La foudre et le cancer- Retour dans le futur des années 1980-2

La foudre et le cancer- Retour dans le futur des années 1980-2

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 15 décembre 2023

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Et maintenant, le cancer

On sera plus bref, car on a déjà beaucoup parlé sur ce blog. Ce qu’il faut d’abord retenir de La foudre et le cancer, c’est qu’on n’a pas attendu la « guerre hybride » pour parler des formes d’affrontement autres que la guerre ouverte. Profitons-en pour re-tuer cette expression de « guerre hybride » qui ne veut pas dire grand-chose car ce que l’on désigne généralement ainsi n’est pas de la guerre et ensuite parce que la guerre elle-même est toujours hybride, au sens où on y combine toujours des actions militaires et civiles.

Pour ma part, je parle toujours de « confrontation » par référence à la Confrontation de Bornéo de 1962 et 1966, exemple parfait d’opposition « avant la guerre » entre le Royaume-Uni et l’Indonésie. On pourra utiliser si on préfère le terme « contestation » situé entre la compétition et l’affrontement dans le Concept d’opérations des armées de 2021. En 1939, le capitaine Beaufre parlait de « paix-guerre » dans la Revue des deux mondes pour décrire cet état intermédiaire entre la paix totale et la guerre totale qui caractérisait les évènements en Europe depuis 1933.

Dans ce champ, rappelons-le tout est possible, y compris l’emploi des forces armées, du moment que l’on modifie favorablement le comportement politique de l’adversaire du moment sans franchir le seuil de la guerre ouverte. La seule limite est l’imagination.

Si on veut classifier les choses, il y a d’abord l’emploi de la force armée à des fins de dissuasion (empêcher un comportement hostile) ou de coercition (modifier un comportement hostile) mais toujours sans (trop de) violence. Ne nous étendons pas, c’est bien connu. Le blocus de Berlin (1948-1949) par l’armée soviétique et la réponse alliée par le pont aérien en est un exemple parfait. Les pays occidentaux savent faire aussi comme lors du « conflit de la langouste » en 1963 lorsque le général de Gaulle engage la marine nationale pour protéger les langoustiers français au large du Brésil ou à plus grande échelle lors du couple d’opérations Manta-Epervier (1983-1987) pour protéger le sud du Tchad contre la Libye de Kadhafi. De temps en temps, ces oppositions peuvent déboucher sur quelques accrochages et quelques frappes aériennes, mais la violence reste limitée. Étrangement, le général Delaunay ne parle pas de cet aspect ou cela m’a échappé, de la même façon qu’il ne parle pas de notre soutien aux armées et groupes armés qui servent nos intérêts, en Afrique en particulier comme l’armée tchadienne ou l’UNITA en Angola.

L’auteur s’intéresse beaucoup plus à ce qu’on appelle alors la « guerre révolutionnaire ». En fait, on l’a un peu oublié mais le terrorisme est le problème sécuritaire majeur des années 1970-1980. Il y a alors en Europe quelques groupes d’extrême-droite comme Charles-Martel en France mais surtout des organisations « rouges », Fraction armée rouge, Brigades rouges, Action directe et quelques autres, qui pratiquent attentats à la bombe et assassinats. Ces groupes rouges s’associent aussi régulièrement aux groupes palestiniens comme le FPLP, les FARL, ou Septembre Noir dans leurs actions, mais aussi aux groupes indépendantistes, tous également classés « révolutionnaires », comme l’ETA, l’IRA mais aussi le FLNC ou le FLNKS. Les attentats sont souvent moins meurtriers que les attentats djihadistes du XXIe siècle, mais très nombreux. Il n’y pas un mois, voire une semaine, à cette époque où on n’entend pas parler d’un attentat à la bombe ou d’un assassinat politique ou tentative d’assassinat. Tous ces groupes ont des motivations diverses, mais Delaunay voit la main de Moscou derrière la plupart d’entre eux, de la même façon que l’URSS soutient la plupart des groupes armés du Tiers-Monde luttant contre leurs États, selon le principe qu’il faut simplement soutenir tout ce qui peut faire du mal à l’adversaire.

Il n’évoque qu’avec quelques mots la menace islamiste montante depuis 1979, qu’elle soit salafiste ou chiite. La France est pourtant dans les années 1980 en confrontation non seulement avec la Libye – rappelons que l’attentat du vol UTA 772 en 1989, 170 morts dont 54 Français, est la plus grande attaque terroriste contre la France jusqu’en 2015 – mais aussi contre l’Iran et le Syrie. Les deux alliés nous ont déjà attaqués au Liban via des groupes libanais sous différentes formes – otages, assassinat de l’ambassadeur, attaques contre le contingent à Beyrouth – mais l’Iran va également porter le fer à Paris quelques mois après la publication de La foudre et le cancer, avec 11 attentats de 1985 à 1986 (13 morts, 303 blessés). La première vague de terrorisme jihadiste viendra d’Algérie quelques années plus tard.

Ce qu’il faut retenir à la lecture de La foudre et le cancer, c’est que le terrorisme est finalement presque une normalité dans l’histoire et la période relativement calme – sauf en Corse – de 1997 à 2012, apparait comme une anomalie. Le terrorisme apparaît comme l’expression violente d’idéologies politiques extrémistes. Son effacement est certes le résultat d’une action répressive, dont on constate à la lecture du livre qu’elle a mis beaucoup de temps à s’organiser et continue visiblement à poser problème, mais aussi et peut-être surtout de l’effacement parallèle des idéologies-mères et des sponsors étrangers. La Chine de Deng Xiaoping, au pouvoir à partir de 1982, a d’autres priorités. L’Iran gagne la confrontation contre nous. L’URSS disparaît. On négocie avec les indépendantistes. On peut donc croire ce cancer-là est endormi au milieu des années 1990, ce qui va certainement endormir la vigilance.

L’autre cancer décrit est l’« orchestre rouge », c’est-à-dire toutes les actions clandestines possibles de l’Union soviétique, comme le sabotage qui reste surtout à l’état de préparation en attente du Grand soir et de la grande offensive, mais qui pensait-on pouvait être très destructeur. Notons que dans les années 1980, on parle déjà de lutte informatique comme dans le roman Soft War (1984) de Denis Beneich et Thierry Breton. L’Union soviétique pratique surtout à grande échelle l’espionnage et l’infiltration des réseaux politiques. On pratique aussi à l’époque bien sûr, la contrainte économique (et de souligner dans le livre que les Soviétiques ont « barre sur nous en nous vendant du gaz »), l’instrumentalisation du sport avec les boycotts de part et d’autre des jeux olympiques de 1980 et 1984 ou des matchs qui virent à l’affrontement politique comme le match de hockey entre les Etats-Unis et l’URSS à Lake Placid en 1980 qui a marqué les esprits. Bref, en la matière les années 2020 n’ont pas inventé grand-chose.

Elles n’ont même pas inventé ce qu’on appelle aujourd’hui l’« influence » mais qu’on baptisait « subversion » jusqu’à la fin des années 1980, lorsque là encore on a cru que c’était terminé avec la fin de l’URSS. Paru en 1982, Le montage de Vladimir Volkoff fait un tabac chez les militaires, dont le top management a fait les guerres d’Indochine et d’Algérie – Delaunay y a été grièvement blessé – et y revenu à la fois imprégné par cette idée de subversion et frustré de ne pas pouvoir en parler, après le fiasco de la « guerre psychologique » en Algérie.

Comme beaucoup, le général Delaunay est persuadé qu’il y a dans notre pays, une entreprise délibérée de corrosion des valeurs afin de l’affaiblir. Il n’est pas loin de penser, d’autres ont moins de retenue, que les militaires voient cela mieux que les autres et qu’il est leur devoir de proposer une contre-offensive psychologique. Je crois pour ma part que les sociétés changent vite en fonction des circonstances (à la suite d’un débat en1933, les étudiants d’Oxford votent que jamais ils n’iront « mourir pour le Roi et la Patrie » et en 1939 ils se portent volontaires en masse pour intégrer la RAF) et qu’il est un peu vain, comme en stratégie, de tracer des lignes de fuite trop lointaines sur l’évolution des sociétés car elles seront forcément démenties et parfois brutalement. Je ne suis par certain non plus que les militaires soient plus légitimes et compétents que les autres, ni moins d’ailleurs, pour évaluer et faire évoluer la société. Après tout, les « colonels » ont pris le pouvoir en Grèce en 1967 au nom de la lutte contre la subversion et le retour des valeurs (interdiction de mini-jupe et des cheveux longs) et cela s’est terminé en pantalonnade sept ans plus tard car ils n’avaient aucunes compétences pour gouverner. Mais c’est un autre débat. Les chapitres que le général Delaunay sur le sujet, la majeure partie du livre, sont tout à fait intéressants et intelligents. Je rejoins totalement tout ce qui est dit sur l’expression libre et large nécessaire sur les questions de Défense ou encore sur la gestion économique de cette Défense.

Le défaut d’un historien est souvent de ne rien trouver de nouveau dans les situations du moment puisqu’il y aura toujours dans le passé quelque chose qui y ressemblait. C’est évidemment trompeur car il y a toujours aussi des choses inédites dans les évènements du jour, mais c’est un défaut utile pour l’action. Il est donc lire et relire les écrits d’un passé que l’on croit ressemblant à notre époque, on y trouve toujours de quoi éclairer celle-ci.

Du FLN au HAMAS : Une même stratégie

Du FLN au HAMAS : Une même stratégie

par Claude Ascensi (*) – Esprit Surcouf – publié le 15 décembre 2023
Général de corps d’armée (2s)

https://espritsurcouf.fr/humeurs_du-fln-au-hamas_claude-ascensi/


Le 7 octobre, la France confrontée aux horreurs perpétrées par le Hamas, a rapidement condamné les actes. Cependant, une étrange évolution s’est produite, déplaçant l’indignation vers Israël au prétexte d’une riposte disproportionnée. Claude Ascenci explique cette stratégie utilisée par le Hamas, qui partage des similitudes avec le FLN.

Le 7 octobre, la France a découvert avec horreur les abominations dont le Hamas était capable. Réserve faite des banlieues islamisées et de la mouvance islamo-gauchiste, la condamnation a été unanime. Pourtant, au fil des jours, l’indignation s’est estompée et les critiques se sont reportées sur Israël au prétexte d’une riposte disproportionnée. Étrange démarche qui renvoie dos à dos victimes et agresseurs. Pour les plus anciens d’entre nous, ce processus est bien connu : c’est celui dont a bénéficié le FLN en Algérie et dont nous payons encore le prix sur les plans politique, diplomatique et historique.

Dans ces deux conflits, l’arme principale des insurgés est la terreur. Elle vise un triple but : obtenir la soumission des populations, creuser le fossé entre les communautés et provoquer des représailles aussi féroces que possible. Les horreurs commises par le Hamas sont trop proches pour qu’il soit nécessaire de les rappeler. En revanche qui se souvient encore des massacres commis par les nationalistes algériens à Sétif, Guelma, Djidelli, El-Halia, Melouza, Oran, etc. La liste serait trop longue à détailler mais tout au long de ces huit années de guerre, l’horreur a succédé à l’horreur avec sa litanie de femmes violées et éventrées, d’enfants égorgés et de prisonniers torturés à mort.

Une riposte difficile à mesurer

Hier comme aujourd’hui, pareilles exactions ne peuvent rester impunies. Elles sont inévitablement suivies d’une riposte dont le dosage est facile à mesurer pour les donneurs de leçons en chambre, mais qui l’est beaucoup moins pour les décideurs et encore moins pour ceux qui, sur le terrain, sont confrontés à l’horreur de la situation. Un bon massacre bien sanglant permet d’ouvrir la porte à ce qu’on qualifiera ensuite de « représailles féroces », de « riposte disproportionnée » ou de « vengeance aveugle ». La « bataille d’Alger » constitue le parfait exemple du bénéfice à attendre de cette stratégie. Tout le monde a entendu parler des moyens mis en œuvre par les parachutistes pour éradiquer le terrorisme, mais personne ne sait qu’on comptait en moyenne 300 attentats par mois à Alger au printemps 1957 ! La victoire militaire s’est effacée devant le scandale politique et ne reste dans les mémoires que le souvenir d’une répression « aveugle et disproportionnée ». On l’a vu à Sétif, à Sakiet-Sidi-Youssef et en bien d’autres lieux. On le voit déjà à Gaza.

Les médias, relais de la propagande

L’orchestration médiatique des événements permet en outre de transmettre à la postérité des chiffres totalement falsifiés. Il en fut ainsi à Sétif où les rapports officiels parlent de 600 morts du côté des rebelles. Les historiens, avec les précautions d’usage, estiment ce chiffre à 3 000 morts au maximum. Le gouvernement algérien, lui, n’hésite pas à avancer celui de 45 000 porté même à 60 000 par Ferhat Abbas ! Ces chiffres délirants sont hélas bien souvent repris par des journalistes, des « chercheurs » … et des politiques de tout bord ! De même, le souvenir qui risque de rester de la « bataille de Gaza » est celui des bombardements israéliens et du nombre de victimes calculé par le Hamas tandis que la tragédie du 7 octobre serait occultée, ignorée, voire niée.

La stratégie du Hamas est bien la même que celle du FLN. Comme elle, elle s’appuie sur la terreur exercée aussi bien sur sa propre population que sur celle de l’adversaire. Comme elle, elle repose sur un pouvoir sans partage acquis par la force en éliminant toute opposition interne : le MNA de Messali Hadj en Algérie, le Fatah de Mahmoud Abbas à Gaza. Comme elle, elle bénéficie d’appuis solides à l’étranger : Egypte, Tunisie, Maroc pour le FLN, Qatar, Iran, Syrie pour le Hamas.

Bien évidemment, l’environnement international a profondément changé, les objectifs des protagonistes ne sont pas les mêmes, les moyens d’information ont considérablement évolué mais la démarche reste identique : se présenter en victime, remporter la bataille de l’opinion publique et faire passer à la postérité le narratif mis au point, ici par le FLN, là par le Hamas.

Espérons qu’au contraire de la France, Israël aura la volonté et la capacité de transmettre à l’Histoire une version des faits plus conforme à la réalité vécue sur le terrain !


Source photo bandeau : Hosny Salah via Pixabay

(*) Claude ASCENSI est général de corps d’armée (2S). Il a commandé le 94° Régiment d’infanterie à Sissonne, dirigé le Bureau études stratégiques et militaires générales (BESMG) de l’Etat-major des armées, et a été directeur de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD). Nommé contrôleur général des armées en mission extraordinaire en 2000, il a servi comme chargé de mission réserves auprès du ministre de la défense jusqu’en septembre 2007.

La foudre et le cancer- Retour dans le futur des années 1980-1

La foudre et le cancer- Retour dans le futur des années 1980-1

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 14 décembre 2023

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En parallèle de l’écriture de mon prochain livre (teasing), en fait la synthèse et l’actualisation de mes notes d’analyse militaire sur le conflit entre Israël et le Hamas depuis dix-sept ans, je m’efforce de faire un peu de « rétro-prospective ». Cela rend humble et cela permet aussi de retrouver des éléments utiles pour analyser les choses de notre époque. Aujourd’hui on va parler de La foudre et le cancer du général Jean Delaunay, écrit il y a presque 40 ans et publié en1985. Comme il y a beaucoup de choses à dire, on fera ça en deux fois.

Aujourd’hui, la foudre

Ce qu’il faut retenir, c’est d’abord le titre qui décrit bien la distinction entre les deux formes d’affrontement moderne : sous le seuil de la guerre ouverte et au-delà. C’est une distinction ancienne mais qui a été exacerbée par l’existence des armes nucléaires, car entre « puissances dotées » le franchissement du seuil de la guerre amène très vite à frôler celui, totalement catastrophique, de l’emploi des armes nucléaires. Autrement dit, le seuil de la guerre ouverte entre puissances nucléaires est un champ de force qui freine les mouvements à son approche et peut les accélérer après son franchissement, du moins le croit-on car on n’a jamais essayé. Dans cette situation l’affrontement ne peut être que long et peu violent ou bref et terrible.

Dans la première partie de son livre, présenté sous forme de faux dialogues, le général Delaunay expose d’abord sa conception de la foudre. L’ennemi potentiel de l’époque est alors clairement identifié : l’Union soviétique.

Le monde n’est pourtant pas alors aussi bipolaire qu’on semble le croire aujourd’hui. La Chine populaire mène alors son jeu de manière indépendante, après un franchissement de seuil contre l’URSS en 1969-1970 qui a failli virer à la guerre nucléaire. Le Petit livre rouge fait un tabac dans les universités françaises. Jean Yanne réalise Les Chinois à Paris de Jean Yanne (1974). Il y a des guérillas maoïstes partout dans le Tiers-Monde, on ne dit pas encore « Sud-Global », et certains pays comme la Tanzanie s’inspirent de la pensée du Grand timonier. Pour autant, l’étoile rouge palie quand même pas mal à la fin des années 1970 alors que le pays est en proie à des troubles internes, un phénomène récurrent, et vient de subir un échec militaire cinglant contre le Vietnam. Dans les années 1980, on parle beaucoup du Japon, non pas comme menace militaire ou idéologique, mais comme un État en passe de devenir la première puissance économique et technologique mondiale. Le voyage au Japon est alors un passage obligé pour tout décideur en quête de clés du succès, avant que le pays ne fasse pschitt à son tour quelques années plus tard. Et puis il y a les États-Unis qui ont été eux aussi secoués par des troubles internes dans les années 1960-1970 en parallèle de la désastreuse guerre au Vietnam et à qui on prédisait un long déclin mais qui reviennent sur le devant de la scène politique internationale avec Reagan. Comme quoi, décidément, il faut se méfier des projections sur l’avenir des nations. Après tout, on parlait aussi dans les années 1960 d’un « miracle français », on n’en parle plus dans les années 1980.

