Par conformisme intellectuel baigné de culpabilisation, on ne cesse de nous dire que les maux actuels de l’Afrique sont les conséquences des politiques d’exploitation coloniale menées par les puissances européennes. Certes, ces dernières ont bien profité des ressources et des populations du continent noir, surtout au XIXème siècle et durant la première moitié du XXème siècle. Des puissances européennes qui, pour certaines, y ont maintenu ensuite un néocolonialisme confiscatoire…
Ce néocolonialisme est une réalité tangible depuis les années 1960, via des rouages combinant multinationales, lobbies et castes politiques corrompus d’Afrique comme de pays occidentaux ou asiatiques. Et aujourd’hui encore, il est loin de disparaitre…hélas…faisant du Continent africain un immense espace de pillages en règle.
Pour le reste, il est clair que les dysfonctionnements des Etats africains, leurs retards systémiques, la frénésie de corruption et de clientélisme, les inerties en matière de prise de conscience collective face aux enjeux environnementaux et climatiques, leur sont directement et strictement imputables
Quelle politique africaine prévaut, de manière concrète, au-delà des belles déclarations, quant à la gestion des ressources en eau, du recyclage des eaux usées ? Face aux lobbies miniers et pétroliers, y a-t-il des actions collectivement partagées et menées avec force, pour porter un coup d’arrêt à la déforestation criminelle et à la destruction des derniers sanctuaires de biodiversité ? Non, en dépit des politiques de communication cyniques autant que mensongères auxquelles s’associent ces mêmes multinationales…
L’Union africaine, elle-même, est bien frileuse face à ces questions majeures, et silencieuse devant l’effroyable problème des vagues de migrations clandestines, composées majoritairement de jeunes hommes, à destination de l’Europe.
Entend-on les dirigeants des pays d’Afrique des Grands Lacs comme de la zone sahélienne reconnaitre que la démographie galopante de leurs populations est antinomique avec les ressources régionales et la réalité socio-économique ? La paupérisation des populations explose littéralement. Depuis des années, des projets de plannings familiaux restent dans les cartons de diverses administrations africaines, de crainte de leur caractère impopulaire.
Par crainte, donc, on se tait…et on laisse tout se déliter. L’Europe est alors vue comme une soupape autant qu’un Eldorado. Nous sommes là en totale affabulation. Et ce ne sont pas les dizaines de millions d’euros offerts notamment à la Tunisie qui vont changer la donne. Les sommes astronomiques versées naïvement ne font qu’alimenter les rouages de la corruption et encourager les réseaux de clandestins à persévérer dans leurs actions criminelles….
Quant aux populations européennes, les sondages et les scrutins montrent que de plus en plus de citoyens sont lassés de ces flux et des difficultés pluridisciplinaires qu’ils engendrent.
Le climat est donc de plus en plus explosif. Et cela ne vient que s’ajouter à un constat global qui est loin d’être réjouissant…
Les questions de défense occupent une place conséquente dans ce nouveau numéro. Vous y trouverez, d’une part, l’interview de François Chauvancy qui nous livre ses réflexions à propos de la nouvelle loi de programmation militaire : « Retour sur la LPM ». Et, d’autre part, les propos d’Hajnalka Vincze qui nous expose la problématique de la France en tant que force militaire majeure en Europe, sur fond de plus en plus improbable de la consolidation d’une Europe de la Défense, autonome face à un certain dirigisme américain : « Défaire la France sans faire l’Europe ».
Enfin, André Dulou, pour sa nouvelle Revue d’actualité, insistera notamment sur la difficulté à recruter de nos armées.
Côté librairie, signalons la parution au format poche de l’étude majeure de Laurent Olivier consacrée aux guerres indiennes, à la politique sciemment pensée d’acculturation et de destruction des Amérindiens par le White power ; déstructuration des nations indiennes dont le massacre de Wounded Knee apparait comme la pierre angulaire de la fin d’une phase d’extermination physique autant que culturelle : Ce qui est arrivé à Wounded Knee. 29 décembre 1890. Editions Flammarion, collection « Champs Histoire », 2023. Une tragédie, une atroce page d’histoire dont on ne parle jamais assez et dont l’écho résonne encore.
Bonne lecture
(*) Pascal Le Pautrematest Docteur en Histoire Contemporaine, diplômé en Défense et Relations internationales. Il est maître de conférences à l’UCO et rattaché à la filière Science Politique. Il a enseigné à l’Ecole Spéciale militaire de Saint-Cyr et au collège interarmées de Défense. Auditeur de l’IHEDN (Institut des Hautes Études de Défense nationale), ancien membre du comité de rédaction de la revue Défense, il est le rédacteur en chef d’ESPRITSURCOUF. Son dernier ouvrage « Géopolitique de l’eau : L’or Bleu » est présenté dans le numéro 152 d’ESPRITSURCOUF.
Les émeutes de 2023 divergent de celles de 2005 sur au moins trois points : elles durèrent moins longtemps, mais furent beaucoup plus violentes ; elles furent le reflet des évolutions migratoires et des conséquences directes de la loi SRU ; elles trouvèrent, pour la première fois, un relais politique à l’Assemblée nationale (LFI) en s’insérant dans une cartographie du clientélisme électoral.
Conflits a décidé d’entreprendre une recherche approfondie sur les causes, le déroulement et les conséquences de cet épisode. Dans ce cadre, nous propose ici quelques réflexions préliminaires sur la base de données factuelles, ainsi que des hypothèses qui seront explorées dans un proche avenir.
Étude réalisée par la rédaction de Conflits[1].
Nanterre : un secteur de métropole globale épicentre des émeutes
Pour analyser les émeutes qui se sont produites en France entre le 27 juin (mort de Nahel Merzouk à Nanterre après un refus d’obtempérer) et la première semaine de juillet 2023, il a paru nécessaire de commencer les recherches en se concentrant, par une sorte d’effet de zoom, sur le lieu initial des violences.
Lieu du départ des émeutes et ville principale des affrontements initiaux, Nanterre n’est pas vraiment, aujourd’hui, une ville de banlieue au sens de territoire périphérique et déshérité. Bien au contraire. Située à 7 km de Paris et 10 mn en voiture (hors embouteillage), Nanterre est la préfecture des Hauts-de-Seine (92), département le plus riche de France avec Paris, et voit s’installer sur son territoire de nombreux bureaux et zones d’activités de l’économie mondialisée. C’est un fief du Parti communiste, la mairie étant tenu par le PCF depuis 1944 (le maire actuel, Patrick Jarry, communiste historique, est désormais classé divers gauche). Aux présidentielles de 2022, les résultats électoraux ont été marqués par une très forte abstention qui coïncide avec une très forte adhésion à Jean-Luc Mélenchon. C’est cette situation géographique, économique, sociale et politique qu’il faut avoir à l’esprit pour mieux comprendre le processus des émeutes de juin/juillet 2023.
La cité d’où sont parties les émeutes a été construite par Émile Aillaud entre 1973 et 1981. Elle est aujourd’hui classée comme « Architecture contemporaine remarquable ». Nommée cité Picasso en raison de la rue qui la traverse (par son histoire communiste Nanterre est aussi traversée par l’avenue Lénine et la rue Maurice Thorez), c’est un ensemble de tours disposées dans un espace vert, avec des jeux pour enfants et des terrains de sport. La cité jouxte le parc André Malraux, 25 hectares de verdure, d’espaces herbeux et forestiers, avec de nombreux oiseaux qui en font une réserve ornithologique. Nous sommes donc très loin d’un lieu déshérité et abandonné. Les tours Aillaud sont situées à 500 m à vol d’oiseaux du quartier d’affaires de La Défense, premier quartier d’affaires en Europe. Le Cnit[2] et l’Arena[3] sont accessibles à pied. À quoi s’ajoutent trois gares de RER, trois gares de train et deux stations de métro, qui relient ce quartier à Paris et à l’ouest de l’Île-de-France. D’autant que le quartier de la Défense connait depuis une dizaine d’années une extension vers le sud, si bien que Nanterre est désormais partie intégrante de celui-ci. La nationale qui borde la cité Picasso comprend des immeubles de bureaux et d’habitation, où sont présents de grands groupes internationaux. C’est là aussi que la ville de Puteaux a lancé le réaménagement du quartier des Bergères : les pavillons des années 1930 ont été rasés pour laisser place à des immeubles modernes, spacieux, ouverts, répondant aux dernières normes environnementales. Pour un investissement de 153 millions€.
La ville de Nanterre a annoncé, en février 2023, un réaménagement de la cité Aillaud pour un montant de 230 millions €, soit 70 000 € par appartement. En face d’elle, un théâtre et un complexe culturel sont en train d’être bâtis, pour une somme de 50 millions €. Parler de quartier déshérité ou défavorisé est donc contraire à la réalité de cet espace.
Les émeutes SRU
Peu connue du grand public, la loi SRU (Solidarité et renouvellement urbain, 2000) est pourtant fondamentale pour comprendre la diffusion et l’implantation des émeutes. Petit retour en arrière.
Nous sommes en l’an 2000, sous le gouvernement de Lionel Jospin. Le communiste Jean-Claude Gayssot est alors ministre de l’Équipement et du Logement. C’est lui qui fait écrire et qui défend la loi SRU, adoptée le 14 décembre 2000. Sous des couverts de solidarité et de mixité sociale, cette loi vise d’abord un objectif politique : s’assurer une masse critique d’électeurs dans des communes où la bascule gauche / droite est possible. La « gauche plurielle » (du nom de la coalition électorale de l’époque) est en effet convaincue que les populations des logements sociaux votent pour elle. Imposer 20% de logements sociaux aux communes de plus de 1 500 habitants en Île-de-France et de plus de 3 500 habitants en province, c’est imposer une population qui vote essentiellement pour la coalition au pouvoir. C’est donc garantir une réserve électorale indispensable pour gagner des communes qui sont tangentes. La loi est adoptée en 2000, avec son fameux article 55 qui impose 20% de logements sociaux. Les communes contrevenantes s’exposant à des amendes, au prorata du nombre de logements manquants. Conscients des enjeux démographiques pour l’équilibre politique de leur commune, beaucoup de maires décident de ne pas respecter ces contraintes urbanistiques, estimant qu’il est préférable de payer l’amende plutôt que de supporter les coûts sociaux et financiers d’un grand nombre de logements sociaux. En 2013, l’écologiste Cécile Duflot, alors ministre du Logement de François Hollande, modifie cette loi pour porter le nombre de logements sociaux à 25% du nombre de logements communaux. Elle modifie également les sanctions : les amendes sont relevées, devenant exorbitantes pour les communes et le pouvoir d’urbanisme est retiré aux maires pour être dévolu aux préfets, qui sont alors chargés des constructions. C’est ainsi supprimer une prérogative fondamentale des maires pour l’attribuer aux préfets et donc déroger au suffrage universel et à la volonté des citoyens des communes concernées, qui ne sont plus souverains sur leur urbanisme.
Cette loi pose plusieurs problèmes. Dans un grand nombre de communes, il est impossible de construire de nouveaux logements par manque de foncier disponible, à moins de raser des forêts ou de transformer des pavillons en immeubles. Pour beaucoup de villes situées en régions déprimées, des logements sociaux sont construits, pour répondre au critère des 25%, mais ils ne sont pas habités, ce qui crée un grand stock de logements vacants. Dans les zones tendues, le manque à gagner des logements sociaux est déporté vers les logements classiques, contribuant à amplifier la hausse des prix de l’immobilier, les propriétaires des logements non sociaux payant la location à perte des logements sociaux. La loi SRU est l’une des causes de la très forte inflation des prix du logement dans les métropoles, notamment à Paris et à Lyon. Cette loi est enfin décorrélée de la demande : en Île-de-France, 80% de la population est éligible au logement social. La loi SRU déséquilibre le marché du logement, détruit le micro-climat des communes, modifie le visage des centres-villes.
En parallèle de cette loi, les lois Borloo (2003 et 2004) prévoient notamment la destruction de grands ensembles, avec relogement des populations. Les personnes délogées sont relogées ailleurs, c’est-à-dire essentiellement dans les immeubles SRU construits dans les villes moyennes de la proche région parisienne. On assiste ainsi à une diffusion des populations dites « sensibles », qui quittent les banlieues de l’Île-de-France pour rejoindre les villes moyennes de province. Ces dispositions satisfont pourtant de nombreux maires. Confrontées à la désindustrialisation, ces villes voient leur population diminuer. L’arrivée des populations SRU est une aubaine car elle permet de maintenir le nombre d’habitants, ce qui conditionne les indemnités des élus, et assure aussi les subventions étatiques et les investissements publics. Raison pour laquelle très peu de maires s’y sont opposés. Cette diffusion spatiale des populations explique pourquoi ces émeutes ont touché des villes jusqu’à présent épargnées : Montargis, Laval, Auxerre, Maubeuge, Beauvais, etc. Une répartition spatiale que le Président Macron a dit vouloir poursuivre, estimant que cela était la solution pour déconcentrer les populations (essentiellement issues de l’immigration) et ainsi parvenir à leur « meilleure » répartition. Ce qui devrait faciliter, selon la pensée présidentielle, leur intégration. Répondant à la fois à un opportunisme politique et à un clientélisme électoral, la loi SRU est l’une des causes et des explications de ces émeutes qui ont ébranlé la France.
