Que pèse la France en Indo-Pacifique ?

Que pèse la France en Indo-Pacifique ?

La stratégie indo-pacifique française est souvent incomprise et parfois méconnue. Dans cette immense région à l’importance cruciale, la France est fréquemment perçue comme une ancienne puissance coloniale amenée à jouer, au mieux, un rôle secondaire.

par Benjamin Blandin, Institut catholique de Paris (ICP) – Revue Conflits – publié le 11 septembre 2024

https://www.revueconflits.com/que-pese-la-france-en-indo-pacifique/


Il est vrai que la France a connu une longue présence coloniale dans la région, pendant environ trois siècles, de 1674 à 1954, notamment à Madagascar, à Djibouti, à Mayotte, en Inde, en Indochine et dans le Pacifique Sud. En outre, elle a également eu recours de manière immodérée à la politique de la canonnière au Siam face au Vietnam, ainsi que face à la Chine et à la Corée. Aujourd’hui, du fait de cette histoire, elle se trouve en conflit avec Maurice pour l’île de Tromelin, avec les Comores pour Mayotte et les îles Glorieuses, et avec Madagascar pour les îles Éparses. Dans l’océan Pacifique, la France est également confrontée à un mouvement indépendantiste en Nouvelle-Calédonie et sa possession de Clipperton a été ouvertement remise en question par le Mexique.

Outre les questions historiques, plusieurs événements survenus plus récemment ont également contribué à cette perception : les essais nucléaires effectués par la France jusqu’en 1995, les scandales liés aux contrats de défense signés avec Taïwan, ainsi qu’avec l’Arabie saoudite et le Pakistan dans les années 1990 et au début des années 2000, et plus près de nous l’annulation par Canberra du contrat de sous-marins au profit de l’accord AUKUS et l’abandon par l’Australie de contrats de défense avec la France (hélicoptères d’attaque Tigre, hélicoptères de transport NH90).

Par ailleurs, l’appareil de sécurité régionale français a été considérablement réduit, passant de 8 500 à 7 000 hommes au cours des dix dernières années. Sans parler des coupes budgétaires post-crise des subprimes (les redoutables LOLF et RGPP) dans la diplomatie française qui ont entraîné une réduction d’effectifs dans un certain nombre d’ambassades. Tous ces facteurs ont clairement eu un impact sur l’image de la France dans la région et ont contribué à une opinion négative auprès du public, des experts et des autorités.

En outre, la stratégie indo-pacifique de la France, publiée en 2019, reste floue pour nombre de nos voisins, partenaires et alliés. La France gagnerait certainement à améliorer sa communication autour de ses initiatives et de ses résultats concrets, pour les faire mieux connaître et apprécier. Une meilleure coopération serait également nécessaire entre ses (trop) nombreuses agences, régulièrement en concurrence les unes avec les autres.

Un pays singulier parmi les nations européennes en Indo-Pacifique

La France n’est certes pas le pays le plus puissant opérant dans la zone indo-pacifique, mais elle n’est ni une petite puissance ni une puissance lointaine dans la région, où sa présence a été continuellement maintenue depuis la première moitié du XVIe siècle.

Il est également important de noter que même si la France a été une puissance coloniale, elle a établi son influence par divers moyens, notamment l’échange d’envoyés diplomatiques et l’établissement d’alliances avec les dirigeants locaux, l’implication directe dans divers conflits, la présence des érudits jésuites à la cour de l’empereur Qianlong en Chine, la construction de forteresses de style Vauban au Siam et au Vietnam ou encore la création d’un arsenal naval moderne à Yokosuka, au Japon. Un grand nombre de Français de tous métiers ont également apporté leurs connaissances et leurs compétences aux dirigeants locaux.

Aujourd’hui encore, la présence de la France dans la zone constitue une singularité majeure puisqu’elle est le seul pays de l’UE à être membre du Conseil de Sécurité de l’ONU et à être une puissance résidente à la fois dans l’océan Pacifique et dans l’océan Indien, sur un ensemble de territoires qui représente 25 810 kilomètres carrés pour une population de près de 2 millions de Français, et 93 % de la zone économique exclusive (ZEE) française, la deuxième au monde, juste après celle des États-Unis. Ses principales entreprises y sont très présentes, notamment dans le secteur de la défense, où la France se classe au troisième rang des fournisseurs, avec des coopérations fructueuses en cours avec l’Inde, Singapour, la Malaisie et l’Indonésie (peut-être prochainement aux Philippines) et des succès plus anciens en Australie et à Taïwan.

En termes d’influence et de diplomatie, Paris bénéficie d’une position unique avec un ensemble à la fois très dense et diversifié d’outils de soft power et de coopération. Cela comprend d’abord, son réseau d’ambassades et de consulats, l’un des plus importants au monde ; deuxièmement, les écoles et centres culturels français (réseau Alliance française) implantés dans toutes les grandes villes ; troisièmement, ses chambres de commerce et d’industrie reliant les entreprises françaises et locales ; quatrièmement, les institutions françaises de coopération internationale telles que l’Agence française de développement (AFD) et Expertise France ; cinquièmement, un réseau de 18 attachés militaires en plus des officiers de liaison dans les centres régionaux de fusion d’informations à Madagascar, New Delhi et Singapour, coordonnant la coopération en matière de défense et maritime et menant la diplomatie militaire. Cet outil diplomatique unique, envié par de nombreux pays européens, permet à la France d’être un membre actif des plus importants forums et mécanismes de coopération régionale.

Des moyens limités mais une approche innovante

Pour autant, les observateurs jugent souvent que la France « manque de muscles » en Indo-Pacifique.

Une telle affirmation n’est pas dénuée de fondement. Il est vrai que le nombre de troupes dans la zone a été réduit de 20 % au cours des 10 dernières années et que la présence navale a fortement diminué depuis les années 1990, mais en tout état de cause la France n’a ni l’ambition ni les moyens d’être une puissance militaire majeure dans l’Indo-Pacifique. Ses partenaires et alliés dans la région n’attendent ni ne demandent qu’elle prenne parti dans la rivalité États-Unis/Chine ou s’interpose entre eux. Forte de son héritage historique d’autonomie stratégique et d’indépendance politique, la France souhaite ouvrir une troisième voie, ni pro-États-Unis ni anti-Chine, qui résonne avec la posture stratégique de non-alignement des « Perspectives sur l’Indo-Pacifique » de l’Asean. À ce titre, Paris privilégie une posture de facilitateur, de bon voisin et de partenaire de confiance qui promeut l’état de droit et démontre son engagement en faveur de la sécurité régionale et de la liberté des mers.

L’architecture de défense française dans la zone comprend deux commandements sous-régionaux – ALINDIEN pour l’océan Indien et ALPACI pour l’océan Pacifique, en complément des forces de souveraineté positionnées à La Réunion, en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie – et suit un axe en forme de « S ». Cet axe relie le cœur métropolitain à ses territoires d’outre-mer à travers un réseau d’alliés et de partenaires stratégiques dont les Émirats arabes unis, l’Inde, Singapour, l’Indonésie et l’Australie (mais aussi le Vietnam, la Corée du Sud et le Japon). Avec certains d’entre eux, la France a établi un dialogue stratégique de défense innovant, comme les dialogues stratégiques trilatéraux « France-EAU-Inde » et « France-Inde-Australie ».

Cet axe comprend également cinq bases militaires situées à Abu Dhabi, Djibouti, La Réunion, Nouméa et Papeete. Dans ces bases, 7 000 militaires et divers équipements sont positionnés en permanence pour protéger les intérêts de la France. Il convient également de noter que depuis la publication de sa stratégie Indo-Pacifique, la France a considérablement renforcé sa présence dans la région. Cela comprend des déploiements réguliers de moyens navals majeurs tels que son groupement tactique aéronaval, ses sous-marins nucléaires d’attaque et ses porte-hélicoptères. Paris a aussi mené des « raids aériens », déployant chaque année des avions de combat Rafale, des A330 MRTT et des A400M depuis la France, Djibouti et le porte-avions Charles de Gaulle jusqu’en Inde, en Asie du Sud-Est, en Australie et en Nouvelle-Calédonie – et cela, en des temps records, permettant de démontrer les capacités de nos derniers équipements et de s’entraîner avec nos alliés.

À la lumière d’une architecture de sécurité américaine qui ne cesse de se renforcer et d’une présence européenne globalement absente, il a fallu du temps pour que le positionnement singulier français gagne en visibilité et soit pleinement compris. Certains pays de la région se sont même demandé si la France ne faisait pas, par nature, partie d’un « Occident global » et donc un partenaire de facto du Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (QUAD), mais la perte de l’accord sur les sous-marins avec l’Australie au profit de l’AUKUS a grandement contribué à repositionner la France « sur le radar » de nombreux pays, notamment de l’Asean. Les entreprises françaises occupent désormais la position de troisième exportateur d’armes dans la région.

Une puissance stabilisatrice ?

Sur le plan diplomatique, la France a su établir des relations apaisées avec ses anciennes colonies. Elle a trouvé un accord avec le Mexique sur Clipperton en 2007 et a signé un accord-cadre sur l’île Tromelin avec Maurice en 2010. Elle a également renforcé sa présence au sein de l’Asean et se montre davantage présente au Shangri-La Dialogue. D’autres options ont été envisagées pour renforcer son statut, comme l’extension de ses bases, le positionnement d’une flotte permanente et d’un escadron de Rafale, ou encore une européanisation de son architecture de sécurité (même si elle représente 90 % de la présence de l’UE), mais toutes sont économiquement ou politiquement sensibles et Paris semble pour le moment privilégier une modernisation de ses atouts existants.

De manière plus pratique, la France met à profit sa vaste expertise maritime pour approfondir ses liens avec toutes les parties intéressées, à travers le concept d’« action de l’État en mer », la conception et la construction de systèmes navals complexes, la création et la préservation de zones marines protégées, la conduite d’opérations de recherche et de sauvetage en mer, la lutte contre la pollution marine, la lutte contre la criminalité maritime et les activités illégales et l’application du droit maritime.

La France est aussi l’un des pays les plus impliqués en matière de lutte contre le changement climatique. Elle a notamment apporté une contribution significative au récent traité international améliorant la protection de la haute mer. La taille de la ZEE française, les connaissances apportées par ses territoires d’outre-mer à travers le monde et la diversité de son domaine maritime placent la France à l’avant-garde des pays qui peuvent agir comme une nation-cadre dans des domaines variés et de plus en plus cruciaux pour la région : protection des biens communs mondiaux ; résilience face au changement climatique ; protection de l’environnement et de la biodiversité ; préservation du patrimoine culturel ; aide humanitaire et réponse aux catastrophes ; économie bleue ; sécurité maritime, la gouvernance des océans et la protection des ressources marines ; et renforcement de la connectivité.

On le voit, la France ne manque ni d’atouts ni d’initiatives et a véritablement transformé sa politique et sa stratégie dans la région ces dernières années. De nombreux projets ont été lancés et des résultats encourageants ont été observés. Reste désormais à mieux valoriser les fruits de cette démarche unique.

Benjamin Blandin, Doctorant en relations internationales, Institut catholique de Paris (ICP)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Le marché mondial des drogues, une géo-économie singulière particulièrement dynamique ?

Le marché mondial des drogues, une géo-économie singulière particulièrement dynamique ?

Le marché mondial de la cocaïne Statistica

 

Par Florian Manet – Diploweb – publié le 8 septembre 2024  

https://www.diploweb.com/I-Le-marche-mondial-des-drogues-une-geo-economie-singuliere-particulierement-dynamique.html


L’auteur s’exprime à titre personnel. Colonel de la gendarmerie nationale, Florian Manet est essayiste, expert en sûreté globale, chercheur associé à la Chaire « Mers, Maritimités et Maritimisation du monde » de Sciences Po Rennes. Auteur du « Crime en bleu. Essai de Thalassopolitique » publié aux éditions Nuvis (2018), il publie un nouvel ouvrage intitulé « Thalassopolitique du narcotrafic international, la face cachée de la mondialisation » aux éditions EMS avec le soutien financier et scientifique de la Fondation de prospective maritime et portuaire SEFACIL et avec le partenariat opérationnel d’IRENA GROUP et de « Global Initiative Against Transnational Organized Crime » (GI-TOC). Cet ouvrage est préfacé par le général de corps d’armée (Gendarmerie) Jean-Philippe Lecouffe, directeur exécutif adjoint en charge des opérations à EUROPOL, l’agence européenne de police, tandis que Pierre Verluise, docteur en Géopolitique et fondateur du Diploweb.com clôture par la post-face cette réflexion géopolitique thalassocentrée.

Le marché mondial des drogues s’impose par une géo-économie singulière particulièrement dynamique. Exploitant les mécanismes capitalistes, il se fonde sur une offre diversifiée et évolutive, en hausse croissante en volume. Les produits majeurs sont issus de la transformation de la fleur de cannabis et de la feuille de coca. Néanmoins, les nouvelles drogues de synthèse inondent le marché par des conditionnements plus conventionnels qui se noient naturellement dans le flux des marchandises. La demande ne cesse de croitre en volume mais aussi en ouvrant sans cesse de nouveaux marchés par un subtile processus de contamination. A tel point que – in fine – les usages s’uniformisent sur le plan mondial. De fait, une géographie des zones de production et des laboratoires de raffinement ou de transformation chimique des substances se dessine, laissant émerger des espaces spécialisés au sein d’un marché global.

LES MUTINERIES observées dans les centres pénitenciers de Guayaquil en Équateur et la création d’une Alliance des ports au sein de la Rangée nord-européenne en janvier 2024, la saisie en océan Atlantique de 10 tonnes de cocaïne le 20 mars 2024 constituent autant d’illustrations complémentaires d’un phénomène mondial qui impacte la stabilité des États et met en péril l’ordre public socio-économique des sociétés. Il s’agit du commerce illicite de substances stupéfiantes et psychotropes qui répond à une consommation croissante et de plus en plus diversifiée à l’échelle mondiale. Au-delà des seuls impacts sur la santé publique, le narcotrafic constitue une activité criminelle globalisante qui implique l’ensemble des continents mais aussi les espaces océaniques. Ainsi, fort d’un chiffre d’affaire imposant, une complexe géo-économie criminelle tire grand profit de la globalisation de l’économie et des réalités géopolitiques à l’échelle mondiale.

 
Florian Manet
Florian Manet publie un nouvel ouvrage intitulé « Thalassopolitique du narcotrafic international, la face cachée de la mondialisation » aux éditions EMS (2024). F. Manet a précédemment publié « Le crime en bleu. Essai de thalassopolitique« , ed. Nuvis, 2018.
Manet/Diploweb

S’interroger sur un phénomène criminel transnational comme le narcotrafic, c’est se plonger dans les arcanes logistiques d’un commerce international fondamentalement maritimisé. C’est aussi mettre à jour une économie souterraine prolifique centrée sur le consommateur et qui fait vivre des millions de personnes à travers le monde. C’est enfin déterminer l’impact géopolitique porté par la criminalité organisée sur les relations internationales et sur la stabilité interne de sociétés où l’autorité de l’État se trouve être contestée.

