|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Geopragma – Billet du Lundi de Jean-Philippe Duranthon, membre du CA de Géopragma – publié le 3 avril 2023
https://geopragma.fr/in-we-trust/
Nota : Certains sujets abordés mériteraient de plus amples développements ou suscitent des questions qu’il n’était pas possible de traiter dans la présente note.
1/ Le dollar US est de loin la devise la plus utilisée dans les transactions internationales. Il est actuellement impliqué dans 88 % des transactions de change, contre seulement 31 % pour l’Euro et 7 % pour le Yuan[1]. Il représente 60 % des réserves de change au niveau mondial. C’est la devise utilisée pour la quasi-totalité des mécanismes financiers internationaux, en particulier le système de règlement de paiements internationaux SWIFT[2]. C’est vers le dollar que les investisseurs inquiets de la fragilité des établissements bancaires se sont récemment tournés, ce qui a obligé la banque centrale américaine à accélérer et amplifier ses procédures de swap de devises. Les cours mondiaux des matières premières sont évaluées en dollars. La liste n’est pas exhaustive.
Cette prépondérance a historiquement deux causes principales : l’écrasante supériorité économique de l’économie américaine après la seconde guerre mondiale et l’accord conclu entre les Etats-Unis et l’Arabie saoudite en 1979[3], après les chocs pétroliers de 1973 et1979 : l’Arabie s’est en effet engagée alors à ne vendre son pétrole qu’en dollars US – d’où le concept de « pétrodollars » – et à réinvestir ses dollars excédentaires en titres du Trésor américain ou d’entreprises américaines, en échange de quoi les Etats-Unis s’engageaient à protéger militairement le pays.
2/ Utiliser le dollar US pour ses transactions avec l’étranger[4] présente, pour un pays dont ce n’est pas la monnaie nationale, l’avantage essentiel de pouvoir participer facilement aux échanges internationaux, puisque le dollar est actuellement accepté par tous les pays, et de disposer de liquidités extrêmement abondantes et d’éviter ainsi quasiment tout risque de crise de liquidité. En contrepartie de ces avantages considérables cette façon de procéder présente des inconvénients non négligeables :
L’utilisation du dollar US restreint donc fortement la souveraineté de l’utilisateur étranger et influe fortement sur le rapport de forces géopolitique.
A l’inverse, le mécanisme libère les Américains de la contrainte des déficits puisque ceux-ci sont pris en charge par les pays tiers qui ont besoin de placer les dollars que le mécanisme les oblige à détenir. Aussi ne faut-il pas s’étonner que le déficit du budget des Etats-Unis ait toujours été important (le projet de budget pour 2024 affiche une prévision de 6,8 %), que le déficit de la balance des paiements américaine soit sans douleur passé de 7,5 Md$ en 1973 à 948 Md$ en 2022 ni que la dette publique américaine ait connu une croissance exponentielle, atteigne aujourd’hui 30 000 Md$ et trouve malgré cela sans difficulté sur les marchés mondiaux le financement nécessaire :
[1] Une même transaction impliquant par définition deux monnaies, le total est de 200 %.
[2] Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication. Ce réseau de télécommunication permet aux institutions financières de tous les pays d’envoyer et de recevoir des ordres de paiement. L’essentiel des transactions est fait en dollar.
[3] Il serait même possible de faire remonter l’origine de ces liens au pacte scellé en février 1945 entre le président Roosevelt et Abdelaziz Ibn Saoud sur le cuirassé Quincy.
[4] On exclut de la présente analyse les pays qui, parce que leur économie s’effondre ou qu’ils sont la proie d’une inflation non maîtrisée, recourent au dollar pour leurs transactions internes afin de rétablir un élément de stabilité.
[5] Les lois américaines prévoient que tout agent économique, américain ou étranger, relève des juridictions américaines s’il a utilisé le dollar américain pour tout ou partie des actes contestés.
Dette fédérale américaine de 1940 à 2015 – wikipedia
3/ Il est donc logique que des pays expriment régulièrement leur souhait de sortir de leur dépendance au dollar. La revendication n’est pas récente[1] mais s’est renforcée ces dernières années pour trois principales raisons :
Certains économistes considèrent que l’ampleur de la dette américaine et la succession des crises financières à dimension mondiale depuis une vingtaine d’années font désormais peser sur l’économie américaine et sur le dollar une menace non négligeable qui doit être prise en compte par ceux qui détiennent cette devise. Aussi considèrent-ils que « le dollar joue un rôle beaucoup trop important dans la finance mondiale » et appellent-ils les pays à diversifier leurs réserves. Un affaiblissement du rôle international du dollar répond donc à une logique technique de prudence financière.
La contestation de la suprématie du dollar s’est accompagnée d’une contestation du faible poids des économies émergentes dans les mécanismes financiers internationaux. Ainsi, les Etats-Unis disposent de 16,75 % des droits de vote au Fonds monétaire international (FMI)[3] mais la Chine de seulement 3,81 %. A la Banque asiatique de développement, le poids de la Chine (6,47 %) est très inférieur à celui du Japon (15,67 %).
La Chine, qui a pris la place du Japon comme premier détenteur de bons du Trésor américains, est logiquement à la pointe de cette contestation et cherche à développer les transactions en Renminbi (aussi appelé Yuan), qui n’est aujourd’hui utilisé que dans 2,7 % des transactions mondiales alors que le PIB chinois représente 14 % du PIB mondial.
Dès mars 2009 le gouverneur de la banque centrale chinoise a préconisé la création d’une monnaie souveraine pour remplacer le dollar et, dans son discours d’ouverture du 14ème sommet des BRICS qui s’est tenu en juin 2022, Xi Jinping a rappelé son souhait de développer la coopération en matière de paiements transfrontaliers.
La Chine a également pris l’initiative de créer en 2014 la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (BAII ou AIIB), dont l’objectif est de renforcer la coopération financière entre les pays membres et de constituer une instance financière internationale contournant celles, créées après la seconde guerre mondiale (FMI, Banque mondiale…), qui sont sous domination américaine. A l’exception du Japon, tous les pays de la zone et tous les BRICS ont adhéré à cette organisation[4]. Le projet de monnaie numérique que la Chine cherche à développer et qui faciliterait les échanges financiers internationaux peut aussi être analysé dans cette perspective.
La Chine a trouvé des alliés – au sein des BRICS, mais pas seulement – pour mener cette stratégie, que renforcent les nouvelles fragmentations nées du conflit en Ukraine. Les « routes de la soie », qui placent les pays bénéficiaires de l’aide chinoise dans la dépendance financière de Pékin, sont un autre moyen d’accroître le rôle du Renminbi, des lignes de swap ayant été créées par la banque centrale chinoise pour faciliter le règlement en Renminbi des opérations effectuées en exécution des contrats signés.
La Russie, soucieuse, dans le contexte ukrainien, de consolider son alliance géopolitique avec la Chine et qui, dès 2018, a limité les paiements à l’étranger et accentué ses paiements en monnaies alternatives, soutient bien sûr ces initiatives. Se substituant aux pays européens, la Chine a accru fortement ses achats d’hydrocarbures russes, qu’elle règle en Renminbis. Vladimir Poutine s’est clairement prononcé, lors du dernier sommet des BRICS, en faveur de la création d’une monnaie de réserve et, lors de la visite que Xi Jinping a faite à Moscou la semaine dernière, s’est engagé à adopter le Renminbi pour les « paiements entre la Russie et les pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine ».
Désireux de renforcer son influence au Moyen-Orient, Xi Jinping a effectué en décembre 2022 un déplacement de trois jours en Arabie saoudite au cours duquel il a déclaré que la Chine s’efforcera d’acheter davantage de pétrole[5] au Moyen Orient et qu’elle souhaitait régler ce pétrole en Renminbis, ce à quoi le gouvernement saoudien a répondu qu’il allait commencer à facturer certaines exportations de pétrole vers la Chine en cette devise.
La Chine a franchi un nouveau pas important au Moyen-Orient en parrainant le 10 mars 2023 à Pékin la réconciliation de l’Arabie saoudite et de l’Iran. Le contenu de l’accord conclu à cette occasion n’est pas connu mais il serait étonnant que la Chine, qui soutient l’économie iranienne pénalisée par les sanctions américaines, n’en profite pas pour inclure l’Iran dans sa stratégie de promotion du Renminbi, d’autant que, compte tenu des sanctions américaines, ce pays n’aurait pas grand-chose à y perdre.
L’Inde – dont environ 85 % des importations et des exportations sont aujourd’hui facturées en dollars US – partage le même souci mais aimerait développer le rôle international de sa propre monnaie : ses achats de pétrole russe – qui, comme ceux de la Chine, ont fortement cru en 2022, les deux pays assurant à eux deux 70 % des exportations de pétrole russe – sont réglés en Roupies et le gouvernement indien a mis en place un groupe de travail chargé de réfléchir aux pays avec lesquels l’Inde pourrait commercer en Roupies.
L’Afrique du Sud utilise de plus en plus le Renminbi et l’a incorporé dans ses réserves de change. L’Argentine et le Brésil (dont 90 % des exportations sont libellées en dollar) ont récemment annoncé leur intention de créer une monnaie unifiée destinée à être utilisée dans les transactions commerciales bilatérales en Amérique latine et le Brésil a dès à présent adopté le Renminbi pour une partie de ses échanges avec la Chine. La situation économique et financière de ces pays rend ces initiatives anecdotiques mais celles-ci n’en sont pas moins significatives d’un état d’esprit qui se répand.
La volonté de diminuer l’influence du dollar et de « dédollariser » les échanges internationaux est donc claire et le processus engagé par la Chine est sans doute irrémédiable et susceptible de modifier sensiblement les relations financières internationales.
4/ Mais la réalisation de ce processus demandera du temps. Si la volonté ne fait pas doute, le processus se heurtera à de nombreuses contraintes.
La supériorité du dollar US est tellement écrasante que la réduire oblige à modifier fondamentalement l’organisation d’une économie mondialisée, ce qui ne peut pas être fait rapidement. Le « détricotage » des liens financiers et bancaires dont dépendent les échanges physiques ou financiers internationaux ne peut être que progressif.
Le système actuel a jusqu’ici présenté bien des avantages pour les États-Unis et pour la Chine puisqu’il permet aux Chinois de vendre aux Américains les produits de leurs usines, en récupérant au passage des dollars bien utiles pour investir en Europe, et aux Américains d’acheter ces produits sans avoir à se soucier de leur balance des paiements. Mais cet avantage va diminuer peu à peu pour la Chine avec le développement du marché intérieur chinois, corollaire de l’augmentation du niveau de vie de la population.
La difficulté vient surtout de ce que le Renminbi/Yuan ne présente pas les caractéristiques d’une monnaie internationale. Alors que les parités du dollar et de l’Euro sont fixées par le marché, c’est-à-dire dépendent le l’efficacité des différents agents économiques et de celle de leurs politiques publiques, le Renminbi/Yuan demeure une devise administrée, dont le cours est fixé par le gouvernement chinois et dépend donc davantage de considérations politiques que de constats économiques. De surcroît, en Chine les prix des biens ne sont pas tous fixés librement par le marché, la sécurité juridique des investissements est aléatoire et les conversions entre devises sont incertaines. Pour un pays tiers, abandonner le dollar au profit du Renminbi signifie donc se mettre entre les mains des dirigeants de Pékin.
En outre, le dollar constitue l’essentiel des réserves détenues par les banques centrales de tous les pays, si bien qu’aucun d’eux n’a intérêt à provoquer une chute de la devise qui diminuerait la valeur de ses propres actifs.
Il est d’ailleurs frappant de constater que, si la part du dollar dans les réserves des banques centrales a baissé ces dernières années – elle est passée d’environ 70 % dans les années 2000 à environ 60 % aujourd’hui -, elle demeure sans commune mesure avec celle de toutes les autres devises :
[1] Voir les critiques exprimées lors de la crise financière asiatique de 1997 par le gouverneur de la Banque populaire de Chine (PBoC).
[2] Groupe de cinq pays qui se réunissent depuis 2011 en sommets annuels : Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud. Ils représentent 41 % de la population mondiale, 24 % du PIB mondial et 16 % du commerce mondial.
[3] Les pourcentages sont respectivement de 16,21 et 4,85 à la Banque Mondiale. Un projet de réforme du FMI avait été signé par Barack Obama en 2010 mais le Congrès a refusé de ratifier en 2014.
[4] Taiwan a demandé à adhérer mais sa candidature a été refusée. Presque tous les pays européens ont fini par adhérer à la BAII mais pas les Etats-Unis, le Canada ni le Mexique.
[5] La Chine est le premier acheteur mondial de pétrole avec 204 Md$ et l’Arabie Saoudite le premier exportateur mondial de pétrole avec 145 Md$ (données de 2019).
En fait la diversification des réserves des banques centrales ne s’est pas faite par recours à des devises autres que le dollar mais par un recours accru à l’or : le changement de politique date de 2010 mais s’est accru en 2022, année pendant laquelle les banques centrales ont acquis 1 136 tonnes d’or contre environ 500 tonnes les années précédentes :
Divers éléments laissent penser que la Chine et la Russie, dont les réserves en or sont déjà d’un niveau notable, sont responsables d’une partie très importante des achats effectués en 2022 :
Les 30 premières banques centrales détentrices d’or en juillet 2018 (en tonnes) – Source : World Gold Council.