Les mortiers : l’arme prisée de 2023
C’est au mortier d’artifice que policiers et pompiers ont été accueillis par les émeutiers. Ce qui suppose que des stocks importants ont été constitués avant les émeutes, ce qui implique aussi des moyens financiers pour acquérir les pièces, des lieux pour les stocker, des réseaux pour s’approvisionner. Le mortier d’artifice n’est pas uniquement une arme par destination, il est aussi l’indication de réseaux et d’infrastructures rodés capables d’être mobilisés pour déstabiliser l’ordre légitime. Leur usage systématique suppose également un entraînement et une coordination qui sont extrêmement révélateurs d’un climat pré-insurrectionnel.
Entre le 28 juin et le 11 juillet, ce sont ainsi 4 tonnes de mortiers illégaux qui ont été saisies par la police, dans des magasins du 93, dont 2,7 tonnes saisies à Guichen près de Rennes et 54 000 pièces à Besançon. Les cartons viennent de Chine et d’Europe centrale et transitent par la Belgique pour des coûts de revente non négligeables : 500 € pour 10 mortiers pouvant tirer 380 coups et 100 € pour 10 mortiers pouvant tirer 8 coups. L’argent de la drogue est ici mobilisé pour s’équiper en armement.
Le nombre de saisies a d’ailleurs explosé : 146 kg en 2020 ; 354 kg en 2021 ; 1,5 tonne en 2022 ; 4 tonnes au 15 juillet 2023.
L’épuisement des stocks est l’une des causes de l’arrêt des violences. Les émeutiers n’ont pas basculé dans l’usage d’armes plus dangereuses : fusils à pompe et kalachnikovs, certes présents en grand nombre, mais qui ne sont pas encore utilisés de façon systématique dans les attaques des policiers et des pompiers. Jusqu’à quand ? Cette question est d’autant plus pertinente qu’une composante de « répétition générale » est probablement présente dans cet épisode.
Ces données permettent donc d’entamer une démarche indispensable, consistant à caractériser ces émeutes. Car à côté de la composante principalement criminelle de nombreux actes (pillages, dégradations diverses), un certain nombre d’actions revêtent un caractère évidement politique (attaques aux forces de l’ordre, incendies de mairies et de commissariats de police, etc.). Il est donc aussi capital de comprendre ces évènements dans une logique séquentielle qui partant de phénomènes anomiques (de l’ordre de la criminalité) tend à s’inscrire dans un processus insurrectionnel appelé sans doute à gagner en intensité au cours des prochaines années.
Les recherches que la rédaction de Conflits a engagées sur cet ensemble de faits, n’a donc pas un intérêt exclusivement théorique. Car c’est seulement en comprenant mieux la nature et la diffusion des récentes émeutes que l’on se mettra en état d’évaluer la menace concrète qui pèse sur la paix civile en France dans un avenir plus ou moins proche.
[1] Cet article présente les premiers résultats d’une analyse plus large des émeutes de juillet 2023. Recherches et rédaction : Côme de Bisschop, Jean-Baptiste Noé et Daniel Dory.
[2] Construit en 1958, le Cnit est un des fleurons de l’architecture du XXe siècle. C’est à la fois un centre de congrès international, un centre commercial et un espace de bureaux.
[3] Inaugurée en 2017, l’Arena est à la fois le stade de rugby du Racing 92 et une salle de concert d’une capacité de 40 000 places.
Cet officier britannique sert en ce moment dans l’armée française, dans le cadre d’une coopération de défense unique. A l’occasion de la visite cette semaine du roi Charles III, il en explique les avantages concrets.
Depuis l’été 2021, le général de brigade Jon Cresswell est général adjoint « opérations » à l’état-major de la 1ère division de l’armée de Terre française, basé à Besançon ; dans le cadre des échanges d’officiers renforcés depuis le traité d’Amiens, en 2016, un général français est en même temps général adjoint de la 1ère division britannique, à York. Après sa formation initiale à l’Académie royale militaire de Sandhurst, Jon Cresswell a surtout servi dans l’artillerie de marine, en Afghanistan, dans les Balkans ou en Norvège, mais aussi dans les blindés en Irak, puis au Sahel dans le cadre de la Force multinationale mixte déployée contre Boko Haram.
C’est en France que ce francophone a suivi sa formation supérieure, à l’École de guerre puis au Collège des hautes études militaires (CHEM), en parallèle de la 72e session de l’IHEDN dont il a été auditeur dans la majeure « politique de défense ». Ce passionné d’histoire, titulaire d’un master dans cette discipline, est aussi président de la Société historique de l’artillerie royale.
– QU’EST-CE QUI VOUS A MOTIVÉ POUR PRENDRE CE COMMANDEMENT ADJOINT DE DIVISION DANS LE PAYS PARTENAIRE ?
Même si j’ai suivi toute ma formation militaire supérieure en France et ai été engagé dans des opérations en Afrique francophone, je n’avais en fait jamais servi en France même. C’est donc tout naturellement que j’ai souhaité faire cet échange au sein des forces armées françaises. En soi, ce poste offrait aussi une excellente opportunité pour exercer au niveau divisionnaire. J’avais auparavant servi au niveau d’une brigade et dans le champ des politiques de défense, mais jamais au niveau d’une division ou d’un corps d’armée. Après mon parcours spécialisé dans le ciblage (effets, renseignement, feux), ce poste de commandant adjoint opérations inclut la responsabilité de la bataille profonde de division, un domaine dans lequel je souhaitais développer mes compétences. Et pour le soldat que je suis, il y a aussi un réel plaisir à me trouver au niveau tactique.
– QUELLES SONT LES DIFFÉRENCES CULTURELLES ENTRE L’ARMÉE DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE ET CELLE DE LA MONARCHIE CONSTITUTIONNELLE BRITANNIQUE ?
Je trouve fascinant de comparer les deux systèmes démocratiques, parce qu’à mon sens, la constitution de votre Ve République est monarchique, avec son exécutif fort mandaté de manière claire par une élection à deux tours. Le Royaume-Uni, lui, est une démocratie parlementaire dans le cadre d’une monarchie constitutionnelle. Dans les deux cas, les armées acceptent leur subordination au pouvoir civil démocratiquement élu, bien que pour la française ce soit au nom de la France, alors que pour la britannique c’est au nom du souverain. On peut considérer que ce dernier système permet efficacement aux armées de montrer leur caractère apolitique.
Plus largement, la question culturelle me fascine parce que nos deux armées sont le résultat de l’histoire de leur nation respective, la France étant un pouvoir à la fois terrestre et maritime, alors que la Grande-Bretagne était avant tout un pouvoir maritime. Par ailleurs, les caractéristiques sociales des deux nations ont aussi modelé leurs relations avec leurs armées respectives. Enfin, il est intéressant de noter les différences entre nos deux formations au haut commandement : au Higher Command and Staff Course (HCSC), les Britanniques préparent leurs officiers supérieurs à commander en opérations, alors qu’au Centre des hautes études militaires (CHEM), la France forme ses futurs généraux à être des acteurs politico-stratégiques au service du gouvernement.
– QUELS SONT SELON VOUS LES AVANTAGES D’UNE TELLE COOPÉRATION D’UN POINT DE VUE OPÉRATIONNEL ?
Il a souvent été dit que le Royaume-Uni et la France ont des vues et intérêts similaires au niveau mondial, ainsi que des responsabilités sécuritaires en Europe. Comme l’a remarqué votre Président dernièrement pendant la visite de notre Premier ministre, nos deux nations sont « dotées » en matière de dissuasion nucléaire. Il y a donc d’utiles synergies à exploiter, sous l’égide de différentes initiatives comme celle de Lancaster House en 2010, qui n’est sans doute pas la dernière. Notre relation bilatérale fonctionne ainsi depuis l’Entente cordiale de 1904, d’ailleurs des officiers britanniques ont commencé à étudier à l’École de guerre peu après, et des rencontres annuelles d’états-majors ont été initiées.
Cependant, pour en revenir à la question culturelle, nous demeurons très différents, et donc travailler ensemble implique une interopérabilité technique, conceptuelle et humaine. Les fonctions comme la mienne permettent d’améliorer cette dernière, tout en soutenant les deux premières. Une relation bilatérale nécessite un travail constant pour atteindre la confiance, assurer la compréhension, et aussi pour trouver des domaines de coopération future.
– EN QUOI CETTE EXPÉRIENCE VOUS SERA-T-ELLE UTILE POUR LA SUITE DE VOTRE CARRIÈRE ?
Elle l’est déjà, puisque mon travail avec la 1ère division à Besançon m’a permis d’améliorer ma formation tactique, particulièrement en termes de bataille profonde, ainsi qu’au niveau opérationnel plus large. Elle m’apporte aussi une réelle profondeur en combat défensif, avec la France évidemment, mais aussi avec les partenaires américains, belges, hollandais et allemands, comme le veut ma fonction. Plus important encore, je pense que des expériences comme celle-ci ouvrent nos horizons intellectuels, en nous permettant de voir les choses sous un angle différent. Et ça, c’est précieux dans n’importe quel domaine professionnel.
La stratégie antinucléaire allemande est un billard à trois bandes
OPINION. Par l’intermédiaire de la Commission européenne et sous l’influence d’Ursula von der Leyen, l’Allemagne a fait pression sur le reste de l’Europe, suivant deux axes. Mettre un terme définitif à l’énergie nucléaire, d’abord. Privilégier l’implantation des énergies renouvelables, ensuite. Cette stratégie, somme toute rationnelle, peut être perçue comme une forme de billard à trois bandes. Par Christian Semperes, Ingénieur énergéticien(*).
Une dénucléarisation française sous pression allemande…
L’Allemagne a réussi à obtenir, de haute lutte et avec la collaboration active des gouvernements français depuis deux quinquennats, la fermeture des deux réacteurs de Fessenheim dans l’Hexagone. Moins connu en France, un schéma similaire a conduit à l’arrêt des réacteurs belges Doel 3 et Tihange 2. En témoigne, dans le cas français, la lettre adressée par l’ancienne ministre de l’Environnement allemande Barbara Hendricks à son homologue Ségolène Royal, exigeant la fermeture de la centrale dans les délais les plus brefs. Pour les pays concernés, une telle stratégie équivaut à une privation volontaire de production sûre, pilotable, économiquement rentable et amortie, bas-carbone et non conditionnée aux humeurs météorologiques. En bref, une balle dans le pied. C’est la première bande du billard. L’Allemagne a, quant à elle, « montré l’exemple » en arrêtant définitivement son parc nucléaire au début de l’année 2023, se privant ainsi de 30TWh par an d’électricité à faible impact carbone.
La littérature scientifique a désormais admis que la lutte contre le réchauffement climatique repose largement sur la sortie des énergies fossiles ou, du moins, leur maintien a minima pour répondre à d’éventuels besoins ponctuels. Une évidence que l’Allemagne, contrainte par la sortie accélérée du nucléaire, ignore globalement. Berlin a construit et démarré à Datteln, en juin 2020, une centrale à charbon flambant neuvede 1.100MW, équivalent à 60% des capacités de Fessenheim. Ironie de l’histoire, Élisabeth Borne se réjouissait publiquement à quelques jours près, le 30 juin 2020, de l’arrêt définitif de Fessenheim. « Il y a ceux qui en parlent. Nous, on le fait », affirmait alors l’actuelle Première ministre, répondant à la promesse de campagne de l’ancien Président François Hollande.
Et le maintien d’un puissant parc fossile outre-Rhin
Dans le même temps, Berlin conserve un parc fossile hors norme, comprenant une puissance installée en gaz de 34,8GW ; en lignite et en charbon, de respectivement 18,6GW et 19GW et, en fuel, de 4,7GW, selon les données du portail EnergyCharts. Soit, au total, une puissance installée pilotable fossile de 77,1GW pour l’Allemagne, là où la France ne conserve qu’une puissance installée pilotable très largement nourrie par le nucléaire de 61,4GW, auxquels doivent s’ajouter l’hydraulique et notre reliquat de centrales fossiles. C’est la seconde bande du billard. La montée en puissance du parc renouvelable allemand ne peut, à ce jour, pas répondre aux besoins domestiques. Depuis début août, l’Europe de l’Ouest est confrontée à une canicule qui dure et un anticyclone qui force l’ensemble du parc éolien européen à l’arrêt. Pour l’illustrer, le 10 septembre à 10h du matin, le parc éolien allemand, subventionné à hauteur de 500 milliards d’euros d’argent public, ne produisait que 0,18% de la puissance installée. Même la très bonne production solaire ne permet pas à l’Allemagne d’assurer une production d’énergie domestique suffisante pour répondre à sa propre demande.