Cette géo-économie souterraine particulièrement dynamique se caractérise par des productions en augmentation constante (1) qui alimentent un marché mondial des drogues en expansion durable (2). De manière synthétique, la situation internationale du marché des drogues peut se résumer à la formule suivante « Partout, tout, tout le monde [1] ».

1. Des productions en augmentation constante

Le marché mondial des drogues témoigne d’un dynamisme remarquable à tel point que l’Observatoire Européen des Drogues et des Toxicomanies (OEDT) résume ainsi la situation particulière de ce marché illicite : « Partout, tout, tout le monde ». La disponibilité de produits stupéfiants quels qu’ils soient reste très élevée à l’heure actuelle (11). Comme toute activité économique licite, elle repose sur le système dynamique de l’offre et de la demande réparti sur l’ensemble du globe (12). La rareté et la pureté sont les deux critères définissant le cours des différentes substances.

11. Une pluralité de produits naturels comme chimiques concoure à la diversité de l’offre

Le marché des drogues témoigne d’une profonde diversité et d’une évolution constante de l’offre. Intégrant les nouvelles pratiques addictives absentes de la Convention unique sur les stupéfiants de 1961, la Convention internationale sur les substances psychotropes [2] catégorise les produits selon l’évaluation du risque sur la santé publique et selon leur valeur thérapeutique. Il s’agit soit de produits d’origine naturelle à l’image de la feuille de coca, de la fleur de cannabis ou encore du pavot somnifère, soit de substances issues d’un processus de transformation chimique de molécules.

Les produits naturels, entre consommation traditionnelle et dépendance aux substances psychotropes

Certains produits relèvent d’une tradition bien souvent ancestrale. Ainsi, la civilisation pré-incaïque Tiwanaku [3] cultivait déjà la feuille de coca. Présente au sein de rites et de croyances, elle était donc associée à une dimension culturelle essentielle. L’avènement des Incas a restreint l’usage de cette plante aux seules élites même si, en cas de crise, elle pouvait être distribuée aux populations. Elle revêt, aussi, une fonction mystico-religieuse fondatrice de cette civilisation. Des qualités éminentes lui sont déjà reconnues : substitut alimentaire, valeur énergisante, remède puissant au mal causé par l’altitude et oubli des malheurs. Les feuilles sont mâchées ou infusées et bues sous forme de thé appelé « mate de coca  ». La colonisation espagnole a finalement reconnu, après de nombreux débats autour de l’éradication de sa culture, l’intérêt que présentait cette feuille dans l’ordre public des Incas. Actuellement, la feuille de coca est partie intégrante de la culture bolivienne ancestrale consacrée par l’article 384 de la Constitution de la République de Bolivie : « L’État protège la coca, une plante ancestrale et indigène, comme un patrimoine culturel, une ressource naturelle de la biodiversité de la Bolivie, et comme un facteur d’unité sociale. A son état naturel, la coca n’est pas un narcotique ». Le dilemme observé entre la référence culturelle et les pressions émanant des pays développés consommateurs de cocaïne constitue le fil conducteur de la gestion de la culture de la coca par les autorités boliviennes. La guerre déclarée à cette pratique agricole intervient initialement comme une réaction face à l’explosion de la consommation sur les marchés occidentaux dans les années 1970. Dès lors, déterminer la superficie des cultures sera au cœur des enjeux des politiques publiques et cristallisera aussi les tensions dans la lutte contre les drogues. En effet, les aspects socio-économiques au sein des pays producteurs conditionnent largement la régulation des cultures -vivrières à bien des égards – d’autant plus si la vocation des substances ainsi transformées est l’exportation vers les marchés de consommation. Toutefois, la réalité du trafic finit aussi par s’inscrire dans une logique de rivalité avec l’État central et, parfois, simultanément, avec une concurrence entre acteurs criminels.

La chimie dévoyée crée de nouveaux produits et stimule des usages associés en perpétuelle évolution

L’industrie pharmaceutique exploite usuellement des molécules issues de produits naturels. Ces cultures ont donc un usage hybride : l’un légal recherché pour ses effets notamment en médecine tandis que l’autre exploite ces vertus à des fins psychotropes et crée un effet de dépendance majeure. Ceci illustre aussi la complexité des stratégies de lutte contre les cultures de ces plants, enracinés avant tout dans un usage coutumier et légal. Ainsi, par exemple, l’opium dans ses divers dérivés fournit des substances alcaloïdes aux principes psychoactifs. Ces composants sont employés en médecine à l’image de la morphine ou de la codéine pour leurs effets analgésiques.

Plus largement, de « nouveaux produits de synthèse [4] » sont fabriqués en laboratoire imitant des effets du cannabis, de la MDMA, de l’ecstasy ou des amphétamines. Apparaissant très régulièrement sur le marché, les organisations internationales comme les États n’ont pas encore eu le loisir de classer ces substances comme stupéfiants, échappant donc à la législation. De plus, l’exemple du Captagon illustre un phénomène de dévoiement de médicaments de leur usage initial. Le Captagon est, en effet, une substance développée par un groupe pharmaceutique allemand dans les années 1960 destinée à traiter la narcolepsie et les troubles du déficit de l’attention. Il contient diverses concentrations d’amphétamine [5]. A partir des années 1990, l’usage de ce médicament se répand de manière récréative au Moyen-Orient, notamment en Arabie saoudite, où il trouve son marché principal [6].

12. Une géographie des productions et de la transformation

Les zones de production et de transformation des produits obéissent à des logiques de milieu naturel mais aussi d’infrastructures et de contextes légaux. Autant la culture semble figée, autant les activités de transformation et de production de substances chimiques sont évolutives dans le temps comme dans l’espace. Cela impose de fait un suivi étroit de cette activité qui – rappelons-le – est hybride.

Une géographie des cultures conditionnée par le milieu physique

La géographie des cultures de plantes est déterminée par la qualité des sols, des conditions d’humidité et d’ensoleillement. Même si elles pourraient être étendues à d’autres territoires, il apparaît que les cultures sont très concentrées dans l’espace et au sein même des pays producteurs. Ainsi, la culture du cocaïer est présente dans trois pays andins (Colombie, Bolivie et Pérou). Elle couvrait 315 500 hectares en 2021 (en nette augmentation par rapport à 2020) pour une production annuelle totale de 2 304 tonnes (septième année d’augmentation consécutive). Le pavot somnifère ou pavot à opium se partage entre le Triangle d’or (Myanmar, Laos, Birmanie) et le Croissant d’or (Afghanistan, Pakistan, Iran). Le cannabis est principalement cultivé dans la région du Rif au Maroc mais aussi, dans une moindre mesure, en Afghanistan, en Inde, au Pakistan ou encore au Mexique. L’observation des zones de culture quelles que soient les espèces considérées mène à une conclusion commune : une localisation systématique dans les marges périphériques de l’État, bien souvent dans des secteurs montagneux difficiles d’accès. Comment les autorités publiques contrôlent-elles de tels territoires ? Et, en creux, sont interrogées les capacités à conduire des politiques répressives efficaces face aux tenants de cette économie souterraine.

Des chaînes de transformation décentralisées au plus près des clients

Les drogues résultent d’un processus complexe de transformation des produits naturels comprenant l’adjonction de produits chimiques appelés précurseurs. La tendance actuelle consiste de plus en plus à « casser » le cycle de transformation en réservant les dernières phases du processus dans des laboratoires de raffinement implantés au plus près des marchés de consommation, notamment en Europe. Ainsi, le chlorhydrate de cocaïne est désormais exporté tel quel en vue de son affinage.

La production de molécules par l’industrie pharmaceutique est localisée sur l’ensemble des continents. Des sites de production de méthamphétamine ont été identifiés notamment en Inde, en Corée du Nord mais aussi au Mexique comme aux Pays-Bas. Parfois, ces chaînes de production illégales peuvent s’avérer complexes et spécialisées. Si le marché de consommation du Captagon continue de progresser au Proche et au Moyen-Orient, étant plus timide en Europe, des laboratoires ont, néanmoins, été identifiés en Europe (Pays-Bas). Il apparaît une décentralisation de la chaîne de production de cette drogue : la phase technique de synthèse des molécules établie en Europe permet de constituer de la matière première qui est ensuite expédiée en vrac afin d’être affinée, coupée et conditionnée principalement au Liban. Une telle organisation pose de nombreux défis en terme de détection des flux et d’identification des acteurs répartis sur plusieurs continents.

Comment caractériser le dynamisme du marché mondial des drogues ?

2. Une offre croissante alimente un marché mondial des drogues en expansion constante

Le marché mondial des drogues se caractérise par un dynamisme (21) commun à toutes aires de consommation (22).

21. Les dynamiques du marché de consommation des drogues

L’offre croissante et diversifiée de drogues répond à un marché dont la physionomie se résume aux caractéristiques suivantes :

. un public de consommateurs en forte augmentation. 29 % des adultes de l’Union européenne (UE) âgés entre 15 et 59 ans ont consommé au moins une fois une drogue illicite, soit plus de 83,4 millions de consommateurs. L’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime [7] recensait, en 2009, 210 millions de consommateurs réguliers soit 4 ,8 % de la population mondiale âgée entre 15-64 ans. En 2019, ce sont 275 millions de consommateurs au plan mondial soit 5 ,4 % de cette même tranche d’âge soit une augmentation de 22 % par rapport à 2009. La population des pays en développement connaît, actuellement, une croissance des usages de drogue plus rapide que celle observée dans les pays développés et, ce, indépendamment des croissances différenciées de la population en fonction du niveau de développement. Cette tendance est très marquée pour les jeunes et les jeunes adultes. L’usage récent du cannabis en Amérique du Sud illustre la recomposition des marchés à la suite des nouvelles pratiques ;

. un volume croissant de produits stupéfiants disponibles souvent de teneur ou de pureté élevée. Le marché de la cocaïne est l’un des plus dynamiques au sein de l’UE. La forte disponibilité de la cocaïne s’accompagne certes d’une stabilité des prix mais aussi d’un niveau de pureté inégalée depuis une décennie. Selon l’OEDT, le taux de pureté est étalonné entre 23% et 87 % en Europe. Cependant, plus de la moitié des États-membres estiment que le taux est compris entre 53 % et 69 %. La France, l’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas, l’Espagne et le Royaume-Uni représentent 66 % de la population européenne mais plus de 87 % des consommateurs de cocaïne. De nouveaux marchés en développement sont identifiés comme en Pologne, au Danemark et en Suède mais aussi en Océanie ;

. une grande variété de produits mis à disposition dont des drogues de synthèse et des substances falsifiées ;

 
Figure 1 : Estimation du nombre de consommateurs de drogue illicite dans l’UE en 2022 et tendances des saisies de drogues (période 2010- 2020)
Manet/Diploweb.com

. Des modes de consommation de drogues de plus en plus complexes : poly-consommation, mélange avec des médicaments, de nouvelles substances psychoactives non réglementées et des substances type kétamine ou GBL/GBH ;

. L’UE est producteur de certaines drogues (méthamphétamine, cannabis), pour la consommation intérieure et le marché mondial comme en témoigne le démantèlement de plus de 350 installations de production en 2020 ;

. Des impacts majeurs en matière de santé publique. On estime qu’au moins 5 800 décès [8] par surdose, impliquant des drogues illicites, sont survenus dans l’UE en 2020, soit un taux de mortalité de 16,7 décès par million d’habitants (population adulte). La plupart de ces décès sont associés à une poly-consommation qui implique généralement des combinaisons d’opioïdes illicites, d’autres drogues illicites, de médicaments et d’alcool.

Selon le rapport 2019 [9], le marché des drogues européen est estimé, en valeur, à plus de 30 milliards pour l’exercice 2017.

 
Figure 2 : composition du marché des drogues de l’Union européenne sur la base de 2019
Manet/Diploweb.com

22. Les zones de consommation

Établir une cartographie des foyers de consommation constitue un exercice délicat supposant des données fiables et uniformes collectées dans l’ensemble des États. Ce travail nécessite aussi d’être régulièrement remis en cause par la diffusion de nouveaux usages et de nouvelles tendances liées aux pratiques addictives. Sans chercher l’exhaustivité, il convient de se focaliser sur les traits principaux :

. Le primat économique : la motivation fondamentale du narcotrafiquant est certes l’exercice d’un pouvoir sur un territoire donné mais avant tout l’appât du gain. La rareté demeure un critère de cotation des substances psychotropes et stupéfiantes. Le cours du gramme de cocaïne disponible sur un marché peut constituer, par exemple, un outil d’anticipation des futurs conquêtes. Ceci est bien évidemment transposable aux autres substances. Ainsi, les pays d’Asie du Sud-Est tout comme l’Océanie émergent parmi les marchés les plus lucratifs. Néanmoins, il s’agit de rester attentif à l’évolution du comportement addictif de la population, notamment à Hong-Kong, Macao ou encore à Taïwan. Il en est de même en Arabie Saoudite où le prix élevé peut aussi signifier une forte demande malgré une disponibilité réduite de la cocaïne. Ces critères peuvent séduire des opérateurs criminels dans leurs entreprises.

 
Figure 3 : Cours du gramme de cocaïne en fonction des pays, période 2018-20, en US dollar
Manet/Diploweb.com

. Le jeu circonstanciel des alliances entre opérateurs criminels

L’évolution de la composition du marché de la cocaïne est très illustrative de cette « Realpolitik » illicite. Au début des années 1980, émerge un système intégré voire monopolistique caractérisant le marché de la cocaïne aux mains exclusives d’organisations colombiennes. La cible est principalement le marché nord-américain alors en pleine expansion. Les cartels colombiens sont mis en échec par les autorités américaines lors de l’expédition de leurs cargaisons de cocaïne via les Caraïbes et, ce, aussi bien par voie maritime qu’aérienne. Le franchissement de la frontière terrestre mexico-américaine longue de 3600 kilomètres devient l’enjeu majeur. Ceci leur impose, de fait, de solliciter les cartels mexicains qui maîtrisent, parfaitement, ces techniques. Ainsi, la répartition des rôles est précisément définie. Les Colombiens assurent la fourniture de la drogue tandis que les Mexicains réalisent la mise sur le marché. Ce « service » est initialement rémunéré en numéraire puis, progressivement, en cocaïne à hauteur de 50 %. Ce changement opéré dans la rétribution contribue à modifier l’attitude du partenaire mexicain qui, en conséquence, gagne en autonomie. Interlocuteur unique des consommateurs américains, disposant de plus en plus de produit, il impose ses propres règles dans la transaction illicite et assoie définitivement son monopole. Les Colombiens sont alors progressivement réduits à un rôle de fournisseurs de substances psychotropes.

