussi l’objet de débats dans la campagne électorale sur l’étendue de leur rôle en matière de défense et de sécurité.

Concernant le fonctionnement du Conseil de l’UE, le passage à la majorité qualifiée [5] sur les questions de politique étrangère et de sécurité est mis en avant par RE, EELV et le PS afin de rendre l’UE plus démocratique et d’éviter les blocages récurrents. En revanche, cette fin du « droit de véto » est vue comme une ligne rouge pour LR, le RN, R ! et le PC, tandis que LFI souhaite y mettre un terme uniquement pour « les sanctions ciblées contre les personnes responsables de violations des droits humains » (voir programme LFI).

Concernant la Commission européenne, la volonté de sa présidente, Mme Ursula von der Leyen (en cas de reconduction de son mandat) de défendre la création d’un poste de Commissaire Européen à la Défense, divise entre ceux qui veulent éviter tout élargissement des prérogatives de la Commission (R ! , RN, LR, LFI, PC), et ceux qui considèrent qu’elle permettrait de mener plus efficacement la stratégie européenne (EELV, PS). Cette décision dépendra des équilibres de l’architecture de la prochaine Commission et pourrait peser en faveur de l’évolution de la SEDE.

L’influence des positions vis-à-vis de l’OTAN sur les positions vis-à-vis de la défense européenne

Les positions des partis sur la question de la défense européenne sont étroitement associées à leurs positions sur l’OTAN. Pour certains (PC, LFI, RN, R !), l’Alliance est d’abord perçue comme dominée par les États-Unis, lesquels ne partagent pas les intérêts de la France ou de l’UE. Cette posture se manifeste par exemple par le souhait de sortir du commandement intégré (proposition du Parti Communiste) ou de rejeter les références à la coopération avec l’OTAN dans le cadre de l’UE (proposition de LFI). À contrario, la boussole stratégique rappelle l’importance de l’OTAN, qui est le principal instrument de coopération et de défense territoriale de l’Europe (grâce aux procédures communes qui assurent l’interopérabilité des forces des États membres), et la nécessité de bâtir une défense européenne complémentaire de l’Alliance. Ce rappel souligne le décalage entre le débat français et la position de certains alliés européens comme l’Allemagne ou les pays de l’Est qui conçoivent leur sécurité d’abord par le prisme otanien. Face à cet état de fait européen et dans le contexte d’un pivot américain vers l’Asie, le PS et EELV proposent de continuer à s’investir dans l’Alliance pour, à terme, transférer ces missions de défense territoriale collective à l’UE une fois les capacités européennes suffisamment développées. LR et RE défendent l’idée d’un pilier européen de l’Otan, c’est-à-dire, un investissement suffisant des Européens pour assurer leur sécurité avec l’appui des États-Unis et bâtir la défense européenne à partir de ce cadre déjà établi et fonctionnel. Cela passe notamment par des efforts budgétaires dans le but d’atteindre l’objectif de 2 % minimal du PIB consacré par an aux dépenses de défense convenu en 2014 par les chefs d’État et de gouvernement des pays de l’OTAN.

Vers une « armée européenne » ?

Quant à la création d’une « armée européenne », une ligne rouge d’atteinte à la souveraineté nationale pour LFI, PC, RN, R !, seule EELV, qui revendique s’inscrire dans une approche fédéraliste de l’UE, soutient sa création. Le PS et RE soutiennent la mise en place d’une « capacité de déploiement rapide de l’UE, qui […] permettra de déployer rapidement jusqu’à 5000 militaires » [6] pour des missions de maintien de la paix, telle que prévue par la boussole stratégique. Les LR défendent dans leur programme, quant à eux, la création d’une « force mobile permanente de protection civile ».

Derrière ce débat récurrent, se posent de nombreuses problématiques institutionnelles et opérationnelles. Après son intégration dans la boussole stratégique en 2022, ce projet se concrétisera-t-il enfin lors de la prochaine mandature ?

Copyright 6 juin 2024-Bailloux/Diploweb


[1] Étude BVA x ARTE : Concerns and global perception of the EU citizens, 2024.

[2] Rassemblement National, Reconquête, Parti Communiste.

[3] Europe Écologie Les Verts, Renaissance, Parti Socialiste, Les Républicains.

[4] Brack, N. et Marié, A. « Une poussée à droite aux élections conduirait-elle à un changement de la coalition centrale au Parlement européen ? », Policy Paper n. 300, Institut Jacques Delors, avril 2024

[5] C’est-à-dire si 55% des États membres, soit 15 sur 27, votent pour, et si la proposition est soutenue par des États membres représentant au moins 65% de la population totale de l’UE (procédure en vigueur depuis le 1ᵉʳ novembre 2014).

[6] Une boussole stratégique en matière de sécurité et de défense, Conseil de l’Union européenne, 2022.

L’Algérie doit plus à la France que la France à l’Algérie

L’Algérie doit plus à la France que la France à l’Algérie

                                          GUERRE D’ALGERIE : Soldats de l’A.L.N. en Kabylie en avril 1962

 

par Bernard Lugan* – Revue Conflits – publié le 1er juin 2024

https://www.revueconflits.com/lalgerie-doit-plus-a-la-france-que-la-france-a-lalgerie/


Madame Rima Hassan, candidate LFI aux élections européennes, vient d’oser déclarer que « La France rende à l’Algérie ce qui lui appartient ». Or, si madame Rima Hassa avait un minimum de culture, pour ne pas parler de simple décence, elle devrait tout au contraire crier « Vive l’Algérie française », tant ce pays doit en effet tout à la France. Jusqu’à son nom qui lui fut donné par elle en 1839…

Article original paru dans L’Afrique réelle.

Au moment de l’indépendance de juillet 1962, tout ce qui existait en Algérie y avait en effet été construit par la France à partir du néant, dans un pays qui n’avait jamais existé puisqu’il était directement passé de la colonisation turque à la colonisation française. Ce fut en effet la France qui créa l’Algérie en lui donnant ses frontières. Des frontières qui, à l’Ouest, furent tracées en amputant territorialement le Maroc. Le Tidikelt, le Gourara, le Touat, Tindouf, Colomb Béchar etc. furent ainsi arrachés au Maroc pour être généreusement offerts à Algérie française dont l’Algérie algérienne est l’héritière directe. Une héritière qui, sans le moindre remords, a conservé le legs exorbitant fait par la France aux dépens du Maroc.
Une Algérie que la France ouvrit vers le Sud en lui offrant un Sahara qu’elle n’avait, et par définition, jamais possédé puisqu’elle n’avait jamais existé. Une réalité historique résumée en une phrase par le général de Gaulle : « […] Depuis que le monde est monde, il n’y a jamais eu d’unité, ni, à plus forte raison, de souveraineté algérienne. Carthaginois, Romains, Vandales, Byzantins, Arabes syriens, Arabes de Cordoue, Turcs, Français, ont tour à tour pénétré le pays sans qu’il y ait eu à aucun moment, sous aucune forme, un État algérien » (Charles de Gaulle, 16 septembre 1959, déclaration à la RTF).

Dans l’ancienne Régence turque d’Alger, l’ouest reconnaissait l’autorité spirituelle du sultan du Maroc. Ce dernier avait d’ailleurs un représentant, un khalifat, dans la région, l’un d’entre eux ayant été le propre père d’Abd el-Kader. Quant à l’Est, il était tourné vers Istanbul. Nulle part, la prière n’était donc dite au nom d’un chef « algérien » car, à l’époque, la « nation algérienne » n’existait pas puisqu’il s’agissait d’un « non concept ».

Ferhat Abbas (1899-1985), l’ancien chef du GPRA écrivit lui-même en 1936 : « Si j’avais découvert la nation algérienne, je serais nationaliste […] je ne mourrai pas pour la patrie algérienne parce que cette patrie n’existe pas. Je ne l’ai pas découverte. J’ai interrogé l’histoire, j’ai interrogé les morts et les vivants ; j’ai visité les cimetières : personne ne m’en a parlé… ».
En 1962, la France légua à sa « chère Algérie » selon la formule de Daniel Lefeuvre, un héritage composé de 54 000 kilomètres de routes et pistes (80 000 km avec les pistes sahariennes), de 31 routes nationales dont près de 9 000 kilomètres étaient goudronnés, de 4 300 km de voies ferrées, de 4 ports équipés aux normes internationales, de 23 ports aménagés (dont 10 accessibles aux grands cargos et dont 5 qui pouvaient être desservis par des paquebots),  de 34 phares maritimes, d’une douzaine d’aérodromes principaux, de centaines d’ouvrages d’art (ponts, tunnels, viaducs, barrages etc.), de milliers de bâtiments administratifs, de casernes, de bâtiments officiels, de 31 centrales hydroélectriques ou thermiques, d’une centaine d’industries importantes dans les secteurs de la construction, de la métallurgie, de la cimenterie etc., de milliers d’écoles, d’instituts de formations, de lycées, d’universités avec 800 000 enfants scolarisés dans 17 000 classes (soit autant d’instituteurs, dont deux-tiers de Français), d’un hôpital universitaire de 2 000 lits à Alger, de trois grands hôpitaux de chefs-lieux à Alger, Oran et Constantine, de 14 hôpitaux spécialisés et de 112 hôpitaux polyvalents, soit le chiffre exceptionnel d’un lit pour 300 habitants.

Sans parler du pétrole découvert et mis en exploitation par des ingénieurs français. Ni même d’une agriculture florissante laissée en jachère après l’indépendance. À telle enseigne qu’aujourd’hui l’Algérie doit importer jusqu’à du concentré de tomate, des pois chiches et même de la semoule pour le couscous. Quant à sa seule exportation agricole, celle de ses succulentes dattes, elle ne sert même pas à compenser ses achats de yaourts fabriqués à l’étranger.

Or, tout ce qui existait en Algérie en 1962 avait été payé par les impôts des Français. En 1959, l’Algérie engloutissait ainsi 20% du budget de l’État français, soit davantage que les budgets additionnés de l’Éducation nationale, des Travaux publics, des Transports, de la Reconstruction et du Logement, de l’Industrie et du Commerce !  Pour la France, le fardeau algérien était donc devenu impossible à porter car, en soulageant les misères, en soignant, en vaccinant et en faisant reculer la mortalité infantile, elle avait créé les conditions de la catastrophe comme l’a écrit René Sédillot en 1965 : « [En Algérie], la colonisation française a poussé l’ingénuité – ou la maladresse- jusqu’à favoriser de son mieux les naissances : non seulement par le jeu des allocations familiales, mais aussi par la création d’établissements hospitaliers destinés à combattre la stérilité des femmes. Ainsi, les musulmanes, lorsqu’elles redoutaient d’être répudiées par leurs maris, faute de leur avoir donné des enfants, trouvaient en des centres d’accueil dotés des moyens les plus modernes tout le secours nécessaire pour accéder à la dignité maternelle ».