Dans l’Hexagone, tous les signaux semblent en revanche au vert. En juillet, selon les données du think tank Agora Energiewende, environ un tiers de l’électricité allemande provenait du nucléaire français. Dans le même temps, la France s’est durablement installée sur le podium des pays les moins émetteurs de gaz à effet de serre sur le segment de la production d’électricité, là où l’Allemagne occupe de longue date la queue du classement du fait d’un recours au charbon à des niveaux encore très importants. La faible disponibilité du parc nucléaire l’année passée a certes placé la France en situation d’importatrice nette d’électricité, surtout entre juillet et septembre. Mais le parc nucléaire, qui n’a produit que 2.479TWh en 2022, son niveau de production le plus faible depuis 1988 et en baisse de 30% par rapport aux moyennes de ces 20 dernières années, retrouve aujourd’hui des niveaux de production normaux.
Y a-t-il des arrière-pensées à la stratégie antinucléaire allemande ?
De prime abord, il serait aisé de penser que l’Allemagne se pénalise financièrement en étant entièrement dépendante des importations. En y regardant de plus près, la situation apparaît plus complexe. La stratégie de Berlin est en effet d’éviter de solliciter ses centrales à gaz et de stocker massivement son gaz cet été pour préparer au mieux ses journées sans soleil et, en cas d’anticyclone d’hiver, sans vent. Depuis début janvier, le facteur de charge des centrales au gaz est de 17%, un taux très faible eu égard des capacités de production allemandes, qui se gardent de la marge.
De longues dates, l’Allemagne a donc préparé le terrain chez ses voisins européens, dont certains devraient manquer de production pilotable. Une stratégie qui s’est aussi dessinée au plus haut niveau réglementaire, en témoigne la bataille à la Commission européenne sur l’intégration de l’atome dans la taxonomie verte, obtenue de très haute lutte par la France, en échange de l’inclusion — scandaleuse — du très polluant gaz «naturel ». L’Allemagne pourrait ainsi se positionner comme un fournisseur européen de gaz naturel, dont les besoins devraient être notables cet hiver.
Compte tenu du mécanisme de fixation du prix de l’électricité, l’Allemagne va facturer ses exportations d’hiver au prix fort du gaz devenu rare, évidemment plus fort que ce qu’elle a payé l’électricité en été, 2, 3 voire 10 fois plus cher si une vague de froid intense sévit. L’Allemagne va rafler la mise cet hiver. Une approche qu’il est possible de percevoir comme la troisième bande du billard. Peut-être même que ses pertes estivales sont considérées par Berlin comme un investissement pour l’hiver ? Dans ce contexte, la France doit fermement poursuivre sa stratégie de maintien d’un puissant parc nucléaire, malgré la pression allemande.
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(*) Christian Semperes a participé au démarrage des 58 réacteurs REP des années 1980-1990, à la conduite des installations, et à la formation sur simulateur des exploitants nucléaires.
Billet du lundi 11 septembre 2023 rédigé par Caroline Galactéros Présidente de Geopragma.
L’été s’achève sur la confirmation d’un fiasco militaire ukrainien que même les parrains anglo-saxons de Kiev commencent à admettre via leur presse de commande. Malheureusement, l’émergence de la lucidité n’entraine pas forcément celle de la sagesse.
En France pourtant, nul n’a cure de ces alertes… Nul n’en profite pour prendre la main et siffler les arrêts de jeu au nom de l’humanité et de la sécurité du Vieux continent. Nous vivons plus que jamais dans une bulle hors sol de réalité alternative et de pensée magique, et la propagande médiatique outrancière qui s’est abattue sur la population française depuis fin février 2022 pour lui laver le cerveau et lui faire croire qu’elle plonge dans la crise pour soutenir rien moins que Le Bien contre Le Mal ne faiblit pas.
Nos journalistes mainstream poursuivent sans scrupule aucun leur « Storytelling » de conte de fées qui est en train de se transformer en film d’horreur et menace de dévoiler l’ampleur de leur cynisme. Il est vrai qu’ils ne sont que des porte-voix, responsables mais de second rang. Ils ne font plus d’information, ils expriment des opinions du haut de leur ignorance et de leur arrogance sidérantes. Les rares qui voudraient encore se souvenir qu’il faut aller de chaque côté du front pour espérer comprendre quelque chose sont de toute façon coincés. S’ils veulent réaliser un reportage côté russe, ils perdent leur visa pour l’Ukraine. Ça a le mérite d’être clair et le choix de la rédaction est vite fait. La vérité n’a pas bonne presse et elle est de plus en plus mal portée. En fait elle n’a plus d’importance. Un peu comme l’état général du pays, celui de son économie, de sa dette, de son industrie, de sa sécurité générale, de sa médecine ou de son école. Quant à l’Europe, elle n’a plus le choix non plus. Au prétexte de cette « unprovoked war of agression » de la Russie contre l’Ukraine qui prétendument la menacerait elle-aussi aussi d’invasion, l’Union européenne, les yeux bandés, les mains dans le dos et une joie malsaine au cœur, a sauté à pieds joints dans un piège mortel pour elle, tout en croyant le tendre au Yeti russe ! Le piège ultime de l’asservissement sous prétexte moral, qui va faire d’elle à jamais un appendice américain en décomposition progressive, promis à tous les dépècements industriels et technologiques et à l’appauvrissement général. Un appendice reconnaissant en plus, qui paye sans sourciller son gaz américain 3 ou 4 fois plus cher que le russe, sans faire le moindre lien avec la guerre en Europe qu’elle nourrit de ses armes et vociférations anti russes primitives… tout en poursuivant à bas bruit ses achats de GNL russe. De petits arrangements avec la morale dont on voit une fois de plus combien elle reste profondément étrangère à la marche véritable des relations internationales.
Nombreux sont ceux, au sein des « élites » qui administrent ce pays, qui peuvent s’accoutumer à l’insignifiance nationale ou même collective. Pas moi. Mais en ce cas, pourquoi poursuivre le mensonge de l’incantation sur la souveraineté européenne ? Cette permanente invocation devient tragi-comique. Ce n’est pas un amas d’États ayant renoncé à leur singularité, leur prospérité et leur souveraineté (cf l’Allemagne face aux attaques sur NS 1 et 2) qui peut constituer une masse géopolitique et même économique crédible. D’ailleurs les chiffres sont là. L’Union européenne connait désormais une inflation double de celle des Etats-Unis. En 2008, la zone euro et les USA avaient un PIB équivalent à prix courants (14 200/14 800 milliards de dollars). En 2023, on est à 15 000 milliards versus 26 900 milliards, soit un écart de 80% (A. Leparmentier dans Le Monde du 5 septembre dernier). L’appauvrissement inexorable des Européens, et notamment de la zone euro, n’est plus une prophétie mais une réalité en marche dont les effets vont se faire sentir de plus en plus cruellement pour nos concitoyens. La situation est si grave qu’il vaut mieux faire dériver l’attention populaire vers un combat épique que l’on va gagner naturellement du haut de notre « moralité » collective face à la sauvagerie et l’arriération russes…. Nous vivons donc dans un film de Walt Disney qui s’apparente d’ailleurs de plus en plus à un village Potemkine. Ironie de l’histoire… Il y a juste un tout petit problème. Les films de Walt Disney sont des films pour enfants. Dans la vraie vie, les bons et les méchants changent de rôle selon les circonstances et le point de vue des acteurs comme des observateurs rigoureux. Sans même parler de la profondeur du champ. Et là, l’Europe, c’est un peu Bambi sur la glace sur le point de perdre sa maman. To be continued…
Pour revenir au drame ukrainien, sans entrer dans de trop longs développements, on peut retenir à ce stade quelques éléments d’analyse et enseignements peu contestables sauf pour ceux qui font profession d’idéologues.
La Russie est en position de force militaire. Elle n’a plus intérêt à s’arrêter militairement et pourrait bien repasser à l’offensive. Pour reprendre la région de Kharkhov ? Si l’on peut penser que Vladimir Poutine préfèrerait probablement encore, essentiellement pour des raisons de politique intérieure (les présidentielles de mars prochain et les aléas d’une mobilisation nouvelle si elle devenait nécessaire), trouver la voie d’une reprise de pourparlers avec les USA qui restent pour lui le donneur d’ordre véritable de Kiev, il lui est devenu impossible d’accorder la moindre confiance aux dires américains sans risquer sa crédibilité politique interne et même internationale. Sa seule option est donc de renforcer sa main militairement pour le jour où Washington comprendra enfin qu’il faut transiger. Il lui faut donc poursuivre les objectifs initiaux de « l’opération militaire spéciale » : démilitarisation, neutralisation et « dénazification » de l’Ukraine, pour que celle-ci ne puisse plus constituer la moindre menace pour la sécurité de la Russie. Moscou doit profiter de son avantage actuel pour avancer, tout en préservant ses forces humaines au maximum et en augmentant encore le rythme de sa production d’armements afin de maintenir sa capacité d’attrition de l’ennemi dans le temps. Car la guerre n’est pas finie. Washington ne veut pas la paix et Moscou ne peut plus se la permettre dans les circonstances actuelles. Le sabordage des accords obtenus en mars 2022 après les pourparlers d’Istanbul doit aujourd’hui paraitre au président Zelenski bien regrettable. Il n’obtiendra plus jamais ce qui lui avait été alors offert par Moscou. Tout a changé depuis 18 mois dans le rapport de force, et même ces objectifs russes initiaux semblent désormais s’inscrire dans une ambition plus large consistant à donner une leçon décisive à Washington et à l’OTAN et à rendre manifeste la victoire militaire, économique, mais aussi géopolitique et militaire de la Russie sur l’Alliance atlantique comme sur son ancien Peer competitor américain. Le problème est que plus on attend, plus l’accord ressemblera à une capitulation totale de Kiev. Les Etats-Unis commencent d’ailleurs, depuis le milieu de l’été et l’évidence de l’échec de la contre-offensive, à en rejeter la responsabilité sur Kiev et – le cynisme étant sans limites- à lui transférer aussi, sous couvert de respect de la « souveraineté » ukrainienne, celle d’entamer des négociations. Ponce Pilate est de la partie, comme d’habitude. Les « alliés » américains sont faits pour servir puis être lâchés quand cela commence à sentir le roussi.
Dans ce contexte, l’accord finalement donné par la Maison Blanche d’une livraison d’ATACMS voire indirectement de l’envoi de F16, répond à la nécessité, à l’orée d’une campagne électorale qui s’annonce très difficile avec un Donald Trump combatif et ultrapopulaire en embuscade, de donner à Kiev de nouveaux mais peut-être ultimes « cadeaux » (après avoir dit qu’ils ne changeraient pas la donne militaire) et de poursuivre l’affichage d’un soutien militaire tout en le tarissant de fait. Le soutien des Américains au conflit est en chute libre, les arsenaux ont des trous, et le rythme des livraisons d’armes comme d’argent doit faiblir. D’autant que même les plus forcenés des néo-cons ont probablement compris que leur pari était perdu. La Russie n’est pas tombée, elle est même bien plus ferme sur ses assises propres comme sur la projection de son influence mondiale qu’au début du conflit. Elle tiendra la distance. Les limites du Regime change sont atteintes. Certains espèrent sans doute encore qu’en faisant durer la pression militaire et économique sur Moscou, l’étoile du chef du Kremlin finira par pâlir. Là c’est la méthode Coué qui est hors limites…. Pour Washington, le mieux serait en fait de pouvoir geler le conflit pour repartir à l’assaut plus tard. Pour Moscou, cela ne présente aucun intérêt. Un gel des positions ne fera que maintenir en tension le système russe et divertir des ressources nécessaires à l’affermissement de l’économie nationale et des positions de la Russie face à l’allié chinois notamment.