Tout cela est une digression. La foudre ne peut alors vraiment venir que de l’URSS ainsi d’ailleurs que le cancer le plus dangereux, on y reviendra plus tard. Il faut bien comprendre que l’époque est aussi très tendue et que la guerre est présente dans le monde sous plusieurs formes, au Liban, entre l’Argentine et le Royaume-Uni, entre l’Iran et l’Irak, en Ulster, en Afghanistan, en Angola ou au Mozambique, sur la frontière de la Namibie où s’affrontent notamment Cubains et Sud-Africains, entre la Somalie et l’Éthiopie où survient également une famine terrible, en Syrie, et dans plein d’autres endroits du Tiers-Monde en proie à des contestations internes. C’est l’époque aussi de grandes catastrophes écologiques et industrielles comme à Bhopal, Tchernobyl ou les grandes marées noires.

Foudre rouge

Il y a surtout la menace nucléaire. L’horloge de la fin du monde ou horloge de l’Apocalypse (Doomsday Clock) est mise à jour régulièrement depuis 1947 par les directeurs du Bulletin of the Atomic Scientists de l’université de Chicago. De 1984 à 1987, elle indique trois minutes avant le minuit de l’emploi de l’arme nucléaire, du jamais vu depuis 1953. Plus précisément, depuis la fin des années 1970, on s’inquiète beaucoup du développement par les Soviétiques d’un arsenal nucléaire de grande précision, en clair les missiles SS-20 capables de frapper non plus seulement les larges cités mais aussi désormais de petites cibles comme des silos de missiles ou des bases aériennes.

Le premier scénario que décrit Jean Delaunay et auquel on pense alors beaucoup est donc celui d’une attaque nucléaire désarmante en Europe. Dans ce scénario, les Soviétiques provoquent une grande explosion à impulsion électromagnétique au-dessus de la France puis après une série de frappes nucléaires précises, des raids aériens et des sabotages parviennent à détruire ou paralyser la majeure partie des capacités nucléaires en Europe. Il ne resterait sans doute vraiment de disponibles que les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) qui auraient maintenu la communication.

A ce stade, l’arsenal nucléaire américain en Europe serait largement mis hors de combat. Les Américains ne pourraient utiliser le nucléaire que depuis leur territoire et avec la certitude qu’une riposte soviétique les frapperait aussi sur ce même territoire. On peut donc considérer qu’ils seraient beaucoup plus dissuadés de le faire que s’ils tiraient de République fédérale allemande (RFA) avec riposte en RFA.

Quant aux pays européens dotés, leur force de frappe attaquée dans ses bases militaires et ces centres de communication aura été très affaiblie mais sans que la population soit beaucoup touchée. Ce qui restera de cette force ne sera peut-être plus capable de franchir les défenses soviétiques, et de toute façon il s’agira surtout de missiles tirés de sous-marins trop peu précis pour frapper autre chose que des cités et là, retour à la case départ : si tu attaques mes cités, je détruis les tiennes, d’où là encore une forte incitation à ne pas le faire. Bref, on serait très embêté et très vulnérable à la grande offensive conventionnelle qui suivrait.

Pour faire face à ce scénario, les États-Unis ont proposé en 1979 de déployer des armes nucléaires, non pas « tactiques » — celles-ci ont été largement retirées, car peu utiles et déstabilisatrices — mais de « théâtre » ou encore « forces nucléaires intermédiaires, FNI » tout en proposant à l’URSS un dégagement simultané d’Europe de ce type d’armes. L’URSS tente d’empêcher ce déploiement en instrumentalisant les mouvements pacifistes sur le thème « s’armer c’est provoquer la guerre » ou « plutôt rouges (c’est-à-dire soumis) que morts ! ». Les manifestations sont impressionnantes de 1981 à 1983 mais les États de l’Alliance atlantique ne cèdent pas. En 1985, cette crise des « Euromissiles » est pratiquement terminée et ce risque d’attaque désarmante se réduit beaucoup. Gorbatchev, à la tête du Comité central depuis le mois de mars, accepte de négocier et l’accord sur les FNI deux ans plus tard marque le début véritable de la guerre froide.

La guerre des étoiles

Un autre sujet dont on parle beaucoup en 1985 est l’initiative de défense stratégique (IDS) lancée par Reagan en mars 1983, popularisée sous le nom de « Guerre des étoiles », en clair la mise en place d’un bouclier infranchissable antimissile utilisant notamment massivement des « satellites tueurs » armés de puissants lasers. Entre bluff et volontarisme américain sur le mode « conquête de la Lune en dix ans », on ne sait pas très bien dans quelle mesure les initiateurs du projet y croyaient vraiment, mais on ne parle que cela à l’époque. Le général Delaunay a tendance à croire cela comme très possible à terme, ce qui ne manquera pas d’avoir des conséquences très fortes sur toutes les stratégies d’emploi du nucléaire. Ce sera d’abord très déstabilisant, car l’URSS se trouvera désarmée devant ce bouclier, d’où peut-être la tentation d’agir avant qu’il ne soit effectif. Ce sera ensuite paralysant pour la France, car on imagine alors que les Soviétiques feront de même et disposeront aussi de leurs boucliers antimissiles antibalistiques. Delaunay en conclut que : «L’arme nucléaire, qui a préservé la paix pendant quarante ans une certaine paix ne pourra bientôt plus être considérée comme la panacée en matière de défense». Il ne voit pas d’avenir aux SNLE au-delà de vingt ans, mais privilégie le développement des missiles de croisière, moins coûteux et considérés comme invulnérables pendant longtemps.

Le général Delaunay exprime en fait de nombreux doutes sur la priorité absolue accordée au nucléaire (alors à peu près un cinquième du budget de Défense) au détriment du reste des forces. Chef d’état-major de l’armée de Terre depuis 1980, Delauany avait démissionné en 1983 afin de protester contre la faiblesse des crédits accordée à son armée. Il privilégie alors l’idée de « dissuasion par la défense », en clair en disposant d’abord d’une armée conventionnelle forte, plutôt que « par la terreur ». Cela nous amène au deuxième scénario, auquel on croit alors en fait beaucoup plus qu’au premier, trop aléatoire.

Moisson rouge

La menace de « foudre » qui inquiète le plus à l’époque est «l’attaque éclair aéromécanisée» conventionnelle. L’idée est simple : «rompre l’encerclement agressif des pays de l’OTAN et préserver l’acquis du socialisme» en conquérant un espace tellement vite que les pays occidentaux n’auront pas le temps de décider de l’emploi l’arme nucléaire. Delaunay décrit un scénario où depuis l’Allemagne de l’Est les Soviétiques essaieraient d’atteindre la côte atlantique de Rotterdam à La Rochelle en cinq jours. Cela paraît à la fois très long et très ambitieux. D’autres scénarios de l’époque comme celui du général britannique Hackett (La troisième guerre mondiale, 1979 ; La guerre planétaire, 1983) décrivent une opération sans doute plus réaliste limitée à la conquête fédérale allemande en deux ou quatre jours, je ne sais plus. Je ne sais plus non plus quel alors est le scénario de Tempête rouge de Tom Clancy (1987) mais il doit être assez proche.

On voit cela comme une grande offensive en profondeur essayant de s’emparer de tout ou presque en même temps : sabotages et partisans dans la grande profondeur, parachutistes et héliportages sur les points clés comme les passages sur le Rhin, groupes mobiles opérationnels (GMO) perçant les lignes le long de la frontière de la RDA et armées blindées les suivant sur les grands axes. Dans le même temps et utilisant tous les moyens possibles, en particulier une flotte de près de 300 sous-marins d’attaque, les Soviétiques s’efforceraient d’entraver autant que possible le franchissement de l’Atlantique aux Américains. Une fois l’objectif choisi « mangé », l’Union soviétique arrêterait ses forces, « ferait pouce ! », et proposerait de négocier une nouvelle paix.

Delaunay, comme tout le monde à l’époque et moi compris, croit alors en la puissance de l’armée rouge. Les chiffres sont écrasants, mais la qualité reste floue. Il y a alors un autre livre dont on parle beaucoup, c’est La menace — La machine de guerre soviétique d’Andrew Cockbur (1984) qui donne une image peu reluisante de l’armée soviétique. Tout le monde alors l’a lu, dont le général Delaunay qui l’évoque avec scepticisme. Certains parlent même alors de maskirovka, une habile tromperie. Il est vrai qu’il est toujours aussi difficile de mesurer la valeur d’une armée avant un combat que celle d’une équipe de sport avant son premier match depuis des années. On observe à l’époque que les Soviétiques ne sont pas franchement à l’aise en Afghanistan où ils se signalent surtout par leur immense brutalité, justifiée à l’époque par certains en France de nom de la lutte contre l’impérialisme américain et de la libération des Afghans. C’est cependant un conflit très différent de ce qu’on imagine en Europe. On aurait été très surpris, voire incrédules, si on nous avait présenté des images d’un futur très proche, 1994, montrant des troupes russes humiliées et battues à Grozny par quelques milliers de combattants tchétchènes. On aurait aussi tous dû aussi relire La menace avant la guerre en Ukraine.

Revenons à notre guerre éclair. La menace était donc réelle et elle l’est toujours, puisque c’est ce qui après de nombreux exemples de l’histoire soviétique a été fait en Crimée en février 2014 et tenté à grande échelle en février 2022 à l’échelle de l’Ukraine tout entière. La possession de l’arme nucléaire ne suffit pas à dissuader complètement de tenter des opérations éclair. Même si l’Ukraine avait disposé de l’arme nucléaire en 2014, la Crimée aurait quand même été conquise par les Russes. On peut se demander aussi ce qui se serait passé si au lieu de foncer vers l’Ukraine les forces russes réunies en Biélorussie en 2021 s’étaient retournées contre les petits Pays baltes ou la Pologne. En fait, l’offensive éclair (russe, pas de l’OTAN) est le seul scénario de guerre contre la Russie sur lequel on travaille sérieusement, et avec beaucoup d’incertitudes.

L’affrontement entre puissances nucléaires est un affrontement entre deux hommes armés d’un pistolet face à face, avec cette particularité que celui qui se fait tirer aura quand même toujours le temps (sauf frappe désarmante, voir plus haut) de riposter et tuer l’autre avant de mourir. À quel moment va-t-on tirer en premier ? Au stade des insultes ? Des jets de pierre ? Des coups de poing ? etc. ? Personne ne le sait très bien, mais a priori il faut avoir peur pour sa vie. Le meilleur moyen de dénouer cette incertitude terrible est non seulement de disposer d’une arme mais aussi d’être suffisamment fort, musclé, et maîtrisant les arts martiaux pour repousser le moment où se sentira menacé pour sa vie. En clair, avoir une force conventionnelle puissante et là je rejoins les conclusions du général Delaunay en 1985.

Comment être fort dans les années 1980

En fait dans les années 1980, et même avant, tout le monde est à peu près d’accord là-dessus : si on doit franchir le seuil de la guerre, il faut disposer d’une force conventionnelle suffisamment puissante pour au moins pour retarder l’arrivée au seuil du nucléaire.

Un courant représenté en France en 1975 par Guy Brossolet avec son Essai sur la non-bataille ou encore par le général Copel dans Vaincre la guerre (1984) mais aussi par beaucoup d’autres en Europe, privilégie alors la mise en place d’un réseau défensif de « technoguérilla ». L’histoire leur donnera plutôt raison en termes d’efficacité mais ce modèle est jugé trop passif et trop peu dissuasif par la majorité, à moins qu’il ne s’agisse de simple conservatisme.

Le général Delaunay, qui a fait toute sa carrière dans l’Arme blindée cavalerie, est logiquement partisan d’un corps de bataille de type Seconde Guerre mondiale, et le modèle du moment — 1ère armée française, Force d’action rapide et Force aérienne tactique — pour aller porter le fer en République fédérale allemande lui convient très bien. Il aimerait simplement qu’il soit plus richement doté afin de « dissuader par la défense » et si cela ne suffit pas de gagner la bataille sans avoir à utiliser la menace de nos gros missiles thermonucléaires. Il est en cela assez proche de la doctrine américaine volontariste et agressive AirLand battle mise en place en 1986 et déclinée ensuite, comme d’habitude, en doctrine OTAN.

Point particulier, s’il est sceptique sur le primat absolu du nucléaire « stratégique » (pléonasme), le général Delaunay aime bien les armes nucléaires qu’il appelle encore « tactiques ». Il a bien conscience que les missiles Pluton qui ne frapperaient que la République fédérale à grands coups d’Hiroshima présentent quelques défauts, surtout pour les Allemands. Leurs successeurs qui ne seront jamais mis en service, les missiles Hadès d’une portée de 480 km permettraient de frapper plutôt en Allemagne de l’Est, avec si je me souviens bien, des têtes de 80 kilotonnes d’explosif (4 à 5 fois Hiroshima), ce qui est quand même un peu lourd pour du « tactique ». La grande mode du milieu des années 1980, ce sont les armes à neutrons, des armes atomiques à faible puissance explosive mais fort rayonnement radioactif qui permettraient de ravager des colonnes blindées sans détruire le paysage. Cela plait beaucoup à Delaunay comme à Copel et d’autres, mais on n’osera jamais les mettre en service. On commence aussi à beaucoup parler des armes « intelligentes », en fait des munitions conventionnelles précises au mètre près, dans lesquelles on place beaucoup d’espoir, cette fois plutôt justifié. Vous noterez que c’est pratiquement le seul cas parmi toutes les grandes innovations techniques qui sont évoquées depuis le début.

De fait, il y a un effort considérable qui est quand même fait pour moderniser les forces occidentales. Par les Américains d’abord et massivement, avec un effort de Défense de 7,7 % du PIB en 1985, mais par les Européens aussi, y compris les Allemands qui ont alors une belle armée et les Français qui lancent de nombreux grands programmes industriels, du Rafale au char Leclerc en passant par le porte-avions Charles de Gaulle. Le problème est que tout cet appareillage doctrinal et matériel que l’on met en place pour affronter le Pacte de Varsovie, ne servira jamais contre le Pacte de Varsovie qui disparaît seulement six ans après La foudre et le cancer, mais de manière totalement imprévue contre l’Irak.

Le Hic, c’est X

Ce que ne voit pas le général Delaunay, comme pratiquement tout le monde en France, c’est que le modèle de forces français n’est pas transportable hors d’Europe, ou si on le voit, on s’en fout car cela ne sera jamais nécessaire. Personne n’imagine alors en France avoir à mener une guerre à grande échelle et haute intensité contre un État hors d’Europe. En juillet 1990 encore, le général Forray, chef d’état-major de l’armée de Terre du moment, nous expliquait que le modèle d’armée français permettait de faire face à toutes les situations. Trois semaines plus tard, le même général Forray annonçait qu’il fallait faire la guerre à l’Irak qui venait d’envahir le Koweït, mais comme on ne voulait pas y engager nos soldats appelés on ne savait pas comment on allait faire.

Il n’est, étonnamment, quasiment jamais question des opérations extérieures dans La foudre et le cancer, alors que celles-ci sont déjà nombreuses et violentes, au Tchad et au Liban en particulier. On sent que ce n’est pas son truc et qu’il considère cela comme une activité un peu périphérique et à petite échelle pour laquelle quelques régiments professionnels suffisent. Il ne remet jamais en question le principe de la conscription et du service national, bien au contraire, et comme le général Forray, ne voit pas comment cela pourrait poser problème.

Et c’est bien là le hic. Il est très étonnant de voir comment des grands soldats comme Forray ou Delaunay qui avait 17 ans en 1940, a combattu pendant les guerres de décolonisation, a vu arriver les arsenaux thermonucléaires capables de détruire des nations entières en quelques heures, puissent imaginer que la situation stratégique du moment — qui dure à ce moment-là déjà depuis plus de vingt ans — se perpétue encore pendant des dizaines d’années. De fait, il était impossible à quiconque de prévoir les évènements qui sont allés de l’arrivée de Mikhaïl Gorbatchev à la tête du comité central en mars 1985 jusqu’à la décision de Saddam Hussein d’envahir le Koweït en 1990, à peine cinq ans plus tard. Un simple examen rétrospectif sur les deux derniers siècles, montre de toute façon que jamais personne n’a pleinement anticipé les redistributions brutales des règles du jeu international, et donc de l’emploi de la force, qui se sont succédées tous les dix, vingt ou trente ans, ce qui est un indice fort que c’est sans doute impossible.

La seule chose à admettre est que les arbres ne montent pas jusqu’au ciel et que l’on connaîtra forcément une grande rupture au moins une fois dans sa carrière militaire. Le minimum à faire est de se préparer à être surpris et de conserver en tête ce facteur X dans nos analyses. En 1990, les Américains n’ont pas plus que les autres prévus ce qui allait se passer mais ils s’étaient dotés armée puissante supérieurement équipée et entièrement professionnelle, donc projetable partout. Après le blanc-seing du Conseil de sécurité des Nations-Unies, impensable quelques années plus tôt, il leur a suffi de déplacer leur VIIe corps d’armée d’Allemagne, où il ne servait plus à grand-chose, en Arabie saoudite. Pour nous, qui n’avions pas fait le même effort, l’espoir de peser sur les affaires du monde est resté un espoir.

(à suivre)

Guerre en Ukraine : Vers un nouvel ordre mondial ?

Guerre en Ukraine : Vers un nouvel ordre mondial ?