5/ La « dédollarisation » du système financier européen serait particulièrement malaisée. L’existence d’une monnaie commune constitue un atout indéniable car l’Euro est l’expression d’une économie jusqu’ici puissante et prospère. Mais l’espoir de voir l’Euro jouer un rôle important au niveau mondial a été largement déçu puisque la part de l’Euro dans les transactions internationales n’est pas plus élevée que celle que les devises qui le constituent avaient avant sa création et que sa part dans les réserves des banques centrales n’augmente pas. L’Euro n’est donc ni une monnaie d’échange, ni une monnaie de réserve du même niveau que le dollar et ne semble pas pouvoir le devenir.
C’est que le système financier européen est très imbriqué dans le système financier américain, comme l’ont montré la crise des subprimes et tout récemment les incidents bancaires aux Etats-Unis et en Suisse, et sa « désimbrification », à supposer qu’elle soit souhaitable, serait longue à réaliser et difficile à maîtriser. Les incertitudes en résultant conduiraient les investisseurs internationaux à s’écarter de l’Euro, donc à l’affaiblir.
S’ils se détournaient du dollar au profit de l’Euro, les pays tiers ne se « débrancheraient » pas pour autant du dollar et des risques économiques et politiques qu’il représente.
Il est peu probable que cette situation change à brève échéance et les évolutions récentes ne vont pas dans le sens d’une autonomisation de l’Euro, qu’il s’agisse du fait que les Européens ont remplacé le gaz russe par du gaz américain ou des transferts aux Etats-Unis d’entités industrielles européennes que la loi américaine dite IRA va entraîner.
6/ L’affaiblissement du rôle du dollar dans la vie financière internationale est donc enclenché. Le contexte actuel favorise une telle évolution : le conflit en Ukraine entraîne la rupture des liens financiers existant entre les deux camps antagonistes ; la dégradation des relations entre la Chine et les États-Unis et les obstacles mis à l’expansion des entreprises chinoises perturbent les relations économiques entre les deux pays ; les difficultés économiques résultant des tensions inflationnistes et de l’abondance des liquidités créées par la politique de quantitative easing[1] des banques centrales fragilisent le système financier occidental et incitent à moins lui faire confiance. La fracturation géopolitique du monde se traduira certainement par une fracturation de l’usage des devises.
Mais il n’existe pas aujourd’hui de véritable alternative au dollar US qui, avec l’or, reste l’actif refuge en cas de crise. La remise en cause de la place du dollar sera un élément de la fragmentation du monde mais ne sera vraisemblablement significative qu’au sein des entités qui, pour des raisons géopolitiques, souhaitent ou doivent limiter leurs interactions économiques avec le bloc occidental : Chine/Russie, zones du Pacifique passées sous obédience chinoise, pays du Moyen-Orient voulant résister aux influences américaines ou israélienne, etc. Il est au contraire probable que le dollar US maintiendra, voire accentuera sa place dans les pays dominés politiquement et économiquement aux Etats-Unis : Europe, Amérique du Nord et, en grande partie, Amérique centrale et du Sud. Les autres pays chercheront à conserver un équilibre entre les différents blocs.
Pour l’instant le dollar se porte bien et investir en dollar demeure une bonne affaire financière :
[1] Achat par les banques centrales de créances que détenaient les établissements financiers, en particulier d’emprunts d’Etat, afin que ces établissements disposent de davantage de liquidités.
Ainsi qu’un journaliste du Financial Times l’a écrit récemment[1] : « le dollar ne mérite peut-être pas de gagner un concours de beauté en ce moment… mais de nombreux investisseurs le considèrent toujours comme l’option la moins laide dans un monde très laid ». Les propos que John Connally, alors secrétaire au Trésor américain, avait tenus aux Européens en 1972 demeureront donc valables encore longtemps : « le dollar c’est notre monnaie et votre problème ».
[1] Gillian Tett – FT – 30 mars 2023.
par Christopher Coonen, membre du Conseil d’administration de GEOPRAGMA. – publié le 6 mars 2023
https://geopragma.fr/larctique-guerre-froide-ou-guerre-congelee/
Le conflit ukrainien a été le révélateur d’un nouvel échiquier géopolitique mondial, mettant fin à presque sept décennies d’un affrontement bipolaire entre les États-Unis et l’Union soviétique, suivi d’une vision unipolaire américaine après l’éclatement de son empire rival russe. Nous avons bel et bien basculé dans un nouveau paradigme d’antagonisme et de tensions entre l’Occident, et les BRICS et le « Grand Sud ». Les BRICS vont d’ailleurs devenir les BRIICSA moyennant le souhait de l’Indonésie et de l’Algérie de les rejoindre.
Les ramifications de cette rivalité remettent en cause à juste titre l’hypocrisie occidentale sur son rôle soi-disant « juste et de principes » en termes de Droits de l’homme et de démocratie ; l’attitude cynique, belliqueuse et extraterritoriales des USA et le suivisme attentatoire européen sont passés par là. Elles englobent les questions de culture, d’économie, de sécurité et de défense, allant même jusqu’à œuvrer pour la dédollarisation des échanges commerciaux mondiaux et des réserves de devises détenues par les banques centrales.
Ce nouvel échiquier cristallise aussi des aspirations de projection de puissance et de rapports de force, laissant poindre les zones géographiques terrestres ou du Cosmos qui deviennent ou deviendront des enjeux de tensions et de crises actuelles et futures. L’un de ces espaces est l’Arctique.
Longtemps perçu comme un territoire hostile et inaccessible, l’Arctique redevient une préoccupation pour les grandes puissances en 1996 avec la création du Conseil de l’Arctique, un forum d’échanges et de coopération autour des sujets touchant le climat, l’environnement, la science et la sécurité, entre les 8 pays frontaliers de l’Arctique : la Russie, les États-Unis, le Canada, le Danemark (Groenland), la Suède, la Finlande, la Norvège et l’Islande. A noter que cinq des huit sont membres de l’OTAN, avec deux pays supplémentaires en lice suite aux candidatures exprimées en juin dernier par la Finlande et la Suède. Sous le droit international existant, les huit nations se sont mises d’accord alors pour définir les zones exclusives économiques (ZEE), comprenant les 12 milles d’eaux territoriales et limitées aux 200 milles d’eaux internationales au-delà.
Cependant deux enjeux majeurs ont amplifié depuis quelques années ces sujets : le réchauffement climatique et les questions militaires.
La fonte accélérée de la banquise ouvre deux nouvelles opportunités : les passages maritimes et l’accès facilité aux ressources gisant sous la calotte de glace. À ces événements géopolitiques s’ajoutent des observations scientifiques inédites. Les grandes puissances prennent alors véritablement conscience du bouleversement à venir. Selon les experts du Giec, avec la hausse des températures, la banquise pourrait totalement disparaître en été d’ici 2030, ouvrant de nouvelles voies maritimes, c’est à dire le passage du Nord-Est, ouvrant la voie la plus courte pour relier l’Europe à l’Asie ou vice-versa, le long des côtes russes, plutôt qu’empruntant le canal de Suez. Temps de croisière diminué de 24 à 12 jours. De plus, l’Institut polaire norvégien révèle que, pour la première fois depuis le début de ses constatations en 1972, le passage du Nord-Ouest (reliant l’Alaska à l’Europe) est « entièrement ouvert à la navigation ».
Selon une étude en 2008 du très sérieux US Geological Survey, la zone arctique recèlerait plus de 10 % des réserves mondiales de pétrole et près de 30 % des réserves de gaz naturel. Et la fonte des glaces apparaît alors comme une aubaine économique pour les pays concernés car l’Arctique regorge d’autres trésors : nickel, plomb, zinc, uranium, platine, terres rares … Cependant une grande majorité de ces hydrocarbures et ressources est située dans la ZEE russe.
Vladimir Poutine mise beaucoup sur cet eldorado polaire et veut quadrupler d’ici 2025 le volume de fret transitant par l’Arctique. Symbole de ces aspirations, la gigantesque usine de liquéfaction de gaz naturel dans la péninsule de Yamal, conçue en collaboration avec la Chine et le groupe français Total. Outre la possibilité de développer des routes commerciales plus courtes par les passages du nord, la Chine veut ainsi imprimer sa présence sur les « routes de la Soie polaire » car les projets de GNL représentent la pierre angulaire de la coopération sino-russe en Arctique. En général, l’Empire du Milieu ne cache pas son attrait pour ce vaste territoire situé pourtant à 1.400 km de ses côtes. « Ce regain d’intérêt s’est matérialisé dès 2004 par la construction d’une station scientifique sur l’archipel norvégien du Svalbard » ; la Chine s’est peu à peu imposée comme un partenaire scientifique mais aussi comme un partenaire économique majeur.
En 2013, l’Islande devient ainsi le premier pays européen à signer un accord de libre-échange avec Pékin. La même année, la Chine fait son entrée au Conseil de l’Arctique avec un statut de pays observateur. En 2018, la Chine présente pour la première fois sa politique arctique et se définit désormais comme un « État proche-Arctique » – un statut inventé et fondé sur une nouvelle interprétation des cartes. En quelques années, Pékin est devenu le premier investisseur dans la zone et s’est impliqué dans des dizaines de projets miniers, gaziers et pétroliers.
La Russie, qui détient la frontière la plus longue avec l’Océan arctique, pourrait être tentée de bloquer ces routes en cas de tensions et d’escalade avec les pays occidentaux. Si les démonstrations de force de la Russie en Arctique inquiètent les pays occidentaux, pour le moment aucun pays arctique n’a intérêt à développer un conflit armé dans la région car l’instabilité ferait sans doute fuir les investisseurs, à minima.
Des tensions géopolitiques ou de la militarisation, il n’en a pas été question à Reykjavik en mai 2021 lors du dernier Forum ; il s’était officiellement réuni pour parler développement durable, coopération économique et pacifique et protection des populations autochtones menacées par le réchauffement climatique, trois fois plus rapide dans le Grand Nord que sur le reste de la planète. « Nous nous engageons à promouvoir une région arctique pacifique où la coopération l’emporte en matière de climat, d’environnement, de science et de sécurité », a déclaré alors le chef de la diplomatie américaine, Antony Blinken.
Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, a martelé que l’Arctique était une zone d’influence légitime de Moscou et dénoncé « l’offensive » occidentale dans la région, tandis son homologue américain en visite au Danemark quelques jours auparavant, avait pointé du doigt « l’augmentation de certaines activités militaires dans l’Arctique ».
Ce dernier conclave a débouché sur une déclaration commune sur la nécessité de préserver la paix et de lutter contre le réchauffement climatique. Une entente de façade alors que les rivalités ne cessent de grandir dans cette région devenue le pôle de toutes les convoitises.
Depuis 2010, la Russie a en effet construit ou modernisé 14 bases militaires datant de l’époque soviétique et multiplié les exercices militaires. En mars 2017, Moscou a simulé une attaque d’avions contre un radar norvégien. Puis les forces russes ont réalisé l’exploit d’un parachutage à 10.000 mètres d’altitude dans le cercle polaire, démontrant leur capacité de projection dans des conditions extrêmes. Des images satellites récentes montrent ces vieilles bases militaires et hangars sous-marins de l’époque soviétique rénovés, des stations radars flambant neuves installées non loin de l’Alaska et des pistes d’atterrissage qui sont apparues dans l’archipel des îles de Nouvelle-Sibérie, confirmant l’ampleur de cet effort. Pour souligner le tout, Vladimir Poutine a signé au cœur de l’été 2022 une nouvelle doctrine pour sa marine, indiquant que la Russie défendrait « par tous les moyens » ses eaux arctiques ; le document les mentionne 66 fois.
C’est en effet dans cette région que se trouve la flotte du Nord, la plus puissante des quatre flottes russes, et qui constitue la colonne vertébrale de la dissuasion nucléaire maritime russe.
En face, l’OTAN montre aussi les muscles avec des exercices militaires de plus en plus fréquents. En 2018, l’exercice « Trident Juncture » en Norvège a rassemblé des troupes des 29 pays membres, rejointes par celles de la Suède et de la Finlande. D’une ampleur inégalée depuis la fin de la Guerre froide, cette manœuvre avait provoqué la fureur du Kremlin. En amont d’une visite en août 2022 du système de radars de Cambridge Bay, au Canada, le Secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a indiqué dans une tribune que l’organisation militaire « muscle la sécurité de l’Arctique », soulignant que « le chemin le plus court vers l’Amérique du Nord pour les missiles ou bombardiers russes serait le pôle Nord ». Les États-Unis voient d’un mauvais œil cette montée en puissance militaire à quelques centaines de kilomètres de leur territoire en Alaska. “Nous avons des intérêts de sécurité nationale évidents dans cette région que nous devons protéger et défendre”, a averti en 2021 John F. Kirby, alors porte-parole du Pentagone.
Mais dans l’esprit américain, cette militarisation de l’Arctique n’est pas seulement à but défensif. Washington craint le spectre du missile sous-marin Poséidon que la Russie serait en train de mettre au point dans l’une de ses bases tout au nord du pays. Si ces nouvelles armes inquiètent tant, c’est qu’il s’agit de drones capables de déjouer les systèmes américains de détection sous-marine et qui sont équipés de têtes explosives de plusieurs mégatonnes. En explosant, elles pourraient créer des ‘tsunamis’ radioactifs au large des côtes américaines.
La multiplication des bases militaires russes permettrait de préparer le contrôle de facto par la Russie du trafic maritime le long de cette route. Les États-Unis n’ont aucune envie de voir se répéter dans cette région la même situation qu’en mer de Chine méridionale, où Pékin essaie d’imposer sa souveraineté en construisant un réseau d’installations militaires.