Rationnellement, si l’on recherchait la fin de cette impasse, la seule possibilité d’inciter Moscou à stopper son avance serait que Washington prenne la mesure du danger, se saisisse résolument de la déconfiture présente des Ukrainiens sur le terrain pour cesser tous crédits et fournitures d’armements, invoquant la sauvegarde de ce qu’il reste de territoire et de forces vives à l’Ukraine pour donner à Moscou l’assurance formelle que le pays ne sera jamais membre de l’OTAN. Washington pourrait dire qu’il a fait tout son possible pour aider l’Ukraine, en vain, et que pour des raisons humanitaires, l’arrêt des combats est désormais indispensable. Ce qui est vrai. Approche froide mais in fine préservatrice de dizaines de milliers de vies ukrainiennes. Les idéologues malades qui éructent de haine et de rage devant la supériorité militaire russe ne le reconnaitront jamais : C’est de fait la Russie qui tient le sort de l’Ukraine entre ses mains et donc est à même de lui fournir, si elle y trouve son intérêt, des garanties de sécurité, non l’OTAN qui ne lui offre que l’assurance d’une destruction accélérée. Encore une fois, seule sa neutralité et son statut d’État tampon peuvent protéger l’Ukraine. Son alignement, quel qu’il soit, la condamne à servir de terrain d’affrontement. Sécurité=neutralité. Mais ça c’est la raison, l’humanité, l’intelligence de situation, toutes choses quasi introuvables de l’autre côté de l’Atlantique excepté chez certains du Pentagone et chez les géopoliticiens réalistes américains qui connaissent leur histoire et leur géographie et ont depuis longtemps ont prévenu du désastre si l’on persistait à faire avancer l’OTAN vers les frontières russes ! Bref, on ne peut que rêver secrètement d’un tel scénario. Pour l’heure, on continue à Washington à espérer faire souffrir l’économie et le pouvoir russes dans la perspective des présidentielles de mars… tout en entretenant des contacts entre chefs des services extérieurs de renseignement, ce dont personne ne se plaindra, tout au contraire. L’anathème, l’insulte, l’escalade… mais pas trop. La stupidité du « raisonnement » occidental initial, perverti par un biais idéologique massif a produit un désastre à onde de choc géopolitique majeure en défaveur de l’Occident. Le mantra des cercles Washingtoniens était le suivant : la Russie est un État illégitime, une dictature sans assise populaire, une nation disparate, économiquement et militairement faible ; Vladimir Poutine veut prendre toute l’Ukraine sans en avoir les moyens ; Il va forcément s’épuiser et peut donc être provoqué dans un conflit par proxy, préparé depuis 2014 et qui est un affrontement structurellement inégal, de ceux que préfère l’Amérique. Cette lourde erreur de jugement nourrie d’arrogance et d’ignorance a conduit les Occidentaux, maîtres comme vassaux, dans une fuite en avant qu’ils ne maitrisent désormais plus que du bout des doigts. Et qui nous met tous en danger.
Moscou ne voulait ni ne veut d’une guerre directe avec l’OTAN, mais ne peut perdre cet affrontement qui est bel et bien vital en termes sécuritaires comme pour la préservation de la cohésion en tant que Nation d’une Russie immense, dépeuplée, multiconfessionnelle et multiethnique. Que l’Occident croie ou non cette analyse est finalement sans importance. Ce qui compte est la perception du pouvoir et du peuple russes et la façon dont celle-ci détermine leurs décisions. Or, cette « menace existentielle » n’est pas une abstraction ni un subterfuge. C’est une perception profonde qui structure la pensée et l’action du pouvoir russe et nourrit la popularité d’un président vu comme responsable et protecteur de son pays. Cette ligne rouge n’est pas négociable et ne sera pas négociée. Cela fait 15 ans que la Russie l’explique et prévient. Le danger vient de ce que l’on continue à nier cette réalité pour pousser au maximum le président russe, sans vouloir comprendre que sa marge de manœuvre est limitée. La lenteur des opérations, qu’il a voulue essentiellement pour préserver le peuple ukrainien frère et pour éviter de devoir mobiliser plus de forces, est désormais ouvertement contestée par certains dans son entourage qui considèrent qu’il faut aller plus vite, exploiter l’avantage actuel, et ne plus donner de temps aux Etats-Unis pour préparer les étapes futures d’un harcèlement sécuritaire du pays. Si la modération du tempo des opérations venait à être considérée comme une faiblesse politique du président, on peut craindre que celui-ci ne soit conduit à changer de vitesse. Est-ce là le génial calcul occidental ? L’escalade jusqu’à l’acculement, l’échec de la dissuasion nucléaire (que l’on appelle désormais chantage) et le passage à l’acte pour réveiller Washington dont les maitres ne savent plus ce qu’est la guerre, la vraie ? Peut-on imaginer les USA prêts à laisser se produire une frappe nucléaire russe d’ultime avertissement sur le sol ukrainien ou européen ? Ne comprennent-ils pas que le bluff n’est pas une pratique russe ? Jusqu’au dernier Ukrainien donc. L’Amérique après tout ne perd quasiment pas d’hommes et la guerre rapporte beaucoup. Mais à quel prix symbolique ? la destruction complète de l’Ukraine et de son armée ? L’étranglement de l’Europe qui pourrait finir par ouvrir les yeux sur le rôle et le sort que lui assigne son prétendu « protecteur » américain ? La déconfiture totale de sa crédibilité internationale ? le déclenchement d’une haine inexpiable d’une grande partie du monde qui fait ses comptes et désormais a le choix…
Il est très probable que la guerre va se poursuivre, au moins durant l’automne et l’hiver. Si l’option retenue à Londres et Washington est de « faire saigner la Russie » au maximum, pourquoi ne pas poursuivre ce soutien en demi-teinte aux Ukrainiens en 2024 ? Pourtant, notre calcul est faux, archi faux. Chaque jour qui passe est plus meurtrier pour les malheureux Ukrainiens jetés dans cette tourmente sanglante, mais aussi pour le crédit de l’Occident et celui de l’Amérique. Il y a longtemps que le reste du monde a compris que l’Europe n’était pas un acteur autonome mais un sous-traitant zélé des desiderata washingtoniens.
La désolation, la mort, l’épuisement moral sont partout en Ukraine. Et c’est compréhensible. Quel que soit l’héroïsme de l’immense majorité des soldats et officiers ukrainiens (je mets ici hors-jeu les bataillons nationalistes intégraux de sinistre allégeance que nous soutenons avec une légèreté incompréhensible, faisant mine d’ignorer la faute morale lourde et le contresens historique impardonnable que cette absolution active constitue, oublis que nous paierons sans doute cher dans le temps), l’équation militaire est sans appel. Les forces humaines, les équipements et armements russes sont sans commune mesure avec ceux des Ukrainiens. Le ratio des pertes en hommes, mais aussi en équipements, double tabou qui commence lui aussi à sauter épisodiquement dans les médias, est terrifiant. L’armée ukrainienne est en train de consommer ses dernières réserves stratégiques dans des batailles dérisoires. On ne peut pas gagner une guerre d’attrition quand on n’a pas de réserves humaines pour remplacer celles détruites et moins encore les forces pour exploiter une éventuelle percée et renverser même localement le rapport de force. Idem pour les munitions. Cet affrontement est au demeurant d’une nature nouvelle. L’intégration redoutable des systèmes satellitaires et aériens russes, sans même parler de l’emploi massif de drones, permet de détecter très en amont TOUT ce qui bouge sur le territoire ukrainien et d’annihiler chars, véhicules blindés et hommes de façon quasi imparable.
L’Ukraine, dont le pouvoir massivement téleguidé et stipendié, a fait le pari (comme l’avait avoué dès 2019 le conseiller Arestovitch de Zelinsky) de se battre pour le compte de l’Amérique contre la Russie en échange d’une intégration à l’OTAN, a tout perdu. C’est un pays en cours de dépècement, dont un tiers de la population s’est exilé et ne reviendra pas, dont les actifs sont aux mains de fonds américains, dont la corruption désormais élevée au rang de mal national nécessaire en temps de guerre, reste endémique (au-delà de quelques « exemples » cosmétiques faits par Zelenski, cf. son ministre de la défense somptueusement placardisé à Londres). Les miasmes de tout cet énorme mensonge empestent. Cette guerre était ingagnable. Pourtant, les parrains américain et britannique de Kiev, qui l’ont tant souhaitée et ont armé et entrainé les forces ukrainiennes dans cet objectif ultime depuis au moins 2015, se sont mépris, par hubris et méconnaissance des objectifs russes initiaux, et ont tout fait pour que les forces ukrainiennes se jettent en pure perte dans cet affrontement inégal, convaincues que l’entrée dans l’OTAN était possible et les protègerait de leur ennemi. Ces marionnettistes anglosaxons n’ont probablement jamais voulu la victoire militaire de l’Ukraine sur la Russie, qu’ils savaient impossible, encore moins une quelconque paix, juste que ce malheureux pays use leur ennemi juré, quitte à en mourir elle- même. Un jeu de dupes sinistre à la main de Londres et Washington ? Un sommet de cynisme de la part du président Zelenski et de sa clique ? Un calcul d’argent et de bénéfices personnels au mépris du sort tragique infligé à leur peuple ? Une pure folie en tout cas. Quelle logique ultime à un tel massacre ? Nourrir les politiciens de Washington et le Complexe militaro-industriel américain ne suffit pas à répondre. C’est un peu comme si Washington avait joué et perdu à la roulette (non russe), mais avait relancé et encore relancé le jeu, augmentant la mise pour, à un moment donné, chercher tranquillement une sortie, abandonnant son pion ukrainien sur le tapis en lui transférant la responsabilité de l’échec et celui d’une négociation inéluctable ne pouvant être que léonine.
Comment arrêter ce bain de sang et la détérioration grandissante de la sécurité européenne ? Il faudrait en fait que Vladimir Poutine ait le triomphe modeste, et permette à Washington de sauver la face et de se tirer rapidement de ce guêpier. Ce n’est pas impossible. Odessa pourrait être un point d’application important de cette manœuvre salutaire. Si le port et sa région venaient à être sous la menace directe et décisive des forces russes, alors la quête d’un statut neutre pour cette ville (sans laquelle l’Ukraine n’aurait plus d’accès à la mer) pourrait être un élément du marchandage général auquel il va bien falloir parvenir. On sait combien sont irréalistes et extravagantes les prétentions ukrainiennes à la reconquête des oblasts perdus et évidemment de la Crimée. Il fallait y penser avant. Avant le coup d’État de 2014.
L’année 2024 sera donc celle de tous les dangers. L’agenda électoral (non exhaustif) est lourd :
Élections présidentielles et législatives à Taiwan en janvier
Présidentielles le 31 mars en Ukraine et législatives prévues en octobre (probablement annulées)
Présidentielle à l’automne 2024 en Moldavie
Présidentielle russe 17 mars-7 avril
Élections américaines : présidentielle, 50% renouvellement du Sénat et 50% du Congres le 5 novembre en 2024
Le focus médiatique sur le conflit en Ukraine est beaucoup trop systématiquement envisagé en lui-même, sans relier les prises de positions et décisions des acteurs à l’aune de ces échéances. Or, nous avons là un florilège d’occasions rêvées pour des provocations, ingérences, et déstabilisations en tous genres.
Il faut pourtant faire la paix, sortir de la rage et de la haine, reprendre langue et rapidement recréer les bases d’une sécurité européenne viable. Jusqu’au sommet de Bucarest de 2008, quand l’OTAN « invita » l’Ukraine et la Géorgie à la rejoindre, cette sécurité existait encore, malgré les premières vagues d’élargissement, malgré le bouclier anti-missiles américain, malgré même la première « Révolution orange » fomentée en Ukraine déjà. La Russie, alors toujours convalescente après la descente aux enfers de la décennie 90, était encore trop faible économiquement et militairement pour avoir son mot à dire, être écoutée, moins encore crainte ou respectée. Tout a changé désormais, pour Moscou, pour Pékin, pour ce « contre monde » qui jour après jour se consolide autour des BRICS, mais aussi de l’Organisation de Shangaï et de l’Union Économique eurasiatique. L’intégration de ces ensembles se précise et semble puiser sa force d’attraction et sa crédibilité même dans les abus américains (extraterritorialité, chantage, politique de regime change…) devenus insupportables à un nombre grandissant de pays.
Seule l’Europe n’a rien compris aux conditions de sa propre sécurité. Cela me reste incompréhensible. La vanité et la bêtise des élites européennes ne peuvent seules expliquer une telle déroute de la pensée stratégique comme d’ailleurs de la pratique diplomatique. Comment sortir notre continent de cette nasse qui le dissout ? L’Europe, mais aussi notre pays, qui garde des atouts considérables et pourrait jouer aujourd’hui encore, s’il osait seulement recouvrer ses esprits et sortir de l’alignement, un rôle constructif dans la recherche d’un compromis viable dans ce conflit ouvert et restaurer son influence internationale en miettes ? La sécurité européenne est une et indivisible. Elle n’existera pas sans la prise en compte des préoccupations sécuritaires de la Russie, ne nous en déplaise. Ce n’est pas une menace pour Washington, mais bien une plaie béante et purulente pour nous. La haine, fille de l’ignorance, est mauvaise conseillère. Nous devons en finir avec cette approche cynique des relations internationales et préférer à la morale contingente l’inspiration d’une éthique immanente qui permette de renouer un dialogue salutaire.