Cette répartition des rôles se double d’une spécialisation géographique. Les cartels colombiens misent alors sur le marché européen évalué comme étant beaucoup plus rémunérateur. De fait, ils mettent sur pied une stratégie commerciale s’appuyant sur une logistique bien plus complexe, nécessitant de traverser l’océan Atlantique. Ainsi, dès les années 2000, les cartels colombiens investissent l’Europe, exploitant la proximité linguistique et l’expérience des réseaux de contrebande de tabac et s’appuyant sur les organisations criminelles implantées en Galice [10]. Ce marché est perçu comme plus intéressant et moins risqué que le marché américain. En vérité, l’Europe est appréhendée comme un marché ouvert, sans barrière et sans grand risque dans l’importation comme dans la répression de ces trafics. Les estimations chiffrées [11] révèlent le changement radical dans les marchés de la cocaïne. En 1998, 267 tonnes sont expédiées aux États-Unis d’Amérique tandis que l’Europe en reçoit 63 tonnes. L’année 2008 constitue le point d’inflexion avec une baisse de 40 % (160 tonnes) des ventes aux États-Unis et corrélativement une hausse significative de près de 100 % pour l’Europe (124 tonnes estimées). Le bilan financier 2009 valide définitivement les équilibres entre foyers de consommation : l’Europe fournit, pour sa part, plus de 50 % des profits aux organisations criminelles sud-américaines tandis que le continent nord-américain « pèse » pour un tiers des revenus.

. La contamination par de nouveaux usages de population : les pays d’Afrique de l’Ouest jouent le rôle de rebond de flux d’approvisionnement du marché européen de la cocaïne. Le fret illicite est reconditionné sur les quais de déchargement de la rangée ouest-africaine. Au fur et à mesure, les populations locales ont découvert les « usages » de ces substances, initiant ainsi un nouveau marché de consommation. Un autre phénomène est observé en Amérique du Sud, réputée initialement pour sa production et sa capacité d’exportation de la cocaïne. Il s’agit de flux inversés alimentant ce sous-continent de cannabis sous toutes ses formes ;

. Des usages spécifiques  : le Captagon demeure une substance consommée en très grande majorité au Moyen-Orient, notamment en Arabie Saoudite. Autrefois lié aux djihadistes de l’État islamique, ce stimulant connaît un usage préoccupant qui, désormais, s’étend.

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Ainsi, le marché mondial des drogues s’impose par une géo-économie singulière particulièrement dynamique. Exploitant les mécanismes capitalistes, il se fonde sur une offre diversifiée et évolutive, en hausse croissante en volume. Les produits majeurs sont issus de la transformation de la fleur de cannabis et de la feuille de coca. Néanmoins, les nouvelles drogues de synthèse inondent le marché par des conditionnements plus conventionnels qui se noient naturellement dans le flux des marchandises. La demande ne cesse de croitre en volume mais aussi en ouvrant sans cesse de nouveaux marchés par un subtile processus de contamination. A tel point que – in fine – les usages s’uniformisent au plan mondial. De fait, une géographie des zones de production et des laboratoires de raffinement ou de transformation chimique des substances se dessine, laissant émerger des espaces spécialisés au sein d’un marché global.

Comment s’effectue la logistique de ces substances ? Quel rôle joue le transport maritime, trait d’union entre ces espaces aux fonctions de production, transit et consommation ?

A suivre : Florian Manet, Thalassopolitique du narcotrafic, la face cachée de la mondialisation ? II. Le marché mondial des drogues, une maritimisation irrésistible du narcotrafic ? Publication prévue d’ici fin septembre.

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Pourquoi le budget défense 2025 devra respecter la loi de programmation militaire

Pourquoi le budget défense 2025 devra respecter la loi de programmation militaire

OPINION – Nouveau gouvernement, nouvelles priorités, nouvelles orientations économiques ? Alors que le budget du ministère des Armées doit augmenter de 3,3 milliards d’euros en 2025, le groupe de réflexions Mars* rappelle que l’investissement de défense est rentable sur le plan économique, social, fiscal ainsi que pour le commerce extérieur et l’innovation (Recherche & Développement).

« une politique économique avisée de la part du prochain gouvernement français, alors que les pays européens vivent sous la menace de la Russie, devrait commencer par investir massivement dans des capacités industrielles de défense souveraines » (Le groupe Mars)
« une politique économique avisée de la part du prochain gouvernement français, alors que les pays européens vivent sous la menace de la Russie, devrait commencer par investir massivement dans des capacités industrielles de défense souveraines » (Le groupe Mars) (Crédits : PHILIPPE WOJAZER)

L’un des enjeux de la nomination d’un nouveau gouvernement réside dans sa capacité à décider de mesures nouvelles conformes à des orientations politiques rencontrant le soutien d’une majorité de parlementaires des deux chambres. Au terme d’une cinquantaine de jours d’impasse, on semble s’orienter vers un gouvernement de droite avec le soutien sans participation de la droite de la droite. Ce qui s’appelle une victoire du « front républicain »… belle manœuvre Mon général !

Le monde de la défense garde un souvenir amer de l’expérience passée, pour ne pas dire du passif, du dernier gouvernement de droite (Fillon). Avec la perte de 20% des effectifs, la trop fameuse RGPP a eu l’effet d’une guerre d’attrition sur les moyens consacrés à nos armées, sans les avantages de l’aguerrissement. C’est essentiellement ce qui explique pourquoi la France est montrée du doigt pour son manque de solidarité à l’égard de l’Ukraine. Mais la vérité est qu’elle manque cruellement de moyens militaires depuis les coupes subies jusqu’en 2012, voire 2015. La vigilance est donc de mise.

Un rééquipement urgent

En matière de défense, chacun sait en effet que la reconduction à l’identique du budget 2024 aurait pour effet de renoncer à « franchir la marche » à 3,3 milliards d’euros prévue à l’article 4 de la loi de programmation militaire (LPM) pour les années 2024-2030 adoptée il y a un an. Fâcheux pour une deuxième année d’exécution. Certes, notre pays n’est pas en première ligne dans les conflits majeurs en cours dans le monde, mais si l’on admet que l’époque a changé et que ce changement est durable, il convient d’en tirer les conséquences en termes militaires. Notre pays a besoin d’équiper son armée à un rythme accéléré. Tel est l’enjeu du budget de la défense à adopter cet automne.

La bonne nouvelle dans ce contexte sombre, c’est que l’investissement de défense est rentable. Cela est admis dorénavant depuis quelques années par la littérature économique (1) même si les analyses divergent sur le délai du retour sur investissement (interrogé sur le sujet, un logiciel d’IA générative donne la fourchette de 0,6 à 1,2 de retour sur un an).

Sur le plan de l’économie politique, il paraît en effet possible de dégager un certain consensus qui pourrait se résumer en une quinzaine de constats objectifs.

  • Il n’existe pas d’effort de défense (exprimé en % PIB) optimal absolu, mais des optima relatifs en fonction de la réalité de la menace et de la taille du pays ; à ce titre, l’objectif otanien de 2% est très inférieur aux normes de la guerre froide, quand l’OTAN exigeait au moins 3%. Cela n’a donc aucun sens de comparer le taux d’effort actuel avec ce qu’il était à une autre période, ni de comparer le taux d’effort entre pays de tailles très différentes. Ce n’est pas un indicateur pertinent, ni en termes économiques, ni même en termes d’efficacité.
  • La politique industrielle de l’armement (lorsqu’il en existe une) intéresse exclusivement le moyen et le long terme économique parce qu’elle est sous-tendue par une volonté politique de souveraineté et d’autonomie stratégique. Sa définition échappe largement au domaine d’interprétation du calcul traditionnel de rentabilité économique, en raison notamment de la longueur des immobilisations qu’elle utilise, très supérieure à l’horizon de la majorité des investissements commerciaux privés. Le choix du développement des industriels d’armement se présente donc aujourd’hui comme un choix pour l’avenir dont la responsabilité globale revient aux autorités publiques, même si sa réalisation fait intervenir pour moitié des centres de décision privés. Cela rend inadaptés les raisonnements en termes de coûts d’opportunité par rapport aux autres investissements industriels.
  • L’achat d’équipement sur étagère à l’étranger a pour premier effet macroéconomique d’augmenter les importations. Cet effet négatif peut être partiellement équilibré par des compensations industrielles locales, mais ces « offsets » ont surtout pour conséquence de renchérir le coût des équipements importés et donc de dégrader la balance commerciale. On rappellera que, par fierté d’une autonomie retrouvée, la France refuse depuis au moins 40 ans de demander des compensations industrielles contrairement à sa pratique sous la IVe République, pratique toujours en cours, malgré les codes européens de bonne conduite, de la part de la plupart de nos partenaires européens avec, pour certains, la volonté d’avoir surtout des compensations bien plus que des équipements.
  • L’achat d’équipements militaires auprès des industriels nationaux (BITD) permet de maîtriser la balance commerciale et d’être souverain à condition que la chaîne de valeur reste très majoritairement nationale de bout en bout. Si ce n’est pas le cas, toute « fuite » hors du circuit économique national diminue l’effet multiplicateur potentiel et fragilise l’objectif de demeurer souverain sur le long terme. Or des études microéconomiques récentes ont montré à quel point cette chaîne de valeur était intégrée au niveau européen, ce que des instruments tels que le fonds européen de défense encourage. Cela va des composants les plus modestes jusqu’à des sous-ensembles majeurs tels que les moteurs diesel et les boîtes de vitesse.
  • A ce titre, le modèle de l’arsenal (2) apparaît le plus efficace en termes macroéconomiques, à condition que les coûts de production soient maîtrisés, ce qui suppose, en l’absence de compétition, une régulation publique forte au niveau microéconomique sur la formation des prix. A cet égard, le modèle américain d’arsenal national privé mérite d’être rappelé.Pour les États-Unis, le libre échange ne s’applique qu’aux autres. Ils ont parfaitement raison : il n’existe pas de marché de l’équipement de défense, pas de libre concurrence, pas de libre formation des prix, un client unique, une interdiction d’exportation de principe (pour un contrôle politique des exceptions), des barrières considérables à l’entrée de nouveaux fournisseurs, etc. Il n’y a dans le monde que la Commission européenne pour croire à l’existence d’un marché intérieur de défense.
  • L’impact économique de l’effort de défense n’est pas le même selon que la priorité est donnée à la formation de capital fixe ou de… capital humain : l’effet multiplicateur des rémunérations n’est pas établi au niveau national, même si son rôle pour les économies locales est évident. Il en va différemment de l’effort d’armement. L’investissement de défense comprend en effet plusieurs composantes : la formation de capital fixe sous la forme de capacités industrielles, la formation du capital humain nécessaire à la conception et à l’entretien des équipements, la recherche technologique.

Dépenses de défense : quel impact économique ?

En revanche, considérer l’équipement de combat lui-même comme un investissement est contestable en termes économiques car difficile à amortir et à assurer dans la mesure où sa durée de vie est impossible à déterminer à l’avance. Qui sait si tel Rafale durera 50 ans dans les inventaires sous différentes configurations ou disparaîtra dans l’année par accident ou par fait de guerre ? Par conséquent l’impact économique de l’investissement de défense est d’autant plus fort qu’il touche les trois composantes précédemment citées ; s’il ne concerne que la production d’équipements déjà développés (et à plus forte raison de consommables tels que les munitions), l’impact est nul, voire négatif. Et effectivement, acheter des chars sur étagère à l’étranger (comme le fait la Pologne) n’est pas un investissement au sens économique : c’est une consommation intermédiaire qui capte une dépense publique qui serait sans doute plus utile ailleurs.

  • Investir dans l’armement ne vise pas à produire un effet économique direct (contrairement à la plupart des investissements civils), mais à délivrer durablement (investir dans l’armement et dans l’industrie nationale d’armement, c’est s’assurer une capacité autonome et sur le long terme d’accéder aux systèmes nécessaires pour notre défense) un bien collectif – la défense – sans lequel le reste des activités économiques et humaines ne peut pas avoir lieu sereinement. L’utilité en matière de défense est cependant une notion ambiguë, car il est très difficile de chiffrer le gain économique dû à une défense efficace, c’est-à-dire assurant la sauvegarde de la nation, la sécurité de ses habitants et la protection de ses intérêts vitaux. La guerre en Ukraine, avec un coût de la reconstruction évalué entre 500 et 600 milliards d’euros (soit quatre années du PIB ukrainien d’avant-guerre) permet d’estimer le gain économique d’une dissuasion efficace. En extrapolant ces chiffres à la France, la comparaison est vertigineuse : une dépense annuelle de défense de 50 milliards d’euros permet ainsi « d’économiser » plus de 10.000 milliards d’euros, soit un retour sur investissement de deux cents contre un : imbattable !
  • Il ne serait pas tout à fait exact d’affirmer que l’achat de « produits de défense » matures (pour employer la terminologie de l’UE) à l’industrie nationale n’ait aucun intérêt économique : cela permet au moins d’éponger les coûts fixes et donc d’améliorer potentiellement la capacité d’autofinancement afin de faciliter à l’industriel l’investissement sur fonds propres dans le développement de nouveaux produits et de nouvelles capacités.
  • Les exportations permettent aussi de préserver une base industrielle au service des armées sans que cela ne requière un effort budgétaire national équivalent. Elles contribuent ainsi de manière significative à la finalité première de cette base : participer à la politique d’autonomie stratégique. L’exportation de « produits de défense » (qui sont aussi de plus en plus des services) contribue également autant aux économies d’échelle qu’à l’équilibre de la balance commerciale, dont on sait aujourd’hui à quel point elle est en déficit en dépit d’un excédent croissant des transferts de matériel de guerre (3). Difficile de nier cet impact macroéconomique dans le cas de la France. On aimerait que l’industrie française de la transition énergétique soit aussi performante.
  • L’innovation technique est en effet inhérente à l’investissement de défense, car les armées recherchent toujours l’efficacité opérationnelle, c’est-à-dire la supériorité sur tous les champs de confrontation potentiels. Or, comme le montre la guerre en Ukraine, cette supériorité ne vient de la « masse » que parce que le rapport de force technologique est équilibré : une rupture technologique pourrait déséquilibrer le rapport de force d’un côté ou de l’autre. C’est pourquoi l’investissement de défense comporte une forte intensité en innovations, le plus souvent plus forte que la plupart des investissements civils. C’est aussi pourquoi certains risques en matière de recherche ne peuvent être assumés que par la puissance publique, du fait de leur faible probabilité de rentabilité à court terme. C’est ainsi que la plupart des ruptures technologiques développées dans la Silicon Valley ont pour origine le financement de programmes de défense par le Pentagone. Une exception toutefois qui n’en est pas une, tant le domaine spatial est d’intérêt dual : le programme (civil) Apollo a été, dans les années soixante, la matrice de la révolution industrielle informatique, mais il s’agissait en réalité moins de poser le pied sur la Lune que de combler le « missile gap » apparu depuis le lancement de Spoutnik en 1957.

La R&D militaire tire l’innovation

Pendant longtemps on a supposé que la R&D militaire induisait un effet d’éviction à l’égard de la R&D civile, tant publique que privée ; mais, comme le remarque Renaud Bellais (4), la chute des budgets militaires n’a pas induit d’augmentation de l’effort civil de recherche. Il apparaît en fait que la R&D militaire représente plus un complément qu’un concurrent de son équivalent civil. Le plus souvent les projets civils ont beaucoup de mal à trouver des appuis. Le budget civil de R&D trouve bien peu de défenseurs face à ceux qui cherchent par tous les moyens à réduire la pression fiscale ; et les projets civils doivent prouver leur « retour sur investissement » (à l’instar des investissements privés). Un tel contexte ne laisse qu’une faible marge de manœuvre et tend à exclure tout financement pour des projets à haut risque ou trop éloignés d’une commercialisation rapide.