Chaque année à partir du lendemain du second conflit mondial, 250 000 naissances étaient ainsi comptabilisées en Algérie, soit un accroissement de 2,5 à 3% de la population, d’où un doublement tous les 25 ans. Or, la France s’était elle-même condamnée à nourrir ces bouches nouvelles et à créer ensuite autant d’emplois puisqu’elle considérait l’Algérie comme une de ses provinces, au même titre que la Bretagne ou que l’Alsace… En 1953, comme les recettes locales ne permettaient plus de faire face aux dépenses de fonctionnement, l’Algérie fut en faillite. Au mois d’août 1952, anticipant en quelque sorte la situation, le gouvernement d’Antoine Pinay (8 mars 1952-23 décembre 1952), demanda au parlement le vote de 200 milliards d’impôts nouveaux, tout en étant contraint de faire des choix budgétaires douloureux. Pour aider encore davantage l’Algérie il fallut alors faire patienter la Corrèze et le Cantal. L’addition des chiffres donne le vertige : durant les seuls 9 premiers mois de 1959 les investissements en Algérie atteignirent 103,7 milliards de crédit dont 71,5 milliards directement financés par le Trésor français. De 1950 à 1956 la seule industrie algérienne reçut, hors secteur minier, en moyenne 2 395 millions anciens francs annuellement. En 1959 et en 1960 cette somme atteignit en moyenne 5 390 millions (Lefeuvre, 2005).

Entre 1959 et 1961, pour le seul plan de Constantine, les industries métropolitaines investirent 27,40 milliards d’anciens francs, gaz et pétrole non compris. La France s’est donc ruinée en Algérie alors qu’elle n’y avait aucun intérêt économique réel. Qu’il s’agisse des minerais, du liège, de l’alpha, des vins, des agrumes etc., toutes les productions algériennes avaient des coûts supérieurs à ceux du marché international. Or, toujours généreuse, la France continua d’acheter à des cours largement supérieurs au marché des productions qu’elle avait déjà largement payées puisqu’elle n’avait jamais cessé de les subventionner !

Au bilan, l’Algérie a donc été placée sous « assistance respiratoire » par la France qui n’a cessé de l’alimenter artificiellement. Année après année, la France remplissait donc le « tonneau des Danaïdes », algérien, nourrissant les bouches nouvelles, bâtissant hôpitaux, écoles, routes, ponts et tentant de créer artificiellement des milliers d’emplois. Non seulement la France n’a donc pas pillé l’Algérie, mais, plus encore, c’est elle qui serait fondée à lui « présenter la facture ». En effet, les demandes de Madame Rima Hassan ne valent pas davantage que celles faites au mois de janvier 2021 quand les médias officiels algériens exigèrent de la France un « dédommagement » pour le « pillage » du fer « algérien » qui, selon eux, aurait servi à fabriquer la Tour Eiffel !!! Or, le minerai de fer ayant servi à édifier l’emblématique monument fut extrait de la mine de Lurdres en Lorraine, département de Meurthe-et-Moselle. Quant aux pièces métalliques composant la Tour, elles sont, comme ses visiteurs peuvent le constater, estampillées à la marque des aciéries de Pompey, également en Lorraine, là où elles furent fondues.

Au verbe et à l’idéologie, l’histoire oppose donc les faits. Des faits qui font l’objet de mon livre argumentaire Algérie, l’Histoire à l’endroit.

*Universitaire, professeur à l’École de Guerre et aux Écoles de Saint-Cyr-Coëtquidan. Expert auprès du TPIR (Tribunal pénal international pour le Rwanda). Directeur de la revue par internet L’Afrique réelle.

Décès du président Ebrahim Raïssi : quelles perspectives politiques et internationales pour la République islamique d’Iran ?

Décès du président Ebrahim Raïssi : quelles perspectives politiques et internationales pour la République islamique d’Iran ?

Les disparitions du président et du ministre des Affaires étrangères iranien le 19 mai 2024 dans un accident d’hélicoptère sont venues secouer le pays. Dans un contexte de déstabilisation régionale et de regains de tensions notamment avec Israël, l’élection d’un nouveau président s’impose et le décès d’Ebrahim Raïssi vient également questionner les futures perspectives du  Guide suprême Ali Khameini pour le pays. Quelles réactions le décès du président a-t-il suscité au sein de la population iranienne ? À l’horizon des élections présidentielles qui se tiendront le 28 juin prochain, quelles sont les perspectives politiques et géopolitiques pour l’Iran ? Éléments de réponse avec Thierry Coville, chercheur à l’IRIS.

Comment a été reçue en Iran l’annonce de la mort d’Ebrahim Raïssi et de ses circonstances ? Que doit-on retenir de sa présidence ?

L’annonce du décès du président Ebrahim Raïssi, le 19 mai 2024, après un accident d’hélicoptère en Iran dans la province de l’Azerbaïdjan oriental, a été un choc politique, comme cela se serait passé dans n’importe quel pays où un incident similaire aurait eu lieu. Les premières réactions des autorités et notamment du Guide Ali Khameini ont été d’assurer qu’il n’y aurait pas de conséquences sur la gestion du pays. Le premier vice-président, Mohamed Mokhber a été nommé pour assurer l’intérim en attendant de nouvelles élections présidentielles fin juin 2024. On peut noter que ce dernier a été le directeur d’une des plus importantes fondations (bonyads) d’Iran, Setad Edjrâi Farman Imam, à savoir des organismes parapublics qui possèdent de nombreuses entreprises, ne paient pas d’impôts et ne rendent de compte qu’au Guide. Cette nomination confirme donc le poids économique et politique de ce secteur parapublic (regroupant les bonyads et les entreprises travaillant pour les Pasdarans) dans la République islamique d’Iran. Par ailleurs, une enquête a été lancée par le Chef d’état-major des forces armées, Mohamad Bâqeri, pour déterminer les causes de cet accident. Tout ce que l’on peut dire à ce sujet est que la flotte aérienne iranienne civile et militaire est vieillissante (l’une des plus « vieilles » du monde …) : les sanctions américaines limitent les capacités d’achat de l’Iran d’avions et de pièces de rechange. On rappellera que les sanctions américaines empêchent les achats d’Airbus par l’Iran puisqu’au moins 10 % des composants de cet avion sont fabriqués aux États-Unis. Il y a donc un vrai risque pour la sécurité des passagers : l’Aviation Safety Network notait en 2022 qu’il y avait eu près de 1 800 accidents depuis la révolution.

Ebrahim Raïssi s’est montré durant sa présidence comme un fidèle exécutant des directives du Guide Ali Khameini. Contrairement aux présidents précédents, il n’y a pas un seul moment où l’on a pu noter un semblant de désaccord entre le Guide et Ebrahim Raïssi. Évidemment, on retiendra du président qu’il a mené une répression féroce du mouvement de protestation « Femmes, vie, liberté » en 2022 (avec plus de 500 personnes tuées du côté des manifestants), et qu’il a été incapable d’apporter une réponse autre que sécuritaire à cette crise. Cette répression a accentué les « fractures » dans la société iranienne et explique qu’un certain nombre de personnes, notamment des membres des familles des victimes de cette répression, se soient ouvertement réjouies du décès du président. D’autres critiques portent plutôt sur sa politique économique. En effet, Ebrahim Raïssi s’est fait élire en promettant qu’il allait améliorer la situation économique de l’Iran et en expliquant que l’ancien président, Hassan Rohani, avait tort de lier toutes les difficultés de l’économie iranienne à la réimposition des sanctions américaines après la sortie de Donald Trump de l’Accord en 2018. Or, en dépit de ces promesses, l’inflation est restée très forte en Iran depuis son élection : elle a été proche de 50 % depuis 2021 pour toutefois ralentir à près de 30 % début 2024. Ebrahim Raïssi s’est donc trouvé en porte-à-faux par rapport à son discours pré-électoral pour finalement constater qu’il ne pouvait pas vraiment réduire l’inflation tant que les sanctions américaines étaient en place. On peut également reprocher au président iranien des erreurs en termes de politique économique comme la suppression des subventions de change liées aux importations de produits essentiels en 2022 (blé, huile, médicaments), ce qui a conduit à accélérer une inflation déjà élevée.

À quelles conséquences politiques doit-on s’attendre en Iran alors qu’Ebrahim Raïssi était « pressenti » pour succéder à l’Ayatollah Khamenei et que des élections seront organisées le 28 juin prochain ?

Il faut rester prudent à ce sujet. Certes, Ebrahim Raïssi était cité comme l’un des candidats possibles pour prendre la succession du Guide Ali Khameini. D’un autre côté, il n’était pas le seul. Certains estiment en outre que son « mauvais » bilan sur le plan économique en tant que président a pu peser sur sa crédibilité en tant que futur remplaçant du Guide. D’autre part, depuis la révolution de 1979, on a souvent évoqué certaines personnalités comme étant de possibles successeurs du Guide pour constater que ces mêmes personnes étaient tombées en disgrâce quelque temps après. Ce qui est sûr est que la succession du Guide Ali Khameini, quand elle interviendra, sera un évènement majeur de la scène politique iranienne. On peut noter à ce sujet que l’Assemblée des Experts, dont la mission est notamment de choisir le nouveau Guide et dont Ebrahim Raïssi était l’un des membres, vient de tenir sa première réunion après les élections de mars 2024 qui en ont défini sa nouvelle composition. Tous ses membres se rejoignent sur une ligne politique radicale défendant avant tout le principe de Velayat-eh faqih (la supériorité du religieux sur le politique) et que toutes les personnalités ne remplissant pas cette condition, comme l’ancien président Hassan Rohani, en ont été écartées.

En ce qui concerne les prochaines élections présidentielles, tout va dépendre des choix qui vont être faits par le Guide Ali Khameini. S’il considère que la stratégie globale du pays doit rester la même, il va, dans ce cas, favoriser la candidature d’un profil semblable à celui d’Ebrahim Raïssi, c’est-à-dire d’un radical qui poursuivra les politiques menées précédemment, notamment en matière de répression et du contrôle du voile obligatoire pour les femmes. Sinon, il peut penser que la situation de crise politique que connait l’Iran depuis 2022 ne doit pas perdurer et qu’il faut donc nommer une personnalité capable d’avoir une approche un peu plus pragmatique pouvant limiter la cassure entre le pouvoir et une grande partie de la société tout en maintenant le dialogue en cours avec les États-Unis sur les conflits régionaux et le nucléaire. Dans tous les cas, le futur président sera proche de la ligne radicale défendant le Velayat-eh faqih.