Si vis pacem para bellum. Alors que John F. Kirby semblait suggérer en 2021 que “personne n’a intérêt à ce que l’Arctique devienne une zone militarisée”, ce n’était pas tant un appel à la paix dans le monde des glaciers, qu’une mise en garde indiquant que les États-Unis sont prêts à défendre leurs intérêts économiques. Les États-Unis ont déployé le 28 février dernier l’un de leurs seize Boeing E6-Mercury en Islande, qui servent (avec une autonomie de 12.000 kilomètres) de postes de commandement aériens et de relais de communication pour le National Command Authority américain, pour des attaques intercontinentales nucléaires potentielles à partir des silos aux US ou depuis les SNLEs américains qui rôdent sous la banquise à l’année, jouant au chat et à la souris avec les vaisseaux russes ou français … Des E6 additionnels pourraient rejoindre prochainement d’autres cieux otaniens en Europe.
Plus l’Arctique se libère, plus il est rentable et intéressant d’y mener des activités économiques et militaires. Il va donc devenir un point de convergence des puissances de l’hémisphère nord : États-Unis, Russie et Chine. L’Arctique, c’est l’enjeu du siècle à venir.
Si l’OTAN sort renforcée de la guerre en Ukraine, il est indispensable d’avoir conscience de ses limites et des adaptations à y apporter, notamment en visant à ce que les Européens y jouent un plus grand rôle. En complément, l’Union européenne doit se réveiller et viser à plus d’autonomie stratégique. Un de ses champs d’application pourrait être l’Afrique, continent aujourd’hui très déstabilisé. C’est ce que s’emploie à nous démontrer le GCA (2S) Olivier Rittiman.
***
La guerre généralisée menée par la Russie sur son voisin ukrainien depuis le 24 février 2022, démontre clairement la réalité de la menace russe pour la sécurité de l’espace euro-atlantique. S’il était encore permis d’en douter, l’agitation de représailles nucléaires par le président Poutine en cas d’ingérence extérieure finit de poser la Russie comme un acteur malveillant cherchant à remettre en cause l’ordre établi et la paix internationale. Dans ce contexte cependant, ni l’OTAN, ni l’Union européenne ne sont en mesure d’agir directement pour défendre l’Ukraine, car elles ne souhaitent pas une confrontation directe avec la Russie. Seuls des sanctions économiques et un isolement international sont donc possibles. Ceci dit, même si une action militaire directe contre les forces russes est exclue, la guerre ukrainienne a déjà des conséquences à la fois sur l’OTAN qu’elle conforte dans sa mission, et sur la réflexion stratégique européenne, qu’elle semble dynamiser au-delà de toute espérance.
Si l’invasion russe en Géorgie de 2008 illustra déjà clairement la volonté du Kremlin d’empêcher tout élargissement de l’OTAN, occupés par les opérations en Afghanistan, la plupart des Alliés choisit d’ignorer le coup de force russe, le mettant sur le compte d’une provocation géorgienne. Le réveil fut donc d’autant plus brutal au moment de l’annexion russe de la Crimée et du soutien apporté par Moscou aux indépendantistes du Donbass en 2014. Malgré l’évidence d’un retour hégémonique russe sur son ancienne zone d’influence soviétique, tous les Alliés ne partageaient pas encore la même perception de la menace, arguant du fait que jamais la Russie ne s’attaquerait au territoire de l’Alliance.
L’invasion russe de l’Ukraine et la guerre qui s’y déroule depuis ont fini de déciller même les plus sceptiques. Certes, le territoire de l’Alliance n’est pas sous attaque, mais la méthode et les moyens employés par l’armée russe ne peuvent qu’inquiéter les voisins immédiats, à l’instar de la Pologne ou des pays baltes, mais de manière plus générale tous les pays de l’Alliance. Les menaces nucléaires brandies par le maître du Kremlin, si elles manquent de subtilité, ont au moins l’avantage de réaffirmer le caractère nucléaire de l’Alliance et la validité de son article V, traitant de la défense collective. L’attitude russe valide aussi les actions prises depuis 2014, telles que les mesures de police du ciel et les déploiements de bataillons dans les pays baltes et la Pologne, et provoque même leur renforcement avec un nouveau déploiement français en Roumanie. La cohésion de l’Alliance est donc considérablement renforcée et la définition de la menace ne fait plus aucun doute à présent, même les plus rétifs en matière de dépenses de défense se lançant à présent dans un rattrapage massif, à l’instar de l’Allemagne qui débloque 100 milliards d’euros pour moderniser sa défense. La Suède et la Finlande, pays partenaires, ont déposé leur demande d’adhésion à l’OTAN, tant le statut d’Allié présente des garanties face à une Russie qui a choisi de recouvrer le contrôle de son « étranger proche ».
Disposant d’un mécanisme décisionnel politico-militaire, d’états-majors permanents, de plans de défense, de la présence de troupes américaines qui garantissent le lien transatlantique, l’OTAN confirme ainsi qu’elle est la seule organisation crédible et pertinente quand il s’agit de défendre l’Europe. C’est bien dans le cadre de l’OTAN que sont prises les mesures de renforcement des alertes, de déploiements de forces additionnelles et d’activation des plans de défense, l’Union européenne ne disposant pas de ces mécanismes militaires. Il est ainsi significatif que même la France, qui promeut l’idée d’une autonomie stratégique de l’UE, s’intègre parfaitement dans le cadre OTAN pour cette crise, puisqu’elle fournit la force de très haute réactivité et a déployé un bataillon en Roumanie et des avions en Pologne.
Mais au-delà de ce satisfecit, l’OTAN doit prendre garde à soigner son image par rapport à ses partenaires. En effet, si aux yeux des Alliés l’organisation remplit son office, certains partenaires pourraient être amenés à douter de l’utilité du maintien d’une relation avec l’OTAN. Parmi les trois tâches essentielles de l’Alliance, outre la défense collective, figurent la gestion de crise et la sécurité coopérative. Pour cette dernière, il s’agit en particulier d’aider les partenaires à stabiliser leur zone en les conseillant sur la refonte de leur appareil de défense et de leurs capacités. Or, en l’espèce, la fin de mission en Afghanistan résonne pour le moins comme un contre-exemple, voire un échec : après une vingtaine d’années de « Defence Capacity Building », l’armée afghane s’est effondrée en quelques jours. Des pays du Sud pourraient ainsi se poser la question de la valeur du DCB OTAN, surtout s’il n’est pas encadré par des aides sur lesquelles nous reviendrons plus loin. Néanmoins, la résistance efficace des forces ukrainiennes peut sans doute être mise au crédit du DCB OTAN dans ce pays depuis 2014.
En ce qui concerne la gestion de crise, pour des raisons évidentes de maîtrise de l’escalade, l’OTAN est impuissante à gérer celle qui se déroule à ses portes. Certains partenaires pourraient donc se demander si l’OTAN a encore les moyens de sa politique de la porte ouverte, voire même si elle peut encore s’imposer comme un acteur majeur du système de sécurité européen. Certains partenaires pourraient en effet faire le constat de ce que l’OTAN ne peut pas tenir tête à la Russie pour secourir une démocratie ― en dépit de ses
déclarations sur les valeurs partagées ― et un partenaire particulièrement choyé depuis des années, l’Ukraine, de peur d’une escalade nucléaire. Ils pourraient en conclure que leur avenir ne se présenterait pas bien à l’aune d’un rapprochement avec l’OTAN, et qu’il vaut donc mieux faire allégeance à la Russie. En l’état actuel du conflit, rien ne permet de dire si c’est cette analyse qui prévaudra, mais l’action russe vise aussi à faire un exemple avec l’Ukraine pour éviter de nouvelles « défections ». Moscou compte sans doute sur la lourdeur administrative des structures occidentales et la lenteur de leur processus d’intégration qui peuvent décourager les candidats, surtout s’il existe un conflit gelé sur leur territoire. Mais le calcul pourrait être mauvais : en effet, alors qu’auparavant les aspirants à l’UE entraient d’abord à l’OTAN, on assiste à un renversement de situation avec la recommandation par la Commission européenne d’accorder le statut de candidat à l’adhésion à l’Ukraine, à la Moldavie et à la Géorgie, en dépit de leur situation.
Le poids économique de l’UE vient renforcer le message de défense collective de l’OTAN et matérialise concrètement une réponse coordonnée sur le plan des sanctions que l’OTAN ne peut pas apporter. L’OTAN en contrepartie prépare la défense de son territoire, dans la droite ligne de la coopération institutionnelle entre les deux organisations. On pense ici aux questions de mobilité militaire, de défense cyber ou de résilience qui font partie des mesures de coopération conjointes. La guerre en Ukraine pousse cette coopération comme jamais auparavant, et le front uni des États membres de l’UE quant aux sanctions est rassurant quant à la prise de conscience du danger, et quant à la nécessité d’exister enfin en tant que puissance.
En effet, depuis des générations, le fait militaire était secondaire dans l’Union européenne. La géopolitique ne figurait pas dans le vocabulaire de l’Union et elle se voyait principalement comme une union économique dont le succès devait lui permettre de rayonner dans un monde idéal, où tous aspireraient à lui ressembler. La violence de l’incursion russe et les déclarations belliqueuses de Poutine ont enfin fait réaliser à l’UE que le monde dans lequel elle évoluait n’était ni amical ni sensible à son exemplarité. Le retour de la compétition entre grandes puissances, la montée de la Chine, l’aventurisme de la Russie sont autant de facteurs qui ont fait comprendre aux Européens que pour exister à l’avenir, il fallait être puissant et capable de défendre ses intérêts. L’action qui s’en est suivie a été radicale avec la décision de livrer de l’armement létal à l’Ukraine, un tabou jusqu’alors absolu. Au-delà des livraisons bilatérales, il s’agit bien d’une action coordonnée par l’UE qui met en place un fonds de 500 millions d’euros à cet effet. Il s’agit de rembourser les pays individuels qui prélèvent cet armement sur leurs propres stocks au travers de la facilité européenne de paix, au plafond de 5 milliards d’euros pour la période 2021-2027. La liste des pays qui souhaite livrer des armes à l’Ukraine ne cesse de s’allonger, en dépit des protestations russes, et on peut donc considérer que Poutine a réveillé l’esprit européen de défense.
Si elle n’a pas les moyens de s’engager en Ukraine, l’UE déploie cependant une opération dans une zone extrêmement sensible pour sa stabilité, à savoir les Balkans, avec l’opération Althéa en Bosnie-Herzégovine. Cette dernière mission, qui ronronnait depuis des années, vient de reprendre une pertinence toute nouvelle avec le risque de déstabilisation des Balkans par la Russie en marge de sa guerre en Ukraine. Les renforts récents déployés en Bosnie montrent que l’UE en a bien conscience et qu’elle remplit la mission qu’elle avait héritée de l’OTAN en 2005.
Mais de manière plus générale, elle n’a évidemment pas les moyens de faire face militairement à une crise majeure en Europe, car ses outils demeurent modestes : deux bataillons en alerte qui n’ont jamais été employés, une capacité de planification et de conduite (Military Planning and Conduct Capability, MPCC) qui reste embryonnaire, un état-major militaire modeste faisant le grand écart entre le niveau politique et le niveau tactique, et des missions extérieures qui se limitent à des actions de formation en Afrique (EU Training Mission, EUTM), à l’exception d’EUFOR Tchad/RCA (2007-2009), puis EUFOR-RCA (2014-2015), modestes opérations militaires placées sous chapitre VII de la Charte des Nations Unies, ainsi que quelques opérations maritimes en sus d’Althéa. À l’aune de la crise actuelle en Ukraine, le tout est bien insuffisant, et de nombreux efforts doivent encore être consentis pour en faire un outil crédible. Compte tenu de la place qu’occupe l’OTAN dans le raisonnement stratégique de la plupart des états membres de l’UE, une capacité propre n’est pas encore prête à détrôner l’Alliance atlantique, et ce n’est sans doute pas souhaitable si l’on veut conserver un lien transatlantique solide.
Or ce lien, pour indispensable qu’il soit, reste fragile. La carence de leadership américain, voire l’hostilité manifestée par la présidence Trump vis-à-vis de ses alliés, avaient relancé le débat sur la question de l’autonomie stratégique européenne. Les assurances données par l’administration Biden sur la restauration du lien transatlantique avaient, elles, été ébranlées par l’évacuation catastrophique et non coordonnée de Kaboul et l’interférence américaine dans le contrat des sous-marins australiens. La guerre en Ukraine vient mettre un terme à la crise de confiance entre Européens et Américains, car à l’évidence ces derniers ont répondu présent et s’avèrent indispensables dans ce contexte de défense de l’Europe.
Ceci dit, réfléchir à une autonomie stratégique européenne reste pertinent et nécessaire, car les contributions américaines pourraient se dégrader à l’avenir si les États-Unis devaient s’impliquer davantage en Asie. Cette autonomie stratégique dépasse bien sûr le seul cadre de la défense et englobe des domaines aussi variés que l’accès assuré aux matières premières, le contrôle de bout en bout des productions stratégiques, la protection des réseaux, l’approvisionnement énergétique, la capacité à influencer les marchés et le commerce, pour n’en nommer que quelques-uns. Mais tout cela ne peut fonctionner que s’il existe un volet défense crédible et efficace qui permette de protéger les intérêts menacés ou d’intervenir pour prévenir ou stabiliser une crise. Donc, si le besoin d’autonomie stratégique ne peut être nié, il ne peut pas non plus être dissocié de son volet défense.