  • L’exemple des hélicoptères montre que les relations dynamiques entre l’aéronautique militaire et civile résultent moins de retombées technologiques du militaire au civil que du nombre élevé des utilisations conjointes de mêmes techniques, voire des possibilités offertes de construire quasi simultanément des versions militaires et civiles des mêmes modèles (ex. Super PUMA). Cette facilité offerte à l’industrie aérospatiale a pour conséquence économique pour les entreprises de réaliser une certaine péréquation entre les résultats des branches civiles et militaires.
  • L’investissement de défense permet en outre de maintenir et développer un tissu industriel performant alimentant des emplois de qualité dans des territoires ruraux ou en reconversion : il concourt de fait à l’aménagement du territoire, ce qui économise de la dépense sociale.
  • Au-delà de la R&D, il nous faut veiller plus que jamais à la protection et à la transmission de nos savoir-faire, même ceux qui sont considérés comme les plus traditionnels et les plus rustiques. A défaut, le risque de perte de compétences et de savoir-faire n’épargnera aucune filière.
  • L’investissement de défense, dès lors qu’il s’inscrit dans une perspective politique de maintien d’une autonomie stratégique, obéit à une programmation de moyen terme, voire dans l’idéal à une planification de long terme, qui s’accommode très mal des à-coups d’une politique budgétaire de court terme, qu’il s’agisse de relancer la demande en anticipant les commandes ou au contraire de freiner le rythme des acquisitions, incompatible avec une saine gestion des capacités industrielles.
  • Enfin, sauf à exonérer de taxes et de cotisations les fournisseurs de la défense, le retour fiscal et social de la dépense de défense à chaque étape de la chaîne de valeur permet au bout « d’un certain temps » (fonction des caractéristiques du circuit économique en cause) à la puissance publique de rentrer dans ses frais. Un euro dépensé rapporte à terme un euro en rentrées fiscales et sociales, voire davantage. Cela signifie que, loin d’être un pur centre de coût, l’investissement de défense est surtout un centre de profit qui non seulement tire l’innovation technologique, mais permet aussi de financer d’autres priorités politiques économiquement moins rentables : la transition énergétique par exemple, dont le contenu technologique est beaucoup moins intense et la contribution à la balance commerciale beaucoup moins favorable.

C’est pourquoi une politique économique avisée de la part du prochain gouvernement français, alors que les pays européens vivent sous la menace de la Russie, devrait commencer par investir massivement dans des capacités industrielles de défense souveraines. L’effet multiplicateur et le retour fiscal garantiraient rapidement un retour sur investissement permettant d’investir dans d’autres priorités, notamment la formation, la santé et la transition énergétique, toujours dans une perspective souveraine. Il ne faut pas inverser l’ordre des priorités.


1 : Les travaux de l’observatoire économique de la défense (OED) ont sans doute été précurseurs à partir d’avril 2017 avec la publication d’une première étude dans le n°91 de la publication EcoDef (Oudot, 2017), suivie et confirmée par une analyse de la chaire économique de l’IHEDN en mai 2020 (Belin & Malizard, 2020) ; le groupe MARS n’a pas été pour rien dans la diffusion de ces travaux à partir du printemps 2020 : cf. https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/l-investissement-dans-la-defense-rapporte-plus-que-ce-qu-il-coute-846190.html

2/ Cf. https://www.latribune.fr/opinions/arsenal-arsenal-est-ce-que-j-ai-une-gueule-d-arsenal-1-2-989552.html ; https://www.latribune.fr/opinions/arsenal-arsenal-est-ce-que-j-ai-une-gueule-d-arsenal-2-2-989696.html

3/ Les exportations de matériel de guerre génèrent près d’un quart des exportations françaises et entretiennent 75 000 emplois directs et indirects.

4/ BELLAIS Renaud, « Armement et dépenses publiques, quels enjeux pour l’analyse robinsonienne ? », Innovations, 2001/2 (no 14), p. 139-158 https://www.cairn.info/revue-innovations-2001-2-page-139.htm

                         ———————————————————————

* Le groupe Mars, constitué d’une trentaine de personnalités françaises issues d’horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l’industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.

La bureaucratie comme ennemi secondaire par Michel Goya

La bureaucratie comme ennemi secondaire

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 6 septembre 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Toute armée en guerre doit se transformer de bureaucratie en méritocratie. C’est une bataille interne qui doit être menée à chaque fois contre des pratiques accumulées en temps de paix et qui, avec le temps, n’ont plus grand-chose à voir avec les besoins de la guerre. La bataille menée par les Ukrainiens contre leur propre bureaucratie militaire, sorte d’oligarchie administrative complexe, rigide et opaque, a commencé dès 2014 lorsqu’ils se sont aperçus que leur armée n’avait plus vraiment de capacité militaire.

Depuis, les choses ont évolué, d’abord sous la pression des événements, puis grâce au partenariat avec l’OTAN et à l’action de réformateurs civils et militaires. Depuis 2022, les exigences de la guerre et l’arrivée de nombreux civils dans les forces armées ont encore accéléré la transformation. Pour autant, il reste encore beaucoup de problèmes qui plombent l’efficacité opérationnelle. En mars 2023, le lieutenant-colonel britannique Glen Grant, ancien conseiller du ministère de la Défense ukrainien et excellent connaisseur de l’armée ukrainienne, en faisait une analyse détaillée (voir ici). Un an et demi plus tard, les échos sur la persistance d’officiers manifestement incompétents à la tête de brigades, les relèves d’unités mal effectuées qui ont provoqué des avancées russes, ou encore le tir fratricide récent contre un avion F-16 montrent que le combat interne n’est pas terminé. Cet ennemi intérieur est toujours puissant par son inertie. Ce n’est pas la seule condition, mais il doit pourtant être vaincu si l’Ukraine veut l’emporter dans cette guerre.

Simplifier pour vaincre

Commençons par l’exemple de l’US Army pendant la Seconde Guerre mondiale, exemple presque idéal d’armée puissante construite à partir de presque rien. Avec le Corps des Marines constituant ses propres divisions, les États-Unis ont à partir de 1942 deux grandes forces terrestres avec une chaîne claire de commandement d’armées, corps d’armée et divisions respectant le « principe des cinq », c’est-à-dire que chaque niveau de commandement ne commande au maximum que cinq unités subordonnées.

En s’inspirant de ce qui se fait de mieux mais aussi des méthodes de l’industrie, les états-majors de ces différents niveaux de commandement fonctionnent de manière identique, avec un chef d’état-major dédié à leur fonctionnement afin que leur chef puisse se consacrer au commandement tactique, y compris en allant sur le terrain avec un poste de commandement mobile. Les tâches des différents officiers sont découpées et simplifiées pour être accessibles à des civils rapidement formés.

Les unités de combat sont produites à la chaîne comme des automobiles avec seulement quelques modèles. Il n’y a ainsi que trois types de divisions – infanterie, blindée, parachutiste – avec juste deux exceptions. À l’échelon inférieur, les types de régiments sont à peine plus nombreux. Toujours sur le même modèle industriel, les divisions sont recomplétées systématiquement en hommes et en équipements par des réserves calculées par anticipation de pertes et placées au plus près. Toutes formées de la même façon et en suivant une doctrine claire qui indique à tous la marche à suivre, les unités ont des capacités connues et prévisibles pour les chefs, même quand on les fait passer d’un commandement à un autre. Tout cela n’est pas optimal, mais c’est suffisant pour faire fonctionner très correctement une armée qui a été multipliée en volume par 40 de 1939 à 1945.

Le développement de l’armée ukrainienne est à l’exact opposé. Il est vrai que, contrairement aux Américains, il lui a fallu combattre tout de suite une menace mortelle tout en dépendant de l’aide matérielle étrangère pour son équipement. Sa structure de base était cependant, toutes proportions gardées, plus importante par rapport à la nation que celle de l’US Army, et son accroissement a consisté en une multiplication par deux dès les premiers jours de la guerre, par l’appel aux réserves notamment, puis encore par deux jusqu’à aujourd’hui. Contrairement à l’US Army, cette structure initiale ukrainienne était déjà complexe au départ, avec non pas une seule armée de Terre comme aux États-Unis (ou deux si l’on compte les Marines), mais six voire sept, pour ne parler que de celles possédant des unités de combat terrestres. Au ministère de la Défense, on trouve ainsi bien sûr l’armée de Terre, mais aussi les Forces d’assaut aérien, les Forces spéciales, les Forces territoriales nouvellement créées ainsi que les brigades de la Marine et, depuis peu, la brigade terrestre de l’armée de l’Air. Il y a aussi l’armée du ministère de l’Intérieur avec ses brigades de Garde nationale et les Gardes-frontières. Depuis 2014, on tolère aussi en parallèle une « armée de la société civile » formée des bataillons indépendants de volontaires, plus ou moins administrés par la Garde nationale et le ministère de l’Intérieur.

Il était difficile, dans l’urgence des combats, de tout remettre à plat et de mieux centraliser les choses, en admettant que les différentes chapelles s’inclinent devant le ministre de la Défense ou le chef d’état-major des armées. On a donc fait avec l’existant, et donc assisté aussi à une bataille des ressources entre les différents corps, notamment pour attirer les nombreux volontaires. Le ministère de l’Intérieur a développé ses unités de combat. Les gouverneurs de province, mais aussi parfois les maires de grandes villes, ont fait main basse sur la formation des brigades territoriales. Ceux qui se méfiaient de l’administration d’État ont rejoint les milices des oligarques ou surtout les bataillons indépendants comme Azov.

Fondée autant sur des considérations corporatistes, voire personnelles, que sur les besoins de la nation, l’allocation des ressources n’a donc pas été forcément optimale. Pour faire simple, il y a moins de brigades sur la ligne de front qu’il ne pourrait y en avoir si toutes les ressources humaines et matérielles de la nation étaient utilisées de manière tout à fait rationnelle. Surtout, si l’état-major central et les quatre états-majors régionaux ont le contrôle opérationnel sur presque toutes les unités de combat, ils n’en ont pas forcément le contrôle organique – recrutement, formation, avancement, soutien, équipement – surtout quand ces unités ne dépendent pas du ministère de la Défense et que les provinces ont de grandes responsabilités en la matière. Pour faire simple, là encore, il est difficile, par exemple, pour le chef d’état-major des armées de virer un commandant de brigade qui dépend du ministère de l’Intérieur. Il faut toujours en passer par des tractations entre chapelles et sans doute parfois passer par la Présidence.

Comme si cela ne suffisait pas, ces brigades sur le front sont également très diverses. Loin de la standardisation américaine, on a préféré multiplier à l’envie les différents types de brigades : mécanisée, blindée, aéroportée, d’assaut, chasseurs, assaut aérien, garde nationale, etc. On a pu ainsi compter jusqu’à 17 types différents de brigades ou de régiments, car, pour compliquer encore, on a aussi créé des régiments guère différents des brigades. Comme ces brigades sont toutes organisées et équipées différemment avec des matériels venus du monde entier, pour des effectifs « réalisés » par ailleurs très variables, on imagine la difficulté des états-majors à planifier des opérations avec des unités dont ils ne connaissent pas très bien les capacités réelles.

Ils pourraient cependant mieux le faire s’ils pouvaient s’appuyer sur des états-majors intermédiaires. Au début de la guerre, les états-majors régionaux pouvaient commander seuls un nombre relativement réduit de brigades. Avec la multiplication de ces dernières, on a cependant rapidement explosé le « principe des cinq ». Ce principe est né de l’observation de la difficulté pour le cerveau humain de manipuler simultanément plus de cinq objets mentaux. Au-delà de ce chiffre, il y a forcément de la déperdition d’informations et une multiplication des erreurs. C’est la même chose dans le commandement militaire. La planification avant l’action peut déjà être compliquée lorsqu’il faut préparer les missions d’une vingtaine de brigades ou de bataillons autonomes. La conduite de leur action simultanée une fois que l’action est commencée est impossible de manière optimale. Autrement dit, il y aura de nombreux problèmes de coordination entre unités qui ne savent pas où sont les voisins et où se trouve la limite entre eux, les relèves sur place seront toujours délicates et il y aura malheureusement régulièrement des erreurs et des tirs fratricides. Plusieurs avancées russes dans le Donbass auraient pu être évitées avec une meilleure coordination et donc des états-majors de brigade suffisamment denses pour déjà pouvoir gérer simultanément tous leurs pions tactiques, ce qui n’est toujours pas le cas, mais aussi des états-majors supérieurs de division, de corps d’armée ou d’armée, peu importe le nom pourvu qu’ils puissent faire travailler efficacement quelques brigades entre elles. Dans les faits, il aurait fallu créer un tel état-major chaque fois que l’on formait trois ou quatre brigades, et il devrait en exister une vingtaine maintenant. On est loin du compte.

Il est vrai qu’il aurait peut-être fallu trouver deux milliers d’officiers compétents pour les armer, en retirant des capitaines ou commandants du front et en mobilisant des civils – et c’est là, entre autres, que la mobilisation des étudiants ukrainiens serait utile – qui seraient mélangés et formés en Europe pendant six mois avant d’être engagés en Ukraine, tout équipés et peut-être accompagnés de conseillers.

Le « nez sur le guidon » à traiter tous les jours l’urgence, et en sous-estimant sans doute la durée de la guerre, l’état-major central ukrainien n’a pas pris le temps non plus d’élaborer une doctrine opérationnelle qui soit à la fois l’état de l’art et un guide à suivre par tous pour aller dans la même direction, facilitant ainsi, encore une fois, le commandement des opérations. L’armée française de la Première Guerre mondiale s’attelait à cette tâche tous les hivers, à partir de celui de 1915-1916, quitte à tout changer l’hiver suivant en fonction des évolutions constatées. Il n’est pas trop tard pour le faire, et il serait probablement très utile pour l’armée de Terre française de l’étudier attentivement. Peut-être ne veut-on pas donner d’informations à l’ennemi, peut-être n’existe-t-il pas vraiment de réseau interne d’auto-analyse très élaboré, ce qui conduit au problème suivant.

Limoger pour vaincre

Un des problèmes majeurs de cette complexité organisationnelle est qu’il est difficile de remplacer les mauvais chefs par des bons. Les armées fonctionnent en courant alternatif, passant d’une situation de paix où les règles d’avancement sont bureaucratiques à un temps de guerre où l’on s’aperçoit, par exemple, qu’il ne suffit pas d’avoir réussi un concours civil à 20 ans pour être forcément un bon colonel ou général au combat 20 ou 30 ans plus tard. La formation a pu être très longue, mais elle n’aura jamais pu appréhender complètement toutes les difficultés d’un commandement réel sous le feu, avec toute sa complexité et ses enjeux mortels. Les premiers combats constituent donc souvent un révélateur cruel de l’état réel des compétences, et il est logique que de nombreux chefs nommés dans le calme de l’avancement automatique ou des jeux d’influence ne soient pas à la hauteur le jour J.