Dans un climat régional particulièrement tendu, un changement de présidence peut-il réellement amener à une fragilisation de l’Iran sur la scène internationale et accroitre l’instabilité actuelle au Moyen-Orient ?

Cela demeure peu probable. La stratégie régionale de l’Iran est d’abord définie par Ali Khameini et ses conseillers. D’ailleurs, Ali Bagheri Kani, qui a été nommé pour assurer l’intérim après le décès d’Hossein Amir Abdollahian, le ministre des Affaires étrangères (également mort dans cet accident d’hélicoptère), peut être considéré comme faisant partie de ce courant défendant la Velayat-eh faqih et l’ « Axe de résistance ». Il a été directeur de campagne de Said Djalili, une personnalité connue de cette mouvance lors des élections présidentielles de 2013. Il était également en charge dans le gouvernement de Raïssi des négociations sur le nucléaire, ce qui montre à quel point ce dossier reste important pour l’Iran.

La stratégie internationale de l’Iran va rester marquée par l’objectif de défendre l’Axe de résistance tout en renforçant progressivement les liens auparavant distendus avec des pays du Conseil de coopération du Golfe comme l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, et le Koweït. Sur la scène internationale, la priorité est notamment de maintenir des contacts avec les États-Unis, notamment pour limiter les risques de « dérapage » des conflits dans la région et dans l’optique de « futures » négociations sur la question du nucléaire. On peut noter à ce sujet que tous les dirigeants de cet « Axe de résistance » étaient présents lors des funérailles d’Ebrahim Raïssi à Téhéran et que l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, et le Koweït y avaient envoyé leurs ministres des Affaires étrangères.

Comment l’Europe du Sud a préparé sa propre submersion

Comment l’Europe du Sud a préparé sa propre submersion

par Tawfik Bourgou* – CF2R – publié le 16 mai 2024

https://cf2r.org/tribune/comment-leurope-du-sud-a-prepare-sa-propre-submersion/


*Politologue. Maître de Conférences habilité à diriger des recherches, Université Jean Moulin Lyon 3. Membre du Conseil Scientifique du CF2R

 

 

La création d’un « Hot Spot » en Tunisie et la labellisation de pays « sûrs » mises en œuvre par les pays européens, ou ceux de l’Union européenne, ne sont qu’un indicateur des impacts négatifs et dévastateurs des politiques occidentales dans sa proche périphérie au cours des treize dernières années. En agissant à la remorque des États-Unis, les Européens ont créé les conditions de leur propre submersion. Car en effet, s’il n’y avait pas eu ingérences destructrices dans la proche périphérie de l’Europe, les « Hot spots » n’auraient jamais été nécessaires.

Ce tragique aboutissement s’explique par une suite de fautes stratégiques commises par les occidentaux en dépit du bon sens, qui ont produit un effet boomerang auquel ne croyait pas les auteurs des ingénieries dévastatrices. Cet aboutissent augure d’un épisode encore plus dangereux pour l’Europe du Sud.

Immigrations massives déjà à l’œuvre, terrorismes, arrivée au pouvoir dans les pays de la périphérie des islamistes proches des Frères musulmans notoirement anti-occidentaux… tous ces évènements sont, au moins partiellement, les contrecoups de mauvaises politiques occidentales, principalement américaines, dans la proche périphérie de l’Europe, spécialement sur son flanc sud et sur sa frontière orientale – au Moyen-Orient, du Liban au le croissant fertile, jusqu’à la frontière de l’Iran.

Tout au long d’une dorsale qui va du Golfe arabo-persique jusqu’à la Mauritanie, on assiste à une suite de déflagrations dues à des ingérences souvent volontaires, mal calculées, et mal maitrisées. Certaines répondaient à une stratégie d’homogénéisation d’espaces que les « grands » stratèges occidentaux ne connaissaient même pas, ou à peine à travers de simples lectures de vulgarisation. Ce fut le cas au lendemain des évènements de 2010-2011, lorsque, sous influence des Frères musulmans, les États-Unis entreprirent de créer une zone contrôlée par la confrérie de l’Égypte à la Tunisie, supposé faire jonction symboliquement avec la Turquie de l’AKP.

A l’arrière de ce corridor qui n’a jamais pu se concrétiser, on observe un espace se caractérisant par des guerres, de destructions d’États, l’affaiblissement de sociétés et de remparts politiques annonçant une possible submersion de l’Europe du Sud à brève échéance.

Des fautes stratégiques certes, mais aussi certains agissements calculés ont produit ces effets dévastateurs et ont conduit à affaiblir durablement des alliés et à faire disparaitre d’anciens supplétifs et vassaux.

Pendant que les regards sont dirigés vers l’Ukraine et le Moyen-Orient, une montée des troubles subsahariens est en train d’avaler l’Afrique du Nord et le Maghreb, en particulier deux pays situés à quelques encablures de l’Europe : la Libye et la Tunisie. Les ingérences calculées, entre 2010 et 2024, sont l’action la plus immorale de l’histoire diplomatique et militaire de ces vingt-cinq dernières années. Elles sont à la source d’un dangereux processus qui va impacter l’Europe du Sud.

Dans ce processus, actions volontaires, faiblesses et vulnérabilités se sont combinées et se sont renforcés. Certaines sont dues à d’anciennes situations locales, mais le détonateur a été les désastreuses actions américaines menées entre 2003 et 2024 dans la proche périphérie de l’Europe du Sud. Ces ingérences, menées au nom de la « démocratisation », entre 2010 et 2024, ont abouti à des désastres économiques, politiques, sociaux et menacent de faire disparaitre plusieurs pays. « State Building » et « Democracy Building » ont engendré des zones grises, l’apparition de mafias, le développement des trafics de drogues et d’êtres humains, une dégradation des conditions de vie des populations et l’apparition de dictatures ouvertement anti-occidentales. Un désastre régional passé sous silence.  

Ces actions ont également entrainé une fragilisation de l’Europe Sud. L’Italie, la France, l’Espagne, feignent de ne pas voir les signes avant-coureurs d’un effondrement possible de la Tunisie, affaiblie par le jeu des États-Unis, du Qatar, de la Turquie, de l’Algérie et des milices libyennes. Son affaiblissement est surtout dû à la montée vers le nord des troubles subsahariens. La Tunisie est aujourd’hui confrontée à une invasion venant du sud qui remonte vers la côte méditerranéenne, en forçant tous les passages vers la Tunisie, via ses frontières avec l’Algérie et la Libye.

Nous assistons de facto à la submersion de l’Afrique du Nord par les migrants subsahariens fuyant les troubles politiques et ethnoreligieux de leurs pays d’origine. Le phénomène s’est accéléré en Tunisie ces dernières semaines, ce qui montre un délitement de tout le système frontalier. Plus rien ne peut bloquer la montée vers le nord des populations provenant d’un bassin démographique subsaharien de quelques centaines de millions. Si la Tunisie cède, cette masse humaine se déversera sur les côtes de la Méditerranée du Sud, face à la Sicile.

C’est désormais une question de temps. On observe que rien n’arrête désormais le passage des migrants remontant du Niger, du Soudan, de la Côte d’Ivoire, de Cameroun.

A l’est, l’Algérie, n’entrave pas leur passage à travers son territoire vers la Tunisie, et les milices libyennes le facilitent même, à l’Ouest, en lien avec les mafias tunisiennes.

Pour avoir affaibli la Tunisie et la Libye, pour avoir indirectement participé à la destruction de leurs économies, les États-Unis, mais surtout les pays d’Europe du Sud, se trouvent désormais face à une digue qui menace de lâcher, à un flux humain qui peut les impacter immédiatement et durablement. Un mouvement migratoire de même niveau, sinon plus important, que celui qui menace les Etats-Unis à partir du Mexique.

Six fautes stratégiques occidentales expliquent le naufrage actuel et annoncent une prochaine déflagration de dimension mondiale.

 

  1. Un pacte faustien avec l’islam politique

Le premier acte de cette longue suite de fautes stratégiques a certainement été le pacte signé avec les moudjahidines afghans il y a environ quarante-cinq ans, par l’intermédiaire des Saoudiens et des Pakistanais. Les États-Unis croyaient naïvement, rééditer ce qu’ils avaient déjà fait dans les guerres asiatiques qui consistait à se rapprocher de groupes armés luttant contre le même adversaire, et à leur fournir les moyens d’augmenter l’efficacité de leur action contre leur ennemi commun. On se rappellera longtemps de la tirade de Brzezinski s’adressant aux rebelles afghans leur affirmant qu’ils se battaient pour Dieu. A l’époque il n’avait pas précisé de quel Dieu il s’agissait.

Le résultat a été un pacte faustien avec tous les islamismes et surtout une appétence particulière pour les montages d’actions de guerres hybrides à la périphérie de l’URSS. C’est à la faveur de cet épisode qu’on découvre un modèle d’intervention qui sera par la suite dupliqué sur d’autres théâtres : une troupe combattante hétéroclite, un pays qui finance la guerre et un pays frontalier de la zone de conflit par lequel transite la logistique et qui, via ses élites au pouvoir, est autorisé à prélever sa dime. Une corruption s’installe ainsi, profitant de la zone grise toute proche. L’armée pakistanaise a été un des acteurs qui a le plus profité matériellement de la proximité de la guerre soviéto-afghane (1979-1989). A parti des années 2010, le parti tunisien Ennahdha a profité lui aussi de la manne qui passait par le sud de la Tunisie en direction de rebelles libyen de l’islamiste terroriste Abdelhakim Bel Haj, ancien pensionnaire de Guantanamo, grimé en démocrate pour les besoins de l’accommodement washingtonien avec l’islam politique. Ces bases-arrières de logistique et de renseignement se muent toujours en zones mafieuses et finissent toujours par gangrener tout un pays. La Tunisie est un exemple de plus.