L’objectif final de l’autonomie stratégique doit permettre de se dégager de cette dépendance, mais on en est encore loin comme le démontre la guerre en Ukraine : l’Europe ne peut pas seule assurer sa défense sans l’appui des Américains et cette situation perdurera encore de nombreuses années. Il est cependant souhaitable que les nations européennes continuent leur effort de défense afin de soulager les États-Unis, par exemple en acquérant des capacités et des moyens qui permettraient de s’opposer à une incursion initiale, donnant ainsi du temps pour le déploiement des renforts américains. La guerre en Ukraine pousse là aussi à un accroissement considérable des budgets de défense des Européens. De plus, impliquer l’Europe dans des zones périphériques turbulentes permettrait aux États-Unis de mieux se concentrer sur l’effort principal et donnerait davantage de crédibilité aux Européens.
La guerre en Ukraine servira certainement à recentrer l’OTAN sur sa mission principale, la défense collective, mais les deux autres tâches resteront vraisemblablement dans le nouveau concept stratégique. Il s’agit donc de définir le contexte dans lequel cette autonomie européenne pourrait s’exercer et de déterminer quelles tâches l’Union pourrait prendre en charge pour soulager l’OTAN, ou en d’autres termes, comment diviser le travail entre l’OTAN et l’UE. Par exemple, acter du fait que seule l’OTAN, dans un horizon visible, est capable d’assurer la défense « haut du spectre », c’est-à-dire la défense de l’Europe face à une menace conventionnelle, nucléaire ou hybride. En contrepartie, accepter aussi que l’Union européenne soit le choix préférentiel pour les opérations de gestion de crise, pouvant aller de l’entraînement et du conseil, à la stabilisation post-conflit, la sécurité maritime, le développement des capacités des armées locales, jusqu’à une opération de haute intensité.
Le flanc Sud et singulièrement l’Afrique pourrait être son champ d’action. Il s’agit d’une zone d’instabilité, marquée par le manque de gouvernance, la pauvreté et la corruption qui engendrent terrorisme et criminalité ainsi qu’émigration de masse, en particulier vers l’Europe. Ce n’est donc pas un problème américain, et l’OTAN n’est sans doute pas la réponse appropriée, car une solution seulement militaire ne suffit pas. Il convient de traiter le problème en profondeur avec une réponse économique et sociale, comme le prévoit le projet Global Gateway, qui permette de stabiliser ces pays, de fixer leur population.
La tâche est difficile, car il faut convaincre à la fois les Européens et les Africains de son bien-fondé, et il faut enrayer la concurrence chinoise, particulièrement active sur ce continent.
On parle ici d’un marché potentiel gigantesque avec une population qui va exploser en termes de croissance. Si l’Europe veut continuer à exister sur la scène mondiale, elle ne peut pas laisser ce marché aux Chinois, et l’UE doit impérativement concurrencer les « Nouvelles Routes de la Soie » en offrant aux Africains une alternative au piège de la dette chinois. Une implication coordonnée et volontaire de l’UE en Afrique permettrait aussi de contrecarrer les efforts russes, tant sur le plan de la désinformation cherchant à discréditer l’Occident que de la mise en place de groupes mercenaires dont le but est la prédation de ressources en favorisant le maintien en place de régimes corrompus.
On parle d’un réservoir colossal de matières premières stratégiques : hydrocarbures, terres rares, minerais divers, uranium, mais aussi potentiel agricole. Au moment, où elle réalise que 48% de son pétrole et 43% de son gaz proviennent de Russie, l’Europe doit impérativement trouver d’autres sources d’approvisionnement, si elle veut pouvoir se dégager de cette dépendance qui contraint ses marges de manœuvre. Certes, le front des sanctions est solide pour le moment, mais si la crise s’éternise, rien ne garantit que les gouvernements européens puissent maintenir une telle fermeté lorsque qu’ils seront mis sous pression par leurs consommateurs, et cela fait peut-être partie du calcul de Poutine. La France est sans doute le pays le moins dépendant de l’énergie russe, car elle dispose de sa propre énergie nucléaire, mais c’est loin d’être le cas pour les autres Européens qui envisagent même une réouverture des mines de charbon, tout cela au détriment de la transition énergétique qui figurait très haut sur l’agenda européen. Construire des infrastructures supplémentaires capables de recevoir le gaz liquéfié américain demandera du temps et créera une autre forme de dépendance. Il est donc logique que l’UE se tourne vers l’Afrique pour y établir ou y renforcer des relations commerciales qui lui permettront de diversifier ses fournisseurs.
Pour cela, il s’agit d’une part d’injecter une aide massive rapide pour soutenir les États fragiles, et surtout en parallèle de développer les capacités locales en matière de gouvernance politique, économique, sociétale, donc du véritable « Nation Building », mais avec une unité de commandement et d’action que seule l’Union européenne peut apporter. C’est seulement si un tel package est réuni qu’une action militaire peut avoir du sens : elle peut se limiter à des actions de formation à l’instar des EUTM, mais elle peut aussi prendre la forme d’une opération de plus grande envergure, planifiée et commandée par l’UE. Ainsi la MPCC démontrerait toute sa pertinence : en agissant sur ce flanc sud et en laissant la défense de l’Europe à l’OTAN, elle tuerait définitivement l’argument de la duplication entre les deux organisations.
En définissant ainsi à la fois les missions et les théâtres d’engagement potentiels, il est possible de clairement démontrer à l’ensemble des Européens qu’il y a des missions ou des lieux où les États-Unis n’ont aucun intérêt à s’engager, mais qui sont du plus grand intérêt pour l’Europe. Le défi consistera certes à convaincre les pays d’Europe centrale et orientale confrontés à la proximité de la menace russe. Mais pour autant, l’Union ne doit pas laisser les situations se détériorer faute de moyens propres. Pour y parvenir, il s’agit d’avoir la capacité d’apprécier une situation indépendamment des États-Unis, puis de déterminer un objectif politique commun pour appréhender la crise, et enfin de décider ou non d’intervenir, mais en sachant qu’on en a les moyens. Le choix de la non-intervention ne doit donc plus être un choix par défaut de moyens, mais bien un choix assumé.
La guerre en Ukraine justifie pleinement l’existence de l’OTAN et constitue une démonstration éclatante de son caractère indispensable. Plus que jamais, l’Alliance atlantique reste le garant de la sécurité européenne face à une menace russe, car elle représente le seul forum permanent réunissant au quotidien Américains et Européens. L’OTAN dispose de mécanismes et de procédures rodées et éprouvées, d’états-majors permanents multinationaux, de plans de défense et de missions permanentes et les
Américains ― commandeurs comme troupes ― y sont présents à tous les niveaux, véritables garants du lien transatlantique.
Les Européens seuls ne sont pas encore en mesure de prendre le relais des Américains, mais pourraient jouer un plus grand rôle au sein de l’OTAN, comme semblent le démontrer les efforts en matière de dépenses militaires et les dernières annonces en date. L’invasion russe en Ukraine a servi d’électrochoc à l’UE qui prend enfin la mesure des réalités géopolitiques. Cette prise de conscience pourrait déboucher sur le développement de la culture stratégique et sécuritaire d’une organisation à l’origine principalement dédiée au commerce et à l’économie.
Afin de pouvoir un jour prendre en charge leur propre défense, les Européens doivent s’essayer sur un créneau à la mesure de leurs capacités actuelles. Leur autonomie stratégique initiale pourrait envisager l’Afrique comme son champ d’application, pour des raisons de proximité, d’intérêt économique et de stabilité.
L’OTAN étant pleinement occupée par la menace russe pourrait convenir d’une répartition des tâches avec l’Union européenne, en laissant le champ libre à cette dernière sur le flanc Sud. L’intérêt de cette démarche serait de spécialiser les organisations dans leur domaine de prédilection à savoir la défense collective, haut du spectre pour l’OTAN, et la gestion de crise hors zone accompagnée d’actions de développement pour l’Europe, dans le but de contribuer à stabiliser son environnement africain, de limiter les flux migratoires en provenance du continent et d’y contrer l’influence russe et chinoise.
par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 26 mars 2023
https://lavoiedelepee.blogspot.com/
Dans les années 1980, l’invasion de la République fédérale allemande par les forces du Pacte de Varsovie était le thème le plus joué dans les jeux de guerre, ou wargames, institutionnels ou commerciaux simulant des conflits non plus historiques mais potentiels. Actuellement, le conflit potentiel le plus joué est sans aucun doute celui qui opposerait les États-Unis et la Chine pour la défense de Taïwan. Le détroit de Taïwan est la nouvelle « trouée de Fulda »
On peut ainsi s’appuyer sur des jeux commerciaux particulièrement précis et documentés comme ceux de la série Next War de la société GMT Games, les rapports prospectifs de la RAND Corporation ou encore les 24 wargames effectués récemment par le Center for Strategic and International Studies (CSIS). Tous ces produits et documents sont américains, et donc d’une certaine façon juges et parties. Nous reviendrons sur cette question, mais prenons pour postulat leur objectivité et intéressons-nous d’abord à ce qu’ils établissent.
Plusieurs scénarios de recherche de la conquête de l’île de Taïwan par la République populaire de Chine (RPC) sont envisageables, de la conquête rapide par une invasion à l’absorption progressive, en passant par un blocus accompagné d’une campagne de raids et de frappes. Nous ne parlerons ici que du premier, celui de l’invasion.
Pour tenter cette invasion, l’Armée populaire de libération (APL) dispose de trois forces principales :
Une force de frappe disposant d’au moins 1 200 missiles balistiques à courte portée et 500 à moyenne portée ainsi qu’un millier de missiles de croisière de tout type, dont quelques CJ-100 hypersoniques lancés par air et d’au moins 2 000 km de portée. Associée à un système satellitaire dédié, cette force est capable de frapper non seulement l’île de Taïwan, mais aussi les bases américaines dans toute la région y compris Guam et les bâtiments décelés.
Une force d’assaut avec une composante aérienne d’un corps d’armée de trois divisions aéroportées avec deux escadrons de transport aérien et plusieurs escadrons d’hélicoptères et une composante amphibie de trois brigades de marines et deux divisions mécanisées légères spécialisées. Il y a surtout une flotte spécialisée de 89 bâtiments (4 groupes amphibies dans Next War Taïwan, NWT). Une fois une tête de pont réalisée, la flotte amphibie est capable de porter tous les trois jours une des huit divisions blindées, mécanisées et motorisées immédiatement projetables depuis la côte de la République populaire. Elle peut déployer beaucoup plus et plus vite si des cargos civils peuvent débarquer dans un port conquis à Taïwan.
Une force d’intervention « multi-milieux » composée d’environ 800 avions de combat disponibles dans la région soit 32 escadrons à 24 avions dans NWT dont trois de 5e génération (J-20 et J-31) et six escadrons à 12 bombardiers H-6 porteurs de missiles de croisière. Il faut y ajouter aussi le réseau dense de défense antiaérienne en particulier dans les 39 bases navales et aériennes à 800 km de Taïwan. La force en mer dispose de deux groupes aéronavals (trois à partir de 2024) et trois puissants groupes de combat de surface (SAG), soit deux porte-avions et 75 frégates et destroyers ainsi que cinq patrouilles de quatre sous-marins d’attaque diésel. On peut y ajouter une composante clandestine sur l’île de Taïwan pour renseigner et saboter ainsi qu’une composante cyber visant à entraver les réseaux C4ISR adverses et localiser des cibles. La mission de cette force polyvalente est susceptible de compléter les frappes de la force de missiles, mais surtout de couvrir et protéger la force d’assaut autour de la zone d’opération et dans le détroit.
En face, Taïwan dispose d’une force de dispute des milieux fluides à partir d’une d’un système de défense aérienne intégré sol et air avec 13 escadrons (environ 400 avions de combat) et sur mer de deux SAG réunissant une trentaine de bâtiments. Les forces terrestres sont organisées en trois corps d’armée de 8 à 10 brigades. Cinq îles, dont Quemoy très proche de du continent, sont fortifiées et disposent d’une garnison d’une à quatre brigades. Les trois corps d’armée peuvent être renforcés de 24 à 26 brigades de réserve. Quatre brigades aéroportées constituent la Force spéciale aux ordres de l’état-major général.
Les forces américaines dans la région sont évidemment puissantes. Dans NWT la 7e flotte de l’US Navy peut déployer quatre groupes aéronavals, quatre groupes amphibies, un puissant groupe de surface et six patrouilles de sous-marins nucléaires d’attaque. US Air Force, US Navy et US Marines (USMC) totalisent 43 escadrons de combat dont sept de 5e génération (F-22, F-35B et C), sept escadrons de guerre électronique, sept escadrons d’attaque au sol. Hors zone d’opération, l’USAF peut également faire appel à huit escadrons de 12 bombardiers (B-52H, B-1B et B-2A). Les Américains ont également la possibilité de déployer des forces à terre un régiment littoral du corps des Marines (MLR) et/ou une force multi-domaines de l’US Army (MDTF), soit pour faire simple des brigades bardées de missiles antinavires et antiaériens. Si les conditions le permettent, accès sécurisé à des ports et aéroports taïwanais, USMC et US Army peuvent déployer ensuite plusieurs divisions, légères d’abord puis blindées-mécanisées.