(2ème partie)

Jean-Claude Allard (*) – Esprit Surcouf – publié le 1er décembre 2023
Général de Division (2s)

https://espritsurcouf.fr/geopolitique_guerre-en-ukraine-vers-un-nouvel-ordre-mondial_par-jean-claude-allard/


Dans une première partie (voir N°225), Jean-Claude Allard dressait un état global de la guerre russo-ukrainienne du conflit. Ici, il se penche sur le caractère multifactoriel du conflit, porteur d’un nouvel ordre mondial en gestation.
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L’Ukraine a rapidement rassemblé derrière elle une alliance dont le soutien politique, économique, militaire, humanitaire n’a cessé de s’amplifier[1] pour atteindre un montant de 157 Mrds€ fourni par une cinquantaine d’Etats. Dès avril 2022 l’aide militaire multilatérale est coordonnée par le Centre de Coordination Internationale des Donateurs et le Groupe de Contact Défense pour l’Ukraine dirigé par les Etats-Unis[2]. Cette aide militaire comporte la fourniture de renseignements, l’aide à la décision, la formation opérationnelle (par exemple le Royaume-Uni doit entrainer 30 000 soldats ukrainien en 2023 et l’UE le même nombre sur deux ans[3]) ; la fourniture de tous types d’armements (y compris désormais avions de combat) et de munitions. Elle amplifie l’aide apportée principalement par les Etats-Unis, le Royaume-Uni (garants de la sécurité de l’Ukraine depuis les accords de Budapest – 1994-) et l’OTAN entre 2014 et 2022[4].

Russie, Chine : vers une nouvelle diplomatie bicéphale ?
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La Russie poursuit méthodiquement sa politique de construction d’un monde de « non alignés » en multipliant les tournées diplomatiques (notamment de Lavrov), en organisant des réunions internationales sur les thèmes politiques, économiques, militaires, ainsi qu’en développant des coopérations bilatérales. Poutine, qui n’est allé qu’une fois en Ukraine pour visiter le chantier de Marioupol, a en revanche piloté directement toutes ces actions. Il est nécessaire d’aussi citer la stratégie russe en Afrique : cette diplomatie vise aussi à acquérir de l’armement et des munitions.

La Chine s’immisce aussi dans cet ébranlement du monde pour faire avancer ses objectifs. C’est le cas entre autres de sa diplomatie, bousculant les acquis, au Proche-Orient. Une diplomatie certes gelée par l’attaque terroriste du Hamas contre Israël, qui déclenche une onde de choc dont les effets pourraient cependant aggraver la scission Occident versus Sud Global, et bénéficier au couple sino-russe. Gardons en mémoire la visite, le 18 octobre 2023, de V. Poutine à Pékin[5], où il a confirmé que le changement se conduit bien « ensemble » comme le soulignait Xi Jinping.

Ressources et capital dans la guerre
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Cette guerre, par l’ampleur des destructions, aspire de grandes quantités des armements et des munitions disponibles, notamment dans le monde occidental. La Russie, elle, mobilise son industrie de défense pour subvenir à ses besoins. Outre une guerre d’influence, c’est aussi une guerre industrielle qui demande un effort important aux industries de défense dans les deux camps et ponctionne les ressources nécessaires dans le monde.

Les approvisionnements en énergie, en matières premières, y compris alimentaires sont en difficulté, et ce dans la presque totalité des pays. Cela peut être observé comme le résultat des sanctions prises par la coalition occidentale, ainsi que les contre-sanctions prises par la Russie, qui ont, mécaniquement, eu des effets sur les équilibres politiques, économiques, financiers mondiaux et régionaux, donnant in fine un caractère total et mondial à cette guerre.

Nucléaire et cyber : vecteurs de la guerre de la peur
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N’oublions pas la dimension nucléaire. En premier, la menace du conflit nucléaire qui bride les efforts de la coalition occidentale. Mais aussi le double enjeu du nucléaire civil avec d’une part la menace d’une « fortune de guerre[6] » sur une centrale nucléaire (notamment Zaporijjia) et d’autre part la contestation de la crédibilité de la Russie sur l’immense marché du nucléaire mondial[7].

Enfin, cette guerre a, grâce aux outils numériques, une ligne d’action informationnelle et médiatique, avec une dimension émotionnelle voire propagandiste, qui a profondément orienté la perception populaire dans chacun des deux camps. La fracture entre les deux blocs antagonistes s’enfonce loin au cœur des peuples, participe au « changement du monde » et en accélère peut-être même la venue.

L’identité culturelle fait le ciment de la Nation et conforte sa défense
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Les Etats-majors travaillent avec acharnement sur les enseignements tactiques de la guerre, surtout en France dont la phase de construction de la Loi de Programmation Militaire a chevauché la première année de guerre. Nous aurons seulement trois réflexions pour poser des principes vitaux : l’assurance pour l’armée de disposer de capacités opérationnelles ; de s’inscrire dans la durée et de savoir s’appuyer sur des initiatives privées ;

Oublions le discours médiatique à la recherche de l’arme miracle ou critique vis-à-vis d’armements ou tactiques qualifiés d’obsolètes (La tranchée protégera toujours le combattant). Rappelons que pour gagner une guerre il faut arriver à prendre l’ascendant dans chacune des phases génériques du combat : renseigner, reconnaitre, fixer, déborder, attaquer, exploiter et pour cela avoir les systèmes tactiques adaptés techniquement, en nombres suffisants et utilisés avec intelligence pour dominer l’ennemi. Ces systèmes doivent pouvoir occuper, défendre et utiliser les trois espaces : aéroterrestre, aéromaritime, aérospatial. La construction d’une armée ne souffre aucune impasse capacitaire.

Cette guerre nous rappelle qu’une armée repose aussi sur sa capacité à durer et endurer. Entre ici en ligne de compte les stocks d’armements et de munitions, les capacités industrielles pour soutenir l’effort de guerre, l’engagement des soldats et la résilience et le soutien de la population. La fameuse interrogation de la première guerre mondiale « l’arrière tiendra-t-il ? » conserve tout son sens, notamment lorsqu’il faut faire l’effort sur le recrutement pour compenser les pertes humaines ou augmenter les cadences industrielles. De plus, à l’ère de la frugalité, n’oublions pas qu’il ne faut rien jeter qu’il s’agisse des armements, mais aussi et surtout de l’identité culturelle qui fait le ciment des Nations.

Une guerre entre Etats, mais dont le besoin en ressources a conduit à faire appel à des initiatives privées dans de nombreux domaines depuis la haute technologie (Starlink mis à disposition de l’Ukraine par son propriétaire, mais désormais financé par les Etats-Unis[8]) jusqu’aux compagnies de mercenaires (citons Wagner la plus médiatisée, même si la réalité de ses financements en fait une prolongation du gouvernement russe). Les dérapages de Wagner exclus, retenons que le caractère « total » d’une guerre de haute intensité exige la mobilisation de tous les services de l’Etat et de toutes les capacités de la Nation. Une vision gaullienne déjà codifiée dans l’ordonnance de 1959, mais qu’il faut encore et toujours faire vivre et adapter aux besoins et capacités (réservistes, mobilisation du secteur industriel, développement de l’esprit de défense, etc.).

XXX

L’enseignement majeur et englobant de cette guerre, que l’on peut juger évitable et inutile, reste néanmoins celui de la nécessité d’étudier avec objectivité l’ennemi pour identifier ses objectifs politiques et donc comprendre et anticiper sa stratégie. Les objectifs premiers de Poutine sont contenus dans son discours du 10 février 2007 lors de la conférence sur la sécurité de Munich. Lorsque l’inéluctable approche, les forces d’assaut russes sont en place aux frontières dès mars 2021. Après l’attaque, la manœuvre russe en Ukraine de saisie du Donbass est explicite dès les premiers jours de mars 2022. Nous ne pouvons revenir sur le passé, mais un enseignement majeur à tirer est d’examiner toujours toutes les hypothèses et d’étudier toutes les réponses à y apporter. Il n’y avait peut-être pas de solution pour contrer ces séquences, mais à ce stade de l’analyse, il semble qu’il n’y a pas eu non plus la volonté d’en rechercher.

Désormais l’Occident ne peut plus ergoter sur la réalité de l’advenue d’un nouvel ordre mondial, mais il doit l’admettre et y trouver sa place, nécessairement autre que ce qu’elle fut. Mais en veillant à assurer la survie et la continuité de sa civilisation originelle, ce qui suppose un effort de politique intérieure et extérieure.
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(*) Jean-Claude Allard, saint-cyrien, diplômé de l’École supérieure de guerre, de l’Institut des Hautes Études de Défense nationale et du High Command and Staff Course, a été, entre autres, chef des opérations de la KFOR au Kosovo, représentant de la France au Central Command des Etats-Unis. Il a commandé le 4ème régiment d’hélicoptères de commandement et de manœuvre puis a été commandant de l’Aviation Légère de l’Armée de Terre (ALAT). Il   a été directeur de recherche à l’IRIS et enseignant à IRIS SUP. Il est désormais chercheur associé à l’IRIS.

Jean-Claude Allard (*)
Général de Division (2s)

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[1]https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2023/07/07/quels-sont-les-pays-qui-ont-le-plus-aide-l-ukraine-financierement-depuis-le-debut-de-la-guerre_6126677_4355775.html
[2] L’aide militaire est fournie par les pays de l’OTAN, de l’Union européenne et par l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Japon. La Corée du sud pourrait rejoindre ce groupe.
https://researchbriefings.files.parliament.uk/documents/CBP-9477/CBP-9477.pdf
[3] https://www.eeas.europa.eu/sites/default/files/documents/2023-EUMAMUkraine.pdf
[4] https://researchbriefings.files.parliament.uk/documents/SN07135/SN07135.pdf
[5]https://www.epochtimes.fr/poutine-se-felicite-renforcement-liens-chine-xi-jinping-presente-vision-nouvel-ordre-mondial-2450594.html
[6] Analogie avec « fortune de mer ».
[7] Sur les 31 réacteurs en construction depuis 2017, 17 le sont par les Russes et 10 par les Chinois. Et le marché post 2030 pour le renouvellement ou la construction nouvelle se chiffre en milliers de milliards d’ici 2100. https://www.iea.org/reports/nuclear-power-and-secure-energy-transitions/executive-summary
[8]https://www.midilibre.fr/2023/06/01/le-systeme-de-communication-starlink-va-operer-en-ukraine-via-un-contrat-avec-le-pentagone-11234984.php

11 novembre : « Contre nous de la tyrannie… Restaurons l’esprit de défense ! »

Tout le monde au Royaume Uni sait à quoi fait référence le « poppy » de novembre au revers de nombreux vestons et chemises. En France qui arbore son équivalent, le Bleuet de France, ou en connaît même la signification ?

Lettre ASAF – Atlantico – publié le 11 novembre 2023

Le comparatif est vertigineux. Le 11 novembre, la France comme le Royaume Uni honorent le souvenir de leurs morts pour la patrie durant la première guerre mondiale. Mais l’organisme britannique Royal British Legion collecte, via la vente de millions de coquelicots destinés à perpétuer le souvenir des combattants tombés pour défendre leur pays face à, faut-il le rappeler, une coalition de dictatures, CINQUANTE fois plus de fonds que son équivalent français, Bleuet de France.

Tout le monde au Royaume Uni sait à quoi fait référence le « poppy » de novembre au revers de nombreux vestons et chemises. En France qui arbore cette petite fleur bleue en tissu, ou en connaît même la signification ?

Est-ce à dire que les Britanniques sont cinquante fois plus patriotes que les Français ? Certainement pas dans de telles proportions, mais cette anecdote marque un déficit clair de « connexion » avec nos ancêtres tombés au combat. Comme si chez nous parler de patrie était honteux. Un déficit qu’il convient d’urgence de combler au vu des menaces actuelles. Menaces géopolitiques, bien sûr, illustrées par l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le risque d’embrasement du Proche Orient suite au conflit entre Israël et le Hamas, en attendant peut-être l’attaque de la Chine sur Taïwan soutenu par notre allié américain. Menaces intérieures, aussi, avec notamment les attentats djihadistes dont le plus terrible a eu lieu au Bataclan il y huit ans, peu de jours après ce 11 novembre que nous commémorons.

A quoi semble s’ajouter un délitement de l’engagement politique, illustré par la dictature du scepticisme goguenard et de « l’àquoibonisme », ainsi que les taux d’abstention aux élections, face à la montée en puissance du communautarisme, du moralisme ou du relativisme historique. A l’effondrement des totalitarismes au XXème siècle, semble s’être substitué le désenchantement démocratique, l’apathie politique et « la décoloration progressive des drapeaux, des saisons et des amours », comme le résumait déjà il y a treize ans Hervé Gaymard dans « Nation et Engagement ».

Face à cela, le patriotisme, à ne pas confondre avec un nationalisme agressif ou expansionniste, constitue le bouclier incontournable de nos droits et libertés et le ciment de notre cohésion et de notre prospérité. Qui d’autre en effet, quel autre cadre pour que s’épanouissent nos valeurs et notre style de vie ? Un territoire et une Histoire où certaines lois et coutumes sont en vigueur et pas ailleurs, en clair un pays. Un endroit où nos enfants pourront être heureux et dont nos ancêtres seraient fiers. Non, le patriotisme est tout sauf ringard.

Pour cela, un véritable réarmement psychologique, moral, institutionnel mais aussi, cela va de soi, militaire s’impose aujourd’hui. Il y a urgence à ce que tous les Français, quel que soit leur âge, leurs origines, leur milieu social, leur religion, leurs opinions, comprennent l’importance de la Défense, cette valeur fondamentale pour assurer notre sécurité, notre liberté, nos droits et notre niveau de vie. Urgence à proclamer que le politique ne peut être subordonné à l’économie ou au social, sans méconnaître pour autant l’importance de ces dernières.

Urgence à ce que tous, nos élus en tête, redonnent aux mots France et patrie la place qui est la leur. Nous avons tous le devoir de protéger notre pays et nos concitoyens par-delà les clivages politiques, y compris avec le renfort de ceux qui ricanent habituellement devant un uniforme, ou en écoutant la Marseillaise car l’heure est trop grave. Cette défense ne se limite évidemment pas aux forces armées professionnelles mais implique aussi la société civile, à tous les niveaux. Une responsabilité partagée par tous les citoyens qui ont chacun à leur niveau un rôle à jouer dans la préservation de notre sécurité commune et de notre style de vie.

Promouvoir l’esprit de défense c’est avant tout développer une conscience de nos valeurs et de notre Histoire qui les a façonnées. En la cultivant, nous nous assurons que notre pays reste fort, uni et en paix. Soyons en fiers de notre histoire, soyons fiers de transmettre. L’esprit de défense est au cœur de notre identité nationale. Il s’agit de cultiver un sentiment d’appartenance ou au moins d’implication dans notre nation, se souvenir des sacrifices de nos ancêtres qui se sont battus pour notre patrie et son indépendance. Reconnaitre que nos droits que nous chérissons aujourd’hui ont été acquis par leur bravoure. Être fier aussi de ce pays, sans nier ses erreurs ou ses pages plus sombres, qui a su porter haut dans le monde les Droits de l’Homme et les valeurs d’émancipation. Être prêt, enfin, à ou soutenir nos forces armées, services de sécurité et institutions en temps de crise, être conscient des défis, en leur fournissant les ressources nécessaires, s’engager dans une éducation civique solide qui enseigne aux jeunes l’importance de leur pays et de ses valeurs sans lesquelles ils ne pourraient certainement pas profiter de la vie comme ils l’entendent.

Nous devons lancer la contre-offensive en proclamant haut et fort la mobilisation nationale autour des thèmes de«Esprit de défense» et «d’Engagement». L’ASAF, tout comme les autres associations patriotiques françaises, répondra à cet appel en mobilisant ses adhérents et amis afin d’enrayer la dérive délétère qui mine aujourd’hui notre pays.

Ses convictions ? L’esprit de défense passe par un engagement en faveur de quelque chose de plus grand que soi, à être présent pour les autres, à les soutenir quand c’est nécessaire. Avec détermination, loyauté envers nos promesses et responsabilités et volonté de donner le meilleur de soi-même, d’apporter sa contribution et de faire une réelle différence.

Associations civiles et militaires, issues des milieux de la défense comme de la société civile, unissons nos forces pour défendre, par-delà nos différences normales, ce qui nous avons en commun, l’amour de la France et de sa belle devise, liberté, égalité, fraternité.

Stupeur et fureur par Michel Goya

Stupeur et fureur

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 6 novembre 2023

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Fin 2004, le général commandant le Centre de doctrine de l’armée de Terre française rendait visite à son homologue israélien à Tel-Aviv. Je faisais partie de la délégation en tant qu’officier en charge de l’analyse des conflits dans la région. Les Israéliens nous firent un exposé de la situation qui commençait par « le problème palestinien est résolu » et de poursuivre en expliquant que grâce à l’édification en cours du « Mur intelligent » le nombre d’attentats terroristes avait drastiquement diminué sur le sol israélien, ce qui était considéré comme un résultat suffisant.

Il fallait désormais selon eux éviter de s’enfermer dans des bourbiers inutiles comme au Liban. Quatre ans plus tôt Tsahal s’était donc retiré du Sud-Liban et il en serait bientôt de même de la bande de Gaza, où 80 % du territoire était déjà sous la responsabilité de l’Autorité palestinienne et où on compliquait la vie pour défendre seulement 8 000 colons (sur 20 % du territoire donc). Beaucoup considéraient alors que Gaza n’avait aucun intérêt et qu’en fait, il aurait même été préférable de rendre ce fardeau à l’Égypte en même temps que le Sinaï une fois la paix conclue. Au moins, les Frères musulmans y auraient été vraiment combattus. Seule importait la Judée-Samarie (Cisjordanie) comme bourbier politico-sécuritaro-religieux acceptable. Pour le reste, leur priorité, presque leur obsession, était clairement la menace balistique et nucléaire iranienne.

Les officiers israéliens pensaient alors avoir conçu un modèle de défense unique capable de faire face simultanément aux organisations armées et aux États hostiles. Sans même parler de la dissuasion nucléaire, un grand bouclier au sol avec la grande barrière intelligente et dans le ciel avec les différentes couches contre les différents aéronefs et missiles permettait de contrer les attaques les plus probables, raids des organisations armées et attaques balistiques. Mais dans la tradition israélienne des « représailles disproportionnées » bâtie dans les guerres contre les États voisins et qui consiste faire le plus mal possible à l’agresseur pour le dissuader de recommencer et dans l’immédiat lui détruire les moyens de le faire, il importait aussi de conserver aussi une épée puissante. On conservait toujours des forces terrestres puissantes, d’active ou de réserve, mais cette épée était surtout une épée volante. Grâce à une force aérienne puissante et inversement la faiblesse de la défense antiaérienne de tous les ennemis potentiels, il devenait possible de frapper et sans grand risque de pertes humaines israéliennes.