L’implantation de mafias sur la frontière tunisienne est due à l’afflux de fonds et de matériels payés par le Qatar sur demande américaine et avec l’aide de pays européens. La fin de la guerre directe en Libye a laissé place à un système criminel qui a démoli l’économie du sud de la Tunisie, qui l’a intégrée dans les réseaux de l’immigration clandestine, dans l’économie du terrorisme et, plus récemment, dans celles du trafic des drogues dures qui submergent le pays depuis le golfe de Guinée.

L’Arabie saoudite et le Pakistan furent les premiers acteurs de ce modèle que les États-Unis vont dupliquer ensuite en Afghanistan avec l’État taliban. Ce sont les mouvements armés par Washington à l’occasion de ces guerres hybrides, qui sont au moins partiellement, derrière les attaques d’Al-Khobar (1996) de l’USS Cole (2000) et du 11 septembre 2001. Pourtant, cette méthode sera réutilisée en Syrie pour démolir le régime de Bachar Al Assad. La Jordanie et la Turquie ont en cette occasion servi de bases-arrières, les riches régimes du Golfe ont financé l’opération et la Tunisie a fourni la chair à canon. Ce pays a ainsi été offert aux islamistes par l’administration Obama. Mais ce mode d’action a échappé à ses créateurs et s’est reproduit à l’infini, notamment au Sahel où il vient de se reconstituer après les départs de la France et des États-Unis et commence à avancer dans le sillage des vagues migratoires subsahariennes vers l’Afrique du Nord et spécialement la Tunisie.

Sans le pacte faustien avec l’islam politique djihadiste, il n’y aurait pas eu le 11 septembre 2001, ni les attaques de Paris et de Nice. Ce modèle s’est retourné contre ses initiateurs, ainsi que l’illustre le chaos régnant au Yémen, au Soudan, en Libye, dans le Sahel et au Mali. Son prolongement vers l’espace occidental ne saurait tarder et contribuer à son effondrement

 

  1. Une destruction des États et leur confessionnalisation

La seconde faute stratégique a été la destruction de l’Irak par l’administration Bush junior. Cette guerre d’invasion a eu un double effet dévastateur de dimension planétaire. D’abord elle a rompu l’équilibre sunnites-chiites au Moyen-Orient, rendant possible ce qui n’était pas envisageable par les naïfs stratèges de la Maison Blanche : une jonction entre acteurs chiites et sunnites dans le combat contre l’Occident.

Depuis le 7 octobre 2024, le monde occidental découvre que le Hamas se coordonnait avec les Houthis et l’Iran chiite. Or, il était connu depuis 1979, que les Frères musulmans étaient une référence, au moins institutionnelle, pour la République Islamique et que depuis lors, leur coopération n’a jamais cessé.

Ainsi, quand Morsi prend le pouvoir en Égypte avec l’assentiment du couple Obama-Clinton, il entreprend de se rapprocher de l’Iran. En rompant cet équilibre Bush et ses stratèges ont créé une situation inédite au Moyen-Orient : la disparition d’un État arabe assurant un équilibre régional. En octroyant le rôle de puissance tutélaire à la Turquie, l’administration Obama va accentuer la mainmise de la confrérie sur les rouages du monde arabe, amenant d’ailleurs certains pays arabes du Golfe à chercher d’autres alliances et éviter ainsi le huis clos avec Washington. Sous influence des Frères musulmans depuis 2003 au moins, les administrations américaines successives se sont lourdement trompées de supplétif local.

La guerre en Irak a ainsi provoqué une onde de choc planétaire et symbolique : une guerre d’ingérence déclenchée au nom de loufoques motifs aboutissant à la multiplication de conflits régionaux. Ce conflit a créé un précédent, car il a vu une puissance majeure, les États-Unis, piétiner le droit international. Les analystes de la guerre en Ukraine soulignent que, délibérément oublieux de leur histoire, les États-Unis reprochent la même chose aux Russes. Surtout, la quasi-disparition de l’Irak a ouvert la porte à l’Iran, à la destruction de la Syrie et, par ricochet à celle du Liban. L’actuelle guerre secrète d’ingérence au Soudan va ouvrir un nouveau chapitre dangereux : la montée vers le nord de plus de 2,2 millions de personnes que l’Égypte ne pourra pas endiguer.

 

  1. Détruire un État et l’offrir en prébende à l’ennemi d’hier

C’est là un autre aspect des fautes stratégiques majeures des Occidentaux. Au départ l’impact devait être symbolique, mais il a finalement provoqué des bouleversements de dimension géopolitique. L’Occident, les États-Unis, feignent de l’ignorer. Cependant les effets de la déstabilisation de l’Afrique du Nord seront dévastateurs à très court terme pour les pays de l’Europe du Sud, principalement pour l’Italie. Historiquement, c’est vers 2003-2004 que les stratèges de la Maison-Blanche entreprennent de transformer la Tunisie – contre l’avis de son peuple d’ailleurs – dans une nouvelle action de pompier-pyromane.

A l’époque, se basant sur des indicateurs (taux d’alphabétisation, participation des femmes à la vie économiques, IDH, etc.), certains milieux washingtoniens décident de faire de la Tunisie le laboratoire central de leur stratégie transformationnelle de démocratisation. Ils initient alors des contacts avec les « opposants » au régime par l’entremise de Londres.

Les Britanniques englués dans leur Londonistan, voulant se débarrasser de leurs encombrants islamistes dans le sillage des attentats de Londres (2005), entreprennent alors de jeter des ponts entre les Frères musulmans tunisiens, qu’ils accueillent et protègent sur leur sol, et les services américains.

Après sa prise de fonction Obama, réactive cette action mais pas dans le même objectif que l’administration Bush. Les Sémocrates n’apprécient que modérément les États issus de la décolonisation, notamment l’État tunisien bourguibiste construit sur le modèle français. A la recherche d’un nouveau pacte avec les islamistes pour sortir d’Irak et d’Afghanistan, le couple Obama/Clinton, profite des troubles sociaux en Tunisie pour pousser plus en avant le projet d’un laboratoire nord-africain d’accommodement de la démocratie et de l’islam des frères musulmans.

C’est ainsi que lors de la réunion de Paris, en février 2011, en raison des troubles en Égypte, qu’il fut convenu de livrer la Tunisie à la nébuleuse islamiste qui n’a jamais eu pour intention d’appliquer les idées démocratiques.

Le projet de la « Democracy Building » dans sa version obamienne va avoir pour premier effet le démantèlement du système sécuritaire et du renseignement tunisien, ce qui aura pour conséquence l’afflux de djihadistes en Tunisie, les débuts d’une immigration clandestine – de plus en plus massive – vers l’Europe, et l’enracinement d’une mafia aux frontières du pays en lien avec la zone sahélo-saharienne.

La Tunisie connait alors des vagues d’attentats terroristes, parfois perpétrés par des Algériens ; puis l’Europe connaitra des attaques venant de Tunisie. En détruisant l’État tunisien et son système sécuritaire – parfois avec le consentement d’officines et de services de renseignement -, l’Occident rompt un premier rempart entre ses côtes et l’espace subsaharien où se joue aujourd’hui son propre avenir. Plus aucun État tampon ou rempart ne sépare l’Europe du Sud du plus grand bassin migratoire au monde.

Les tentatives de l’Italie de Georgia Melloni sont vouées à l’échec. Ses accords ont été conclus avec un régime faible à l’économie effondrée qui n’a aucune stratégie de protection de ses frontières, largement vassalisé par l’Algérie dont l’objectif est désormais de faire pression sur l’Europe via la Tunisie, quitte à la démolir. L’Algérie agit avec la Tunisie comme agissait jadis Hafez El-Assad contre l’Occident, via le Liban.

Quant à la Libye, sous la férule des turco-qataris, elle pousse, bénéficiant de la mansuétude américaine, des milliers de subsahariens vers la Tunisie pour faire chuter le régime de Saied et rétablir le régime les Frères musulmans, quitte à submerger l’Europe du Sud.

 

  1. Faire des guerres par convenance sans intérêt politique et sans solutions institutionnelles

La guerre de Libye fût certainement la guerre la plus bête et la plus dévastatrice. C’est celle qui a permis la naissance d’États-milices et de proto-États dans un espace qui va de la Mauritanie à la Somalie. Ce conflit, financé par le Qatar, est la principale cause de l’effondrement de l’ensemble du système sahélo-saharien. Œuvre des lubies de quelques aventuriers se rêvant en Lawrence du XXIe siècle, cette guerre a été plus dévastatrice que ne laissent entrevoir ses stigmates sur le théâtre libyen.

En intervenant en Libye, pour y installer les Frères musulmans sous la férule du Qatar et de la Turquie, l’administration Obama, mais aussi la France de Sarkozy ou le Royaume-Uni de Cameron ont fait preuve d’une méconnaissance totale de la défiance locale vis-à-vis des Frères musulmans et du rôle néfaste de la Turquie. Celle-ci a directement utilisé l’espace tuniso-libyen pour réduire la présence des pays européens dans le bassin occidental de la Méditerranée et pour créer une continuité avec sa partie orientale, s’ouvrant ainsi l’accès vers l’espace sahélien et l’Afrique subsaharienne qui les intéressaient économiquement.

Cependant, la guerre en Libye a provoqué l’effondrement de tout le système frontalier et l’effacement de la limite entre les espaces arabe, maghrébin, berbère et subsaharien. En intervenant en Libye, les États-Unis, la France et le Royaume-Uni ont cassé une limite historique. Une sorte de réédition en Libye, de la faute américaine commise en Irak qui a cassé la frontière historique et symbolique entre Perses et Arabes. C’est là une des explications de l’effondrement maghrébin en cours et de la prochaine submersion de l’Europe du Sud.

Le contrôle des frontières va passer des mains des États à celles des mafias et des ONG au financement parfois douteux et qui profitent de l’immigration massive se dirigeant vers l’Europe. L’intervention occidentale en Libye a permis la fusion des problématiques des mafias africaines et de l’immigration, de la traite des personnes humaines, de la drogue et de la prostitution, et des ONG occidentales agissant dans le domaine des secours en mer ou à terre. Ces dernières, comme les institutions onusiennes – notamment le HCR – sont devenues des supplétifs des réseaux criminels, politiques – et à terme terroristes – agissant à travers « l’industrie de l’immigration massive ».