Le problème majeur des forces américaines est qu’elles ne sont pas, au nom de la « politique d’ambiguïté », déjà déployées sur l’île de Taïwan. Politiquement, cela peut toujours conforter le doute sur la détermination américaine à combattre et si le gouvernement de Chine populaire se persuade que les Américains n’interviendront pas, la tentation d’une invasion deviendra très forte. C’est un peu le pendant de l’invasion de la Corée du Nord par les forces des Nations-Unies en octobre 1950 en croyant que la Chine n’interviendra pas. Militairement, la nécessité pour les Américains d’intervenir en quelques jours à partir du début d’une éventuelle invasion de Taïwan leur impose d’être dans des bases proches, au Japon en particulier et à Guam. Or, ces bases sont désormais à portée de tir de la puissante force de frappe chinoise.
La République populaire de Chine (RPC) de son côté est placée devant le dilemme de couvrir son opération d’invasion par des actions préalables – attaque des bases au Japon, occupation des îles Spratleys en mer de Chine du sud ou des îles Senkaku au nord – qui impliqueront des nations tierces dans la guerre, le Japon en particulier, ou bien de ne pas le faire mais de laisser agir trop facilement les forces américaines.
Voyons maintenant comment tout cela s’engeance et les conclusions à en tirer.
Passons rapidement sur le scénario de l’invasion de Taïwan par l’Armée populaire de libération (APL) sans que cela provoque aucune intervention extérieure. Là les choses sont assez simples. La force de missiles détruit rapidement la marine taïwanaise et une grande partie de ses bases aériennes. Pour peu que la défense sol-air soit elle-même rapidement neutralisée et les escadrons de chasseurs-bombardiers porteront le coup de grâce. Presque simultanément, l’assaut est mené sur une des quelques zones de débarquement possibles, soit en pointe sud avec Tainan comme objectif, soit plutôt en pointe nord en direction de Taipeh, soit encore et moins vraisemblablement sur la côte Est de l’île. Malgré une résistance taïwanaise acharnée et une géographie difficile pour la manœuvre, toutes les simulations indiquent une conquête de l’île en environ un mois. Même en modifiant les variables en faveur d’une armée taïwanaise plus forte que prévu et une APL plus faible, s’il n’y a pas d’intervention américaine, l’île est condamnée à être occupée. Et là, pas de scénario à l’ukrainienne avec une aide matérielle venue de l’extérieur puisque Taïwan sera soumise à un blocus.
Le scénario le plus intéressant est évidemment celui où le gouvernement de la RPC est persuadé de l’intervention américaine. Dans ce cas, l’attaque préalable par la force de missiles des bases américaines au Japon et notamment à Okinawa ainsi que sur l’île de Guam paraît indispensable au succès de l’invasion. Ce « Pearl Harbor » en mer du Japon serait dévastateur l’aviation américaine en particulier – on chiffre à plusieurs centaines d’appareils perdus – et secondairement à la marine. Il poserait au Japon le dilemme au Japon de rester neutre ou de s’engager à son tour, avec des forces non négligeables (cinq escadrons de combat, un puissant groupe de surface et deux patrouilles de sous-marins).
Cette phase de frappes s’effectue en même temps que des frappes sur Taïwan, prolongées on l’a vu par des raids aériens et un assaut aéro-amphibie que personne ne peut empêcher. Tout l’enjeu pour les Alliés – États-Unis, Taïwan et sans doute le Japon – est alors de résister le plus longtemps possible sur l’île et de détruire la flotte amphibie de l’APL. Sans flotte amphibie et un ciel disputé, il ne sera plus possible de ravitailler la force débarquée et contenue. Celle-ci sera dès lors obligatoirement détruite.
L’opération américaine prendre la triple forme d’une avancée des groupes de la 7e flotte vers le détroit jusqu’à être à portée de tir et de raids avec une pénétration préalable des SNA, d’une bataille pour la conquête la supériorité aérienne au-dessus de Taïwan et le détroit, probablement sans toucher les bases sur le continent pour éviter une escalade, et enfin d’un débarquement par air ou mer de forces terrestres qui aideront les forces taïwanaises à contenir l’ennemi.
Dans la grande majorité des jeux fondés sur ce scénario, la force de missiles chinoise finit mécaniquement par s’épuiser, les forces aériennes américaines prendre le dessus sur la FA-APL et la défense aérienne navale puis les forces navales américaines pénétrer dans le détroit. Tous ces efforts conjugués associés à ceux des batteries antinavires à terre, finissent par détruire la force amphibie ennemie. Le plus souvent la défaite de l’APL est acquise en deux semaines. Dans les scénarios où toutes les variables sont favorables à la RPC et défavorables aux Alliés (qualité des troupes, capacité des missiles de croisière américains JASSM-ER à tirer en anti-naval, nombre de missiles PAL sous-estimé, refus d’emploi des bases par le Japon, etc.) aboutissent à un enlisement dans Taïwan, avec un front figé avec à moyen terme une intervention à terre américaine mieux ravitaillée que celle de l’APL. Il n’y a aucun jeu où la RPC est parvenue à conquérir totalement Taïwan malgré l’intervention américaine.
Défaite de la Chine populaire quasi obligatoire donc en l’état actuel des choses mais à un prix colossal pour peut-être trois semaines de combats : pertes humaines par dizaines de milliers de morts et des armées ravagées. Même les Américains paieraient un lourd tribut avec de 6 000 à 10 000 morts selon les 24 jeux du CSIS et des dégâts matériels considérables. C’est en soi une donnée politique. Une étude de la RAND Corporation de 2015 montrait clairement que la Chine échouait toujours dans les scénarios d’invasion de Taïwan depuis 1996 mais que l’ampleur de l’échec diminuait avec le temps alors que le prix à payer pour les États-Unis augmentait toujours, jusqu’à ce qu’il puisse être un jour considéré comme rédhibitoire. Et même si les Américains ne sont pas dissuadés, il faudra en persuader les Chinois Au rythme de progression des forces chinoises, une telle vision pourrait dominer à la fin de la décennie.
D’un point de vue opérationnel, ce qui ressort de tous ces jeux est l’extrême vulnérabilité de tous les systèmes d’armes lourds, lents, visibles, dans un environnement où on se lance des milliers de missiles en tout genre, d’une portée très variable mais pouvant aller jusqu’à plusieurs milliers de kilomètres et tous relativement précis. Dans la quasi-totalité des jeux, la grande majorité des bâtiments de surface sont détruits par missiles. C’est le cas de la totalité de la flotte taïwanaise, de la majeure partie de la force navale de surface de l’APL engagée, dont au moins 80 % de la flotte amphibie, mais la marine japonaise perd aussi entre 20 et 30 bâtiments alors que la 7e flotte en perd entre 17 et 25 importants suivant les jeux du CSIS. Point particulier dans absolument tous les jeux : les porte-avions s’avèrent particulièrement vulnérables. Il n’y a pas un jeu où l’US Navy n’en perd pas au moins un (deux en moyenne dans les jeux du CSIS). Les deux porte-avions chinois subissent presque toujours le même sort. Les forces aériennes subissent également d’énormes dégâts. L’armée de l’Air taïwanaise est toujours entièrement détruite, celle de la RPC perd entre 60 et 90 % de ses avions engagés, presque tous dans les airs ou coulés avec les porte-avions puisque les bases ne sont probablement pas attaquées. Les Américains perdent aussi systématiquement plusieurs centaines d’avions, et jusqu’à 700 dans certains jeux. La différence est que la grande majorité des pertes aériennes américaines se fait au sol ou sur les porte-avions coulés.
Quelques systèmes d’armes s’en sortent le mieux dans tous les jeux. En premier lieu, on trouve les sous-marins d’attaque et particulièrement les SNA Los Angeles et Virginia dont chaque patrouille coule une moyenne de 20 navires ennemis au prix de la perte d’un bâtiment. Les sous-marins diesel, comme les Kilo chinois, sont moins efficaces et souffrent mais restent plus efficaces que les bâtiments de surface. Autre système gagnant, en particulier pour le CSIS : les bombardiers à long rayon d’action équipés de missiles de croisière à longue portée. Ces bombardiers sont peu vulnérables puisque leurs bases ne sont pas accessibles aux missiles ennemis et ils peuvent tirer à distance de sécurité. Ils peuvent également emporter beaucoup de munitions, 200 missiles pour un escadron de 12 « camions à bombes » B-52H. Le CSIS fait grand cas des missiles JASSM-ER (Joint air-to-surface standoff missile-Extended range), furtifs, puissants et à longue portée (1 000 km). En considérant, donnée très importante, que ces missiles prévus d’abord pour frapper des cibles à terre, soient efficaces également en antinavires et qu’ils soient produits en nombre suffisant et ils peuvent suffire à eux seuls à enrayer l’offensive chinoise. Troisième système gagnant : les batteries antinavires basées sur l’île de Taïwan ou les îles bastions proches armées de missiles de conception locale Hsiung Feng II et III ou importées comme les Harpoon. Ils seraient également responsables d’une bonne partie des dégâts infligés à la force d’invasion amphibie et pour un rapport coût-efficacité supérieur aux autres systèmes.
Toutes ces simulations (et la guerre en Ukraine) semblent confirmer aussi l’idée de défense en hérisson de l’amiral Lee Hsi-min, ancien chef d’état-major des armées de la République de Chine. Il vaut mieux pour Taïwan investir dans une défense en techno-guérilla selon l’expression popularisée par Joseph Henrotin, à base de nombreuses d’armes anti-accès mobiles, bon marché et de petites tailles plutôt que dans de coûteux bâtiments de surface ou des forces aériennes qui seront rapidement détruits par l’ennemi sans avoir vraiment servi. C’est moins impressionnant qu’une structure classique des forces, et donc peut affaiblir la stratégie déclaratoire, mais sûrement plus efficace opérationnellement. C’est globalement la philosophie des MLR de l’USMC ou des MDTF de l’US Army, efficaces selon les jeux du CSIS, les seuls à les intégrer dans les scénarios, surtout s’ils sont dotés de moyens à longue portée (le CSIS préconise de doter ces forces terrestres de missiles de croisière à longue portée). Le problème est qu’il semble de plus en plus difficile dans un tel environnement « anti-accès » aussi pour les Américains de débarquer dans un port ou un aéroport. Le renforcement des forces locales « avant » la guerre et non pendant prend beaucoup plus d’importance.
Un mot sur la France, qui, comme le Royaume-Uni, n’est jamais intégrée dans les jeux malgré sa proclamation tous azimuts de son caractère de puissance « indo-pacifique ». La faute en revient sans doute et comme souvent à l’absence de moyens à la hauteur de l’ambition proclamée, mais aussi de discours clair sur l’attitude qui serait celle de la France en cas de choses sérieuses. En clair, la France interviendrait-elle aux côtés des États-Unis et éventuellement du Japon en cas de tentative d’invasion de Taïwan et si oui, avec quels moyens puisque ceux-ci, sauf les SNA, ne sont pas adaptés au contexte. Fleuron de notre diplomatie navale, le Charles de Gaulle aurait sans doute un peu de mal à survivre dans le contexte opérationnel du détroit de Taïwan. Quelques bombardiers dans une Nouvelle-Calédonie transformée en porte-avions géant auraient sans doute plus d’effets et d’effets permanents dans la région, si on avait des bombardiers.
Dernier point, et non des moindres, sur l’importance stratégique des wargames. « La guerre est une expérience dont l’expérience ne peut se faire » disait Henri Poincaré, en fait il parlait du combat dont effectivement l’expérience au contact de la mort reçue ou donnée ne peut être parfaitement simulée. Mais quelques dizaines d’années auparavant, le grand état-major prussien avait pourtant montré qu’au contraire on pouvait créer expérimentalement une image cohérente des opérations militaires futures en fusionnant un ensemble de données issues de l’histoire, de l’analyse du conflit du moment, des simulations sur le terrain (grandes manœuvres) et in fine, une fois ces données transformées en éléments de jeu, des simulations sur cartes. C’est ainsi que l’armée prussienne seulement pourvue de cette expérience virtuelle jusqu’en 1864 a pu l’emporter sur l’armée française, la plus expérimentée dans le monde réel à ce moment-là. Bien entendu, pour que ce soit utile il faut faire ça avec la rigueur scientifique des sciences expérimentales, comme la médecine décrite par Claude Bernard à la même époque. Bien sûr également, il faut que ces expériences de simulation servent à forger des opinions solides et non à fournir des éléments de confirmation pour des opinions déjà formées. Et si par extraordinaire le résultat des simulations est en contradiction avec une opinion, c’est l’opinion qui doit changer et non le résultat. Tout cela demande, il est vrai une rigueur peu commune avec beaucoup de décisions stratégiques, mais le jeu est la seule méthode sérieuse pour dissiper un peu l’incertitude.
La particularité de la « simulation de Taïwan » comme celle de la trouée de Fulda, ou quelques rares autres, est que ces éléments normalement réservés à un cercle réduit sont offerts au grand public par les publications ouvertes et les jeux commerciaux très sophistiqués. Les mêmes données donnant les mêmes résultats à travers la même équation, des simulations rigoureuses doivent normalement donner des résultats similaires et c’est ainsi que l’on forme une opinion commune sur ce qui peut se passer…et donc l’influencer. Il faut espérer que le haut-commandement chinois simule aussi l’invasion de Taïwan et s’il le fait rigoureusement, pas comme les Japonais supprimant en pleine guerre le groupe de simulation qui prédisait la défaite, il n’attaquera pas tant qu’il n’aura pas, en bon adepte de Sun Tzu, beaucoup plus de chances de réussite. Espérons.
De la même façon, si on s’était concentré sur la simulation commune d’une invasion de l’Ukraine par la Russie peut-être aurait-on eu une meilleure idée de ce qui allait se passer, à condition bien sûr et encore une fois de l’avoir fait rigoureusement en introduisant des variables « plus et moins que prévu ». Mais cela n’a visiblement pas été fait, et surtout pas à Moscou. On voit le résultat.