Une des tâches d’un haut commandement, en plus de la gestion des opérations, doit donc être de remplacer des officiers manifestement incompétents – ce qui, au passage, est différent de commettre une erreur – par d’autres qui ont montré leurs qualités. C’est ce qu’a fait le général Joffre en quelques mois de 1914, en « limogeant » 40 % de ses généraux commandants de grandes unités et en les remplaçant par des officiers ayant réussi le test initial, comme Pétain ou Fayolle. Les choses se sont ainsi beaucoup améliorées pour l’armée française après le désastre initial de la bataille des frontières. En 1942, l’amiral Lockwood, commandant les sous-marins américains, prend la décision de relever tout commandant de sous-marin n’ayant rien coulé en deux patrouilles. En un an, un tiers des commandants sont ainsi remplacés, mais le nombre de victoires augmente très nettement.

Pour y parvenir, il faut que le haut commandement ait une vision à peu près claire des choses. Cela passe d’abord par la réception et la synthèse de tous les comptes rendus (CR) oraux ou écrits, à partir d’un certain niveau, qui doivent suivre chaque mission dans une armée moderne et remonter la chaîne hiérarchique. C’est la source première de la vision que peut avoir le haut commandement de la situation. J’ignore comment cela est organisé dans l’armée ukrainienne. J’ignore aussi le degré d’honnêteté de ces CR. Celui qui fait le compte rendu est lui-même jugé sur ce qu’il décrit. La tentation est donc toujours extrêmement forte pour lui de minimiser ses « moins » et de maximiser ses « plus », jusqu’à parfois aboutir au sommet à une vision des choses complètement décalée de la réalité. Aucune armée n’est épargnée par ce phénomène, mais il y a des limites, surtout si ces comptes rendus sont vérifiés et recoupés, et que le mensonge est sévèrement sanctionné.

Encore faut-il, pour cela, avoir une structure spécifique, en fait un service de renseignement intérieur aux armées. Le Grand quartier-général (GQG) de Joffre ne cesse d’envoyer des officiers de liaison dans les états-majors d’armées inspecter ce qu’il s’y passe, et les limogeages sont souvent issus de leurs comptes rendus. Un peu plus tard, on y forme un bureau de retour d’expérience et des inspecteurs d’armes qui vont plus sereinement étudier les choses plutôt que les hommes et faire évoluer les doctrines. En 1944-1945, le général Patton, commandant la 3e armée américaine, utilise de son côté un escadron de cavalerie personnel patrouillant en jeeps tout le long du front. Ce service de renseignement doit être capable aussi de capter les doléances des mécontents avant que ceux-ci, en désespoir de cause, ne s’adressent directement au public, par exemple par des vidéos.

Une fois que l’on sait à peu près ce qui se passe, le chef doit avoir le pouvoir de déclencher la foudre contre les incompétents notoires, sans être obligé de lutter contre les chapelles qui les ont nommés et ne veulent pas se désavouer. Un taux élevé de limogeages n’est pas l’indice d’une armée qui va mal, mais au contraire qui va de mieux en mieux, à condition que l’on constate ensuite la diminution régulière de ce taux avec le temps. Plusieurs témoignages indiquent clairement que le taux de limogeages ukrainien n’est sans doute pas au niveau qu’il devrait être, symptôme que le général en chef n’a pas forcément toutes les informations ou tous les pouvoirs nécessaires dans un système aussi complexe et opaque.

Le tableau peut paraître sombre ; il est en réalité normal pour toute armée en guerre qui passe en un temps très court de la grenouille au bœuf, et même plutôt au taureau, pour faire face à des problèmes de taureau que la grenouille a eu du mal à appréhender. Le bordel interne devient très rapidement le deuxième ennemi à combattre, et c’est un ennemi coriace, surtout comme en Ukraine, après des dizaines d’années de mise en place d’une bureaucratie inefficiente. Ce qui sauve l’armée ukrainienne est que l’armée russe, qui n’a pas fait appel à sa société pour se vivifier, connaît des problèmes encore pires.

Par ailleurs, le combat est activement mené. Le général Syrsky a clairement entrepris un effort de réorganisation de son armée, en simplifiant progressivement les structures, transformant petit à petit des brigades territoriales en brigades de manœuvre, alors que le ministère de l’Intérieur fait de même avec la garde nationale et les gardes-frontières. Des états-majors sont effectivement créés, des chefs de brigades sont virés, et parfois même des brigades sont dissoutes. Un grand espoir est de disposer de suffisamment de brigades pour enfin avoir une réserve stratégique. Il faut bien comprendre que la réserve stratégique n’est pas seulement là pour faire face aux urgences ou organiser des attaques sans retirer des forces du front. C’est aussi la seule manière d’organiser des rotations de brigades du front vers l’arrière, de les y reposer, de les reconstituer et de les entraîner à de nouvelles méthodes. Les armées évoluent plus vite à l’arrière que collées au front ; encore faut-il avoir un arrière bien structuré. Le courage immense des soldats ukrainiens et leur ingéniosité technique, dopée par l’arrivée des civils dans leurs rangs, méritent d’avoir une structure de commandement à la hauteur.

Je précise, pour conclure, que les forces armées françaises de ces vingt dernières années n’ont aucune leçon à donner en la matière, trouvant le moyen de passer, en quelques années, d’un système capable de déployer en quelques jours en Allemagne 65 régiments de manœuvre au complet, avec une chaîne de commandement complète et un soutien bien organisé, à un bordel bureaucratique à grande échelle. Le révélateur de la guerre à grande échelle et à haute intensité serait cruel pour nous.

La fin d’un monde et le déni de réalité européen.

Billet du lundi 02 septembre 2024 rédigé par Patricia Lalonde, Vice-présidente de Geopragma.

https://geopragma.fr/la-fin-dun-monde-et-le-deni-de-realite-europeen/


De nombreux rebondissements géopolitiques, souvent passés sous silence, ont émaillé la trêve olympique.

Le basculement s’est accéléré autour des deux conflits majeurs, au Moyen-Orient et en Ukraine ; deux conflits qui ont montré l’impuissance des États-Unis à parvenir à un quelconque règlement. Sombre tableau pour l’administration Biden…

Cette impuissance a permis à la Chine, déjà à l’origine de l’improbable rapprochement entre l’Iran et l’Arabie Saoudite, de tenter désormais de se présenter sur ces deux dossiers comme le barycentre des négociations. Pékin a invité cet été 14 factions palestiniennes afin d’obtenir une position commune sur le futur d’un État Palestinien.

L’assassinat d’Ismaël Haniyeh à Téhéran par Israël a redistribué les cartes ; Israël avait pourtant misé sur le Hamas d’Ismaël Haniyeh face à l’Autorité Palestinienne.

Yahya Sinwar, l’ancien patron de la branche militaire du Hamas ayant remplacé Ismaël Haniyeh à sa tête, a toujours été toujours très méfiant envers les Frères Musulmans.

Il serait prêt néanmoins à négocier dans le cadre d’un nouvel État Palestinien, avec l’ancien homme fort et patron de la sécurité de l’Autorité Palestinienne, Mohammed Dalhan, réfugié depuis aux Émirats Arabes Unis…

Le soutien apporté par les États-Unis et ses alliés européens aux Frères Musulmans s’est avéré un échec. Non seulement, les Printemps arabes ont été un échec, mais les massacres du 7 octobre n’ont pu être évités.

Pendant ce temps, Benjamin Netanyahu continue de massacrer le peuple palestinien, et à s’opposer à toute tentative de paix… La mort des six otages, probablement tués pour venger l’assassinat d’Ismaël Haniyeh, a mis à mal la stratégie de B. Netanyahu.

Quant à R.T Erdogan, lui aussi Frère Musulman, il ne pardonnera pas à Israël les massacres à Gaza ni l’assassinat de son ami, Ismaël Haniyeh ; cela le conduira sans doute à prendre quelques distances avec l’OTAN. La Turquie vient en effet d’annoncer qu’elle désirait rejoindre les BRICS.

Preuve en est sa récente tentative de rapprochement avec Bachar el-Assad afin de pouvoir régler le problème des 3,2 millions de réfugiés syriens, encombrants sur le sol turc.

Le principal ennemi de Bachar el-Assad va donc rendre les armes, laissant les pays européens s’enfoncer un peu plus dans leur déni de réalité.

Concernant le dossier ukrainien, c’est là encore la Chine qui reçoit et soutient Victor Orban, président de l’Union Européenne jusqu’à fin décembre, dans sa volonté d’établir un plan de paix… Ce qui lui vaudra d’ailleurs les foudres des autres pays européens, pour qui toute négociation serait un acte de capitulation.

Cela va d’ailleurs contraindre la Hongrie à emprunter 1 milliard d’euros à la Chine !!

Dans la foulée, Victor Orban sera également reçu par Donald Trump, lui aussi demandeur d’un plan de paix.

Quel pied de nez aux européens !

Puisque l’Europe ne veut pas la paix, et bien utilisons d’autres canaux.

Un monde multipolaire est en train d’émerger, résultat de l’aveuglement des européens.
Vladimir Poutine sera reçu en visite d’état en Azerbaïdjan afin de prôner la stabilité du Caucase du Sud. Il y en apportera son soutien au projet sur le corridor de Zangezur, mettant l’Iran dans l’obligation d’y adhérer également.

L’Azerbaïdjan a par ailleurs demandé elle aussi à rejoindre les BRICS.
Un mauvais signal là encore pour l’Europe, grand soutien de l’Arménie qui risquent ainsi de voir son influence dans la région sérieusement diminuer.

De même en Asie centrale, l’influence de l’Europe et des Etats-Unis diminue, laissant la Chine y développer sa route de la soie et ses grands projets.

L’évolution de ces conflits rejaillira automatiquement sur l’élection américaine en novembre.

L’unilatéralisme euro-atlantique et la tentation autoritaire de l’occident sont mis en cause par le reste du monde et le conflit à Gaza ne fait qu’accélérer cette tendance. Malheureusement ni Paris, ni Londres, ni Berlin, ni Washington ne sont prêts à accepter le nouveau rapport de force entre le G7 et les BRICS.

Nous risquons fort de vivre les cent prochains jours les plus dramatiques de l’histoire contemporaine. C’est malheureusement ce que vient de réaffirmer le chef d’état -major des armées, Thierry Burkhard.

Et tout ceci dans l’indifférence la plus totale de nos dirigeants.

X bloqué au Brésil : nouvel épisode du rapport de force entre États et multinationales du numérique

X bloqué au Brésil : nouvel épisode du rapport de force entre États et multinationales du numérique

 

Avec la suspension de X, la justice brésilienne affirme la souveraineté de l’État dans l’espace numérique et pose, à nouveaux frais, la question du pouvoir des multinationales sur les institutions publiques.

En décidant la suspension du réseau social X (ex-Twitter) au Brésil, le juge du Tribunal suprême fédéral (équivalent brésilien de la Cour de cassation et du Conseil constitutionnel réunis) remet sur la table la question, ô combien centrale, du pouvoir des multinationales du numérique sur les États.

Les termes du conflit sont assez simples. La plateforme n’a pas répondu favorablement aux injonctions du juge. Ce dernier souhaitait la suppression de certains comptes d’utilisateurs liés aux émeutes de partisans de Jair Bolsonaro visant les institutions publiques de la capitale brésilienne, le 8 janvier 2023. Or, loin de se soumettre aux injonctions de la juridiction suprême, le propriétaire de X, Elon Musk, a opposé le principe de la « liberté d’expression » pour se dérober à ses obligations. Condamné à payer une astreinte journalière de 200 000 reais (environ 32 000 euros), X a même choisi d’ignorer cette condamnation et de ne pas payer l’amende. De plus, la plateforme a décidé de ne plus avoir de représentant légal au Brésil : une ultime infraction qui a convaincu le juge suprême de bloquer X au Brésil.

Dans cette affaire, on peut relever deux enjeux principaux. Le premier, c’est la capacité d’un État à maintenir l’ordre (social) dans l’espace numérique, a fortiori lorsque des élans séditieux et des tentatives de coup d’État sont en partie fomentés à partir de plateformes de réseaux sociaux. Il s’agit pour l’État brésilien d’assurer l’effectivité de ses fonctions régaliennes en ligne et hors ligne, et de transposer dans l’espace numérique le principe de souveraineté. Le second enjeu a trait aux adaptations qu’une multinationale étrangère est prête à consentir pour se garantir un accès (pérenne et sans obstacle) à un marché national. En effet, la puissance économique ne fait pas tout. Il est un ensemble de normes, légales, sociales et symboliques, qu’une entreprise doit respecter pour se faire accepter comme un acteur légitime du champ économique d’un pays où elle nourrit des ambitions commerciales.

Sur ce dernier point, il est important de souligner qu’internet n’a jamais été ce « Far-West » tant décrié par les pouvoirs publics de tous les pays depuis les années 1990. Les États ont toujours eu la main sur le Réseau, des lois applicables et appliquées, des condamnations, des restrictions d’accès et des blocages des sites et applications visées. Certes, ces mesures peuvent entraîner des dommages collatéraux : bloquer une adresse IP empêche non seulement l’accès au site à un instant donné, mais aussi aux autres contenus hébergés sur le serveur qui répond à cette adresse. En outre, des voies de contournement existent, à l’instar des VPN – même si les internautes brésiliens encourent une amende (8 000 euros) en cas d’utilisation de ce type de service pour tenter d’accéder malgré tout à la plateforme.

D’autres entreprises ont joué elles aussi le rapport de force avec les autorités publiques par le passé. C’est le cas au Brésil avec la messagerie Telegram (dont le fondateur, Pavel Dourov, vient d’ailleurs d’être arrêté à Paris), qui a été suspendue provisoirement en 2022 et 2023. C’est également vrai en France où, pendant des années, une entreprise telle que Google a refusé de se soumettre aux injonctions des pouvoirs publics, comme la CNIL en 2014 ou l’Autorité de la concurrence plus récemment.

Reste qu’un cas de blocage comme celui de X au Brésil est extrêmement rare dans les démocraties occidentales. De fait, par bien des aspects, ces firmes ont mis les États dans leur dépendance. Ne serait-ce que parce qu’elles forment un oligopole et qu’elles contrôlent en grande partie l’accès à l’espace numérique. Peu d’États ont développé des capacités d’intervention autonome sur les réseaux, et nombre d’entre eux doivent obtenir la collaboration de ces multinationales pour rendre effective leur puissance d’agir en ligne.