Résumons : quadrillage et maintien en Cisjordanie, barrière partout contre les intrusions, défense du ciel devenue de plus en plus hermétique et frappes aériennes et en dernier recours raids terrestres sur les ennemis périphériques. On tendait vers l’idéal du « zéro mort » pour soi mais en transférant le risque sur les autres, sur l’ennemi ce qui est normal, mais aussi sur les civils palestiniens. C’est ainsi qu’Israël a tenté d’assurer sa sécurité pour l’éternité autrement qu’en faisant définitivement la paix. Cela a fonctionné un temps.

La première faille du système a été de laisser dans les zones abandonnées un terrain vide ou presque à des organisations armées qui y ont pu y prospérer et se développer en proto-État disposant de l’aide quasi ouverte de sponsors étrangers et de ressources endogènes pour faire des armées de plus en plus puissantes. Après s’être implantés à Gaza sans grande opposition, les Frères musulmans ont pu passer à l’action armée à la fin des années 1980, diffusant par ailleurs, avec le Jihad islamique, dans le monde sunnite l’« innovation » chiite de l’attentat-suicide. Puis alors que Gaza passait en grande partie sous le contrôle de l’Autorité palestinienne après les accords d’Oslo puis complètement en 2005, le Hamas a été assez fort contester au Fatah la prééminence de ce contrôle. Lorsque cette contestation a tourné à la guerre civile palestinienne en 2007, il aurait possible d’intervenir militairement pour empêcher la victoire du Hamas. Le désastreux gouvernement d’Ehoud Olmert a jugé préférable de laisser gagner le Hamas et de poursuivre ainsi l’affaiblissement de l’Autorité palestinienne. A charge pour le Hamas de prendre le fardeau de Gaza tout en gelant par son existence même toute perspective de paix véritable. Gaza devenait une « entité hostile », objet nouveau du droit international qui ne reconnaît toujours juridiquement le territoire de Gaza que comme un territoire occupé par Israël et géré par l’Autorité palestinienne. Par un jeu de carotte – la levée partielle du blocus – et de coups d’épée – les campagnes de frappes et les incursions – on pensait gérer la menace et la conserver à distance grâce au bouclier du mur et du dôme de fer à partir de 2012.

Oui, mais il ne fallait pas être grand expert pour constater que, guerre après guerre, « tonte » après « tonte » selon l’horrible formule – 2006, 2008, 2009, 2012, 2014, 2018, 2021, 2022 – que le gazon devenait toujours plus dur. On pouvait aligner les listes de commandants du Hamas éliminés, multiplier les frappes sur les dépôts de roquettes et les sites de tir, tuer quelques centaines de combattants, la quantité et surtout la puissance et la portée des roquettes du Hamas ne cessait d’augmenter à chaque fois tandis que les incursions terrestres dans le territoire de Gaza se faisaient plus difficiles. Lors de l’opération Hiver chaud en février 2008, les fantassins israéliens constatent que les combattants ennemis ne s’enfuient plus à leur avance. Avec Plomb durci moins d’un an plus tard, les combats ressemblent déjà à de vrais combats d’infanterie et en 2014, avec Bordure protectrice ce sont de vrais combats face à une infanterie largement professionnelle. Tsahal perd trois soldats tués par jour dans ces combats, ce qui paraissait alors énorme. Elle en perd actuellement le double. Bref, malgré les cessez-le-feu et l’arrêt des frappes de roquettes, présentés à chaque fois comme des victoires, et toutes les « têtes coupées », le Hamas a continué inexorablement à monter en puissance au croisement de deux soutiens parfois fluctuants : celui de l’axe iranien-chiite et celui de l’axe Frères musulmans (Égypte du gouvernement Morsi, Turquie d’Erdogan et Qatar) et ce jusqu’à trouver la faille dans le système. Cela devait logiquement arriver un jour et les actions récentes du gouvernement israélien ont accéléré cette arrivée. Celle-ci a été horrible.

Avant même d’évoquer le changement éventuel de leurs objectifs politiques très contestables, les autorités israéliennes doivent donc dans l’immédiat changer leur modèle stratégique et se préparer à une nouvelle longue période de guerre.

L’objectif immédiat n’est plus de punir le Hamas afin de le dissuader cumulativement, ce qui visiblement n’a pas fonctionné, mais de l’éradiquer. Soyons-clairs, c’est impossible à court terme. Quand on prend toutes les organisations armées un peu importantes et avec un minimum de soutien populaire de la côte méditerranéenne jusqu’à l’Afghanistan en passant par l’Irak ou la Syrie, combien ont-elles été détruites depuis le début du XXIe siècle ? De fait, aucune ! Il est possible en revanche de parfois réussir à les étouffer. Mais dans ce cas, il ne faut se contenter de faire de l’élimination à distance, ce qui reste finalement superficiel et a paradoxalement à plutôt tendance à stimuler l’organisation cible qu’à réduire sa force. Face à une organisation armée, pour éliminer efficace, il faut éliminer beaucoup et autant que possible proprement sinon on recrute également. La seule solution militaire réaliste est de l’étouffer jusqu’à ce qu’elle retourne à une clandestinité difficile d’où il lui sera compliqué d’organiser à nouveau des attaques, terroristes ou non, importantes et complexes.

Or, pour l’étouffer, il faut occuper son terrain. L’opération Paix en Galilée en 1982 a bien réussi à écraser l’armée de l’OLP au Sud-Liban et même à chasser l’organisation du pays. De fait, malgré les dégâts occasionnés, l’opération Remparts en 2002 a bien réussi à casser les organisations palestiniennes des villes de Cisjordanie. A plus grande échelle, le Surge américano-irakien a également réussi à étouffer l’État islamique en Irak en 2007-2008 en occupant le terrain avec de la masse. Cela a été plus difficile, en grande partie d’ailleurs parce que les forces irakiennes ou syriennes étaient seules pour conquérir et occuper le terrain, mais le nouvel État islamique ne représente plus le même danger depuis qu’il ne constitue plus un califat. Élément important dans les circonstances actuelles, on a récupéré bien plus d’otages dans la conquête du terrain qu’en le bombardant.

Si la méthode est efficace pourquoi n’est-elle pas utilisée plus souvent ? D’abord, parce qu’elle exige de faire prendre des risques à ses soldats et donc d’en perdre. Dans une ambiance de « zéro mort », il est donc beaucoup plus simple de bombarder à distance et donc de reporter le risque sur les autres, les ennemis, ce qui est normal et souhaitable, mais aussi les civils autour de ces ennemis. Le « zéro mort » c’est pour ses soldats, pas pour les civils que l’on bombarde. Ensuite, parce qu’il faut y consacrer des ressources afin d’avoir toujours des unités de combat en nombre et qualité tactique supérieurs à l’adversaire. Or, on l’a vu, la qualité tactique des unités de certaines organisations a beaucoup augmenté alors que les siennes propres ont tendance à stagner. Il faudrait donc investir massivement dans des choses pas sexy comme les sections d’infanterie afin qu’elles soient capables, avec leurs équipements modernes et leurs compétences, de vaincre n’importe qui en combat rapproché en particulier dans un milieu urbain, en limitant aussi leurs propres pertes et les dommages collatéraux. Là encore, pour plusieurs raisons qu’on ne développera pas, on préfère dans la grande majorité des armées modernes investir dans autre chose. Tsahal n’échappe à la règle qui consiste à s’apercevoir que l’on a négligé ses combattants rapprochés juste au moment où on doit les engager. Enfin, même si on parvient à étouffer l’ennemi, encore faut-il maintenir l’étouffement sur la durée tout en évitant de s’enliser. Le souvenir du bourbier libanais, où plus de 900 soldats israéliens ont été tués et des milliers d’autres blessés en dix-huit ans, a beaucoup joué dans les refus successifs du gouvernement Netanyahu de pousser jusqu’à la reconquête complète de Gaza. Désormais, il n’y a pas d’autre solution.

Comme personne n’a jamais, sinon anticipé mais du moins pris en compte, que la stratégie parfaite mise en œuvre depuis presque vingt ans puisse être prise en défaut un jour, tout se fait désormais dans l’urgence et l’improvisation. Quand on ne sait pas quoi faire, on fait ce qu’on sait faire. La première réaction israélienne a donc été d’instaurer un blocus total et de lancer la plus terrible campagne aérienne de leur histoire. Cela avait peu de chance de faire vraiment mal à un adversaire qui s’était préparé à cette situation depuis des mois voire des années, mais il fallait faire quelque chose et montrer que l’on faisait quelque chose même si c’était surtout la population palestinienne qui en pâtirait le plus. Cela a peut-être satisfait un pur désir de vengeance, mais il était difficile de faire plus contre-productif en recrutant de nombreux volontaires à combattre Israël, en attisant encore le ressentiment d’un côté et le désespoir des soutiens d’Israël.

On commence seulement depuis une semaine l’opération de conquête, plus légitime que la première phase, car les soldats israéliens y prennent des risques, plus efficace contre l’ennemi et pour l’instant plus éthique. Pour autant le mal est déjà fait, qui obérera non pas cette conquête, que se fera dans les semaines qui viennent, mais la phase suivante de « stabilisation » dont pas le moindre mot n’a pour l’instant été évoqué, sans doute parce que personne n’en d’idée claire en la matière. La longue guerre a commencé par un choc et se poursuit en tâtonnant.

Israël/Gaza : un scénario noir pour l’administration Biden

Geopragma

https://geopragma.fr/israel-gaza-un-scenario-noir-pour-ladministration-biden/

par Leslie Varenne, co-fondatrice et directrice de l’IVERIS, paru sur le site de l’IVERIS le 5 novembre 2023.

https://www.iveris.eu/list/notes/575-israelgaza__un_scenario_noir_pour_ladministration_biden


Commencé avec la débâcle de Kaboul, le mandat de Joe Biden pourrait se terminer par un conflit généralisé au Moyen-Orient. Entre-temps, il y eut l’Ukraine où plus personne n’oserait parier sur une victoire de Kiev et de ses alliés de l’OTAN. Un mois après le début du brasier à Gaza l’administration démocrate se retrouve dans la pire des configurations possibles. Elle est coincée entre son soutien inconditionnel à Israël et la colère des opinions publiques arabes qui la renvoie à la détestation de l’Amérique sous l’ère Georges W. Bush. « Nous n’avons pas à choisir entre défendre Israël et aider les civils palestiniens. Nous pouvons et devons faire les deux. » a déclaré Anthony Blinken. Cependant, plus l’asphyxie et les bombardements sur l’enclave palestinienne se prolongent, plus ce numéro d’équilibriste devient dangereux. 

L’arbre qui cache la forêt.

L’attaque du 7 octobre a surpris tout le monde. Une semaine plus tôt, le conseiller à la sécurité nationale, Jack Sullivan prononçait cette phrase déjà entrée dans l’histoire : « le Moyen-Orient n’avait jamais été aussi calme depuis deux décennies ». Cela s’appelle avoir de bons capteurs et une intelligence des situations dans une région où pourtant les Etats-Unis sont omniprésents. En plus de leurs nombreuses emprises militaires et de leurs imposantes ambassades, le Pentagone dispose également comme le révèle Intercept, d’une base secrète au cœur du désert israélien du Néguev, à seulement 32 kilomètres de Gaza. Mais les militaires surveillaient l’Iran au lieu de regarder ce qu’ils avaient sous leurs yeux.

Deux autres événements majeurs n’auraient pas dû passer inaperçus.

Après 15 ans de luttes intestines et de très longues négociations, en octobre 2022, à Alger, 14 factions palestiniennes se sont officiellement réconciliées. Islamiques ou laïques comme le Hamas, le Djihad Islamique ou le Front Populaire de libération de la Palestine (FPLP), ces organisations se sont réunies sur la base de la cause palestinienne au-delà de leurs différences religieuses et idéologiques. Ce sont les branches armées des factions citées qui opèrent sur le front de Gaza.

L’autre fait marquant fut la coupe du monde à Doha où cette cause s’est affichée massivement dans les tribunes à tel point que certains journaux titraient : « La Palestine a remporté la coupe du monde ». (voir article de l’IVERIS). Comment dès lors continuer à penser que cette lutte était devenue surannée et invisible ? Comment imaginer que les milliers de prisonniers dans les geôles israéliennes, l’embargo sur Gaza, la colonisation en Cisjordanie pouvaient durer indéfiniment ?

L’aveuglement américain a été tel qu’il a malgré tout fait des accords d’Abraham sa priorité au Moyen-Orient. Ces accords, initiés sous le mandat de Donald Trump, signés par les Emirats Arabes Unis, le Bahreïn, le Soudan et le Maroc, rejetés par l’Autorité Palestinienne comme par le Hamas, sont pourtant basés sur le postulat que la cause palestinienne était définitivement enterrée.

Mieux, de manière incompréhensible, alors que cette normalisation avec Israël est en partie responsable de l’explosion en cours, les diplomates américains continuent à s’entêter et à multiplier les pressions sur Mohamed Ben Salmane pour qu’il la signe.

La stratégie du poulet sans tête

Depuis le 7 octobre, la Maison Blanche mène une politique encore plus erratique qui montre à quel point elle est démunie. Une semaine après le début du conflit, le Secrétaire d’Etat s’est rendu en Egypte et en Jordanie avec, comme l’a raconté sur France Inter l’ancien envoyé spécial de l’ONU en Libye, Ghassam Salamé, : « l’idée folle de mettre les Palestiniens au Sinaï ». En réalité, le plan consistait à transférer les Gazaouis en Egypte et les Cisjordaniens en Jordanie. Organiser une deuxième Nakba, comme en 1948, avec des tentes en dur ? Selon une source libanaise proche du dossier, devant les ponts d’or qui lui étaient promis, le maréchal Sissi aurait un temps hésité, mais l’armée a opposé un non catégorique. Le roi Abdallah ne s’est pas montré plus enthousiaste.

Toute la stratégie américaine est à l’avenant. D’un côté, les dirigeants américains répètent inlassablement le mantra : « Israël a le droit de se défendre » ; la Maison Blanche envoie deux porte-avions en Méditerranée ; le Pentagone fournit les armes en ne traçant pas de lignes rouge quant à leur utilisation ; le Congrès vote une aide de 14 milliards de dollars à Tel Aviv. De l’autre, elle demande à Benjamin Netanyahu de protéger les civils. Après avoir, dix jours plus tôt, mis son véto à une résolution du Conseil de Sécurité demandant une pause humanitaire, Anthony Blinken a demandé à Tel Aviv… une pause humanitaire ! Il espérait ainsi obtenir la libération des otages détenteurs d’un passeport américain. Tsahal a répondu à cette proposition en intensifiant les bombardements. Les appels de Joe Biden à cesser la colonisation et la répression en Cisjordanie, ont reçu une réponse similaire. Résultat, le Secrétaire d’État repartira encore bredouille de son deuxième voyage dans la région.

La colère du monde       

Le conflit Israël/Palestine dure depuis 75 ans, ce qui signifie qu’environ 98% des habitants de la planète sont nés avec cette crise en héritage, le monde arabe la porte dans ses gènes. Au 5 novembre, le bilan des bombardements israéliens faisait état, selon le Hamas, de 9.488 personnes dont 3900 enfants auxquels il faut ajouter plus de 25 000 blessés. Pour les opinions publiques de la région, ce soutien inconditionnel à Israël fait de Washington le complice de ce décompte macabre. Retour à la période de la guerre en Irak, de Guantanamo, de l’Afghanistan, avant Obama et son fameux discours du Caire…

Dans tout le monde arabo-musulman, de l’Egypte à l’Indonésie les manifestations de soutien aux Palestiniens sont impressionnantes. Les éditorialistes se sont beaucoup émus de celles qui ont eu lieu en Turquie accompagnées des propos durs à l’endroit d’Israël tenus par Recep Tayyip Erdogan. Mais le président turc parle beaucoup, agit peu, tient ses troupes et n’est pas prêt de quitter l’OTAN. En revanche, il faut prêter attention aux cortèges encore plus massifs qui se sont déroulés au Pakistan, pays de 250 millions de musulmans.

En Afrique, le Maghreb est vent debout, y compris au Maroc qui a signé les accords d’Abraham. Dans les pays d’Afrique subsaharienne, malgré les nombreux évangélistes, qui pour des raisons bibliques vénèrent Israël, l’empathie se porte majoritairement vers les Palestiniens. Une Ivoirienne membre de cette communauté explique « Nos églises nous demandent de soutenir les Israéliens, mais nous sommes nombreux à considérer que c’est une affaire politique. De toute façon, entre notre religion et les peuples colonisés notre solidarité va à ces derniers ».   

En Amérique du Sud, la contestation prend une autre forme, avec la rupture des relations diplomatiques comme en Bolivie, ou le rappel des ambassadeurs en poste à Tel Aviv par la Colombie, le Honduras ou encore l’Argentine.

Les États-Unis font face également à leurs divisions internes, notamment au sein de la jeunesse démocrate, woke et décolonialiste. Ils doivent aussi affronter une bronca sourde au sein de leur propre administration, de l’ONU et des ONG (1-2-3). Il faut reconnaître qu’un tel bilan : décès de 88 employés des Nations Unies, de 36 journalistes sur une période aussi courte est sans précédent. Le siège moyenâgeux de Gaza, les bombardements sur les populations et les infrastructures civiles remettent également en cause le droit international que ces organisations sont censés défendre. Ce deux poids, deux mesures des Etats-Unis, par rapport à leur position sur d’autres théâtres, qui affaiblit tant l’Occident fragilise aussi, de manière inédite, l’édifice des organisations multilatérales.