«Le respect de la souveraineté signifie ne pas autoriser les actions anticonstitutionnelles et les coups d’État, la destitution du pouvoir légitime ». Cette allégation de Vladimir Poutine ne manque pas de sel à la lumière des derniers développements au Sahel. Après les coups d’état au Mali, en Guinée, au Burkina Faso et en République centrafricaine, c’est au tour du Niger de s’éloigner de la France et de l’Occident… et de se rapprocher de la Russie.
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Rares étaient les experts ayant envisagé l’hypothèse d’un renversement par une junte militaire (le 27 juillet) du président nigérien Mohamed Mazoum, élu en mars 2021. Le pays paraissait stable, à l’abri des spasmes traversant l’Afrique de l’Ouest. Et pourtant !
Deux questions méritent d’être posées. Pourquoi le Niger aujourd’hui ? Et, par effet domino, pourquoi d’autres demain ?
Niger : l’étrange surprise;
Lors du conseil de défense du 29 juillet, Emmanuel Macron aurait reproché à Bernard Émié de n’avoir rien vu du putsch du général Abdourahmane Tchiani, au Niger. Il aurait ainsi apostrophé le DGSE (Directeur Général de la Sécurité Extérieure) : « Le Niger, après le Mali, cela fait beaucoup ». Ce reproche pourrait être retourné contre le chef de l’État tant sa politique africaine repose sur une conjugaison d’erreurs d’appréciation et de certitudes infondées (lire son discours devant les ambassadeurs du 18 août 2023). Il ne semble pas avoir pris la mesure du sentiment anti-France qui se développe sur le continent, se renforce à la faveur de la guerre russo-ukrainienne. Ne nous étonnons pas de voir la RCA, le Mali, le Burkina Faso et d’autres se tourner vers Moscou. Nos discours sur la démocratie et ses valeurs …. agacent.
Le Niger n’échappe pas à ce tsunami qui balaie notre présence en Afrique. La population nous reproche notre présence militaire, l’association du pays à notre lutte contre le djihadisme, notre acceptation des dérives démocratiques du président déchu. Nous négligeons l’exercice de la prévision, si risqué et si aléatoire soit-il dans le monde aussi incertain et complexe d’aujourd’hui. Envisageons-nous encore que la seule réponse sécuritaire puisse résoudre des problèmes aux causes plurifactorielles dépassant la seule problématique de la lutte contre le terrorisme ?
Réalisons-nous que le temps joue en faveur des putschistes nigériens ? Réalisons-nous que l’option d’une intervention militaire de la CEDEAO ne fait pas consensus en Afrique ? Réalisons-nous que la junte joue la division entre Paris et Washington ? Elle n’a signifié aucun « avis d’expulsion » aux 1 100 soldats américains présents sur place. Toutes ces questions sont-elles posées alors que l’avenir semble problématique pour notre pays au Sahel, voire au-delà ?
Après l’attaque par la foule de l’ambassade française à Niamey, tous les ressortissants français et européens qui le souhaitaient ont été évacués par avions A 400M français et belges. Photo d’archives.
L’effet domino :
Le moins que l’on puisse dire est que notre politique étrangère souffre d’un défaut d’approche globale spatio-temporelle des grandes problématiques internationales du moment. La récente réforme du corps diplomatique n’est pas faite pour pallier ce lourd handicap. Aujourd’hui, plusieurs questions incontournables se posent au sujet de l’Afrique. Avons-nous pris conscience que l’Afrique change ? A-t-on lancé une vaste réflexion sans tabou sur notre politique africaine pour anticiper et nous préparer à l’impensable ? Quid si tous les États du Sahel (Sénégal dont le président réduit l’opposition au silence, Côte d’Ivoire, Tchad …) rejoignaient, par effet domino, le groupe des contempteurs de la France dans un avenir rapproché à la suite de coups d’État militaires ? À son tour, après 50 ans de dictature, le Gabon connaît un renversement du régime d’Ali Bongo le 30 août 2023.
Quid de la présence de nos bases en Afrique alors que les Américains y sont de plus en plus présents ? Quid de la pérennité de nos intérêts économiques menacés par d’autres ? Quid de l’analyse du sentiment croissant de rejet de la France par une jeunesse désemparée ? Quid de la stratégie française future au Niger et sur le continent ? Cette liste de questions n’est pas exhaustive.
Il y a fort à parier que la dimension prospective de notre politique étrangère est limitée. Pourtant, l’adage rappelle que gouverner, c’est prévoir. Or, dans les allées du pouvoir, on privilégie la communication et la tactique. On en mesure les résultats concrets. Où sont donc les passeurs d’idées, les fonctionnaires clairvoyants, les conseillers courageux qui osent écrire le contraire de ce que l’on attend d’eux en haut lieu alors que le coup d’État au Niger, sans oublier celui du Gabon, n’annonce rien de bon pour notre présence en Afrique ?
La pensée stratégique en crise;
« Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres » (Antonio Gramsci). Nous sommes les témoins de l’évolution d’un monde d’où émergent de nouveaux acteurs, de nouvelles règles du jeu. Ce tournant nous aveugle sur la complexité du temps. Souhaitons-nous en tirer les conséquences qui s’imposent, la remise à plat de notre politique étrangère ?
Ce qui vaut pour l’ensemble de la planète (nos échecs en Afghanistan, en Syrie…dans la guerre contre le terrorisme), vaut également pour l’Afrique (notre échec en Libye). Nous pensons au Sahel après le coup d’état au Niger, voire au Gabon plus au Sud. Faute d’un changement complet de logiciel, nous courons le risque d’aller de mauvaise surprise en mauvaise surprise pour les autres pays de la zone qui entretiennent – mais pour combien de temps encore ? – de « bonnes » relations avec la France. Un sursaut salutaire s’impose de toute urgence.
Les opinions exprimées ici n’engagent que leur auteur.
(*) Vincent Gourvil est le pseudonyme d’un haut fonctionnaire, par ailleurs Docteur en Sciences Politiques.
La multiplication des coups d’Etat au Sahel et en Afrique de l’Ouest, qui fragilise encore un peu plus l’influence de la France sur le continent, signe un inquiétant recul démocratique. Explications avec Alain Antil, de l’IFRI.
Des militaires qui font irruption dans les locaux de la télévision d’Etat pour annoncer à l’antenne la fin du régime politique et la destitution du président : la scène s’est répétée sept fois ces trois dernières années dans les Etats africains francophones. Après le Mali, la Guinée, le Burkina Faso, le Niger il y a un mois, c’est le Gabonqui est devenu le théâtre, le 30 août, d’un nouveau coup d’Etat. Le continent africain semble renouer avec les régimes militaires des années de guerre froide, une période – que l’on pensait révolue – marquée par une instabilité politique endémique qui faisait apparaîtrele continent comme structurellement incapable de se démocratiser. Mais la dynamique des coups d’Etat actuels est complexe, et il serait réducteur de les mettre dans le même sac.
En août 2020 puis mai 2021, les colonels maliens ont surfé sur un mécontentement général contre le régimecorrompu d’Ibrahim Boubacar Keïta. Au Burkina Faso, les putschs de janvier et septembre 2022 puisent leurs racines dans des relations tendues entre militaires et pouvoir civil, sur fond de défis sécuritaires importants posés par des insurgés djihadistes qui contrôlent 40 % du territoire. Au Niger, le coup d’Etat contre Mohamed Bazoum ne fait pas suite à des manifestations dans les rues de Niamey, ni à des revers contre les groupes terroristes. La légitimité que le président nigérien tirait des élections de 2021 était loin d’être parfaite, mais elle n’était pas remise en cause. Quant au Gabon, c’est la réélection contestée de l’héritier de la dynastie Bongo – qui règne depuis 1967 – qui y a provoqué le putsch contre Ali Bongo. Une situation qui rappelle celle de la Guinée en 2021, où les militaires des forces spéciales ont déposé Alpha Condé qui avait révisé la Constitution pour effectuer un troisième mandat.
Reste que le retour des treillis au coeur de la vie politique bénéficie d’un indéniable soutien populaire. Profitant de cet état de grâce, les putschistes de ces paysont opéré un rapprochement jusqu’à évoquer une « fédération ». Un axe qui serait capable de relever les défis économiques auxquels leurs propres élites corrompues et leurs partenaires occidentaux n’ont pas su répondre. De quoi, en tout cas, mettre en lumièreun rejet grandissant des valeurs démocratiques et libérales. La Russie de Vladimir Poutine, qui s’en réjouit, apparaît comme la bénéficiaire de l’affaiblissement des Occidentaux dans leur ancien pré carré…
Cette « épidémie de putschs », comme l’a qualifié Emmanuel Macron, va-t-elle s’étendre ? Au Cameroun et au Congo-Brazzaville, les dirigeants sont vieillissants. A Madagascar, la gouvernance laisse à désirer. Au Sénégal, la jeunesse bouillonne contre l’autoritarisme de Macky Sall. Entretien avec Alain Antil, directeur du Centre Afrique subsaharienne de l’Institut français des Relations internationales (Ifri).
La position de la France en Afrique est-elle affaiblie ? Avec le Gabon, c’est un de ses piliers historiques qui vacille sous les coups de boutoir des militaires…
Alain Antil : Au Sahel, la relation entre certains pays francophones et la France connaît une crise aiguë. Les relations diplomatiques sont difficiles, les troupes françaises sont sommées de partir, les accords de défense avec l’ancienne métropole sont dénoncés. Mais le déclin de la présence française sur le continent africain est une tendance de fond. Le désengagement militaire n’a pas commencé avec le retrait du Mali et du Burkina Faso. Depuis les indépendances, les effectifs sont passés de 30 000 à un peu plus de 6 000 aujourd’hui.
Emmanuel Macron avait lui-même qualifié en février les bases militaires de « relique du passé ». Les crises politiques actuelles ne font qu’accélérer le processus. Cette présence militaire était contestée par les populations et une partie des élites. Peut-être est-ce l’occasion de bâtir une relation plus apaisée… Par ailleurs, la présence économique française s’est redéployée. Les intérêts français ne sont plus concentrés sur les pays francophones et encore moins les pays sahéliens.
« Il est temps de s’interroger sur la présence militaire française en Afrique » Ces récents putschs à répétition touchent principalement des Etats francophones. Est-ce une remise en cause de la politique française menée depuis la colonisation ?
Oui. Parmi les legs postcoloniaux qui expliquent ce rejet, la présence militaire française est la plus visible. La France est le seul ancien pays colonisateur à avoir maintenu pendant des décennies des bases militaires permanentes et mené une cinquantaine d’opérations. L’interventionnisme militaire, rendu possible par des accords signés peu après les indépendances, est une caractéristique majeure de la politique de la France qui suscite aujourd’hui la réprobation sur le continent. Malgré la baisse des effectifs, il ne s’est pas affaibli au XXI siècle, se manifestant au contraire par la plus ambitieuse des expéditions militaires, l’opération Barkhane [2014-2022].
Ces pays dénoncent aussi une forme de paternalisme dans la façon dont s’expriment les autorités françaises. Le discours de Nicolas Sarkozy à Dakar en 2007, lorsqu’il a déclaré que « l’homme africain n'[était] pas assez entré dans l’Histoire », a été vécu comme une gifle. J’ai le sentiment que nos autorités ne se rendent pas compte du poids de tels propos vexatoires. Encore récemment, Emmanuel Macron a déclaré que le Mali, le Burkina Faso et le Niger « n’existeraient plus » sans les opérations militaires françaises. Sans s’en rendre compte, le président alimente le ressentiment.
Emmanuel Macron et l’Afrique : une politique du « en même temps » difficile à suivre Nombre de ces coups d’Etat ont bénéficié, du moins au début, d’un important soutien populaire…
Face à des régimes jugés corrompus et défaillants, qui n’offrent aucune perspective d’avenir en particulier aux jeunes, il y a une soif de nouvelles voies. Ce « dégagisme » passe parfois par des élections, parfois aussi par des coups d’Etat militaires. Les putschistes et les milieux qui les soutiennent, les néo-panafricanistes, les souverainistes, proposent une nouvelle offre politique, celle d’une « deuxième indépendance ». Ils promettent la rupture avec l’ancien colonisateur, considéré comme coresponsable avec les élites africaines dirigeantes des malheurs de ces pays.