Quatorze après cette intervention, la Libye est une zone grise où se prépare en partie la prochaine vague en direction de l’Europe du Sud, malgré les accords italo-libyens. En détruisant la Libye, le trio interventionniste a contribué à casser durablement la Tunisie. La frontière sud du pays, celle avec la Libye, est historiquement celle d’où sont venues certaines des invasions les plus destructrices qu’a connu la Tunisie et qui restent dans les mémoires collectives, notamment l’invasion hilalienne. C’est en partie par cette frontière contrôlée par les milices sous influence du Qatar et de la Turquie que remontent les vagues subsahariennes actuelles – notamment soudanaises – et qui menacent à brève échéance de faire imploser le pays. La mauvaise lecture française de l’intervention en Libye est un des facteurs explicatifs de son réengagement dans l’espace sahélien, de son échec politique et de son retrait massif. Mais là aussi, comme en Afrique du Nord, le rôle des États-Unis vis-à-vis de la France n’a jamais été neutre.

 

  1. Éliminer ses propres amis et alliés des espaces périphériques et des jeux régionaux

Depuis 2001, pour des raisons multiples, dans le cadre de la guerre contre le terrorisme (GWOT), les États-Unis se sont estimés plus légitimes pour intervenir dans certaines zones en raison de la nature de l’environnement qu’ils croyaient maitriser intellectuellement, dans le domaine de la guerre contre le terrorisme. En réalité, leur lecture des situations locales était partiellement fausses, notamment celles des lieux où seraient nées certaines des tentatives d’attaque contre les États-Unis, dont celle qui aboutit au 11 septembre 2001.

Alors que ces attaques ont été planifiées depuis l’espace afghano-pakistanais et menées par des Moyen-orientaux, durant des années l’administration Bush s’est obstinée à en situer l’origine entre l’Irak, le Maghreb et la Libye. Les États-Unis voulaient éviter – de se fâcher avec le Pakistan en raison de son importance dans l’acheminement des moyens nécessaires à leur présence en Afghanistan. Bien avant la guerre en Irak, l’administration Bush avait maladroitement tenté d’intégrer le Niger dans une sombre affaire, fabriquée de toutes pièces, pour prouver l’existence d’un trafic d’uranium entre le ce pays et l’Irak. Ce mensonge faisait fi des dénégations françaises, toutes fondées sur des renseignements fiables.

En incluant la zone MENA (Middle-East and North Africa) et l’espace sahélo-saharien dans le champ de leur guerre contre le terrorisme, les États-Unis y ont renforcé leur présence et leur rôle. De Djibouti au Burkina-Faso, ils ont alors commencé à réactiver un modèle de relations avec la France, typique de ce que fut l’alliance limitée, intéressée et piégeuse, durant la guerre d’Indochine. 2010 crée l’opportunité d’une implication plus forte des Etats-Unis dans pays et dans des espaces jusqu’alors en lien avec l’Europe et principalement avec la France. Dès lors, l’idée n’est pas l’intervention directe, mais un renversement des élites en s’appuyant sur des segments anti-européens, anti-français – essentiellement islamistes et nationalistes arabes – ou ethnicistes africanistes.

Négligeant la proximité géographique avec l’Europe, ainsi que la présence d’importantes diasporas de ces pays dans l’espace européen, les États-Unis, aidés dans certains cas par des think tanks, des « intellectuels » proches de la mouvance Frères musulmans et les mouvances ethnicistes africanistes, vont pousser, volontairement ou involontairement, le départ de la France et la fin de l’influence européenne dans cette vaste zone. Plusieurs pays européens, notamment l’Allemagne à travers certaines de ses fondations, ont participé à cet agenda américain. L’intermède de la guerre au Mali et la présence militaire française n’ont pas ralenti cette mise à l’écart et le remplacement des élites. Paradoxalement, bien que promues par Washington, elles seront les plus promptes à inviter la Chine et la Russie. Cela a été le cas en Afrique subsaharienne comme en Tunisie. Les Frères musulmans, dès leur arrivée au pouvoir, en allégeance totale vis-à-vis de l’axe Doha-Ankara-Washington, ont entrepris de démanteler l’influence de l’Europe et de la France, et sont mis à l’heure turque, tout en tissant des liens avec Pékin. De fait, la fin de la présence militaire française, facilitée indirectement par Washington, a créé un vide que les Américains se sont montrés incapables de remplir malgré le recours à la société de mercenaires Bancroft.

La présence économique européenne et française n’a pas été et ne pourra jamais être compensée par les États-Unis, la Chine ou la Russie, car Paris et Bruxelles y conduisaient une forme d’intervention étrangère aux génotypes de ces trois puissances.

L’échec d’une solution politique en Libye, l’implosion totale du Soudan, le départ des Français du Mali, du Niger et bientôt du Tchad plongent cette zone dans une situation chaotique : une combinaison djihadisme, de trafics de drogue et d’ immigration massive est déjà à l’œuvre. La jonction possible avec la guerre en Ukraine ou avec les troubles du Moyen-Orient, aujourd’hui hypothèse théorique, pourrait prendre forme à l’approche de l’été 2024.

 

  1. Faire des plus faibles les gardiens des verrous continentaux

L’ampleur de la déflagration qui se prépare amènera fatalement les Occidentaux, spécialement les pays de l’Europe du Sud, à intervenir, à brève échéance dans les pays de la rive sud de la Méditerranée. Où l’on observe, d’ouest en est, la montée d’une vague migratoire qui devient un outil entre les mains de ceux qui de près ou de loin veulent provoquer l’effondrement des États pour exercer une pression sur l’Europe du Sud. Ce qui se joue dans l’espace sahélo-saharien, en Libye et à aux frontières de la Tunisie, c’est simplement la paix civile dans la péninsule italienne et en France.

L’état d’Afrique du Nord le plus ciblé en raison de son affaiblissement, mais aussi en raison de l’enracinement des mafias de l’immigration clandestine sur son territoire et leur infiltration dans son administration, c’est la Tunisie. Le pays est aussi une cible des islamistes qui tentent de déstabiliser le régime Saeid depuis les frontières sud du pays. En 2021, le chef des islamistes tunisiens avait menacé l’Europe de vagues migratoires majeures, si elle venait à reconnaitre le coup d’État du 25 juillet 2021. Cette menace a déjà commencé à prendre forme en partie par l’entremise des milices de l’ouest libyen sous influence turco-qatarie. La perte du pouvoir en Tunisie a en effet privé les Frères musulmans du seul pays arabe qu’ils se targuaient de diriger. Elle prive également Washington du seul laboratoire d’accommodement de l’islam et de la démocratie, pourtant totalement et irrémédiablement incompatibles.

Afin de faire face à cette situation, entérinant le fait qu’ils ont perdu tout levier contre les pouvoirs africains pourvoyeurs de vagues migratoires, les pays d’Europe du Sud, spécialement l’Italie, se sont lancés dans une série d’accords pour créer des centres de rétention en hors d’Europe. Leur choix s’est porté sur la Tunisie largement détruite par l’interventionnisme américain et par une administration corrompue, elle-même relais des mafias subsahariennes de l’immigration clandestine. Ainsi, l’accord italo-libyen s’est mué en une pression migratoire contre la Tunisie. Les milices libyennes, dans le cadre de l’accord avec l’Italie, redirigent les flux de migrants vers la Tunisie pour la déstabiliser et provoquer son effondrement. Un aspect qui semble avoir échappé aux stratèges européens. D’autres proviennent d’Algérie, pays qui, dans une volonté de vassaliser la Tunisie, pousse chaque jour vers son territoire de nouvelles vagues de migrants.

L’Italie feint aussi de ne pas voir que depuis 2011, l’État tunisien a perdu le contrôle de la gestion des flux migratoires sur son sol. Le HCR est devenu de facto le gestionnaire de l’immigration transitant par ce pays. C’est là le résultat des conseils prodigués par l’Union européenne, l’Autriche et l’Allemagne. Cela n’empêche pas l’UE de reprocher à la Tunis sa perte de contrôle sur son sol… à laquelle elle a directement contribué !

De plus, le HCR, contre tous les usages et la coutume internationale, en total contradiction avec son statut et en violation de la souveraineté de l’État tunisien qui l’accueille, sous-traite son action à une ONG dirigée par un de ses ex-employés, le CTR, organisme à la gestion opaque, qui vit de la manne européenne. Un criant conflit d’intérêt, une corruption à peine dissimulée doublée d’un pillage des fonds versés par les contribuables européens.

*

Nous touchons là aux deux limites du plan européen qui sera à brève échéance un échec et qui va se traduire par le début d’une submersion massive.

La première limite c’est de rendre un pays, la Tunisie, responsable de la croissance démographique exponentielle de l’Afrique et de l’incurie des régimes subsahariens. Faire pression sur un pays en effondrement économique pour tenir une digue quand l’activité la plus lucrative de l’économie locale est la fraude et le contournement des actions de l’État, c’est tout simplement agir en amenant les réseaux criminels à créer de nouveaux marchés de contournement du « Hot Spot ». C’est aussi hâter l’émergence d’un système où vont se combiner toutes les fraudes possibles au détriment de l’État local et de l’Europe elle-même.

La seconde limite, c’est la volonté occidentale de préserver les États subsahariens quitte à démolir la Tunisie et à en faire une Somalie. Les pays africains bénéficient d’une mansuétude à laquelle le wokisme et l’afrocentrisme ne sont pas étrangers. L’Europe fait payer à la Tunisie ses fautes du passé en fermant les yeux sur les agissements des États subsahariens qui poussent leurs populations à partir vers l’Europe ou tout simplement à aller s’implanter de force en Tunisie, créant ainsi une situation de de quasi colonisation. En créant un « Hot Spot » en Tunisie, l’UE fait semblant de ne pas voir cette réalité, laquelle a déjà abouti à une explosion des tensions interethniques et à une dangereuse détestation de l’Europe et de l’Occident.

Le six fautes stratégiques que nous venons de décrire, au moins partiellement, viennent clore le chapitre des ingérences occidentales via des projets de démocratisation ou des actions militaires menées par pure convenance, sans aucun bénéfice pour les populations locales. Le chapitre « démocratisation » est définitivement fermé dans le monde arabe. C’est un échec total des États-Unis. Mais y croyaient-ils eux-mêmes ? Il est permis d’en douter profondément. En agissant avec autant de légèreté, les Américains et certains de leurs alliés, ont ouvert la boite de Pandore qui risque de provoquer à terme la déstabilisation de l’Europe du Sud.

Rafah, une opération pour rien ? par Michel Goya

Rafah, une opération pour rien ?