À l’inverse, ces firmes (comme n’importe quelle entreprise) sont dépendantes des États à plusieurs titres. C’est le mot de Max Weber : « Le capitalisme requiert la bureaucratie »[1]. Les réseaux de télécommunications, d’une part, sont encore en grande partie à la main des États, d’entreprises publiques ou d’entreprises nationales bien mieux contrôlables que des multinationales basées sur la côte ouest des États-Unis. Et puis, pour reprendre les termes de Bourdieu, l’État fonctionne comme une « banque centrale du capital symbolique »[2] ; autrement dit, c’est par l’État que se joue la réputation des entreprises, se fixent les règles qu’elles doivent respecter pour apparaître comme des acteurs légitimes et, par conséquent, se mettre à l’abri de la mobilisation hostile, des régulations et des condamnations des pouvoirs publics.

Toutefois, le grand enjeu de notre époque est bien cette « relation d’interdépendance asymétrique »[3] qui semble pencher en faveur des multinationales du numérique. Pour reprendre les exemples précédents, on voit ces entreprises s’aménager des voies de contournement des réseaux de télécommunications nationaux. C’est vrai de Google, Microsoft, Facebook et Amazon, en particulier, qui jouent depuis quelques années un rôle majeur dans le déploiement de câbles de communication intercontinentaux. C’est vrai a fortiori de l’empire économique qu’est en train de bâtir Elon Musk, avec l’entreprise Starlink qui ouvre l’accès à internet par voie satellitaire – au risque de déposséder les États de cet attribut fondamental de la souveraineté qu’est le contrôle des communications sur leur territoire.

Et puis, on ne peut ignorer non plus la fascination qu’exercent ces firmes sur les gouvernants de nombreux pays. De fait, le numérique est bien souvent présenté comme la voie de salut indépassable d’économies tournant au ralenti, marquées par le chômage de masse, une démographie en berne, mais aussi des tensions insurrectionnelles qui éveillent l’intérêt des États pour ces technologies facilement employables à des fins de régulation sociale. Il n’est qu’à voir les honneurs accordés aux dirigeants de ces entreprises, lorsqu’ils sont reçus par les chefs d’État et de gouvernement occidentaux avec la révérence habituellement réservée aux gouvernants et diplomates étrangers. Les capitaux (financiers, technologiques, mais aussi symboliques) de ces multinationales sont particulièrement convoités. À travers eux semble se jouer, non seulement et paradoxalement la capacité d’action des États, mais aussi le crédit politique des gouvernants, sommés de prouver qu’ils ont encore prise sur le réel quand tout semble démontrer leur impuissance.


[1] Max Weber, Économie et société, t. 1, Les catégories de la sociologie, Paris, Plon, 1971.

[2] Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2012.

[3] Marlène Benquet, Fabien Foureault et Paul-Lagneau Ymonet, « Coproduire la règle du jeu. État, assurance et capital-investissement dans la France des années 1990 », Revue française de sociologie, vol. 61, n°1, 2020, p. 79-108.

Des missiles et des hommes par Michel Goya

Des missiles et des hommes

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 30 août 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Il y a un peu plus d’une semaine maintenant, le général Oleksandr Syrsky, chef d’état-major des armées, présentait un très intéressant bilan de la campagne de frappes en profondeur qu’a subi l’Ukraine depuis le 24 février 2022, (voir ici ou ici) avec deux chiffres chocs : presque 10 000 missiles et 14 000 drones Shahed ont été lancés par les Russes sur le sol ukrainien depuis le début de la guerre.

Bordure et profondeur, armée et société

Rappelons d’abord quelques principes. En premier lieu, toute la puissance de feu indirecte, celle qui passe par le ciel, sert à réaliser deux missions : modeler le champ de bataille ou modeler la société de l’ennemi. Dans le premier cas, il s’agit d’appuyer les forces au contact contre ceux qu’elles ont en face d’elle (appui) ou de frapper tout ce qui se trouve en deuxième échelon de ces forces de contact : artillerie, soutien logistique, centre de commandement, concentration de forces, etc. (regroupons tout cela sous le terme d’« interdiction »). Dans la classification ex-soviétique, on parlera respectivement de frappes tactiques et opérationnelles. Elles s’inscrivent dans le duel des armes clausewitzien en coordination avec des opérations terrestres afin de vaincre l’armée ennemie, et donc d’obliger le pouvoir politique à se soumettre.

Dans le second cas, qualifié de « stratégique » par les Soviétiques parce que c’est loin et par les armées de l’Air d’avant-guerre pour se donner un rôle autonome, on s’efforcera de frapper l’économie du pays ennemi – son industrie de guerre en premier lieu – le réseau énergétique, les centres politiques, etc. On peut même frapper directement la population comme à la gare de Kramatorsk en avril 2022. L’idée est cette fois d’agir sur l’effort de guerre, au sens large, de la société (ou le peuple selon Clausewitz) l’autre élément de la trinité avec l’armée et le pouvoir politique. À défaut de vaincre l’armée ennemie, certains ont espéré ainsi vaincre la population et obliger le pouvoir à se soumettre non pas par la pression des armes cette fois, mais par celle du peuple mécontent.

La distinction entre ces deux stratégies est parfois floue. Frapper les usines de production d’équipements militaires ont ainsi des effets directs sur l’armée ennemie. La distinction géographique n’est pas non plus forcément très claire, certaines villes comme Kharkiv ou Kherson étant sur la ligne de front et certains objectifs purement militaires, comme les bases aériennes, pouvant se situer très en arrière de celle-ci. Les presque 12 000 cibles touchées par ces 23 000 projectiles sont à moitié militaires et civiles, qui peuvent être aussi d’intérêt militaire. 

Il y a aussi une question de portée. Dans la guerre en Ukraine, plus de 99 % des projectiles indirects de tout type – obus, roquettes, drones, missiles à courte portée, bombes planantes ou non -tombent dans une bande de 60 km au-delà de la ligne de contact. Logiquement, cette bordure reçoit donc aussi l’immense majorité du tonnage lancé et pour plus de 90 % du fait de l’artillerie et des 15 à 20 millions d’obus et roquettes à plusieurs kilos ou dizaines de kilos d’explosif. Les bombes planantes utilisées depuis bientôt un an représentent cependant aussi entre 3 000 et 4 000 tonnes d’explosifs, concentrés sur des points beaucoup plus précis que les salves d’artillerie. À titre de comparaison, le modèle de bombe aérienne atomique américaine B-61 le moins puissant représentait l’équivalent de 300 tonnes d’explosif. Les défenseurs d’Avdiivka, où ces bombes planantes ont été utilisées massivement pour la première fois, ont donc reçu l’équivalent d’une très petite bombe A.

Pas besoin d’utiliser des armes nucléaires de petite puissance, la force de frappe conventionnelle russe a déjà l’équivalent, et c’est bien cette puissance de feu supérieure à celle des Ukrainiens qui permet à leurs forces de manœuvre d’avancer dans les défenses du Donbass et pas l’inverse. Point particulier, les 3008 missiles S-300/400 décrits dans la liste, des missiles antiaériens convertis à la frappe au sol, sont, du fait de leur faible portée sont utilisés presque uniquement dans la bordure et pour le coup, plutôt sur les villes qui s’y trouvent. Outre leur charge militaire conséquente, 140 kg d’explosif, leur seule qualité militaire est d’être trop rapides pour être interceptables (19 sur 3008 seulement) alors qu’ils sont totalement imprécis. Il n’est pas évident que ces missiles frappants à courte portée et très utilisés soient comptabilisés dans les chiffres d’interception, qui se concentrent eux plutôt sur les frappes en profondeur.

Dans la profondeur

Remarquons d’abord que pour frapper la société et les cibles militaires lointaines, les Russes n’emploient pas de chasseurs-bombardiers. La raison est simple : le réseau de défense aérienne ukrainienne, que les Russes n’ont pas réussi à détruire d’emblée, est trop dense et donc trop dangereux pour eux alors que l’aviation russe ne dispose pas suffisamment de moyens dits de neutralisation ou de destruction des défenses aériennes (S/DEAD en anglais). On s’étonnera au passage qu’ils n’aient pas cherché à s’en doter afin de pouvoir réaliser des raids aériens, ce qui est beaucoup plus puissant, agile et précis que l’emploi de missiles, puisqu’un seul chasseur-bombardier peut porter au moins l’équivalent explosif d’un missile et est réutilisable. Les bombes planantes utilisées par les Russes sur la ligne de front en quelques mois dépassent largement en puissance le tonnage d’explosif des 10 000 missiles et 13 000 drones qui ont été utilisés depuis deux ans et demi, surtout si on ne considère que ceux qui ont atteint le sol.

Comme la campagne allemande des V1 et V2 en 1944-1945, la campagne de frappes russe en Ukraine (et inversement d’ailleurs) est une campagne par défaut. On utilise des machines parce qu’on ne veut ou ne peut pas y engager des engins avec des hommes à bord.

Cet emploi des machines est passé par plusieurs phases. Au début de la guerre, les Russes disposaient d’un arsenal de missiles de 1ère catégorie, modernes, puissants, à longue portée et précis fondés sur trois modèles : 9K720 Iskander balistiques sol-sol, Kh-101/Kh-555 croisière air-sol et 3M-54 Kalibr croisière mer-sol. On rappellera que les missiles balistiques ont une forte poussée initiale pour leur donner une trajectoire parabolique et une grande vitesse à la retombée alors que les missiles de croisière sont propulsés par un moteur à réaction et volent à une altitude plus basse.

En 2019, l’Institut suédois FOI estimait que la Russie disposait de 1 300 de ces engins de première catégorie avec une production moyenne de 20 par mois. En 2022, on était donc sans doute aux alentours de 1 900. Chacun de ces missiles peut projeter plusieurs centaines de kilos d’explosif (700 pour l’Iskander) mais leur temps de vol, même réduit à quelques minutes, leur interdit de frapper autre chose que des cibles fixes et donc plutôt des infrastructures. On l’a oublié, mais les Russes ont très largement utilisé, voire dilapidé cet arsenal dans les premiers jours de la guerre, avec plusieurs dizaines de missiles chaque jour, parfois efficacement comme les 30 missiles lancés le 13 mars sur la base militaire de Yavoriv, mais souvent de manière erratique et avec le risque d’épuisement rapide du stock. Pour la petite histoire, le tweet correspondant à cette situation me vaut la reconnaissance éternelle de tous les idiots pro-russes qui peuvent l’afficher régulièrement en le sortant de son contexte.

Du côté de la défense, si les missiles balistiques restent difficiles à abattre, les Ukrainiens apprennent à mieux contrer les missiles de croisière. Le taux d’interception, assez faible au départ, augmente nettement à l’été 2022 par effet d’apprentissage et apport du renseignement aérien d’alerte américain.

Les Russes décident néanmoins de continuer cette campagne de frappes en profondeur et s’adaptent. En premier lieu, ils réussissent à maintenir et même à élever leur production de missiles malgré l’embargo sur les composants électroniques, ce qui pose la question de leurs fournisseurs. En faisant le total des trois missiles de première catégorie évoqués plus haut on obtient le chiffre de 2942, soit un surplus de 1 000 par rapport au stock initial et donc une production d’une trentaine par mois. En second lieu, les Russes introduisent dans la bataille tout ce dont ils disposent depuis les missiles hypersoniques Kh-47M2 Kinjal (puis marginalement les 3M22 Zirkom) encore à l’état de prototypes jusqu’aux vieux missiles Tochka-U en passant surtout par la conversion de missiles antinavires en frappes au sol. Qu’il s’agisse des très anciens vieux Kh-22 ou leur version modernisée Kh-32, tirés depuis les airs, ou les modernes P 800 Onyx tirés depuis le sol, ces missiles à longue portée sont très rapides, et donc difficilement interceptables (12 sur 211 Onyx et seulement 2 sur 362 Kh22/kh32) mais au prix d’une faible précision. Les vieux Kh22 en particulier, avec une tonne d’explosif à bord, sont à l’origine de catastrophes meurtrières comme, entre autres, la destruction de la cathédrale d’Odessa, du centre commercial de Krementchouk et d’un immeuble à Dnipro. Les Russes se défendent de frapper directement la population, mais quand on lance des engins aussi puissants que hasardeux au milieu des villes le résultat est le même.

Grâce à tous ces ajouts, les Russes ont réussi à maintenir une cadence de tir de missiles, certes moins élevée qu’au début de la guerre, mais quand même conséquente. A la fin de l’année 2023, on parlait d’un total de 7 400 missiles, de tout type et de toute portée, tirés depuis le début de la guerre, soit plus de dix par jour.

La campagne black out

À partir de septembre 2022, les Russes ajoutent à cet arsenal les drones à longue portée Shahed-136, fournis par l’Iran puis produits et développés en Russie sous le nom de Geran. Le Shahed est lent et ne porte qu’une charge limitée (initialement 20 kg d’explosif et peut-être 40 pour les dernières versions, soit l’équivalent d’un ou deux obus de 152 mm) mais il est très simple et peu coûteux et peut donc être fabriqué en grande quantité. Plus de 13 000 ont été ainsi lancés à ce jour, soit une moyenne de 500 par mois sur des cibles fixes et peu protégées. L’apparition des drones oblige les Ukrainiens à développer un système de défense spécifique, peu efficace au départ mais désormais à peu près au point, ce qui explique le pourcentage total de 66 % d’interceptions alors que l’on en est certainement à au moins 80 % aujourd’hui. Notons qu’avec 33 % de Shahed ayant effectivement atteint le sol, cela donne seulement entre 80 et 100 tonnes d’explosif projetées en deux ans, ce qui est très faible, non pas pour ceux qui sont dans la zone de tir mais au niveau stratégique.

Au début du mois d’octobre 2022, les Russes rationalisent l’emploi de tout cet arsenal hétéroclite. Missiles de tout type et drones sont réunis en salves quasi hebdomadaires de 100 à 200 projectiles destinés à saturer le système de défense aérien ukrainien et produire un effet de masse tant matériel que psychologique. Les attaques sont également concentrées sur le réseau énergétique, électrique en particulier, et secondairement sur les grandes villes, Kiev en premier lieu. Cette campagne dure six mois avant de se réduire en régularité et en volume de munitions disponibles. Si son objectif était de paralyser la société ukrainienne et de faire chuter le moral de la population, l’échec est patent, comme de fait toutes les campagnes visant cet objectif dans l’histoire. Si l’objectif était d’entraver le fonctionnement de l’armée ukrainienne c’est plus réussi, ne serait-ce que par la menace permanente qui pèse sur toute concentration de ressources, la tension sur le système de défense aérienne et le retrait de pièces importantes sur le champ de bataille, comme les canons-mitrailleurs, pour défendre les villes contre les drones.

La campagne de frappes en profondeur s’est poursuivie de la même façon à moindre rythme jusqu’à la fin de l’année 2023, maintenant le réseau électrique ukrainien sous pression, avant d’être relancée par le renfort nord-coréen. On savait que la Corée du Nord avait alors fourni des missiles balistiques KN23 à la Russie à partir de la fin 2023 mais pas en aussi grand nombre (1300). Le KN-23 ou plutôt les KN-23 car il en existe de nombreuses versions, se veut l’équivalent nord-coréen de l’Iskander russe avec des performances annoncées similaires. Ce n’est pas forcément le cas, les KN-23 ayant connus de nombreux ratés et de très grandes imprécisions en Ukraine, mais cela représente malgré tout par le nombre, la puissance et la difficulté d’interception (1 sur 23) une menace importante. Avec en plus, et surtout, la fourniture de millions d’obus d’artillerie, la Russie doit beaucoup à la Corée du Nord, dont personne ne dit au passage qu’elle serait « cobelligérante ».