Zéro pointé

A la veille d’entrer en campagne électorale, le bilan de la politique étrangère de Joe Biden est un désastre. Les faits sont implacables. Les États-Unis se sont mis, et avec eux leur alliés occidentaux, une grande partie du monde arabo-musulman à dos et le reste des pays dits du Sud ne sont guère plus bienveillants. Alors que, précisément leur stratégie consistait à reconquérir ce « Sud global » pour peser dans leur confrontation avec la Chine. Raté.

La défaite ukrainienne est sur le point d’être actée. Il faudra en assumer la responsabilité d’autant que cette guerre aura renforcé le Kremlin sur le plan militaire et démuni les alliés de l’OTAN de leur armement. Dans le même mouvement, les sanctions à l’encontre de la Russie ont considérablement affaibli les économies des pays de l’Union européenne, pendant que l’axe Moscou/Pékin/Téhéran se renforçait. 

Lors de son discours du 4 novembre, le patron du Hezbollah, Hassan Nasrallah a clairement expliqué que l’élargissement à une guerre régionale, tant redoutée par la Maison Blanche, était corrélé à la poursuite des hostilités en Palestine. Dans ce cas, avec quels alliés les Américains feront-ils face à tous les fronts ? Ils sont en première ligne et seuls, l’Europe est divisée, atone et plus aucune voix ne porte dans son camp. Les dirigeants arabes, proches de Washington, ne pourront intégrer une coalition en l’état de la colère de leurs peuples.

Les bases américaines en Syrie en Irak sont déjà régulièrement attaquées. Du côté de la mer Rouge, les Houtis du Yémen ont déclaré la guerre à Israël en tirant des missiles sur Eilat et le Soudan voisin est aussi la proie des flammes. Ce conflit est un autre échec américain patent. Alors que la médiation internationale sous leur égide était censée ramener la démocratie, elle a créé les conditions de l’explosion. Les conséquences sont là aussi catastrophiques : six millions de déplacés, un million de réfugiés, des milliers de morts dont le décompte est impossible tant la situation est chaotique.

Au Moyen-Orient, plus les heures passent et plus la situation se dégrade. Si les États-Unis n’obtiennent pas un cessez-le-feu à Gaza rapidement et ne trouvent pas une issue politique, inévitablement l’embrasement aura lieu. Ils seront embourbés dans une région dont ils pensaient s’être débarrassée pour focaliser leur énergie et leurs moyens sur la Chine. Encore raté…

Leslie Varenne

(1) https://www.trtfrancais.com/actualites/conflit-israelo-palestinien-demission-dun-haut-responsable-du-departement-detat-americain-15461571
(
2) https://www.france24.com/fr/moyen-orient/20231104-la-d%C3%A9mission-d-un-haut-responsable-de-l-onu-symbole-d-un-monde-divis%C3%A9-sur-l-offensive-%C3%A0-gaza
(
3) De manière assez inédite toute la communauté humanitaire a signé un communiqué appelant à un cessez-le-feu
https://interagencystandingcommittee.org/inter-agency-standing-committee/we-need-immediate-humanitarian-ceasefire-statement-principals-inter-agency-standing-committee 

Conséquences du conflit israélo-palestinien sur les litiges maritimes israélo-libanais concernant les hydrocarbures

Conséquences du conflit israélo-palestinien sur les litiges maritimes israélo-libanais concernant les hydrocarbures

par Giuseppe Gagliano – CF2R – publié le 5 novembre 2023

https://cf2r.org/actualite/consequences-du-conflit-israelo-palestinien-sur-les-litiges-maritimes-israelo-libanais-concernant-les-hydrocarbures/

Président du Centro Studi Strategici Carlo De Cristoforis (Côme, Italie). Membre du comité des conseillers scientifiques internationaux du CF2R.

 

Comme nous le savons, Israël se positionne comme un acteur clé dans le secteur énergétique de la Méditerranée orientale, grâce à la découverte et à l’exploitation d’importants gisements de gaz naturel tels que Leviathan et Tamar. Ces gisements ont transformé le pays, auparavant importateur de gaz, en un exportateur émergent, avec des implications économiques et politiques significatives.

Jusqu’en 2008, Israël dépendait fortement des importations de gaz de l’Égypte, mais la situation a changé avec la découverte des gisements mentionnés. En particulier, Leviathan, avec des réserves estimées à environ 450 milliards de mètres cubes de gaz, a commencé sa production à la fin de 2019. Tamar, plus petit mais néanmoins significatif, est entré en production depuis quelques années déjà. Ces gisements promettent non seulement de satisfaire les besoins intérieurs d’Israël, mais également son potentiel d’exportation, changeant la dynamique énergétique de la région.

Cependant, la transition énergétique de l’État hébreu a été confronté à un défi e, en raison d’un différend maritime sur les droits d’exploitation des ressources naturelles avec son voisin, le Liban. Celui-ci a délimité sa propre zone économique exclusive, la subdivisant en blocs et en attribuant des licences pour l’exploration d’hydrocarbures. Le bloc numéro 9 fait l’objet d’un conflit avec Israël. Tel Aviv a revendiqué une portion de ce bloc en se basant sur un accord maritime avec Chypre, tandis que Beyrouth a établi ses propres délimitations, donnant lieu à une question ouverte concernant les droits d’exploration et d’exploitation.

Les tensions entre les deux pays ont été constantes, le Liban accusant Israël de prendre des actions unilatérales et d’expansionnisme. Toutefois, sous l’administration Biden, un accord a été conclu en 2021 qui pourrait atténuer ces tensions. L’accord prévoit une médiation qui offre à Israël une sécurité économique grâce à la possibilité d’exploiter le gisement de Leviathan, tandis qu’il est permis au Liban d’explorer et de développer le controversé bloc 9, en échange d’une compensation pour le gaz extrait à l’intérieur de sa propre zone maritime.

Malgré cette avancée, la question de la « ligne bleue », la frontière terrestre temporairement tracée par les Nations Unies, reste un point en suspens. Cela montre que les différends territoriaux et les ressources naturelles continuent d’être des facteurs critiques dans les relations internationales en Méditerranée orientale. La situation reste tendue, car le potentiel économique des gisements gaziers pourrait à la fois servir de catalyseur pour la coopération régionale, mais aussi accentuer les tensions existantes entre les pays voisins.

En effet, le conflit persistant entre Israël et la Palestine a le potentiel de modifier considérablement l’équilibre géopolitique au Moyen-Orient, en particulier en ce qui concerne la dynamique énergétique impliquant Israël et le Liban. La dispute sur les hydrocarbures dans l’est de la Méditerranée, notamment en ce qui concerne le gisement de Leviathan et les différends sur les droits d’exploration du bloc 9, pourrait être influencée de diverses manières par la prolongation des hostilités israélo-palestiniennes.

D’abord, l’instabilité croissante pourrait compromettre la sécurité des infrastructures énergétiques en Israël, posant un risque pour la production et l’exportation de gaz naturel. Cela pourrait entraîner une réduction de la confiance des investisseurs et un impact économique conséquent pour Tel Aviv, ce qui pourrait affaiblir sa position de négociation avec le Liban.

D’autre part, l’intensification du conflit israélo-palestinien pourrait mener à un renforcement des alliances régionales. Le Liban, confronté à ses propres défis internes, pourrait être incité à rechercher une résolution rapide du différend énergétique avec Israël, surtout si cela impliquait des bénéfices économiques immédiats pour alléger ses tensions financières.

Cependant, une escalade pourrait aussi avoir l’effet contraire, intensifiant le nationalisme et la rhétorique anti-israélienne, ce qui compliquerait davantage les pourparlers. Les factions opposées à Israël au sein du Liban pourraient utiliser la guerre actuelle comme prétexte pour interrompre les négociations ou pour exercer une pression afin d’adopter des positions plus fermes.

Il est également plausible que la guerre israélo-palestinienne détourne l’attention internationale de la dispute énergétique entre Israël et le Liban, retardant une résolution tandis que les puissances mondiales se concentrent sur le conflit plus immédiat et ses ramifications.

Enfin, une plus grande instabilité pourrait conduire à une intervention internationale plus décidée, avec des acteurs tels que les États-Unis qui pourraient jouer un rôle plus actif pour stabiliser la région à travers des accords énergétiques favorisant la coopération économique, pouvant être perçus comme antidote aux tensions croissantes.

En conclusion, la guerre israélo-palestinienne n’est pas un conflit isolé mais une pièce d’un puzzle beaucoup plus vaste comprenant la sécurité énergétique, la diplomatie et la stabilité régionale au Moyen-Orient. Ses répercussions se font sentir au-delà des frontières nationales et la dispute concernant les gisements gaziers entre Israël et le Liban n’est que l’une des nombreuses questions qui pourraient être façonnées par l’issue de ce conflit.

Thalassopolitique des fonds marins, théâtre d’une nouvelle conflictualité inter-étatique ?

Thalassopolitique des fonds marins, théâtre d’une nouvelle conflictualité inter-étatique ?

Par Florian Manet – Diploweb – publié le 5 novembre 2023 

https://www.diploweb.com/Thalassopolitique-des-fonds-marins-theatre-d-une-nouvelle-conflictualite-inter-etatique.html


L’auteur s’exprime à titre personnel. Colonel de la gendarmerie nationale, expert en sûreté globale, chercheur associé à la Chaire de géopolitique de Rennes School of Business. Auteur de Florian Manet, « Le crime en bleu. Essai de thalassopolitique« , préfaces du général d’armée Richard Lizurey et de l’amiral Christophe Prazuck, ed. Nuvis.

Matérialisée par le conflit russo-ukrainien et ré-affirmée au Proche-Orient depuis l’attaque par le Hamas d’Israël, la nouvelle donne stratégique a des incidences directes et immédiates sur les politiques de défense des États, contraints d’adapter la protection de leurs intérêts majeurs. La maritimisation des modes de vie conjuguées à la digitalisation des économies et aux objectifs de transition énergétique ont dessiné, notamment, une géopolitique énergétique et numérique qui est questionnée aujourd’hui. En effet, ces dynamiques reposent sur des réalisations industrielles à l’image des câbles sous-marins (énergie, télécommunication), des plates-formes d’extraction de matières premières (hydrocarbures, terres rares…) mais aussi les projets d’envergure des îles énergétiques artificielles. Ces infrastructures critiques sous-marines et maritimes sont devenues des centres de gravité stratégiques qui conditionnent la résilience des États. Transparentes pour l’usager, elles constituent, néanmoins, selon les points de vue, soit des vulnérabilités soit des cibles d’intérêt dans la perspective d’une guerre totale ou guerre d’attrition. Florian Manet se fait pédagogue pour expliquer les ressorts de ces nouveaux risques majeurs et met les États devant leurs responsabilités.

4 illustrations : deux photos et deux cartes.

LES ESPACES OCEANIQUES font, actuellement, l’objet d’une cristallisation des intérêts des nations. L’une des illustrations les plus criantes demeure le conflit russo-ukrainien et, notamment, les opérations militaires engendrées à la suite de l’invasion du Donbass le 24 février 2022. Le théâtre des opérations s’est, progressivement, dilué vers les espaces maritimes stratégiques encadrant le théâtre européen aéro-terrestre. L’attaque portée au Moskowa, vaisseau amiral de la flotte russe de la mer Noire, le 14 avril 2022, n’était que le premier épisode d’opérations aéronavales. Le contrôle de la navigation dans cette mer presque fermée, ce cul de sac maritime à la frontière de l’Europe et du Moyen-Orient, constitue l’un des enjeux majeurs au plan militaire comme économique. La pose de mines maritimes, les attaques répétées à base de navires autonomes comme le tir de missiles mer-mer, terre-mer et air-mer visant des installations portuaires comme les flottes de combat ont contraint à une réorganisation des chaines d’approvisionnement internationales. Ce volet d’opérations navales s’avère finalement tout à fait conventionnel dans la perspective d’un conflit armé inter-étatique de haute intensité.

Cependant, une révolution aux conséquences durables s’est jouée, simultanément, sur une mer adjacente au théâtre des opérations aéro-terrestres, la mer Baltique. Les actes de sabotage portés à quatre reprises sur les gazoducs Nord Stream 1 et 2 ont banni durablement la croyance universelle en l’inviolabilité des infrastructures flottantes ou posées au fond des océans dans un contexte de dépendance accrue aux espaces maritimes. Quand bien même fussent-elles situées hors des eaux territoriales.

De fait, alors que les acteurs étatiques se polarisent nettement et que les opérations militaires multi-champs et multi-milieux éprouvent la résilience des parties prenantes, les infrastructures critiques maritimes constituent, plus que jamais, des centres de gravité des conflits inter-étatiques. Des modes d’action qualifiés d’hybrides mettent, désormais, en risque la capacité d’opérateurs de services essentiels à assumer la fourniture de communication, d’énergie et de transport par voie maritime.

Ainsi, après avoir décrit les enjeux de l’« infrastructuration » des espaces océaniques (I), les menaces et des scénarii envisageables d’expression des conflits hybrides dans les espaces maritimes seront présentés (II). Enfin, cette nouvelle donne stratégique invite les États à développer une thalassopolitique conforme à leurs responsabilités et à la défense de leurs propres intérêts (III).

I. L’infrastructuration des espaces océaniques

Les espaces océaniques connaissent un mouvement universel d’exploitation de leurs potentialités ce qui se traduit par l’implantation d’installations artificielles offshore très variées. Cette dynamique est qualifiée par le néologisme d’« infrastructuration » (A). Néanmoins, le droit international a précédé, accompagné et s’est adapté à ces évolutions, s’efforçant de réguler les activités humaines en mer en combinant les principes de souveraineté des États et de protection de l’environnement naturel maritime (B).

A. Une variété et une complexité croissante d’installations posées ou flottantes

Le progrès technologique a accompagné la dynamique de mondialisation économique fondée sur un rapport de dépendance accru aux espaces maritimes. Pour décrire cette réalité irréfragable, on évoque alors le concept de « maritimisation » des économies et des modes de vie. Initiés au XIX ème siècle, ce mouvement de travaux maritimes a affecté initialement les télécommunications avec la pose du premier câble en Manche le 28 août 1850 [1]. Puis, à compter des années 1920, les pionniers de l’exploration pétrolière offshore ont exploité des nappes pétrolifères du golfe du Mexique, rendant possible in fine une production industrielle en 1947. Dès lors, ces infrastructures se développent et se multiplient, de plus en plus loin des côtes et de plus en plus profondément. L’offshore profond se développe entre 1 500 et 3 000 mètres de profondeur.

L’exploitation minière et pétrolière sous-marine

Recouvrant près de 64 % de la surface du globe, ces espaces singuliers regorgent, en effet, de matières premières. Le potentiel minier des fonds et grands fonds marins est très prometteur, notamment dans le contexte de production d’énergies alternatives sans émission de gaz à effet de serre. Les gisement de terres rares ou de modules polymétalliques [2] constituent des défis, certes, technologiques mais aussi économiques.

Par ailleurs, les fonds marins servent de support à des réseaux de tuyaux ou pipe-line [3] alimentant en gaz ou en hydrocarbures les économies énergivores depuis des plates-formes de forage offshore. L’Organisation Maritime Internationale [4] considère que le fret pétrolier, brut ou raffiné, représente un tiers du commerce maritime international. Le stockage comme la distribution des hydrocarbures nécessitent des installations dédiées de plus en plus souvent localisées offshore. Pour des gains de productivité, les navires citerne délivrent les hydrocarbures non plus à quai dans un port mais au large à partir de bouées d’amarrage offshore situées sur le plateau continental. Les bouées d’amarrage par point unique sont utilisées pour immobiliser les pétroliers navettes pendant les opérations de chargement et de déchargement. Attachée à une structure sous-marine à l’aide de tuyaux flexibles, la bouée est maintenue en place par des ancres.

Enfin, se développent, pour des raisons d’autonomie stratégique et de sécurité énergétique, des solutions de stockage de gaz liquéfié. L’exemple lituanien est très illustratif. Il s’agissait, pour cet état balte, d’opter pour une alternative au gazoduc russe et de diversifier ses approvisionnements. Amarré à l’embouchure du port lituanien de Klaipéda, un navire-citerne, INDEPENDANCE, joue le rôle de terminal flottant de gaz naturel liquéfié (GNL).

Un navire-citerne opérant à une bouée d’amarrage par point unique
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du Plessix/Diploweb.com

La mer, remède circonstanciel à la transition énergétique ?

De même, les enjeux environnementaux favorisant des productions d’énergies décarbonnées invitent à la conception et à la réalisation de parcs éoliens, soit posés, soit flottants ou encore à celle de plateformes produisant de l’énergie hydrolienne ou marémotrice promouvant ainsi des Énergies Marines Renouvelables (EMR).

Témoignant, désormais, d’une réelle maturité, ce mouvement connaît actuellement des développements sans précédent comme le démontrent des projets scandinaves en mer du Nord. Il s’agit de la construction d’îles énergétiques [5] (« energy island  ») situées au large des côtes qui fourniront de l’hydrogène et de l’électricité aux pays riverains dans une logique d’intégration européenne. Ainsi, un complexe d’envergure, Princess Elizabeth, est en cours de construction à 45 kilomètres des côtes belges, entre La Panne et Ostende. Dotée d’un port, d’un héliport et d’équipements haute tension (transformateur, sous-station), elle s’étendra sur 6 hectares et sera reliée à des parcs éoliens offshore et disposera d’une capacité totale de production de 3,5 gigawatts (GW). Elle alimentera en électricité la Belgique, le Danemark et le Royaume-Uni. Ce premier projet ouvre la voie à des réalisations encore plus importante comme le suggère l’appel d’offre lancé au Danemark pour une île de 20 à 40 hectares. Elle sera implantée à une centaine de kilomètres des côtes occidentales du Jutland, en mer du Nord. Réparties en 10 fermes, les installations composées de 670 turbines offshore seront ancrées à 30 mètres de profondeur. Lors de sa mise en service en 2030, elles produiront nominalement une puissance de 10 GW soit l’alimentation électrique de 10 millions de foyers ou encore la production de 6 réacteurs EPR. Cette île artificielle accueillera, aussi, une capacité de production d’hydrogène et de stockage d’énergie qui sera, ensuite, convoyée par un réseau de câbles d’alimentation à destination du continent. L’hydrogène apporte plus de souplesse dans le stockage et le transport de l’électricité. Ce défi technologique réside aussi dans sa capacité d’intégration dans un environnement naturel particulièrement exigeant.