An Israeli soldier operates in the Gaza Strip amid the ongoing conflict between Israel and the Palestinian Islamist group Hamas, in this handout picture released on December 21, 2023. Israel Defense Forces/Handout via REUTERS THIS IMAGE HAS BEEN SUPPLIED BY A THIRD PARTY

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 18 mai 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Dans une note rédigée au début de 2023 sur la guerre d’Israël contre le Hamas et les autres organisations armées à Gaza depuis 2006, je concluais que ces séquences de quelques jours ou semaines de combats entrecoupées de mois ou d’années de calme continueraient probablement encore longtemps. Après un temps de préparation, le Hamas et autres – le Jihad islamique en premier lieu – pouvaient toujours montrer qu’ils luttaient contre Israël en tentant de percer la barrière de sécurité aéroterrestre par des tirs de projectiles divers au-dessus et des raids d’infanterie à travers, en dessous ou par la mer. De son côté, Tsahal pouvait toujours parer la majorité de ces coups et en limiter considérablement les dégâts humains pour ensuite frapper puissamment à son tour par les airs et parfois par des raids terrestres afin de tuer beaucoup plus de combattants ennemis que ses propres pertes. Malgré les précautions prises, ces raids et ces frappes tuaient aussi des centaines de civils palestiniens, ce qui ne manquait jamais de susciter une indignation internationale. On arguait cependant du côté israélien qu’il ne pouvait malheureusement en être autrement et on portait la responsabilité sur le Hamas. Au bout de quelques jours ou de quelques semaines, un accord intervenait par l’intermédiaire de l’Égypte, on revenait au point de départ et Gaza retombait dans l’oubli général jusqu’au round suivant.

A long terme, à force de « tondre le gazon » Israël espérait obtenir le renoncement d’un ennemi condamné à toujours échouer dans ses attaques et à subir des coups violents en riposte. Cette « dissuasion cumulative » pouvait même être accélérée par le rejet du Hamas par une population gazaouie lassée de souffrir à cause de lui. Le problème est que le Hamas ne voyait pas forcément les choses de la même façon. La préférence israélienne pour le contrôle à distance plutôt que par une épuisante occupation a permis à l’organisation de sortir de la clandestinité et de constituer en proto-État à Gaza. Avec l’aide de l’Iran et du « triangle Frères musulmans » (Qatar, Turquie et un temps Égypte) et en recrutant au sein de la population gazaouie, le Hamas s’est beaucoup plus renforcé qu’il ne s’est épuisé avec le temps. Ses offensives ont certes toutes échoué contre la barrière, mais sa capacité à se défendre contre celles des Israéliens n’a pas cessé non plus de croître. Les coups reçus restaient de toute façon insuffisants pour être décisifs mais suffisants pour apprendre à s’en protéger par une infrastructure adaptée et la création d’une solide et nombreuse infanterie légère. Et puis, si les tentatives de percer avaient toutes échoué, il n’était pas dit qu’elles échoueraient toujours. Sur la longue durée, le très peu probable finit fatalement par survenir. Il aura fallu pour cela la conjonction d’une attaque très bien planifiée d’un côté, avec quelques surprises tactiques comme l’aveuglement des capteurs et des armes de la barrière par des drones, et d’incroyables faiblesses conjoncturelles de l’autre. 

Après la catastrophe du 7 octobre, il y avait deux visions possibles pour Israël : considérer qu’il s’agissait d’un concours malheureux de circonstances et ne rien changer à un modèle sécuritaire jugé « normalement » efficace ou considérer au contraire que le problème était structurel et qu’il fallait changer de stratégie.

Dans le premier cas, on se contenterait de refaire en plus grand Plomb durci, Pilier de défense ou Bordure protectrice, avec ses deux variantes de pur siège aérien ou de siège aérien + raids terrestres. À la fin de la séquence, que l’on pouvait estimer empiriquement comme étant quatre fois celle de Bordure protectrice en 2014, soit six mois et 250 soldats israéliens tués, Gaza serait en plein chaos, mais le Hamas et ses alliés seraient très meurtris et ils auraient peut-être accepté de libérer les otages en échange d’une réduction de la pression.

Dans le second cas, la seule stratégie alternative consistait à reconquérir le territoire de Gaza, en ménageant autant que possible le terrain et la population, par principe mais aussi pour préserver son image et mieux préparer l’avenir, y démanteler le Hamas et le ramener à la clandestinité tandis qu’une nouvelle administration, logiquement de l’Autorité palestinienne, serait mise en place avec l’aide internationale. Le Hamas ne serait toujours pas éradiqué, mais il ne constituerait plus un proto-État. Les otages seraient libérés par négociations (et donc des concessions) et/ou par la recherche au sein d’un espace quadrillé.

Le choix qui a finalement été fait entre ces deux possibilités n’était pas forcément très clair au départ. Il n’y a pas en effet de grandes différences initiales entre une opération de conquête-contrôle de territoire et un grand raid, aller-retour de nettoyage de zone. Cela partait cependant plutôt mal avec l’instauration du blocus, du black-out médiatique et surtout la phase de préparation du mois d’octobre. Une phase de préparation par le feu de l’artillerie mais surtout de la force aérienne avant une offensive terrestre, n’est pas forcément indispensable mais n’est pas scandaleuse non plus. Tout dépend de l’indice de dommages collatéraux considéré, en clair le nombre de civils que l’on accepte de tuer pour avoir des résultats. Très clairement, malgré toutes les dénégations et les réelles précautions prises, cet indice a été choisi à niveau très élevé dès le départ. La campagne aérienne du mois d’octobre a été d’une violence inédite pour la population, même en convoquant tous les exemples internationaux similaires depuis 1991. Au bilan de cette campagne, le Hamas bien protégé, y compris derrière les gens, a subi quelques pertes mais beaucoup moins que la population meurtrie et ballottée ainsi que le capital de sympathie pour Israël qui s’est très vite dégradé. Les frappes n’ont jamais cessé par la suite, mais le premier rôle a été donné à partir du 27 octobre aux opérations terrestres visant à conquérir successivement les trois grands centres urbains de Gaza : Gaza-Ville, Khan Yunes et Rafah. A la fin du mois de décembre, les forces israéliennes avaient conquis la presque totalité du nord et combattaient autour de Khan Yunes. On ne pouvait alors encore totalement préjuger de la stratégie choisie, même si l’absence totale de projet de futur politique de Gaza du la part du gouvernement israélien donnait quelques indices. Avec la réduction des forces puis leur retrait dans le nord à partir de janvier, puis le retrait de la 98e division du sud en avril, il n’y avait plus de doute. Les Israéliens coupaient le territoire en deux en conservant le contrôle du corridor central avec plusieurs brigades de réserve mais revenaient pour le reste à leur politique de contrôle à distance par des frappes et des raids, sans même avoir terminé l’opération de nettoyage avec le raid sur Rafah. Bien entendu et malgré le contrôle central ou la destruction d’un certain nombre de tunnels, le Hamas reprenait comme d’habitude le contrôle des espaces abandonnés.

Retour donc à la case départ avec le chaos en plus à Gaza. Le seul bilan que peut désormais présenter le gouvernement est d’avoir tué 13 000 combattants ennemis (Institute for National Security Strategy), preuve que le kill ratio était sans doute le seul objectif. Dans les faits, ce nombre comprend aussi les pertes palestiniennes en Israël les 7 et 8 octobre 2023, soit environ 1 500 hommes, et il est sans doute pour le reste, et comme d’habitude dans ce genre de situation, un peu exagéré à la hausse. Toujours est-il que la mort d’environ 10 000 combattants ennemis est effectivement à mettre à l’actif de Tsahal. C’est bien plus que tous les combats précédents contre le Hamas depuis 1987 réunis. En comptant les blessés graves et les prisonniers, c’est peut-être la moitié du potentiel initial ennemi, Hamas, Jihad islamique, FPLP, Tanzim, etc. qui a été éliminé.

Le premier problème est que ce résultat, légitime, a été payé très cher. Tsahal déplore la mort de 279 soldats et un millier de blessés plus ou moins graves à l’intérieur de Gaza. C’est beaucoup en valeur absolue pour Israël mais c’est peu en valeur relative par rapport à l’ennemi, de l’ordre de 1 pour 35. Mais pour atteindre ce ratio Tsahal a beaucoup plus usé de la puissance de feu massive que du combat rapproché de précision. De ce fait, le risque s’est aussi largement déplacé vers la population environnante. Pour rappel, l’armée de l’Air israélienne se vantait d’avoir lancé 6 000 projectiles dans la seule première semaine. On imagine ce que cela peut donner au bout de six mois et le nombre de bombes qu’il a fallu pour tuer un seul combattant ennemi. Le 12 mai, Benjamin Netanyahu lui-même évoquait un totale de 30 000 morts palestiniens à Gaza, un chiffre pas très éloigné du très contesté Ministère de la santé palestinien qui parle lui de 34 000. Netanyahu utilisait même ce chiffre et celui des pertes ennemies revendiquées pour dire que cela faisait du 1 pour 1 entre civils et combattants palestiniens. Dans les faits on est sans doute plus proche du 2 pour 1 – comme l’indiquait d’ailleurs en décembre 2023 le porte-parole de Tsahal – mais il faut bien comprendre qu’il n’y a pas du tout de quoi se vanter d’un 1 pour 1. Si l’accusation de génocide est absurde, celle de crimes de guerre par mépris des principes de précautions et de discrimination est plus solide, et ce n’est évidemment pas à la gloire de ce gouvernement, quelles que soient les excuses qu’il puisse évoquer. L’image d’Israël est aussi très endommagée, ce qui était considéré par le gouvernement comme inévitable – personne ne nous aime de toute façon – et sans importance, double erreur. 

Le pire est que cela n’a peut-être pas servi à grand-chose. Comme le terrain n’est pas contrôlé en surface, rien n’empêche le Hamas et les autres groupes armés de s’y implanter à nouveau, et « de se refaire » en recrutant parmi tous ceux qui ont quelques raisons nouvelles de détester Israël et de vouloir se venger. Bref, on a bien assisté au retour de la « tonte de gazon » puissance dix, avec certes une sécurité assurée à court terme pour Israël sur son territoire face à Gaza et une dose de satisfaction dangereuse, mais au prix d’une menace accrue à long terme. À cet égard, lancer maintenant l’opération de nettoyage sur Rafah n’apportera pas grand-chose de plus – au mieux quelques milliers d’ennemis éliminés en plus – mais à un prix encore plus élevé qu’ailleurs alors que la population y est très dense et qu’on s’y trouve à la frontière égyptienne. 

On peut l’affirmer maintenant : le gouvernement Netanyahu n’a pas eu le courage de se désavouer et de changer de stratégie, or celle-ci est probablement destinée à échouer. Pour obtenir la libération des otages et extirper définitivement le Hamas de Gaza, il faut trouver autre chose que la seule destruction à distance.