En résumé, l’exposé honnête, semble-t-il, du général Syrsky souligne à la fois le volume de cette campagne de frappes par les machines, mais aussi ses limites. Il souligne aussi la difficulté que l’on éprouve encore à intercepter des missiles très rapides, qu’ils soient balistiques ou de croisière, et la nécessité d’une défense adaptée que pour l’instant nous n’avons pas encore à un niveau suffisant. Confrontée à 10 000 missiles conventionnels et 13 000 drones, la France serait de toute façon en grande difficulté. Dernier point : le chiffre final de 25 % seulement d’interception de missiles interceptés n’a pas manqué d’attirer les commentateurs sur le thème : « les Ukrainiens, qui annoncent régulièrement plus de 80 % d’interceptions mentent donc ». On l’a vu les choses sont plus compliquées que cela, puisqu’il s’agit d’une moyenne sur deux ans et demi avec des évolutions majeures de la défense aérienne ukrainienne en capacités et en compétences. Il est probable par ailleurs comme cela a été dit que seules les frappes dans la profondeur font l’objet de bilan forcément beaucoup plus flatteurs. Pour autant, il est vrai que le soutien au moral intérieur et la transparence pour maintenir la confiance des alliés ne font pas forcément bon ménage.

Frappes du Hezbollah sur Israël : un embrasement évité ?

Frappes du Hezbollah sur Israël : un embrasement évité ?

Interview Le point de vue de Didier Billion – IRIS – publié le 27 août 2024

 

Si les relations entre Israël et le Hezbollah libanais ont toujours été marquées par une importante conflictualité, un nouveau chapitre particulièrement tendu s’est ouvert à la suite des attentats du 7 octobre et des bombardements massifs sur Gaza. Plus proche allié de l’Iran au sein de l’« axe de la résistance » dirigé contre l’État hébreu comprenant également les Houthis au Yémen, le Hamas, la Syrie et divers groupes chiites en Irak, le Hezbollah dirigé par Hassan Nasrallah s’est montré particulièrement actif ces derniers mois. Alors que le meurtre du chef du Hamas Ismaël Haniyeh au cœur de Téhéran a ajouté de l’huile sur le feu dans une région déjà au bord de l’implosion, le Hezbollah a en effet lancé le 25 août une attaque d’envergure visant des structures militaires israéliennes. Une escalade pouvant mener à un embrasement régional est-elle envisageable dans ce contexte ? Entretien avec Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS en charge du Programme Moyen-Orient/Afrique du Nord de l’IRIS.

Dans quel contexte s’inscrit l’attaque du Hezbollah du 25 août 2024 ? Quels étaient les objectifs poursuivis par le Hezbollah ?

Il y a en réalité un double contexte pour comprendre les opérations militaires croisées du dimanche 25 août. Le contexte général, tout d’abord, qui réside bien sûr dans la montée des tensions régionales depuis l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023 et qui n’a cessé de s’accroître depuis lors en raison de la politique à caractère génocidaire menée par l’État d’Israël contre la bande de Gaza. Le massacre méthodique organisé par les autorités israéliennes à l’encontre de la population gazaouie s’élève à ce jour à près de 40 000 morts – en réalité beaucoup plus sans qu’il soit possible de fournir un chiffre précis au vu de l’ampleur du désastre – dont une immense majorité de civils, et par la destruction de toute vie sociale possible pour de nombreuses années.

Le contexte plus conjoncturel est en rapport avec l’assassinat de Fouad Chokr – un des principaux responsables militaires du Hezbollah et bras droit de Hassan Nasrallah – le 30 juillet dernier à Beyrouth. Considérant l’importance politique de cette perte ainsi que le lieu où l’assassinat s’est produit, le Hezbollah ne pouvait le laisser impuni et avait fait des déclarations en ce sens à plusieurs reprises. Mais c’est en réalité Israël qui a lancé, dans la nuit de samedi à dimanche, une opération préventive de destruction des lances rampements de roquettes du Hezbollah pour empêcher l’opération d’envergure promise par ce dernier de se concrétiser.

Au lendemain de cette attaque, quelle a été la réponse d’Israël ? Quel bilan peut-on dresser de ces attaques pour chacune des parties ?

Le Hezbollah, par la voix de son secrétaire général Hassan Nasrallah, a précisé lors d’une conférence de presse organisée le soir même des opérations que les objectifs des tirs de roquettes Katioucha – dont les experts considèrent qu’ils s’avèrent peu précis et facilement interceptables – et de drones se concentraient sur onze bases militaires dont notamment celle de Glilot, près de Tel-Aviv, qui serait une base du renseignement militaire israélien et du Mossad, le service de renseignement extérieur. Aucune frappe du Hezbollah n’a visé de villes israéliennes ce qui indique assez bien les limites que le groupe militaire libanais s’est fixé lui-même.

Comme évoqué précédemment, la partie israélienne a, pour sa part, indiqué que les frappes effectuées par son aviation – une centaine d’avions mobilisés semble-t-il – avaient visé des milliers de rampes de lancement du Hezbollah. Chiffre immédiatement démenti par ce dernier.

Le bilan exact est quasi impossible à connaitre puisque, comme toujours dans ce type de situation, on peut considérer que les déclarations triomphalistes formulées de part et d’autre sont très largement exagérées et qu’en réalité les tirs croisés massifs n’ont en rien modifié les rapports de force militaires entre les deux belligérants.

Il est enfin à noter que si les États-Unis ont réaffirmé leur soutien sans faille à Israël ils n’ont visiblement pas participé aux interceptions des roquettes lancées par le Hezbollah.

Ce bref épisode indique à la fois la volatilité de la situation régionale mais aussi les limites que se posent chacune des parties. En tout cas dès la journée de dimanche chacun des protagonistes déclarait explicitement qu’il désirait en rester là à ce stade. Le Hezbollah ne peut certes laisser impuni les assassinats à répétition de ses responsables, au risque de se décrédibiliser, mais il a parfaitement conscience qu’il n’a aucun intérêt à lancer une offensive militaire d’ampleur contre Israël. Celle-ci, risquerait en retour non seulement d’être très préjudiciable à un Liban déjà extrêmement affaibli mais surtout amoindrirait le rôle politique de premier plan acquis dans le pays par le Hezbollah.

Israël pour sa part est dans une logique radicalement différente mais non exempte de contradictions. On comprend depuis des semaines que Benyamin Netanyahou cherche à régionaliser le conflit de façon à ressouder ses soutiens occidentaux, principalement états-uniens, qui sont verbalement de plus en plus critiques quant à la fuite en avant dont fait preuve chaque jour le gouvernement israélien. Pour autant, ce dessein de régionalisation ne reçoit pas l’agrément des puissances occidentales qui craignent plus que tout un risque d’embrasement susceptible de rapidement devenir incontrôlable.

Quel est à ce jour l’état des capacités militaires de l’« axe de la résistance » face à celle d’Israël ? Doit-on s’attendre à une escalade régionale du conflit après près d’un an de guerre à Gaza ?

Il faut prendre garde à ne pas raisonner principalement en termes de rapports de forces militaires, mais avant tout en termes politiques. Néanmoins, chacune des composantes dudit « axe de la résistance » possède des capacités opérationnelles qu’il est à la fois difficile à évaluer précisément mais qu’il serait vain de nier ou de sous-estimer. Rappelons tout d’abord quelles sont les principales forces de cet ensemble finalement composite.

Le Hamas et le Jihad islamique, bien que non éradiqués contrairement aux objectifs maintes fois réaffirmés de Benyamin Netanyahou, sont considérablement affaiblis et ne sont pas en situation d’une quelconque offensive.

Les milices chiites irakiennes proches de l’Iran, possèdent des capacités opérationnelles réelles, qui se déclinent notamment par des attaques contre des intérêts états-uniens sur le sol irakien, mais ne sont pas en situation de lancer une offensive à l’extérieur, justement en raison de leur caractère milicien.

Les houthis yéménites ont a contrario étonnamment démontré une aptitude opérationnelle qui induit de réels effets sur le trafic maritime en mer Rouge et son prolongement septentrional qu’est le canal de Suez. Pour autant s’ils possèdent un réel savoir-faire militaire, leur force réside surtout sur leur capacité à perturber le commerce international, ce qui n’est pas négligeable, convenons-en.

Passons rapidement sur la Syrie dont les capacités de l’armée à mener des opérations extérieures sont quasi nulles en raison des conséquences dévastatrices de la guerre civile.

Comme déjà mentionné, le Hezbollah possède un impressionnant potentiel militaire, particulièrement déployé à la frontière septentrionale de l’État hébreu, mais nous savons qu’il ne peut s’en servir véritablement pour les raisons politiques déjà évoquées.

Enfin l’Iran qui à la différence de tous les acteurs mentionnés est un acteur étatique possédant une variété de moyens militaires opérationnels et pouvant indéniablement causer pertes et dégâts en Israël, mais qui craint plus que tout d’être engagé dans un engrenage qu’il ne maitriserait pas dans le cas d’un conflit frontal avec Israël.

Pour une raison évidente, ce serait une erreur de perspective complète que de simplement additionner ces forces militaires. Chacune des composantes de l’axe de la résistance partage certes la même rhétorique sur l’« ennemi sioniste » – et plus généralement contre l’impérialisme états-unien – mais chacune possède de facto son propre agenda politique national qui rend quasi impossible une attaque concertée contre Israël. D’autant que chacune de ces forces comprend aussi parfaitement que dans le cas d’une telle attaque, la réaction de Washington serait foudroyante et ferait alors entrer les opérations militaires dans une autre dimension dans laquelle cet « axe de la résistance » n’aurait probablement rien à gagner.

Le « Projet 2025 » : les démocrates l’adorent, les républicains l’ignorent

Le « Projet 2025 » : les démocrates l’adorent, les républicains l’ignorent

par Alexandre Mendel – Revue Conflits – publié le 28 août 2024

https://www.revueconflits.com/le-projet-2025-les-democrates-ladorent-les-republicains-lignorent/


Écrit sous l’égide de la très conservatrice Heritage Foundation, ce texte de plus de 900 pages, prévoit un plan d’action pour le futur mandat de Trump, sur une ligne dure et ultradroitière. La gauche américaine dénonce un fascisme rampant. Les républicains font mine de ne pas être au courant.

Observateur avisé des États-Unis, qu’il ne cesse de parcourir dans ses espaces ruraux comme urbains, Alexandre Mendel livre chaque semaine, en exclusivité pour Conflits, une « Lettre d’Amérique » pour décrypter les élections en cours.

C’est devenu un classique des meetings démocrates. Casquette Make America Great Again sur la tête, perruque blonde et cravate rouge portée trop longue, un sosie de Donald Trump est toujours présent pour égayer les supporters de Kamala Harris. Devant le gigantesque United Center de Chicago, où se tenait la convention démocrate la semaine dernière, un jumeau mal dégrossi du milliardaire signait d’immenses livres, aux tranches aussi épaisses que la liste des élus qui ont sacrifié Joe Biden quelques semaines auparavant. « Venez chercher votre Projet 2025 dédicacé ! » : la blague fait référence à un document intitulé Project 2025, long de 920 pages et dont le titre a dû être répété, pendant les trois jours de ce grand raout, une bonne centaine de fois par les personnalités invitées à prendre la parole devant plus de 5 000 délégués du parti.

La marque du complot

Si bien que Project 2025 est devenu une marque : celle du complot pour la gauche qui voit dans ce grimoire conservateur une feuille de route pour l’installation du fascisme en Amérique, et celle de l’embarras pour les trumpistes qui jurent, la main sur le cœur, qu’ils n’ont rien à voir avec ce mode d’emploi à destination des conservateurs. Aucun doute que Kamala Harris reprendra, face à Donald Trump, le 10 septembre prochain (si le débat est maintenu)  les arguments de la presse libérale américaine. À savoir que Donald Trump a puisé dans les propositions du Project 2025 pour nourrir son Agenda 47, le nom de son programme officiel. Mais que le véritable projet présidentiel du républicain, c’est tout le Project 2025.

« Sauver le pays de l’emprise de la gauche radicale. »

Comme souvent aux États-Unis (bipartisme aidant), les versions des deux camps sont très exagérées. Donald Trump était certes parfaitement au courant de l’existence de ce document et ses dénégations actuelles ne tiennent pas la route. Pour autant, les trumpistes, tout fascinés qu’ils puissent être parfois par l’autorité, et même par les régimes autoritaires, ne sont pas en train d’installer secrètement une dictature en Amérique. Les rédacteurs du Project 2025 sont bien connus des républicains. Ils n’ont rien d’illuminé se réunissant en secret pour fomenter un coup d’État : beaucoup d’entre eux ont travaillé dans l’administration Trump du temps où il était président et ce ne sont pas eux qui ont pu prévenir deux impeachments et une défaite.  Mais quand Trump affirme, sur son réseau Truth Social, qu’il « n’a aucune idée de qui se trouve derrière Project 2025 », il ment, d’autant qu’il dîne régulièrement avec ses auteurs qui ne font pas qu’écrire puisqu’ils sont aussi doués en matière de levée de fonds… pour sa campagne ! Parmi les auteurs, figurent l’ancien chef de cabinet de la Maison-Blanche, Mark Meadows ou encore Stephen Miller, conseiller principal de Trump.

L’Heritage Foundation, think tank à l’origine de ce sulfureux pavé édite, depuis le premier mandat de Ronald Reagan, ces mémentos, faits de recommandations, à destination des républicains, à un rythme d’à peu près tous les deux ou trois ans. Leur objectif est écrit noir sur blanc : « Sauver le pays de l’emprise de la gauche radicale. » La différence, cette fois-ci, est que le Project 2025 semble être taillé sur mesure pour Trump s’il advenait qu’il soit élu. Ce pavé fait mention de Trump plus d’une centaine de fois. Surtout, il consacre certains thèmes chers au candidat républicain qui promet, en meeting et en interview, « d’être un dictateur le premier jour ». Ainsi, l’Heritage Foundation ne fait pas mystère de ses intentions en suggérant d’en finir avec la toute-puissance de l’État, un thème classique chez les républicains, mais qui ici prend une dimension très régalienne, à rebours de la tradition américaine. Il est ainsi prévu de « démanteler le gouvernement fédéral » par la mise en œuvre « d’une expansion radicale du pouvoir présidentiel sur l’appareil gouvernemental » sur une transition de 180 jours baptisée « manuel de jeu ». Concrètement cela consisterait à regrouper toutes les agences fédérales (FBI et CIA par exemple) sous l’unique responsabilité de l’exécutif, c’est-à-dire sous celle de Trump. Pour se justifier, les rédacteurs du texte interprètent l’article 2 de la Constitution américaine qui dispose que le pouvoir exécutif du pays « est dévolu au président ». C’est la théorie de « l’exécutif unitaire » qui écarte le Congrès dans le contrôle des agences fédérales et des nominations des hauts fonctionnaires les dirigeant.