Ils enfourchent le discours souverainiste anti-français et anti-occidental, car c’est leur seul capital politique. Les militaires n’apportent pas de solutions aux problèmes. Mais les opinions publiques leur savent gré de dénouer des crises qui pourraient, sans leur intervention, finir dans des bains de sang. Cela dit, il faut rester prudent sur le degré de soutien à ces coups d’Etat, car on ne dispose pas d’instituts de sondage pour mesurer leur popularité.
Souvent, ces putschistes ont été inefficaces dans leur mission de protection du territoire. Certains ont occupé des fonctions au coeur des pouvoirs rejetés. Or ils apparaissent comme les sauveurs de la nation…
L’armée fait figure d’unique alternance valable pour renouveler la classe politique vieillissante et corrompue. De plus, au Mali et au Burkina Faso, les putschistes ne font pas partie de la haute hiérarchie, qui est aussi détestée que les élites administratives. Ce sont de jeunes officiers qui ont l’expérience du terrain, ne traînent pas de casseroles connues et promettent d’être en phase avec une population jeune.
Alors que les partis politiques sont démonétisés, on voit s’élaborer un nouveau champ politique avec d’autres acteurs : militaires, influenceurs, mouvements citoyens, plateformes de soutien aux putschistes ou, plus classiquement, personnes qui revendiquent des formes de légitimité traditionnelles ou religieuses.
Les militaires qui prennent le pouvoir n’ont aucune compétence pour gouverner, aucune compétence diplomatique pour négocier. Quels sont les risques ?
On a du mal à se rendre compte de ce qui se passe dans l’appareil d’Etat, car ces terrains sont désormais difficiles d’accès pour les chercheurs et les journalistes. Mais on sait que depuis l’arrivée de la junte au Mali, la situation sécuritaire s’est dégradée. L’emprise de l’Etat islamique au Grand Sahara (EIGS) a doublé depuis le départ de l’armée française et l’arrivée des mercenaires de [la société russe] Wagner. Le Burkina Faso connaît lui aussi de grandes difficultés sécuritaires, et c’est également ce qui risque de se passer au Niger.
Au Mali, les civils paient de leur vie la présence de la milice Wagner Peuvent-ils apporter plus de démocratie à coups de putsch, dans une forme paradoxale de « printemps africain » ?
C’est parfois le cas. La démocratie est advenue au Mali en 1991 après des manifestations populaires réprimées dans le sang, qui ont fini par la chute de la dictature de Moussa Traoré après le coup d’Etat d’Amadou Toumani Touré. Celui-ci s’est retiré après une courte transition, avant de se présenter à la présidentielle en 2001. Au Niger, l’ancien président Mahamadou Issoufou a été élu après un coup d’Etat en 2010 et une transition menée par de jeunes officiers autour du commandant Salou Djibo…
Aujourd’hui, il est difficile de dire si ces putschs vont mener à une ouverture démocratique. En Guinée, les putschistes ont annoncé qu’ils ne resteraient pas au pouvoir. Au Mali, certains des colonels se voient un avenir politique, mais Bamako n’est pas engagé dans un processus de retour à des élections transparentes. Au Burkina Faso, la situation est si catastrophique sur le plan sécuritaire que parler de fin de la transition est illusoire. Au Niger, la junte a évoqué une transition de trois ans. Au Gabon, il est encore trop tôt pour se prononcer [le général Brice Oligui Nguema, nouvel homme fort du pays, a prêté serment lundi 4 septembre sans fixer la durée de la transition, réitérant la promesse de « remettre le pouvoir aux civils en organisant des élections libres, transparentes et crédibles »].
Ces coups d’Etat sont-ils le signe que la vague de démocratisation qui a balayé l’Afrique subsaharienne au début des années 1990 s’est brisée ?
De 1990 au milieu des années 2010, l’Afrique subsaharienne a connu globalement des progrès démocratiques, avec des trajectoires nationales très différentes. Au Sénégal, par exemple, on a eu une transition démocratique. Mais l’Afrique centrale est restée, comme au temps de la guerre froide, avec des gouvernements kleptocratiques et autoritaires. Depuis le milieu de la décennie 2010, on observe une régression,même dans des pays où il y a eu des progrès. Au Bénin, qui était avec le Sénégal à la pointe des processus de démocratisation, des opposants sont arrêtés. On est dans une phase globale de dégradation de la démocratie. Parallèlement, au sein des populations, en particulier dans la jeunesse, on trouve de moins en moins de forces sociales prêtes à tout sacrifier pour la démocratie. Cela s’explique par le sentiment que cette démocratie promue par les Occidentaux a échoué,qu’elle n’a pas apporté le développement.
Sénégal : les révoltés de Casamance Y a-t-il une tentation de l’autoritarisme ?
Ces pays ont une longue histoire de pouvoirs militaires, de partis uniques répressifs et violents. Pendant la guerre froide, les militants pro-démocratie vivaient dans la clandestinité. Puis, au début des années 1990, ces régimes se sont effondrés. Dans son discours du 20 juin 1990 à La Baule, lors d’un sommet France-Afrique, François Mitterrand ébauche l’idée de lier les aides économiquesau respect de critères démocratiques. Des forces sociales organisées et puissantes ont alors poussé pour une ouverture démocratique, pour créer des partis, des médias et des associations. On est aujourd’hui dans une phase inverse.
Une partie des populations africaines, déçues par la démocratie telle qu’elle a été mise en oeuvre, constatent que d’autres pays se sont développés grâce à des régimes autoritaires et sont tentés de les imiter. Ils veulent remplacer le « consensus de Washington » des années 1980 par le « consensus de Pékin » et explorer d’autres modèles vendus par la Russie, la Chine, les pays du Golfe ou la Turquie. Ces derniers ne sont pas aussi exigeants que les partenaires occidentaux en matière de progrès démocratique et de défense des droits de l’homme. Les régimes au pouvoir se montrent donc moins enclins à progresser sur ces questions. Mais cette analyse est à relativiser. Un régime fort ou répressif ne suffit pas pour développer un pays. Il faut aussi un Etat fonctionnel. La Chine ne s’est pas développée parce que c’était une dictature, mais parce qu’elle a un Etat puissant, interventionniste et efficace. Il en va de même au Rwanda. Pour de nombreux régimes autocratiques en Afrique, c’est loin d’être le cas.
BIO EXPRESS
Alain Antil est chercheur et le directeur du Centre Afrique subsaharienne de l’Institut français des Relations internationales (Ifri). Il enseigne à l’Institut d’Etudes politiques de Lille, à l’université Paris-I et a publié de nombreux articles sur le Sahel. Il est l’auteur d’une étude intitulée « Thématiques, acteurs et fonctions du discours anti-français en Afrique francophone » [PDF].
Le Sahel occidental a longtemps été une zone de faible présence française du fait de la proximité hostile de l’Algérie, mais surtout d’un rejet plus fort qu’ailleurs de l’ancien colonisateur. La France n’y est intervenue militairement qu’en 1978-1979 en Mauritanie.
Les choses évoluent avec l’implantation au nord du Mali au début des années 2000 des Algériens du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), qui devient Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) en 2007 et organise des attaques contre les pays voisins et les intérêts français dans la région, en particulier par des prises d’otages.
La réponse française est d’abord discrète, misant sur l’action clandestine de la DGSE et du Commandement des opérations spéciales (COS) qui installe la force Sabre près de Ouagadougou en 2009. Cet engagement s’inscrit dans un « plan Sahel » où il s’agit d’aider les armées locales à lutter contre les groupes djihadistes et à intervenir pour tenter de libérer les otages. Le plan Sahel a peu d’impact, sauf en Mauritanie où le président Aziz, restructure efficacement son armée et développe une stratégie intelligente de lutte contre les djihadistes. Le Mali néglige la proposition française, alors que le nord du pays est devenu une zone franche pour toutes les rébellions.
La situation prend une nouvelle tournure fin 2011 avec la montée en puissance au Mali du mouvement touareg, avec la formation du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) renforcé par le retour de combattants de Libye, mais aussi la formation de nouveaux groupes djihadistes comme Ansar Dine d’Iyad Ag Ghali, et le Mouvement pour l’Unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO, futur Al-Mourabitoun). Début 2012, toutes ces organisations s’emparent du nord du Mali avant de se déchirer entre MNLA et djihadistes.
Prétextant l’inaction du gouvernement, un groupe de militaires maliens organise un coup d’État en mars 2012. Commence alors une longue négociation pour rétablir des institutions légitimes au Mali et leur autorité sur l’ensemble du pays. La France saisit l’occasion pour se placer dans la région en soutenant l’idée d’une force interafricaine de 3 300 hommes et d’une mission européenne de formation militaire (European Union Training Mission, EUTM) destinée à reconstituer l’armée malienne. La France annonce qu’elle appuiera toutes ces initiatives, mais sans engagement militaire direct («La France, pour des raisons évidentes, ne peut être en première ligne» Laurent Fabius, 12 juillet 2012).
L’attaque djihadiste de janvier 2013 prend tout le monde de court. On redécouvre alors que la France est toujours la seule « force de réaction rapide » de la région. À la demande du gouvernement malien, le président Hollande décide d’engager des bataillons au combat, une première en Afrique depuis 1979. Avec une mission claire et l’acceptation politique du risque, l’opération Serval est alors logiquement un succès. En deux mois, et pour la perte de six soldats français, nous éliminons 400 combattants, libérons toutes les villes du nord et détruisons les bases. Les trois organisations djihadistes sont neutralisées jusqu’en 2015. Dans la foulée, des élections présidentielles et législatives sont organisées, tandis qu’EUTM et la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA), qui remplace et absorbe la force interafricaine, sont mises en place.
On aurait pu alors retirer nos forces et revenir à la situation antérieure. On décide de rester militairement au Mali, au cœur de nombreux problèmes non résolus, dans un pays parmi les plus sensibles à son indépendance et avec déjà l’accusation de partialité vis-à-vis des Touaregs.
La nouvelle mission des forces françaises est de «contenir l’activité des “groupes armés terroristes (GAT)” à un niveau de menace faible jusqu’à ce que les forces armées locales puissent assurer elles-mêmes cette mission dans le cadre d’une autorité restaurée des États».
L’équation militaire française consiste donc en une course de vitesse entre l’érosion prévisible du soutien des opinions publiques française et régionales à l’engagement français et l’augmentation rapide des capacités des forces de sécurité locales. Pour contenir un ennemi désormais clandestin, il n’y a que deux méthodes possibles : la recherche et la destruction des bandes ennemies par des raids et des frappes ou l’accompagnement des troupes locales au combat pour les aider à contrôler le terrain.
On choisit la première méthode qui paraît moins risquée et plus adaptée à nos moyens matériels et nos faibles effectifs. Nous cherchons donc à éliminer le plus possible de combattants ennemis. Cette approche ne fonctionne cependant que si on élimine suffisamment de combattants pour écraser l’organisation ennemie et l’empêcher de capitaliser sur son expérience. En dessous d’un certain seuil en revanche, l’ennemi tend au contraire à progresser. Jusqu’en 2020, nos pertes sont faibles (un mort tous les quatre mois, souvent par accident) mais nous n’exerçons pas assez de pression, car nos forces, qui mènent alors simultanément quatre opérations majeures (Sangaris en Centrafrique jusqu’en 2016, Chammal en Irak-Syrie et Sentinelle en France en plus de Barkhane) sont insuffisantes pour cela.
Le problème majeur de l’équation militaire reste cependant que l’absence de « relève » locale. Malgré des moyens considérables, la MINUSMA est incapable de faire autre chose que se défendre et n’a donc aucun impact sur la situation sécuritaire. Les Forces armées maliennes (FAMa) évoluent peu depuis 2014 malgré la mission EUTM car personne ne touche vraiment à la faiblesse structurelle, pour ne pas dire la corruption, de leur infrastructure administrative. Il ne sert à rien de former des soldats, s’ils ne sont pas payés et équipés correctement. La Force commune du G5-Sahel créée en 2017 et qui s’efforce de coordonner l’action des armées locales autour des frontières, mène par ailleurs très peu d’opérations.
Dans ces conditions, et compte tenu par ailleurs de l’incapacité des États, à l’exception de la Mauritanie, à assurer leur mission d’administration, de sécurité et de justice, malgré toutes les promesses de l’aide civile internationale, les organisations djihadistes ou autres s’implantent dans les zones rurales, par la peur mais aussi par une offre alternative d’administration. L’aide humanitaire n’y change rien.
Malgré les accords d’Alger de 2015, le conflit du nord Mali contre les séparatistes touaregs reste gelé. De nouvelles organisations djihadistes apparaissent sur de nouveaux espaces comme le Front de libération du Macina (FLM) actif au centre du Mali, qui finit par s’associer aux groupes historiques pour former en 2017 le Rassemblement pour la victoire de l’islam et des musulmans (RVIM ou Groupe de Soutien IM). On voit apparaître également l’État islamique au Grand Sahara (EIGS) dont l’action s’étend dans la zone des « trois frontières » entre le Mali, Niger et Burkina Faso. Par contrecoup, on voit également se multiplier des milices d’autodéfense nourries par les tensions socioethniques croissantes.