Les perspectives de transport par voie maritime d’énergie électrique produite offshore mais aussi onshore s’avèrent très dynamique à l’échelle internationale. L’Australie s’impose par une politique très volontariste de production d’énergie électrique au sein du Pacifique sud. Ainsi, le Japon est dépendant de l’énergie produite par l’Australie à hauteur de 15 % de ses importations totales. Une des sources principales provient des champs d’exploitation gazier offshore de IMPEX ICHTHYS [6] implantés sur la côte nord-ouest de l’Australie. De même, le projet sous-marin « Sun Cable » ambitionne de transporter l’électricité produite par des fermes solaires à proximité de Darwin à destination de Jakarta (Indonésie) et de la cité-État de Singapour. Cette géopolitique énergétique constitue l’un des volets conditionnant les relations internationales dans la zone Indo-Pacifique.

Vingt milles câbles sous les mers

Enfin, les espaces océaniques constituent des traits d’union entre les hommes, les peuples et les continents. Ainsi, dès le XIX ème siècle, des câbles de communication ont été déployés en Atlantique nord, reliant la France aux États-Unis d’Amérique. Dès lors, stimulés par la brutale numérisation des économies, les réseaux de câbles sous-marin se sont développés à tel point qu’il est estimé que 97 % des data échangées dans le monde empruntent les fonds marins selon de multiples combinaisons géographiques. Le montant global des transactions financières empruntant les câbles est estimé, en valeur, à 10 trillions de dollar US par jour. Ainsi, sous forme d’impulsions lumineuses circulant à très grande vitesse, ils véhiculent dans les fibres optiques, c’est-à-dire un long fil de verre de l’épaisseur d’un cheveu, des informations de toutes natures. Ordres de bourse, messageries personnelles comme professionnelles, renseignement militaire, etc.

 
Carte. Planisphère des réseaux de câbles sous-marins
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Les câbles maillent les fonds marins. D’un continent à l’autre. D’un rivage à l’autre. Concentrés en leur point d’atterrissement (ou d’attérage), ils s’immergent en faisceau qui, au fur et à mesure, gagnent leurs destinations finales. En 2023, 485 systèmes opérationnels étaient dénombrés pour un réseau fort de 1,2 million de kilomètres. La France, métropolitaine ainsi que les outre-mers en dénombrent une cinquantaine. D’une longueur de 6800 kilomètres, le câble dénommé « Amitié » a été mis en service le 18 octobre 2023 : il relie Boston aux États-Unis d’Amérique à Porge (département de la Gironde) en France ainsi qu’à Bude (Cornouaille) au Royaume-Uni. De même, dans le cadre d’un programme de résilience numérique opéré en Pacifique sud, deux câbles sous-marins transpacifiques « Honomoana » et « Tabua » seront prochainement exploités par Google. Ils visent à améliorer la connectivité et la fiabilité sur les routes transpacifiques entre les États-Unis, l’Australie, la Polynésie française et les Fidji. C’est un premier pas dans la construction de réseaux numériques alimentant et désenclavant les nombreuses îles et archipels du Sud-pacifique. C’est aussi une démarche, certes, technologique et économique Mais, cette démarche est aussi porteuse de conséquences géopolitiques dans une région à forts enjeux.

Or, chacun peut imaginer les difficultés et les obstacles qui compliquent l’entretien d’un tel réseau peu accessible et transparent aux yeux de nombre d’utilisateurs. Ces opérations de maintenance exigent des moyens considérables et un savoir-faire à haute valeur ajoutée maitrisé par peu d’acteurs.

L’une des spécificités majeure repose dans le statut juridique de ces infrastructures qui relève d’acteurs privés et, notamment, des champions de l’Internet. Résumés dans deux acronymes GAFAM (ou plus exactement GAMAM) et BATX [7], ils reflètent, à leur manière, une nouvelle réalité géopolitique d’un monde pivotant sur deux orbites culturelles concurrentielles. Ces partenaires économiques agissent de fait comme des acteurs géopolitiques de dimension internationale dotés d’un pouvoir qui, à bien des égards, égale voire surpasse celui des États tant leur raison sociale – permettre la communication – est déterminante.

B. Une exploitation des espaces maritimes régie par des conventions internationales

Cette exploitation des espaces océaniques s’inscrit effectivement dans le cadre juridique de la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer (CNUDM) signé à Montégo Bay, en Jamaïque, en 10 décembre 1982. Suite à la ratification préalable par un nombre suffisant d’États, ce texte fondateur est entré en vigueur en 16 novembre 1994. Son apport est fondamental à de multiples titres.

Tout d’abord, cette « constitution de la mer » structure l’espace maritime selon une double perspective, sécuritaire et économique. Ainsi, l’espace de 12 milles nautiques courant depuis la laisse de basse mer vers le large est qualifiée de « mer territoriale ». C’est le prolongement maritime de l’État-côtier. En conséquence, ce dernier exerce, pleinement, des pouvoirs de police à la fois sur le milieu comme sur les vecteurs qui y évoluent librement. Cette garantie constitutionnelle contribue à l’expression pleine et entière de la souveraineté de l’État-côtier exercée sur ses approches maritimes. Ainsi, la pose d’installations (câble ou tuyaux) comme les opérations de recherche scientifique marine sont soumis à un régime d’autorisation préalable.

Par ailleurs, au-delà de cette ligne symbolique des 12 milles nautiques (soit 22 km), s’étend la Zone Économique Exclusive (ZEE) jusqu’aux 200 milles (soit 370 km). La CNUDM [8] attribue de fait à l’État-côtier le monopole de « l’exploration et de conservation et de gestion des ressources naturelles, biologiques, et non biologiques des eaux surjacentes aux fonds marins, des fonds marins et de leur sous-sol, ainsi qu’en ce qui concerne d’autres activités tendant à l’exploration et à l’exploitation de la zone à des fins économiques , telles la production d’énergie électrique à partir de l’eau, des vents et des courants [9] ». Il est, ainsi, libre de réguler les activités économiques telles la pêche maritime et la gestion des ressources halieutiques ou encore la construction d’îles artificielles, d’ouvrages et d’installations. Enfin les 64 % des espaces océaniques restants constituent la haute mer, patrimoine commun de l’humanité. Selon la formulation latine « res nullius, res communis« , la mer relève du patrimoine commun de l’humanité. Les autres puissances étatiques ont la possibilité de poser et d’entretenir des réseaux sous-marins immergés dans la ZEE relevant de la souveraineté de l’État côtier [10].

Enfin, l’État-côtier peut encore valoriser davantage les potentialités offertes par l’espace sous-marin en sollicitant l’extension de son propre plateau continental, auprès de la Commission des Limites du Plateau Continental, organe spécialisé des Nations unies. Déterminée par des conditions géophysiques, cette extension au sol et au sous-sol marin s’inscrit dans le prolongement naturel des terres émergées du rebord jusqu’à une distance de 350 milles nautiques. A la différence de la ZEE, l’État-côtier ne peut revendiquer des droits sur la colonne d’eau surjacente des fonds marins. Il s’agit, en effet, d’eaux à statut international. A titre d’illustration, le 10 juin 2020, la France [11] a obtenu une telle dérogation, notamment, dans l’océan Indien. Cette décision lui a permis d’étendre le domaine sous-marin français de 151 323 kilomètre carré au large de l’ile de la Réunion (58 121 Km2) et de Saint Paul et Amsterdam (93 202 Km2).

De fait, le bouillonnement actuel de projets d’implantation de parcs éoliens ou encore de pose de câbles s’inscrivent en parfaite cohérence avec les dispositions des normes internationales en vigueur. Ces projets d’envergure déployés en mer posent des défis non seulement technologiques mais aussi sécuritaires dont la perception a été renouvelée avec gravité depuis les événements du Nord Stream 1 et 2 en 2022. Les conventions internationales ont envisagé des événements affectant la sécurité des installations offshore à l’image de la convention MARPOL [12] et de ses différentes annexes.

La convention internationale mise en œuvre par l’Organisation Maritime Internationale (OMI) dite de Rome est dédiée à la suppression des actes illicites contre la sécurité de la navigation maritime [13] et des plates-formes situées sur le plateau continental. Elle envisage la commission d’actes de malveillance de nature terroriste ou en lien avec la prolifération de matières nucléaires mettant en péril la sécurité de la navigation maritime.

II. Les infrastructures critiques maritimes, nouveau champs de bataille ?

L’Union européenne définit les infrastructures critiques maritimes comme « des actifs ou un système qui est essentiel pour la maintenance des fonctions vitales de la société ». Elles incluent non seulement les réseaux d’énergie et de communication sous-marins mais encore les installations portuaires, les rails de navigation, les plates-formes offshore et les réseaux afférents. Elles jouent un rôle central dans les chaines d’approvisionnement globalisées et dans la souveraineté des États à l’image de la liberté de manœuvre des forces armées par exemple [14].

Ces infrastructures posées sur les fonds marins ou flottantes sont l’objet de menaces protéiformes qui retrouvent une acuité singulière au regard d’une polarisation croissante des relations internationales. Elles cristallisent, désormais, l’attention des États qui ont une parfaite conscience de l’importance de ces installations qualifiées, à juste titre, de critiques. Ces risques sont d’ordre accidentels (A) mais aussi volontaires et intentionnelles (B). Ainsi, il convient de distinguer le concept de « sécurité » avec celui de « sûreté ». La sécurité ou safety désigne « la prise en charge des risques d’origine naturelle ou provoqués par la navigation maritime [15] ». Par différence, la sûreté maritime ou security est « la combinaison des mesures préventives visant à protéger le transport maritime et les installations portuaires contre les menaces d’actions illicites conventionnelles [16] ».

A. Les atteintes accidentelles aux infrastructures critiques maritimes

Les infrastructures maritimes sont exposées aux aléas d’un environnement naturel et industriel particulièrement exigeant.

Ainsi, la météorologie spécifique en mer peut se traduire par des tempêtes, raz de marée et courants susceptibles d’endommager les installations. Ainsi, des conflits d’usage entre les vecteurs maritimes et les infrastructures localisées en mer peuvent être provoqués par des éléments naturels conjugués à des problèmes d’ordre mécanique. Un cargo, le PETRA L [17], a heurté une turbine de la ferme éolienne offshore Gode Wind 1 situé en mer du Nord à environ 45 kilomètres des côtes allemandes et à 33 km au large des îles de Juist et de Norderney. Mettant hors service une turbine, cette perte de contrôle serait consécutive à une avarie dans une situation de forts vents.

Par ailleurs, le risque industriel encouru par l’exploitation offshore est une réalité omniprésente, notamment, au regard de la complexité d’infrastructures toujours plus sophistiquées. Ces plates-formes opérées en haute mer concentrent une multitude d’aléas liés à l’activité elle-même d’extraction à forte profondeur et au stockage d’un produit hautement inflammable ainsi qu’au milieu maritime particulièrement exigeant. Le contexte actuel est marqué par une recherche accrue de gisements. Aussi, les frontières du possible sont sans cesse repoussées : des forages toujours plus profonds exposent à des températures et des pressions de plus en plus fortes. Garantir un niveau élevé de sécurité est un enjeu fondamental pour l’industrie pétrolière. Le risque financier encouru est, aussi, susceptible de contribuer à la faillite de l’entrepreneur tant les coûts liés à la gestion d’une crise et les pénalités peuvent être importants.

Exemples non exhaustifs d’accidents majeurs depuis 30 ans

Ixtoc 1 (golfe du Mexique), 3 juin 1979. La plateforme Ixtoc 1, exploitée par le pétrolier Perforaciones Marinas del Golfo, est soufflée par une éruption de pétrole. Neuf mois sont nécessaires pour stopper la marée noire de plus 500 000 tonnes de pétrole. Coût : 1,5 milliard de dollars US.

• Piper Alpha (mer du Nord), 6 juillet 1988. La plateforme Piper Alfa, opérée par Occidental Petroleum en mer du Nord britannique, explose. Faisant 167 morts, l’accident est celui qui a le plus profondément marqué l’industrie pétrolière en mer. Coût : 3,5 milliards de dollars US.

• Deepwater Horizon (golfe du Mexique), 20 avril 2010. La plateforme de forage Deepwater Horizon de Transocean, opérée par BP, explose, causant 11 morts. BP met trois mois à stopper la fuite à – 1 500 mètres sous l’eau. 4,9 millions de barils de brut se sont échappés. Coût : 40 milliards de dollars.

• Elgin (mer du Nord), 25 mars 2012. Une fuite de gaz de 200 000 m 3 par jour survient sur une plateforme exploitée par Total au large de l’Écosse. Malgré les efforts, les opérations engagées par le pétrolier français pourraient prendre jusqu’à six mois. Coût : 2,5 millions de dollars par jour.

En matière de réseaux de communication, les câbles posés sont vulnérables aux mouvements géologiques du sous-sol marin [18]. Ainsi, parmi les risques les plus fréquents, se trouvent les opérations de pêche et d’ancrage [19] de navire. Si elles sont fort heureusement rares, ces pannes engendrent des effets domino observés parfois très loin de leur centre de gravité au regard du degré d’interconnexion et d’inter-dépendance des économies aux réseaux. Plus récemment, le 8 octobre 2023, le gazoduc Balticconnector [20] et deux câbles de télécommunications ont été victimes de dommages liés à des opérations d’ancrage selon les premiers éléments communiqués par les autorités finlandaises. L’origine accidentelle comme intentionnelle n’est pas encore déterminée [21].

Dans notre perspective, ces atteintes à la sécurité sont à prendre en considération non pas pour elles-mêmes. Mais véritablement comme les conséquences possibles d’un acte de malveillance perpétré sur des infrastructures critiques. Notons que l’environnement maritime démultiplie l’impact d’une crise qui est sans commune mesure avec celle des autres milieux. La maritimisation contemporaine témoigne du gigantisme de la construction navale qui met en circulation des navires citerne longs de 400 mètres transportant plus de 300 000 tonnes de brut. La perte d’un navire génère des conséquences démultipliées dans l’espace maritime et côtier mais aussi dans le temps, car, tant que l’épave n’a pas rendu l’intégralité du fret transporté, du produit s’échappe inexorablement. D’autant plus que l’intervention humaine semble bien dérisoire au milieu des océans, quand les éléments se déchaînent.

Nord Stream 2 ou la révolution de l’évaluation de la malveillance maritime

La maritimisation s’est trouvée renforcée par la dépendance croissante des économies aux richesses des océans mais aussi par le rôle majeur joué par les vecteurs maritimes dans les approvisionnements stratégiques en matières premières. Stimulés par le croissance de l’industrie, les acteurs publics et privés ont massivement investi les océans pour implanter des infrastructures. Conjointement, la notion de risque a été atténuée par cet enthousiasme collectif.

Ces actes malveillants [22] nécessitent la conception d’une manœuvre particulièrement audacieuse visant à interrompre ou à détourner le flux de données transitant par ces tuyaux. Ils supposent des modes opératoires hybrides produisant des effets asymétriques sur le camp adverse : quelques milliers d’euros d’investissement pour l’acquisition, par exemple, d’un drone maritime peuvent causer des dommages de plusieurs millions d’euros. Observé en 1898, lors de la guerre américano-espagnole, les Américains coupèrent les fils télégraphiques entre l’Espagne et ses possessions transatlantiques. Autre scénario possible qui expose moins les auteurs : « écouter » le flux de données qui empruntent ce canal en installant des mouchards aux points clés du réseau. Reste, cependant, à déchiffrer et à exploiter cette masse considérable de données frauduleusement collectées. Enfin, nous assistons à une privatisation progressive de ces infrastructures vitales qui irriguent l’ensemble de nos vies. Jadis réseau étatique, les opérateurs comme les GAFAM en prennent progressivement le contrôle. Ce qui ne laisse pas d’interroger sur les enjeux de souveraineté attachés aux données et aux garanties apportées à la liberté d’expression.

Toutefois, les actes de sabotage portés aux pipeline Nord Stream 1 et 2 ont matérialisé une menace pensée comme théorique. Ce trait d’union maritime gazier reliant la Russie à l’Allemagne est victime d’un acte de malveillance constaté les 26 et 27 septembre 2022. A cette occasion, la communauté internationale s’étonne d’un bouillonnement inhabituel à la surface de la mer Baltique et, ce, en deux endroits différents. Gisant dans les fonds de la Baltique, en Zone Économique Exclusive du Danemark et de la Finlande, le pipeline rallie Vyborg en Russie à Lubmin en Allemagne, soit une distance de 1224 kilomètres. Ce défi technologique permettait d’alimenter l’économie allemande en matières premières bon marché. Les différentes enquêtes sont encore actives afin d’élucider ces actes de malveillance et d’en établir les responsabilités. Néanmoins, il convient de souligner la grande complexité de la conception et de l’exécution d’une telle opération à haut risque. L’expédition sous-marine a été conduite par des plongeurs missionnés pour positionner à différentes reprises des charges explosives sur des installations posées au fond de la mer Baltique.