Les effets méconnus du réchauffement climatique

Les effets méconnus du réchauffement climatique


par Louis Caudron (*) – Esprit Surcouf – publié le 17 mai 2024

https://espritsurcouf.fr/environnement_les-effets-meconnus-du-rechauffement-climatique_par_louis-caudron/
Ingénieur général honoraire du Génie Rural, des Eaux et des Forêts


Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que la seule responsabilité de l’auteur.

Soucieux de sensibiliser leur public à la gravité des effets du changement climatique, les médias associent généralement le réchauffement de la planète à l’augmentation des canicules et des sécheresses, à la fonte des glaciers et à la montée du niveau de la mer.  En réalité, les effets du changement climatique sont beaucoup plus diversifiés et ils n’impactent pas de la même façon toutes les parties du monde. Il y a beaucoup de perdants, mais il y a aussi des gagnants.

Un premier exemple concerne la pluviométrie. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le réchauffement climatique ne signifie pas augmentation des sécheresses, mais augmentation des pluies. L’augmentation de la température se traduit par une augmentation de l’évaporation aussi bien sur terre que sur mer, ce qui provoque une augmentation des pluies à l’échelle mondiale. Globalement, deux tiers de la population du monde vont constater une augmentation des pluies et un tiers une diminution. La plupart des données proviennent du n°314 de décembre 2023 du journal du CNRS.

Une nouvelle lecture de la pluviométrie

La pluie va ainsi augmenter au Canada, dans le nord des États-Unis, en Europe du Nord, en Russie (notamment en Sibérie), en Asie centrale, en Inde, dans le nord de la Chine, en Afrique centrale, au nord de l’Argentine. Ce sont des zones où les pluies étaient déjà assez abondantes.

Les zones concernées par des sécheresses plus fréquentes sont tous les pays du pourtour de la mer Méditerranée, l’Afrique du Sud, le sud des États-Unis (notamment la Californie), le Mexique, le Brésil, l’Australie. A part le Brésil, ce sont des zones qui étaient déjà déficitaires en eau.

L’accès à l’eau potable

Actuellement, deux milliards d’habitants dans le monde, soit 25 % de la planète, n’ont pas accès à l’eau potable et environ quatre milliards, soit 50 %, connaissent à un moment de l’année des difficultés pour s’approvisionner en eau. Ils se situent pour la plupart d’entre eux dans les zones où la pluviométrie va diminuer.

Source : Pixabay

;
Le réchauffement climatique va accroître les difficultés actuelles et, pour les surmonter, il va falloir faire preuve d’imagination aussi bien pour économiser l’eau que pour stocker l’eau en période excédentaire, afin de pouvoir la retrouver et en disposer lors des périodes déficitaires.

 Le cas de la France est exemplaire : toute la partie nord du pays devrait voir la pluviométrie augmenter, surtout en hiver, alors que la partie sud va connaître une diminution des pluies, surtout en été. La hauteur moyenne des précipitations est de 935 mm par an, mais avec moins de 600 mm dans la zone méditerranéenne, alors que l’on dépasse 2000 mm sur les monts du Cantal ou en Chartreuse.

 Au total, les pluies en France apportent 503 milliards de m3 d’eau par an. Les prélèvements effectués dans les rivières et les nappes sont de 32 milliards de m3 par an. Ils se répartissent comme suit : – Prélèvements industriels : 8 % – Prélèvements agricoles : 9 % – Alimentation des voies navigables :16 % – Alimentation en eau potable : 17 % – Refroidissement des centrales nucléaires et thermiques : 50 %

La plupart de ces prélèvements utilisent l’eau pour un usage particulier et la rejettent ensuite dans le milieu naturel. Si l’on s’intéresse à l’eau réellement consommée, la situation est différente. La consommation totale est de 4,1 milliards de m3, avec la répartition suivante : – Prélèvements agricoles : 57 % – Alimentation en eau potable : 26 % – Refroidissement des centrales nucléaires ou thermiques : 12 % – Prélèvements industriels : 5 % On ne peut qu’être frappé par l’écart entre les 503 milliards de m3 d’eau de pluie qui tombent en France, les 32 milliards de m3 prélevés et les 4,1 milliards de m3 effectivement consommés.

 Cela donne le sentiment que l’on devrait pouvoir trouver des solutions pour réduire les tensions actuelles et futures. 

La situation en Europe

Au sein de l’Union européenne, l’agence européenne de l’environnement vient de publier un premier rapport qui explique que l’Europe est le continent qui se réchauffe le plus rapidement au monde et que les risques climatiques menacent sa sécurité énergétique et alimentaire, ses écosystèmes, ses infrastructures, ses ressources en eau, sa stabilité financière et la santé de ses habitants. Selon l’évaluation de l’Agence, bon nombre de ces risques ont déjà atteint des niveaux critiques et pourraient devenir catastrophiques sans une action urgente et décisive. Ce constat est partagé par le centre commun de recherches de l’Union.

Des solutions pour l’avenir

Le CNRS préconise en priorité de retenir l’eau de pluie dans les sols, plutôt que de faciliter son évacuation vers l’océan. Pendant des années, on a rectifié le lit des rivières et supprimé des méandres pour faciliter l’écoulement des eaux ; on a aussi arraché les haies qui constituaient des barrières naturelles contre le ruissellement ; on a drainé artificiellement des terres agricoles pour les cultiver plus facilement. Il faut abandonner ces pratiques et, au contraire, multiplier les obstacles au ruissellement des eaux pour faciliter leur infiltration.

Source : Pixabay

;
Cela veut dire, par exemple, labourer les terres en suivant les courbes de niveau, éventuellement créer des bourrelets en terre ou en pierres le long des courbes de niveau sur les terrains en pente, replanter des haies et, d’une façon générale, recréer des territoires-éponges. Les réserves de substitution qui permettent de stocker l’eau excédentaire en hiver pour l’utiliser en été peuvent aussi faire partie de la solution. Si elles sont alimentées par des rivières en crue, elles ne posent pas de problème. Par contre, si elles sont alimentées par un pompage dans une nappe souterraine, il faut s’assurer que le prélèvement ne perturbera pas le fonctionnement du système hydraulique à l’aval.

Le CNRS rappelle aussi que, depuis 9000 ans, les hommes ont développé des techniques efficaces pour capter l’eau et l’utiliser pour leurs cultures. Dans la zone méditerranéenne, les qanâts constituent depuis des siècles un système efficace de captage des eaux souterraines, puis d’acheminement de ces eaux par des galeries souterraines vers les zones à irriguer. Le sud de la France va connaître un climat plus sec, assez semblable à celui que l’on trouve actuellement au Moyen-Orient ou en Afrique du Nord. Les ingénieurs auraient tout intérêt à aller étudier avec modestie les techniques employées dans ces pays pour capter et utiliser au mieux les ressources en eau. Le changement climatique augmente aussi la fréquence et la violence des phénomènes météorologiques extrêmes. Cela veut dire que même dans les zones où les sécheresses vont augmenter, il pourra advenir que des pluies abondantes causent des inondations catastrophiques.

Effets sur le trafic maritime

Une conséquence moins connue du changement climatique concerne la modification des grandes routes maritimes. Actuellement, les liaisons maritimes entre la Chine et l’Europe passent essentiellement par le canal de Suez ou, en cas de blocage du canal de Suez, du fait des troubles en mer Rouge actuellement, par le cap de Bonne-Espérance. Dans un avenir relativement proche, ces liaisons pourront passer par le passage du Nord-Est, appelée maintenant la route maritime du Nord, passant par le détroit de Béring et longeant les côtes de Sibérie. A ce jour, cette route n’est praticable que des mois de juillet à octobre, soit un tiers de l’année, dans des conditions fixées par la Russie, c’est-à-dire que les navires doivent être accompagnés d’un brise-glace ou disposer d’une étrave renforcée.

Source : Pixabay

.

En 2035, la route maritime du Nord pourrait être libre de glace toute l’année. Or la distance entre Yokohama et Rotterdam est de 7 000 km par la route maritime du Nord, contre 11 000 km par le canal de Suez et plus de 14 000 km par le cap de Bonne-Espérance. Avec ses brise-glaces nucléaires et ses investissements dans les ports de Sibérie, il est clair que la Russie se prépare à faciliter le passage par cette route et à en tirer des recettes importantes, peut-être aussi importantes que celles que l’Egypte tire du canal de Suez.


 

(*) Louis Caudron est Consul Honoraire au Burkina Faso et ingénieur général honoraire du Génie Rural, des Eaux et des Forêts

Fallout – Guerre atomique en Ukraine ? par Michel Goya

Fallout – Guerre atomique en Ukraine ?

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le lundi 6 mai 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Paru dans Défense et sécurité internationale No. 168, Novembre-Décembre 2023

L’arme nucléaire peut-elle être utilisée par la Russie afin d’essayer de gagner la guerre en Ukraine ou au moins d’éviter de la perdre ? Si on s’en tient à la doctrine d’emploi assurément pas, l’usage de l’arme nucléaire y étant – comme cela est souvent répété officiellement – réservé à la préservation de l’existence même de la nation ou de l’État face à une attaque majeure qui ne pourrait être contrée autrement. L’histoire tend cependant à montrer que lorsqu’il s’agit de prendre la décision de franchir ou non le seuil nucléaire, la doctrine importe peu devant les circonstances. Le doute subsiste donc.

Jurisprudence de la prudence

Le seul franchissement du seuil nucléaire, 21 jours seulement après le début de son existence, survient le 6 août 1945 au Japon et se termine trois jours plus tard après un deuxième bombardement atomique américain. Ce franchissement est alors considéré comme décisif par les Américains puisque le Japon capitule dès 2 septembre suivant. Dans les faits les choses semblent plus discutables, les frappes atomiques se trouvant mêlées à l’entrée en guerre de l’Union soviétique contre le Japon le 9 août.

Les États-Unis sont engagés à nouveau dans un conflit à peine cinq ans plus tard, en Corée cette fois. Le même président Truman qui avait décidé des frappes sur Hiroshima et Nagasaki refuse cette fois d’utiliser l’arme nucléaire alors même que les forces américaines se trouvent en difficulté et que ni les Nord-Coréens ni les Chinois ne disposent de capacité de représailles. En fait, le contexte psychologique a considérablement évolué depuis 1945 et ce qui était admissible dans une guerre totale, ne l’est plus dans le cadre d’une guerre limitée, du moins pour le pays doté. Le seuil nucléaire s’est solidifié et est devenu plus difficile à franchir.