On peut espérer désormais qu’il y a quelque part à Paris une grande carte de l’Ukraine et ses environs avec des centaines de pions et que l’on y joue des scénarios à la demande. On peut même imaginer une carte de l’Europe ou du monde. Enfin, c’est ce qui se passerait si on était sérieux.
par Roxane Droneau (*) – Esprit Surcouf – publié le 24 mars 2023
https://espritsurcouf.fr/securite_daesh-l-illusion-d-une-chute_par_roxane-droneau_n210-240323/
Etudiante en Sciences Politiques
Le 9 février 2023, Nicolas de Rivière, représentant permanent de la France auprès des Nations Unies, a alerté le Conseil de sécurité sur la menace que représente encore Daesh pour de nombreux pays. À travers cet article, l’auteure justifie cette mise en garde.
.
Daesh trouve son origine dans la guerre d’Irak de 2003, lorsque les USA ont envahi ce pays, y bousculant le paysage politique : chute de Saddam Hussein, mise en place d’un nouveau gouvernement chiite. Ce qui a fortement déplu aux sunnites, une partie d’entre eux s’organisant en groupes armés. Par la suite, ces différents groupes se sont unis pour former « L’État islamique en Irak et au Levant », devenu par la suite l’État islamique, appelé aussi Daesh.
La puissance de cette organisation n’a cessé de s’accroître au fil du temps, jusqu’à devenir une menace sécuritaire majeure pour de nombreuses régions du monde. Pour la réduire, une coalition internationale composée de 22 pays, menée par les États-Unis, est intervenu en 2014. Il a fallu plusieurs années de combats pour que l’organisation djihadiste perde ses territoires et que chute son Califat. En 2017, l’Irak a annoncé son succès face à l’État islamique. En 2019, a été célébrée la libération des territoires occupés syriens. La victoire contre Daesh semble totale. Pourtant, la coalition internationale est toujours à l’œuvre (la France y est toujours présente avec son opération Chammal).
Pour expliquer la montée en puissance de l’État islamique (EI), trois facteurs sont à prendre en compte.
Le premier est la stratégie de restitution du pouvoir aux chefs de tribu, de clans, et aux autorités religieuses des villes conquises par l’organisation. En échange de cela, les détenteurs du pouvoir local prêtaient allégeance à Daesh, brandissaient leur drapeau et obéissaient à leurs mœurs.
Le deuxième facteur expliquant la réussite locale du groupe est le fait qu’il s’est substitué à l’État dans des territoires se sentant abandonnés. Daesh ne se contentait pas uniquement de restituer le pouvoir, il instaurait une autorité étatique. Cela s’articulait par l’investissement des ressources à des fins sociales comme l’éducation, le soutien aux miséreux ou encore les soins médicaux.
Enfin, le dernier facteur est celui de la propagande diffusée en continu sur les réseaux sociaux à travers le monde. Grâce à celle-ci, les djihadistes propagent leurs idées de manière incontrôlable. Une communication qui a participé à l’accroissement de la puissance de Daesh par la création des corps de “combattants étrangers” dont le nombre s’est élevé jusqu’à 12 000 volontaires venus de 50 pays entre 2011 à 2014.
.
En 2019, le monde assiste officiellement à la « chute de Daesh ». Pourtant, les attaques persistent à l’échelle régionale et internationale, avec les “cellules” de l’État islamique.
Si l’Irak et la Syrie ont officiellement vaincu Daesh, il n’en reste pas moins que les deux pays sont encore sujets à de nombreuses attaques. En février 2023, 53 personnes ont perdu la vie en Syrie lors d’une attaque revendiquée par Daesh. Les installations militaires syriennes sont fréquemment sujettes à des attaques de la part de l’EI. En Irak, la menace de l’organisation pèse toujours le pays, le groupe conserve sa capacité à s’y déployer et attaque principalement les forces kurdes, les installations militaires et pétrolières.
Daesh reste donc une menace très importante pour ces deux pays, mais aussi pour la région, notamment en Afghanistan, aujourd’hui aux mains des talibans. Ils sont régulièrement la cible de l’État islamique, avec l’attentat-suicide du 11 janvier 2023, faisant 5 morts ou encore celui de mai 2022 qui a coûté la vie à 12 personnes.
Mais comment Daesh peut-il continuer à être une menace ? Tout d’abord, il est important de se rappeler que l’État islamique dispose de ressources financières conséquentes. Selon un rapport du Centre de ressources pour la prévention des radicalités sociales, les djihadistes détiendraient 85 millions d’euros. Ce butin est le résultat des trafics, pétrole, tabac, esclavagisme, mais aussi des rançons perçues après les enlèvements couramment pratiqués par l’EI.
De plus, la perte de ses territoires a paradoxalement joué en faveur de Daesh. La chute du califat a permis au groupe de se libérer d’un grand nombre de tâches, comme celles de la protection de la population et du territoire, lui permettant ainsi de se concentrer sur l’aspect stratégique et tactique. Aujourd’hui, l’État islamique est plus opérationnel et libre dans ses actions. Selon un rapport de l’ONU, les rangs de Daesh sont encore composés de 15 000 soldats sur les territoires syriens et irakiens. Des effectifs qui sont amenés à s’accroître avec l’évasion de combattants des prisons kurdes, comme en janvier 2022 à la prison de Ghwayran, à Hassaké en Syrie.
Pour comprendre la menace que représente encore Daesh, notre regard ne doit pas se tourner uniquement vers le Moyen-Orient, mais aussi vers l’Afrique et l’Asie, où de nombreuses cellules de l’État islamique sont présentes. Elles correspondent à des groupes terroristes ayant fait allégeance à Daesh, leur permettant d’obtenir le statut de “province” de l’État islamique. Une stratégie grâce à laquelle Daesh peut jouer un rôle interne notamment, par la nomination des dirigeants du groupe. Aujourd’hui, on recense la présence de ces cellules dans plus d’une vingtaine de pays, comme aux Philippines, en Indonésie, en Egypte, en Turquie ou encore en Somalie.
.
.
Ainsi, si Daesh a faibli en Syrie et en Irak, elle a su se régénérer par l’internationalisation de son organisation, son idéologie et le développement de ses cellules. Son avenir est sujet à de nombreuses interrogations, en particulier sur le degré de menace qu’elle représente pour la zone du Moyen-Orient, mais aussi pour les autres continents abritant les “cellules”.
Pour certains chercheurs, comme Marc Hecker et Élie Tenenbaum, auteurs du livre « La guerre de vingt ans : djihadisme et contre-terrorisme au XXIe siècle », l’État islamique demeurera une nuisance persistante pour l’Irak et la Syrie, ainsi que pour les autres pays. D’autres, tel que Abdelasiem El Difraoui, politologue, spécialiste du monde arabe et du djihadisme, considèrent que Daesh redeviendra une menace majeure pour la sécurité régionale.
La peur entourant la question de l’avenir de Daesh est celle d’assister à un renouveau net du groupe en raison d’un événement géopolitique majeur. Ce que l’on a pu voir avec Al-Qaïda, qui a connu une nouvelle montée en puissance lors des printemps arabes de 2011. Une crainte que de nombreuses personnes partagent, comme le général Paul LaCamera, haut dignitaire militaire américain qui a déclaré “ils (Daesh) attendent le bon moment pour réapparaître”.
La lutte contre l’État islamique n’est pas un enjeu du passé.
(*) Roxane Droneau est étudiante en première année de master en Sciences Politiques, spécialisée sur les questions de conflictualités et de médiation. Dans le cadre de ses études, elle rédige un mémoire portant sur le lien entre l’instabilité politique et l’implantation de l’Islam radical et du terrorisme en Somalie. |
par le Général (2s) Jean-Bernard Pinatel, vice-président de Géopragma – Geopragma – publié le 20 mars 2023
https://geopragma.fr/la-bundeswehr-manque-de-tout-et-larmee-francaise-na-quun-peu-de-tout/
Le journal le Monde du 16 mars 2023 a consacré un article à l’armée allemande intitulé « l’accablant état des lieux de la Bundeswehr », et un interview du délégué général à l’armement pour l’armée française. C’est l’occasion d’analyser les capacités opérationnelles des deux principales forces armées européennes confrontées au combat de « haute intensité » qui se déroule sous nos yeux en Ukraine, et qui marque une rupture complète avec les guerres asymétriques qui se sont déroulées depuis soixante-dix ans et auxquelles l’armée française a participé.
« La Bundeswehr manque de tout ». Ce jugement est porté par la commissaire parlementaire aux forces armées, Ava Hölg, après une longue enquête au plus près des corps de troupe. Dans un rapport comminatoire de 170 pages rendu public récemment[1], elle constate que la Bundeswehr « manque de tout », et que sur les 100 milliards promis par le chancelier Olaf Scholz dès le 27 février 2022, « pas un centime n’est encore arrivé à nos soldats ». Le tableau qu’elle trace de la condition militaire et de l’état des forces est accablant. Selon la commissaire « ce ne sont pas 100 milliards d’euros mais 300 milliards dont a besoin la Bundeswehr pour devenir pleinement opérationnelle. » Nous n’avons pas assez de chars pour pouvoir nous entrainer, il nous manque aussi des navires et des avions » . Elle pointe aussi des situations invraisemblables : cela fait 14 ans que la piscine, où les nageurs de combat de la base d’Eckernförde sont sensés s’entrainer, est en travaux. Au cours de soixante-dix déplacements dans les corps de troupe, elle a pu constater l’état de la condition militaire : « il manque des logements, des toilettes qui fonctionnent, des douches propres, des casiers, des installations sportives couvertes, des cuisines pour les soldats, des dépôts de munitions et des armureries, sans oublier le Wi-Fi : il faudrait au moins cinquante ans de travaux pour que les infrastructures de la Bundeswehr soient remises à niveau ».
Ce jugement sans appel arrive à un moment où la coalition du chancelier Olaf Scholz (SPD) est mise à rude épreuve par la guerre en Ukraine, l’inflation engendrée par les sanctions, la précarité d’une partie de la population liée à l’augmentation du coût de la vie, la perte de compétitivité industrielle et les faillites qui en résultent.
En effet la coalition qui l’a porté au pouvoir, regroupe des partis aux priorités différentes. Elle est fondée sur des compromis que le nouveau contexte rend difficile à honorer. Dans le cadre de cet accord de gouvernement, le SPD, de centre gauche en matière économique et sociale, avait obtenu qu’un effort important d’aides soit effectué pour les plus défavorisés, le FDP Parti libéral démocrate, atlantiste qui affiche un libre-échangisme tempéré sur certains points par l’État-providence, veut remettre à niveau l’armée allemande, tandis que la priorité des écologistes, après avoir liquidé l’énergie nucléaire, est de se débarrasser au plus vite des énergies carbonées.
Dans le nouveau contexte créé par la guerre en Ukraine et les « invités inattendus » des sanctions, satisfaire tous ces objectifs dépensiers est une tache quasi insurmontable pour le chancelier. Conséquence des discussions interminables, et la présentation du projet de budget 2024 au conseil des ministres prévue le 15 mars, a été différée sine die. En effet, le Ministre des finances Christian Linder (FDP), soucieux de tenir les objectifs de réduction de l’inflation et de la dette, refuse de céder à la fois aux demandes du ministre de la défense, Boris Pistorius (SPD), qui veut ajouter 10 milliards supplémentaires aux 50 milliards qui lui ont été déjà octroyés dans le projet de budget 2024, à Lisa Paus, ministre de la famille (écologiste) qui réclame la même somme pour aider les enfants des familles défavorisées, allocations prévues dans le contrat de coalition, et, à Robert Habeck, ministre de l’économie, écologiste lui aussi, qui veut interdire l’installation de chaudières à énergie carbonée dès 2024, et demande des moyens importants pour aider les familles à s’équiper de chaudières qui n’utilisent pas des énergies fossiles. Ces tiraillements au sein de la coalition se répercutent même à Bruxelles où un accord qui avait été trouvé, après une longue négociation entre les états membres, pour permettre à la Commission de publier le décret d’interdiction des moteurs thermique dès 2035, vient d’être remis en cause par le Ministre des transports allemand, Volker Wissing (FDP), élu de la Bavière, siège de BMW.
L’armée française n’a qu’un peu de tout. L’effort important d’un ajout de 3 milliards par an au budget des armées entre 2023 et 2030, annoncé par le Président Macron et inscrit dans la prochaine Loi de programmation militaire (LPM), ne permet cependant pas de répondre au double défi de l’accroissement du nombre de soldats, de matériels, de munitions et de la condition militaire qui, négligée trop longtemps, rend difficile la stabilité des personnels, le remplacement des partants, et à fortiori l’accroissement des effectifs. Ce sont cinq et non trois milliards de plus par an qu’il aurait fallu programmer jusqu’en 2030.
Néanmoins cet effort est important car il devrait permettre de lancer le renouvellement de notre flotte de SNLE et des missiles nucléaires qu’ils transportent, et ainsi de conserver la crédibilité de notre force de dissuasion nucléaire nationale, socle et ultime recours de notre défense nationale. Il faut souligner que tous les Présidents de la République qui se sont succédés depuis le général de Gaulle, ont toujours fait ce qui était nécessaire pour maintenir, à son plus haut niveau, la crédibilité de nos forces nucléaires sous-marines.
Mais cet effort inscrit dans la LPM n’est pas suffisant pour relever les défis auxquels nos armées, équipées de matériels classiques, doivent faire face du fait de la position géostratégique de la France, des menaces nouvelles qui apparaissent dans le monde et du retard pris depuis la fin de la guerre froide.