Cet acte de sabotage a généré un séisme au sein des sociétés hyperconnectées et tributaires de la mer pour l’équilibre de leurs chaines d’approvisionnement. Ces menaces hybrides sont issues d’une zone grise évoluant entre la criminalité organisée et les organisations para-étatiques voire étatiques. Elles s’inscrivent dans un cadre juridique indéterminé entre le régime normal de la paix et le droit des conflits armés. Cyberattaque, subversion politique, coercition économique, opération de déstabilisation, … . tels en sont les modes d’action privilégiés. L’immensité océanique, la multiplicité et la complexité des réseaux posées ou encore des infrastructures offshore constituent autant d’effets multiplicateurs impactant la résilience de sociétés interdépendantes. D’autant plus que ces infrastructures critiques sont véritablement transparentes aux yeux des citoyens peu au fait de ces réalités. Ce rapport distant aux choses de la mer rend souvent inaudible ces enjeux lointains et technologiques. Or, le contexte géostratégique actuel est caractérisé par un recours décomplexé à la force armée comme outil de règlement des conflits, la conception d’une guerre totale incluant les infrastructures critiques et les chaines d’approvisionnement ainsi que par la polarisation des acteurs étatiques. Cette guerre des fonds marins («  seabed warefare ») est devenue une réalité comme le souligne sans ambages les conclusions du Sommet de l’OTAN des 11-12 juillet 2023. : « La menace qui pèse sur les infrastructures sous-marines critiques est réelle, et elle s’accroît. Nous sommes déterminés à déceler et à atténuer les vulnérabilités et dépendances stratégiques de nos infrastructures critiques, ainsi qu’à assurer la préparation, la dissuasion et la défense face à l’instrumentalisation de l’énergie et au recours à tout autre procédé hybride par des acteurs étatiques ou non étatiques à des fins coercitives. Toute attaque délibérée contre les infrastructures critiques de pays de l’Alliance se verra opposer une réponse unie et déterminée, et cela vaut aussi pour les infrastructures sous-marines critiques. La protection des infrastructures sous-marines critiques se trouvant sur le territoire des Alliés demeure une prérogative nationale et un engagement collectif [23]. ».

L’émergence de technologies de rupture duales menace la résilience de nos sociétés interconnectées

Le conflit russo-ukrainien a démocratisé l’emploi des drones non seulement lors des opérations terrestres mais aussi maritimes. Facilement disponible et bon marché, le drone impose une stratégie du faible au fort démultiplié par l’immensité du domaine sous-marin. Il exerce, ainsi, une menace diffuse sur les infrastructures critiques sous-marines et les lignes de communication.

Les drones sous-marins sont des véhicules capables de fonctionner sans être humain à bord voire sans contrôle à distance ou opéré par un humain.

Plusieurs scénarii [24] de perturbation voire d’interruption d’activités humaines en mer peuvent être identifiés par l’emploi de ce moyen :

. Attaque physique coordonnée de drone (s) sur les infrastructures critiques et lignes de communication.

L’engin sous-marin effectuerait des poses de mines réelles ou fictives en surface, en sous-marin ou dans les ports. Il pourrait, en outre, véhiculer des charges explosives (notamment des charges nucléaires) ou disséminer des agents chimiques et / ou biologiques. Au vu du faible coût d’acquisition ou de conception, ce cas d’usage pourrait être mis en œuvre par des acteurs para-étatiques ou issus de la criminalité organisée en qualité de sous-traitant au bénéfice d’autres organisations hybrides. Ce scénario est évalué comme probable.

. Cyber-attaque ciblant les infrastructures critiques sous-marines, maritimes et portuaires.

Ce mode opératoire complexe chercherait à porter une atteinte à la disponibilité et à l’intégrité de la donnée, notamment, en lien avec les systèmes de sécurité maritime (positionnement géographique des navires, cartographie maritime, communication, etc..). Par ses capacités cybernétiques, il pourrait prendre part à des manœuvres élaborées visant à leurrer ou à dupliquer des communications maritimes et portuaires entre des vecteurs entre eux mais aussi entre des vecteurs et des infrastructures (dispositif de Command and Control, sous-stations électriques). Pour accroitre encore les effets sur un théâtre d’opération maritime ou sous-marin, une attaque massive et coordonnée pourrait être envisagée par le recours à un ou des essaim(s) de drones. Furtif par construction, il présente l’avantage d’être difficilement « attribuable » à son commanditaire. Nécessitant encore des développements technologiques important, ce scénario est perçu comme peu probable en 2023.

. Menace physique portée à la sécurité des routes maritimes [25] et des ports

Ce mode opératoire conçoit l’emploi des drones télé-opérés comme des sous-marins ou des navires de surface. Dans cette perspective, ces engins pourraient être dotés d’armes de bord conventionnelles, poser des mines sous-marines pré-programmées voire emporteraient des matières fissiles dans un cas très extrême. Quelle que soit la nature des équipements embarqués, un tel cas d’usage avéré exerce par lui-même une très forte menace psychologique à l’égard des gens de mer, qu’ils relèvent de la navigation marchande ou des flottes militaires. Ce scénario est perçu comme probable.

. Ces technologies évolutives connaissent actuellement des développements par le recours aux apports de l’Intelligence Artificielle ou encore du Machine Learning. Ils posent, néanmoins, de nombreuses questions majeures, notamment en terme d’éthique de la décision ultime. Est-ce que la décision d’emploi de telles armes peut être confiée à des algorithmes ? Cette « démocratisation » d’emploi des drones sous-marins à usage dual interroge aussi sur les perspectives de prolifération vers des acteurs hybrides, voire relevant de la criminalité organisée. Une telle extension d’usage des drones nécessitera, à l’avenir, des mesures de coordination internationale, susceptibles d’impacter les principes du droit maritime international.

Face à ces questions en suspens, ces engins télé-opérés doivent gagner en maturité. En l’état actuel de l’art, les drones connaissent des limitations en termes d’autonomie de navigation et de liaisons entre le pilote et son véhicule sous-marin, notamment, Internet dont la portée se trouve ralentie en milieu marin.

La mer, pare-feu numérique des infrastructures énergétiques et informationnelles [26] ?

Les infrastructures maritimes constituent, bien souvent, des sites industriels complexes dont le principe de fonctionnement et, partant, l’efficacité reposent sur des connexions internes mais aussi externes établies avec des centres distants de Command and Control (C2). Ces interconnexions sont donc consubstantielles à la conception de ces systèmes. En plein développement, elles s’inscrivent graduellement dans le sillage de l’industrie du futur, l’industrie 4.0 [27], qui accélère l’ouverture numérique des ensembles industriels.

Cette menace s’est déjà exprimée récemment au travers un chantage par déni de service avec un opérateur énergétique. Ainsi, en octobre 2015, immergée dans le raz de Sein, l’hydrolienne opérée par l’entreprise finistérienne Sabella est victime d’un rançongiciel [28] infectant l’ordinateur de contrôle de la production. Encore en phase de test, cet incident se traduit, néanmoins, par un arrêt de la production durant 15 jours, privant ainsi l’île voisine d’Ouessant d’électricité. Cet exemple symbolique permet d’envisager l’impact socio-économique sur l’activité humaine en le transposant au cas des îles énergétiques. Ce bilan étant accru par l’insularité.

De plus, les vecteurs maritimes affichent aussi des vulnérabilités susceptibles d’être exploitées par des acteurs hybrides malveillants. La société israélienne a illustré l’acuité de cette menace cybernétique en organisant une cyberattaque visant un navire porte-conteneurs. En décembre 2017 [29], l’équipe d’ingénieurs de Naval Dome est parvenue à prendre le contrôle du ZIM GENOVA à la fois lors d’une escale que lors d’une navigation transatlantique, en compromettant le système de navigation, les radars comme la gestion de la salle des machines. Les effets de cette intrusion numérique opérée à distance démontrent les champs nouveaux d’une action hybride impactant le commerce international et la viabilité des routes maritimes. Au total, l’analyse des risques de la navigation peut se résumer de manière synthétique comme suit :

. usurpation et brouillage des systèmes de positionnement ou de communication ciblant le vecteur ou son environnement,

. dérèglements ou perte de disponibilité des systèmes cartographiques,

. diffusion de fausses informations de sécurité vers le navire,

. intrusion des systèmes industriels à bord,

. chiffrement des systèmes d’information en tout ou partie.

Ce panorama du risque permet d’identifier les modes opératoires hybrides susceptibles d’impacter les activités humaines en mer et, partant, la résilience des sociétés et des États.

Des plates-formes pétrolières sont ancrées au cœur des ZEE comme ici en Irak, au large de Bassorah
Copyright : Louis du Plessix/Diploweb.com
du Plessix/Diploweb.com

III. Le défi de la protection des infrastructures critiques maritimes dans le contexte de guerre haute intensité ou retour en force de la thalassopolitique ?

Le contexte géo-stratégique semble s’orienter durablement sur une polarisation des relations internationales, laissant peu d’espace à une troisième voie. De manière très concrète, cela se traduit par un recours à la force armée comme outil de résolution des conflit et une militarisation multi-champs, multi-domaines. A ce titre, et dans le contexte de maritimisation des économies, les infrastructures critiques maritimes apparaissent comme des centres de gravité stratégiques qui conditionnent la résilience d’un État ou d’une alliance. Elles font l’objet d’un regain d’intérêt des États comme en témoigne un foisonnement doctrinal inédit (A). De plus, cette situation nouvelle recentre l’État sur sa mission de protection de ses propres intérêts dans une thalassopolitique renouvelée, miroir de ses ambitions et de ses moyens (B).

A. Un foisonnement inédit de doctrines en lien avec les fonds marins et de développements technologiques

La période actuelle est fertile en multiples réflexions et propose de nombreuses mesures destinées à diminuer le risque d’atteintes aux infrastructures critiques maritimes. Des études et recherches scientifiques préparent des efforts doctrinaires et invitent au développement de technologies de rupture afin de sécuriser ces infrastructures, certes, difficiles d’accès mais, ô combien, vitales.

La France a rendu public la stratégie ministérielle de maitrise des grands fonds marins [30] en février 2022, combinant une dimension militaire et économique. Cette stratégie se fonde sur un double constat :

. les activités étatiques et économiques se développent dans les fonds marins,

. la protection de nos intérêts stratégiques et la liberté d’action de nos forces pourraient être contestées.

Désireuse de consolider l’autonomie stratégique tout en saisissant les opportunités liées à cet espace de compétition, la France développe une feuille de route dont les éléments principaux sont énoncés ci-après :

. intégrer la maitrise des fonds dans la stratégie de défense au travers des Opérations de Maitrise des Fonds Marins (OMFM) [31],

. définir une gouvernance interministérielle basée sur un groupe de travail multidisciplinaire,

. préparer les capacités de maitrise des fonds marins en cohérence avec les programmes d’armement existants ou prévus [32],

. intégrer cette stratégie au sein d’une dynamique interministérielle portée par la Stratégie nationale d’exploration et d’exploitation des ressources minérales dans les grands fonds marins de 2020 et l’objectif 10 du plan d’investissement « France 2030 ».

Le Royaume-Uni renforce sa flotte hydrographique par la mise en service de deux frégates multi-rôles en janvier 2023 et par des projets d’acquisition de drones sous-marins. Les missions opérationnelles sont axées, principalement, sur la surveillance des infrastructures critiques sous-marines, scellant simultanément un partenariat stratégique avec la Norvège.

Par ailleurs, les États-Unis d’Amérique investissent massivement le champs de la recherche scientifique et du développement de technologies de rupture ou émergentes telles le positionnement géographique ainsi qu’un réseau de senseurs et de capteurs dédiés aux grandes profondeurs associés à une flotte de navires autonomes pilotée à base d’intelligence artificielle.

Les organisations internationales se sont aussi saisies des enjeux des infrastructures critiques.

Avant le sabotage des gazoducs Nord Stream 1 et 2, l’Union européenne s’est emparée de ce sujet au travers d’un rapport publié par le Parlement européen en juin 2022. Il est intitulé « Conséquences pour l’UE des atteintes à la sécurité des câbles de communication et infrastructures sous-marines [33] ». Ce document suggère une meilleure coordination dans la protection et la surveillance des réseaux immergés et le développement de solutions technologiques. En mars 2023, la Stratégie européenne de sûreté maritime [34] est réévaluée à la lumière des dernières attaques en mer Baltique. Des partenariats stratégiques [35] sont alors noués avec l’OTAN en matière de protection d’infrastructures critiques, sans se limiter exclusivement au domaine maritime.

De plus, l’OTAN a renforcé ses missions de surveillance des espaces maritimes de la mer du Nord et de la mer Baltique sans négliger la mer Méditerranée. La coordination générale est confiée au commandement maritime de l’OTAN ou MARCOM [36] basé à Northwood au Royaume-Uni. Un centre dédié à la sécurité des infrastructures critiques sous-marines a été, en outre, intégré à MARCOM à la suite du sommet l’OTAN organisé à Vilnius les 11 et 12 juillet 2023. Des nations alliées prêtent leur concours à l’image du Corps d’auto-défense japonais et de l’Australie qui ont pris part à l’opération de l’OTAN Sea Guardian en octobre 2022. De même, l’OTAN encourage le partenariat public-privé en créant « un réseau rassemblant l’OTAN, les Alliés, le secteur privé et d’autres acteurs concernés qui permettra d’améliorer le partage de l’information et l’échange de bonnes pratiques » [37].

B. Les États recentrés sur la mission organique de protection des intérêts vitaux ?

Les infrastructures critiques maritimes délivrant des services essentiels relatifs aux communications, à l’énergie, à la fourniture de matières premières… relèvent d’acteurs privés qui assument in fine une mission de service public et concourent activement à la résilience de l’État et des populations. C’est précisément un point commun majeur qui les relient toutes entre elles. Cette situation singulière oblige l’État à assurer la protection de ces activités essentielles. Car ces dernières garantissent directement la défense de ses propres intérêts.

Cette tendance lourde semble irréversible tant la numérisation croissante de l’économie associée aux exigences de la transition climatique se traduisent par une exploitation accrue des potentialités offertes par les espaces maritimes. Néanmoins, au vue du contexte géo-stratégique actuel qui désigne ces infrastructures critiques comme des objectifs militaires, les projets de création de nouvelles connexions numériques sous-marines ou d’installations offshore produisant des énergies marines renouvelables sont susceptibles d’être réévalués. S’inscrivant sur des cycles de conception et de production supérieure à 25 ans, ces projets de grande envergure supposent des investissements conséquents, des autorisations préalables d’acteurs étatiques variés et des défis technologiques. Ainsi, l’exemple du projet Xlinks opéré par des acteurs privés britanniques est illustratif des enjeux. Il s’agit de fournir de l’électricité sûre, fiable et durable à 8 % des foyers britanniques. Conforme aux engagements du gouvernement en matière de développement durable, cette électricité verte sera produite au Maroc [38] à la fois mixant des énergies éoliennes comme solaires. Avant d’être distribuée, elle sera transportée par câbles sous-marins sur plus de 3800 kilomètres à travers l’océan Atlantique.

L’enjeu de protection et de surveillance de ce réseau de transport d’énergie posé connaît une acuité renouvelée depuis la relance le 24 février 2022 du conflit russo-ukrainien. Quels en seront les impacts ? Comment anticiper les évolutions géo-stratégiques dans un projet intercontinental à proximité de chokepoints internationaux ? Les investissements particulièrement conséquents sont très régulièrement assumés par des consortiums internationaux à l’image du câble « Amitié ». Celui-ci est constitué de Facebook, Microsoft, Aqua Comms et Vodaphone avec lequel Orange a signé un partenariat.

 
Carte des réseaux de câbles sous-marins dans l’espace Balte et ses abords
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Pour ce faire, les organisations internationales comme les États émettent des normes, des obligations afin de sécuriser ces activités essentielles. Le maritime donne, à ce titre, une illustration concrète des efforts déployés. Véritable clé de voute, le code ISPS (International Ship and Port Facility Security) est l’instrument réglementaire en matière de sûreté maritime. Il dispose que « l’évaluation de la sûreté du navire devrait porter sur (…) les systèmes de radio et télécommunications, y compris les systèmes et réseaux informatiques ». Il impose, néanmoins, un plan de sûreté du navire comportant une cartographie logicielle et matérielle du navire, la définition des éléments sensibles et la gestion des vulnérabilités du système. En 2017, l’Organisation Maritime Internationale émet des directives [39] sur la gestion des cyber-risques maritimes dans le sens d’une meilleure protection du transport maritime. Elle impose sous échéance la mise en conformité des systèmes de gestion de la sécurité [40] aux cyber-menaces. Enfin, la directive européenne NIS [41] prévoit la mise en œuvre de mesures destinées à assurer un niveau élevé et commun de sécurité des réseaux et systèmes d’information au sein de l’UE. Transposée en 2018 en droit français, elle identifie comme Opérateur de Services Essentiels les compagnies de transports maritimes et les gestionnaires de ports soumis à des mesures techniques et organisationnelles contre les cyber-risques.

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En conclusion, matérialisée par le conflit russo-ukrainien et ré-affirmée au Proche-Orient depuis l’attaque par le Hamas d’Israël, la nouvelle donne stratégique a des incidences directes et immédiates sur les politiques de défense des États, contraints d’adapter la protection de leurs intérêts majeurs. La maritimisation des modes de vie conjuguées à la digitalisation des économies et aux objectifs de transition énergétique ont dessiné, notamment, une géopolitique énergétique et numérique qui est questionnée aujourd’hui. En effet, ces dynamiques reposent sur des réalisations industrielles à l’image des câbles sous-marins (énergie, télécommunication), des plates-formes d’extraction de matières premières (hydrocarbures, terres rares…) mais aussi les projets d’envergure des îles énergétiques artificielles. Ces infrastructures critiques sous-marines et maritimes sont devenues des centres de gravité stratégiques qui conditionnent la résilience des États. Transparentes pour l’usager, elles constituent, néanmoins, selon les points de vue, soit des vulnérabilités soit des cibles d’intérêt dans la perspective d’une guerre totale ou guerre d’attrition.