L’année 2019 est une année noire. La violence contre la population double par rapport à l’année précédente. Les armées locales subissent des coups très forts et sont au bord de l’effondrement. Dans le même temps, l’image de la France se dégrade. Elle se trouve accusée simultanément de protéger les séparatistes de l’Azawad, de soutenir des gouvernements corrompus et surtout d’être impuissante à contenir le développement des djihadistes malgré tous ses armements modernes.
La France attend finalement la mort de 13 soldats français (accident d’hélicoptères) le 25 novembre 2019 pour vraiment réagir. Le sommet international de Pau en janvier 2020 conclut qu’il faut augmenter les moyens (600 soldats de plus, drones armés) et l’activité de Barkhane. On annonce la mise en place de la Task Force Takuba composée d’équipes de conseillers issues des forces spéciales européennes. Avec ces nouveaux moyens et une plus grande prise de risques (dix soldats français tués en 2020), Barkhane exerce une pression beaucoup plus forte qu’auparavant sur l’ennemi. Abdelmalek Droukdel, leader d’AQMI est tué en juin 2020. On s’approche de la neutralisation de l’EIGS et peut-être aussi d’AQMI. Le discours du RVIM change, expliquant que leur combat est local et qu’il n’est pas question d’attaquer en Europe.
On ne sait pas exploiter politiquement cette nouvelle victoire, alors que l’on sait qu’il n’est plus possible de continuer très longtemps Barkhane à un tel coût humain et financier (un milliard d’euros par an). Il faut à ce moment-là faire évoluer l’opération pour la rendre plus durable. On tarde trop. L’idée de remplacer les bataillons français par Takuba est bonne, mais réalisée en coalition européenne sa constitution prend des années et son objectif n’est pas très clair pour les Maliens (aide véritable ou opération intra- européenne ?).
Surtout, cette évolution militaire s’effectue dans un cadre diplomatique rigide et maladroit.Plusieurs chefs d’État, comme le président Kaboré (Burkina Faso) ont critiqué « la forme et le contenu » du sommet de Pau, qui sonnait comme une convocation autoritaire et qui selon lui « ont manqué de tact ». Le gouvernement de Bamako est obligé de rappeler son ambassadeur à Paris en février 2020 après des propos jugés offensants. Il se trouve au même moment empêché de négocier avec certains groupes djihadistes locaux, jusqu’à ce que le nouveau pouvoir installé par la force à Bamako en août 2020 passe outre et négocie la libération de Soumaïla Cissé, et de la Française Sophie Pétronin, contre la libération de 200 prisonniers. Le 3 janvier 2021, une frappe aérienne française tue 22 hommes près d’un mariage au village de Bounty, au centre du Mali. La France se défend, plutôt mal, en expliquant n’avoir frappé que des combattants djihadistes mais ne fournit aucun élément enrayant la rumeur d’un massacre de civils. La junte malienne s’appuie alors sur un fort sentiment nationaliste dans la rue bamakoise, par ailleurs bien alimentée par la propagande russe, qui rend la France responsable de tous les maux du pays.
La décision de transformation de l’opération Barkhane est finalement annoncée le 10 juin 2021 par le président de la République. Il aurait sans doute été préférable de le faire en février à l’issue du sommet de N’Djamena, et elle est mal présentée. Tout le monde interprète la « fin de Barkhane » (alors qu’il aurait fallu parler de transformation) comme une décision unilatérale en représailles au nouveau coup d’État à Bamako en mai 2021et la prise du pouvoir définitive par le colonel Goïta. Le Premier ministre Maïga se plaint alors à la tribune des Nations-Unies d’être placé devant le fait accompli sans concertation, parle alors d’« abandon en plein vol » et de son intention de faire appel à d’autres partenaires, c’est-à-dire la Russie, ce qui suscite une nouvelle crise.
En décembre 2021, arrivent à Bamako les premiers membres de la société militaire privée Wagner, bras armé de l’ensemble économico-militaro-propagandiste de l’homme d’affaires Evgueni Prigojine au service discret de la Russie. Ils seront un millier quelques mois plus tard, payés à grands frais par la junte malienne pour remplacer l’aide des soldats français d’abord puis des pays européens des différentes organisations militaires internationales. Après plusieurs échanges aigres, l’ambassadeur de France est renvoyé fin janvier 2022 et le gouvernement malien impose des restrictions d’emploi aux forces européennes sur le territoire du pays. Il est alors décidé le 17 février de mettre fin à Takuba et de retirer les forces de Barkhane du territoire malien.
Les soldats de la société Wagner remplacent les Français au fur et à mesure de leur dégagement. En avril, le départ des Français de Gossi s’accompagne de la « découverte » par les FAMa d’un charnier à proximité de la base. Cette tentative de manipulation est rapidement éventée par la diffusion des images du drone qui montrent en réalité des hommes de Wagner qui mettent en place ce faux charnier. Barkhane quitte Ménaka en juin et Gao en août. Le 15 de ce mois marque ainsi la fin de la présence militaire française au Mali après neuf ans. Le même jour, le ministre malien des Affaires étrangères accuse la France de soutenir les groupes terroristes et demande une réunion d’urgence du Conseil de sécurité des Nations-Unies.
Tandis que le gouvernement de transition malien s’enfonce dans le ridicule, le RVIM prend le contrôle d’une grande partie du territoire peut-être plus freiné par sa guerre contre EIGS que par l’action des FAMa et de Wagner qui s’illustrent beaucoup plus par leurs exactions que par leurs succès. A la fin du mois de mars 2022, à la recherche d’Amadou Koufa, le leader de la Katiba Macina, soldats maliens et mercenaires russes massacrent des centaines de personnes – peut-être jusqu’à 600 – dans la ville de Moura au centre du pays. C’est le plus épouvantable massacre de toute cette guerre au Sahel en 2012, mais ce n’est pas le seul. La MINUSMA, qui a aussi pour mission de documenter les exactions, est priée de quitter le pays. Pour autant malgré la désastreuse et coûteuse évidence de l’inefficacité du soutien russe, le « modèle malien » fait des émules. En réalité, les choses avaient déjà commencé en République centrafricaine après le départ de l’opération française Sangaris en 2016 et la double accusation contradictoire d’abandon et de trop grande présence.
Comme c’était prévisible, la force des Nations-Unies MINUSCA et la mission de formation EUTM-RCA n’ont pas suffi à assurer la sécurité du pays. Le président Faustin-Archange Touadéra fait alors appel au groupe Prigojine en 2018 pour assurer son contrôle du pouvoir au prix du pillage du pays par les Russes et de nombreuses exactions des mercenaires de Wagner. Sur fond de grande confrontation entre la Russie et les pays occidentaux en 2022, la RCA est poussée ensuite dans une spirale nationaliste anti-européenne et particulièrement anti-française. En juin 2022, la France annonce en réaction la suspension de toute aide à la République centrafricaine.
Le domino suivant est le Burkina Faso, victime d’un premier coup d’État en janvier 2022 qui renverse le président Kaboré, puis d’un deuxième le 30 septembre qui s’appuie à son tour sur le nationalisme anti-français – alors que la France n’est présente militairement que par le petit groupement de Forces spéciales Sabre – et sa volonté de faire appel à la Russie, dont les drapeaux sont opportunément présents dans les foules. Dès lors, les jours de la Task Force Sabre au Burkina Faso sont comptés. Déjà d’autres manifestations antifrançaises ont eu lieu au Niger à la fin de 2022.
Pendant ce temps, le dispositif actif de Barkhane se réduit à deux pôles : le commandement opérationnel et les capacités de transport aérien restent à N’Djamena tandis que les capacités d’action sont à Niamey, où on trouve une composante aérienne – six avions de combat, cinq drones Reaper, huit hélicoptères – et terrestre avec un dernier groupement tactique, le GT3, qui assure avec efficacité la même mission d’accompagnement que Takuba mais auprès de l’armée nigérienne. L’ensemble représente 3 000 soldats le 9 novembre, lorsque le président Macron annonce officiellement la fin de l’opération Barkhane et son remplacement par des actions effectuées dans le cadre d’accords bilatéraux.
La guerre française au Sahel, commencée triomphalement en 2013, s’estompe donc progressivement et sans bruit. L’opération Serval en 2013, par son adéquation entre des objectifs limités, les moyens engagés et les méthodes utilisées, a été un grand succès. Pour des raisons inverses – objectifs irréalistes, moyens insuffisants, méthodes inadéquates – l’engagement suivant, dont Barkhane ne représentait que la branche militaire, ne pouvait réussir. En admettant même que l’on parvienne à faire travailler ensemble de manière cohérente ses acteurs, l’approche dite « 3D » pour diplomatie, défense et développement, restera toujours une ingénierie sociomilitaire en superficie d’une réalité complexe. Rien de solide ne peut tenir très longtemps de cette approche tant qu’elle reste adossée à des gouvernements et administrations aussi inefficaces que corrompus. Tant que les États ne seront pas structurés pour remplir un tant soit peu leur rôle premier de sécurité et de justice, le désordre régnera dans la région. Cette restructuration profonde est une œuvre immense dont la motivation ne peut venir que des classes politiques locales, et qui prendra beaucoup de temps. Dans ce contexte, le rôle de la France ne peut se limiter qu’à celui d’offreur de services à la hauteur de ce que savons bien faire, comme d’un point de vue militaire les interventions directes d’urgence ou au contraire des accompagnements sur la longue durée, mais sans avoir la prétention de modeler soi-même un environnement qui non seulement nous échappe mais nous rejettera si nous sommes trop visiblement présents.
Dans le même temps, cet échec annoncé au Sahel depuis 2014 est-il si grave pour la France ? La menace terroriste – le principal argument de l’engagement au Mali – semble maîtrisée sur le sol français, où la dernière attaque remonte au mois d’avril 2021, et les troubles locaux au Sahel restent justement locaux et ne débordent encore que de manière rampante hors du Mali et du Burkina Faso. D’une certaine façon, la situation aurait été sans doute la même, si les forces françaises s’étaient retirées dès la fin de l’opération Serval pour se replacer à nouveau en réserve d’intervention. On y aurait évité des pertes humaines, et on serait toujours dans un rôle sympathique de « pompier » plutôt que de partenaire condescendant et encombrant.
La situation politique et sécuritaire au Niger est de plus en plus préoccupante. Depuis le début du mois d’aout, les attaques des groupes armés djihadistes se sont multipliées dans le pays. Un mois après son putsch, la junte nigérienne semble perdre le contrôle de la situation.
Le Niger se trouve sur une ligne de crête de plus en plus aigüe. Depuis le jeudi 3 aout et jusqu’à ces derniers jours, une dizaine d’attaques djihadistes ont été recensées, principalement dans la région du Tillabéri, qui jouxte les frontières maliennes et burkinabés. On recense des dizaines de victimes dans les rangs des forces de sécurité nigériennes, mais aussi des civils.
Contrairement au narratif de la junte, justifiant son coup d’État du fait de la dégradation du climat sécuritaire, la situation s’était nettement améliorée depuis le début de l’année 2023, voire 2022. Ainsi, selon les données de l’ACLED, les violences politiques avaient diminué de près de 40% par rapport à l’année précédente. Privés de la coopération militaire française – suspendue par Paris dans les premiers jours du coup d’État, puis dénoncée officiellement par la junte le 4 aout – les putschistes du Conseil National pour la Sauvegarde de la Patrie (CNSP) apparaissent incapables d’assurer la sécurité leur pays.
La France : coupable idéal
Comme au Mali et au Burkina-Faso, le CNSP tente de détourner l’attention en s’attaquant à l’action de la France. Outre des reproches quant à son efficacité, l’armée française est accusée d’avoir violé l’espace aérien du pays, mais aussi d’avoir libéré des djihadistes. Occupation, complicité avec les djihadistes, etc : on retrouve ici toutes les fake news distillée par les compétiteurs stratégiques de la France dans la région, à commencer par la Russie.
Il importe à ce titre de rappeler que la France n’est jamais intervenue qu’à la demande des autorités nigériennes. En 2020, après les sanglantes attaques de l’hiver 2019, c’est le président Issoufou qui lance un appel à la France : « On a besoin de plus de Barkhane ». Une ligne poursuivie par Mohamed Bazoum qui, en 2022, soumet le redéploiement des forces françaises dans le pays aux parlementaires nigériens. Ceux-ci donnent alors le feu vert à la venue de l’armée française avec une large majorité.