Le Project 2025 va encore plus loin en permettant une sorte de chasse aux sorcières avec tests de loyauté des futurs fonctionnaires ou encore création d’une académie présidentielle pour former les nouveaux cadres du trumpisme amenés à rester à Washington bien après l’expiration d’un deuxième mandat de Trump. De tout cela, bien sûr, il n’est pas question dans l’Agenda 47. Trump lui-même parle de « bêtise abyssale », mais le mal est fait : en l’associant si fortement au candidat républicain, les démocrates en ont fait un repoussoir, voter pour Trump, c’est directement s’attaquer à la démocratie.

Et s’il n’y avait que ça ! À la recherche du soutien crucial des suburban women (les femmes de banlieue), Donald Trump qui tente de donner des gages à ce segment de l’électorat doit également s’expliquer sur la partie « famille » du Project 2025 qui prévoit que toutes les grossesses doivent être menées à terme, même en cas de danger de mort pour la mère ou que le mariage hétérosexuel est la seule forme d’union possible. Un peu beaucoup pour un candidat qui a promis, à la grande déception des évangéliques, de « garantir les droits reproductifs des femmes », allant jusqu’à utiliser cette terminologie démocrate qui horripile tant les conservateurs.

Quels liens entre la guerre russe en Ukraine depuis 2022 et la relance du conflit israélo-palestinien depuis le 7 octobre 2023 ?

Quels liens entre la guerre russe en Ukraine depuis 2022 et la relance du conflit israélo-palestinien depuis le 7 octobre 2023 ?

Par Guillaume Ancel – Diploweb – publié le 23 août 2024 

https://www.diploweb.com/Quels-liens-entre-la-guerre-russe-en-Ukraine-depuis-2022-et-la-relance-du-conflit-israelo.html    


Guillaume Ancel est un ancien lieutenant-colonel, saint-cyrien, breveté de l’Ecole de Guerre et de l’Institut royal supérieur de défense de Bruxelles. Il a quitté l’armée de terre en 2005 pour rejoindre le monde des entreprises. Il est aussi chroniqueur radio et TV sur les sujets de sécurité et de défense. Il a publié aux Belles Lettres et chez Flammarion des récits particulièrement réalistes, suscitant de nombreux débats. Il est l’auteur du Blog Ne pas subir.

Une sorte de concurrence médiatique s’est établie entre ces deux conflits depuis le 7 octobre 2023, comme si l’opinion publique ne pouvait en suivre qu’un seul à la fois. Comme si l’opinion publique ne pouvait pas comprendre les interactions. Guillaume Ancel se livre à une intéressante réflexion sur les interactions entre deux conflits, leurs différences et leurs possibles points communs. Voilà qui illustre brillamment l’interdépendance des évènements à la surface de la planète.

JE suis souvent tenté d’associer, ou plutôt de relier ces deux conflits bien qu’ils soient séparés par 2 000 km de distance, des acteurs très différents et des contextes sans comparaison. Et pourtant, ces guerres – celle relancée par la Russie contre l’Ukraine le 24 février 2022 et celle déclenchée par le Hamas contre Israël par une attaque terroriste le 7 octobre 2023 – sont reliées par de nombreux points que je vais essayer de tracer, sans prétendre à l’exhaustivité.

Ces conflits en Ukraine et au Proche-Orient, déclenchés par des actes d’agression (invasion russe et attaque terroriste du Hamas) ont un impact direct sur nos sociétés occidentales et tout spécialement européennes. Le premier parce qu’il menace directement et militairement les pays européens, et particulièrement ceux qui se situent au contact de la Russie et d’une Biélorussie vassalisée par V. Poutine. Pas la peine de discuter longtemps avec nos amis finlandais, baltes ou polonais pour observer que cette guerre n’est pas un sujet virtuel mais une menace directe de leur intégrité.

Le second conflit, au Proche-Orient, concerne nos pays européens indirectement et socialement, puisque comme les nord-Américains, nos sociétés intègrent d’importantes communautés juives dont Israël est l’Etat refuge (qu’il leur faut soutenir) ainsi que de vastes communautés musulmanes qui ressentent une forme de solidarité pour les souffrances infligées au peuple palestinien, dont la bande de Gaza est emblématique.

Pour ces deux guerres, nos sociétés occidentales se sentent donc concernées et observent avec attention leur évolution quand pour beaucoup d’autres conflits malheureusement, elles estiment généralement une forme de détachement, probablement parce que « la paix, c’est quand il y a la guerre ailleurs » (Jacques Prévert).

 

Paris le 2 mai 2018. Guillaume Ancel
Guillaume Ancel
Ancien lieutenant-colonel, saint-cyrien, breveté de l’Ecole de Guerre et de l’Institut royal supérieur de défense de Bruxelles. Auteur de plusieurs ouvrages.
Ancel

Mais, au-delà de leurs impacts sur nos sociétés, ces guerres sont aussi reliées par certains de leurs acteurs. La Russie de Poutine affiche volontiers sa coopération militaire et politique avec l’Iran et la Corée du Nord. Si cette dernière semble « se contenter » de fournir des munitions que la Russie peine à produire pour bombarder massivement l’Ukraine, l’Iran joue elle un rôle de premier plan au Proche-Orient, en particulier par ses liens forts avec les rebelles Houthis au Yémen, plusieurs groupes armés en Irak, sa quasi-mainmise sur la Syrie d’Assad et le contrôle exercé sur le Hezbollah au sud du Liban.

L’Iran fournit par ailleurs des milliers de drones de combat à la Russie et probablement d’autres munitions qui manquent à Poutine pour sa guerre contre l’Ukraine. Il est étonnant d’observer qu’à ce titre, l’Iran n’ait pas fait l’objet de sanctions économiques et technologiques renforcées alors qu’il joue un rôle de premier plan pour le bombardement de cibles civiles en Ukraine. Tandis que les Occidentaux se torturent le cerveau au sujet de l’emploi des armes qu’ils fournissent à l’Ukraine.

Mais tous ces sujets sont connus, bien documentés et n’étonneront personne. Je vais décrire maintenant des événements moins voyants et qui méritent réflexion, en se rappelant que dans la guerre, ce qui est voyant n’est forcément important.

L’attaque terroriste du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023 est arrivée à point nommé pour Poutine

A la fin de l’été 2023, la contre-offensive ukrainienne s’échinait à percer les lignes russes avec des moyens importants mais insuffisamment concentrés et combinés. En face, l’armée russe craignait de voir rompre cette digue longue de 1 100 km, trop longue pour être suffisamment puissante, un peu comme le mur de l’Atlantique qui avait été conçu pour ralentir un débarquement allié, pas pour l’empêcher. Une percée dans leurs lignes aurait pu être dévastatrice si elle avait créé un effet de débâcle dans une organisation militaire russe qui repose sur une centralisation rigide et l’absence de prise d’initiative.

Les alliés de l’Ukraine retenaient leur souffle mais commençaient à s’inquiéter… quand le Hamas a déclenché le 7 octobre 2023 son raid ultra violent contre Israël.

Les armées de Poutine jouaient à l’été 2023 une course contre la montre tandis que les Ukrainiens s’acharnaient avec l’énergie du désespoir. Début octobre 2023, deux des trois lignes défensives russes étaient déjà enfoncées dans la région de Zaporijia. Les alliés de l’Ukraine retenaient leur souffle mais commençaient à s’inquiéter… quand le Hamas a déclenché le 7 octobre 2023 son raid ultra violent contre Israël, avec une volonté manifeste de terroriser et de le montrer, provoquant stupeur et consternation de l’Etat hébreu mais aussi de son parrain, les Etats-Unis qui garantissent depuis l’origine la survie de cette nation continuellement menacée.

Théoriquement, les Etats-Unis sont capables de gérer plusieurs conflits en même temps, mais celui d’Israël est prioritaire dans leur esprit et leurs stocks de munitions ne sont pas extensifs à l’infini. Les Américains choisissent immédiatement de donner la priorité à la défense d’Israël et réduisent en proportion leurs livraisons militaires à l’Ukraine. Ces derniers voient tarir une source essentielle d’approvisionnement tandis que les Européens sont incapables de prendre véritablement le relais, faute d’avoir réellement mobilisé leurs puissantes industries. La contre-offensive ukrainienne de 2023 est un échec, pour de multiples raisons, mais cette opération du Hamas contre Israël en a été le coup de grâce, au moment où l’armée russe – qu’on croyait essorée – recevait des centaines de milliers d’obus d’artillerie complaisamment fournis par la Corée du Nord.

Pur hasard que l’action terroriste qui va enflammer tout le Proche-Orient se déclenche au moment où Poutine en a le plus besoin dans son « opération militaire spéciale » contre l’Ukraine qui n’en finit pas de s’enliser ? Rappelons-nous qu’un an auparavant, Sergueï Lavrov, le fidèle ministre des Affaires étrangères de Poutine, rencontrait les chefs du Hamas. Or, d’après les spécialistes des questions militaires dont je fais parfois partie, il a fallu un an au Hamas pour préparer cette action terrifiante qui n’était pas à sa portée. Les services israéliens ont rapporté que le Hamas avait bénéficié de la formation et des conseils d’instructeurs iraniens (dépêchés sur place à Gaza ?) pour préparer l’opération du 7 octobre 2023, en particulier en termes de neutralisation des systèmes de détection et de coordination israéliens.

Il est très probable que l’attaque terroriste du 7 octobre 2023 contre Israël ait été préparée avec l’aide de l’Iran et sur l’incitation de la Russie de Poutine pour détourner l’attention des Américains du front ukrainien.

A partir du 7 octobre 2023, l’aide militaire américaine à l’Ukraine se réduit de manière drastique jusqu’au mois de mai 2024 où, en pleine campagne électorale présidentielle, le candidat Donald Trump lève enfin son blocage du Congrès pour des raisons non éclaircies à ce jour. Est-ce que certains services américains l’ont menacé de publier des éléments de preuve sur sa relation plus qu’ambiguë avec V. Poutine ? Trump a-t-il craint d’être tenu responsable d’un échec possible de l’Ukraine dans cette période si sensible de la campagne électorale américaine ?

Koursk, un argument dans la concurrence médiatique entre la guerre qui frappe l’Ukraine et celle que mène Israël ?

En tout état de cause, depuis octobre 2023 avec l’opération « Netanyahou » particulièrement violente contre Gaza et qui menace tout le Proche-Orient, l’Ukraine ne parvient plus réellement à attirer et retenir l’attention des médias et du grand public, même lorsqu’elle reçoit enfin des avions F16. La destinée de la guerre en Ukraine ressemble à la chronique d’un échec annoncé (dans le Donbass)… jusqu’au 6 août 2024, lorsque l’armée ukrainienne lance une opération particulièrement audacieuse d’invasion de la région russe de Koursk. Tout le monde est surpris par son ampleur et sa durée, y compris les décideurs ukrainiens alors que l’attention internationale était monopolisée par le risque de riposte Iranienne contre Israël après l’élimination d’Ismael Haniyeh, le chef du Hamas en visite officielle à Téhéran.

De fait, une sorte de concurrence médiatique s’est établie entre ces deux conflits, comme si l’opinion publique ne pouvait en suivre qu’un seul à la fois. Comme si l’opinion publique ne pouvait pas comprendre les interactions. Pour l’Ukraine, la perte d’attention fait peser un risque existentiel en affaiblissant l’effort consenti par les cinquante nations du « groupe de Ramstein » qui la soutiennent. Pour Israël, l’aide américaine est la condition sine qua non de sa survie, Tsahal ne disposant même pas des stocks de munitions qui lui permettrait de mener un conflit en toute autonomie. Les deux guerres semblent presque en compétition.

Concrètement, les Américains, qui sont déterminants dans l’approvisionnement en armes et surtout en munitions d’Israël comme de l’Ukraine, opèrent des choix drastiques entre ces deux conflits, notamment en fonction de la perception qu’ils ont de leur issue.

Pour Israël, il apparaît de plus en plus urgent de stopper l’offensive Netanyahou contre Gaza dont le bilan est désastreux, avec un accord de cessez-le-feu.

Pour l’Ukraine, les Américains ont désormais conscience qu’aucun des deux belligérants ne peut l’emporter « en l’état ». Les Ukrainiens n’ont pas les moyens de chasser l’armée de Poutine de l’intégralité de leur territoire, tandis que celle-ci ne peut espérer plus que conquérir le Donbass à défaut de soumettre son impétueux voisin. Il leur faut donc aussi trouver une voie de sortie, probablement dans une négociation, à condition que les Ukrainiens n’arrivent pas sans cartes à la table de discussion qui ne serait plus alors qu’une capitulation.

L’offensive commencée le 6 août 2024 dans la région de Koursk constitue donc une étape sur le chemin d’une négociation, ainsi que dans l’élargissement de « la marge de manœuvre » accordée à l’Ukraine. Là où les Israéliens ne semblent soumis à aucune contrainte dans l’utilisation de l’armement américain, y compris contre leurs voisins les plus éloignés (l’Iran à 1 500 km), les Ukrainiens doivent jusqu’ici se restreindre à ne pas attaquer de cibles (même militaires) en territoire russe au-delà de leur périmètre de défense élargi à 30-40 km de la frontière comme dans l’opération contre Koursk.

A ce sujet, il est assez étonnant de constater le « deux poids, deux mesures » qui prévaut pour ces belligérants. L’Ukraine doit se tenir à carreau et éviter tout bombardement intempestif qui ferait des dommages collatéraux importants, tandis qu’Israël – tout du moins leur premier ministre Benyamin Netanyahou – ne semble connaître aucune limite à la dévastation de la bande Gaza qui n’est pourtant pas peuplée que de miliciens du Hamas…

Cette affaire du « deux poids, deux mesures » pollue considérablement la gestion de ces crises, une large partie des pays musulmans qui soutiennent l’Ukraine – comme la Tunisie ou la Turquie – n’admettent pas que Netanyahou puisse ravager la bande de Gaza quand l’Ukraine n’en a pas le droit : un droit qui serait différent selon les environnements et les pays ?

Cette question de l’utilisation de l’armement fourni et de la manière de procéder sépare clairement ces deux guerres puisque les réponses apportées sont diamétralement opposées.

Un dernier point commun entre ces deux guerres est enfin l’importance de l’élection présidentielle américaine, le 5 novembre 2024. Poutine comme Netanyahou misaient gros sur l’élection de Trump et c’est une terrible déconvenue pour ces deux dirigeants – qui entretiennent par ailleurs une relation d’une proximité malvenue – que Joe Biden se soit retiré (par surprise aussi) de la course à la Maison Blanche au profit d’une candidate bien plus jeune et dynamique. Parions qu’elle ne s’en laissera pas compter par ces vieux crocodiles qui se complaisent dans la guerre et qu’elle pèsera efficacement pour leur trouver une issue.

Manuscrit clos le 21 août 2024

Août 2024-Ancel/Diploweb.com