Le sabotage de Nord Stream 1 et 2 a remis en cause l’ordre international existant. Parmi d’autres enseignements, il a placé au centre des débats notre organisation socio-économique et, singulièrement, notre rapport à la mer. En ce sens, cet acte de sabotage renforce l’État dans sa fonction première de protection de ses intérêts vitaux et de disponibilité des fonctions et services essentiels. Qui sont en très grande partie tributaires des espaces océaniques. La thalassopolitique offre ainsi aux observateurs comme aux décideurs une opportunité d’adopter un point de vue fertile pour mieux appréhender la complexité du monde et des relations internationales.

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[1] John Watkins BRETT, à bord du remorqueur GOLIATH, pose le premier câble entre le cap Gris nez, en France, et la cap Southerland au Royaume-Uni. L’émission dura 11 minutes avant que le câble ne se rompt en divers endroits.

[2] La réalisation des batteries de stockage d’énergie réclame du magnésium, du cobalt ou encore du nickel. Ces matières sont présentes dans des enrochements. Ainsi, la zone de Clarion-Clipperton – allant du Mexique à Hawaï- regorgerait de 6 fois plus de cobalt et de trois fois plus de nickel que l’ensemble des réserves connues au monde.

[3] Le gazoduc Franpipe fonctionne depuis 1988. Long de 840 kilomètres, il relie la plate-forme de Draupner dans les eaux territoriales de la Suède au terminal gazier de Dunkerque.

[4] Thalassocratie criminelle et sécurisation des approvisionnements stratégiques, Florian MANET, in Sécurisation des infrastructures vitales, Mare et Martin, novembre 2020

[5] https://www.lesechos.fr/industrie-services/energie-environnement/en-mer-du-nord-des-iles-energetiques-pour-sauver-la-planete-1948932, consulté le 29/10/23

[6] Le FPSO (Floating Production Storage and Offloding) ICHTYS VENTURER est amarré à 250 mètres de profondeur et à plus de 220 kilomètres des côtes, dans la Zone Économique Exclusive australienne. https://www.offshore-mag.com/field-development/article/16799853/ichthys-lng-fpso-in-place-offshore-australia

[7] Cet acronyme désigne les quatre grandes entreprises du web chinois, à savoir Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi.

[8] Article 55 et suivants de la CNUDM

[9] Article 56 de la CNUDM

[10] Articles 58 et 112, CNUDM

[11] Voir décision de la Commission des limites du plateau continental, consulté le 23/10/24, 2020_03_04_COM_SUMREC_FRA2.pdf

[12] Cette convention est dédiée à la prévention et à la répression des rejets volontaires en mer par des navires ou des plates-formes offshore, que la cause soit accidentelle ou liée à l’exploitation. Elle a été adoptée en 1973 et enrichie de protocoles additionnels (en 1978 et 1997) , https://www.imo.org/fr/about/Conventions/Pages/International-Convention-for-the-Prevention-of-Pollution-from-Ships-(MARPOL).aspx

[13] Ou Suppression of Unlawful Acts against the Safety of Navigation (dite SUA). Elle a été signée le 10 mars 1988 et ratifiée le 1 er mars 1992. Elle fait suite à un acte de terrorisme commis à bord du navire à passagers ACHILLE LAURO 1985 au large d’Alexandrie. Ce navire a été détourné et un passager de nationalité américaine a été tué sur fonds du conflit israélo-palestinien. Elle a été enrichie par le protocole pour la répression d’actes illicites contre la sécurité des plates formes fixes situées sur le plateau continental.

[14] Protecting critical maritime infrastructure – the role of technology, 032 STC 23 E rev.2 fin – 7 octobre 2023

[15] POLÉRE, Pascal « Sûreté maritime : bilan et perspectives du code ISPS », DMF, 2006, p.66

[16] Règlement européen n° 725/2004 reprenant le Code ISPS

[17] .https://www.offshore-energy.biz/cargo-ship-strikes-orsteds-gode-wind-1-offshore-wind-farm-suffers-massive-damage_gl=1*7wn26z*_ga*OTA1ODIyMjM5LjE2OTg1ODk0MjY.*_ga_R07LJ1W79Y*MTY5ODU4OTQyOC4xLjAuMTY5ODU4OTQyOC42MC4wLjA

[18] Le 26 décembre 2006, un tremblement de terre de magnitude 7 sur l’échelle de Richter secoue Taïwan. L’épicentre est localisé dans le détroit de Luçon par lequel transitent l’ensemble du réseau de câbles qui relie l’île et une partie de l’Asie du Sud-Est avec le reste du monde. L’ensemble des communications ont été très perturbés, 50 jours ayant été nécessaires pour rendre opérant cette infrastructure.

[19] En juillet 2017, la Somalie a été isolée du reste du monde après qu’un porte-conteneurs coupe l’Eastern Africa Submarine System (EASSy), unique câble du pays. Les pertes quotidiennes ont été évaluées à 9 millions d’euros par jour soit la moitié du PIB journalier de la Somalie.

[20] Ouvert le 11 décembre 2019, le gazoduc BALTICCONNECTOR approvisionne en gaz la Finlande depuis l’Estonie. Il permet à la Finlande d’accéder au stockage de gaz naturel d’Incukalns en Lettonie. Le gazoduc comprend trois tronçons : 22 km sur le sol finlandais, 80 km en mer et 50 km sur le sol estonien. Dans le même temps, un câble de communication a été endommagé entre la Suède et l’Estonie.

[21] Voir https://www.reuters.com/world/europe/finland-retrieves-anchor-seabed-near-broken-gas-pipeline-2023-10-24/, consulté le 23/10/23

[22] Voir Security Threats to undersea communications cables and infrastructure- conséquences for the EU, DG for External Policies, juin 2022,

[23] Communiqué du sommet de l’OTAN de VILNIUS, https://www.nato.int/cps/fr/natohq/official_texts_217320.htm, consulté le 26/10/23.

[24] Voir Australia’s Trade and the Threat of Autonomous Uncrewed Underwater Vehicles, RMIT University, disponible https://www.rmit.edu.au/research/centres-collaborations/cyber-security-research-innovation/autonomous-uncrewed-underwater-vehicles, consulté le 26/10/2023

[25] Pourraient être visé en priorité les chokepoint. L’agence américaine pour l’énergie (EIA) définit ainsi le chokepoint : «  narrow channels along widely used global sea routes  ». Voir MANET, Florian, 17/09/21,https://www.diploweb.com/Pourquoi-le-detroit-d-Ormuz-est-il-un-symbole-des-enjeux-contemporains-de-la-maritimisation-de-nos.html

[26] La marétique, un enjeu essentiel pour l’humanité ? Florian MANET, in Cybercercle Collection, décembre 2020

[27] Industrie 4.0, cheval de Troie de la cybersécurité intégrée au sein de l’aéronautique ? Une opportunité historique à saisir, Florian MANET, in Cybercercle Collection, juillet 2022

[28] Technique d’attaque courante de la cybercriminalité, le rançongiciel ou ransomware consiste en l’envoi à la victime d’un logiciel malveillant qui chiffre l’ensemble de ses données et lui demande une rançon en échange du mot de passe de déchiffrement. https://www.ssi.gouv.fr/entreprise/principales-menaces/cybercriminalite/rancongiciel/

[29] Consultation du site de Naval Dome, http:// navaldome.com/

[30] https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=&ved=2ahUKEwi2vaH_mZOCAxUrT6QEHfhjAnYQFnoECBkQAQ&url=https%253A%252F%252Fwww.defense.gouv.fr%252Fsites%252Fdefault%252Ffiles%252Fministere-armees%252F20220210_LANCEMENT%2525, consulté le 26/10/23

[31] Ces OMFM se définissent comme « l’ensemble des opérations conduites vers, depuis et sur les fonds marins et associant des systèmes pouvant opérer de manière autonome ou en réseau. Le spectre des OMFM s’étend des opérations hydro-océanograhiques à des opérations d’intervention et d’action sous la mer, en passant par des missions de surveillance.

[32] Comme les Capacités hydrographique et océaniques du Futur (CHOF), Système de Lutte Anti-mines du Futur (SLAMF) ou encore les premiers drones (AUV) et robots (ROV) pouvant opérer jusqu’à 6 000 mètres.

[33] BUEGER, Christian, LIEBTRAU, Tobias et FRANKEN, Jonas, http://europarl.europa.eu/Regdata/etudes/IDAN/2022/702557/EXPO_IDA(2022)702557_EN.pdf

[34] http://oceans-and-fisheries.ec.europa.eu/ocean/blue-economy/other-sectors/maritime-security-strategy_en

[35] Une Task Force UE – OTAN dédiée à la résilience des infrastructures critiques est créée le 16 mars 2023.

[36] http://mc.nato.int/media-centre/news/2023/nato-maritime-assets-play-key-role-in-offshore-critical-infrastructure-security

[37] Communiqué du sommet de l’OTAN de VILNIUS, https://www.nato.int/cps/fr/natohq/official_texts_217320.htm, consulté le 26/10/23

[38] Les installations seront localisées dans la région de Guelmin Oued Noun au Maroc. La connexion au réseau britannique est envisagée dans le Devon à Alverdiscott. La production théorique est évaluée à 10,5 gigawatts dont 7 GW proviendraient de l’énergie solaire et 3,5 GW de l’énergie éolienne. Le Maroc apporte une prévisibilité et une constance dans la production d’énergie, contrairement à l’éolien britannique, instable et irrégulier. La première phase du projet sera opérationnelle en 2029, la deuxième phase étant prévue en 2031.

[39] MSC – FAL 1/Circ.3

[40] http://www.imo.org/fr/OurWork/Security/Guide_to_Maritime_Security/Documents/MSC%2098-23-Add.1.pdf

[41] Ou Network and Information System Security n° 2016/ 1148

Gaza : combien de morts ? par Michel Goya

Gaza : combien de morts ?

Palestinian News and Information Agency (Wafa)

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 02-11-2023

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Un peu de statistiques macabres aujourd’hui. Le ministère de la santé palestinien de Gaza, contrôlé par le Hamas, annonçait 471 morts et presque autant de blessés lors de la frappe accidentelle sur l’hôpital al-Ahli le 17 octobre dernier. Le simple examen de la photo du lieu de l’explosion et la comparaison avec celles d’explosions ayant fait autant de victimes, à Bagdad ou à Mogadiscio par exemple, montrait pourtant que ce chiffre n’était absolument pas crédible. Pour faire autant de victimes, il aurait fallu au moins un projectile aérien d’une tonne tombant au milieu d’une foule dense ou comme c’était le cas dans les exemples cités et bien d’autres, avec des camions bourrés de plusieurs tonnes d’explosif. Un tel mensonge induit forcément le déclassement de cette source du niveau C-D (assez -pas toujours fiable) au regard des conflits passés à E (peu sûre) pour celui-ci. Aussi quand ce même ministère de la santé annonce 8 300 Palestiniens, dont 3 400 enfants, tués par les Israéliens convient-il d’être extrêmement méfiant et le fait que ce ministère contrôlé par le Hamas soit cité par l’UNICEF sans aucune vérification n’en fait pas un « diseur de vérité ».

L’immense majorité des pertes civiles palestiniennes est le fait de la campagne de frappes aériennes lancée par les Israéliens depuis le 7 octobre, le reste venant de l’artillerie, ou plus marginalement des frappes de drones ou d’hélicoptères, voire désormais des forces terrestres. Or, il se trouve malheureusement qu’à la suite des nombreuses campagnes aériennes passées, et notamment au-dessus de Gaza, il est possible de faire des estimations des dégâts de celle qui est en cours.

On précise qu’on ne prend ici en compte que les campagnes n’utilisant que des munitions guidées et sans intention de toucher délibérément la population, ce qui restreint de fait l’analyse aux campagnes occidentales et israéliennes depuis 1999. Rappelons qu’une frappe, ou strike, est une attaque contre une cible précise et qu’elle peut impliquer l’emploi de plusieurs projectiles.

Reprenons juste ici les quatre dernières grandes campagnes sur Gaza, en tenant compte des différentes sources (l’ONG israélienne B’Tselem, AirWars, ONU, Centre palestinien pour les droits de l’homme et même le ministère de la santé palestinien).

2008 : 2 500 strikes. Entre 895 et 1417 morts de civils palestiniens.

2012 : 1 500 strikes – 68 à 105 morts. L’Office (UN) for the Coordination of the Humanitarian Affairs (OCHA) parle seul de 1400 civils. 

2014 : 5 000 – 1 300 à 1 700 morts.

2021 : 1 500 strikes – 151-191 morts.

Dans les guerres de 2012 et 2021, où Israël n’emploie que la force aérienne, il faut donc environ 10 strikes pour tuer un civil. Ces deux guerres sont par ailleurs courtes, une dizaine de jours, ce qui signifie que les frappes s’effectuent surtout sur des cibles bien identifiées avec un plan de tir bien préparé (certitude sur l’identité de la cible, autorisation de tir, avertissement à la population). Avec le temps, lorsque le plan de ciblage est épuisé, les strikes s’effectuent de plus en plus sur des cibles d’opportunité, ce qui laisse moins de temps à la préparation et plus de place aux erreurs. Au passage, les résultats sur l’ennemi sont également moins efficaces surtout si les Israéliens n’ont pas eu l’initiative des opérations et le bénéfice de la surprise. Avec le temps, la proportion de frappes pouvant tuer des civils peut diminuer jusqu’à 5, voire moins, comme dans les derniers temps de la bataille de Mossoul où les troupes irakiennes n’avançaient plus que derrière un tapis de bombes.

Les deux autres guerres – 2008 et 2014 – ont été plus longues, moins « efficaces » dans les frappes aériennes, et les Israéliens y ont fait également beaucoup appel à l’artillerie, notamment pour appuyer les opérations terrestres. On dispose de moins de données pour déterminer les pertes civiles provoquées par l’artillerie. Si on prend l’exemple du siège de Sarajevo, plus de 300 000 obus ont tué au moins 3 000 civils en quatre ans et les snipers au moins 2 000 autres. On a donc un ratio de 100 obus (par ailleurs tirés avec grande précision à cette époque) pour tuer un habitant. J’ignore combien de dizaines de milliers d’obus israéliens ont été lancés durant les différentes campagnes, mais ils ont certainement contribué à tuer des centaines de civils en plus des frappes aériennes.

Qu’en est-il donc de la guerre actuelle ? Dans les campagnes précédentes, les Israéliens ont difficilement pu tenir une cadence de plus de 150 frappes aériennes par jour. En considérant le caractère exceptionnel de la période, on peut, par une grande libéralité, aller jusqu’à 300 par jour, soit désormais un total de plus de 7 000 strikes. En appliquant les pires barèmes (5 pour 1), cela donne 1 400 morts de civils. Tsahal ayant annoncé avoir touché 12 000 cibles, ce qui est impossible uniquement par des frappes aériennes, on peut donc considérer que la grande majorité des autres ont été traitées par l’artillerie et une petite minorité par hélicoptères ou drones. On ajoutera que ces frappes supplémentaires ont presqu’entièrement été effectuées dans la zone nord de la bande de Gaza, en partie évacuée. Elles ont probablement fait plusieurs centaines de morts, soit un total d’environ 2 000 civils et environ 1 500 combattants si on respecte les ratios des opérations précédentes. 

En résumé, sauf à imaginer qu’Israël a décidé de viser directement la population, on ne voit comment du moins à partir de l’analyse des conflits précédents, on pourrait arriver à ce chiffre de 8 300 il y a quelques jours (et plus de 9 000 aujourd’hui). Si par ailleurs Israël avait décidé, à la manière du Hamas, d’attaquer directement la population, avec 7 000 frappes aériennes le chiffre serait sans doute beaucoup plus important que 8 300. 

Pour autant, même si chiffre de 2 000 morts civils minore largement celui du ministère de la santé contrôlé par le Hamas – et il faudra peut-être que les institutions et les médias prennent en compte que cet organisme ment tout en instrumentalisant la souffrance – c’est 2 000 de trop. Ce chiffre en soi est déjà énorme. Il est bien au delà de la campagne de frappes en Serbie en 1999, de celle des Américains en Afghanistan fin 2001 ou bien encore de celle d’Israël au Liban en 2006. La coalition anti-Daesh ne reconnaît par ailleurs que 1 400 morts civils pour 33 000 frappes en six ans, avec il est vrai des chiffres d’AirWars nettement plus élevés.

Pour ma part, je pense que ces grandes campagnes de frappes et l’emploi massif de la puissance de feu sont surtout un moyen d’éviter les pertes de ses soldats, mais en reportant le risque sur les civils. C’est comme bombarder pendant des semaines un immeuble où seraient réfugiés des terroristes pour éviter de prendre le risque de s’y engager. Dans un cas comme cela, même si ces terroristes ont commis des atrocités et même si vous savez que les habitants ne vous aiment pas, vous envoyez le GIGN pour éliminer les malfaisants. Gaza est comme cet immeuble. Pour éliminer autant que possible le Hamas, tout en respectant mieux le droit international, de faire moins souffrir la population et donc de recruter pour l’ennemi ou de soulever l’indignation internationale, il faut privilégier à tout prix l’emploi des forces de combat rapproché – l’infanterie en premier lieu – plutôt que la puissance de feu massive à distance qui, au passage n’a pour l’instant au mieux détruit que 10 à 20 % du potentiel ennemi.  

Pour savoir comment il faudrait faire, il suffit de se demander ce que ferait Tsahal si la population de Gaza n’était pas palestinienne mais israélienne et contrôlée par une organisation étrangère de 20 000 terroristes. Il faut quand même rappeler qu’en droit international, toute population est sous la responsabilité d’un État. La population de Gaza, juridiquement toujours un territoire occupé, est donc également toujours sous la responsabilité d’Israël via l’administration de l’Autorité palestinienne (qui n’est pas un État). Le minimum minimorum aurait voulu qu’Israël aide cette dernière à conserver le contrôle de Gaza en 2007 face au Hamas. Cela n’a pas été le cas, car l’occasion était trop belle d’empoisonner la cause palestinienne, mais c’est un autre sujet.