Les successeurs d’Harry Truman suivent tous sa trace, qui ce soit face à la Chine dans les années 1950 ou lors de l’engagement au Vietnam et alors même que les Américains disposent cette fois de nombreuses armes nucléaires dites « tactiques » et destinées à être utilisées sur le champ de bataille. Il est vrai que les États-Unis ne manquent pas non plus d’une puissance de feu conventionnelle qu’ils peuvent utiliser massivement avant de songer à franchir le seuil nucléaire. Lors de l’opération Linebacker II lancée en décembre 1972, 200 bombardiers B-52 déversent en onze jours l’équivalent de plusieurs armes atomiques de faible kilotonnage sur le Nord-Vietnam. Les effets de cette opération sur les accords de paix signés à Paris le 27 janvier 1973 sont encore plus discutés que ceux des frappes atomiques réelles sur le Japon. Par la suite, et alors que les combats s’effectuent toujours loin du territoire américain, il n’y a pas non plus d’emploi d’arme nucléaire contre l’Irak en 1991 et en 2003, cette dernière déclenchée justement au nom de la contre-prolifération.

Les comportements nucléaires de l’Union soviétique et de la Chine, avec pourtant des régimes politiques très différents des États-Unis, sont durant la guerre froide finalement assez proches. Si l’Union soviétique n’a pas hésité à menacer nucléairement la France et le Royaume-Uni en 1956 au moment de la crise de Suez, sans grande crédibilité il est vrai, le seul État à qui elle fait vraiment la guerre après 1945 est la Chine avec une série de combats frontaliers très violents en 1969. Or, la Chine est certes déjà un État doté à ce moment-là mais elle ne dispose pas encore de capacité de deuxième frappe, c’est-à-dire qu’elle n’est pas capable de riposter nucléairement après une attaque massive. Le pouvoir soviétique envisage alors sérieusement une campagne de frappes nucléaires désarmantes et le fait savoir, sans que l’on sache trop qu’elle était la volonté réelle d’attaquer et la part de déclaratoire dans cette opération. Toujours est-il que les autorités chinoises, sincèrement effrayées, acceptent rapidement de négocier la fin du conflit. La Chine elle-même, envahit le nord du Vietnam en février 1979, s’y fait battre de manière cinglante, mais n’ose pas non plus utiliser son arsenal nucléaire pour tenter de changer le cours des évènements.

On s’est peut-être plus approché de l’emploi de l’arme nucléaire lors d’affrontements plus symétriques et existentiels. Toute nouvelle puissance nucléaire, Israël envisage sérieusement un emploi démonstratif de l’arme atomique dans le Sinaï en juin 1967 en cas de mauvaise tournure de la guerre contre les pays arabes voisins, puis met ses forces nucléaires en alerte en octobre 1973 alors que l’armée syrienne progresse dans le plateau du Golan. Dans les deux les cas, la nette supériorité conventionnelle israélienne rend finalement inutile d’aller plus loin. À l’été 1988, le gouvernement sud-africain est très inquiet devant la possibilité d’une invasion cubaine en Namibie depuis l’Angola et fait discrètement savoir à Fidel Castro qu’il dispose de six têtes nucléaires largables par bombardiers. L’invasion n’a finalement pas lieu et Fidel Castro avoua plus tard n’avoir jamais eu lieu l’intention de la lancer, en partie par peur de l’arme atomique sud-africaine.

En résumé, dans une situation dissymétrique les États dotés n’ont jamais considéré que les bénéfices espérés de l’emploi du nucléaire pouvaient dépasser le reproche international et peut-être interne fort qui en résulterait à coup sûr, et ce même au prix d’une défaite limitée. Les seules circonstances ayant permis d’approcher ce seuil ou de le franchir, ont été une absolue nécessité de protéger le territoire national, ou considéré comme tel, alors que les forces conventionnelles ne permettaient plus de le faire ou, comme au Japon, dans le cadre d’une guerre totale avec un niveau de violence déjà considérable et sans risques de représailles.

Kilotonnes sur le Dniepr

Si on s’en tient à cette jurisprudence, aucun des critères retenus comme pouvant justifier l’emploi de l’arme nucléaire par les Russes en Ukraine n’est vraiment présent dans le conflit. Le niveau des pertes humaines russes est inédit depuis 1945 mais semble jugé encore acceptable par le régime. L’armée russe résiste par ailleurs sur les zones conquises. De plus, l’usage régulier de la menace nucléaire dans le discours russe a eu pour effet d’obliger les acteurs internationaux à exprimer par avance leur position en cas de franchissement du seuil. Elle est unanimement hostile, y compris donc de la part de l’allié chinois, et les États-Unis ont par ailleurs indiqué qu’ils ne se contenteraient pas de condamner.

Pour autant, il faut se souvenir que l’invasion de l’Ukraine en février 2022 était jugée à l’époque irrationnelle et trop contre-productive pour la Russie au regard des réactions qu’elle provoquerait, et pourtant celle-ci a bien eu lieu. En cas de situation critique en Ukraine, Vladimir Poutine peut se trouver devant le choix entre un élargissement des moyens conventionnels par une mobilisation générale ou une escalade dans la nature des moyens engagés, et considérer que le risque de troubles internes est finalement plus dangereux que celui de vaines protestations internationales, alors que la Russie est déjà isolée et sous sanctions. Quant aux États-Unis, le précédent de Barack Obama refusant d’agir en 2013 alors que la ligne rouge de l’emploi de l’arme chimique en Syrie, qu’il avait lui-même établi, venait d’être franchie est dans toutes les mémoires.

Dans une nouvelle et grande erreur de perception, le Kremlin peut donc effectivement décider d’escalader. Comme par ailleurs il ne peut plus, par impuissance des aéronefs et dilapidation du stock de missiles, passer par une campagne massive de frappes conventionnelles à la manière de Linebacker II, cette escalade ne peut que passer par le nucléaire, très probablement d’abord à faible puissance.

À ce stade de la guerre, on ne peut imaginer que deux scénarios pouvant justifier cette escalade. Dans le premier, les forces russes seraient subjuguées par les forces ukrainiennes et incapables d’empêcher un désastre sur le terrain et en particulier la reconquête de la Crimée. Dans le second, constatant le blocage du front et n’ayant pas renoncé à ses objectifs, la Russie tenterait de reprendre l’offensive par un surcroît de puissance de feu.

Ce franchissement de seuil peut se faire sous forme d’attaque blanche dans l’atmosphère ou la mer Noire en préalable à d’éventuelles « frappes rouges » effectives. Cette idée n’est jamais exprimée dans les textes russes, mais elle viendrait logiquement dans les options présentées au décideur ultime. Tout en permettant d’effrayer la partie ukrainienne, une attaque blanche présenterait l’avantage d’être facile à réaliser et de minimiser l’impact matériel et donc aussi politique. Cette option présenterait cependant l’inconvénient de provoquer quand même une indignation internationale et d’éliminer toute surprise pour la suite. Cela laisserait notamment le temps aux Ukrainiens de se préparer psychologiquement et matériellement à des frappes effectives et d’en limiter les effets. Cette attaque de semonce pourrait également être réelle, sur une base militaire par exemple ou une concentration de forces. Les avantages et les inconvénients seraient les mêmes qu’une attaque blanche, mais exacerbés.

Cela suffirait-il ? On n’en sait rien, le champ des réactions ukrainiennes pouvant aller de la soumission à l’accélération des opérations en passant par une pause le temps de s’adapter à la nouvelle situation avant de reprendre l’offensive peut-être sous forme différente. On peut même imaginer que l’Ukraine cherche à se doter elle-même d’une petite force de frappe nucléaire avec l’aide de pays alliés afin de neutraliser la menace par dissuasion mutuelle. Le champ des réactions internationales et en premier lieu américaines est également très ouvert, depuis la recherche d’apaisement à l’intervention directe et massive, en passant par des options de gel de la situation au mieux par une admission immédiate de l’Ukraine dans l’Alliance atlantique et l’envoi de troupes occidentales sur place ou au pire par une interminable mission onusienne d’interposition-négociation.

Dans le scénario russe offensif, la surprise et les effets matériels seraient privilégiés. On peut donc imaginer dans ce cas, une série de frappes atomiques en basse altitude afin de limiter les effets radioactifs sur le deuxième échelon ukrainien et quelques sites stratégiques à l’intérieur du pays. Ces frappes, qui seraient renouvelées en fonction des besoins, viendraient en appui d’une offensive des forces aéroterrestres russes qui pourraient ainsi peut-être enfin refouler ou percer un front ukrainien isolé de ses arrières. D’un point de vue opérationnel, malgré l’énorme puissance de feu projetée il n’est pas évident que cette attaque nucléaire soit efficace. On peut d’abord imaginer que les préparatifs d’une attaque atomique massive ne passent pas inaperçus et qu’une alerte serait donnée avec toutes les conséquences tactiques et stratégiques que cela impliquerait. Mais même si l’attaque initiale bénéficiait de la surprise, la défense aérienne ukrainienne détruirait un certain nombre de vecteurs en vol. Les frappes réussies elles-mêmes seraient peut être insuffisantes à désorganiser complètement le dispositif ukrainien, comme semblent l’indiquer les exemples historiques de préparations de feux supermassives. Même bousculée, l’armée ukrainienne pourrait basculer dans une grande guérilla mobile et imbriquée invulnérable aux frappes atomiques et on ne voit pas comment la Russie pourrait se sortir d’une telle situation.

L’attitude internationale est encore inconnue, mais elle serait certainement très dure vis-à-vis de la Russie avec très probablement une intervention militaire occidentale à la forme floue, entre frappes conventionnelles punitives qui enrayeraient encore plus l’offensive russe ou participation moins escalatoire par exemple par l’envoi de techniciens ou de troupes de protection. Une offensive atomique russe aboutirait ainsi très probablement à une impasse opérationnelle, mais ce serait une impasse extraordinairement risquée dans un contexte stratégique hautement chaotique.

En résumé, le franchissement du seuil nucléaire par la Russie ne peut pas être exclu par erreur de perception et cela constituerait un saut dans l’inconnu.

Pierre Razoux, Israël et la dissuasion nucléaire, Revue Défense Nationale 2015/7 (N° 782).

Laurent Touchard, Quand l’Afrique (du Sud) avait la bombe, Jeune Afrique, 19 juillet 2013.