En effet la France qui est une puissance continentale comme l’Allemagne, est aussi, ce que nos Présidents sous-estiment, une puissance maritime comme la Grande-Bretagne avec nos 18 000 km de côtes (France et outre-mer) et nos 12,5 millions de km2 de zone économique exclusive (ZEE) qui nous placent au premier rang dans le monde avec les Etats-Unis . Cette ZEE qui regorge de richesses doit être surveillée et protégée. Outre la dissuasion nucléaire, nos armées doivent donc maintenir, au même niveau, les trois composantes Terre, Air, Mer alors que l’Allemagne n’a pas besoin d’une grande marine (longueur de ses cotes 2389 km) et que la Grande-Bretagne, protégée par le « British Chanel », n’a conservé qu’une armée de terre réduite. Ce budget ne permettra donc que d’atténuer les problèmes auxquels nos Armées sont confrontées et que je résumerai d’un seul mot : le nombre !
Nombre de nos personnels qui est insuffisant pour faire face aux multiples missions en garantissant à la fois une disponibilité opérationnelle importante et une condition militaire acceptable voire incitative. Ainsi l’Armée de Terre a environ 100 000 postes budgétaires ouverts mais pas 100 000 hommes sur les rangs car elle est confrontée à des sous-effectifs, conséquence d’une difficulté à recruter et à fidéliser ses personnels. Ainsi nos soldats sont 250 jours par an hors de leurs garnisons et les compensations des sujétions exceptionnelles de la condition militaire restent, encore aujourd’hui, insuffisamment attractives malgré le rattrapage engagé.
Nombre de nos matériels et de nos munitions dont il a été fortement question en Ukraine du fait du taux de perte, d’indisponibilité des matériels et de la consommation des munitions que l’on y observe. Il s’y ajoute pour nos armées un taux de disponibilité technique et opérationnel (DTO) insuffisant et qui, selon le rapporteur du budget 2023 n’est que de l’ordre de 50% pour les hélicoptères de l’Armée de terre, de 60% pour les bâtiments de la Marine nationale et de 70% pour les aéronefs de l’Armée de l’Air.
Enfin, il faut souligner que l’augmentation de la production accrue d’armement et de munitions attendue ne peut être réalisée que progressivement. Et même si le Délégué général pour l’armement, Emmanuel Chiva, dans un interview au journal Le Monde du 16 mars 2023 répète la phrase martiale du Président Macron: « nous sommes entrés dans l’économie de guerre », il concède avec réalisme que l’accroissement des cadences de production d’armement passe par des engagements de long terme de l’État auprès des industriels de l’armement et de leurs milliers de sous-traitants, afin de les pousser à investir dans de nouveaux moyens de production. Il se heurte aussi à des goulots d’étranglement en termes de matières premières et de composants, liés en partie aux sanctions et à la désindustrialisation de la France. Quant à l’accroissement des effectifs et à leur stabilité, il passe par l’amélioration de la condition militaire, encore faut-il que cet objectif soit vraiment pris en compte au bon niveau.
Cette remise à niveau des deux principales armées européennes prendra des années. Heureusement, comme je le souligne depuis le 24 février 2022, la Russie, elle aussi, n’a que des moyens classiques limités qui peuvent lui permettre, au mieux, d’annexer durablement que les territoires à l’Est du Dniepr.
[1] Le Monde, 16 mars, page 5 : l’accablant état des lieux de la Bundeswehr, Thomas Wieder.
La Bundeswehr « manque de tout et l’Armée française « n’a qu’un peu de tout ». Général (2s) Jean-Bernard Pinatel.
par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 16 mars 2023
https://lavoiedelepee.blogspot.com
Ceci est le brouillon pour un article de journal à venir beaucoup plus court. Rien de nouveau pour le lecteur habituel de ce blog, mais une courte synthèse des opérations en cours en Ukraine
Rappelons d’abord la théorie : une guerre suppose, dans les deux camps opposés, d’avoir un but politique à atteindre et une stratégie pour y parvenir en fonction des moyens disponibles. Dans le cadre de cette stratégie, on met en œuvre ensuite des opérations dans différents domaines, militaires ou non, qui sont autant de cartes jouées afin d’atteindre ce but politique. Chacune de ces opérations consiste à enchaîner des actions de même nature dans un même cadre espace-temps.
Dans un cadre dialectique, tout cela est le plus souvent très mouvant. Il peut arriver en effet que l’on parvienne à atteindre rapidement le but politique par quelques opérations, voire une seule, qui désarment l’adversaire et le soumettent à sa volonté à la table des négociations. Si ce n’est pas le cas, car le rapport de forces s’avère plus équilibré que prévu et que la stratégie de chacun entraîne l’échec de celle de l’autre, il faudra continuer jusqu’à ce qu’un des camps trouve enfin une combinaison but-stratégie-opérations-actions qui fonctionne, ce qui peut prendre des années.
L’objectif politique russe initial était sans aucun doute la vassalisation de l’Ukraine partagée entre une zone occupée russe et une zone libre soumise. Devant l’échec à prendre Kiev et de vaincre l’armée ukrainienne, il s’est rapidement réduit en « libération » complète du Donbass, puis même simplement à une époque, éviter une défaite militaire et préserver les acquis, pour revenir apparemment à nouveau la conquête du Donbass. L’objectif politique ukrainien a également évolué depuis la survie à l’invasion russe jusqu’à l’ambition de chasser l’ennemi jusqu’à la ligne de départ du 24 février 2022, puis finalement de tout le territoire ukrainien dans ses limites de 1991.
On se trouve donc de part et d’autre avec deux théories de la victoire fondées sur des conquêtes de terrain antagonistes suivies d’une proposition de négociations de paix une fois seulement ces conquêtes assurées par l’un ou par l’autre. C’est un jeu à somme nulle sans limites de temps où les Russes mènent au score depuis leurs conquêtes en début de conflit.
À la conjonction des moyens utilisables sans susciter trop de turbulences intérieures et du but à atteindre, la théorie actuelle russe a produit une stratégie d’étouffement visant à presser l’Ukraine et ses alliés dans tous les domaines jusqu’à les affaiblir suffisamment pour permettre de planter un drapeau russe sur Kramatorsk et de tuer tout espoir ukrainien de reconquête des territoires occupés. La stratégie ukrainienne de son côté consiste d’abord à résister à cette pression par une défense anti-accès tous azimuts, y compris au sol, puis à reprendre l’initiative en lançant de grandes opérations d’anéantissement dans les territoires encore occupés, seul moyen d’atteindre le but politique actuel.
La guerre est avant tout un duel des armes. Les opérations visent donc in fine à vaincre l’armée adverse, c’est-à-dire lui infliger suffisamment de pertes humaines et/ou de terrain pour qu’elle ne puisse atteindre son but. Elles peuvent y contribuer indirectement en affaiblissant les ressources qui l’alimentent, matérielles (armements, équipements divers, logistique, nombre de combattants) et immatérielles (compétences tactiques et techniques individuelles et collectives, cohésion, détermination, espoir de victoire). Elles peuvent surtout le faire à s’attaquant directement aux forces de l’autre.
Dans le cadre de la guerre contre l’Ukraine, plusieurs opérations russes d’affaiblissement perdurent, comme les attaques numériques et le blocus des ports ukrainiens, hors commerce de céréales, mais elles semblent avoir atteint le maximum de leurs possibilités, probablement assez loin de ce qui était espéré au départ. Il semble en être de même de la dernière opération aérienne de frappes dans la profondeur, commencée le 10 octobre 2022, et que l’on baptisera « Blackout ». Comme les Allemands en 1944-45 avec les missiles V1 et V2, les Russes utilisent des moyens inanimés, missiles en tout genre et drone-rôdeurs, pour frapper dans la profondeur du territoire ennemi et non des aéronefs pilotés, le réseau défensif antiaérien ukrainien s’avérant trop dangereux pour eux. Cela diminue considérablement les risques pour les Russes mais aussi et de très loin la puissance de feu projetable. Cette nouvelle campagne de missiles est cependant la plus cohérente de toutes celles qui ont déjà été lancées par sa concentration sur un objectif critique – le réseau électrique – et sa méthode faite de salves de plusieurs dizaines de missiles et drones sur une seule journée afin de saturer la défense et de frapper les esprits.
Son objectif est d’entraver autant que possible le fonctionnement de la société ukrainienne, son économie, ses déplacements et la vie même des habitants en provoquant une crise humanitaire à la veille de l’hiver. Comme la campagne allemande, il s’est agi aussi de montrer à sa propre population et son armée que l’on ne se contente pas de subir les évènements, tout en espérant au contraire affaiblir la détermination ukrainienne. Mais comme la campagne des V1 et V2, si cela a produit de la souffrance, cela n’a eu que peu d’effets stratégiques. Les salves se sont succédé, 16 au total du 10 octobre au 9 mars, à quoi a répondu une opération ukrainienne de défense aérienne de plus en plus efficace au fur et à mesure de l’acquisition d’expérience et de l’arrivée de systèmes de défense occidentaux. En quantité, de 8 missiles par jour fin 2022 à 3 en février-mars 2023, et en qualité, avec une proportion de plus en plus importante de missiles imprécis, l’efficacité de cette campagne n’a cessé de diminuer. On en est actuellement à environ 1 missile par jour qui atteint sa cible. Les Russes peuvent continuer ainsi très longtemps puisque cela correspond à peu près à la capacité de production, mais sans imaginer avoir le moindre effet stratégique sur un pays aussi vaste que l’Ukraine.
Quant aux drones-rôdeurs iraniens Shahed 136, un sur deux est intercepté et ils sont vingt fois moins puissants qu’un missile. Le principal résultat de cette opération est peut-être d’avoir attiré des moyens de défense aérienne, notamment à basse et très basse altitude qui manquent désormais sur la ligne de front.
À ce stade, la Russie ne pourrait relancer sa campagne de frappes en profondeur qu’en augmentant massivement sa production de missiles et/ou en important des missiles iraniens ou autres (avec un risque de sanctions et même de représailles pour ces pays fournisseurs). Elle pourrait aussi engager à nouveau à l’intérieur sa force aérienne, en mode « kamikaze » avec le risque de la détruire face à la défense aérienne ukrainienne, ou après avoir suffisamment innové techniquement et tactiquement pour être capable de mener des opérations de neutralisation et de pénétration, ce qui est pour l’instant peu probable. Au bilan, il semble que la Russie n’a plus à court terme les moyens d’affaiblir encore plus l’économie ukrainienne, il est vrai déjà très atteinte, ni même de réduire directement l’arrivée de l’aide occidentale.
De leur côté, les Ukrainiens n’ont pas les moyens d’affecter l’économie russe, laissant ce soin aux sanctions imposées par ses alliés, avec pour l’instant un effet plutôt mitigé. Ils ont en revanche la possibilité, un peu inattendue, de frapper des objectifs militaires dans la grande profondeur. C’est l’opération « Corsaire » qui a permis d’attaquer plusieurs bases aériennes et navales russes, au plus près à l’aide de vieux missiles balistiques Tochka et au plus loin jusqu’à proximité de Moscou et sur la Volga par de vieux drones modifiés Tu-141, en passant par des attaques de drones navals contre la base de Sébastopol, des raids de sabotage, des raids héliportés ou des choses encore mystérieuses comme la frappe sur le pont de Kerch, le 8 octobre ainsi que plusieurs attaques en Crimée. Il n’y a là rien de décisif, mais les coups portés ne sont pas négligeables matériellement, notamment par le nombre d’appareils endommagés ou simplement chassés de leur stationnement par précaution. Ils ont néanmoins surtout des effets symboliques, sans doute stimulants pour les Ukrainiens, mais nourrissants également le discours russe d’agression générale contre la Russie et de justification d’une guerre défensive susceptible de monter plus haut vers les extrêmes.
Toutes les opérations sur les ressources évoquées précédemment n’agissent qu’indirectement sur ce duel en affaiblissant les forces armées de l’autre, mais ce n’est que l’usage direct de la violence qui permet au bout du compte de s’imposer à la suite d’une suite de combats, par ailleurs uniquement aéroterrestres, c’est-à-dire au sol et dans le ciel proche. Plusieurs grandes opérations offensives et défensives se sont ainsi succédé sur le sol ukrainien, selon le camp qui avait l’initiative.
Les Russes ont actuellement l’initiative et ont lancé depuis février une opération offensive que l’on baptisera Donbass 2 tant elle semble proche de celle lancée de fin mars à début juillet et visant à contrôler complètement des deux provinces du Donbass. Son objectif concret serait donc la prise de la conurbation Sloviansk-Kramatorsk-Droujkivka-Kostiantynivka, soit l’équivalent de quatre Bakhmut, pour situer l’ampleur de la tâche en admettant que les Russes arrivent jusque-là. Elle est également identique dans la méthode faite d’une multitude de petites attaques simultanées sur l’ensemble du front, du nord de Koupiansk à la province de Zaporijjia, avec des efforts particuliers qui constituent autant de batailles à Koupiansk, Kreminna, Avdiïvka, Vouhledar et surtout à Bakhmut qui a pris une dimension symbolique très au-delà de son intérêt tactique.