De fait, l’accroissement du sentiment anti-français dans les couches urbaines jeunes de la région est une occasion rêvée non seulement pour justifier un coup d’État, mais aussi pour dissimuler l’incurie d’une gouvernance.
Corruption endémique
Dans ce contexte, et voyant leurs poids renforcés par les enjeux sécuritaires, les forces armées n’hésitent plus à jouer un rôle politique. Outre la métastase djihadiste, la mal-gouvernance administrative et économique et fréquemment invoquée par les régimes putschistes, dont le Niger.
Or, les armées de la région sont tout autant marquées par la corruption et le népotisme que leurs appareils d’États : contrats fictifs, détournement des soldes, etc. Elles ne sont donc pas la solution puisque faisant partie intégrante du problème. Les putschistes nigériens ne font donc pas exception. Signal faible en ce sens : la présence d’Aboubacar Charfo dans la délégation envoyée, le 12 aout, par la junte de Niamey à Conakry. Ce dernier était au centre d’une vaste affaire de surfacturation et de non-livraison de matériel à l’armée nigérienne. L’affaire avait été révélée en 2020 via un audit du ministère nigérien de la Défense.
Selon le chercheur Rahmane Idrissa, c’est la volonté du président Mohamed Bazoum d’assainir le secteur de la défense et de la sécurité qui pourrait être à l’origine du putsch. Ce qui n’augure rien de bon quant à la capacité à moyen et long terme des officiers nigériens à conduire efficacement la réponse à la menace djihadiste.
Un danger pour la sous-région ouest-africaine, pour le Maghreb et pour l’Europe
Les discours populistes des régimes putschistes, repris jusque dans une partie de la presse hexagonale, semblent tétaniser les autorités françaises, qui semblent englués dans une posture hésitante. Cette paralysie nuit sévèrement à la mise en place d’une ambitieuse politique de grand voisinage, qui tienne compte des interdépendances vitales entre l’Europe et l’Afrique. Or tout attentisme de la France facilitera l’enracinement, voire la multiplication, de ces régimes putschistes instables et ayant fait la preuve de leur indigence dans toute la sous-région.
Texte lu aux arènes de Fréjus à l’occasion des cérémonies de Bazeilles 2023, dont le thème était cette année « Au-delà de la blessure ». Les blessés de l’arme des Troupes de marine ont été mis à l’honneur et ont pu mesurer à quel point la famille « colo » ne laissait personne au bord du chemin.
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Au XVIIe siècle, Louis XIV est un des premiers princes à se préoccuper des soldats blessés à son service. Pour les empêcher de tomber dans l’indigence, il crée l’hôtel des Invalides, institution destinée à traverser les âges jusqu’à nos jours et à être imitée dans le monde entier. Le rapport à la blessure en est transformé. Elle n’est plus une disgrâce ou une malédiction, mais elle appelle dès lors la reconnaissance et la guérison. Parce qu’au-delà de la blessure, il y a un homme, ou une femme.
Avec la Révolution, le peuple français renverse les trônes et bouscule l’Europe. Contre les rois ennemis, il se donne un empereur qui lève la Grande Armée, entrée dans l’histoire. Les soldats de marine participent à l’épopée. Leurs artilleurs, notamment, s’illustrent à Lutzen et à Bautzen. Mais le temps des guerres en dentelle est révolu. Les grandes batailles du règne entraînent de grandes pertes. À une puissance de feu décuplée, répond l’invention de la médecine de guerre, par le baron Larrey. Il crée les ambulances mobiles, qui interviennent et dispensent les soins d’urgence, directement sur le champ de bataille. Il organise le tri des blessés, encore pratiqué aujourd’hui, qui permet de gagner des délais et de les sauver en plus grand nombre. Larrey montre qu’au-delà de la blessure, il y a la vie.
Les campagnes du Second empire voient les Troupes de marine engagées dans des affrontements difficiles, notamment en Crimée, ou au Mexique. Jamais, la France n’avait projeté de tels volumes de force aussi loin de son territoire. Les concentrations en hommes et l’ignorance des règles d’hygiène favorisent les épidémies. Un tiers des 300 000 Français déployés en Crimée ne rentreront jamais chez eux, fauchés par le feu et, surtout, par le choléra. Les soldats de marine paient le prix fort mais une meilleure organisation et la diffusion des normes sanitaires permettront d’éviter de tels désastres à l’avenir.
À la même époque, la vue des milliers de blessés de Solferino, en 1859, pousse Henry Dunant à initier la création du Comité international de la Croix Rouge et des Conventions de Genève, deux étapes décisives dans la considération et le soin apportés aux blessés de guerre.
1870, « l’année terrible », est celle de la guerre contre les Allemands coalisés. Les Troupes de marine s’illustrent dans tous les engagements, et particulièrement à Bazeilles. Les pertes sont effroyables. Pourtant, leur combativité et leur rage de vaincre sont telles que marsouins et bigors se battent jusqu’à l’extrême limite de leurs forces, même au-delà de la blessure. L’empereur capitule à Sedan mais les combats se poursuivent, malgré la désorganisation d’une armée acculée à la défensive, qui soigne ses blessés avec les moyens du bord, jusqu’à la défaite finale, en 1871.
Les décennies suivantes sont celles de l’expansion outremer. En 1900, les Troupes de marine quittent les forces navales pour se rattacher à l’armée de Terre, aux côté de laquelle elles ont déjà si souvent versé leur sang.
Arrive l’heure de la grande épreuve de 1914-1918. La Revanche, attendue et préparée, devait prendre la forme d’une guerre courte, fraîche et joyeuse disait-on. Aussi a-t-on négligé l’installation d’hôpitaux de campagne et l’envoi de chirurgien au plus près du feu. La puissance dévastatrice de l’artillerie allemande est un choc. Pourtant, le service de santé s’adapte. L’invention des blocs opératoires mobiles, l’utilisation du sérum antitétanique, la désinfection systématique des plaies, la mise en œuvre des premières transfusions sanguines ou l’utilisation de la radiologie médicale sauvent de nombreuses vies. Les blessés graves étaient jadis des morts en sursis. Désormais, ils guérissent. L’anesthésie générale, lors des opérations chirurgicales, est progressivement maîtrisée et systématisée. Au-delà de la blessure, s’ouvre la voie du traitement de la douleur.
Les blessés contribuent à l’effort de guerre. Certains reprennent même le combat, après leur convalescence. La blessure est indifférente aux origines ou au grade. Elle touche le marsouin, comme ses chefs. Véritable légende de l’Arme, le général Gouraud est amputé du bras droit. Il reprend pourtant du service, à la tête de la prestigieuse 4e armée, qui comprend les divisions de choc du corps d’armée colonial.
La couleur de peau des soldats s’efface sous l’uniforme boueux, et il ne reste que des hommes, des frères, unis dans l’épreuve et le sang. Marsouins et tirailleurs risquent leur vie et la perdent trop souvent pour tirer un frère d’arme ensanglanté, même inconnu, du trou battu des feux où il appelle à l’aide. Engagées dans les mêmes combats, frappées par les mêmes balles, soignées par les mêmes infirmières, dans les mêmes hôpitaux, l’armée noire, l’armée jaune et l’armée blanche fusionnent sous l’ancre brodée sur leurs uniformes. Au-delà de la blessure, les hommes communient dans un sentiment d’unité indestructible.
Lorsque la guerre s’arrête, la blessure est devenue une réalité vécue par quatre millions de Français, et partagée par leur entourage. Une attention particulière est portée aux blessés de la face, les « gueules cassées », dont la chirurgie plastique tente de reconstituer le visage perdu. L’Union des gueules cassées, créée par le marsouin Albert Jugon, favorise leur intégration dans la société, et finance la recherche en chirurgie maxillo-faciale. La psychiatrie de guerre s’attache à comprendre, et à traiter, les séquelles psychologiques qui s’y rattachent, car le visage touche à l’individualité du soldat. Car, au-delà de leur visage blessé, les soldats ont une identité à retrouver.
Durant l’entre-deux-guerres, les soldats à l’ancre déployés outremer luttent contre une autre forme de blessure, cachée et souvent fatale : la maladie. Les médecins militaires s’investissent contre les maladies tropicales. Jean Laigret et Jean-Marie Robic créent respectivement un vaccin contre la fièvre jaune et un contre la peste qui sévit à Madagascar. Ils se choisissent eux-mêmes comme premiers cobayes. Le typhus recule, la maladie du sommeil est enrayée. L’état sanitaire des troupes affectées outremer en est transformé. Par extension, les découvertes de la médecine militaire tropicale étendent leurs bénéfices à l’ensemble de la population. Au-delà de la maladie s’affirme le refus de la fatalité pour donner au plus grand nombre une vie plus longue, et meilleure.
La « der des der » ne l’a pas été. Les combats de la Seconde guerre mondiale se livrent sous tous les cieux. Marsouins et bigors combattent de Koufra au nid d’aigle d’Hitler, en passant par Bir Hakeim et le débarquement de Provence. Les leçons de 1914-18 ne sont pas oubliées, mais les blessés bénéficient de surcroît des innovations britanniques et américaines et, surtout, du dévouement des fameuses Rochambelles, les infirmières de la France libre, qui interviennent jusqu’en première ligne. Certaines y laissent la vie, toutes y montrent leur héroïsme, elles y rencontrent même parfois le compagnon de leur vie, parce qu’au-delà de la blessure, il y a le dévouement et l’amour.
Les guerres de décolonisations durent près de deux décennies. Durant les combats emblématiques de Dien Bien Phu, on voit les blessés couverts de bandages surgir l’arme au poing de leur infirmerie pour refouler les Viets et dégager une position. Ils le font pour les copains qui les ont évacués sous le feu et qu’ils viennent aider à leur tour, au-delà de tout espoir. Le même esprit lie les hommes dans les douars et les djebels algériens où il faut parfois porter jusqu’à la limite de ses forces un camarade frappé par l’ennemi sur des pistes caillouteuses écrasées de soleil, car, au-delà de la blessure, il y a la fraternité d’armes.
Depuis les années 1970, et l’ère des opérations extérieures, marsouins et bigors, les soldats de l’horizon, n’ont cessé de veiller et de combattre sous toutes les latitudes. Certains sont tombés. D’autres, plus nombreux, ont été meurtris dans leur chair et dans leur âme sous le feu. Tchad, Liban, Centrafrique, Irak, Bosnie ou, plus récemment, Côte d’Ivoire, Afghanistan, Sahel, les ont vu verser leur sang, mais aussi être secourus, protégés et pansés par leurs frères d’arme. Ces combats n’ont pas été menés seuls mais aux côtés d’alliés, avec lesquels les liens se sont renforcés au fil des engagements.
Les blessés reçoivent désormais directement de leurs camarades les premiers soins, dans les secondes ou les minutes qui suivent le choc. Tout est fait pour les évacuer dans l’heure fatidique où les chances de survie sont les plus importantes. Aussi sont-ils plus nombreux à survivre au feu et à entamer un nouveau combat, au-delà de la blessure : celui de la reconstruction.
La blessure peut être profonde mais invisible. La compréhension et la prise en charge des syndromes post-traumatiques permettent de rappeler les combattants, dont l’esprit est resté prisonnier d’une séquence d’une violence et d’une tension inouïe. Au-delà des blessures psychiques, il y a le retour parmi les siens.
Les grands blessés physiques se reconstruisent également. Prothèses, rééducation et volonté leur permettent de retrouver leurs passions ou de vibrer pour de nouveaux projets professionnels, familiaux, personnels ou sportifs. Les soldats blessés aux combat des grandes démocraties se retrouvent ainsi lors des fameux Invictus Games. Au-delà de la blessure, il y a le dépassement de soi.
La blessure n’est pas une fin ou une impasse. Elle est une épreuve qui se surmonte individuellement et collectivement. Les blessés guérissent, s’adaptent. Ils retrouvent leurs foyers et ceux qu’ils aiment. Mais ils continuent aussi à servir dans les régiments de la famille des Troupes de marine, en métropole et outremer. Demain, peut-être pourront-ils même être engagés à nouveau sur des théâtres opérationnels, où leur expérience du combat sera si précieuse. Parce qu’au-delà de la blessure, il y a la normalité retrouvée.
Au-delà de la blessure, il y a l’avenir.
Raphaël CHAUVANCY est officier supérieur des Troupes de marine. Il est en charge du module « stratégies de puissance » de l’École de Guerre Économique (EGE) à Paris. Il concentre ses recherches sur les problématiques stratégiques et les nouvelles conflictualités. Il est notamment l’auteur de « Former des cadres pour la guerre économique », « Quand la France était la première puissance du monde » et, dernièrement, « Les nouveaux visages de la guerre – Comment la France doit se préparer aux conflits de demain ». Il a rejoint l’équipe de THEATRUM BELLI en avril 2021.