Donbass 2 se fait avec plus d’hommes qu’au mois de mars, peut-être 180 bataillons de manœuvre au total, mais moins d’artillerie, car, comme les missiles, les obus commencent aussi à manquer. Il y a surtout, et c’est le plus important, moins de compétences. En dessous d’un certain seuil de pertes une armée progresse tactiquement au cours d’une guerre, au-dessus d’un certain seuil elle régresse. Quand une brigade d’élite avant-guerre comme la 155e brigade d’infanterie de marine est détruite et reconstituée deux fois avec des hommes sans formation, ce n’est plus une unité d’élite et sa très médiocre performance lors de son offensive contre Vuhledar mi-mars 2023 en témoigne. Or, c’est un peu le cas de beaucoup d’unités russes renforcées ou totalement constituées de mobilisés, les mobiks, jetés sur le front sans grande formation.
En ce sens, Donbass 2 a probablement été lancée trop tôt. Elle fait suite à Hindenburg 1917, l’opération défensive d’octobre à janvier menée par le général Surovikine et visant, comme l’opération allemande en France en 1917, à renforcer le front par raccourcissement (tête de pont de Kherson), fortification et renforcement humain issu de la mobilisation partielle de 300 000 hommes. Cela avait alors réussi puisque les attaques ukrainiennes ont fini par atteindre leur point culminant fin novembre. La suite de la stratégie allemande consistait cependant à reconstituer patiemment ses forces avant de relancer les opérations offensives en 1918 avec une supériorité qualitative et quantitative. Les Russes n’ont pas eu cette patience. Le général Gerasimov, chef d’état-major des armées et placée directement à la tête de l’ « opération militaire spéciale » en janvier 2023 a décidé au contraire de reprendre l’offensive le plus vite possible, sans doute sous une pression politique exigeant paradoxalement des résultats opérationnels rapides tout en annonçant une guerre longue. Accompagnée d’opérations de diversion laissant planer le doute sur une possible intervention depuis et avec la Biélorussie, depuis la région russe de Briansk ou peut-être encore en simulant une déstabilisation de la Moldavie, cette offensive est lancée sur l’ensemble du front ukrainien et donc sans deuxième échelon, ce qui interdit toute possibilité de percée. Tous les combats restent sous couverture d’artillerie.
Face à Donbass 2 et comme pour Donbass 1 les Ukrainiens opposent aux Russes une défense ferme. Ce n’est pas forcément la meilleure option militaire, car elle permet aux Russes d’exploiter au maximum leur supériorité en artillerie. Il serait sans doute plus efficace de mener plutôt un combat mobile de freinage et harcèlement dans la profondeur comme autour de Kiev en février-mars. Le rapport des pertes avait été beaucoup plus favorable aux Ukrainiens que par la suite dans le Donbass et tout le territoire initialement perdu avait été reconquis. Mais abandonner le terrain pour mieux le reprendre ensuite est contre-intuitif. Cela déplaît aussi et surtout à l’échelon politique qui mesure l’importance symbolique et psychologique de la tenue ou de la conquête des villes. Les Ukrainiens savent également par ailleurs ce qui peut se passer dans les zones occupées par les Russes.
Résistance pied à pied donc, coûteuse pour les Ukrainiens, mais finalement efficace. Il est probable que le rapport de pertes soit encore plus défavorable aux Russes que pour Donbass 1 et pour ce prix, les Russes n’ont réussi à conquérir depuis le 1er janvier 2023 que 500 km2, le dixième d’un département français, soit là encore une performance inférieure à Donbass 1. À court terme et à ce rythme, les Russes peuvent seulement espérer obtenir une victoire tactique à Bakhmut.
Mais ce n’est pas en se contentant de défendre que les Ukrainiens peuvent atteindre dans les six mois leur objectif de reconquête complète. Pour cela, il n’y a toujours pas d’autres solutions que de mener de nouvelles opérations d’anéantissement, combinant de fortes pertes ennemies et une large conquête, comme après Donbass 1. Contrairement aux Russes, ils y travaillent patiemment avec un effort de mobilisation important et peut-être la construction de 19 nouvelles brigades de manœuvre, dont trois ou quatre avec des véhicules de combat fournis par les Alliés. Si les Ukrainiens jouent d’une certaine façon le jeu des Russes en s’accrochant au terrain, les Russes jouent aussi le jeu des Ukrainiens en s’affaiblissant dans des attaques au bout du compte stériles. Cela peut donc paradoxalement renforcer les chances de succès de l’opération X, l’offensive que les Ukrainiens lanceront, probablement dans la province de Louhansk ou dans celle de Zaporajjia, les zones offrant le meilleur rapport probabilité de réussite et de gains espérés.
Il y a cependant deux problèmes. Le premier est que si les Russes sont moins efficaces offensivement qu’à l’époque de Donbass 1, ils semblent en revanche plus solides défensivement. Les opérations Kharkiv et Kherson ont été lancées contre des zones faibles russes, pour des raisons différentes, il n’y a apparemment plus de zones faibles sur le front russe. Le second est que l’opération X devra obligatoirement être suivie d’une opération Y de puissance équivalente, puis Z, si les Ukrainiens veulent atteindre leur objectif stratégique, en admettant que l’ennemi ne réagisse pas et ne se transforme pas à nouveau, ce qui est peu probable.
En résumé, on se trouve actuellement face à la matrice suivante en considérant les deux opérations, Donbass 2 et X comme successives et non simultanées.
Donbass 2 réussit. Les Russes poursuivent un effort irrésistible, parviennent à percer dans une zone du front, les forces ukrainiennes se découragent, engagent finalement tous les moyens de l’opération X dans la défense de la conurbation de Kramatorsk. Kramatorsk tombe néanmoins durant l’été et Donbass 2 bis prolonge le succès russe jusqu’à Pokrovsk, dernière ville un peu importante du Donbass encore aux mains des Ukrainiens. L’armée ukrainienne consomme toutes ses forces dans la bataille défensive et se retrouve impuissante devant la ligne de front. Considérant sa victoire relative, les forces russes passent en posture défensive et Moscou propose la paix. Découragée, l’Ukraine peut l’accepter, mais il est plus probable qu’elle cherche à reconstituer ses forces pour relancer une opération offensive au plus vite. La probabilité de ce scénario de victoire russe sans doute momentanée semble, au regard des performances actuelles, très faible.
Donbass 2 échoue et l’opération X échoue. Les Russes n’avancent plus dans le Donbass, mais les Ukrainiens échouent à leur tour à percer où que ce soit. C’est finalement une variante du scénario précédent. « Menant au score » avec les territoires conquis et annexés, Poutine laisse la Russie dans cette situation de demi-guerre totale sans mobilisation générale ni nationalisation de l’économie. Du côté ukrainien, le pays s’organise à son tour pour durer et préparer « la revanche » quelques mois ou quelques années plus tard. C’est un scénario plus probable que le précédent.
Donbass 2 échoue et l’opération X réussit : c’est la réédition exacte de la situation de l’été 2022. Après avoir contenu l’offensive russe, les Ukrainiens percent dans la province de Zaporijjia ou dans celle de Louhansk et parviennent jusqu’à Melitopol ou Starobilsk. La situation devient très dangereuse pour les Russes, surtout si l’opération ukrainienne s’effectue au sud. L’armée ukrainienne se rapproche aussi d’objets à « très forte gravité » politique comme les deux républiques séparatistes, la Crimée ou simplement l’ébranlement du pouvoir poutinien. La Russie passe à un stade supérieur de mobilisation de la nation et de nationalisation de l’économie, au prix de possibles troubles internes. Si les Ukrainiens ont les moyens de lancer et réussir l’opération Y après le succès de X, l’instabilité russe s’accroîtra encore sans que l’on sache trop ce que cela va donner entre effondrement ou nouveau rétablissement militaire, acceptation de la défaite ou montée aux extrêmes. D’une réalité stratégique actuelle compliquée mais avec des inconnues connues, on sera passée alors à une réalité complexe puis peut-être chaotique. C’est un scénario également probable.
En résumé, les scénarios les plus probables pour cet été sont la guerre de longue durée sur un front statique peu différent du front actuel ou la rupture de ce même front au profit des Ukrainiens, mais au prix de turbulences en Russie et d’une grande incertitude. Ce ne sera pas facile à gérer, mais comme souvent à la guerre. Et puis, il y a toujours la possibilité, à tout moment, qu’un évènement extraordinaire – mort d’un grand leader, bascule politique, intervention de la Chine, etc. – survienne sous la pression des évènements ordinaires. Tout sera à refaire dans les combinaisons et les prévisions. Ce ne sera pas la première fois.
Souvenons-nous de Sarajevo ! Celui du 28 juin 1914 qui a vu l’assassinat d’un obscur archiduc, certes prince héritier de l’Empire d’Autriche Hongrie, mais pratiquement inconnu des chancelleries européennes. Et pourtant ! La conséquence en fut une guerre mondiale de 51 mois, 20 millions de morts, 21 millions de blessés et le démembrement de quatre empires : russe, austro-hongrois, allemand et ottoman.
« L’humanité est à un malentendu de l’anéantissement »
Antonio Guterres, secrétaire général de l’ONU, le 1er août 2022
Souvenons-nous de Sarajevo ! Celui du 28 juin 1914 qui a vu l’assassinat d’un obscur archiduc, certes prince héritier de l’Empire d’Autriche Hongrie, mais pratiquement inconnu des chancelleries européennes. Et pourtant ! La conséquence en fut une guerre mondiale de 51 mois, 20 millions de morts, 21 millions de blessés et le démembrement de quatre empires : russe, austro-hongrois, allemand et ottoman.
Aujourd’hui la guerre en Ukraine, outre l’affrontement direct de deux armées nationales et de milices plus ou moins affiliées à celles-ci, génère de nombreuses « frictions » aux frontières entre la Russie et ses voisins immédiats (Pays baltes, Pologne, Roumanie, Moldavie), y compris dans les espaces aériens correspondants et jusqu’en Méditerranée où des navires occidentaux sont souvent victimes d’attitudes « inamicales » de la part d’unités de la marine russe. En outre, depuis peu, la flotte russe du Nord a repris, en mer de Barents, une forte activité qui inquiète fort les pays scandinaves et principalement la Finlande et la Norvège.
Le 10 mars 2022, un drone de combat de fabrication russe, mais utilisé aussi par l’armée ukrainienne, s’est écrasé dans un parc en Croatie, après avoir survolé la Roumanie et la Hongrie, heureusement sans faire de victime. Aucun des belligérants n’a avoué être à l’origine de cette « bavure » que l’on ne connaît toujours pas aujourd’hui.. C’est dire que le sujet est suffisamment sérieux pour que seul le silence soit utilisé comme moyen pour éviter d’autres embrasements.
Mais peut-on ériger comme règle que de tels incidents n’auront jamais de suite ? Si un missile russe, même « égaré », tombait sur une école, un hôpital ou un centre commercial d’un pays frontalier de la Russie, membre de l’OTAN, en faisant de nombreuses victimes, ou si, à l’inverse, un pilote français d’un avion Rafale basé en Lituanie, un peu fébrile, détruisait un avion russe s’amusant à des provocations en s’introduisant dans l’espace aérien européen et otanien , sommes-nous sûrs que le conflit ne changerait pas de dimension ?
Sur les frontières séparant la Russie et l’Ukraine de leurs voisins otaniens, c’est-à-dire sur une bande nord-sud étendue, mais de profondeur relativement étroite, sont concentrés tellement de moyens militaires et d’armements modernes que les risques d’un « malentendu » sont multipliés. Certes, les états-majors occidentaux veillent à réduire au maximum ces aléas, mais un accident est toujours possible.
Néanmoins, et même si le pire n’est pas toujours sûr, où pourrait nous conduire une telle « bavure » ? À une troisième guerre mondiale comme Sarajevo nous a conduits à la première ? Certes, le contexte n’est pas le même et, en particulier, la dissuasion nucléaire n’existait pas en 1914. Cependant, l’arme nucléaire est-elle une garantie absolue d’éviter l’extension de la guerre ? Arme de non emploi, elle suppose que ceux qui en sont dotés adhèrent à l’essence même de la dissuasion qui repose sur un raisonnement cartésien, presque sur une logique mathématique : si tu me fais du mal et même si tu me détruis, je serai moi-aussi capable de te détruire. Est-on sûr que le logiciel intellectuel de monsieur Poutine fonctionne comme le nôtre et que le maître du Kremlin soit sensible à une casuistique nucléaire qui repose sur un mode de raisonnement extrêmement subtile ?
Dès l’été 1944, il était écrit que l’Allemagne serait vaincue et même écrasée. Cela a-t-il empêché Hitler de poursuivre la lutte au risque de l’anéantissement de sa population ? Non ! La première bombe atomique lancée sur Hiroshima n’a pas suffi à faire plier le militarisme japonais ; il en a fallu une seconde sur Nagasaki. L’opération militaire américaine El Dorado Canyon menée en 1986 contre Kadhafi a-t-elle amené celui-ci à résipiscence ? Non ! Il a fallu une nouvelle opération, multinationale celle-là, en 2011, pour éliminer ce fauteur de troubles.
« Le Rhin sort de son lit, jusqu’au bûcher ; le feu se répand au sein du Walhalla, le paradis des guerriers, qui finit par brûler de fond en comble. Un monde disparaît, un autre est à reconstruire… » Les dignitaires nazis, à commencer par leur chef suprême, adoraient Richard Wagner. Pourtant ; c’est bien ainsi que se termine le « Crépuscule des Dieux » préfigurant la propre fin de leur régime. Espérons que monsieur Poutine soit plus sensible à la musique de « Kalinka » ou des « Bateliers de la Volga » qu’à celle du maître de Bayreuth.
Gilbert Robinet
Secrétaire général de l’ASAF